« Bouvard et Pécuchet/Chapitre VI » : différence entre les versions

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Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades et le lendemain, la proclamation de la République fut affichée sur la mairie. Ce grand événement stupéfia les bourgeois. Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d'appel, la Cour des Comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l'Ordre des avocats, le Conseil d'État, l'Université, les généraux et M. de la Rochejacquelein lui-même donnaient leur adhésion au Gouvernement Provisoire, les poitrines se desserrèrent ;et comme à Paris on plantait des arbres de la liberté, le Conseil municipal décida qu'il en fallait à Chavignolles. Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du Peuple quant à Pécuchet, la chute de la Royauté confirmait trop ses prévisions pour qu'il ne fût pas content. Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui bordaient la prairie au- dessous de la Butte, et le transporta jusqu'au << Pas de la Vaque >>, à l'entrée du bourg, endroit désigné. Avant l'heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège. Un tambour retentit, une croix d'argent se montra ; ensuite, parurent deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l'étole, le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de chœur l'escortaient, un cinquième portait le seau pour l'eau bénite, et le sacristain le suivait. Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni de bandelettes tricolores. On voyait en face le maire et ses deux adjoints Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, Vaucorbeil, Coulon le juge de paix, bonhomme à figure somnolente ; Heurtaux s'était coiffé d'un bonnet de police et Alexandre Petit le nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal sabre au poing, formaient un seul rang ; de l'autre côté brillaient les plaques blanches de quelques vieux shakos du temps de La Fayette cinq ou six, pas plus, la garde nationale étant tombée en désuétude à Chavignolles. Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des gamins, se tassaient par derrière ;et Placquevent, le garde champêtre, haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se promenant les bras croisés. L'allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même circonstance. Après avoir tonné contre les Rois, il glorifia la République. Ne dit-on pas la République des Lettres, la République chrétienne ? Quoi de plus innocent que l'une, de plus beau que l'autre ? Jésus-Christ formula notre sublime devise ; l'arbre du peuple c'était l'arbre de la Croix. Pour que la Religion donne ses fruits, elle a besoin de la charité et au nom de la charité, l'ecclésiastique conjura ses frères de ne commettre aucun désordre, de rentrer chez eux, paisiblement. Puis, il aspergea l'arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu.
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<< Qu'il se développe et qu'il nous rappelle l'affranchissement de toute servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l'ombrage de ses rameaux ! Amen ! >>
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Des voix répétèrent Amen et après un battement de tambour, le clergé, poussant un Te Deum, reprit le chemin de l'église. Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un hommage rendu à leurs principes. Bouvard et Pécuchet trouvaient qu'on aurait dû les remercier pour leur cadeau, y faire une allusion, tout au moins ;et ils s'en ouvrirent à Faverges et au docteur. Qu'importaient de pareilles misères ! Vaucorbeil était charmé de la Révolution, le Comte aussi. Il exécrait les d'Orléans. On ne les reverrait plus ; bon voyage ! Tout pour le peuple, désormais ! et suivi de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé. Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l'aubergiste, vexé par la cérémonie, ayant peur d'une émeute ;et instinctivement il se retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le Capitaine, l'insuffisance de Girbal, et la mauvaise tenue de ses hommes. Des ouvriers passèrent sur la route, en chantant la Marseillaise. Gorju, au milieu d'eux, brandissait une canne ; Petit les escortait, l'oeil animé.
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<< Je n'aime pas cela ! >> dit Marescot, << on vocifère, on s'exalte ! >>
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<< Eh bon Dieu ! >> reprit Coulon, << il faut que jeunesse s'amuse ! >> Foureau soupira. << Drôle d'amusement ! et puis la guillotine, au bout ! >> Il avait des visions d'échafaud, s'attendait à des horreurs. Chavignolles reçut le contrecoup des agitations de Paris. Les bourgeois s'abonnèrent à des journaux. Le matin, on s'encombrait au bureau de la poste, et la directrice ne s'en fût pas tirée sans le Capitaine, qui l'aidait, quelquefois. Ensuite, on restait sur la Place, à causer. La première discussion violente eut pour objet la Pologne. Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la délivrât. M. de Faverges pensait autrement.
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<< De quel droit irions-nous là-bas ? C'était déchaîner l'Europe contre nous. Pas d'imprudence ! >> Et tout le monde l'approuvant, les deux Polonais se turent. Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin. Foureau riposta par les 45 centimes. Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l'esclavage.
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<< Qu'est-ce que ça me fait, l'esclavage ! >>
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<< Eh bien, et l'abolition de la peine de mort, en matière politique ? >>
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<< Parbleu ! >> reprit Foureau ; << on voudrait tout abolir. Cependant qui sait ? Les locataires déjà, se montrent d'une exigence ! >>
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<< Tant mieux ! >> les propriétaires selon Pécuchet étaient favorisés. << Celui qui possède un immeuble... >>
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Foureau et Marescot l'interrompirent, criant qu'il était un communiste.
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<< Moi ? communiste ! >>
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Et tous parlaient à la fois, quand Pécuchet proposa de fonder un club ! Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n'en verrait à Chavignolles. Ensuite, Gorju réclama des fusils pour la garde nationale l'opinion l'ayant désigné comme instructeur. Les seuls fusils qu'il y eût étaient ceux des pompiers. Girbal y tenait. Foureau ne se souciait pas d'en délivrer. Gorju le regarda.
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<< On trouve, pourtant, que je sais m'en servir >> car il joignait à toutes ses industries celle du braconnage et souvent M. le maire et l'aubergiste lui achetaient un lièvre ou un lapin.
 
<< Ma foi ! prenez-les ! >> dit Foureau. Le soir même, on commença les exercices. C'était sur la pelouse, devant l'église. Gorju en bourgeron bleu, une cravate autour des reins, exécutait les mouvements d'une façon automatique. Sa voix, quand il commandait, était brutale.
 
<< Rentrez les ventres ! >> Et tout de suite, Bouvard s'empêchant de respirer, creusait son abdomen, tendait la croupe.
 
<< On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu ! >>
 
Pécuchet confondait les files et les rangs, demi-tour à droite, demi-tour à gauche ; mais le plus lamentable était l'instituteur : débile et de taille exiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous le poids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins. On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers crasseux, de vieux habits d'uniforme trop courts, laissant voir la chemise sur les flancs ;et chacun prétendait << n'avoir pas le moyen de faire autrement >>. Une souscription fut ouverte pour habiller les plus pauvres. Foureau lésina, tandis que des femmes se signalèrent. Mme Bordin offrit cinq francs, malgré sa haine de la République. M. de Faverges équipa douze hommes ; et ne manquait pas à la manœuvre. Puis il s'installait chez l'épicier et payait des petits verres au premier venu. Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après les ouvriers. On briguait l'avantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles. Ceux du canton, pour la plupart, étaient tisserands. D'autres travaillaient dans les manufactures d'indiennes, ou à une fabrique de papiers, nouvellement établie. Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait boire les intimes chez Mme Castillon. Mais les paysans étaient plus nombreux ; et les jours de marché, M. de Faverges se promenant sur la Place, s'informait de leurs besoins, tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre, comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement, pourvu qu'on diminuât les impôts. A force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu'on le porterait à l'Assemblée. M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant à ne pas se compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot. Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi un rustre, un crétin. Le docteur s'en indigna. Fruit sec des concours, il regrettait Paris et c'était la conscience de sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Une carrière plus vaste allait se développer quelle revanche ! Il rédigea une profession de foi et vint la lire à messieurs Bouvard et Pécuchet. Ils l'en félicitèrent ; leurs doctrines étaient les mêmes. Cependant, ils écrivaient mieux, connaissaient l'histoire, pouvaient aussi bien que lui figurer à la Chambre. Pourquoi pas ? Mais lequel devait se présenter ? Et une lutte de délicatesse s'engagea. Pécuchet préférait à lui-même, son ami.
 
<< Non ! non, ça te revient ! tu as plus de prestance ! >>
 
<< Peut-être >> répondait Bouvard << mais toi plus de toupet ! >>
 
Et sans résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans de conduite. Ce vertige de la députation en avait gagné d'autres. Le Capitaine y rêvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde ; et l'instituteur aussi, dans son école, et le curé aussi entre deux prières tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en train de dire : << Faites, ô mon Dieu ! que je sois député ! >> Le Docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux, et lui exposa les chances qu'il avait. Le capitaine n'y mit pas de façons. Vaucorbeil était connu sans doute ; mais peu chéri de ses confrères, et spécialement des pharmaciens. Tous clabauderaient contre lui ; le peuple ne voulait pas d'un Monsieur ; ses meilleurs malades le quitteraient ;et ayant pesé ces arguments, le médecin regretta sa faiblesse. Dès qu'il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux militaires on s'oblige ! Mais le garde champêtre, tout dévoué à Foureau, refusa net de le servir. Le curé démontra à M. de Faverges que l'heure n'était pas venue. Il fallait donner à la République le temps de s'user. Bouvard et Pécuchet représentèrent à Gorju qu'il ne serait jamais assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois, l'emplirent d'incertitudes, lui ôtèrent toute confiance. Petit, par orgueil, avait laissé voir son désir. Beljambe le prévint que s'il échouait, sa destitution était certaine. Enfin, Monseigneur ordonna au curé de se tenir tranquille. Donc, il ne restait que Foureau. Bouvard et Pécuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volonté pour les fusils, son opposition au club, ses idées rétrogrades, son avarice ;et même persuadèrent à Gouy qu'il voulait rétablir l'ancien régime. Si vague que fût cette chose-là pour le paysan, il l'exécrait d'une haine accumulée dans l'âme de ses aïeux, pendant dix siècles et il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme, beaux-frères, cousins, arrière-neveux, une horde. Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la démolition de M. le maire ; et le terrain ainsi déblayé, Bouvard et Pécuchet, sans que personne s'en doutât, pouvaient réussir. Ils tirèrent au sort pour savoir qui se présenterait. Le sort ne trancha rien et ils allèrent consulter là-dessus, le docteur. Il leur apprit une nouvelle. Flacardoux, rédacteur du Calvados, avait déclaré sa candidature. La déception des deux amis fut grande ; chacun, outre la sienne, ressentait celle de l'autre. Mais la Politique les échauffait. Le jour des élections, ils surveillèrent les urnes. Flacardoux l'emporta. M. le comte s'était rejeté sur la garde nationale, sans obtenir l'épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginèrent de nommer Beljambe. Cette faveur du public, bizarre et imprévue, consterna Heurtaux. Il avait négligé ses devoirs, se bornant à inspecter parfois les manœuvres, et émettre des observations. N'importe ! Il trouvait monstrueux qu'on préférât un aubergiste à un ancien Capitaine de l'Empire et il dit, après l'envahissement de la Chambre au 15 mai : << Si les grades militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne m'étonne plus de ce qui arrive ! >> La Réaction commençait. On croyait aux purées d'ananas de Louis Blanc, au lit d'or de Flocon, aux orgies royales de Ledru-Rollin et comme la province prétend connaître tout ce qui se passe à Paris, les bourgeois de Chavignolles ne doutaient pas de ces inventions, et admettaient les rumeurs les plus absurdes. M. de Faverges, un soir, vint trouver le curé pour lui apprendre l'arrivée en Normandie du Comte de Chambord. Joinville, d'après Foureau, se disposait avec ses marins, à vous réduire les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte serait consul. Les fabriques chômaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient dans la campagne. Un dimanche (c'était dans les premiers jours de juin) un gendarme, tout à coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d'Acqueville, Liffard, Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient sur Chavignolles. Les auvents se fermèrent, le Conseil municipal s'assembla ;et résolut, pour prévenir des malheurs, qu'on ne ferait aucune résistance. La gendarmerie fut même consignée, avec l'injonction de ne pas se montrer. Bientôt on entendit comme un grondement d'orage. Puis le chant des Girondins ébranla les carreaux ;et des hommes, bras dessus bras dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux, en sueur, dépenaillés. Ils emplissaient la Place. Un grand brouhaha s'élevait. Gorju et deux compagnons entrèrent dans la salle. L'un était maigre et à figure chafouine avec un gilet de tricot, dont les rosettes pendaient. L'autre noir de charbon un mécanicien sans doute avait les cheveux en brosse, de gros sourcils, et des savates de lisière. Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur l'épaule. Tous les trois restaient debout et les Conseillers, siégeant autour de la table couverte d'un tapis bleu, les regardaient, blêmes d'angoisse.
 
<< Citoyens ! >> dit Gorju << il nous faut de l'ouvrage ! >>
 
Le maire tremblait ; la voix lui manqua. Marescot répondit à sa place, que le Conseil aviserait immédiatement ;et les compagnons étant sortis, on discuta plusieurs idées. La première fut de tirer du caillou. Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d'Angleville à Tournebu. Celui de Bayeux rendait absolument le même service. On pouvait curer la mare ? ce n'était pas un travail suffisant ! ou bien creuser une seconde mare ! mais à quelle place ? Langlois était d'avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas d'inondation mieux valait, selon Beljambe, défricher les bruyères. Impossible de rien conclure ! Pour calmer la foule, Coulon descendit sur le péristyle, et annonça qu'ils préparaient des ateliers de charité.
 
<< La charité ? Merci ! >> s'écria Gorju. << A bas les aristos ! Nous voulons le droit au travail ! >>
 
C'était la question de l'époque. Il s'en faisait un moyen de gloire. On applaudit. En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pécuchet avait entraîné jusque-là et ils engagèrent une conversation. Rien ne pressait ; la mairie était cernée. Le Conseil n'échapperait pas.
 
<< Où trouver de l'argent ? << disait Bouvard.
 
<< Chez les riches ! D'ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux. >>
 
<< Et si on n'a pas besoin de travaux ? >>
 
<< On en fera, par avance ! >>
 
<< Mais les salaires baisseront ! >> riposta Pécuchet. << Quand l'ouvrage vient à manquer, c'est qu'il y a trop de produits ! et vous réclamez pour qu'on les augmente ! >>
 
Gorju se mordait la moustache.
 
<< Cependant... avec l'organisation du travail... >>
 
<< Alors le gouvernement sera le maître ? >>
 
Quelques-uns, autour d'eux, murmurèrent : << Non ! non ! plus de maîtres ! >>
 
Gorju s'irrita.
 
<< N'importe ! on doit fournir aux travailleurs un capital ou bien instituer le crédit ! >>
 
<< De quelle manière ? >>
 
<< Ah ! je ne sais pas ! mais on doit instituer le crédit ! >>
 
<< En voilà assez >> dit le mécanicien ; << ils nous embêtent, ces farceurs-là ! >> Et il gravit le perron, déclarant qu'il enfoncerait la porte. Placquevent l'y reçut, le jarret droit fléchi, les poings serrés.
 
<< Avance un peu ! >>
 
Le mécanicien recula. Une nuée de la foule parvint dans la salle ; tous se levèrent, ayant envie de s'enfuir. Le secours de Falaise n'arrivait pas ! On déplorait l'absence de M. le Comte. Marescot tortillait une plume. Le père Coulon gémissait. Heurtaux s'emporta pour qu'on fît donner les gendarmes.
 
<< Commandez-les ! >> dit Foureau.
 
<< Je n'ai pas d'ordre. >>
 
Le bruit redoublait, cependant. La Place était couverte de monde ;et tous observaient le premier étage de la mairie, quand à la croisée du milieu, sous l'horloge, on vit paraître Pécuchet. Il avait pris adroitement l'escalier de service ;et voulant faire comme Lamartine, il se mit à haranguer le peuple : << Citoyens ! >>
 
Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de prestige. L'homme au tricot l'interpella : << Est-ce que vous êtes ouvrier ? >>
 
<< Non. >>
 
<< Patron, alors ? >>
 
<< Pas davantage ! >>
 
<< Eh bien, retirez-vous ! >>
 
<< Pourquoi ? << reprit fièrement Pécuchet. Et aussitôt, il disparut dans l'embrasure, empoigné par le mécanicien. Gorju vint à son aide.
 
<< Laisse-le ! c'est un brave ! >>
 
Ils se colletaient. La porte s'ouvrit, et Marescot sur le seuil, proclama la décision municipale. Hurel l'avait suggérée. Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui mènerait au château de Faverges. C'était un sacrifice que s'imposait la commune dans l'intérêt des travailleurs. Ils se dispersèrent. En rentrant chez eux, Bouvard et Pécuchet eurent les oreilles frappées par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin poussaient des exclamations, la veuve criait plus fort, et à leur aspect :
 
<< Ah ! c'est bien heureux ! depuis trois heures que je vous attends ! mon pauvre jardin ! plus une seule tulipe ! des cochonneries partout, sur le gazon ! Pas moyen de le faire démarrer. >>
 
<< Qui cela ? >>
 
<< Le père Gouy ! >>
 
Il était venu avec une charrette de fumier et l'avait jetée tout à vrac au milieu de l'herbe.
 
<< Il laboure maintenant ! Dépêchez-vous pour qu'il finisse ! >>
 
<< Je vous accompagne ! >> dit Bouvard. Au bas des marches, en dehors, un cheval dans les brancards d'un tombereau mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frôlant les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododendron, abattu les dahlias et des mottes de fumier noir, comme des taupinières, bosselaient le gazon. Gouy le bêchait avec ardeur. Un jour, Mme Bordin avait dit négligemment qu'elle voulait le retourner. Il s'était mis à la besogne, et malgré sa défense continuait. C'est de cette manière qu'il entendait le droit au travail, le discours de Gorju lui ayant tourné la cervelle. Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard. Mme Bordin, comme dédommagement, ne paya pas sa main-d'œuvre et garda le fumier. Elle était judicieuse, l'épouse du médecin et même celle du notaire, bien que d'un rang supérieur, la considéraient. Les ateliers de charité durèrent une semaine. Aucun trouble n'advint. Gorju avait quitté le pays. Cependant la garde nationale était toujours sur pied ; le dimanche une revue, promenades militaires, quelquefois et chaque nuit des rondes. Elles inquiétaient le village. On tirait les sonnettes des maisons, par facétie ; on pénétrait dans les chambres où des époux ronflaient sur le même traversin ; alors on disait des gaudrioles ; et le mari se levant allait vous chercher des petits verres. Puis on revenait au corps de garde, jouer un cent de dominos ; on y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire qui s'ennuyait à la porte l'entrebâillait à chaque minute. L'indiscipline régnait, grâce à la mollesse de Beljambe. Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le monde fut d'accord pour << voler au secours de Paris >>, mais Foureau ne pouvait quitter la mairie, Marescot son étude, le Docteur sa clientèle, Girbal ses pompiers. M. de Faverges était à Cherbourg. Beljambe s'alita. Le capitaine grommelait : << On n'a pas voulu de moi, tant pis ! >> et Bouvard eut la sagesse de retenir Pécuchet. Les rondes dans la campagne furent étendues plus loin. Des paniques survenaient, causées par l'ombre d'une meule, ou les formes des branches ; une fois, tous les gardes nationaux s'enfuirent. Sous le clair de la lune, ils avaient aperçu dans un pommier, un homme avec un fusil et qui les tenait en joue. Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille faisant halte sous la hêtrée entendit quelqu'un devant elle.
 
<< Qui vive ? >>
 
Pas de réponse ! On laissa l'individu continuer sa route, en le suivant à distance, car il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tête mais quand on fut dans le village, à portée des secours, les douze hommes du peloton, tous à la fois se précipitèrent sur lui, en criant : << Vos papiers ! >> Ils le houspillaient, l'accablaient d'injures. Ceux du corps de garde étaient sortis. On l'y traîna ;et à la lueur de la chandelle brûlant sur le poêle, on reconnut enfin Gorju. Un méchant paletot de lasting craquait à ses épaules. Ses orteils se montraient par les trous de ses bottes. Des éraflures et des contusions faisaient saigner son visage. Il était amaigri prodigieusement, et roulait des yeux, comme un loup. Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la hêtrée, ce qu'il revenait faire à Chavignolles, l'emploi de son temps, depuis six semaines. Ca ne les regardait pas. Il était libre. Placquevent le fouilla pour découvrir des cartouches. On allait provisoirement le coffrer. Bouvard s'interposa.
 
<< Inutile ! >> reprit le maire << on connaît vos opinions. >>
 
<< Cependant ? ... >>
 
<< Ah ! prenez garde, je vous en avertis ! Prenez garde. >>
 
Bouvard n'insista plus. Gorju alors, se tourna vers Pécuchet : << Et vous, patron, vous ne dites rien ? >>
 
Pécuchet baissa la tête, comme s'il eût douté de son innocence. Le pauvre diable eut un sourire d'amertume.
 
<< Je vous ai défendu, pourtant ! >>
 
Au petit jour, deux gendarmes l'emmenèrent à Falaise. Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamné par la correctionnelle à trois mois de prison, pour délit de paroles tendant au bouleversement de la société. De Falaise, il écrivit à ses anciens maîtres de lui envoyer prochainement un certificat de bonne vie et mœurs et leur signature devant être légalisée par le maire ou par l'adjoint, ils préférèrent demander ce petit service à Marescot. On les introduisit dans une salle à manger, que décoraient des plats de vieille faïence. Une horloge de Boulle occupait le panneau le plus étroit. Sur la table d'acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes, une théière, des bols. Mme Marescot traversa l'appartement dans un peignoir de cachemire bleu. C'était une Parisienne qui s'ennuyait à la campagne. Puis le notaire entra, une toque à la main, un journal de l'autre ;et tout de suite, d'un air aimable, il apposa son cachet bien que leur protégé fût un homme dangereux.
 
<< Vraiment >> dit Bouvard, << pour quelques paroles ! ... >>
 
<< Quand la parole amène des crimes, cher monsieur, permettez ! >>
 
<< Cependant >> reprit Pécuchet, << quelle démarcation établir entre les phrases innocentes et les coupables ? Telle chose défendue maintenant sera par la suite applaudie >>. Et il blâma la manière féroce dont on traitait les insurgés. Marescot allégua naturellement la défense de la Société, le Salut Public, loi suprême.
 
<< Pardon ! >> dit Pécuchet, << le droit d'un seul est aussi respectable que celui de tous et vous n'avez rien à lui objecter que la force s'il retourne contre vous l'axiome. >> Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils dédaigneusement. Pourvu qu'il continuât à faire des actes, et à vivre au milieu de ses assiettes, dans son petit intérieur confortable, toutes les injustices pouvaient se présenter sans l'émouvoir. Les affaires le réclamaient. Il s'excusa. Sa doctrine du salut public les avait indignés. Les conservateurs parlaient maintenant comme Robespierre. Autre sujet d'étonnement : Cavaignac baissait. La garde mobile devint suspecte. Ledru-Rollin s'était perdu, même dans l'esprit de Vaucorbeil. Les débats sur la Constitution n'intéressèrent personne ;et au 10 décembre, tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte. Les six millions de voix refroidirent Pécuchet à l'encontre du peuple ;et Bouvard et lui étudièrent la question du suffrage universel. Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir d'intelligence. Un ambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme un troupeau, les électeurs n'étant pas même contraints de savoir lire ;c'est pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant de fraudes dans l'élection présidentielle.
 
<< Aucune >>, reprit Bouvard, << je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommade Dupuytren, l'eau des châtelaines, etc. ! Ces nigauds forment la masse électorale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire avec des lapins trois mille livres de rentes ? C'est qu'une agglomération trop nombreuse est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les germes de bêtise qu'elle contient se développent et il en résulte des effets incalculables. >>
 
<< Ton scepticisme m'épouvante ! >> dit Pécuchet. Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de Faverges, qui leur apprit l'expédition de Rome. On n'attaquerait pas les Italiens. Mais il nous fallait des garanties. Autrement, notre influence était ruinée. Rien de plus légitime que cette intervention. Bouvard écarquilla les yeux.
 
<< A propos de la Pologne, vous souteniez le contraire ? >>
 
<< Ce n'est plus la même chose ! >>
 
Maintenant, il s'agissait du Pape. Et M. de Faverges en disant : << Nous voulons, nous ferons, nous comptons bien >> représentait un groupe. Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du grand. La plèbe en somme, valait l'aristocratie. Le droit d'intervention leur semblait louche. Ils en cherchèrent les principes dans Calvo, Martens, Vattel ;et Bouvard conclut :
 
<< On intervient pour remettre un prince sur le trône, pour affranchir un peuple ou par précaution, en vue d'un danger. Dans les deux cas, c'est un attentat au droit d'autrui, un abus de la force, une violence hypocrite ! >>
 
<< Cependant >>, dit Pécuchet, << les peuples comme les hommes sont solidaires. >>
 
<< Peut-être ! >> Et Bouvard se mit à rêver. Bientôt commença l'expédition de Rome à l'intérieur. En haine des idées subversives, l'élite des bourgeois parisiens, saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l'ordre se formait. Il avait pour chefs dans l'arrondissement, M. le comte, Foureau, Marescot et le curé. Tous les jours, vers quatre heures, ils se promenaient d'un bout à l'autre de la Place, et causaient des événements. L'affaire principale était la distribution des brochures. Les titres ne manquaient pas de saveur : Dieu le voudra les Partageux Sortons du gâchis Où allons-nous ? Ce qu'il y avait de plus beau, c'était les dialogues en style villageois, avec des jurons et des fautes de français, pour élever le moral des paysans. Par une loi nouvelle, le colportage se trouvait aux mains des préfets et on venait de fourrer Proudhon à Sainte-Pélagie immense victoire. Les arbres de la liberté furent abattus généralement. Chavignolles obéit à la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son peuplier sur une brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmes ;et on offrit la souche à M. le Curé qui l'avait béni, pourtant ! quelle dérision ! L'instituteur ne cacha pas sa manière de penser. Bouvard et Pécuchet l'en félicitèrent un jour qu'ils passaient devant sa porte. Le lendemain, il se présenta chez eux. A la fin de la semaine, ils lui rendirent sa visite. Le jour tombait ; les gamins venaient de partir, et le maître d'école en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme coiffée d'un madras allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupe ; un mioche hideux jouait par terre, à ses pieds ; l'eau du savonnage qu'elle faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison.
 
<< Vous voyez >> dit l'instituteur<< comme le gouvernement nous traite ! >> Et tout de suite, il s'en prit à l'infâme capital. Il fallait le démocratiser, affranchir la matière !
 
<< Je ne demande pas mieux ! >> dit Pécuchet. Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l'assistance.
 
<< Encore un droit ! >> dit Bouvard. N'importe ! le Provisoire avait été mollasse, en n'ordonnant pas la Fraternité.
 
<< Tâchez donc de l'établir ! >>
 
Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement à sa femme de monter un flambeau dans son cabinet. Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraits lithographiés des orateurs de la gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau de sapin. On avait pour s'asseoir une chaise, un tabouret et une vieille caisse à savon ; il affectait d'en rire. Mais la misère plaquait ses joues, et ses tempes étroites dénotaient un entêtement de bélier, un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait.
 
<< Voilà d'ailleurs ce qui me soutient ! >> C'était un amas de journaux, sur une planche et il exposa en paroles fiévreuses les articles de sa foi : désarmement des troupes, abolition de la magistrature, égalité des salaires, niveau moyens par lesquels on obtiendrait l'âge d'or, sous la forme de la République avec un dictateur à la tête, un gaillard pour vous mener ça, rondement ! Puis, il atteignit une bouteille d'anisette, et trois verres, afin de porter un toast au Héros, à l'immortelle victime, au grand Maximilien ! Sur le seuil, la robe noire du curé parut. Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l'instituteur, et lui dit presque à voix basse :
 
<< Notre affaire de Saint-Joseph, où en est-elle ? >>
 
<< Ils n'ont rien donné ! >> reprit le maître d'école.
 
<< C'est de votre faute ! >>
 
<< J'ai fait ce que j'ai pu ! >>
 
<< Ah ! vraiment ? >>
 
Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit se rasseoir ; et s'adressant au curé : << Est-ce tout ? >>
 
L'abbé Jeufroy hésita ;puis, avec un sourire qui tempérait sa réprimande : << On trouve que vous négligez un peu l'histoire sainte. >>
 
<< Oh ! l'histoire sainte ! >> reprit Bouvard.
 
<< Que lui reprochez-vous, monsieur ? >>
 
<< Moi ? rien ! Seulement il y a peut-être des choses plus utiles que l'anecdote de Jonas et les rois d'Israël ! >>
 
<< Libre à vous ! >>> répliqua sèchement le prêtre et sans souci des étrangers, ou à cause d'eux : << L'heure du catéchisme est trop courte ! >>
 
Petit leva les épaules.
 
<< Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires ! >>
 
Les dix francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de sa place. Mais la soutane l'exaspérait.
 
<< Tant pis, vengez-vous ! >>
 
<< Un homme de mon caractère ne se venge pas ! >> dit le prêtre, sans s'émouvoir.
 
<< Seulement, Je vous rappelle que la loi du 15 mars nous attribue la surveillance de l'instruction primaire. >>
 
<< Eh ! je le sais bien ! >> s'écria l'instituteur.
 
<< Elle appartient même aux colonels de gendarmerie ! Pourquoi pas au garde-champêtre ! ce serait complet ! >> Et il s'affaissa sur l'escabeau, mordant son poing, retenant sa colère, suffoqué par le sentiment de son impuissance. L'ecclésiastique le toucha légèrement sur l'épaule.
 
<< Je n'ai pas voulu vous affliger, mon ami ! Calmez- vous ! Un peu de raison ! Voilà Pâques bientôt ; j'espère que vous donnerez l'exemple, en communiant avec les autres. >>
 
<< Ah c'est trop fort ! moi ! moi ! me soumettre à de pareilles bêtises ! >>
 
Devant ce blasphème le curé pâlit. Ses prunelles fulguraient. Sa mâchoire tremblait.
 
<< Taisez-vous, malheureux ! taisez-vous ! Et c'est sa femme qui soigne les linges de l'église ! >>
 
<< Eh bien ? quoi ? Qu'a-t-elle fait ? >>
 
<< Elle manque toujours la messe ! Comme vous, d'ailleurs ! >>
 
<< Eh ! on ne renvoie pas un maître d'école, pour ça ! >>
 
<< On peut le déplacer ! >>
 
Le prêtre ne parla plus. Il était au fond de la pièce, dans l'ombre. Petit, la tête sur la poitrine, songeait. Ils arriveraient à l'autre bout de la France, leur dernier sou mangé par le voyage ;et il retrouverait là-bas sous des noms différents, le même curé, le même recteur, le même préfet ! tous, jusqu'au ministre, étaient comme les anneaux de sa chaîne accablante ! Il avait reçu déjà un avertissement, d'autres viendraient. Ensuite ? et dans une sorte d'hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au dos, ceux qu'il aimait près de lui, la main tendue vers une chaise de poste ! A ce moment-là, sa femme dans la cuisine fut prise d'une quinte de toux, le nouveau-né se mit à vagir ; et le marmot pleurait.
 
<< Pauvres enfants ! >> dit le prêtre d'une voix douce. Le père alors éclata en sanglots.
 
<< Oui ! oui ! tout ce qu'on voudra ! >>
 
<< J'y compte >> reprit le curé ;et ayant fait la révérence : << Messieurs, bien le bonsoir ! >>
 
Le maître d'école restait la figure dans les mains. Il repoussa Bouvard.
 
<< Non ! laissez-moi ! j'ai envie de crever ! je suis un misérable ! >>
 
Les deux amis regagnèrent leur domicile, en se félicitant de leur indépendance. Le pouvoir du clergé les effrayait. On l'appliquait maintenant à raffermir l'ordre social. La République allait bientôt disparaître. Trois millions d'électeurs se trouvèrent exclus du suffrage universel. Le cautionnement des journaux fut élevé, la censure rétablie. On en voulait aux romans-feuilletons ; la philosophie classique était réputée dangereuse ; les bourgeois prêchaient le dogme des intérêts matériels et le Peuple semblait content. Celui des campagnes revenait à ses anciens maîtres. M. de Faverges, qui avait des propriétés dans l'Eure, fut porté à la Législative, et sa réélection au Conseil général du Calvados était d'avance certaine. Il jugea bon d'offrir un déjeuner aux notables du pays. Le vestibule où trois domestiques les attendaient pour prendre leurs paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans les vases de la Chine, les bronzes sur les cheminées, les baguettes d'or aux lambris, les rideaux épais, les larges fauteuils, ce luxe immédiatement les flatta comme une politesse qu'on leur faisait ;et en entrant dans la salle à manger, au spectacle de la table couverte de viandes sur les plats d'argent, avec la rangée des verres devant chaque assiette, les hors d'œuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous les visages s'épanouirent. Ils étaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-préfet de Bayeux, et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hôtes d'excuser la comtesse, empêchée par une migraine ;et après des compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle : le projet d'une descente en Angleterre par Changarnier. Heurtaux la désirait comme soldat, le curé en haine des protestants, Foureau dans l'intérêt du commerce.
 
<< Vous exprimez >> dit Pécuchet << des sentiments du moyen âge ! >>
 
<< Le moyen âge avait du bon ! >> reprit Marescot.
 
<< Ainsi, nos cathédrales ! ... >>
 
<< Cependant, monsieur, les abus ! ... >>
 
<< N'importe, la Révolution ne serait pas arrivée ! ... >>
 
<< Ah ! la Révolution, voilà le malheur ! >> dit l'ecclésiastique, en soupirant.
 
<< Mais tout le monde y a contribué ! et (excusez-moi, monsieur le comte), les nobles eux-mêmes par leur alliance avec les philosophes ! >>
 
<< Que voulez-vous ! Louis XVIII a légalisé la spoliation ! Depuis ce temps-là, le régime parlementaire vous sape les bases ! ... >>
 
Un roastbeef parut et durant quelques minutes on n'entendit que le bruit des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le parquet et ces deux mots répétés : << Madère ! Sauterne ! >> La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment s'arrêter sur le penchant de l'abîme ?
 
<< Chez les Athéniens >> dit Marescot << chez les Athéniens, avec lesquels nous avons des rapports, Solon mata les démocrates, en élevant le cens électoral. >>
 
<< Mieux vaudrait >> dit Hurel << supprimer la Chambre ; tout le désordre vient de Paris. >>