« La vie est un songe » : différence entre les versions

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{{Titre|La vie est un songe|[[Auteur:Pedro Calderón de la Barca|Pedro Calderón de la Barca]]|Traduction de Damas-Hinard, 1891}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/353]]==
 
{{personnages|}}
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{{personnage|CLAIRON}}. Vous pourriez bien dire deux, s’il vous plaît, et ne pas m’oublier quand vous vous plaignez ; car si nous sommes deux qui avons quitté notre pays pour chercher les aventures, deux qui sommes arrivés jusqu’ici à travers toutes sortes de folies et de disgrâces, et deux encore qui avons dégringolé du haut de la montagne, — il n’est pas juste que j’aie partagé les périls et qu’ensuite je ne sois plus compté pour rien.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/354]]==
 
{{personnage|ROSAURA}}. Je ne te comprends point dans mes plaintes,
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{{personnage|ROSAURA}}. Quelle triste voix !… J’éprouve une nouvelle peine et de nouveaux tourments.
{{personnage|CLAIRON}}. Et moi de nouvelles craintes.
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CLAIRON}}. Et moi de nouvelles craintes.
 
{{personnage|ROSAURA}}.
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{{personnage|SIGISMOND}}. Hélas ! malheureux !… hélas ! infortuné !… O ciel ! je voudrais savoir au moins, dans mon malheur, quel crime j’ai commis contre toi en naissant ! Est-il juste à toi de me traiter aussi cruellement, puisque mon seul crime est d’être né ? et si cela devait m’être imputé à crime, ne devais-tu pas m’empêcher de naître ? car, pour justifier ta rigueur, tu n’as rien autre à me reprocher… Est-ce que le reste des êtres animés n’ont pas eu naissance ainsi que moi ? et si
{{personnage|TOUS}} ainsi que moi ont eu naissance, pourquoi donc jouissent-ils de privilèges qui m’ont été refusés ?… L’oiseau naît, et à peine est-il une fleur qui a des plumes et un bouquet qui a des ailes, que, revêtu de sa parure charmante, il s’élance de son nid bientôt oublié, et fend d’un vol léger les plaines de l’air. Et moi qui ai plus d’âme, j’ai moins de liberté !… La bête sauvage naît, et dès que sa peau est marquée de ces lâches égales qui y semblent tracées par le plus habile pinceau, elle traverse les forêts en bondissant, et pressée par la nécessité, déchire sans pitié tout ce qu’elle rencontre sur son passage. Et moi, avec de meilleurs instincts, j’ai moins de liberté !… Le poisson naît, et à peine est-il sorti du limon et des algues marines où il fut déposé, — à peine, couvert d’écailles, peut-il se mirer sur les eaux, que, poussé par son caprice et la température de l’humide élément, il parcourt en
{{personnage|TOUS}} sens l’immensité des mers. Et moi, avec plus d’intelligence, j’ai moins de liberté !… Le ruisseau
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naît, couleuvre argentée qui se détache parmi les fleurs, et à peine est-il sorti de son berceau parfumé, qu’il se déroule en longs plis avec un doux murmure, et traverse en chantant la plaine qui s’ouvre devant lui. Et moi, avec une vie plus complète, j’ai moins de liberté !… Aussi, quand j’y songe, mon sein se soulève d’indignation, et comme un volcan, il est prêt à lancer feu et flamme. Quelle justice, quelle raison, quelle loi permet donc de refuser à un homme le doux privilège, le droit précieux que Dieu accorde au ruisseau cristallin, au poisson, à la bête sauvage, à l’oiseau ?
 
{{personnage|ROSAURA}}. Ses paroles m’ont inspiré tout à la fois de la crainte et de la pitié.
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{{personnage|ROSAURA}}. Si tu as en toi quelque chose d’humain, me voilà à tes pieds, épargne-moi.
{{personnage|SIGISMOND}}. Je ne sais par quelle secrète puissance, mais ta voix m’attendrit et ta présence me trouble. Qui es-tu ? — Car bien que je ne connaisse rien du monde, puisque cette tour, ou, pour mieux dire, cette caverne, a été jusqu’ici mon berceau et mon tombeau ; bien que depuis ma naissance je n’aie jamais vu que cet affreux désert, où je n’ai qu’une misérable existence aussi monotone et aussi triste que la mort ; bien que je n’aie jamais parlé à aucun être vivant, si ce n’est à un homme qui partage ma disgrâce et qui m’a donné quelques renseignements sur le ciel et sur la terre, sur le cours des astres, sur l’art de gouverner les états ; bien qu’à vrai dire, — ce qui cause ton effroi, — je sois un homme parmi les bêtes sauvages et une bête sauvage parmi les hommes, et que tu puisses à bon droit m’appeler un monstre ; — toi seul, sache-le, tu as suspendu ma colère,
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adouci ma tristesse, et charmé mon oreille et ma vue. Chaque fois que je te regarde, je t’admire davantage, et à mesure que je le regarde je désire davantage te regarder. Je ne comprends pas que mes yeux se fixent ainsi sur loi, car en te voyant je meurs d’envie de te voir. Mais n’importe, laisse-moi te voir, et que je meure ! car si à te voir je ressens un tel effet, que ressentirais-je donc à ne te voir pas ? Ne serait-ce pas une douleur cruelle, une fureur, une rage pires que la mort ? car, après avoir vécu si malheureux, ne serait-ce pas horrible de mourir au moment du bonheur ?
{{personnage|ROSAURA}}. Je te regarde avec effroi et t’écoute avec admiration, sans savoir ni ce que je puis te dire ni ce que je dois te demander… Je te dirai seulement que le ciel m’a conduit aujourd’hui en ces lieux afin sans doute que je fusse un peu consolé, si toutefois c’est pour un malheureux une consolation que de voir un homme plus malheureux encore… On raconte d’un certain sage, qui était si pauvre qu’il n’avait pour toute nourriture que les herbes qu’il pouvait cueillir, qu’un jour, comme il disait à part soi, « est-il un homme plus pauvre et plus misérable ? » et comme, là-dessus, il avait regardé en arrière, il eut réponse à sa question ; car il aperçut un autre sage qui ramassait soigneusement les feuilles qu’il jetait. Moi, de même, j’allais par le monde me plaignant de la fortune, et tandis que je disais à part moi, « est-il un mortel plus maltraité du sort ? » toi, plein de pitié, tu m’as répondu ; car ma conscience me dit que tu ramasserais mes peines pour en faire ton allégresse. Si donc, par hasard, mes chagrins peuvent être pour toi un soulagement, une consolation, veuille en écouter le récit, et prends-en ce que j’en aurai de trop. Pour commencer…
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{{personnage|TOUS}}, du dehors. Trahison ! trahison !
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/358]]==
 
{{personnage|CLAIRON}}. Gardes de cette tour, qui nous avez laissé entrer ici, puisque le choix nous est donné, contentez-vous de nous arrêter ; ce sera le plus commode. Entrent
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{{personnage|CLOTALDO}}. C’est peut-être parce qu’on avait prévu la violence de ton caractère que tu souffres ces maux.
 
{{personnage|ROSAURA}}. Puisque la fierté à ce point vous offense et vous irrite, il serait insensé à moi de ne pas vous demander humblement la vie qui est à vos pieds. Laissez-vous toucher de pitié en ma faveur, si vous ne
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voulez pas qu’on dise que vous traitez avec une égale rigueur et celui qui est fier et celui qui est humble.
 
{{personnage|CLAIRON}}. Et si ni la Fierté ni l’Humilité,— ces personnages si importants et si écoutés dans les autosacramentales, — ne peuvent toucher votre coeur, moi qui ne suis ni fier ni humble, mais un milieu entre les deux, je vous prie de vouloir bien nous protéger.
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{{personnage|CLOTALDO}}. Dis-moi donc au moins sur quoi tu te fondes pour penser qu’il y ait un secret en cette épée ?
 
{{personnage|ROSAURA}}. La personne qui me l’a donnée m’a dit : « Pars pour la Pologne, et tâche, par ruse et adresse, que les nobles et les principaux du
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pays te voient cette épée ; car, par ce moyen, tu trouveras auprès de l’un d’eux secours et protection. » Mais, dans l’idée que ce seigneur était peut-être mort, on n’a point voulu me le nommer.
 
{{personnage|CLOTALDO}}, {{didascalie|à part}}. Que le ciel me protège ! qu’ai-je entendu ? Il m’est impossible de dire si une pareille aventure est la vérité ou une fiction. C’est bien là l’épée que je laissai à la belle Violante en promettant que celui qui me la rapporterait me trouverait avec le dévouement d’un fils et la tendresse d’un père… Que dois-je donc faire dans une situation si difficile, alors que celui qui m’apporte cette épée qui doit être si puissante sur moi, arrive frappé d’une sentence de mort ?… Quelle position cruelle ! quelle affreuse destinée ! O inconstance de la fortune !… C’est mon fils ! c’est bien lui ! ce gage me le garantit et mon coeur me l’assure ; mon coeur qui tressaille de joie dans ma poitrine, comme pour s’élancer vers lui ; mon coeur qui, semblable au prisonnier, lequel, entendant du bruit au dehors et ne pouvant s’échapper, se précipite à la fenêtre, afin de voir ce qui se passe, dans l’impuissance où il est de sortir de mon sein, monte vers mes yeux, qui sont en quelque sorte la fenêtre de mon âme, et s’en échappe en des larmes pleines de douceur… Que faire, grand Dieu ? que faire ?… Le conduire au roi ? hélas ! c’est le conduire à la mort. Le soustraire aux yeux du roi ? je ne le puis comme loyal vassal… D’un côté l’amour paternel m’implore, d’un autre côté la loyauté me commande… Mais pourquoi hésiter ? la fidélité que je dois au roi ne doit-elle point passer avant ma tendresse pour mon fils ? Que ma loyauté ne subisse donc aucune atteinte, et qu’il advienne de mon fils ce que le sort voudra… D’ailleurs n’a-t-il point dit tout à l’heure qu’il venait se venger d’un outrage ? Or l’homme outragé n’est-il pas un infâme ? or un infâme peut-il être mon fils, peut-il être formé de mon sang ?… Mais, d’autre part, s’il lui est arrivé quelqu’un de ces malheurs auxquels nous sommes
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{{personnage|LE ROI}}, constant dans ses rigueurs, le condamne à mourir, il mourra du moins sans savoir que je suis son père. {{didascalie|(A
{{personnage|ROSAURA}} et à
{{personnage|CLAIRON}}.)}} Suivez-moi, étrangers, et soyez persuadés qu’il est des hommes aussi malheureux que vous ; car, en songeant à notre situation respective, je ne sais lequel vaut mieux de vivre ou de mourir.
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SCÈNE II.
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{{personnage|ASTOLFE}}. Vous êtes bien mal instruite de mes sentiments, noble
{{personnage|ESTRELLA}}, puisque vous doutez de la sincérité de mon hommage. Veuillez m’écouter, je vous en conjure. Eustorgue, troisième du nom, roi de Pologne, étant mort, eut pour héritiers Basilio et deux filles de qui vous et moi nous sommes nés… Je ne veux point vous fatiguer à vous conter rien qui soit hors de propos… De ces deux filles, Clorilde, qui aujourd’hui repose en paix dans un séjour meilleur, était l’aînée et fut votre mère ; Recisonde, la cadette, — que Dieu conserve mille années, — se maria en Moscovie, et c’est d’elle que je suis né. Maintenant, pour venir à un autre point, Basilio, qui touche déjà à la vieillesse, après avoir toute sa vie dédaigné les plaisirs et négligé les darnes pour l’étude, est devenu veuf sans enfants, et vous et moi nous prétendons lui succéder. Vous, vous dites en votre faveur que vous êtes fille de la soeur aînée ; moi, je réponds que je suis, il est vrai, le fils de la soeur cadette, mais que, comme homme, je dois être préféré. Nous avons soumis le différend à notre oncle ; il nous a répondu qu’il voulait nous réconcilier, et dans ce but il nous a invités tous deux à nous trouver aujourd’hui en ce lieu même. Voilà avec quelle intention je suis venu ici ; j’aime mieux vivre en paix avec vous que de vous faire la guerre, et il est mal à vous de me la déclarer… Oh ! veuille l’amour, ce dieu plein de sagesse, que le
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vulgaire, dont les prédictions s’accomplissent si souvent, ne se soit pas trompé dans les acclamations avec lesquelles il nous a reçus tous deux ! Puissiez-vous en effet être reine, mais l’être de mon consentement et de ma volonté ! Puisse notre oncle, pour que votre gloire soit complète, vous donner sa couronne, votre mérite vous attirer un triomphe si flatteur, et mon amour mettre à vos pieds un empire !
 
{{personnage|ESTRELLA}}. Mon coeur ne vous cède pas en générosité ; car je ne serais contente d’avoir l’empire du monde que pour vous en faire hommage. Et cependant, je crains bien que mon amour ne vous trouve ingrat. Car, dites-moi, ce portrait que je vois suspendu sur votre poitrine, ne dément il point vos discours ?
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{{personnage|ASTOLFE}}… . Souffrez que je me prosterne à vos pieds.
 
{{personnage|LE ROI}}. Embrassez-moi, mes enfants ; et puisqu’on venant ici vous m’avez montré tant de déférence, et que vous me témoignez de tels sentiments, croyez bien qu’aucun de vous n’aura lieu de se plaindre, croyez bien que vous serez satisfaits l’un et l’autre ; seulement, ayant à vous confier mes désirs et mon projet, je vous demande un moment de silence. Pour ce qui est de votre approbation, vous me la donnerez après, si vous êtes contents. Écoutez-moi donc avec attention. — Vous savez déjà, mes enfants, et vous aussi, noble cour de Pologne, parents, amis, et vassaux, que ma science m’a mérité dans le inonde le surnom de docte, et que nos peintres, nos statuaires, rivaux de Timante et de Lysippe, ont reproduit mille fois mon image pour. immortaliser celui qu’ils appellent le grand Basilio. Vous savez
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aussi que la science dont je m’occupe le plus, et pour laquelle je professe le plus d’estime, ce sont les mathématiques, science au moyen de laquelle j’enlève au temps et à la renommée le privilège de m’apprendre les choses encore inaccomplies ou inconnues ; car lorsque je vois présentes sur mes Tables les nouveautés des siècles futurs, n’est-ce pas comme si j’accompagnais le temps lui-même dans sa marche éternelle ? {{didascalie|(Montrant le ciel.)}} Cette voûte azurée, sur laquelle se promènent mes yeux, que le soleil illumine de ses rayons et que la lune éclaire la nuit d’une douce lumière, ces orbes de diamant, ces globes de cristal, ces astres, ces étoiles, voilà la plus chère étude de ma vie, voilà le livre précieux sur lequel le ciel a tracé clairement en lettres d’or notre destinée à tous, soit heureuse, soit malheureuse. Ces livres, je les lis aujourd’hui avec tant de facilité, qu’avec mon seul esprit et sans nul secours étranger, je les suis à toute heure dans leurs rapides mouvements… Mais plût au ciel qu’il ne m’eût pas été donné de les comprendre, et qu’ils eussent prononcé contre moi le trépas le plus affreux ! car ne vaut-il pas mieux pour un infortuné mourir prématurément dans une sanglante tragédie, que de trouver sa perte dans sa propre science, et de devenir ainsi l’homicide de lui-même ?… Vos regards me demandent le sens de ces paroles ; je vais vous l’expliquer, en requérant de nouveau votre silence et votre attention. — De Clotilde, mon épouse, j’ai eu un fils infortuné, dont l’enfantement fut accompagné d’étranges prodiges. Sa mère, lorsqu’elle le portait dans son sein, — triste sépulture des hommes qui précède la vie de même que l’autre suit la mort, comme si Dieu nous eût voulu placer entre deux tombeaux, — sa mère, en dormant, avait rêvé mille fois qu’il sortait de ses flancs un monstre à figure humaine, impétueux et farouche, qui en naissant lui donnait la mort. Le jour de l’accouchement arriva, et le présage s’accomplit ; car ces songes, que le ciel nous envoie, pourvu qu’on sache les interpréter, ne nous trompent jamais. Au moment où l’enfant naquit et ou fut tiré son horoscope, le soleil, taché de sang, venait de provoquer la lune au combat ; les deux astres luttèrent avec un acharnement sans égal ; et à la un l’on vit l’éclipse la plus complète, la plus horrible que le soleil ait subie depuis celle qui signala la mort du Christ. On eût dit que cet astre était arrivé à son dernier paroxysme, et qu’il allait disparaître à jamais dans ce sombre incendie. Les cieux s’obscurcirent, les édifices tremblèrent sur leur base, les nuées laissèrent tomber une pluie de pierres, et les fleuves coulèrent rougis de sang… C’est au milieu de tous ces prodiges que naquit {{personnage|SIGISMOND}} ; et en naissant il montra ce qu’il serait, puisqu’il donna la mort à sa mère, lui témoignant ainsi sa reconnaissance. Pour moi, j’interrogeai mes livres, je consultai les astres, et là je vis que {{personnage|SIGISMOND}} serait
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/364]]==
l’homme le plus intraitable, le prince le plus cruel et le monarque le plus impie ; que sa cour serait une école de perfidies et de vices ; que les peuples se lèveraient contre lui ; et qu’emporté par sa fureur, il ajouterait à tous ses crimes, — je ne le dis ici qu’avec honte, — de me renverser du trône, et de me faire prosterner à ses pieds… Quel homme n’est point disposé à se croire menacé dans l’avenir, surtout quand ses propres études le lui annoncent ? Donc, croyant à ces présages funestes et aux malheurs que m’annonçaient les destins, je résolus de renfermer la bête sauvage qui venait de naître, pour voir si le sage peut éviter l’influence des étoiles. En conséquence, je fis publier que l’infant était mort en naissant ; l’on construisit une tour au milieu des rochers de ces montagnes, qui sont d’une telle élévation, que la lumière du jour ne peut que difficilement y pénétrer ; et des édits publics défendirent, sous les peines les plus graves, que personne entrât dans une certaine partie de la montagne. C’est là que vit enfermé le triste et malheureux {{personnage|SIGISMOND}}, qui, dans ce lieu, ne connaît que le seul {{personnage|CLOTALDO}}, et n’a jamais vu, jamais entendu un autre homme. C’est {{personnage|CLOTALDO}}, l’unique témoin de ses misères, qui lui a enseigné les sciences et l’a instruit dans la foi catholique… Maintenant voici trois choses. D’abord, ma chère Pologne, c’est que j’ai pour toi tant d’amour, que je veux te délivrer de l’oppression d’un tyran ; car il ne serait pas un bon roi celui qui mettrait son pays en un si grand péril. En second lieu, je considère que si je prive mon sang des droits que lui ont accordés les lois divines et humaines, c’est agir contre la charité chrétienne, car rien ne m’autorise à être moi-même un despote afin d’empêcher un autre de l’être, et de commettre un crime afin que mon fils n’en commette point. Enfin, et en dernier lieu, je vois que j’ai eu grand tort de donner un tel crédit à de malheureux pronostics ; car, bien qu’il ait de mauvaises inclinations, peut-être les aurait-il surmontées ; d’autant qu’après tout, la planète la plus puissante peut bien faire incliner d’un côté ou d’un autre notre libre arbitre, mais ne peut pas le diriger d’une manière fatale et irrésistible. C’est pourquoi, au milieu de tous ces doutes et de toutes ces incertitudes, je me suis arrêté à un parti qui va bien vous surprendre : demain, sans plus tarder, je veux que {{personnage|SIGISMOND}}, tout en ignorant qu’il est mon fils et votre roi, s’asseye sur mon trône royal, pour vous gouverner en mon lieu et place, et que
tous vous acceptiez son gouvernement et lui juriez obéissance. Par là j’obtiens trois avantages qui correspondent aux trois difficultés que j’ai dites. D’abord, c’est que si l’habitant des montagnes se montre prudent, sage et bon, et qu’il démente son funeste et redoutable horoscope, vous posséderez à la tête de l’état votre roi légitime. En second lieu, s’il est orgueilleux, intraitable et cruel, et qu’il s’abandonne sans frein à tous les vices, alors j’aurai largement accompli mes obligations ; je pourrai le déposer en usant du
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/365]]==
pouvoir qui m’appartient ; et quand je le ferai ramener à sa prison, ce ne sera plus cruauté, mais châtiment. Enfin, en troisième lieu, mes vassaux, si le prince est tel que je viens de dire, mon affection vous donnera des rois plus dignes de porter la couronne et le sceptre : ce seront mes neveux, qui, réunissant et confondant leurs droits par un heureux mariage, obtiendront l’empire qu’ils ont mérité. Voilà ma prière comme père, mon avis comme savant, mes conseils comme ancien, mes ordres comme roi ; et s’il est vrai, ainsi que l’a dit l’Espagnol Sénèque, qu’un roi n’est que l’esclave de ses sujets, voilà mon humble supplique comme esclave.
 
{{personnage|ASTOLFE}}. S’il m’appartient, seigneur, de vous répondre comme étant celui qui est le plus intéressé en cette affaire, je vous invite au nom de tous à faire revenir {{personnage|SIGISMOND}}, car nous devons lui céder puisqu’il est votre fils.
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{{personnage|LE ROI}}. Expliquez-vous.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/366]]==
 
{{personnage|CLOTALDO}}. Ce beau jeune homme que vous voyez devant vous a pénétré par mégarde dans la tour où le prince est renfermé, et ce jeune homme…
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{{personnage|ROSAURA}}. Oui, bien que vous m’ayez donné la vie, j’avoue que je ne vivrai point jusqu’à ce que je me sois vengé ; mais bientôt ma vengeance sera complète, bientôt j’aurai rétabli mon honneur, et alors vous me permettrez de dire que je vous dois la vie.
 
{{personnage|CLOTALDO}}. Prenez cette épée, que vous portiez avec vous ; elle suffira, je le
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/367]]==
sais, à votre vengeance ; — car une épée qui a été à moi (je parle ainsi à cause qu’elle a été un moment entre mes mains) saura vous venger.
 
{{personnage|ROSAURA}}. Je ceins de nouveau cette épée en votre nom ; et sur cette épée, je jure que je me vengerai, quand bien même mon ennemi serait encore plus puissant qu’il n’est.
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{{personnage|ROSAURA}}. Eh bien ! soit… Mais je ne sais quel respect vous m’inspirez, de quelle vénération et de quelle crainte vous remplissez mon coeur ; et j’ose à peine vous confier que ces vêtements ne sont point ceux que je devrais porter. Si donc je ne suis point ce que je parais être, et puisque {{personnage|ASTOLFE}} est venu épouser {{personnage|ESTRELLA}}, jugez par là s’il a pu m’outrager. Je vous en ai dit assez.
{{didascalie|{{personnage|ROSAURA}} et {{personnage|CLAIRON}} sortent.}}
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/368]]==
 
{{personnage|CLOTALDO}}. Écoute ! arrête… Quel est ce confus labyrinthe où je me trouve perdu et où ma raison marche sans guide ? Mon honneur est outragé, mon ennemi est puissant, et je suis son vassal que le ciel me montre le chemin ! Mais, hélas ! je ne l’espère point ; car pour l’homme plongé dans cet abîme ténébreux, tout le ciel n’est qu’un présage, et le monde entier qu’un prodige.
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{{personnage|CLOTALDO}}. Le voici, seigneur : nous avons employé le breuvage composé que vous nous aviez dit de préparer en mélangeant les vertus de certaines herbes ; il a, en effet, un tel pouvoir, une telle force, qu’il peut enlever complètement à un homme sa raison, lui ôter ses sens et ses facultés, et le mettre, pour ainsi dire, dans l’état d’un vivant cadavre. Il n’y a plus à douter que cela soit possible, après que l’expérience l’a démontré tant de fois ; il est certain que la médecine est pleine de secrets naturels ; il n’y a ni animal, ni plante, ni pierre, qui n’ait en soi une qualité déterminée ; et si la méchanceté des hommes a pu trouver mille poisons qui donnent la mort, pourquoi donc, en corrigeant la violence de ces poisons, ne leur donnerait-on pas le pouvoir d’endormir ? Mais le doute n’est plus permis aujourd’hui, car il a contre lui-même la raison et l’évidence. Donc, pour en venir au fait, muni d’un breuvage composé d’opium et de jusquiame, je suis descendu dans la prison où est renfermé {{personnage|SIGISMOND}}. Afin de ne pas exciter sa défiance, j’ai commencé par causer avec lui des connaissances diverses que lui a enseignées la nature, laquelle l’a formé à sa divine école, au milieu des oiseaux et des bêtes sauvages ; et voulant élever son esprit à la hauteur de vos desseins, j’ai pris pour thème le vol orgueilleux de l’aigle, qui, dédaignant les régions moyennes de l’air, monte rapide jusqu’à la région du feu, où il paraît un éclair empenné, une comète au brillant plumage. J’ai vanté la fierté de son vol en disant : « C’est, enfin,
{{personnage|LE ROI}} des oiseaux, et c’est sans doute celui auquel vous donnez la préférence. »
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/369]]==
II n’en fallut pas davantage. A peine eus-je abordé ces idées de domination et de majesté, qu’il prit la parole d’un air plein d’orgueil, car, en effet, son sang le porte et l’excite à de grandes choses, et il s’écria : « Il est donc vrai que, même dans la république turbulente des oiseaux, il y a aussi et des chefs qui gouvernent et un peuple qui obéit ! Pour moi, puisque nous en sommes sur ce sujet, je vous avouerai qu’en y pensant, mes malheurs me sont une consolation. Si j’obéis, c’est par force ; jamais volontairement je ne me serais soumis à un homme. » Le voyant animé outre mesure et dans une agitation qui ressemblait à de la fureur, je lui offris l’apozème, et à peine la liqueur eut-elle passé du vase dans sa poitrine, que ses forces s’affaissèrent et que le sommeil s’empara de lui ; une sueur froide coula sur
{{personnage|TOUS}} ses membres ; et c’est au point que si je n’avais pas su que ce n’était là qu’une apparence de mort, j’aurais mis en doute qu’il fût vivant. Sur ces entrefaites, arrivèrent les personnes à la prudence et au courage desquelles vous avez confié cette entreprise ; on le plaça dans une voiture, et on l’a conduit ainsi jusqu’au palais, où toutes choses étaient préparées d’une manière digne de son rang. Maintenant on vient de le coucher dans votre lit, et pour se conformer à vos ordres, on veille avec soin sur son sommeil, en attendant qu’il sorte de cette léthargie. Et si en vous servant aussi fidèlement, j’ai mérité de vous une récompense, permettez-moi, sire, de vous demander, si je ne suis pas trop indiscret, quelle a été votre intention en faisant ainsi conduire auprès de vous {{personnage|SIGISMOND}}.
{{personnage|LE ROI}}. {{personnage|CLOTALDO}}, je trouve voire curiosité fort légitime, et par conséquent je veux la satisfaire. —
{{personnage|SIGISMOND}}, vous ne l’ignorez pas, est menacé, par l’influence de son étoile, de toute sorte de disgrâces et de malheurs tragiques. Je prétends éprouver si le ciel ne pourrait pas s’être trompé, si le jeune homme qui nous a donné tant de preuves d’un caractère intraitable, ne pourrait pas, avec le temps, s’humaniser, se calmer, et si l’on ne pourrait pas le dompter à force de prudence et de sagesse ; car enfin l’homme n’a pas été créé pour obéir aux étoiles. Voilà l’épreuve que je prétends faire, et pour cela, j’ai voulu qu’il fût amené en un lieu où il saura plus tard qu’il est mon fils, et sera en position de montrer ses qualités. S’il a assez de magnanimité pour triompher de ses mauvais penchants, il régnera ; mais s’il cède à ses dispositions mauvaises, s’il est cruel et despote, il retournera en prison… Vous me demanderez peut-être, maintenant, quelle était la nécessité, pour faire cette expérience, de l’amener ici endormi ? A cette question voici encore ma réponse : Si on lui eût appris dès aujourd’hui qu’il était mon fils, et que demain on le reconduisit à sa prison, il est certain, avec son caractère, qu’il serait au désespoir ; car, sachant sa naissance, comment se consolerait-il ? C’est pourquoi j’ai voulu qu’au besoin il eût la ressource de se dire que tout ce qu’il avait vu n’était qu’un songe. Nous y trouverons deux avantages :
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/370]]==
d’abord, de pouvoir étudier son caractère, et, en second lieu, de lui procurer la consolation dont je vous ai parlé. Et après tout, si, quand il aura commandé ici, il se revoit en prison, et qu’il s’imagine qu’il a rêvé tout ce qui s’est passé, il aura raison, {{personnage|CLOTALDO}} ; car dans ce monde, pour tous tant que nous sommes, vivre c’est rêver.
 
{{personnage|CLOTALDO}}. Il me semble, seigneur, qu’il y aurait à cela bien des choses à redire ; mais ce n’est pas le moment. Je reconnais à certains signes que le prince s’est réveillé et qu’il vient de ce côté.
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{{personnage|CLOTALDO}}. Je suis bien aise qu’elle se soit conduite avec autant de sagesse.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/371]]==
 
{{personnage|CLAIRON}}. Il y a encore qu’elle attend le moment où vous pourrez rétablir son honneur.
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{{personnage|CLAIRON}}. Moi.
{{personnage|DEUXIÈME VALET}}, {{didascalie|bas, au premier.}} Parle-lui donc, à présent.
{{personnage|PREMIER VALET}}, {{didascalie|à {{personnage|SIGISMOND}}.}}
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/372]]==
Voulez-vous que l’on recommence à chanter ?
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Non, c’est assez.
Ligne 357 ⟶ 391 :
{{personnage|CLOTALDO}}. Seigneur…
 
{{personnage|SIGISMOND}}.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/373]]==
Que personne ne cherche à m’arrêter ; ce serait une peine inutile. Et, vive Dieu ! si quelqu’un d’entre vous se met devant moi, je le jette par la fenêtre.
{{personnage|DEUXIÈME VALET.}} Fuyez, {{personnage|CLOTALDO}} !
 
Ligne 385 ⟶ 421 :
 
{{personnage|ASTOLFE}}. Heureux mille fois, ô prince ! le jour où vous vous montrez à la Pologne, et où vous remplissez ce pays d’une splendeur inaccoutumée, en sortant, comme le soleil, du sein des monts. Que votre noble front puisse porter longtemps la couronne royale !
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/374]]==
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Dieu vous garde !
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{{personnage|ESTRELLA}.
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Dis plutôt le soleil. {{didascalie|(A{{personnage|ESTRELLA}}.)}} Je vous remercie, madame, de votre compliment ; mais je ne l’accepte et je ne suis le bienvenu que parce que je vous ai vue ; car c’est l’unique plaisir, la seule
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/375]]==
joie que je trouve en ce lieu. — Permettez-moi, je vous prie, de baiser votre main plus blanche que la neige.
 
{{personnage|ESTRELLA}}. Cela n’est pas convenable.
Ligne 434 ⟶ 473 :
{{personnage|ASTOLFE}}. Mesurez un peu mieux votre conduite. S’il y a loin d’une bête sauvage à un homme, il n’y a pas moins de distance des montagnes à un palais. Il s’éloigne.
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Prenez garde ! si vous avez tant de présomption, votre tête risque de se gonfler et de ne plus tenir dans votre chapeau. {{didascalie|Entre {{personnage|LE ROI}}.}}
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/376]]==
Entre {{personnage|LE ROI}}.}}
 
{{personnage|LE ROI}}. Que s’est-il donc passé ?
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{{personnage|SIGISMOND}}. Si vous ne m’aviez pas donné le jour, je ne me plaindrais pas de vous, et je ne me plains que parce qu’après me l’avoir donné vous avez voulu me l’ôter. Donner est quelquefois noble et généreux ; mais vouloir ôter ce qu’on a donné est la marque d’un coeur vulgaire, d’une âme sans grandeur.
 
{{personnage|LE ROI}}.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/377]]==
C’est ainsi que tu me témoignes ta reconnaissance pour t’avoir tiré de prison et t’avoir fait prince ?
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Et comment pourrais-je vous être reconnaissant ? Que me donnez-vous donc ? Me donnez-vous autre chose que ce qui m’appartient, et ce que la mort vous forcera bientôt de quitter ? Vous êtes mon père et mon roi ; donc votre pouvoir, votre fortune, vos titres, tout cela me revient de droit naturel ; et loin que je sois votre obligé, c’est moi, au contraire, qui pourrais vous demander compte de ce que vous m’avez privé si longtemps de mon rang et de ma liberté. Ainsi, remerciez-moi de ce que je ne vous fais pas payer ce que vous me devez.
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{{personnage|CLAIRON}}. De tout ce que vous avez vu ici, monseigneur, qu’est-ce qui vous plaît le plus ?
{{personnage|SIGISMOND}}. Rien ne m’a étonné, je m’attendais d’avance à tout cela ; une seule chose aurait pu me causer de l’admiration, c’est la beauté de la femme que j’ai vue… Je lisais un jour, je ne sais plus dans quel livre, que l’être qui doit le plus de reconnaissance à Dieu, c’est l’hommel’
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/378]]==
homme, parce qu’il est un petit monde ; mais je pense à présent, moi, que c’est la femme, parce qu’elle est un ciel en abrégé, et qu’il y a aussi loin de l’homme à elle que de la terre au ciel ; — et cela est d’autant plus vrai de celle-ci…
 
{{personnage|ROSAURA}}, {{didascalie|à part.}} Le prince est ici ; retirons-nous.
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{{personnage|SIGISMOND}}. Ne dites point cela, dites plutôt que vous êtes ce soleil dont la flamme fait vivre cette princesse, car elle s’éclaire de la splendeur de vos rayons. J’ai vu dans le royaume des fleurs que la rose les gouvernait, et elle était leur reine comme étant la plus charmante. J’ai vu, au milieu des minéraux les plus riches, le diamant que tout le monde préférerait, et il était leur roi comme étant celui qui avait le plus d’éclat. J’ai vu dans la voûte azurée où les étoiles tiennent leur cour, que l’étoile de Vénus marchait la première parce qu’elle est de toutes la plus belle. J’ai vu, dans les plus hautes sphères, le soleil qui avait rassemblé les planètes et qui les présidait parce qu’il est la lumière du jour. Pourquoi donc lorsque, parmi les fleurs, les minéraux, les étoiles et les planètes, la plus belle est préférée, pourquoi servez-vous une beauté qui vous est inférieure, vous qui êtes le soleil, l’étoile de Vénus, le diamant et la rose ?
{{didascalie|
{{didascalie|Entre {{personnage|CLOTALDO}} ; il s’arrête derrière la tapisserie.}}
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/379]]==
{{didascalie|Entre {{personnage|CLOTALDO}} ; il s’arrête derrière la tapisserie.}}
{{personnage|CLOTALDO}}, {{didascalie|à part.}} C’est à moi qu’il appartient de soumettre l’indomptable {{personnage|SIGISMOND}}, puisque je l’ai élevé. Mais que vois-je, ô ciel ?
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{{personnage|ROSAURA}}. Ce n’est pas en vain que l’on craignait que votre tyrannie ne préparât à ce royaume infortuné d’affreux scandales ! ce n’est pas en vain que l’on redoutait de vous des crimes, des trahisons, des assassinats !… Eh ! que pourrait-on attendre d’un homme qui n’a d’humain que le nom, qui est plein d’un orgueil farouche, impitoyable, et qui a été élevé parmi les bêtes sauvages ?
{{personnage|SIGISMOND}}. Je voulais vous empêcher de prononcer ces injures, et c’est pour cela que je vous parlais avec courtoisie, pensant que je commandais ainsi
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/380]]==
vos égards ; mais si je suis un barbare quand je vous traite comme je faisais tout à l’heure, je veux que vos reproches soient plus vrais et mieux fondés, vive Dieu ! — Holà ! qu’on nous laisse seuls, qu’on ferme cette porte, et que personne n’entre.
{{personnage|CLAIRON}} {{didascalie|sort.}}
 
Ligne 528 ⟶ 577 :
{{personnage|ASTOLFE}}, au moment où {{personnage|CLOTALDO}} tombe à terre, et il se met entre lui et {{personnage|SIGISMOND}}.}}
 
{{personnage|ASTOLFE}}. Qu’est-ce donc, prince ? Ne craignez-vous pas de souiller vos
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/381]]==
armes en les baignant au sang d’un vieillard ?… Que votre brillante épée rentre dans son fourreau.
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Quand elle sera teinte de son sang infâme…
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{{didascalie|{{personnage|LE ROI}} et Clotalde sortent. Restent {{personnage|ESTRELLA}} et {{personnage|ASTOLFE}}.}}
 
{{personnage|ASTOLFE}}. Hélas ! quand le destin annonce des malheurs, le plus souvent ils
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/382]]==
s’accomplissent ; il est aussi infaillible pour le mal qu’incertain pour le bien, et s’il annonçait toujours des événements funestes, il ne se tromperait jamais.
{{personnage|SIGISMOND}} et moi nous en sommes la preuve,{{personnage|ESTRELLA}}, quoique d’une manière différente. Pour
{{personnage|SIGISMOND}}, la destinée a prédit de tristes et sanglants malheurs, et elle a dit vrai, tout arrive ; mais pour moi, à qui elle avait promis le bonheur, la joie, le plus beau triomphe, et qui ai vu avec tant d’espérance, madame, l’éclat d’une beauté auprès de laquelle pâlit le soleil, — pour moi la destinée s’est trompée ; ou, du moins, sa prédiction, par le résultat, se trouve mêlée de vérité et de mensonge ; car elle m’a laissé entrevoir des faveurs, et maintenant je ne vois plus que dédains.
Ligne 581 ⟶ 634 :
{{personnage|ROSAURA}}. C’est trop d’honneur, madame, pour celle qui vous obéit.
 
{{personnage|ESTRELLA}}. Depuis le peu de temps que je vous connais, Astrea, je me suis
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/383]]==
attachée à vous on ne peut plus ; aussi je veux vous confier une chose que je me suis bien souvent cachée à moi-même.
{{personnage|ROSAURA}}. Je suis votre esclave.
 
Ligne 587 ⟶ 642 :
 
{{personnage|ROSAURA}}. Plût à Dieu qu’il n’en fût pas ainsi !… Que le ciel me soit en aide ! Existe-t-il une personne assez sage, assez prudente, pour prendre un parti raisonnable dans une situation aussi difficile ?… Est-il une personne au monde à qui le ciel inclément envoie autant d’ennuis et de chagrins ?… Que faire au milieu de ce trouble, où je ne vois point la conduite que je dois tenir, et où je n’aperçois ni soulagement ni consolation ?… Quand une fois on a éprouvé un malheur, tous les malheurs arrivent à la suite, et il semblerait qu’ils s’engendrent les uns des autres. Un sage disait que les malheurs étaient lâches, parce qu’un ne va jamais seul. Moi je dirais plutôt qu’ils sont braves, car ils vont toujours en avant, ne reculent jamais ; et quand on marche avec eux, on n’a pas à craindre qu’ils vous laissent en chemin et vous abandonnent. Je le sais, moi qui, dans tous les événements de ma vie, les ai sans cesse trouvés à mes côtés, moi qui n’en ai jamais été délaissée, moi qu’ils accompagneront fidèlement, j’en suis assurée, jusqu’à la mort… Hélas ! que faire en cette circonstance ? Si je dis qui je suis, {{personnage|CLOTALDO}}, qui a bien voulu m’accorder sa protection, peut s’en offenser ; d’autant qu’il m’a dit qu’il attendait de mon silence la réparation de mon honneur… Si je ne dis pas à
{{personnage|ASTOLFE}} qui je suis et qu’il me voie, il saura bientôt à quoi s’en tenir ; car si ma voix, si mes regards essaient de le tromper, mon âme n’en sera pas capable, et, révoltée, elle accusera de mensonge mon regard et ma voix… Que faire ? quel est mon but ? Hélas ! j’aurais beau me préparer, quand viendra l’occasion j’agirai selon l’instinct de ma douleur ; car c’est la douleur qui gouverne un coeur malheureux. Laissons donc, laissons agir ma douleur suivant l’inspiration du moment. — Mais, ô ciel ! puisque voici déjà l’occasion et le moment, protége-moi, soutiens-moi ! {{didascalie|Entre {{personnage|ASTOLFE}} ; il tient à la main un portrait.}}
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/384]]==
un portrait.}}
 
{{personnage|ASTOLFE}}. Voici, madame, le portrait… Mais, grand Dieu !
Ligne 608 ⟶ 665 :
 
{{personnage|ROSAURA}}. Quand on désire vivement une chose, on ne consent jamais volontiers à en accepter à la place une autre qui, même, aurait plus de valeur. J’attendais de vous un portrait, et l’original a beau valoir davantage, je n’en veux pas. Que votre altesse me donne donc ce portrait, car je ne puis m’en aller sans cela.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/385]]==
 
{{personnage|ASTOLFE}}. Je ne vous le donnerai pas.
Ligne 639 ⟶ 697 :
{{personnage|ASTOLFE}}. Madame…
 
{{personnage|ESTRELLA}}. En vérité, il est ressemblant.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/386]]==
vérité, il est ressemblant.
 
{{personnage|ROSAURA}}. N’est-ce pas le mien ?
Ligne 670 ⟶ 730 :
{{personnage|CLAIRON}}. O {{personnage|SIGISMOND}} ! ne vous réveillez pas, pour voir votre sort si différent et votre fortune évanouie ; pour voir que votre feinte gloire n’était qu’une ombre de la vie, et qu’une lueur de la mort.
 
{{personnage|CLOTALDO}}.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/387]]==
Un homme qui parle si bien et si facilement doit être placé en un lieu où il pourra parler à son aise. {{didascalie|(Aux valets.)}} Tenez, saisissez- vous de celui-là, et enfermez-le dans la tour.
 
{{personnage|CLAIRON}}. Moi, monseigneur ? Pourquoi ?
Ligne 700 ⟶ 762 :
 
{{personnage|CLOTALDO}}. Il me menace de me tuer.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/388]]==
 
{{personnage|LE ROI}}. Il voudrait m’infliger un traitement ignominieux.
Ligne 724 ⟶ 787 :
{{personnage|SIGISMOND}}. En supposant que tout cela n’ait été qu’un rêve, voici,
{{personnage|CLOTALDO}}, ce que j’ai vu dans mon rêve. Je me suis éveillé, et, par une illusion cruelle, je me suis vu dans un lit brodé de fleurs si brillantes et si fraîches qu’on les eût dites tissées par le printemps. Là, une foule de nobles prosternés devant moi m’appelaient leur prince, et me présentaient les vêtements les plus somptueux et les plus riches. Et vous, vous avez changé en allégresse le calme de mon âme en m’apprenant mon bonheur : je n’étais pas un prisonnier comme à présent, j’étais prince de Pologne.
{{personnage|
{{personnage|CLOTALDO}}. Et m’avez-vous bien récompensé pour la nouvelle ?
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/389]]==
{{personnage|CLOTALDO}}. Et m’avez-vous bien récompensé pour la nouvelle ?
 
{{personnage|SIGISMOND}}. C’était une singulière récompense ! Vous me paraissiez un traître, et par deux fois, furieux contre vous, j’ai voulu vous donner la mort.
Ligne 739 ⟶ 804 :
JOURNEE TROISIEME.
{{journée|troisième}}
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/390]]==
 
SCÈNE I.
Ligne 756 ⟶ 822 :
 
{{personnage|CLAIRON}}. Il n’y est pas.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/391]]==
 
{{personnage|TOUS}}. Seigneur ?
Ligne 785 ⟶ 852 :
 
{{personnage|CLAIRON}}, {{didascalie|à part.}} Seulement il est triste d’être un prince affamé !
{{personnage|PREMIER SOLDAT}}. Qui est {{personnage|SIGISMOND}} ?
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/392]]==
SOLDAT}}. Qui est {{personnage|SIGISMOND}} ?
 
{{personnage|SIGISMOND}}. C’est moi.
Ligne 795 ⟶ 864 :
[personnage|SOLDATS}}, {{didascalie|du dehors.}} Vive, vive {{personnage|SIGISMOND}} !
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Qu’est-ce donc, grand Dieu !… Vous voulez qu’une fois encore je rêve des grandeurs qui s’évanouiront le lendemain ! Vous voulez qu’une fois encore mes yeux aperçoivent je ne sais quelle vaine apparence de majesté et de pompe qui va disparaître au moindre souffle ! Vous voulez qu’une fois encore je m’expose à un pareil désenchantement, et que je coure ces dangers inséparables du pouvoir ! non, cela ne peut pas être, cela ne sera pas… Regardez-moi désormais comme un homme soumis à sa fortune ; et puisque je sais maintenant que la vie n’est qu’un rêve, disparaissez, vains fantômes, qui, pour m’abuser, avez pris une voix et un corps, et qui n’avez en réalité ni corps ni voix ! Je ne veux point d’une majesté fantastique, je ne veux point d’une pompe menteuse, je ne veux point de ces illusions qui tombent au premier souffle, — semblables à la fleur
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/393]]==
délicate de l’amandier, que le plus léger souffle emporte au loin, et qui laisse alors tristement dépouillées ces branches dont ses couleurs charmantes faisaient le gracieux ornement. — Je vous connais à présent, je vous connais, et je sais que vous abusez de même tout homme qui vient à s’endormir. Vos mensonges ne peuvent plus m’égarer, et je me tiens sur mes gardes, — sachant bien que la vie n’est qu’un songe.
{{personnage|DEUXIÈME SOLDAT}}. Si vous croyez que nous voulons vous tromper, tournez les yeux vers ces hautes montagnes, et voyez-les couvertes d’un peuple qui vous attend, prêt à vous obéir.
{{personnage|SIGISMOND}}. Déjà, l’autre fois, j’ai vu cela aussi distinctement que je le vois à cette heure, et cependant ce n’était qu’un songe.
Ligne 809 ⟶ 880 :
{{personnage|CLOTALDO}}. Seigneur ! {{didascalie|(A part.)}} Je redoute sa colère.
 
{{personnage|CLAIRON}}, {{didascalie|
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/394]]==
à part.}} Je parie qu’il va le jeter du haut en bas de la montagne. {{didascalie|Il sort.}}
 
{{personnage|CLOTALDO}}. Je me prosterne devant vous, monseigneur, résigné à mourir.
Ligne 835 ⟶ 908 :
 
 
{{personnage|LE ROI}}. Peut-on, {{personnage|ASTOLFE}}, arrêter un cheval emporté ? Peut-on retenir un fleuve qui coule avec rapidité vers la mer ? Peut-on maintenir un rocher qui va rouler du haut d’une montagne ?… Eh bien ! tout cela serait plus facile que d’apaiser le vulgaire une fois sorti de la modération
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/395]]==
et du devoir. Rien ne le prouve mieux que ce peuple partagé en deux partis contraires, et qui fait retentir les échos des montagnes des noms répétés d’{{personnage|ASTOLFE}} et de {{personnage|SIGISMOND}}. Ces lieux affreux, rendus plus affreux encore par la présence de ce peuple en fureur, seront le théâtre de quelque sanglante tragédie dont nous menace la fortune.
 
{{personnage|ASTOLFE}}. Seigneur, que toute fête soit remise à un autre jour ; renvoyons à un moment plus favorable le bonheur que vous m’aviez promis. Si la Pologne, que j’espère plus tard gouverner, se refuse à mon autorité, c’est sans doute afin que je commence par mériter cet honneur. Donnez- moi un cheval, et je descends parmi les insurgés, aussi prompt que l’éclair qui précède le tonnerre. Il sort.
Ligne 852 ⟶ 927 :
{{personnage|LE ROI}}. Qu’on me donne un cheval ! Je veux en personne réduire un fils ingrat ; je veux, en personne, défendre mon trône, et mon épée va réparer l’erreur de ma science. {{didascalie|Il sort.}}
 
{{personnage|ESTRELLA}}. Eh
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/396]]==
bien ! moi aussi, je marche au combat à vos côtés ; je prétends illustrer mon nom dans les batailles et rivaliser avec la déesse Pallas. {{didascalie|Elle sort, et l’on sonne l’alarme.}}
{{didascalie|{{personnage|CLOTALDO}} va pour sortir, mais entre {{personnage|ROSAURA}}, qui le retient.}}
 
Ligne 864 ⟶ 941 :
{{personnage|ROSAURA}}. Pour un homme tel que vous, je n’ai pas besoin de vous le dire, autant il est noble de donner, autant il est indigne de recevoir. Ce principe posé, c’est à moi que vous devez de la reconnaissance, et non au prince
{{personnage|ASTOLFE}} ; car à moi vous avez donné, et de lui vous avez reçu ; et tandis que moi, je vous ai fourni l’occasion de vous conduire noblement, lui, il est cause que vous avez commis un acte indigne de vous. Donc, puisque vous m’avez donné à moi ce que vous avez reçu de lui, vous avez à vous plaindre de lui et vous êtes mon obligé, et c’est pourquoi, dans cette situation, vous me devez votre reconnaissance et vous devez défendre mon honneur.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/397]]==
 
{{personnage|CLOTALDO}}. Il est noble de donner, mais la reconnaissance est le devoir de celui qui reçoit. Or, si, en donnant, je me suis montré généreux, je dois me montrer reconnaissant de ce que j’ai reçu. Laissez-moi donc mériter tout à la fois la réputation d’homme généreux et celle d’homme reconnaissant.
Ligne 887 ⟶ 965 :
 
{{personnage|ROSAURA}}. Mon honneur brave tout.
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/398]]==
 
{{personnage|CLOTALDO}}. Le prince Astolphe sera votre roi et le mari d’
Ligne 937 ⟶ 1 016 :
{{personnage|ROSAURA}}. Rien.
 
{{personnage|CLOTALDO}}. Voyons donc s’il n’y aurait pas d’autre moyen…
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/399]]==
Voyons donc s’il n’y aurait pas d’autre moyen…
 
{{personnage|ROSAURA}}. C’est le seul moyen de me perdre. {{didascalie|Elle sort.}}
Ligne 958 ⟶ 1 039 :
 
{{personnage|SIGISMOND}}. C’est le ciel qui me l’envoie. {{didascalie|Entre {{personnage|ROSAURA}}, portant une épée et une dague.}}
{{personnage|ROSAURA}}. Généreux {{personnage|SIGISMOND}}, de qui la majesté héroïque sort enfin des ténèbres où elle était ensevelie, et qui, semblable à cet astre dont les rayons brillants éclairent au loin les monts et les mers, vous levez enfin sur la Pologne, dont vous êtes le bienfaisant soleil ; je viens vous prier d’accorder votre protection à une femme malheureuse,
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/400]]==
qui, par cela même, a, pour l’obtenir, deux titres, dont un seul suffit pour lui mériter l’assistance de tout homme de coeur. Voilà trois fois que je me présente à vos yeux, et cependant vous ne pouvez pas savoir qui je suis, car chaque fois, je me suis présentée à vous sous un costume différent. La première, vous avez pu penser que j’étais un homme, dans la prison où vous étiez enfermé, et où j’oubliai mes chagrins en voyant votre malheur ; la seconde, vous m’avez parlé comme à une femme, à cette époque où votre grandeur ne fut qu’une ombre et passa comme un rêve ; enfin, vous me voyez aujourd’hui, pour la troisième fois, dans un équipage qui participe de celui des deux sexes, car je porte les habits d’une femme et les armes d’un homme… Et pour que votre pitié m’accorde une protection plus complète et plus efficace, veuillez entendre, je vous prie, le récit de mes tragiques infortunes. — Je suis née, à la cour de Moscovie, d’une mère noble, qui devait être fort belle, car elle fut bien malheureuse. Elle attira l’attention d’un perfide que je ne nomme point, parce qu’il m’est inconnu. Ma mère, persuadée par ses propos galants, et croyant à la parole qu’il lui donnait de l’épouser, eut la faiblesse de céder, faiblesse qu’elle pleure encore aujourd’hui, car il ne tarda pas à l’abandonner, en lui laissant son épée que je porte à mon côté, et qui ne tardera pas à sortir du fourreau… O mariage !… ô mystère profond, impénétrable !… Je naquis, et je fus la vivante image de ma mère, non pas sans doute pour la beauté, mais pour l’infortune et le malheur. Il est inutile, après cela, que je vous raconte avec détail ma disgrâce. Tout ce que je puis vous dire, c’est que celui qui m’a enlevé l’honneur et qui en triomphe aujourd’hui avec orgueil, c’est le prince
{{personnage|ASTOLFE}}… Hélas ! en prononçant ce nom, je sens mon coeur se soulever de colère et d’indignation… Oui, c’est lui qui, oubliant et ma confiance et les joies qu’il avait trouvées près de moi (car lorsqu’on n’aime plus, on perd jusqu’à la mémoire de l’amour), c’est lui qui m’a délaissée, pour venir en Pologne, où il prétend à l’empire et à la main d'{{personnage|ESTRELLA}}… Trompée, offensée, jouée ainsi par un homme, je demeurai triste, désolée, morte et livrée, pour ainsi dire, à toute la confusion de l’enfer. Je ne parlais à personne de ce qui m’était arrivé ; mais mon silence parla plus haut que je n’aurais voulu ; et ce fut au point qu’un jour ma mère, me prenant à l’écart, crut devoir me parler seule à seule. Je ne vous dirai point que je lui confiai mon aventure : non, mon secret sortit de mon coeur impétueusement et à la hâte, comme si je l’eusse délivré de la prison où je le renfermais. Je vous avouerai même que je n’eus pas trop de honte avec elle ; je savais qu’elle avait passé par une semblable disgrâce, et cela m’encourageait à lui conter la mienne. Bref, ma mère m’écouta avec une indulgente bonté, et me consola par la confidence de ses propres chagrins ; mais elle ne voulut pas qu’à son exemple, j’attendisse du temps la réparation à laquelle j’avaisj’
==[[Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/401]]==
avais droit, pensant que, comme elle, je l’aurais attendue vainement ; elle me conseilla de chercher par moi-même à rétablir mon honneur, en venant à la poursuite de celui qui m’avait abandonnée. Donc, après m’avoir fait revêtir des habits d’homme, lesquels lui semblaient mieux convenir à mon entreprise, elle dépendit de la muraille une vieille épée… (elle tire son épée) c’est cette épée dont je vous parlais tout à l’heure et qu’il est temps de sortir du fourreau… elle me la donna en me disant : « Rends-toi en Pologne, et fais en sorte que les seigneurs les plus nobles te voient cette épée ; quelqu’un d’eux, en la voyant, t’accordera sa bienveillance et sa protection. » Je vins donc en Pologne ; et je n’ai pas besoin de vous dire qu’à peine y fus-je arrivée, mon cheval, qui avait pris le mors aux dents, m’emporta jusque près de l’endroit où vous étiez enfermé et où vous fûtes si étonné de me voir. Mais ce que vous ne savez pas, c’est que
{{personnage|CLOTALDO}}, qui d’abord s’était passionné pour ma cause, qui avait demandé ma grâce au roi, et qui m’avait placée comme dame auprès d’{{personnage|ESTRELLA}} pour qu’il me fût plus facile d’empêcher son mariage, — {{personnage|CLOTALDO}}, persuadé maintenant qu’il importe au bien du royaume qu’{{personnage|ASTOLFE}} épouse la princesse, me conseille de renoncer à mes prétentions, ce qui est contre mon honneur. Pour moi, noble et vaillant {{personnage|SIGISMOND}}, joyeuse de ce qu’enfin sorti de cette horrible prison où s’écoulait tristement votre existence, vous avez pris les armes contre un père tyrannique et cruel, je viens vous offrir mon concours ; je viens, nouvelle Pallas, offrir à un nouveau Mars mon bras et mon épée. Marchons donc, noble et vaillant héros, marchons sans retard ; car il nous importe à tous deux d’empêcher ce mariage : à moi, pour que le prince n’épouse pas une autre femme ; à vous, parce que la réunion de leurs royaumes et de leurs forces vous rendrait plus difficile la victoire… Femme, je viens vous prier de m’aider à recouvrer mon honneur ; homme, je viens vous exciter à recouvrer votre couronne… femme, je viens attendrir un coeur qui ne peut pas être insensible à ma prière homme, je viens vous servir de mon courage et de mes armes. Et c’est pourquoi, pensez-y bien, si vous veniez à m’inspirer de l’amour comme à une femme, pour défendre mon honneur, comme un homme, je vous donnerais la mort ; car si, pour la faiblesse et la plainte, je suis une femme, je suis un homme pour venger mon honneur.
 
{{personnage|SIGISMOND}}, {{didascalie|à part.}} O ciel ! si tout cela n’est qu’un rêve, donne-moi le pouvoir d’en conserver le souvenir, car j’aurais peine à me rappeler tout ce que j’ai entendu dans ce rêve !… Que Dieu me soit en aide ! Comment sortir de toutes ces difficultés qui m’assiègent, ou comment en distraire ma pensée ?… Quelle peine ! quel doute ! Si cette grandeur où je me suis vu un moment n’a été qu’un rêve, comment se fait-il que cette femme m’en donne des renseignements si précis ? Ç’a donc été la vérité et non pas un rêve… Et si cela est la vérité, — autre
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embarras non moins grand, — comment donc ma vie l’appelle-t-elle un rêve ? Est-ce donc à dire que la gloire de ce monde ressemble tant à un rêve, que la plus véritable n’est qu’un mensonge, et que la plus fausse a quelque chose de vrai ? Y a-t-il de l’une à l’autre si peu de différence que l’on puisse se demander si ce que l’on voit est vérité ou mensonge ? sont-elles si semblables que l’on puisse hésiter entre les deux ? Eh bien ! s’il en est ainsi, et si la grandeur, si le pouvoir et la majesté doivent s’évanouir comme des ombres, sachons mettre à profit le moment qui nous est donné, et jouissons de ce rêve…
{{personnage|ROSAURA}} est en mon pouvoir, mon âme adore sa beauté ; profitons de l’occasion ; que mon amour n’écoute que les désirs qui le transportent. Ceci est un rêve ; eh bien ! rêvons du bonheur, le malheur viendra assez tôt… Mais quoi ! mes paroles mêmes m’entraînent dans des idées bien différentes !… Si tout cela n’est qu’un rêve, si tout cela n’est que vaine gloire, quel homme, pour la vaine gloire de ce monde, perdra ainsi follement une gloire divine ? Est-ce que le bonheur passé n’est pas un rêve ? est-ce qu’en se rappelant les plaisirs qu’on a goûtés, on ne finit pas toujours par se dire à soi-même : j’ai rêvé tout cela ?… Eh bien ! puisque voilà mes illusions tombées, et puisque je suis désormais convaincu que le désir n’est chez l’homme qu’une flamme brillante qui convertit en cendres tout ce qu’elle a touché, — poussière légère qui se dissipe au moindre vent, — ne pensons donc qu’à ce qui est éternel, et à cette gloire durable où le bonheur et la grandeur n’ont ni fin, ni repos, ni sommeil…
{{personnage|ROSAURA}} a souffert dans son honneur, il est de mon devoir de le lui rendre et non pas de le lui ôter ; et, vive Dieu ! je veux le recouvrer plutôt encore que ma couronne… Fuyons une occasion pour moi si dangereuse. {{didascalie|(Aux soldats.)}} Sonnez l’alarme. {{didascalie|(A part.)}} Il faut que je livre bataille avant que le soleil éteigne ses rayons de flammes dans les eaux de l’Océan.
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{{personnage|SIGISMOND}}. {{personnage|ROSAURA}}, le devoir m’ordonne de vous traiter ainsi, afin que je puisse plus tard vous montrer toute ma compassion. Ma voix ne vous répond pas pour que mon honneur vous réponde ; je ne vous parle pas pour que mes actions vous parlent en ma place, et je ne vous regarde pas, parce qu’on est obligé de ne point s’occuper de votre beauté lorsqu’on veut s’occuper de votre honneur. {{didascalie|Il sort.}}
 
{{personnage|ROSAURA}}. Que signifie cette énigme, ô ciel ? N’avais-je pas assez de mes chagrins ? et devait-il y ajouter avec ses paroles équivoques ? {{didascalie|Entre {{personnage|CLAIRON}}.}}
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Entre {{personnage|CLAIRON}}.}}
 
{{personnage|CLAIRON}}. Ah ! madame, je vous retrouve enfin !.
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{{personnge|D’AUTRES VOIX.}} Vive notre liberté !
 
{{personnage|CLAIRON}}. Oui, vive {{personnage|LE ROI}} et la liberté en même temps ! et qu’ils vivent contents tous deux ! Pour moi, quelque chose qui arrive, j’ai résolu de ne pas m’en affliger ; et me mettant à l’écart au milieu de tout ce tapage, je veux aujourd’hui, comme Néron, me moquer de tout et ne prendre nul souci… Si fait, je me soucie encore d’une chose, c’est de moi ; et, caché ici, je veux voir toute la fête ; l’endroit est favorable, la mort ne viendra pas me chercher derrière ces rochers ; je fais la figue à la mort. {{didascalie|On
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entend le bruit des tambours, le cliquetis des armes, et entrent {{personnage|LE ROI}}, {{personnage|CLOTALDO}} et {{personnage|ASTOLFE}}, fuyant.}}
 
{{personnage|LE ROI}}. Fut-il jamais un roi plus malheureux ? fut-il jamais un père aussi persécuté ?
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{{personnage|CLOTALDO}}. Bien que la destinée connaisse
{{personnage|TOUS}} les chemins, seigneur, et qu’elle trouve derrière les plus épais rochers celui qu’elle cherche, il n’est pas chrétien de dire qu’on ne peut pas se préserver de sa rigueur.
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On le peut, croyez-moi, et l’homme sage triomphe souvent de la destinée. Si donc vous n’avez pas ici toute la sécurité nécessaire, faites tout ce qu’il faut pour vous sauver.
{{personnage|ASTOLFE}}. Sire,
{{personnage|CLOTALDO}} vous parle tout à la fois avec la prudence de l’âge mûr et avec la résolution de la jeunesse. Dans le bois épais qui couvre cette partie de la montagne, est un cheval plus rapide que le vent ; montez-le et fuyez ; moi, pendant ce temps, je protégerai votre fuite.
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{{personnage|SIGISMOND}} et s’agenouille.)}} Me voilà, prince, à vos pieds, que je couvre de mes cheveux blancs. Prenez ma couronne, prenez mon rang et mes titres, traitez-moi en captif ; qu’enfin, par ma disgrâce, la prédiction du destin et la volonté du ciel s’accomplisse.
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Nobles hommes de Pologne, qui voyez avec étonnement ces événements merveilleux, faites silence, écoutez votre prince : — Ce que Dieu a déterminé dans ses conseils, ce qu’il a écrit de son doigt sur les tables azurées du ciel, ce qu’il a annoncé dans ce livre magnifique au moyen des astres et des étoiles qui en sont les lettres d’or, — ne ment et ne trompe jamais ; celui qui ment, celui qui trompe, c’est celui qui les étudie dans de mauvais desseins et qui prétend les expliquer. Mon père, ici présent, par crainte de mon mauvais
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naturel, a fait de moi, en quelque sorte, une bête sauvage ; quand bien même, grâce à la noblesse d’un sang généreux, je serais né modeste et docile, une pareille éducation aurait suffi à me donner des moeurs féroces ; n’était-ce pas là un singulier moyen de me rendre doux et humain ?… Si l’on disait à un homme : « Une bête féroce doit te donner la mort, » ne serait-il pas insensé d’en réveiller une qu’il trouverait endormie ? Si l’on disait à un homme : « Cette épée que tu portes à ton côté doit être la cause de ta mort, » ne serait-il pas plaisant qu’il espérât se sauver en la tirant du fourreau et en la tournant contre son sein ? Si l’on disait à un homme : « Tu dois périr et demeurer enseveli sous les flots, » comprendriez-vous que cet homme se lançât à la mer, alors qu’en furie elle élève jusqu’au ciel, les unes sur les autres, les montagnes de ses eaux courroucées ?… La même chose lui est arrivée qu’à l’homme qui, menacé d’une bête féroce, la réveille ; et à l’homme qui, craignant une épée, la tire contre lui-même ; et à l’homme qui, devant périr dans les flots, se lance à la mer au milieu de la tempête… Et quand bien même,—écoutez-moi, je vous prie !—quand bien même mon naturel eût été une bête féroce endormie, ma fureur une épée - sans tranchant, et ma cruauté un temps calme et tranquille, ce n’est point par l’injustice que l’on triomphe de la fortune ; au contraire, par l’injustice, on ne fait que l’irriter ; et pour la vaincre, il faut s’armer de sagesse et de modération. Rappelez-vous aussi qu’il n’est pas possible de se mettre à l’abri du malheur qui doit venir ; il faut attendre qu’il arrive, et alors, agir suivant les conseils de la prudence… Donc, qu’il vous serve de leçon ce spectacle étrange, prodigieux, horrible, qui frappe vos yeux en ce moment ; car qu’y a-t-il de plus étrange, de plus prodigieux, de plus horrible, que de voir abattu à mes pieds mon père et mon roi ?… Le ciel avait prononcé la sentence, il a voulu s’y soustraire, il ne l’a point pu ; le pourrai-je, moi qui suis plus jeune, moi qui lui suis, à un si haut degré, inférieur en science et en mérite ? (Au roi.) Levez-vous, seigneur, donnez-moi votre main ; vous devez être convaincu maintenant que vous n’avez pas interprété comme il fallait la volonté du ciel… Pour moi, je m’humilie devant vous, et, sans essayer de me défendre, j’attends votre vengeance.
 
{{personnage|LE ROI}}. Mon fils, une conduite si généreuse vous donne à mes yeux une nouvelle existence, et vous êtes désormais l’enfant de mon coeur. A vous, mon fils, le titre que je portais, à vous mon sceptre et ma couronne ; vos beaux faits vous établissent roi.
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{{personnage|TOUS}}. Vive, vive {{personnage|SIGISMOND}} !
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Puisqu’il m’est permis aujourd’hui de songer à des victoires, il en est une que je dois chercher avant tout : c’est celle que je remporterai
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sur moi-même. — {{personnage|ASTOLFE}}, donnez sans retard la main à {{personnage|ROSAURA}} ; vous savez que cette réparation est due à son honneur, et je l’attends de vous.
 
{{personnage|ASTOLFE}}. Seigneur, j’ai contracté, je l’avoue, des obligations à son égard ; considérez, cependant, qu’elle-même ignore qui elle est, et qu’il serait indigne de moi d’épouser une femme qui…
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{{personnage|ROSAURA}}. Quelle sagesse et quelle prudence !
 
{{personnage|SIGISMOND}}. Pourquoi donc montrez-vous cet étonnement ?… Puisque c’est un
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songe qui m’a réformé, je crains de me réveiller et de me voir une seconde fois dans ma triste prison. Autrement, je ne me plaindrais pas du rêve que j’ai fait ; car j’ai appris par là que tout bonheur en ce monde passe comme un songe, et je veux profiter du mien pendant qu’il en est temps… {{didascalie|(Au public.)}} En vous demandant pour nos fautes l’indulgence et le pardon que l’on doit attendre des nobles coeurs.