« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Eugène Pelletan » : différence entre les versions

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En nous tenant en dehors des livres qui sont pour nous la vérité, les premiers développements humains des sociétés, comme M. Pelletan les raconte, ne seraient encore que des probabilités de simple bon sens, et malgré notre respect pour le bon sens, il faut plus que cela pour expliquer l’homme. Des probabilités, quand il s’agit de l’écheveau brouillé des origines ! La philosophie en a beaucoup accumulé, mais à sa honte, elle y a rongé son frein, cassé sa sangle, bu son écume. Elle y a épuisé son effort. Nous avons d’elle toute une bibliothèque bleue de systèmes que l’Histoire a balayés de son pied tranquille, comme une poussière qui ne devait pas monter jusqu’à son front. M. Pelletan nous les rappelle. Mais franchement et pour parler comme lui, est-ce avoir progressé que de nous donner sur l’origine du langage le fonds d’idée de Condillac ? sur la question du feu, d’être au-dessous de Bory de Saint-Vincent, dans un dictionnaire des sciences naturelles ? Et ainsi de toutes les questions, car nous ne pouvons qu’indiquer. Certes, c’est ici le cas ou jamais de citer le beau mot du philosophe Jacobi, qui savait, comme Pascal, ce que vaut, sur les questions premières, la philosophie réduite à elle seule : « La philosophie, comme telle seulement, disait-il, est un jeu que l’esprit humain a imaginé pour se désennuyer, mais en l’imaginant, l’esprit n’a pas fait autre chose que d’organiser son ignorance. »
 
Et encore y a-t-il moyen de l’organiser plus ou moins solidement, cette ignorance !... Voyez les grands esprits à système qui se mêlèrent de penser sur le développement des sociétés humaines, Aristote, Platon, Hobbes, Fichte, Hegel et tant d’autres ! aucun d’eux ne s’est contenté des généralités à ''fleur'' ''d’idées'', et le plus souvent à ''fleur'' ''d’images'', qui satisfont M. Pelletan dans sa recherche d’une très-difficile vérité. Ils n’ont point fait à si bon marché une philosophie de l’histoire. Leur successeur, qui avait à profiter de leurs travaux, M. Pelletan, lequel, par parenthèse, est bien pittoresque et a le sang bien chaud pour être un métaphysicien, ''un'' ''œil'' ''retourné'' ''en'' ''dedans'', comme disait l’abbé Morellet avec une spirituelle exactitude, pose des lois absolues qu’il tire de tout ce qu’il y a de moins absolu au monde, l’analogie ; l’analogie, celtecette fille trompeuse de l’imagination, qui a si souvent donné le vertige aux plus fermes observateurs ! Cette fascination de l’analogie le mène à travers toute l’histoire, dans l’Inde, en Égypte, en Grèce, dans le monde romain, dans la Gaule, partout enfin où le progrès, comme il l’entend, a glorifié l’humanité. Elle le mène, mais comme toute fascination, elle l’égaré aussi quelquefois. Dans l’impossibilité de refaire un livre sur lequel ici on ne doit que planer du haut d’un examen bien rapide, nous ne pouvons discuter détail par détail l’histoire à compartiments de damier que M. Pelletan a construite dans l’intérêt de ses idées. Sans cela, il nous serait facile de montrer, les faits en main, qu’il n’a pas plus creusé dans l’esprit des différentes époques du monde qu’il n’a fouillé, au début, dans les origines et les facultés de l’homme ; et qu’en cela, trop souvent, son livre, empreint de ce fatalisme géographique qui explique les fonctions des peuples par le milieu dans lequel ils se meuvent (fatalisme ressuscité de tous les matérialistes de fait, d’intention ou d’aveuglement), a donné, en preuve de ses dires, l’apparence pour la réalité, et la superficie pour le fond.
 
Ainsi donc, même pour ceux qui pensent comme M. Pelletan (et que d’esprits pensent comme lui à cette heure, ou du moins inclinent à penser comme lui !), le livre qu’il vient de publier est à refaire. C’est un coup manqué dans l’ordre de la pensée. Un symbole de foi s’arrête dans une forme nette, au travers de laquelle on voit l’idée jusque dans ses racines. Une profession de foi — de foi scientifique, de foi rationnelle, la seule foi possible aux facultés mûries du dix-neuvième siècle — doit reposer sur un enchaînement de réalités incontestables et n’avoir rien de vague, rien d’incertain, rien d’obscur. M. Pelletan cache plus d’une obscurité sous la couleur de son style, oriental d’éclat, brillant comme les escarboucles du diadème de Salomon, dont il n’a malheureusement pas la sagesse. Pour prouver aux hommes, même les plus perméables aux influences de la philosophie panthéistique de notre époque, que la solution du problème de l’humanité, c’est son progrès incessant, éternel, sans point d’arrêt et sans défaillance, il faut plus que la conviction éloquemment enflammée du plus brillant des sectaires, ou l’enthousiasme ivre d’un Thériaki.