« Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Tome 1 » : différence entre les versions

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À L’HONORABLE
 
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Quoique vous m’ayez toujours refusé la permission de vous dédier cet ouvrage, j’ose, monsieur, me croire quelque droit de le mettre sous votre protection. Je ne l’eusse point entrepris sans vous. Ce fut pour répondre à vos désirs que j’en conçus la première idée. Tant d’années écoulées depuis ce temps, vous ont peut-être fait perdre de vue cette circonstance ; mais vos désirs sont des ordres pour moi, et le souvenir ne saurait s’en effacer de mon esprit.
 
J’ajouterai, monsieur, que sans votre secours, je n’aurais jamais achevé mon entreprise. N’allez point prendre l’alarme à ce propos, et craindre que je ne veuille vous
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faire passer dans le monde pour un auteur de romans. À Dieu ne plaise que ce soit là mon dessein ! J’ai voulu dire simplement que votre généreuse assistance m’avait soutenu pendant toute la durée de mon travail, autre circonstance qu’il était également nécessaire de rappeler à la mémoire d’un protecteur si prompt à oublier ses bienfaits.
 
Enfin, monsieur, c’est grâce à vous que cette histoire paraît au jour telle qu’elle est présentement. Si l’on y trouve, au dire de quelques personnes, la peinture fidèle d’un caractère noble et bienfaisant, qui ne reconnaîtra aussitôt à ce portrait sir Georges Lyttleton et l’un de ses amis particuliers ? Le monde ne me fera sans doute pas l’injure de croire que j’aie voulu me peindre moi-même sous ces traits. Loin de moi une vanité si ridicule ! il saura seulement que les deux excellents personnages qui m’ont servi de modèles, m’honoraient de leur estime et de leur amitié. Je devrais me contenter d’un suffrage si
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flatteur. J’aurai pourtant la présomption d’en briguer un troisième, c’est celui d’un seigneur non moins distingué par ses vertus publiques et privées, que par le rang qu’il occupe dans le monde ; mais au moment où la reconnaissance fait sortir de mon cœur le nom du duc de Bedfort, comment oublierais-je que les bontés de cet illustre patron sont encore un de vos bienfaits ?
 
Et par quels motifs me refuseriez-vous la grâce que je sollicite de vous ? Après avoir donné tant d’éloges à mon livre, craindriez-vous de lire votre nom à la tête de l’épître dédicatoire ? Faut-il donc que pour prix de vos louanges, je renonce, à votre protection ? Ces louanges même, j’ose m’en flatter, ne vous sont point dictées par la seule amitié. Vit-on jamais ce sentiment égarer votre goût, ou corrompre votre intégrité ? Un ennemi est toujours sûr d’obtenir de vous la justice qu’il mérite ; et l’unique faveur qu’un ami coupable en puisse attendre, c’est
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le silence, ou tout au plus un mot d’excuse, si le jugement du monde à son égard vous paraît trop sévère.
 
Je suis tenté, monsieur d’attribuer à votre dégoût pour la louange la véritable cause de votre refus. J’ai remarqué que vous aviez cela de commun avec mes deux autres amis, de ne pouvoir souffrir que l’on rendît un hommage public à vos vertus : en sorte que ce qu’un grand poëte a dit de l’un de vous peut s’appliquer également à tous trois :
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Si des personnes de ce caractère sont aussi soigneuses d’éviter la louange, que d’autres d’échapper à la censure, vous devez craindre en effet de tomber entre mes mains ; car quel homme ne redouterait avec raison, la vengeance d’un auteur à qui il aurait fait autant de mal que vous m’avez fait de bien ?
 
Cette frayeur de la censure doit être en rapport avec
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la conscience de chacun. Ainsi, par exemple, celui dont la vie entière a servi d’aliment à la critique, ne pourra se défendre d’une juste terreur, s’il apprend qu’un auteur satirique prend la plume contre lui. Or, faisant l’application de cette vérité à l’excellence de votre mérite, et à votre aversion pour la louange, combien est naturelle et raisonnable la peur que je vous inspire !
 
Vous auriez pu toutefois m’accorder sans crainte la permission que je vous demandais, convaincu que je préfèrerai toujours l’accomplissement de vos désirs à ma satisfaction personnelle. Je vous en donne une preuve non équivoque dans cette épître, où, réprimant l’essor de ma reconnaissance, je me condamne à taire l’éloge de mon bienfaiteur, pour ne rien écrire de lui qui offense sa modestie.
 
En un mot, je vous présente ici l’ouvrage de plusieurs années de ma vie. Vous savez déjà, monsieur, le prix qu’il y faut mettre.
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Si, d’après le jugement avantageux que vous en avez porté, j’ai pensé que ce fruit de mes veilles n’était point indigne d’estime, on ne pourra me taxer de vanité, puisque j’aurais souscrit de même aux éloges que vous auriez donnés à toute production étrangère. Soyez aussi persuadé que si j’avais aperçu dans mon travail quelque grave imperfection, vous seriez la dernière personne à qui j’aurais osé en faire hommage.
 
Je me flatte encore que sur le nom d’un patron tel que vous, le lecteur sera convaincu d’avance qu’il ne trouvera rien ici de préjudiciable à la cause sacrée de la religion et de la vertu, rien qui blesse le moins du monde les bienséances, ni dont l’œil le plus chaste puisse être offensé. Rendre aimables l’innocence et la bonté, voilà quel a été mon but. Vous me faites l’honneur de croire que je l’ai atteint. C’est en effet dans des ouvrages du genre de celui-ci qu’on peut espérer d’en approcher de plus près. L’exemple est une sorte de tableau
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vivant où la vertu devient pour ainsi dire sensible, et se manifeste avec une partie des charmes que Platon avait entrevus dans sa pure essence.
 
Non content d’exposer au grand jour ses divins attraits, j’ai voulu attirer les hommes à son culte par un motif plus puissant que l’admiration, par la considération de leur véritable intérêt. Je me suis appliqué, dans ce dessein, à faire voir que toutes les jouissances du vice ne sauraient tenir lieu de cette paix solide de l’âme qui est la compagne fidèle de l’innocence et de la vertu, ni racheter le trouble et les remords qu’elles traînent toujours à leur suite. J’ai montré de plus que ces jouissances ne s’obtiennent pour l’ordinaire que par des moyens honteux, incertains, souvent même dangereux ; enfin j’ai tâché de prouver que l’innocence et la vertu n’ont pas d’ennemi plus nuisible que leur imprudence naturelle, qui les précipite trop souvent dans les pièges que la ruse et la méchanceté
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sont sans cesse occupées à leur tendre : vérité sur laquelle j’ai cru surtout devoir insister, comme plus susceptible qu’aucune autre d’être enseignée avec succès : car il est beaucoup plus facile de rendre l’honnête homme sage et prudent, que de convertir le méchant en homme de bien.
 
J’ai mis en œuvre, dans l’histoire suivante, tout ce que la nature a pu me donner d’esprit et de gaieté, pour corriger par le ridicule les travers et les vices favoris de l’espèce humaine. Ai-je réussi ? le lecteur impartial va bientôt en juger. Je ne lui demande que deux choses : la première, de ne pas chercher dans mon ouvrage une perfection chimérique ; la seconde, d’user d’indulgence, s’il juge que certaines parties ne répondent point au faible mérite qu’il lui aura plu de trouver dans d’autres.
 
Je finis, monsieur ; car je m’aperçois qu’au lieu d’une épître dédicatoire, j’ai fait une véritable préface. Cela pouvait-il être autrement ?
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Je crains de vous louer, et je ne saurais m’en défendre qu’en gardant le silence, ou en détournant ma pensée sur d’autres objets.
 
Excusez donc ce que j’ai pu écrire ici sans votre aveu, et même contre votre défense formelle, et permettez-moi de me dire publiquement, avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance,
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HENRI FIELDING.
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FIELDING.
 
PREMIER.
 
CONTENANT, SUR LA NAISSANCE DE L’ENFANTL’
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ENFANT TROUVÉ, TOUS LES DÉTAILS DONT IL EST NÉCESSAIRE, OU CONVENABLE, QUE LE LECTEUR SOIT INSTRUIT, AU COMMENCEMENT DE CETTE HISTOIRE.
 
 
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Introduction, ou menu du festin.
 
Il faut qu’un auteur se considère, non comme un particulier qui réunit à sa table ses parents et ses amis, ou donne par charité un repas à des indigents, mais comme un homme qui tient une table d’hôte à laquelle tout le monde est bien reçu pour son argent. Dans le premier cas, l’amphitryon est maître de traiter
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ses convives à sa guise. Quelque médiocre ou détestable que soit la chère, ils n’y doivent trouver rien à redire ; la politesse les oblige même à faire l’éloge de tous les mets. Il n’en est pas ainsi dans le second cas. Celui qui paye veut qu’on satisfasse son goût, tout délicat ou bizarre qu’il puisse être ; et s’il n’est pas content de chaque plat, il se croit en droit de critiquer hautement le dîner, et de le donner au diable.
 
Aussi pour ne tromper l’attente de personne, un hôte honnête et loyal a coutume de présenter à tout venant la carte du repas : en sorte que chacun, après l’avoir parcourue, est libre de rester, si la chère lui plaît, ou d’aller chercher ailleurs un ordinaire qui lui convienne mieux.
 
Comme nous ne dédaignons point d’emprunter de l’esprit et du bon sens à quiconque est en état de nous en prêter, nous imiterons la franchise de l’hôte dont nous venons de parler ; et, non content d’offrir d’abord au lecteur la carte générale du festin que nous lui destinons, nous lui donnerons encore une carte particulière de tous les services qui doivent se succéder dans ce volume et dans les suivants. Quoique nous n’ayons pour toute provision que la nature humaine, nous ne craignons pas qu’un homme de sens, quelque ami qu’il soit de la diversité,
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s’étonne ou se plaigne de ne nous entendre nommer qu’un seul objet. La tortue, comme le sait par une longue expérience l’alderman de Bristol, grand connaisseur en bonne chère, la tortue fournit aux gourmands plus d’un mets délicieux ; et le lecteur instruit ne peut ignorer que la nature humaine, bien que prise ici dans une acception générale, offre à l’esprit une si prodigieuse variété, que le plus habile cuisinier aurait plus tôt épuisé les ressources du règne animal et végétal, qu’un auteur ingénieux, la richesse d’un sujet si étendu.
 
Des personnes d’un goût difficile nous feront peut-être une objection : la nature humaine, diront-elles, est une matière trop commune. N’est-ce pas le fond des romans, des nouvelles, des comédies, des poëmes, dont les boutiques des libraires sont tapissées ? Mais un épicurien serait privé d’une infinité de mets exquis, s’il suffisait, pour les proscrire comme trop vulgaires, qu’on vît un aliment du même nom sur la table du plus pauvre artisan. Au fait, il est presque aussi rare de rencontrer dans les écrivains la vraie nature, que de trouver chez les marchands de comestibles un véritable jambon de Mayence, ou un véritable saucisson de Bologne.
 
Pour continuer cette métaphore, tout le mérite
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d’un ouvrage dépend de l’assaisonnement que sait y mettre l’auteur ; car, comme le dit M. Pope[2] :
 
Le véritable esprit est la nature ornée,
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Tel animal dont certaine partie a l’honneur d’être mangée par un prince, est dégradé dans une autre de ses parties pendue au plus vil étal. Le dîner du grand seigneur et celui de l’humble plébéien se composant du même bœuf et du même veau, leur nourriture ne diffère donc que par l’apprêt et l’assaisonnement. De là vient que l’une réveille et aiguise l’appétit le plus languissant, tandis que l’autre émousse et rebute le plus vif.
 
Ainsi l’excellence de la nourriture intellectuelle consiste moins dans la matière traitée par l’auteur, que dans son habileté à la manier et à l’embellir. Avec quelle satisfaction n’apprendra-t-on pas que nous avons suivi de point en point dans notre ouvrage, la méthode du meilleur cuisinier qu’ait vu naître le siècle actuel, et peut-être celui d’Héliogabale ! Ce grand homme, nul amateur ne l’ignore, commence par servir aux convives affamés, les mets les plus simples, et s’élève ensuite par degrés à mesure que leur appétit décroît, jusqu’à la quintessence des ragoûts et des épices. À
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son exemple, nous présenterons d’abord à l’avide lecteur la nature humaine dans sa simplicité, telle qu’on la voit au village ; nous la montrerons ensuite avec tous les raffinements d’affectation et de vice que produisent les cités et les cours ; et nous nous flattons d’obtenir, par ce moyen, autant de succès que l’illustre artiste qui nous a servi de modèle.
 
Finissons ce préambule ; il est temps de satisfaire l’impatience de ceux à qui notre menu est agréable, et de leur offrir le premier service de notre histoire.
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Légère esquisse du caractère de l’écuyer Allworthy ; peinture plus achevée de celui de miss Bridget, sa sœur.
 
Dans la partie occidentale de l’Angleterre appelée comté de Somerset, vivait naguère, et peut-être vit encore, un gentilhomme nommé Allworthy, qui pouvait passer à bon droit pour
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le favori de la nature et de la fortune ; car toutes deux semblaient s’être disputé à qui le traiterait le mieux. Quelques personnes seront tentées de croire que la nature, prodigue envers lui de mille dons, était sortie victorieuse de la lutte ; mais la fortune, en lui accordant le seul qui fût à sa disposition, s’était montrée si libérale, que d’autres regarderont cet unique don comme supérieur à tous ceux de sa rivale. Il tenait de la nature une figure agréable, une constitution robuste, un esprit droit, une âme bienfaisante ; il devait à la fortune un des plus riches domaines du comté.
 
Ce gentilhomme avait épousé dans sa jeunesse une femme belle et vertueuse qu’il aimait éperdûment. Il en avait eu trois enfants qui étaient morts en bas âge ; et cinq ans avant le moment où commence notre histoire il perdit aussi cette épouse chérie. Il supporta une si cruelle épreuve en homme courageux et sensé, quoiqu’à dire vrai, il s’exprimât souvent sur ce sujet d’une manière assez bizarre. Il disait, par exemple, qu’il se croyait toujours marié, que sa femme était seulement partie un peu avant lui pour un voyage qu’il ne pouvait manquer de faire tôt ou tard après elle, et qu’il était sûr de la retrouver dans un lieu où il lui serait à jamais réuni : discours qui portaient beaucoup de ses voisins à
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douter de sa raison ; quelques-uns, de ses sentiments religieux ; d’autres enfin, de sa sincérité.
 
Il passait la plus grande partie de l’année à la campagne avec une sœur, objet de toute son affection. Cette dame approchait de la quarantaine, époque à laquelle, au dire des esprits malins, le titre de vieille fille est bien légitimement acquis. Elle était du nombre des femmes dont on loue plutôt les bonnes qualités que les appas ; de ces femmes qui, douées d’une heureuse médiocrité, ne causent point d’ombrage à leurs compagnes, et que vous aimez fort, mesdames, à rencontrer dans le monde. Loin d’envier les agréments de la figure, elle ne parlait de cet avantage (si c’en est un) qu’en termes de mépris, et remerciait Dieu souvent de n’être pas aussi belle que miss une telle qui, avec moins d’attraits, aurait peut-être été plus sage. Miss Bridget Allworthy (c’était le nom de cette dame) pensait fort sensément que la beauté, dans une femme, n’est qu’un piège tendu à elle-même, aussi bien qu’aux autres. Cependant elle veillait sur sa conduite avec autant de soin, avec autant de prudence, que si elle avait eu à craindre tous les pièges qui furent jamais dressés à son sexe. Nous avons maintes fois observé, quelque étrange que cela paraisse, que la prudence, cette gardienne de l’honneur des femmes, ressemble aux milices
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bourgeoises, toujours prêtes à faire bonne contenance là où il n’y a point de danger. Elle abandonne lâchement ces merveilleuses beautés pour qui les hommes se consument en désirs, en prières, en soupirs, en larmes, et s’attache assidûment aux pas de vénérables matrones que l’autre sexe n’approche qu’avec un profond respect et se garde bien d’attaquer, sans doute en désespoir du succès.
 
Ami lecteur, avant d’aller plus loin, nous croyons devoir te prévenir de l’intention où nous sommes de faire des digressions, dans le cours de cette histoire, aussi souvent que l’occasion s’en présentera ; et nous nous estimons meilleur juge de l’à-propos, qu’une foule de misérables critiques. Que ces prétendus aristarques s’occupent de ce qui les concerne, et ne se mêlent point d’affaires, ou d’ouvrages qui ne les regardent en rien. Tant qu’ils ne produiront pas les titres en vertu desquels ils voudraient nous citer à leur tribunal, nous déclinerons leur juridiction comme incompétente.
 
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CHAPITRE III.
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Nous avons dit, dans le précédent chapitre, que M. Allworthy avait une grande fortune, un bon cœur, et point d’enfants. Plusieurs de nos lecteurs en concluront qu’il vivait en honnête homme, ne devant pas une obole, et n’exigeant rien des autres que ce qui lui était dû ; qu’il était charitable pour les pauvres, c’est-à-dire pour cette espèce de gens qui, en général, aiment mieux mendier que de travailler ; qu’il tenait une bonne maison, recevait cordialement ses voisins à sa table, et en distribuait les reliefs aux indigents ; qu’il bâtit un hôpital, et mourut immensément riche.
 
Il fit à la vérité la plupart des choses que nous venons de dire ; mais s’il n’eût rien fait de plus, nous lui aurions laissé le soin d’immortaliser son
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nom par une inscription fastueuse gravée sur le frontispice de son hôpital. Cette histoire présentera des faits bien plus extraordinaires, ou nous aurions sottement perdu notre temps à écrire un si volumineux ouvrage ; et vous, spirituel lecteur, vous pourriez parcourir, avec autant de profit et de plaisir, certains recueils que de plats auteurs ont eu l’impertinence d’intituler Histoire d’Angleterre.
 
M. Allworthy avait passé trois mois entiers à Londres, pour une affaire particulière dont nous ignorons la nature. On peut juger toutefois qu’elle était très-importante, puisqu’elle l’avait retenu si longtemps éloigné de sa maison, d’où il ne s’était pas absenté un mois de suite, depuis un grand nombre d’années. Il arriva chez lui, le soir, très-tard, accablé de fatigue ; il soupa avec sa sœur, et ne tarda point à se retirer dans sa chambre. Après avoir donné quelques moments à la prière, pratique qu’il ne négligeait jamais, il se disposait à se mettre au lit, lorsqu’en levant sa couverture, il vit entre les draps un enfant enveloppé de linges grossiers, et plongé dans un profond sommeil. À cet aspect il demeura quelque temps immobile d’étonnement ; mais comme la bonté avait toujours sur son cœur un empire irrésistible, il se sentit bientôt ému de compassion pour le petit infortuné qui s’offrait à sa vue. Il sonna, et fit dire à une ancienne gouvernante de se lever sur-le-champ, et de venir le trouver. Cependant il contemplait d’un œil attendri la beauté de l’innocence, empreinte des vives couleurs que lui prêtent l’enfance et le sommeil. Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas qu’il était en chemise quand la gouvernante entra. Elle lui avait pourtant laissé tout le temps de se rhabiller : car, autant par respect pour son maître que par amour de la décence, elle avait passé plusieurs minutes à arranger ses cheveux devant son miroir, quoiqu’on fût venu la chercher en toute hâte, et qu’elle ignorât si M. Allworthy n’était pas tombé en faiblesse, ou frappé d’apoplexie.
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M. Allworthy avait passé trois mois entiers à Londres, pour une affaire particulière dont nous ignorons la nature. On peut juger toutefois qu’elle était très-importante, puisqu’elle l’avait retenu si longtemps éloigné de sa maison, d’où il ne s’était pas absenté un mois de suite, depuis un grand nombre d’années. Il arriva chez lui, le soir, très-tard, accablé de fatigue ; il soupa avec sa sœur, et ne tarda point à se retirer dans sa chambre. Après avoir donné quelques moments à la prière, pratique qu’il ne négligeait jamais, il se disposait à se mettre au lit, lorsqu’en levant sa couverture, il vit entre les draps un enfant enveloppé de linges grossiers, et plongé dans un profond sommeil. À cet aspect il demeura quelque temps immobile d’étonnement ; mais comme la bonté avait toujours sur son cœur un empire irrésistible, il se sentit bientôt ému de compassion pour le petit infortuné qui s’offrait à sa vue. Il sonna, et fit dire à une ancienne gouvernante de se lever sur-le-champ, et de venir le trouver. Cependant il contemplait d’un œil attendri la beauté de l’innocence, empreinte des vives couleurs que lui prêtent l’enfance et le sommeil. Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas qu’il était en chemise quand la gouvernante entra. Elle lui avait pourtant laissé tout le temps de se rhabiller : car, autant par respect pour son maître que par amour de la décence, elle avait passé plusieurs minutes à arranger ses cheveux devant son miroir, quoiqu’on fût venu la chercher en toute hâte, et qu’elle ignorât si M. Allworthy n’était pas tombé en faiblesse, ou frappé d’apoplexie.
Il
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sonna, et fit dire à une ancienne gouvernante de se lever sur-le-champ, et de venir le trouver. Cependant il contemplait d’un œil attendri la beauté de l’innocence, empreinte des vives couleurs que lui prêtent l’enfance et le sommeil. Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas qu’il était en chemise quand la gouvernante entra. Elle lui avait pourtant laissé tout le temps de se rhabiller : car, autant par respect pour son maître que par amour de la décence, elle avait passé plusieurs minutes à arranger ses cheveux devant son miroir, quoiqu’on fût venu la chercher en toute hâte, et qu’elle ignorât si M. Allworthy n’était pas tombé en faiblesse, ou frappé d’apoplexie.
 
On conçoit qu’une personne aussi esclave de la décence pour elle-même, devait se choquer aisément du moindre oubli de cette vertu chez les autres. À peine eut-elle ouvert la porte, qu’à la vue de son maître debout, en chemise, une lumière à la main, elle recula saisie d’épouvante, et elle allait s’évanouir, si l’écuyer, se rappelant qu’il était déshabillé, n’eût calmé sa frayeur en la priant d’attendre pour entrer, qu’il eût passé quelques vêtements, et fût en état de paraître sans blesser les chastes regards de mistress Déborah Wilkins qui, bien qu’âgée de cinquante-deux ans, jurait qu’elle n’avait jamais vu un homme
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en chemise. Les esprits railleurs et profanes pourront rire de sa peur, mais les gens graves, en considérant l’heure de la nuit, l’ordre qu’elle avait reçu de se lever à la hâte, et l’état où elle trouva son maître, approuveront sa conduite, à moins que l’expérience qu’on doit toujours supposer aux filles de l’âge de mistress Déborah, ne diminue un peu de leur admiration.
 
Quand la gouvernante rentra dans la chambre, et qu’elle apprit de quoi il était question, sa surprise surpassa celle de M. Allworthy. « Mon cher maître, s’écria-t-elle avec l’air et l’accent de l’effroi, que faut-il faire ?
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– Fort bien, monsieur ; et j’espère aussi que votre seigneurie donnera l’ordre d’arrêter sa coquine de mère, qui ne doit pas être loin d’ici. Je serais ravie de la voir enfermée à Bridewell et fouettée à la queue d’un tombereau. On ne saurait châtier avec trop de rigueur de si infâmes créatures. Je parierais que ce n’est pas son coup d’essai. Quelle impudence ! oser attribuer son enfant à votre seigneurie !
 
– À moi, Déborah ? je ne puis le croire ; je suppose seulement qu’elle a pris ce moyen de
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pourvoir aux besoins de son enfant ; et en vérité, je suis charmé qu’elle n’ait pas fait pis.
 
– Et que peuvent faire de pis ces infâmes prostituées, que de déposer le fruit de leur déshonneur à la porte des honnêtes gens ? Tenez, monsieur, vous avez beau être sûr de votre innocence, le monde aime à médire, et il est arrivé à plus d’un honnête homme, de passer pour le père d’enfants qui n’étaient pas les siens. Si monsieur se charge de celui-ci, que ne pensera-t-on pas ? D’ailleurs, pourquoi monsieur s’en chargerait-il, puisque ce soin regarde la paroisse. Encore si c’était un enfant légitime ? mais un petit monstre de bâtard ! J’ai horreur d’y toucher ; je ne puis voir en lui mon semblable. Fi ! comme il pue ! il n’a pas l’odeur d’un chrétien. Si j’osais donner un avis, ce serait de déposer ce marmot à la porte du marguillier. La nuit est belle, sauf un peu de pluie et de vent. En l’enveloppant comme il faut, et le plaçant bien chaudement dans une corbeille, il y a deux à parier contre un qu’on le trouvera en vie demain matin. Dans le cas contraire, nous aurons pris de lui le soin convenable et rempli notre devoir. Peut-être même est-il plus heureux pour de telles créatures de mourir dans l’état d’innocence, que de vivre pour imiter l’exemple de leurs mères ; car on n’en peut rien attendre de mieux. »
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Quelques traits de ce discours étaient de nature à blesser M. Allworthy, s’il y eût prêté une oreille attentive ; mais il avait, en ce moment, un de ses doigts engagé dans la main de l’enfant, qui, par une douce pression, semblait implorer son secours ; et ce muet langage aurait prévalu sur l’éloquence de mistress Déborah, eût-elle été dix fois plus grande. M. Allworthy enjoignit à la gouvernante d’emporter l’enfant, de le mettre dans son propre lit, et de faire lever une servante pour lui préparer de la bouillie, et ce dont il aurait besoin en s’éveillant. Il commanda aussi qu’on le pourvût le lendemain matin, de bonne heure, des vêtements nécessaires, et qu’on le lui apportât à son lever.
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Mistress Wilkins avait du discernement, et beaucoup de respect pour son maître ; elle occupait d’ailleurs dans la maison une excellente place. L’ordre positif qu’elle reçut fit taire à l’instant ses scrupules ; elle prit l’enfant entre ses bras, sans témoigner la moindre aversion pour l’illégitimité de sa naissance ; elle dit que c’était une charmante petite créature, et l’emporta dans sa chambre.
 
M. Allworthy se livra ensuite au doux repos que goûte un homme dévoré de la soif de faire du bien, quand son cœur est pleinement satisfait. Il n’y a peut-être point au monde de sommeil
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si agréable, et nous nous complairions davantage à en peindre les charmes, si nous savions comment prescrire un air propre à en exciter le besoin.
 
 
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Le château de M. Allworthy était un des plus nobles monuments du genre gothique, et pouvait soutenir la comparaison avec les chefs-d’œuvre de l’architecture grecque et romaine. Il y régnait un air de grandeur qui frappait d’admiration ; l’agrément de l’intérieur répondait à la majesté du dehors.
 
Placé au sud-est, sur le penchant d’une colline, il était abrité des vents du nord-est par un petit bois de vieux chênes qui s’élevait au-dessus en amphithéâtre, dans l’espace d’un demi-mille. Sa position à mi-côte permettait d’y jouir de la
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charmante perspective qu’offrait la vallée située au-dessous.
 
Une belle pelouse descendait en pente douce, du milieu de ce bois vers le château. Dans sa partie supérieure, du creux d’un rocher couronné de sapins, jaillissait une source abondante qui formait en tout temps une cascade d’environ trente pieds de hauteur. Au lieu de parcourir une suite de gradins réguliers, l’eau tombait naturellement sur des quartiers de roc entassés au hasard, et couverts de mousse. Elle courait ensuite dans un lit de cailloux, où elle faisait de nombreux détours et plusieurs chutes moins considérables que la première, et elle finissait par se perdre au bas de la colline, du côté du sud, à un quart de mille du château, dans un lac qu’on apercevait de toutes les parties de la façade. Ce lac occupait le centre d’une superbe plaine ornée de bouquets d’ormes et de hêtres, et peuplée de troupeaux. Il en sortait une rivière que l’on voyait serpenter pendant plusieurs milles à travers des bois et des prés, puis se décharger dans un vaste bras de mer qui entourait une île et fermait la perspective.
 
Sur la droite s’ouvrait une autre vallée moins étendue, semée de villages, et terminée par le frontispice encore entier d’une abbaye en ruine, et par une de ses tours tapissée de lierre.
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À gauche, la vue s’égarait sur un parc dessiné avec un goût exquis, mais moins redevable de sa beauté à l’art qu’à la nature. Le sol inégal présentait une agréable diversité de collines, de plaines, d’eaux et de bois. Au-delà s’élevait par degrés une chaîne de montagnes sauvages, dont les sommets se cachaient dans les nues.
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Comment descendre, sans accident, de la hauteur sublime où nous venons de nous élever ? Il le faut pourtant, une autre scène appelle notre attention : miss Bridget a sonné, le déjeuner est servi : suivons l’écuyer Allworthy dans la salle à manger.
 
Après les compliments d’usage, quand le thé
Après les compliments d’usage, quand le thé fut versé, il envoya chercher mistress Wilkins, et dit à sa sœur qu’il avait un présent à lui faire. Elle le remercia, s’imaginant sans doute qu’il s’agissait d’une robe, ou de quelque ajustement nouveau. M. Allworthy lui donnait souvent de ces bagatelles, et miss Bridget, par complaisance pour son frère, passait beaucoup de temps à sa toilette : nous disons par complaisance pour son frère, car elle affectait de mépriser la parure, et les femmes qui en font leur principale occupation.
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Après les compliments d’usage, quand le thé fut versé, il envoya chercher mistress Wilkins, et dit à sa sœur qu’il avait un présent à lui faire. Elle le remercia, s’imaginant sans doute qu’il s’agissait d’une robe, ou de quelque ajustement nouveau. M. Allworthy lui donnait souvent de ces bagatelles, et miss Bridget, par complaisance pour son frère, passait beaucoup de temps à sa toilette : nous disons par complaisance pour son frère, car elle affectait de mépriser la parure, et les femmes qui en font leur principale occupation.
 
Mais si elle s’était bercée d’un agréable espoir, quel fut son mécompte, lorsque mistress Wilkins, suivant l’ordre de son maître, apporta l’enfant ! On a observé que les grandes surprises sont muettes. Miss Bridget garda un profond silence, jusqu’à ce que M. Allworthy prît la parole, et lui racontât l’histoire que le lecteur sait déjà.
 
Miss Bridget avait toujours montré tant de respect pour ce qu’il plaît aux femmes de nommer vertu, elle affichait une si grande sévérité de principes, que chacun dans la maison, surtout mistress Wilkins, s’attendait qu’elle allait jeter les hauts cris, et demander que l’enfant fût expulsé à l’instant du château, comme une espèce d’animal venimeux. L’humanité parut, au contraire, agir sur son cœur ; elle manifesta un mouvement de compassion pour cette petite créature abandonnée, et applaudit à l’action charitable de son frère.
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et applaudit à l’action charitable de son frère.
 
On ne sera pas surpris de la condescendance de cette dame, lorsqu’on saura que M. Allworthy, en finissant son récit, avait annoncé la résolution de garder l’enfant chez lui, et de l’élever comme son propre fils. Miss Bridget était toujours disposée à se conformer aux désirs de son frère, elle ne le contrariait presque jamais. Ce n’est pas qu’elle ne se permît de temps en temps quelques réflexions chagrines : elle disait, par exemple, que les hommes sont entêtés, violents, impérieux ; qu’elle s’estimerait heureuse d’avoir une fortune indépendante : mais ces réflexions, proférées à voix basse, n’excédaient pas le ton d’un léger murmure.
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Toutefois l’indulgence qu’elle montra pour l’enfant, ne s’étendit pas jusqu’à la mère inconnue : elle la traita de misérable, de coquine, d’infâme ; elle lui prodigua tous les noms injurieux dont l’austère vertu ne manque pas de flétrir les femmes qui déshonorent leur sexe.
 
Après cette diatribe, on délibéra sur les moyens de découvrir la coupable ; et d’abord on scruta la conduite des servantes du château. Toutes furent acquittées par mistress Déborah, avec une apparence de justice. C’était elle-même qui les avait choisies, et il eût été difficile de
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trouver, à dix lieues à la ronde, une pareille collection d’épouvantails.
 
Il fut ensuite question d’examiner les filles de la paroisse. On en chargea mistress Wilkins : elle eut ordre de mettre dans cette enquête toute la diligence possible, et de faire son rapport avant la fin du jour.
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Contenant quelques faits très-ordinaires, et une réflexion peu commune.
 
Quand l’écuyer fut sorti, mistress Wilkins garda le silence, attendant pour le rompre que miss Bridget lui découvrît sa pensée. La fine gouvernante ne faisait nul fond sur ce qui venait de se passer devant son maître. Elle avait souvent observé
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que les sentiments de la sœur, en l’absence du frère, différaient beaucoup de ceux qu’elle avait exprimés en sa présence. Miss Bridget, au reste, ne la laissa pas dans une longue incertitude. Après avoir fixé un instant ses regards sur l’enfant, qui dormait dans les bras de mistress Déborah, elle ne put s’empêcher de lui donner un tendre baiser, et déclara en même temps qu’elle était charmée de ses grâces naïves et de sa beauté. La gouvernante n’eut pas plus tôt remarqué ces témoignages de bienveillance, qu’elle se mit à le presser contre son cœur, et à le baiser elle-même avec autant de passion qu’un agréable et jeune mari en inspire parfois à une sage épouse de quarante-cinq ans. « Ô le cher petit ange ! s’écria-t-elle d’une voix aigre ; ô la douce créature ! En vérité, c’est le plus bel enfant qu’on ait jamais vu ! »
 
Ces exclamations n’auraient pas fini là, si miss Bridget ne les eût interrompues, pour s’occuper de la commission son frère. Elle fit préparer tout ce qui était nécessaire à l’enfant, et désigna pour le logement de sa nourrice, une des meilleures chambres du château. Quand c’eût été son propre fils, elle n’eût pas poussé plus loin la sollicitude.
 
De peur que des personnes scrupuleuses ne la blâment de prendre trop d’intérêt à un enfant illégitime,
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envers qui les lois interdisent la charité, comme une injure à la religion, il est bon d’observer qu’elle termina ses instructions en disant, que puisqu’il plaisait à son frère d’adopter ce petit bambin, elle pensait qu’on ne pouvait se dispenser de le traiter avec beaucoup d’égards. Elle ajouta qu’elle ne se dissimulait pas combien une pareille conduite était propre à encourager le libertinage, mais qu’elle connaissait trop l’obstination des hommes, pour tenter de s’opposer à leurs ridicules fantaisies.
 
Elle avait coutume d’accompagner de semblables réflexions toutes les preuves de complaisance que sa position l’obligeait de donner à son frère, et rien, il faut l’avouer, n’était plus capable d’en relever le mérite. L’obéissance tacite ne suppose aucun sacrifice de la volonté, et peut en conséquence paraître facile ; mais quand une femme, un enfant, un parent, ou un ami, ne cèdent à nos désirs qu’en murmurant, et avec une expression de déplaisir et de mécontentement, la violence manifeste qu’ils se font, rehausse infiniment le prix de leur soumission.
 
Ceci étant une de ces observations profondes qui excèdent la portée du commun des lecteurs, nous avons bien voulu venir cette fois au secours de leur intelligence ; mais qu’ils ne s’accoutument point à une pareille faveur. Nous la leur accorderons
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rarement, et dans les seuls cas où il se présenterait des difficultés insurmontables, pour quiconque n’a pas reçu du ciel, comme nous autres écrivains supérieurs, le don divin de l’inspiration.
 
 
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Mistress Déborah ayant rempli, à l’égard de l’enfant, les ordres de son maître, se mit en devoir de visiter les maisons du village où l’on soupçonnait que la mère inconnue pouvait être cachée.
 
Quand l’amoureuse colombe, quand d’innocents et faibles oiseaux aperçoivent un milan dans les airs, ils fuient de toutes parts, ils cherchent un asile contre ses cruelles serres : cependant
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le milan, fier de sa puissance, plane orgueilleusement au haut des cieux, épiant le moment de fondre sur sa proie.
 
Semblable à ce terrible ennemi du peuple ailé, mistress Wilkins, à son arrivée dans le village, y répand l’épouvante. Toutes les femmes, effrayées, rentrent à la hâte dans leurs demeures. Chacune craint d’être l’objet de sa visite. L’altière gouvernante s’avance la tête haute et d’un pas mesuré ; pleine du sentiment de sa supériorité, elle rêve aux moyens d’assurer le succès de sa mission.
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Avec un peu de perspicacité, on n’infèrera pas de notre comparaison que les pauvres villageoises eussent quelque soupçon du motif qui conduisait chez elles mistress Déborah. Toutefois, comme il pourrait fort bien s’écouler un siècle entier, avant qu’un habile commentateur s’avisât de faire sentir la beauté de cette comparaison, il nous semble à propos d’en expliquer tout de suite le sens mystérieux.
 
Notre intention a été de faire entendre, que s’il est dans la nature du milan de dévorer les petits oiseaux, il est aussi dans la nature des Déborah et de leurs semblables, d’insulter et de tyranniser le petit peuple. C’est ainsi que la classe domestique a coutume de se venger de son asservissement aux volontés d’un maître ; et doit-on s’étonner que d’humbles esclaves exigent de
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leurs inférieurs le tribut de bassesse qu’ils ne rougissent point de payer à leurs supérieurs ?
 
Toutes les fois que la patience de mistress Déborah avait été mise par sa maîtresse à une épreuve extraordinaire, et que la contrainte avait augmenté l’aigreur naturelle de son caractère, elle s’en allait décharger sa bile sur les habitants du village : aussi n’aimaient-ils guère ses visites. À dire vrai, Déborah était crainte et haïe de tout le monde.
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Elle entra d’abord chez une femme du même âge qu’elle, que le ciel avait pourvue des mêmes agréments, et qu’elle honorait, pour cette raison, d’une faveur particulière. Elle l’informa de ce qui était arrivé, et du motif de sa démarche. Les deux sibylles se mirent aussitôt à scruter la conduite de chacune des jeunes filles du village. À la fin, leurs soupçons s’arrêtèrent sur une certaine Jenny Jones, qui leur parut plus capable qu’aucune autre du fait en question.
 
Cette Jenny Jones n’était rien moins que jolie ; mais la nature avait compensé en elle le défaut d’attraits, par une qualité généralement plus estimée des femmes dont les années ont mûri le jugement. Elle l’avait douée d’un esprit peu commun. Jenny s’était plu à perfectionner ce don par l’étude. Elle avait passé plusieurs années comme servante chez un maître d’école, où elle consacrait
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tous ses moments de loisir à la lecture. Le pédagogue, frappé de ses heureuses dispositions, et de sa passion de s’instruire, eut la bonté, ou si l’on veut la sottise, de lui donner de si bonnes leçons, qu’elle acquit une connaissance passable de la langue latine, et y devint peut-être aussi habile que la plupart des jeunes gens de qualité de nos jours. Cet avantage, comme presque tous ceux d’un genre singulier, ne fut pas pour elle sans quelques inconvénients. On conçoit qu’une fille si accomplie, devait se sentir peu de goût pour la société de celles que la fortune avait faites ses égales, et qui lui étaient si inférieures du côté de l’éducation. On comprend aussi que cette supériorité, et la conduite qui en était la conséquence presque inévitable, devaient exciter contre elle un peu de malveillance et de jalousie. Depuis sa sortie de chez le maître d’école, ces dispositions malignes croissaient en silence dans les cœurs. Elles ne s’étaient pas encore manifestées, lorsqu’à l’étonnement général, et au grand dépit de toutes les filles de la paroisse, Jenny parut un dimanche à l’église, avec une robe de soie neuve, un fichu de blonde, et un bonnet garni de dentelles.
 
Le feu qui couvait sous la cendre éclata en ce moment. La science de Jenny lui avait inspiré un excès d’orgueil qu’aucune de ses compagnes
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n’était disposée à nourrir de l’encens qu’elle se croyait en droit d’exiger : aussi au lieu de respects et d’hommages, sa riche parure ne lui attira que des marques de haine et de mépris. On s’écria, d’une commune voix, qu’il était impossible qu’elle possédât honnêtement de si beaux atours ; et les mères, loin d’en souhaiter de pareils à leurs filles, se félicitèrent de leur modeste simplicité.
 
Ce fut peut-être cette aventure qui engagea la commère à désigner d’abord Jenny à mistress Wilkins ; mais une autre circonstance confirma aux yeux de celle-ci, les soupçons de son accusatrice. Jenny, dans ces derniers temps, allait souvent chez M. Allworthy. Pendant une violente maladie de miss Bridget, elle avait passé plusieurs nuits auprès d’elle, en qualité de garde. Mistress Wilkins elle-même l’avait vue au château la veille du retour de M. Allworthy, sans concevoir, toute fine qu’elle était, le moindre doute sur sa vertu ; car elle avait toujours, disait-elle, regardé Jenny comme une honnête fille, quoiqu’elle la connût fort peu, et aurait plutôt soupçonné quelqu’une de ces petites coquettes du village, qui se donnaient des airs, parce qu’elles se croyaient jolies.
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Jenny, sommée de comparaître devant mistress Wilkins, obéit sur-le-champ.
 
À sa vue, la gouvernante,
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prenant la gravité d’un juge, et en exagérant même un peu l’austérité, commença par lui adresser ces mots : « Effrontée coquine ! » c’était la condamner avant de l’entendre.
 
Les circonstances rapportées plus haut, avaient suffi pour convaincre mistress Wilkins de la faute de Jenny. Il est possible, cependant, que M. Allworthy en eût exigé des preuves plus positives. Mais Jenny épargna à ses accusatrices de nouvelles recherches, en avouant ingénument le fait qu’on lui imputait.
 
Cet aveu, quoiqu’il parût l’effet du repentir, n’attendrit point le cœur de Déborah. Elle y répondit par une seconde apostrophe plus injurieuse encore que la première. Les spectateurs, devenus très-nombreux, n’en furent pas plus touchés que la gouvernante. « Nous savions bien, dirent plusieurs d’entre eux, ce que produirait la robe de soie de mademoiselle. » D’autres se moquèrent de sa science. Il n’y eut pas une femme qui n’imaginât quelque genre d’insulte, pour lui témoigner son mépris. La pauvre Jenny supporta sans se plaindre tous ces outrages. À la fin pourtant, sa philosophie échoua contre la malice d’une vieille sorcière qui, la raillant sur sa figure, et lui passant la main sous le menton, s’écria : « Il faut qu’un homme ait le diable au corps, pour payer d’une robe de soie les faveurs
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d’une pareille laideron. » Jenny releva ce propos avec un ton d’aigreur d’autant plus surprenant, qu’elle avait opposé jusque-là un sang-froid imperturbable aux nombreuses attaques dirigées contre son honneur. Peut-être bien sa patience était-elle fatiguée, car c’est une vertu qui résiste difficilement à un long exercice.
 
Mistress Déborah ayant réussi dans sa mission au-delà de son espoir, s’en revint triomphante au château, et fit à l’heure dite son rapport à M. Allworthy. L’écuyer en fut fort surpris. Il avait entendu vanter l’esprit et les connaissances de Jenny, et se proposait de la marier à un jeune ministre du voisinage, auquel il destinait en dot un petit bénéfice. La peine que lui causa cette découverte égala pour le moins la satisfaction de Déborah, et paraîtra sûrement plus raisonnable à la plupart de nos lecteurs.
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Miss Bridget se récria, et dit qu’elle ne croirait plus désormais à la vertu d’aucune femme ; car elle avait eu jusqu’alors la meilleure opinion de Jenny.
 
On renvoya la gouvernante au village, avec ordre d’amener la malheureuse fille devant M. Allworthy. L’écuyer avait dessein, non de la condamner, selon le désir de quelques-uns et l’attente de tous, à expier sa faute dans une maison de correction, mais de lui adresser les reproches
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et les conseils salutaires que liront dans le chapitre suivant, ceux qui font cas de ce genre d’instruction.
 
 
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Dès que Jenny fut arrivée, M. Allworthy la fit entrer dans son cabinet et lui parla ainsi :
 
« Vous savez, mon enfant, que je puis, en ma qualité de magistrat, vous infliger une peine rigoureuse ; et peut-être redoutez-vous d’autant plus ma sévérité, que vous avez voulu, en quelque sorte, m’associer à votre honte : mais peut-être aussi l’artifice dont vous avez usé, me disposera-t-il à vous traiter avec plus de douceur. Un magistrat ne doit se laisser influencer dans l’exercice de ses fonctions, par aucun ressentiment personnel : ainsi, loin de vous reprocher,
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comme une circonstance aggravante de votre faute, d’en avoir déposé le fruit dans ma maison, je veux bien supposer, en votre faveur, que vous avez été guidée par un sentiment naturel d’affection pour votre enfant, espérant sans doute lui assurer de cette façon un sort que ni vous, ni son coupable père ne pouviez lui procurer. Si vous aviez abandonné le petit malheureux, à l’exemple de ces mères dénaturées, qui semblent s’être dépouillées de l’humanité, comme de la pudeur, vous trouveriez en moi un juge inexorable. Ce n’est donc point sur l’offense qui me concerne que je me propose de vous réprimander, mais sur la violation des lois de la chasteté, crime non moins odieux en lui-même, malgré les propos légers des libertins, que terrible dans ses conséquences.
 
« Ce crime est énorme aux yeux de tout chrétien, puisqu’il enfreint les préceptes de notre religion, et les commandements formels de son divin fondateur.
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« Quant à ses conséquences, on peut bien les appeler terribles. Quoi de plus affreux, en effet, que d’encourir la colère de Dieu par une offense à laquelle il réserve le plus formidable châtiment !
 
« Ces principes, hélas ! Trop méconnus, sont d’une telle évidence, que si les hommes n’y conforment pas leurs actions, c’est plutôt par oubli
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que par ignorance. Il me suffira d’en réveiller le souvenir dans votre cœur ; car je voudrais y faire naître le repentir, et non le désespoir.
 
« Le dérèglement des mœurs produit encore d’autres effets, moins funestes à la vérité, mais bien propres cependant à effrayer votre sexe, et à le détourner des sentiers du vice.
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« Quel plaisir est capable de compenser un tel malheur ? quelle tentation assez séduisante pour vous aveugler à ce point sur vos véritables intérêts ? La volupté peut-elle dominer, ou endormir si complètement votre raison, qu’elle vous ôte la force de fuir avec horreur un crime toujours suivi d’une effroyable punition !
 
« Il faut qu’une femme soit bien déhontée,
« Il faut qu’une femme soit bien déhontée, bien méprisable ; il faut qu’elle manque entièrement de cette fierté d’âme, de ce juste orgueil, attribut distinctif des créatures humaines, pour consentir à descendre au niveau des animaux les plus vils, pour immoler tout ce qu’il y a en elle de grand, de noble, de céleste, à un désir brutal qu’elle partage avec les êtres les plus abjects ; car sans doute il n’en est pas une qui ose chercher son excuse dans la passion de l’amour : ce serait s’avouer le pur instrument des plaisirs de l’homme. L’amour, de quelque façon qu’on en corrompe et dénature le sens, s’il part d’un principe honnête, est une passion louable. Il n’arrive guère qu’il soit très-vif, sans être réciproque. Aussi l’Écriture, en nous ordonnant d’aimer nos ennemis, ne nous prescrit-elle pas d’avoir pour eux cette tendre affection que nous portons à nos amis, encore moins de leur sacrifier notre vie, et ce qui doit nous être beaucoup plus précieux, notre innocence. Or, une femme raisonnable n’a-t-elle pas le droit de regarder comme un ennemi, l’homme qui ne craint pas de l’exposer à tous les maux que je viens de décrire, et qui veut se procurer, aux dépens de sa victime, une jouissance aussi grossière que fugitive ? N’est-ce pas en effet sur la femme seule que l’opinion fait retomber tout le poids du malheur et de la honte ? Un amant, dont le devoir est de chercher sans cesse le bonheur de l’objet qu’il adore, peut-il engager sa maîtresse dans un commerce où elle a tant à perdre ? Si, brûlant d’un feu criminel, il a l’impudence d’affecter pour elle un attachement sincère, ne doit-elle point voir en lui, je ne dis pas seulement un ennemi, mais un faux, un lâche, un perfide ami, qui aspire en même temps à séduire ses sens et à égarer sa raison. »
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« Il faut qu’une femme soit bien déhontée, bien méprisable ; il faut qu’elle manque entièrement de cette fierté d’âme, de ce juste orgueil, attribut distinctif des créatures humaines, pour consentir à descendre au niveau des animaux les plus vils, pour immoler tout ce qu’il y a en elle de grand, de noble, de céleste, à un désir brutal qu’elle partage avec les êtres les plus abjects ; car sans doute il n’en est pas une qui ose chercher son excuse dans la passion de l’amour : ce serait s’avouer le pur instrument des plaisirs de l’homme. L’amour, de quelque façon qu’on en corrompe et dénature le sens, s’il part d’un principe honnête, est une passion louable. Il n’arrive guère qu’il soit très-vif, sans être réciproque. Aussi l’Écriture, en nous ordonnant d’aimer nos ennemis, ne nous prescrit-elle pas d’avoir pour eux cette tendre affection que nous portons à nos amis, encore moins de leur sacrifier notre vie, et ce qui doit nous être beaucoup plus précieux, notre innocence. Or, une femme raisonnable n’a-t-elle pas le droit de regarder comme un ennemi, l’homme qui ne craint pas de l’exposer à tous les maux que je viens de décrire, et qui veut se procurer, aux dépens de sa victime, une jouissance aussi grossière que fugitive ? N’est-ce pas en effet sur la femme seule que l’opinion fait retomber tout le poids du malheur et de la honte ? Un amant, dont le devoir est de chercher sans cesse le bonheur de l’objet qu’il adore, peut-il engager sa maîtresse dans un commerce où elle a tant à perdre ? Si, brûlant d’un feu criminel, il a l’impudence d’affecter pour elle un attachement sincère, ne doit-elle point voir en lui, je ne dis pas seulement un ennemi, mais un faux, un lâche, un perfide ami, qui aspire en même temps à séduire ses sens et à égarer sa raison. »
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sans cesse le bonheur de l’objet qu’il adore, peut-il engager sa maîtresse dans un commerce où elle a tant à perdre ? Si, brûlant d’un feu criminel, il a l’impudence d’affecter pour elle un attachement sincère, ne doit-elle point voir en lui, je ne dis pas seulement un ennemi, mais un faux, un lâche, un perfide ami, qui aspire en même temps à séduire ses sens et à égarer sa raison. »
 
Ici Jenny témoigna une vive douleur. M. Allworthy se tut un moment, puis il continua de la sorte.
 
« Mon intention n’a pas été, mon enfant, de vous faire rougir du passé, qui n’est plus en votre pouvoir, mais de vous armer de force et de prudence pour l’avenir. Je n’aurais pas pris cette peine, sans la confiance que m’inspire votre jugement, malgré l’excessive gravité de votre faute, et sans la ferme persuasion que la franchise de vos aveux annonce un repentir sincère et durable. Si vous répondez à mon attente, j’aurai soin de vous éloigner du théâtre de votre honte, et de vous placer en un lieu où, n’étant pas connue, vous éviterez la punition réservée dans ce monde au crime dont vous vous êtes rendue coupable. Puissent vos remords vous préserver dans l’autre d’un châtiment bien plus rigoureux ! Soyez désormais une honnête fille,
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Jenny, et le besoin ne sera pas pour vous un motif de désordre. Croyez-moi, la vertu procure, même ici-bas, plus de bonheur que le vice.
 
« Quant à votre enfant, n’ayez aucune inquiétude sur son sort ; j’y pourvoirai au-delà de vos espérances. Après l’aveu de votre faiblesse, il vous reste à me faire connaître le malheureux qui vous a séduite. Nommez-le-moi : je dois être, et je serai beaucoup plus sévère pour lui que pour vous. »
 
Jenny, qui avait tenu jusque-là les yeux baissés vers la terre, les releva en ce moment, et d’un ton aussi respectueux que son regard était modeste, « Vous connaître, monsieur, dit-elle, et ne vous pas chérir, serait se montrer également dépourvu d’âme et de raison. Il faudrait d’ailleurs que je fusse un monstre d’ingratitude, pour n’être pas touchée jusqu’au fond du cœur de votre extrême indulgence. Épargnez-moi, je vous en supplie, la douleur et l’humiliation de revenir sur le passé. Ma conduite future vous prouvera mieux la sincérité de mon repentir, que tous les serments que je pourrais faire. Permettez-moi aussi, monsieur, de vous assurer que je suis infiniment plus sensible encore à vos excellents conseils, qu’à l’offre généreuse par laquelle vous les avez terminés. Ils sont la preuve, comme vous voulez bien me le dire, de l’idée avantageuse que vous avez conservée de moi. »
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avantageuse que vous avez conservée de moi. »
 
Ici ses larmes coulèrent en abondance : elle s’arrêta quelques instants, puis continua ainsi :
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M. Allworthy qui n’entendait jamais sans émotion proférer ces mots sacrés, garda un moment le silence. « Vous avez eu tort, dit-il à Jenny, de prendre avec un misérable de pareils engagements : mais puisque vous les avez pris, vous devez les remplir. Ce n’est point, au reste, par une vaine curiosité que je voulais connaître votre séducteur, c’était pour le punir, ou du moins pour ne pas courir le risque de faire du bien, sans le savoir, à un mauvais sujet. »
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Jenny l’assura de la manière la plus positive que l’homme dont elle lui taisait le nom était déjà loin ; qu’il ne dépendait en aucune façon de lui, et ne serait probablement jamais dans le cas d’éprouver les effets de sa bienfaisance.
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Il la congédia donc, avec la promesse de la mettre dans peu de temps à l’abri des traits de la médisance ; et l’exhortant de nouveau au repentir, il lui adressa ces dernières paroles : « Songez, mon enfant, que vous avez encore à vous réconcilier avec un juge, dont la faveur est pour vous d’un plus grand prix que la mienne. »
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Aussitôt que M. Allworthy fut entré dans son cabinet avec Jenny Jones, miss Bridget et la gouvernante se glissèrent dans une pièce contiguë, d’où elles recueillirent, par le trou de la serrure, les sages instructions de l’écuyer, les réponses de la jeune fille, et les diverses particularités de la scène précédente.
 
Miss Bridget connaissait fort bien cette petite ouverture, et n’était pas moins soigneuse d’y appliquer l’œil, ou l’oreille, que jadis l’amoureuse Thisbé aux fentes du vieux mur qui la séparait de son amant. C’était pour elle une source de découvertes intéressantes. Par là, elle pénétrait souvent les dispositions, les projets de son frère, et lui épargnait la peine de l’en instruire lui-même. Mais ce canal mystérieux n’était pas sans inconvénients. Miss Bridget avait
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quelquefois sujet de s’écrier avec Thisbé, dans Shakespeare : Ô maudite, maudite muraille ! De temps en temps les fonctions de juge de paix qu’exerçait M. Allworthy, l’obligeaient de discuter des questions délicates, et propres à blesser les chastes oreilles des filles, surtout quand elles approchent de la quarantaine : ce qui était le cas de miss Bridget. Cependant elle avait, dans ces occasions, l’avantage de cacher sa rougeur aux yeux des hommes : or, de non apparentibus et non existentibus, eadem est ratio ; en français, femme qui rougit sans être vue, n’est pas censée rougir.
 
Les deux rusées femelles gardèrent un profond silence, durant toute la scène entre M. Allworthy et Jenny. Dès que l’écuyer fut sorti de son cabinet, et hors de la portée de la voix, l’austère Wilkins se récria contre l’indulgence de son maître, particulièrement contre la faiblesse qu’il avait eue de ne pas exiger de Jenny le nom de son séducteur ; et elle jura de lui arracher ce secret avant le coucher du soleil.
 
À ces mots un sourire changea tout-à-coup la physionomie habituellement sévère de miss Bridget. Qu’on ne s’imagine pas que ce fut ce sourire enchanteur qu’Homère place sur les lèvres de Vénus, lorsqu’il l’appelle la déesse des ris. Ce n’était pas non plus celui que lady Séraphine
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adresse dans un bal à l’heureux objet de sa tendresse, et dont Vénus paierait de son immortalité le charme inexprimable : non, c’était plutôt un sourire digne de Tysiphone, ou de sa sœur Alecton.
 
Miss Bridget accompagna ce sourire d’un son de voix aussi flatteur que le souffle de l’aquilon, dans une belle nuit d’hiver, et reprocha doucement à Déborah un excès de curiosité. Il paraît que la gouvernante y était assez sujette. Sa maîtresse s’exprima, sur ce chapitre, en termes pleins d’amertume, remerciant Dieu de ce que ses ennemis ne pouvaient mettre au nombre de ses défauts, celui de s’ingérer mal à propos dans les affaires d’autrui.
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Elle loua ensuite le noble caractère qu’avait montré Jenny : elle ne pouvait s’empêcher, dit-elle, de trouver, comme son frère, qu’il y avait quelque mérite dans la sincérité de ses aveux, et dans sa courageuse fidélité à l’égard de son amant ; elle avait toujours estimé Jenny une excellente fille ; sans doute un misérable, beaucoup plus blâmable qu’elle, avait triomphé de son innocence par des serments trompeurs, et par une promesse de mariage.
 
Ce langage surprit fort Déborah. Elle n’ouvrait guère la bouche devant son maître, ou sa maîtresse, qu’elle n’eût d’abord sondé leurs sentiments,
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et ne manquait pas, pour l’ordinaire, d’y conformer les siens. Toutefois, en cette circonstance, elle crut pouvoir s’écarter, sans danger, de sa circonspection accoutumée ; et nous pensons que l’équitable lecteur l’accusera moins d’imprudence, qu’il n’admirera sa merveilleuse promptitude à revirer de bord, quand elle s’aperçut qu’elle avait fait fausse route.
 
« En effet, dit l’habile et souple gouvernante, je ne suis pas moins frappée que mademoiselle du courage de cette fille. Si, comme mademoiselle le suppose, elle a été abusée par quelque scélérat, la pauvre malheureuse est bien à plaindre. Assurément, comme le dit mademoiselle, elle a toujours passé pour une bonne et honnête personne qui ne tirait point vanité de sa figure, comme certaines péronnelles du voisinage. »
 
« Vous avez raison, Déborah, reprit miss Bridget ; si Jenny était une de ces dévergondées dont le nombre est malheureusement trop grand dans la paroisse, je blâmerais l’indulgence de mon frère à son égard. J’aperçus l’autre jour, à l’église, deux filles de fermiers, la gorge nue ; j’en fus indignée. Quand les filles tendent ainsi des pièges aux hommes, elles méritent bien ce qui leur arrive. Je déteste de pareilles créatures. Il vaudrait mieux pour elles que la petite vérole les eût défigurées dès le berceau. Quant à Jenny, je n’ai
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jamais remarqué en elle le moindre signe d’inconduite ; c’est une justice que je dois lui rendre. Quelque adroit scélérat, j’en suis convaincue, l’aura séduite, peut-être même indignement forcée, et je la plains de toute mon âme. »
 
Déborah applaudit aux sentiments de miss Bridget, et l’entretien finit par une violente satire de la beauté, entremêlée de grandes doléances sur le sort des filles assez simples, pour ajouter foi aux discours artificieux des hommes.
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Jenny s’en retourna chez elle, charmée de l’accueil de M. Allworthy, dont elle n’oublia pas de publier partout l’indulgence, soit par un sentiment d’orgueil, soit par le désir plus sage de se réconcilier avec ses voisins, et d’apaiser leurs clameurs.
 
Mais quoique ce dernier motif, supposé qu’il fût le vrai mobile
Mais quoique ce dernier motif, supposé qu’il fût le vrai mobile de sa conduite, paraisse assez raisonnable, le succès ne répondit point à ses espérances. Lorsqu’on la conduisit devant le juge de paix, et qu’on crut généralement qu’elle serait condamnée à faire pénitence dans une maison de correction, quelques jeunes femmes trouvèrent la punition bien méritée, et se firent une joie maligne d’aller voir la prisonnière briser du chanvre en robe de soie ; les autres, au contraire, commencèrent à plaindre son sort ; mais quand on sut de quelle manière M. Allworthy l’avait traitée, il s’éleva contre elle un murmure universel. « Assurément, s’écria l’un, mademoiselle est née sous une heureuse étoile. » – « Voilà ce que c’est que d’être en faveur, » dit un autre. – C’est sa science qui est cause de son bonheur, » ajouta un troisième. Chacun fit à ce sujet son commentaire, et se permit des réflexions satiriques sur la partialité du juge.
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Mais quoique ce dernier motif, supposé qu’il fût le vrai mobile de sa conduite, paraisse assez raisonnable, le succès ne répondit point à ses espérances. Lorsqu’on la conduisit devant le juge de paix, et qu’on crut généralement qu’elle serait condamnée à faire pénitence dans une maison de correction, quelques jeunes femmes trouvèrent la punition bien méritée, et se firent une joie maligne d’aller voir la prisonnière briser du chanvre en robe de soie ; les autres, au contraire, commencèrent à plaindre son sort ; mais quand on sut de quelle manière M. Allworthy l’avait traitée, il s’éleva contre elle un murmure universel. « Assurément, s’écria l’un, mademoiselle est née sous une heureuse étoile. » – « Voilà ce que c’est que d’être en faveur, » dit un autre. – C’est sa science qui est cause de son bonheur, » ajouta un troisième. Chacun fit à ce sujet son commentaire, et se permit des réflexions satiriques sur la partialité du juge.
 
On pourra s’étonner de tant d’ingratitude et d’audace, si l’on songe à l’autorité dont M. Allworthy était revêtu, et à son active bienfaisance ; mais il n’usait guère de la première, et il avait trouvé moyen de mécontenter, par la seconde, un grand nombre d’habitants du canton ; car les âmes généreuses savent par expérience, qu’un bienfait, loin de procurer toujours un ami, attire souvent beaucoup d’ennemis.
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Cependant, grâce aux soins et à la bonté de son protecteur, Jenny se vit bientôt à l’abri de toute insulte. La méchanceté publique, perdant alors le moyen de s’exercer sur elle, chercha un autre aliment à sa rage : elle ne craignit point d’attaquer M. Allworthy lui-même. Un bruit sourd se répandit, qu’il était le père de l’enfant trouvé.
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Ces calomnies auraient pu compromettre, où du moins affliger un homme dont la vertu n’eût pas égalé celle de M. Allworthy. Elles ne firent sur lui aucune impression ; il les dédaigna, et laissa les commères du voisinage en amuser leurs loisirs.
 
Comme nous ne saurions deviner le caractère
Comme nous ne saurions deviner le caractère du lecteur, et que Jenny ne reparaîtra pas de longtemps sur la scène ; nous croyons devoir le prévenir, dès à présent, que M. Allworthy ne méritait pas le moindre reproche. Il ne commit réellement qu’une petite erreur en politique : ce fut de tempérer la justice par la compassion, et de tromper l’attente de l’honnête populace[3], qui, sensible à sa manière, aurait voulu voir la pauvre Jenny livrée dans Bridewell à l’opprobre et au désespoir, pour avoir ensuite le plaisir de la plaindre.
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Comme nous ne saurions deviner le caractère du lecteur, et que Jenny ne reparaîtra pas de longtemps sur la scène ; nous croyons devoir le prévenir, dès à présent, que M. Allworthy ne méritait pas le moindre reproche. Il ne commit réellement qu’une petite erreur en politique : ce fut de tempérer la justice par la compassion, et de tromper l’attente de l’honnête populace[3], qui, sensible à sa manière, aurait voulu voir la pauvre Jenny livrée dans Bridewell à l’opprobre et au désespoir, pour avoir ensuite le plaisir de la plaindre.
 
Loin de seconder cette louable intention, qui eût détruit pour Jenny tout espoir d’amendement, et lui eût fermé le retour à la vertu, si jamais son penchant devait l’y ramener, il aima mieux employer le seul moyen encore possible, de la faire rentrer dans la bonne voie. Combien de femmes se perdent tous les jours et se précipitent dans le dernier désordre, par l’impossibilité de réparer une première faiblesse ! c’est ce qui ne peut guère manquer d’arriver à celles qui continuent de vivre au milieu des témoins de leur déshonneur. M. Allworthy fit donc sagement, d’envoyer Jenny dans un lieu où elle pût jouir des avantages que donne une bonne réputation, après avoir connu le malheur qui en suit toujours la perte.
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connu le malheur qui en suit toujours la perte.
 
Maintenant en quelque endroit qu’elle aille, souhaitons-lui un heureux voyage, et prenons, pour l’instant, congé d’elle et de son enfant. Des objets d’une plus haute importance appellent ailleurs notre attention.
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M. Allworthy ne fermait à personne ni sa maison, ni son cœur ; mais il les ouvrait plus particulièrement aux gens de mérite. À dire vrai, sa table était la seule du royaume où l’on eût la certitude de trouver place, pourvu qu’on fût digne d’y être admis.
 
Il honorait surtout de sa faveur les hommes d’un savoir éminent, ou d’un esprit supérieur ;
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et il était doué d’un tact sûr pour les discerner. Quoiqu’il eût été privé, dans sa jeunesse, des secours d’une éducation soignée, les heureuses dispositions qu’il tenait de la nature, perfectionnées par l’étude tardive, mais passionnée des lettres, et par le commerce des gens instruits, l’avaient mis en état de juger pertinemment de presque tous les genres de littérature.
 
On ne s’étonnera pas que, dans un siècle qui estime si peu et récompense si mal les gens de mérite, ils se rendissent avec empressement dans une maison, où ils étaient sûrs de trouvée un accueil obligeant, et de participer à toutes les jouissances de la fortune, comme s’ils y avaient eu des droits personnels. M. Allworthy n’était pas de ces généreux patrons, toujours prêts à donner à de pauvres auteurs le vivre et le couvert, et qui n’exigent d’eux en retour, que de l’amusement, de l’instruction, des louanges, une entière soumission à leur volonté, en un mot, la complaisance de s’enrôler au nombre de leurs valets, en leur épargnant toutefois l’humiliation de la livrée et des gages.
 
Chez lui, chacun était maître absolu de son temps, et pouvait satisfaire tous ses goûts, pourvu qu’ils n’offensassent ni la religion, ni les mœurs, ni les lois. Éprouvait-on quelque légère indisposition, un besoin de sobriété, ou d’abstinence,
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on était dispensé d’assister aux repas, ou libre de sortir de table, dès qu’on le souhaitait, sans être gêné dans sa conduite par des sollicitations beaucoup moins flatteuses qu’importunes ; car, il faut l’avouer, les instances d’un supérieur en pareil cas, ressemblent trop à des ordres. Aucun des hôtes de M. Allworthy ne sentait la moindre dépendance, ni l’homme opulent dont on recherche partout la société, ni ces convives nécessiteux à qui leur indigence rend l’hospitalité si utile, et qu’on voit d’autant moins bien accueillis chez les grands, qu’ils ont un besoin plus pressant de leur assistance.
 
Au nombre des derniers, se trouvait le docteur Blifil. Il tenait de la nature les plus rares dispositions ; mais elles lui étaient devenues inutiles, par l’obstination de son père à lui faire embrasser une profession qu’il n’aimait pas. Il avait été forcé dans sa jeunesse d’étudier la médecine, ou plutôt de paraître l’étudier. Dans le vrai, les livres qui traitent de cet art, étaient presque les seuls qui lui fussent étrangers. Le pauvre docteur possédait à fond la plupart des sciences, hors celle qui devait lui donner de quoi vivre : aussi, à l’âge de quarante ans, n’avait-il pas de pain.
 
Un tel personnage pouvait se flatter d’être bien reçu chez M. Allworthy, près de qui l’infortune était
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un titre sacré, toutes les fois qu’elle provenait, non de fautes personnelles, mais de la folie, ou de la méchanceté d’autrui. À ce mérite négatif, le docteur joignait une recommandation positive, nous voulons dire une grande apparence de religion. Était-elle l’effet d’un sentiment réel, ou feint ? nous n’osons le décider, n’ayant pas de pierre de touche pour discerner la vraie piété de la fausse.
 
Sous ce point de vue il plaisait fort à M. Allworthy, et bien plus encore à miss Bridget. Cette demoiselle avait avec lui de fréquentes discussions théologiques, d’où elle sortait toujours transportée d’admiration pour les connaissances du docteur, et ravie de l’éloge qu’il faisait des siennes. Elle était en effet très-versée dans les matières de controverse, et avait souvent embarrassé, par la force de sa dialectique, les ministres du voisinage. Du reste, sa conversation était si pure ; son regard, si chaste ; son maintien, si grave, si solennel, qu’elle ne semblait pas moins digne de vénération que sa patronne, ou n’importe quelle autre sainte du calendrier romain.
 
Toute espèce de sympathie tend à faire naître l’amour, et l’expérience nous apprend qu’aucune n’y est plus propre que la sympathie religieuse, entre des personnes de sexe différent. Le docteur
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se voyant si bien traité par miss Bridget, commença à gémir d’un malheur qui lui était arrivé, environ dix ans auparavant. Il avait épousé une femme qui vivait encore, et ce qu’il y avait de pis, M. Allworthy n’ignorait pas son existence. C’était un fatal obstacle au bonheur dont il aurait pu se flatter de jouir avec cette vertueuse personne : car l’idée de la séduire ne s’offrait point à son esprit, soit qu’il fût retenu, selon toute vraisemblance, par ses principes de religion, soit que la pureté de sa passion, ennemie d’un coupable commerce, n’aspirât qu’aux plaisirs permis du mariage.
 
Le docteur n’eut pas besoin de rêver longtemps sur ce sujet, pour se souvenir qu’il avait un frère, libre des fâcheuses entraves qui l’enchaînaient. Il ne doutait point que ce frère ne réussît auprès de miss Bridget, chez laquelle il avait cru remarquer de l’inclination pour le mariage ; et peut-être ne trouvera-t-on pas la confiance du docteur mal fondée, quand on connaîtra les qualités du personnage en question.
 
C’était un officier retiré du service, âgé d’environ trente-cinq ans, de taille moyenne et bien proportionnée. Une blessure, dont il portait au front la cicatrice, déparait moins son visage qu’elle n’honorait sa valeur. Il avait de belles dents, un sourire gracieux lorsqu’il le voulait. Quoique sa physionomie fût naturellement
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rude, aussi bien que le son de sa voix, il savait adoucir à son gré l’une et l’autre, et prendre un air aimable et enjoué. Il ne manquait ni de politesse ni d’esprit. Dans sa jeunesse il avait été plein de feu, et il retrouvait encore au besoin sa première vivacité, malgré le tour sérieux qu’avait pris depuis peu son caractère.
 
Destiné malgré lui à l’église, il avait fait, comme le docteur, ses études à l’université ; mais son père étant mort avant qu’il fût entré dans les ordres, il embrassa le parti des armes, et quitta la robe noire pour l’uniforme.
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Un tel homme semblait devoir plaire à une femme distinguée par sa piété, et qui n’avait encore d’inclination bien prononcée que pour le mariage en général ; mais comment le docteur, qui aimait fort médiocrement son frère, put-il se résoudre, dans le dessein de le servir, à payer d’un si noir retour l’hospitalité de M. Allworthy ? c’est ce qu’il n’est pas facile d’expliquer.
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Y a-t-il des esprits qui se complaisent dans le mal, comme d’autres, dans le bien ? Trouve-t-on du plaisir à se rendre complice d’un larcin qu’on ne peut commettre soi-même ? Ou enfin (ce que l’expérience paraît confirmer), est-on flatté de concourir à l’agrandissement de sa famille, quelque indifférence qu’on ait d’ailleurs pour elle ?
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De l’amour, de la beauté. Projet de mariage fondé sur des motifs plus solides.
 
Des sages (nous avons oublié de quel sexe ils étaient) ont observé qu’il n’y a personne qui ne soit condamné à aimer une fois en sa vie. La
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nature, autant que nous le pouvons croire, n’a fixé pour cela aucun âge. En tout cas, celui auquel miss Bridget était parvenue, nous semble une époque aussi convenable que toute autre. Ce tribut, il est vrai, se paie généralement beaucoup plus tôt ; dans le cas contraire, on ne manque guère, ou jamais, de l’acquitter vers ce temps-là. Nous remarquerons en outre que, dans cette tardive saison, l’amour se montre plus constant et plus sérieux qu’au printemps de la vie ». Chez les jeunes filles, il paraît incertain, capricieux, et si irréfléchi, qu’il est souvent difficile de deviner ce qu’elles veulent, et permis de douter qu’elles le sachent elles-mêmes.
 
Mais rien de plus aisé que de lire dans le cœur des femmes qui approchent de la quarantaine. Éclairées par une longue expérience, elles ne se méprennent pas sur l’objet de leurs désirs, et l’homme le moins clairvoyant le pénètre aussi sans peine.
 
Miss Bridget nous offre une preuve de la justesse de ces observations. Elle ne vit pas longtemps le capitaine, sans connaître le pouvoir de l’amour : au lieu de se consumer en soupirs, de promener ses rêveries dans les bosquets du parc, comme eût fait une petite fille assez sotte pour ignorer son mal, elle discerna sur-le-champ la nature de l’émotion qu’elle éprouvait, elle en goûta
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le charme ; et, certaine que son penchant était non-seulement innocent, mais louable, elle n’en fut ni alarmée, ni honteuse.
 
Il existe à tous égards beaucoup de différence entre la passion raisonnable d’une femme sur le retour, pour un homme d’un âge mûr, et le goût frivole d’une jeune fille pour un adolescent : cette dernière s’attache, la plupart du temps, à des qualités purement extérieures, à des agréments de peu de durée, tels qu’une taille svelte, des joues vermeilles, des mains blanches, de grands yeux noirs, une chevelure ondoyante, un menton ombragé d’un léger duvet. Souvent même elle se laisse éblouir par quelque chose de moins estimable encore, et de plus étranger à la personne qu’elle aime. C’est l’élégance de sa parure, c’est l’ouvrage du tailleur, de la lingère, de la brodeuse, du coiffeur, du chapelier, qui la séduit, et non la nature. Faut-il s’étonner, après cela, qu’elle rougisse de s’avouer à elle-même, ou d’avouer aux autres une si folle passion ?
 
Celle de miss Bridget était d’un caractère très-opposé. La parure du capitaine ne devait rien aux arts de luxe, et sa personne, guère davantage à la nature. L’une et l’autre auraient excité le mépris et la risée de toutes les jolies femmes dans un bal, ou dans un cercle. Son habillement était propre, à la vérité, mais commun, de mauvais goût, et passé
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de mode. Quant à sa personne, nous en avons déjà fait plus haut une peinture fidèle. Loin que ses joues fussent vermeilles, on ne pouvait en distinguer la couleur, à travers la barbe noire qui les couvrait en entier, et lui montait jusqu’aux yeux. Sa taille et ses membres étaient bien proportionnés, mais épais, disgracieux, et n’annonçant que de la force. Il avait de larges épaules, des mollets aussi gros que ceux d’un portefaix ; en un mot, tout son grossier individu manquait de cette beauté, de cette grâce qui distinguent nos jeunes seigneurs : espèce de mérite qu’ils doivent à leur précoce introduction dans les brillantes assemblées de la capitale, et au sang illustre de leurs ancêtres, c’est-à-dire à un sang formé de mets exquis et de vins généreux.
 
Miss Bridget se piquait d’une grande délicatesse ; mais la conversation du capitaine avait pour elle un attrait qui la rendait insensible aux défauts de sa personne. Elle se persuada, peut-être fort sensément, qu’elle serait plus heureuse avec lui qu’avec un homme beaucoup mieux fait, et elle sacrifia le plaisir des yeux à des jouissances plus solides.
 
Sitôt que le capitaine s’aperçut de la passion de miss Bridget, et il eut l’œil prompt à la découvrir, il y répondit de tout son cœur. La figure de la maîtresse
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n’avait rien à reprocher à celle de l’amant. Nous essaierions de tracer ici son portrait, si nous n’avions été devancé par un plus grand maître que nous, M. Hogarth, chez qui elle se fit peindre il y a nombre d’années. Ce célèbre artiste vient de reproduire ses traits dans son tableau d’une Matinée d’hiver, où elle présente un assez juste emblème de la saison. On la voit marcher (car elle marche en effet dans le tableau) vers l’église de Covent-Garden, suivie d’un petit laquais étique, portant sous le bras son livre d’heures.
 
Le capitaine, non moins sage que miss Bridget, préférait aux agréments fugitifs de la figure, les avantages durables d’un riche mariage. Il était du nombre de ces philosophes qui regardent la beauté, dans l’autre sexe, comme une qualité superficielle et indigne d’attention, ou pour parler clairement, qui aiment mieux une femme laide avec toutes les commodités de la vie, qu’une belle femme sans aucune de ces commodités. Doué d’un excellent appétit, et d’un goût peu délicat, il croyait la beauté un assaisonnement inutile au banquet nuptial.
 
Ne dissimulons rien ; le capitaine, depuis son arrivée, ou du moins depuis que son frère lui avait communiqué ses vues, et longtemps avant qu’il eût découvert dans miss Bridget le moindre
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signe d’intérêt en sa faveur, était tombé amoureux (faut-il le dire ?) du château de M. Allworthy, de ses jardins, de ses terres, de ses métairies. Il en était si épris, que pour en obtenir la possession, il n’eût pas hésité à épouser, s’il l’eût fallu, la pythonisse d’Endor.
 
Instruit par M. Allworthy de l’intention où il était de ne se point remarier, et d’assurer sa fortune au premier enfant qui naîtrait de miss Bridget, sa plus proche parente (ce que la loi aurait très-bien fait sans lui), le docteur se persuada, ainsi que le capitaine, que ce serait une œuvre méritoire de donner le jour à une créature humaine qui devait être si abondamment pourvue des principaux moyens de bonheur. Les deux frères n’eurent donc plus qu’une pensée, ce fut de chercher à gagner le cœur de l’aimable miss Bridget.
 
La fortune, cette tendre mère, qui fait souvent pour ses enfants chéris plus qu’ils ne méritent, et même plus qu’ils ne désirent, se plut à seconder les vœux du capitaine. Tandis qu’il méditait l’exécution de son plan, miss Bridget, animée du même sentiment que lui, mais stricte observatrice des lois de la décence, rêvait de son côté à la manière de lui donner un encouragement convenable, sans laisser voir trop d’empressement. Elle n’eut pas de peine à réussir dans ce dessein. Le capitaine, toujours aux
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aguets, ne laissait échapper aucun mot, aucun geste, aucun regard de son obligeante maîtresse.
 
Cependant la joie que lui causait l’apparente bienveillance de miss Bridget, n’était pas peu troublée par la peur qu’il avait de M. Allworthy. Il s’imaginait que l’écuyer, malgré le désintéressement dont il faisait profession, suivrait l’exemple commun, lorsqu’il s’agirait de conclure, et refuserait son consentement à un mariage si désavantageux pour sa sœur, sous le rapport de la fortune. Nous laisserons à deviner au lecteur par quel oracle cette crainte lui fut inspirée ; mais elle le jetait dans un extrême embarras. Comment instruire la sœur de sa passion, et la cacher en même temps au frère ? Après bien des réflexions, il résolut de saisir toutes les occasions de marquer en particulier sa tendresse à miss Bridget, et de s’imposer en présence de M. Allworthy la réserve la plus sévère : espèce de tactique qu’approuva le docteur.
 
Le capitaine ne fut pas longtemps sans trouver le moyen de faire à sa maîtresse une déclaration expresse de ses sentiments ; il en reçut la réponse à laquelle il devait s’attendre, réponse qui fut faite pour la première fois, il y a quelque mille ans, et qui a toujours passé depuis, par tradition, des mères aux filles. On peut la traduire
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en latin par ces deux mots, nola episcopari[4], phrase d’un usage également immémorial, dans une autre circonstance.
 
Le capitaine comprit à merveille le langage de miss Bridget ; il renouvela bientôt ses instances avec plus de chaleur, et selon la coutume il essuya un nouveau refus ; mais à mesure que croissait l’ardeur de ses désirs, la rigueur de la dame diminuait dans la même proportion.
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Nous ne fatiguerons pas le lecteur de tout le détail de ce manège amoureux. Si, dans l’opinion d’un auteur célèbre, il compose la scène la plus amusante de la vie pour l’acteur, le récit en est peut-être le plus insipide et le plus ennuyeux qu’on puisse imaginer pour le lecteur. Bornons-nous donc au point essentiel. Le capitaine conduisit son attaque dans les règles, la citadelle se défendit dans les règles, et, toujours dans les règles, elle finit par se rendre à discrétion.
 
Pendant ce temps, c’est-à-dire pendant un mois environ, le capitaine ne s’écarta pas un instant de la circonspection qu’il s’était prescrite. Plus il faisait de progrès auprès de sa maîtresse dans le tête-à-tête, plus il paraissait devant le monde discret et réservé. Quant à la demoiselle, dès qu’elle se fut assurée du cœur de son amant,
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elle le traita en public avec la dernière indifférence : de sorte qu’il aurait fallu que M. Allworthy eût la pénétration, ou si l’on veut, la malignité du diable, pour concevoir le moindre soupçon de ce qui se passait sous ses yeux.
 
 
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La grande difficulté était de découvrit le mystère à M. Allworthy. Le docteur s’en chargea.
 
Un jour que l’écuyer se promenait dans son parc, il alla le trouver, et de l’air le plus sérieux, le plus affligé qu’il pût prendre ; « Je viens, monsieur, lui dit-il, vous annoncer une étrange nouvelle…
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Mais comment exprimer ce dont la seule pensée me trouble et me confond ? » Il s’emporta alors en amères invectives contre les hommes et contre les femmes, accusant les premiers de n’aimer que leur intérêt, et les dernières d’être si esclaves de leurs inclinations vicieuses, qu’on ne pouvait les laisser un instant, sans danger, avec une personne de l’autre sexe. « Aurais-je pu soupçonner, monsieur, s’écria-t-il, qu’une demoiselle douée de tant de prudence, de jugement, d’esprit, s’abandonnerait à une passion si indiscrète ? aurais-je pu penser que mon frère… Mais pourquoi lui donné-je encore ce nom ? il n’est plus mon frère !
 
– Il n’a pas cessé de l’être, répondit ! M. Allworthy ; il est de plus devenu le mien.
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– Eh quoi ! monsieur, sauriez-vous l’indigne conduite ?…
 
– Écoutez, monsieur Blifil, reprit l’excellent homme, j’ai toujours eu pour principe de tirer des événements humains le meilleur parti possible. Ma sœur, quoique beaucoup plus jeune que moi, est parvenue à l’âge de discrétion. Si votre frère eût trompé un enfant, j’aurais de la peine à lui pardonner ; mais une femme qui a passé trente ans, doit savoir ce qui peut contribuer le plus à son bonheur. Ma sœur a épousé un homme, à la vérité, moins riche qu’elle. Si cependant
=== no match ===
elle trouve en lui des qualités suffisantes pour compenser l’inégalité de fortune, je ne vois nulle raison de blâmer son choix. À mon avis, comme au sien, le bonheur ne consiste pas uniquement dans la richesse. J’avouerai qu’après l’avoir souvent assurée, qu’en fait de mariage, je ne gênerais point son inclination, j’aurais pu m’attendre à être consulté par elle, dans cette circonstance ; mais la matière est délicate, et la modestie a des scrupules qu’il n’est pas facile de vaincre. Quant à votre frère, je n’ai aucun reproche à lui faire, il ne me doit rien ; je ne pense pas qu’il fût obligé de me demander mon consentement, ma sœur, je le répète, étant jouissante de ses droits, et en âge de ne répondre de ses actions qu’à elle-même. »
 
Le docteur renouvela ses déclamations contre le capitaine, accusa l’écuyer d’un excès d’indulgence pour lui, jura de ne plus le revoir, et de le renier pour son frère. Il fit ensuite un pompeux éloge de la bonté de M. Allworthy, éleva jusqu’au ciel le prix de son amitié, et finit par dire qu’il ne pardonnerait jamais au capitaine de l’avoir exposé à perdre un pareil trésor.