« Contes, nouvelles et récits/Zémire » : différence entre les versions

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Au bout du pont Royal, sur le quai d’Orsay, non loin de l’ancien hôtel
de MM. les gardes du corps du roi, un café de sérieuse apparence est
rempli tout le jour d’une foule d’honnêtes gens qui viennent prendre en
ce lieu leur repas du matin et leur repas du soir. On y parle à voix
basse, et, si parfois quelque étranger s’égare en ces salons bien
hantés, il prend soudain le diapason des habitués du café de la rue du
Bac ; si bien que les femmes les plus distinguées ne redoutent pas d’y
venir, en compagnie de leur frère ou de leur mari.
 
Un beau jour du mois de juin (il avait plu dans la matinée et le pavé
était encore humide), un carrosse à l’ancienne marque, sorti des
ateliers d’Erlher, et conduit par un cocher aux cheveux blancs, déposa
sur le seuil du café une vénérable dame du faubourg Saint-Germain,
accompagnée de sa nièce, une personne sérieuse, qui avait déjà dépassé
la vingtième année. Elle-même, la nièce, avait pour chaperon, mieux
qu’une servante, une amie, uns sœur de lait. Celle-ci s’appelait
Mariette ; elle avait dix ans de plus que sa compagne ; elles se
tutoyaient l’une et l’autre,
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avec une certaine déférence du côté de
Mariette. Elle était vêtue en paysanne cossue ; à sa tête le vaste bonnet
normand ourlé de dentelles, à son cou la croix martelée à Fécamp par les
anciens orfèvres de l’antique province. Autant la demoiselle était frêle
et d’une apparence chétive, autant la Mariette était d’une opulente
et vivace santé. Rien ne gênait son beau rire et son grand art de ne
s’étonner de rien. Il y avait déjà trois ou quatre jours que ces dames
avaient fait le projet de venir déjeuner ''en garçons'' dans cette maison,
voisine de leur hôtel ; elles s’en faisaient une grande fête. A leur
entrée, il y eut parmi les habitués un mouvement de curiosité discrète
et bientôt réprimée, chacun ayant compris que les nouvelles venues
appartenaient évidemment au meilleur monde.
 
A peine elles furent assises :
 
— Ah ! mon Dieu, s’écria Mariette, Zémire est perdue ! Où donc est-elle ?
Elle m’est échappée, et Dieu sait si la pauvrette est en peine !
 
En même temps, elle se levait en criant :
 
— Zémire ! Zémire !
 
Or Zémire avait retrouvé la piste, et si contente et si gaie elle allait
à travers les deux salons, disant à chaque gambade, en petits cris
joyeux :
 
— Rassurez-vous, chères amies, me voilà !
 
Zémire était une bête charmante de la plus belle race écossaise et
grosse à peine comme le poing. Elle avait les grâces et les gaietés de
la première jeunesse ; ignorante de toute malice, il n’y avait rien de
plus leste et de plus enjoué. La nuit venue, elle couchait sur les pieds
de Mariette ; toute la famille en raffolait ; tout le quartier savait son
nom. Sa jeune maîtresse l’appelait ''l’oiseau''. Que de morceaux de
sucre à son intention da
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ns toutes les poches d’alentour ! et tendre à
l’avenant, un doigt levé lui faisait peur, la grosse voix remplissait
son cœur de remords. Mais le moyen de se fâcher contre un si frêle
animal qui vous regardait, sous sa chevelure soyeuse, avec ses deux yeux
d’escarboucles ?
 
Cependant elle fut grondée :
 
— O la laide ! disait Mariette.
 
Et la pauvrette, humiliée, se traînait aux pieds de ses trois
maîtresses. La plus jeune, enfin, lui pardonna, et soudain ces trois
mains bienveillantes la couvrirent de caresses. Alors la voilà
ressuscitée, et plus que jamais bondissante à travers ces hommes
d’habitudes et d’humeur si différentes. Mais, quoi ! dans le premier
salon son succès fut complet. Elle, alors, se voyant encouragée, eut la
curiosité, disons mieux, l’imprudence de traverser la grande salle par
où elle était entrée. Elle arracha le journal de celui-ci, juste au
moment où son ministre était traité de Turc à More ; elle enleva la
serviette de celui-là, comme il allait s’essuyer les mains. Elle eut
même l’audace d’effleurer de sa patte, où restait un brin de poussière,
le pantalon blanc du sous-lieutenant Joli-Cœur, et le sous-lieutenant
se contenta de grogner : « La vilaine bête ! »
 
Oui-da, mais il y avait dans le fond de la salle, au coin de la porte
d’entrée, un peu dans l’ombre et prenant une glace panachée autant
qu’elle-même, une dame attifée et trop parée. Elle portait une robe à
longue traîne, et la malheureuse Zémire, qui ne connaissait pas chez
sa maîtresse ces sortes d’embarras, laissa sur l’étoffe traînante
l’empreinte légère de ses trois pattes, la quatrième étant essuyée sur
le pantalon blanc de Joli-Cœur. Mais, juste ciel ! les grands cris que
poussa la dame ! Elle jurait que sa robe était perdue. Eh ! comment finir
 
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cette journée ? il fallait rentrer au logis. Plus la dame aux riches
atours semblait irritée, plus la bestiole implorait son pardon, sans sa
douter que cette robe était un phénomène. Enfin un jeune homme qui était
avec cette femme irritable asséna sur la tête et sur les deux pattes
de la triste Zémire un violent coup de ses deux gants. Tout le café
retentit du cri de Zémire.
 
Hélas ! c’était la première fois qu’elle était battue ! Elle revint en
toute hâte au groupe où sa plainte avait soulevé tant d’angoisses... Un
doute arrêta la triste Zémire : elle se demanda si ses trois gardiennes,
épouvantées de l’accident, auraient assez de force pour la défendre et
de volonté pour la protéger contre un nouvel attentat. Alors, s’étant
décidée et, d’un bond plein de grâce, elle se mit à l’abri du commandant
Martin, qui déjeunait paisiblement en face de Mariette, Mariette ayant
déjà remarqué que son voisin respirait à la fois le calme austère et la
bonté d’un homme habitué au commandement.
 
Martin commandait à tout un escadron de cavalerie légère et pas un de
ses officiers qui passât devant lui sans lui présenter ses respects.
 
Il ne comprit pas, tout d’abord, les malheurs de Zémire, et pourtant,
flatté de sa préférence, il l’adopta d’un geste paternel :
 
— On nous a donc fait un gros chagrin ! dit-il, quelque brutal aura
marché sur la patte à Zémire ! Allons, consolons-nous !
 
Il disait ces tendres paroles d’une vois si douce, que Zémire en fut
toute rassurée, et que les trois dames en furent touchées jusqu’aux
larmes. Quand il vit que le mal était dissipé et qu’il pouvait toucher à
la tête endolorie :
 
— Eh bien, ça ne sera rien, reprit-il, et maintenant, qu’en dis-tu, si
nous déjeunions ?
 
Ce brave homme avait devant lui une tasse de café
au
 
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lait, où il
mouillait un petit pain qu’il présenta à Zémire. Elle était plus
délicate que lui, et refusa le pain, non pas sans tremper sa langue dans
la tasse. Il l’encourageait de son mieux. Quand il eut achevé son pain,
il offrit dans sa cuiller un peu de brioche à Zémire. Elle avait faim,
elle ne fit pas la rechignée et mangea la moitié de la brioche. Alors ce
brave homme acheva sa tasse de café au lait sans honte et sans perdre
une miette. Il était sobre et vivait de peu. Les trois femmes, qui le
regardaient à la dérobée et le dévoraient du regard, se disaient d’un
signe imperceptible :
 
— Il n’y a rien de plus simple et de meilleur que cet homme-là.
 
Quand tout fut bu et mangé, Zémire s’endormit paisiblement sur le bras
de son hôte, et le commandant, retenant son souffle, se mit à lire une
revue. Nos trois femmes, qui n’étaient pas non plus que Zémire habituées
à tant d’émotions, attendirent assez longtemps leur modeste déjeuner ;
mais elles se consolèrent de leur attente, quand le commandant fut
arrêté dans sa lecture par un de ses frères d’armes. Ils ne s’étaient
pas rencontrés depuis longtemps, et celui-ci disait à celui-là :
 
— Qu’êtes-vous devenu, mon commandant ? Nous vous avons laissé mort sur
le champ de Solférino, et nous vous avons bien pleuré.
 
— Mon cher lieutenant, reprenait le commandant Martin, la guerre et la
gloire ont leur mauvaise chance, et tout autre mort que le commandant
Martin se fût relevé colonel, avec la croix d’officier de la Légion
d’honneur. Mais les uns et les autres, vous m’avez trop pleuré, et mes
lanciers, petits et grands, ont été quittes avec moi en disant : « C’est
dommage ! » Revenu de si loin, j’ai
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retrouvé mon grade et mon escadron, et
ma louange étant épuisée, on n’a plus parlé de moi. Cependant je suis
fatigué ; j’en ai assez de la guerre. Ah ! si j’avais seulement quelque
bout de ferme où je pourrais, en travaillant, gagner douze cents francs
de rentes... Mais je suis pauvre et fils d’une humble famille. Il me
faut attendre absolument la croix d’or et le titre de colonel. Toutes
ces fortunes réunies, j’irai retrouver mon père, un capitaine marchand
du port de Honfleur. Voilà toute mon espérance. Acceptez cependant que
je vous offre une modeste absinthe, comme autrefois, quand nous étions à
l’École militaire et que la cantinière nous refusait le crédit.
 
La jeune fille ne perdait pas un mot de cette conversation, où se
montraient, dans un jour si modeste, le courage et la bonté du soldat.
Mariette aussi enfouissait dans son cœur tous les rêves de ''son''
commandant. A la fin, le lieutenant prit congé de Martin, et voyant
Zémire endormie :
 
— Au moins, dit-il, vous avez là un joli camarade, et vous êtes sûr
d’être aimé.
 
— Ce n’est pas à moi, répondit Martin, ça dort comme un enfant sur le
premier venu. C’est vraiment une bête charmante.
 
Ce fut en ce moment que Mariette ayant soldé la carte à payer, les trois
dames se levèrent pour sortir, non pas sans faire un beau salut au
commandant Martin. La jeune fille, en rougissant, balbutia quelques
excuses ; la vieille dame entreprit d’expliquer comment elle s’appelait
la marquise d’Escars, et qu’elle serait heureuse d’ouvrir au commandant
les portes de son hôtel de la rue de l’Université. Mariette eût voulu
pour beaucoup embrasser le blessé de Solférino et lui donner sa croix
d’or, qui brillait comme un rendez-vous de soleils ; mais, avec des
 
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allures décidées, Mariette était timide et n’osa pas ; elle finit par
appeler :
 
— Zémire !
 
Alors Zémire, ouvrant un oeil languissant, et comprenant qu’il fallait
traverser de nouveau la grande salle où elle avait été si malheureuse,
se rejeta d’instinct dans les bras du capitaine. Elle ne reconnaissait
plus Mariette elle-même ; elle se serait fait tuer plutôt que d’aller
rejoindre la porte où se tenait la dame au jupon traînant. Ses trois
maîtresses s’étonnaient de cette résistance :
 
— Allons, je vois ce que c’est, reprit le bon commandant en frottant la
tête de Zémire ; il faut à mademoiselle un garde du corps.
 
Puis, sans dire mot et tête nue, il suivit ces dames, qui traversèrent
tout le café, et quand elles furent rentrées dans le carrosse, il déposa
Zémire sur le giron de la jeune demoiselle.
 
— Adieu, ma chère petite bête, disait-il, je le laisse entre de belles
et bonnes mains.
 
Puis il rougit d’avoir fait un si long compliment.
 
Ne vous étonnez pas qu’une humble bestiole ait soulevé tant de
sympathies en de si nobles cœurs, et s’il vous fallait un exemple, un
témoignage en l’honneur de l’un de ces animaux, qui sont en train de
prendre « leurs degrés de naturalisation dans l’espèce humaine », c’est
un mot de M. Buffon lui-même, il vous suffirait de lire un admirable
passage à la date du 13 novembre 1675 :
 
« Vous êtes étonnée que j’aie un petit chien ; voici l’aventure :
J’appelais, par contenance, une chienne courante d’une madame qui
demeure au bout du parc ; Mme de Tarente me dit : « Quoi ! vous savez
appeler un chien ? Je veux vous envoyer le plus joli chien du monde. » Je
la remerciai et lui dis la résolution q
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ue j’avais prise de ne me plus
engager dans cette sottise ; cela se passe, on n’y pense plus. Deux jours
après, je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de
Chine toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit
chien tout parfumé, d’une beauté extraordinaire ; des oreilles, des
soies, une haleine douce, petit comme une sylphide, blondin comme un
blondin. Jamais je ne fus plus étonnée ; je voulus le renvoyer, on ne
voulut jamais le reporter. C’est ma petite servante Marie qui s’est mise
au service du petit chien ; il couche dans sa maison et dans la chambre
de Beaulieu ; il ne mange que du pain ; je ne m’y attache point encore,
mais il commence à m’aimer et je crains de succomber. Voilà l’histoire,
que je vous prie de ne point demander à Marphise, car je crains les
bouderies. Au reste, une propreté extraordinaire ; il s’appelle ''Fidèle'' ;
c’est un nom que les amants des plus belles princesses ont bien rarement
mérité... »
 
Depuis toute une semaine, le commandant Martin et ses bontés pour
Zémire furent le sujet des conversations les plus suivies dans l’hôtel
d’Escars. On en parlait tout le jour et tous les jours ; il n’était pas
un habitué de la maison, entre deux parties de whist, qui ne fût forcé
d’entendre une oraison presque funèbre du chevalier sans peur et sans
reproche. La tante et la nièce, et surtout Mariette, se disputaient pour
savoir si le commandant était le bien invité à venir chez la marquise.
Elle soutenait que oui ; elles disaient que non, et qu’il fallait plus
de cérémonie. Il fut enfin décidé qu’une belle lettre serait écrite au
commandant Martin par la dame de céans, et que Mariette, qui ne doutait
de rien, la porterait à la caserne.
 
— On te conduira jusque-là, disaient la tante et la nièce.
 
Au fait, à quatre heures sonnantes, on pouvait les voir qui longeaient,
en leur carrosse, le quai d’Orsay, plongé
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dans la consternation. Il y
avait, autour de la caserne, des femmes et des enfants qui pleuraient,
des créanciers désolés, des amis au désespoir. On se disait adieu, on se
serrait les mains. Les lanciers saluaient de la lance et les dames de
leurs mouchoirs. La musique sonnait de toutes ses sonneries : trompettes,
clairons et bassons. Le drapeau déployait sa flamme à tous les vents ;
les chevaux hennissaient, les sous-officiers juraient, les lanciers
riaient, les chiens hurlaient. Sur un cheval blanc se tenait un grand
corbeau les ailes étendues ; il appelait la tempête, et la tempête ne
venait pas.
 
Tout disparut dans les lointains poudreux du Champ de Mars. Les
officiers venaient à la suite, et, le dernier de tous, le commandant
Martin, simple et calme à son habitude. Il reconnut ces dames, et la
petite bête à la portière, qui regardait, curieuse, tout ce départ. Le
capitaine alors les saluant de l’épée :
 
— Adieu, Zémire !
 
Et Zémire aboya douloureusement.
 
Sur l’entrefaite revint Mariette. Un maréchal des logis chef, interrogé
par l’intelligente servante, répondit que c’était tout au plus si le
commandant savait à l’avance la destination du régiment, et Mariette,
attristée, avait pensé qu’il était inutile de remettre la lettre
d’invitation.
 
Tout fit silence.
 
— Ah ! ma tante, s’écria la nièce, je suis bien malheureuse, et que nous
avons de reproches à nous faire ! Au moins devais-je lui dire le nom de
notre famille et que mon père était un des chefs de l’armée. Hélas ! le
voilà parti sans se soucier de ces ingrates... Adieu, Zémire !
 
Et Zémire, voyant pleurer sa jeune maîtresse, essuya ces beaux yeux qui
n’avaient pas souvent pleuré.
 
C’est une tâche ingrate, une entreprise difficile, de conduire
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à cent
lieues de distance une troupe de cavaliers. La route est longue, les
étapes sont désignées à l’avance, les rafraîchissements sont rares.
Chemin faisant, plus d’un cheval se déferre, et plus d’un homme en proie
au soleil tombe et se blesse dans la poussière du grand chemin.
Toutes ces responsabilités, petites et grandes, pèsent sur la tête du
commandant. Il répond de la santé de ses bêtes et de ses hommes. Il faut
qu’il improvise à chaque instant une ambulance, un hôpital ; c’est pis
que la guerre une pareille marche, et sitôt que nos soldats n’ont plus
qui les regarde, à peine ils ont traversé les cités curieuses et les
hameaux étonnés, soudain s’en va toute gaieté ; plus de rire et plus de
chanson. Rien de triste et de sérieux comme un grand chemin qui n’en
finit pas ; surtout l’heure était mauvaise et mal choisie au mois de
juin. Pas un brin d’herbe à la prairie et pas une ombre aux arbres
languissants. Les anciens se montraient là-bas une longue vallée où
murmuraient l’an passé tant de ruisseaux sur des rives hospitalières. O
misère ! les eaux limpides avaient disparu ; le ruisseau était plein
de cailloux ; le cheval, harassé, cherche en vain sur les pommiers du
sentier quelques fruits verts pour apaiser la soif qui le dévore. Le
pommier n’a plus de fruits, le soleil plus de nuages. Elle-même, la
nuit, favorable au repos, la nuit était brûlante. Il fallut huit jours
pour trouver à Vernon un répit dont ces malheureux avaient si grand
besoin.
 
Hommes et cavaliers, Vernon leur fut un véritable Paris. Bientôt
rafraîchis par deux jours de repos, ils gagnèrent Rouen, la capitale de
la Normandie, et Rouen les garda trois mois pour remplacer un régiment
de cuirassiers qui tenait garnison dans l’antique Évreux, sous les murs
hospitaliers de Saint-Taurin. Enfin toutes ces forces étant réparées,
hommes et bêtes en bon
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état, le jour vint où le commandant Martin,
faisant l’inspection de ses lanciers, les trouva si beaux et dans un
état si prospère :
 
— Enfants, dit-il, nous entrerons demain dans la capitale du Calvados.
La ville appartient à des magistrats qui nous feront bonne mine d’hôtes,
et j’espère que nous nous conduirons tous en honnêtes gens.
 
Le commandant ne haïssait pas les bonheurs d’une courte harangue. Il
était content d’avoir accompli toute sa tâche ; il se disait que l’heure
du repos était venue et que maintenant sa destinée était accomplie,
ayant renoncé à toute espérance d’avancement ; puis il se sentait chez
lui. Il chantonnait entre ses dents la chanson nationale :
 
<poem>
J’irai revoir ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour.</poem>
 
 
 
Ainsi songeant, ils entrèrent, en bon ordre et rendus à la discipline
austère, dans l’antique cité de Guillaume le Conquérant. La ville de
Caen est l’une des plus vieilles de la grande province. A chaque pas
vous rencontrez une maison curieuse et vous foulez une longue histoire.
La ville est sévère, et les habitants, silencieux, respectent le passage
des gens de guerre. Toutefois chaque habitant s’en vint sur le seuil de
son logis saluer ces nouveaux arrivés. Il y eut même (et c’étaient
des joies à n’en pas finir) plus d’un père et plus d’une mère qui
reconnurent leur fils le brigadier, leur fils le trompette ou le
sous-lieutenant. La troupe alors s’arrêtait un instant pour les
premières effusions ; puis les passants continuaient leur chemin aux
hennissements des chevaux, qui comprenaient enfin qu’ils étaient
arrivés. Le commandant allait cette fois le premier, cherchant, mais en
vain, quelque visage
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connu. Il entendit cependant à la fenêtre d’une
grande maison, gardée par une sentinelle, un cri de surprise et de joie,
et même il lui sembla qu’une main bienveillante envoyait à son adresse
un baiser qui se sentait dans les airs :
 
— Si c’était pour moi ! se disait le commandant.
 
Il se sentait déjà moins seul et moins perdu dans cette illustre cité,
où l’église et la magistrature, la science et le droit avaient posé
leurs tabernacles.
 
Ils arrivèrent ainsi à la porte de la caserne où les attendait
l’état-major du régiment.
 
— Soyez le bienvenu, commandant, disait le colonel, mais vous avez
diablement tardé ! nous sommes ici depuis quinze jours.
 
Ce colonel n’était pas un méchant homme ; il était un officier de
fortune. Il n’avait pas trouvé d’obstacle en son chemin : tout lui avait
réussi, et surtout la faveur des inspecteurs généraux, pas un de ces
messieurs ne voulant déranger un contentement si parfait. Il faut dire
aussi que ce colonel trop heureux était plus jeune de dix années que
le commandant Martin. Il n’avait pas dans tout son corps une seule
blessure ; il se portait à merveille, et M. son père lui faisait une
haute paye de deux cents louis, ce qui représente une grosse somme au
régiment le mieux tenu. Quand toutes les formalités furent accomplies,
chaque homme à sa place et le cheval à la provende, les officiers de
tout le régiment dînèrent ensemble, et les premiers arrivés portèrent la
santé des nouveaux venus.
 
— Nous voilà bien loin de Paris, disait le lieutenant Charlier, et Dieu
sait quand nous déjeunerons au café de la rue du Bac.
 
Alors chacun raconta son histoire, et, chose étrange, le
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commandant
Martin, le seul homme qui eut une histoire à raconter, ne la raconta
pas.
 
La fin de la soirée fut consacrée aux principaux fonctionnaires, non
moins qu’aux plus belles personnes de la ville de Caen. M. le premier
président d’Orival et Mme Morton, la jeune femme de l’avocat général,
furent cités pour leur hospitalité généreuse. Plusieurs jeunes gens,
d’une seule épaulette, plus redoutable que les épaulettes étoilées,
proclamèrent le nom des belles danseuses : Mlle Sophie et Mlle Marie,
enfants de l’Hôtel de ville, et la belle entre les belles, Mlle Amélie
avec sa sœur Aurore.
 
— Quant à moi, disait un sous-officier de la veille, je ne trouve rien
de plus charmant que Mlle Mariette, l’honneur et la grâce de la maison
du général de Beaulieu.
 
Et la conversation s’empara du général ; les uns disaient que c’était
l’un de nos meilleurs officiers généraux, les autres affirmaient qu’il
était dur et sans pitié.
 
— Il n’est pas juste.
 
— Il n’a fait de bien à personne.
 
— Il a brisé les plus belles carrières, disaient ceux-ci.
 
— Au contraire, affirmaient ceux-là, le général de Beaulieu est la bonté
même...
 
Au demeurant, les uns et les autres se rappelèrent qu’ils devaient le
lendemain leur première visite au général commandant la ville de Caen.
 
Le lendemain, sur le midi, à l’heure militaire, le colonel, suivi des
officiers en grande tenue, frappait à la porte de M. le lieutenant
général comte de Beaulieu. Ces messieurs furent reçus dans le grand
salon, orné d’une vieille tapisserie où l’on voyait l’histoire de
Macette. L’appartement était vaste et sombre. Le colonel présentait ses
officiers ; ceux-ci saluaient, et le général disait un mot agréable à
chacun. Quand vint le tour du comma
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ndant Martin, le colonel le présenta
au général en le nommant d’une voix brève :
 
— Et si vous n’avez pas reçu plus tôt la visite du régiment, mon
général, la faute en est au commandant, qui s’est fait attendre.
 
Ce manque inusité de courtoisie, à propos d’un tel homme en un pareil
moment, fut assez mal reçu dans toute la compagnie. Heureusement le
général, très brave homme et très juste en dépit de tous les discours,
s’approchant du commandant :
 
— A coup sur, lui dit-il, vous êtes l’officier Martin, le ressuscité
de Solférino. Faites-moi l’honneur de me donner la main. Si vous êtes
arrivé trop tard dans notre garnison, au moins vous avez ramené tout
votre monde, bêtes et gens, sans oublier le corbeau du régiment.
Vos devanciers ont laissé vingt hommes dans les hôpitaux civils et
militaires. Soyez donc le bienvenu, mon cher commandant. Mais comment
se fait-il qu’après vos belles actions d’Italie vous ayez été si mal
récompensé ? Je suis-là, Dieu merci, pour rappeler vos droits et vos
services. Comptez donc sur mon zèle et mon amitié.
 
Ces nobles paroles furent accueillies par un murmure approbateur.
 
— Mon général, répondit le commandant Martin, me voilà payé de toutes
mes peines. A quoi bon la récompense ? elle ne peut rien ajouter à
l’honneur que vous me faites. Tant pis pour moi, qui n’ai pas trouvé
pour me défendre et me protéger quelque protectrice à la mode. Elles
font les colonels, elles défont les capitaines.
 
Comme il achevait de parler, la gardienne du logis, se précipitant dans
le salon avec des cris joyeux, monta sur la table et couvrit le bon
Martin de ses plus vives tendresses. Sa joie allait jusqu’au spasme,
et, pour peu qu’on
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ne l’eût pas ménagée, elle touchait à la folie. Un
instant le général parut très étonné, mais il se remit bien vite.
 
— Pardieu, commandant, que disiez-vous de la cruauté des dames ? En voici
une qui vous compromet devant tout le monde, et vous pouvez en être
fier ; vous êtes le premier pour qui Mlle Zémire ait jamais montré une si
grande passion.
 
— Elle et moi, reprit Martin, nous avons déjeuné un jour au quai
d’Orsay, à la même table, et je suis bien content qu’elle ait daigné
s’en souvenir.
 
— Après la recommandation de ma fille, reprit le général, je n’en sais
pas de plus puissante que l’amitié de ma petite Zémire. Elle est la joie
de la maison.
 
Le colonel fut reconduit chez lui par tous les officiers, mais les vrais
saluts et les félicitations de ces braves gens s’adressèrent surtout à
leur exemple, à leur ami le commandant Martin. Cette fois donc justice
était rendue, et pas un ne s’étonna lorsqu’aux premiers jours de juillet
un officier d’ordonnance apporta sous un pli cacheté aux armes du
général l’invitation que voici :
 
« Mlle Louise et Zémire de Beaulieu et M. le général de Beaulieu prient
M. le ''colonel'' Martin de leur faire l’honneur de dîner, demain mardi, à
l’hôtel du général. »
 
Le lecteur a deviné que dans l’intervalle une grande amitié s’était
établie entre le colonel Martin et le général de Beaulieu. Le colonel
était reçu comme un ami de tous les jours, et c’était dans ce logis bien
tenu à qui s’empresserait de lui faire oublier son isolement. Quant
à s’inquiéter des sentiments qu’il pouvait inspirer à Mlle Louise de
Beaulieu, il ne s’en inquiétait pas le moins du monde. Il entourait la
jeune fille de ses meilleures déférences et de tous ses respects. Pensez
donc s’il fut
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étonné lorsque Mlle Mariette, l’interrogeant à la façon du
juge d’instruction :
 
— Nous voudrions savoir, Monsieur le colonel, dans quelles intentions
vous venez si souvent dans notre maison. Il serait temps de le dire,
surtout si c’est notre jeune demoiselle qui vous attire. A vous parler
franchement, il ne dépend que de vous d’obtenir la main de Mlle de
Beaulieu. Il nous a semblé que vous n’étiez pas mal vu de Mlle Louise,
et que votre mariage serait facile avec elle, n’était le chagrin que son
père en ressentirait.
 
A cette déclaration inattendue, qui fut bien étonné ? Le bon Martin. Il
resta quelque temps confondu et pénétré du bonheur qui l’épouvantait.
Mais enfin, d’une voix très émue il répondit :
 
— Pensez-vous donc, Mademoiselle Mariette, que je pourrais oublier
la dette que j’ai contractée envers le général de Beaulieu, mon
bienfaiteur, en lui dérobant le cœur de sa fille ? Je serais son père,
avec plusieurs années par-dessus le marché. Non, non, à Dieu ne plaise
que j’oublie ainsi tous mes devoirs ! Moindre est mon ambition, et
cependant j’ai bien peur qu’elle ne soit encore au-dessus de mes
espérances. Maintenant que j’ai de quoi vivre, avec un beau grade, il me
semble que je pourrais obtenir la main d’une belle fille de Normandie,
avenante et bonne, qui me permettrait de l’aimer et peut-être aussi de
fonder une famille avec son aide et sa protection. Vous m’avez raconté
plusieurs fois, Mariette, que du chef de votre père et de votre mère
vous étiez propriétaire d’une ferme à dix lieues d’ici. Ajoutée à mes
pensions, qui seront réglées avant peu, cette ferme est une fortune.
Enfin, si vous êtes plus jeune que moi, je puis du moins, sans trahir
les lois naturelles, solliciter une si belle union.
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Il parlait encore ; en ce moment parut Louise au bras de son père et, les
voyant qui se tenaient par la main, Mlle de Beaulieu comprit toutes les
choses qu’ils venaient de se dire. Elle passa tour à tour d’une grande
pâleur à l’incarnat de la pivoine, et pour cacher sa rougeur elle se
jeta dans les bras de son père. Alors, prenant son courage à deux mains,
le colonel Martin, tête nue et debout :
 
— Mon général, dit-il, avec la permission de sa jeune maîtresse,
accordez-moi la main de Mlle Mariette. Elle ne m’a rien dit encore ;
c’est la première fois que je lui parle mariage, et cependant je sais
qu’elle ne me refusera pas d’unir sa destinée à celle d’un officier de
fortune.
 
On eût pu voir en ce moment, sur le visage du général, un contentement
qu’il ne cherchait pas à cacher.
 
— Qu’il soit fait ainsi que vous le désirez, mon cher camarade. Apprenez
que je marie en même temps Mlle de Beaulieu avec son cousin le comte
d’Escars, un des plus beaux noms de France, et j’en suis bien heureux.
 
Le mariage de Mariette et du colonel Martin fut un mariage à la
hussarde. On y mit de part et d’autre un grand empressement. L’église et
le régiment firent de leur mieux pour cette heureuse cérémonie. On eût
dit que le ciel même avait voulu sa part dans ces justes noces.
Depuis tantôt trois mois le soleil brûlait la plaine, et la terre, au
désespoir, subissait nuit et jour des astres implacables. Les premières
gouttes de la pluie, appelée à grand renfort de prières, tombèrent
juste au moment où Mariette, au bras du général, touchait le seuil de
Saint-Étienne. Alors la fiancée, avec un geste pieux, offrit son voile à
la pluie et le consacra, tout mouillé, à la Vierge de la chapelle où
fut béni son mariage. Oh ! la charmante offrande ! Il y avait encore à
sa couronne de la salutaire rosée, et plus d’un parmi le peuple,
aujourd’
==[[Page:Janin - Contes, nouvelles et récits, 1885.djvu/150]]==
hui, vous racontera que cette couronne d’oranger offerte à
la sainte Vierge a décidé du grand orage. Il grondait terrible et
fulgurant, lorsque Mariette et son mari montèrent dans le chariot
de leur fermier, pour se rendre à leur maison des champs. Comme ils
longeaient la rue où le général les avait précédés, Louise apparut,
tenant dans ses bras la petite Zémire et disant :
 
— Je ne veux pas séparer ces trois êtres, désormais inséparables. Adieu,
ma bonne Mariette, embrassez-moi ; et vous, Monsieur le colonel, ayez
grand soin de Zémire et de ma sœur de lait.
 
La pluie, en cet adieu, tombait à verse, et Louise en toute hâte rentra
dans la maison paternelle. Mariette et son mari firent un beau voyage
à travers ces plaines, par ces collines vivifiées et ranimées. L’écho
redisait, joyeux, le bruit de ce tonnerre heurtant le nuage et le
précipitant sur la maison à demi brûlée. A chaque pas se relevait la
plante ; on entendait dans le sillon le bœuf aspirer de ses naseaux la
fraîcheur de ces belles ondées. L’oiseau chantait son cantique à la
Providence ; au-devant de l’orage accouraient tête nue le laboureur, le
vigneron, le jardinier, rendant grâce à la saison clémente, et la joie
universelle et l’orage allaient grandissant toujours. Le sol fécondé
s’enivrait de la divine rosée ; on entendait déjà bruire entre ses rives
rajeunies le ruisseau tari si longtemps. La bénédiction de là-haut
s’unissait aux bénédictions d’ici-bas.
 
Mariette et son mari, silencieux et charmés, s’enivraient de ce grand
miracle. Ils ne disaient rien, se disant tant de choses ; ils avaient
oublié même Zémire. Elle perdit toute patience, et fit un appel à ses
deux compagnons. Ils s’aperçurent alors qu’elle portait, en guise de
collier, le bracelet favori de Mlle de Beaulieu.
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Comme ils gravissaient la dernière montagne et qu’ils approchaient de
l’humble maison où leur destinée allait s’accomplir, soudain un grand
corbeau, les ailes étendues, et partageant la joie universelle, entoura
de trois grands cercles le char rustique.
 
— Il m’a semblé, disait Martin, reconnaître un ancien ami, don Corbeau ?
Le voilà bien content d’échapper à l’amitié de MM. du 3e lanciers...
 
En effet, c’était don Corbeau. Il chantait d’une voix rauque, à la
nature entière, un cantique d’actions de grâces.
 
— Il est parti à notre droite, et c’est d’un bon présage, disait le
colonel à sa jeune femme.
 
Ils arrivèrent enfin dans cet enclos voisin de la ferme.
 
— On y peut nourrir deux vaches et un petit cheval, disait Mariette.
 
A peine entrés chez eux, l’orage, qui s’était un peu calmé, recommença
de plus belle, et les torrents desséchés se montrèrent plus limpides
que jamais. Debout à sa fenêtre, et tout pénétré de bonheur, Martin
contemplait ces glorieuses tempêtes, et s’abandonnait doublement au
bonheur de la sécurité présente, à tous les bonheurs de l’avenir.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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