« Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome III » : différence entre les versions

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===XV. LE PORTEFEUILLE===
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Maintenant que Marthe recouvrait la faculté de penser, sa conscience répondait à cette question :
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« Les autres ont bien été assassinées ! »
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– Blanche !… Blanche !… je t’en prie, ma fille, ne te cache plus !…
 
Il y avait déjà longtemps que Marthe était ainsi prosternée, la tête sur sa poitrine, et ne trouvant point la force de se relever. Elle voulait implorer Dieu, mais sa mémoire lui refusait, en ce moment, ses prières si souvent répétées. Elle ne pouvait prononcer qu’un mot :
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Elle ne pouvait prononcer qu’un mot :
 
– Blanche… Blanche !…
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Il se retenait des deux mains aux montants de la porte.
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– On vous trouve enfin, madame !… dit-il d’une voix embarrassée. Voilà longtemps que je vous cherche !… Debout et suivez-moi.
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Il y avait des années que le maître de Penhoël laissait sa femme dans l’abandon, mais il ne l’avait jamais maltraitée. Aux heures même de son ivresse quotidienne, il avait toujours gardé vis-à-vis d’elle les dehors du respect.
 
Cette violence soudaine, dont le motif ne se
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pouvait point deviner, faisait diversion à l’angoisse de Marthe, qui s’effrayait et qui disait :
 
– Que voulez-vous de moi, monsieur ?… Laissez-moi !… laissez-moi !…
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Le domestique s’éloigna, et revint l’instant d’après avec un nouveau flacon d’eau-de-vie.
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– Allez-vous-en…, lui dit René, et qu’on serve le souper ici dans une heure.
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– L’enfant qu’on appelle l’Ange de Penhoël… la honte… le déshonneur de toute une race !…
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– Monsieur !… monsieur !… voulut dire encore Marthe.
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Il parlait vrai cette fois. Le portefeuille était celui que nous avons vu entre les mains de Robert de Blois, lors de son rendez-vous avec Madame, le soir de la Saint-Louis. Et c’était contre Marthe une arme cruelle, sans doute, puisque Robert n’avait eu qu’à montrer ce portefeuille pour vaincre à l’instant même la résistance de la pauvre femme.
 
L’homme le plus froid aurait eu compassion à voir Marthe en ce moment. Elle n’avait plus
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la conscience exacte de tous les malheurs qui pesaient sur elle, mais elle sentait son cœur se briser. Ses cheveux détachés tombaient, alourdis et mouillés par une sueur glacée. Son visage exprimait une si terrible angoisse qu’il n’aurait pu changer davantage à l’heure de l’agonie.
 
Penhoël n’avait point pitié.
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Penhoël haussa les épaules.
 
– Vous savez mentir à Dieu comme à moi, dit-il en posant le portefeuille sur la table pour avaler un verre d’eau-de-vie ; voilà vingt ans que vous mentez… tous les jours… toutes les heures !… Mais il ne s’agit pas de cela… Moi aussi je l’ai payé bien cher, ce portefeuille !… Autrefois, pour l’avoir, j’aurais donné une métairie, un moulin, une futaie… mais où sont les fermes de l’héritage de Penhoël ?… Où sont les beaux champs de mon père… et ses étangs… et ses forêts ?… Je n’avais plus rien à donner… Et pourtant il me fallait ces preuves de ma honte !
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Et pourtant il me fallait ces preuves de ma honte !
 
Marthe joignit ses mains.
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D’ailleurs, il buvait toujours, et la lueur de sens qui éclairait encore sa cervelle troublée allait bientôt s’éteindre…
 
Marthe était sans défense dans cette maison qui semblait abandonnée. Elle ne pouvait point fuir. Quand son regard cherchait d’instinct autour
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d’elle un aide ou un refuge, elle ne voyait que portes closes et hauts lambris où pendaient dans leurs cadres antiques les portraits des seigneurs de Penhoël.
 
La lumière de la lampe, trop faible, ne permettait point de distinguer leurs traits austères ; mais Marthe voyait briller çà et là, sous les cadres, les gardes d’or des vieilles épées. Car tous les Penhoël avaient servi le roi, et chacun d’eux gardait, sous son image, ses armes de bataille.
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Il représentait les traits de l’aîné de la famille, ce Louis dont le nom s’est trouvé si souvent dans ces pages.
 
Quand les yeux de Marthe tombaient sur ce noble et beau visage, ils ne pouvaient plus s’en
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détacher. On eût dit qu’elle attendait alors quelque protection mystérieuse.
 
René de Penhoël ouvrit le portefeuille. Sa main maladroite et tremblante y chercha un papier durant quelques secondes. Tandis qu’il cherchait, Marthe baissait la tête.
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« Mon cher frère… »
 
Marthe ne fit pas un mouvement, mais une
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nuance rosée vint à sa joue, tout à l’heure encore si pâle. Ses yeux, qui se relevèrent à demi avec une vivacité sournoise, peignaient une surprise profonde.
 
Évidemment, ce n’était point cette lecture qu’elle attendait.
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« Répondez-moi bien vite, mon frère, car le découragement me gagne, loin de ceux que j’aime ; il me semble qu’on m’oublie et que je suis seul au monde.
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« Donnez-moi des nouvelles de notre père et de notre mère ; dites-moi que Marthe est bien heureuse… »
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« Je ne sais pas si mon départ vous a surpris, mais je suis bien sûr que vous en aurez éprouvé de la peine : ne m’aimiez-vous pas autant que je vous aimais, mon bon frère ? Si vous n’avez point deviné mon secret, il faut que je vous le dise, comme je vous ai dit toujours ce que j’avais dans le cœur. Cela vous attristera, René, mais je suis seul et je souffre. Laissez-moi vous confier tout mon malheur.
 
« Et puis notre vénéré père se fatiguera de ne plus me voir. Il accusera d’ingratitude le fils
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sur qui comptait sa vieillesse. René, vous plaiderez ma cause. Vous lui direz que jamais mon amour et mon respect ne furent plus profonds ; vous lui direz tout ce que votre cœur vous dictera, mon frère, car mon secret est pour vous, pour vous seul…
 
« Et notre mère ! Oh ! je n’ai plus de courage en songeant à ce que j’ai perdu…
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« Le bonheur !… le bonheur ! reprit-il, en poursuivant sa lecture ; hélas ! quand je m’éveille après ce doux songe et que je me retrouve seul et maudit !…
 
« Je n’ai pas vingt-deux ans ! Ma vie sera bien longue encore peut-être. Que ferai-je en ce
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monde ? Je n’ai plus de famille ; mon avenir est sans but et mon passé n’est qu’un regret amer…
 
« Mon Dieu ! avais-je mesuré mes forces quand j’ai accompli ce sacrifice ?
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« Car, poursuivait la lettre, quand je vous ai dit en partant que je ne l’aimais pas, je vous ai trompé, mon frère.
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« Je l’aimais… je l’aimais, je l’aime encore, je l’aimerai toujours !…
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– Silence !… répéta René ; contentez-vous donc de voir comme on vous aime !… Nous n’avons encore employé qu’une dizaine de minutes et j’ai besoin d’être patient durant toute une heure !… Pleurez, madame, mais pleurez tout bas, au souvenir de cette âme généreuse qui a fait de son frère le plus misérable des hommes !
 
« … Je ne reviendrai pas, continuait encore la lettre, parce que je me crains moi-même… Peut-être n’aurais-je pas ce qu’il faut de force pour supporter la vue de votre bonheur, car
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vous êtes heureux et vous la rendez heureuse, n’est-ce pas, René ?
 
« Oh ! si quelque jour j’apprenais que mon dévouement lui a été fatal !… si j’allais savoir !…
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« Votre frère,
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« Louis DE PENHOËL. »
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– C’est la première fois que j’entends parler de cette lettre, monsieur.
 
L’accent de Marthe était si simple et si vrai,
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que le maître de Penhoël eut un instant de doute. Le sang lui monta violemment au visage à l’idée d’avoir mis lui-même sous les yeux de Marthe ce message qui devait réveiller tant de souvenirs ; mais ce fut l’affaire d’une seconde. Il était prévenu.
 
– Fou que je suis !… s’écria-t-il avec son rire moqueur ; je me vois toujours sur le point de vous croire… J’oublie toujours que vous êtes simple et pure à peu près comme il est généreux et dévoué !…
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– Oh !… fit Marthe qui n’avait pas prévu cet excès d’outrage.
 
Penhoël eut un sourire parce que l’insulte avait porté au cœur. Rien de cruel comme le
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cœur faible qui trouve une victime sans défense sur qui frapper.
 
– Pensez-vous donc qu’on soit aveugle ? reprit-il. Il y a des mois que je vois le manége de ce Robert autour de vous… C’est un audacieux coquin qui a ruiné le père, déshonoré la mère et séduit la fille… mais ce sont ces gens-là que les femmes adorent !
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===XVII. L’ÉPÉE DE PENHOËL===
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Le roman pèche, dit-on, quand il veut se guinder jusqu’aux régions de la haute philosophie ; il pèche plus grièvement encore quand il s’égare le long des sentiers impossibles de la science sociale ou qu’il pérore, monté sur une borne, dans cette grande route de l’économie politique, pavée de lieux communs humanitaires et de sentimentales fadaises.
 
Pauvre roman ! ne joue-t-il pas auprès du public-roi le rôle de bouffon et d’esclave ? S’il veut enseigner, par hasard, qu’il se fasse bien
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humble tout d’abord et qu’il déguise soigneusement la leçon, car vous lui crieriez de se taire…
 
À peine a-t-il le droit modeste de montrer çà et là un petit coin de la vie réelle, au milieu de sa fable ; à peine lui permet-on de glisser un exemple timide, pourvu qu’il se prive de toutes réflexions et de toute théorie.
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Depuis bien longtemps Penhoël était jaloux.
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Nous l’avons vu autrefois, au milieu de son bonheur tranquille, tourmenté par de vagues soupçons. Dès ce temps-là, il y avait comme un fantôme entre lui et Blanche. Il adorait son enfant, mais derrière cet amour on devinait de sombres inquiétudes.
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Alors que les fils du commandant de Penhoël étaient enfants tous les deux, les rôles qu’ils devaient jouer plus tard se dessinaient déjà. Louis était le plus fort et le plus intelligent ; à cause de cela, il se dévouait toujours et restait victime de sa supériorité. On l’aimait mieux, on l’estimait davantage ; mais sa générosité renvoyait à René la plus grande part des cadeaux et des caresses.
 
René profitait et abusait de cette position. Son caractère était ainsi fait. Entre les deux frères, il y avait eu pendant vingt ans échange d’amitié
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vraie ; mais les sacrifices avaient constamment été du même côté.
 
Et comme il arrive toujours, l’affection du plus fort pour le plus faible s’était accrue par ces sacrifices mêmes. Tandis que René apprenait à profiter toujours du sacrifice, Louis s’habituait de plus en plus à s’oublier lui-même sans cesse : de sorte que l’égoïsme de l’un grandissait en proportion de l’abnégation de l’autre.
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Sa passion était vive et profonde. Ce fut son frère qu’il choisit pour confident. Louis ne savait pas lequel il aimait le mieux de René ou de Marthe. Un instant il hésita, car il y avait entre lui et la jeune fille un lien mystérieux que nous n’avons point dit encore.
 
Son cœur saigna ; durant toute une nuit sans
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sommeil il pleura sur sa couche brûlante. Le lendemain, avant le jour, il entra doucement dans la chambre de son père et de sa mère et les baisa endormis tous les deux…
 
Il ne devait plus les revoir en cette vie.
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En ceci Louis se trompait.
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Il se disait que Marthe l’oublierait. À l’âge qu’elle avait, les impressions ne peuvent être durables. C’était un beau jeune homme que René de Penhoël, et c’était un bon cœur. À la longue, Marthe ne pourrait se défendre de l’aimer.
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Nous apprendrons tout à l’heure comment fut vaincue la résistance de Marthe, et par quel moyen René devint son mari.
 
Cette répugnance avait été vive et obstinée. Une fois marié, le maître de Penhoël s’en souvint. Les longs refus de la jeune fille, combinés
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avec l’amour probable qu’elle avait eu pour l’absent, laissèrent dans le cœur de René un fonds d’inquiétude indestructible…
 
Trois ans s’étaient écoulés, cependant. L’union de Marthe et de René, après avoir été stérile, promettait un héritier au nom de Penhoël. Le commandant et sa femme étaient morts.
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Il avait la tête penchée sur sa poitrine.
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Avant de passer l’eau, il jeta un dernier regard vers la maison de son père et cacha son visage entre ses mains.
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Les choses furent ainsi jusqu’à ce soir d’orage qui amena au manoir M. de Blois, son domestique Blaise et Lola.
 
Ce fut la ruine et la malédiction de Penhoël. Robert s’insinua dans la confiance du maître et domina bientôt à sa guise cet esprit trop faible pour lui résister. Robert était un homme habile et savait surtout prendre d’assaut le secret le mieux gardé. Dès qu’il devina la jalousie de Penhoël, et ce fut tout de suite, Penhoël fut à lui.
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Penhoël, et ce fut tout de suite, Penhoël fut à lui.
 
Ses mesures, prises de main de maître, méritaient en vérité la victoire. Il s’était assis tranquillement dans ce manoir conquis entre le maître, qu’il tenait d’abord par son secret, ensuite par Lola, et qu’il devait tenir bientôt en troisième lieu par la main crochue de Macrocéphale, et Madame, dont il s’était fait le confident de vive force.
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Robert laissait échapper des demi-mots, et ménageait d’adroites réticences. Le maître était convaincu que Robert avait entre ses mains des preuves de son propre malheur.
 
Un reste de respect qu’il ne pouvait point secouer, et la conscience qu’il avait de sa conduite
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coupable, lui faisaient garder certains dehors envers Marthe ; mais tout au fond de son cœur il y avait une ancienne rancune, et ses torts personnels, au lieu de contre-balancer les griefs qu’il croyait avoir, ne faisaient que les envenimer.
 
Cependant, malgré toutes ces raisons d’être cruel au moment de la vengeance, pour expliquer la barbarie froide de Penhoël vis-à-vis de sa malheureuse femme, il faut revenir toujours à la faiblesse originelle de son caractère. Ces êtres qui ont un bon fond, comme dit le langage usuel, arrivent, dans de certaines circonstances, à des excès de férocité incroyable. Que rien ne dérange le cours de leur existence, ils atteindront leur dernier jour sans avoir tué une mouche ; mais que viennent le désordre, la lutte, où le courage leur manque, la défaite, en face de laquelle ils se trouvent sans force, vous les verrez tourner le dos lâchement à l’ennemi vainqueur, et chercher autour d’eux quelque victime sur qui décharger leur impuissante rage.
 
Et alors, point de pitié ! ce qu’ils ont souffert ils veulent le rendre au centuple ; ils s’acharnent à leur métier de tourmenteur ; ils savourent la torture infligée et se consolent en disant au martyr : « C’est toi qui es cause de tout ce qui m’arrive !… »
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Telle était exactement la position de René vis-à-vis de Marthe.
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Jusqu’alors, elle avait cru que Louis l’avait abandonnée pour courir le monde. Elle n’avait jamais eu de ses nouvelles. Tous ceux qui l’entouraient, excepté un pourtant, avaient pris à tâche, dès le principe, de lui enlever toute espérance.
 
Sauf le bon oncle Jean, la famille entière s’était réunie jadis pour la forcer à devenir la femme de René.
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réunie jadis pour la forcer à devenir la femme de René.
 
Durant les premiers mois, Marthe avait espéré fermement, malgré tout ce qui se disait autour d’elle. Louis était la loyauté même, et Marthe le savait engagé d’honneur à revenir. Pour lui enlever son espoir, il fallut le mensonge patient et l’obsession infatigable.
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Marthe ne se faisait point un raisonnement tout entier ; elle s’arrêtait à moitié route, au mot bonheur, et son intelligence ébranlée se perdait en quelque douce chimère.
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Son visage, derrière le voile que lui faisaient ses deux mains, avait comme un sourire.
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Marthe ne répondit point. Penhoël avait beau affecter une tranquillité railleuse, son ivresse augmentait, sans qu’il s’en aperçût lui-même ; sa voix balbutiait, épaisse et lourde ; il y avait des moments où ses yeux mornes s’allumaient tout à coup pour jeter un brûlant éclair.
 
– Nous changeons de manière…, reprit-il ; nous n’avons ici ni date ni suscription… on a
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écrit cela au jour le jour… On a bien pleuré en l’écrivant… C’est un titre curieux… Attention ! je commence :
 
« Voilà vingt fois que je prends la plume, et vingt fois que je déchire ma lettre. Comment vous exprimer tout ce que j’ai dans le cœur ? Comment vous apprendre ce qui s’est passé ? Comment vous dire pourquoi j’espère encore en vous, moi qui suis la femme d’un autre ?… »
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« … Car je suis mariée… poursuivit-il, j’ai résisté tant que j’ai pu… tant que j’ai gardé une lueur de l’espoir qui me soutenait !…
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« Mais ils étaient tous contre moi… votre père et votre mère… Ils me disaient, à moi, pauvre fille, recueillie au manoir dès mon enfance, et vivant de leurs bienfaits, ils me disaient :
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– Revenu ? répéta Marthe étonnée.
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René haussa les épaules.
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– On n’y voit plus !… grommela-t-il.
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C’était le sang qui aveuglait ses yeux.
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– Allons ! poursuivit-il, je saute trois ou quatre pages de pleurs et de sanglots… Nous n’en sommes plus à savoir que vous aimiez mon généreux frère comme une folle… Voyons si j’ai la main heureuse :
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« … Vous avez des devoirs à remplir dont vous ne vous doutez pas, Louis. À Dieu ne plaise qu’un reproche tombe de ma plume pour aller troubler vos joies si vous êtes heureux, ou accroître vos peines si vous souffrez… mais il faut bien vous le dire : Descendez au fond de votre conscience et souvenez-vous… L’exil volontaire n’est permis qu’à celui qui se voit seul au monde, et vous n’êtes pas seul !… »
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« … Revenez, Louis, je vous en supplie, revenez… »
 
– Mais qu’y a-t-il donc ensuite ?… Oh ! oh !… l’encre a blanchi ! le papier et l’écriture sont de la même couleur !… Et cette lampe du démon !…
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Et cette lampe du démon !…
 
Il tourna encore le bouton ; le verre lui éclata au visage.
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– Elle est votre fille, murmura-t-elle. Oh ! René, je vous le jure… au nom de Dieu, ayez pitié de votre enfant !
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Son cœur, qui recommençait à battre, avait envoyé un peu de sang à sa joue ; ses yeux retrouvaient des larmes ; ses grands cheveux blonds, dénoués, inondaient son visage et tombaient jusque sur ses épaules.
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Il se rassit à côté de Madame et prit à deux mains ses beaux cheveux pour les ramener en arrière.
 
– Vous souvenez-vous, continua-t-il, de mes prières et de mes larmes ?… Je ne savais pas tout mon malheur, mais je sentais qu’on ne m’aimait
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pas… Mon Dieu ! si la voix de quelque génie m’avait dit : « Veux-tu donner ta vie tout entière pour une semaine de bonheur… une semaine pendant laquelle on te rendra tendresse pour tendresse ?… » Oh ! Marthe, comme j’aurais donné ma vie !…
 
Marthe baissait les yeux.
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René se leva une seconde fois, et repoussa son fauteuil qui roula jusqu’au milieu du salon.
 
– Fou que je suis !… s’écria-t-il tandis que la colère empourprait de nouveau la tache ardente qui brûlait au milieu de sa joue pâle ; il faut que cette femme me rappelle à moi-même ?… Sa fille, n’est-ce pas ? poursuivit-il en menaçant du poing le portrait de son frère ; sa fille à lui, le menteur et le lâche !… Pas un mot, madame ! Par le nom de Dieu, je ne veux plus vous entendre !… Oh ! je suis tombé bien bas… Le fils de Penhoël est pauvre maintenant comme les mendiants qui viennent chercher l’aumône à la porte du manoir… Le fils de Penhoël n’a plus d’asile… Et ce n’est pas le malheur seulement qui pèse sur sa tête… Il y a aussi la honte !… Si les gens qui l’ont ruiné n’ont pas pitié de lui, le nom de son père sera traîné dans l’infamie… Et savez-vous qui a poussé René de Penhoël
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jusqu’au fond de cet abîme ?… ajouta-t-il en mettant sa main lourde sur l’épaule de Marthe. C’est l’homme qu’il aimait et c’est la femme qu’il adorait… c’est vous, l’épouse coupable, et lui, le frère indigne… Je vous dis de ne pas parler : je suis le maître ! Vous savez bien que je dis la vérité… Le jour où mon sourcil s’est froncé pour la première fois en regardant le berceau de l’Ange, Dieu avait déjà prononcé mon arrêt… C’était mon dernier espoir qui mourait… Il n’y avait plus rien en mon cœur, et il fallait endormir l’angoisse de ma pensée… J’ai cherché l’oubli dans l’ivresse, dans le jeu, dans l’amour… Et chaque fois que je commettais une faute, c’est vous, vous, madame, qui étiez la coupable !
 
Il lâcha l’épaule de Marthe, toujours agenouillée, et fit un pas vers le portrait de l’aîné de Penhoël.
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René ne se connaissait plus. Il arracha le cadre et le précipita brisé sur le sol ; puis il foula aux pieds l’image de son frère en laissant éclater une joie forcenée.
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Le bruit qu’il faisait l’empêcha d’entendre la porte du salon qui s’ouvrait doucement. La lampe, privée de son verre, ne jetait plus qu’une lueur vacillante et fumeuse. Marthe et René ne virent point qu’une personne se glissait entre les battants de la porte et restait immobile dans l’ombre, à côté de l’entrée.
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– Tout est fini pour nous deux, madame…, prononça-t-il d’une voix sourde et résolue. Faites comme moi… dites votre prière.
 
Il s’appuya sur la garde de l’épée, et ses lèvres remuèrent comme s’il eût récité une oraison.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/46]]==
remuèrent comme s’il eût récité une oraison.
 
Marthe se traîna vers lui sur ses genoux.
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– Elle, d’abord… moi, ensuite !…
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/47]]==
 
Dans son accent comme sur son visage, il y avait une détermination sombre.
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C’était l’oncle Jean qui avait redressé sa grande taille, courbée par la vieillesse, et qui se tenait debout, l’épée à la main, au devant de Marthe.
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===XVIII. L’HEURE DE L’EXIL===
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/49]]==
DE L’EXIL===
 
Dans cet homme, à la pose robuste et fière, qui se dressait, l’épée haute, au devant de sa femme, René de Penhoël ne reconnut pas d’abord le pauvre oncle Jean. Il était si bien habitué à voir la figure du bon vieillard se pencher, humble et douce, sur sa poitrine ! Dans ce premier moment, il crut presque rêver.
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Son épée rencontra celle de Jean de Penhoël, et rendit ce bruit de fer qui éveille comme le son d’un clairon.
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La lumière de la lampe tombait d’aplomb sur le front du vieillard, couronné par ses cheveux aussi blancs que la neige. Son regard était triste, mais ferme. Au bruit des deux épées qui se choquaient, un fugitif éclair s’était allumé dans sa prunelle.
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– Allez-vous-en !… répéta-t-il pour la troisième fois ; vous savez bien que cette femme est coupable… et qu’un fils de Penhoël n’a qu’une manière de se faire justice…
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/51]]==
 
– Je sais que votre femme est une sainte, répondit enfin l’oncle Jean de sa voix douce et pénétrante, et je sais que mon devoir est d’arrêter la main du fils de Penhoël qui va commettre un lâche assassinat.
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– Ah !… dit-il en grinçant des dents, ce que vous faites là est pour payer les bienfaits de mon père et mes bienfaits à moi, n’est-ce pas, Jean de Penhoël ?…
 
– Que Dieu me donne l’occasion de mourir pour vous, mon neveu, répliqua le vieillard dont
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/52]]==
le souffle était toujours égal et tranquille ; vous verrez si je suis un ingrat !…
 
René, tout en affectant une extrême lassitude, le guettait de l’œil sournoisement. Quand il crut l’instant favorable, il s’élança d’un bond et lui poussa une furieuse botte en pleine poitrine. L’oncle Jean reçut le choc sans broncher, comme toujours, et l’épée du maître de Penhoël sauta une seconde fois hors de ses mains.
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Madame recouvrait ses sens. Elle prononça le nom de Blanche, car la mémoire lui revenait en même temps que la vie.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/53]]==
 
– Nous la retrouverons, ma fille…, dit l’oncle Jean.
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C’était Robert que Vincent de Penhoël, revenant au manoir, avait rencontré dans le taillis, à la hauteur du bourg de Bains.
 
Tandis que l’oncle Jean remontait tristement la colline, Vincent poussait son cheval de toute sa force. Il avait grande hâte d’arriver. Depuis
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/54]]==
six mois qu’il était parti, aucune nouvelle du manoir ne lui était parvenue. Tout à l’heure, pendant qu’il traversait Redon, ceux qu’il avait interrogés sur Penhoël avaient secoué la tête sans répondre.
 
Il y avait un endroit dans la ville où l’on savait toujours ce qui se passait à Penhoël. Vincent était entré à l’auberge du ‘‘Mouton couronné’’, mais depuis le matin l’auberge avait changé de maître : le vieux Géraud et sa femme, ruinés tous deux, s’étaient retirés au port Saint-Nicolas, de l’autre côté de la Vilaine.
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En descendant de cheval, Vincent courut au poteau ; il trouva là le bac qui avait servi au passage de Robert.
 
Au lieu d’agiter la cloche, Vincent sauta dans
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/55]]==
le bac et fut bientôt sur l’autre bord. Au moment où il touchait la rive, la lueur faible qui éclairait, toujours, à cette heure, la loge du pauvre Benoît, frappa son regard. Il monta, en courant, le petit sentier, et pénétra dans la cabane.
 
– Que Dieu vous bénisse, Penhoël !… lui dit Haligan comme il passait le seuil ; voilà l’orage qui vient… je le sens aux douleurs de mon pauvre corps.
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– Mon fils, répliqua le passeur, Penhoël ne peut plus donner d’asile à personne… On l’a chassé lui-même du manoir.
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– Oh !… fit Vincent qui n’en pouvait croire ses oreilles ; et Madame ?
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Il allait à la poursuite du ravisseur de Blanche et ne savait pas même son nom. Le ravisseur revenait en ce moment vers le manoir, au trot paisible de sa monture.
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Robert de Blois avait enlevé Blanche pour son propre compte, et à l’insu de Pontalès. C’était le résultat d’une idée fixe qu’il avait. À son sens, Louis de Penhoël était revenu, ou du moins il ne pouvait manquer de revenir. Les bruits qui couraient à ce sujet dans le pays prenaient chaque jour plus de consistance. On en était à présent aux détails. On disait que l’aîné rapportait des colonies une fortune très-considérable. Il y avait des gens pour préciser le chiffre de cette fortune.
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Il aurait bien trouvé un prétexte quelconque d’éloigner Madame, mais le hasard lui épargna ce soin. Marthe, qu’il guettait depuis la tombée de la nuit, sortit, comme nous l’avons vu, pour se rendre au cimetière de Glénac. Robert profita de l’occasion, et comme la porte était fermée à double tour, il planta une échelle contre la fenêtre et monta à l’assaut.
 
L’Ange dormait. À son réveil, elle se trouva
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entre les bras d’un homme dont elle ne voyait point le visage, et qui l’emportait enveloppée dans ses couvertures. L’effroi qu’elle ressentit fut trop violent pour sa faiblesse ; elle eut à peine le temps de pousser un cri qui s’étouffa sous la couverture, et perdit connaissance.
 
Tout semblait favoriser le rapt ; mais au moment où Robert, chargé de sa proie, mettait le pied dans le jardin, il se trouva face à face avec le maître de Penhoël.
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– Je l’enlève… Croyez-moi, Penhoël, cela ne vous regarde pas.
 
C’était toucher du premier coup l’endroit malade. Il y avait trois ans que Robert travaillait à envenimer les soupçons qui étaient au fond du cœur de René ; la tâche était presque achevée ; à peine fallait-il encore une calomnie.
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achevée ; à peine fallait-il encore une calomnie.
 
Blanche fut déposée sur un banc de gazon. Robert tira de sa poche le portefeuille contenant les deux lettres que nous avons lues, et qu’il avait volées l’une à Marthe et l’autre à René lui-même.
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René monta au salon pour lire tout à son aise les lettres conquises. Il s’applaudissait de son œuvre et triomphait vis-à-vis de lui-même. Au salon, il rencontra maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, qui l’accueillit avec des saluts plus respectueux encore qu’à l’ordinaire.
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– Conséquemment, poursuivait Macrocéphale, mondit sieur de Penhoël ne doit point s’étonner si mondit sieur Pontalès lui fait signifier par les présentes… ou plutôt, se reprit l’homme de loi, lui donne poliment à entendre… car je ne suis pas un huissier, Dieu merci !… qu’il faut déguerpir et vider les lieux… ou pour mieux dire s’en aller tout bonnement… cela dans le plus bref délai, dont acte.
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Penhoël écoutait, la tête haute, l’œil fixe. Il semblait ne point comprendre.
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– Comme M. le vicomte peut le penser, reprit Macrocéphale en grimaçant un doucereux sourire, je me suis mis en quatre pour le tirer de là… Mais où il n’y a plus rien, on ne peut rien faire… Mes efforts dévoués n’ont abouti qu’à obtenir un délai convenable.
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– Quel délai ?… demanda Penhoël qui n’avait pas encore prononcé une parole.
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– Sortez !… dit René.
 
– Que M. le vicomte veuille bien me pardonner si je n’obéis à l’instant même, comme c’est mon devoir… Mais je n’ai pas achevé ma commission… La personne qui m’envoie vers M. le vicomte désire le voir s’établir à bonne distance de la commune de Glénac pour éviter la chance de conflits regrettables… Je suis conséquemment chargé de notifier à M. le vicomte que tout fermier de Penhoël ou de Pontalès qui lui ouvrirait la porte de sa maison serait immédiatement congédié… M. le vicomte est trop généreux pour exposer de pauvres diables…
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généreux pour exposer de pauvres diables…
 
– Sortez !… répéta Penhoël dont la patience était évidemment à bout.
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Dans le salon, Jean de Penhoël soutenait toujours Marthe qui avait repris ses sens, mais qui restait sous le poids d’un accablement insurmontable.
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restait sous le poids d’un accablement insurmontable.
 
– Il faut retrouver des forces, Marthe, disait le vieillard, car vos épreuves ne sont pas finies… Le malheur est descendu sur notre maison… Et quoi qu’ait pu faire René, votre mari, vous devez l’aider, Marthe, et le consoler dans sa détresse.
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Il se prit à compter sur ses doigts avec lenteur.
 
– Vincent…, dit-il, Diane et Cyprienne, vos trois enfants, notre oncle… Blanche de Penhoël…
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Roger, notre fils d’adoption… puis, Robert de Blois, ajouta-t-il en parlant plus bas, et Lola… pourquoi nous ont-ils quittés tous ensemble ?…
 
Il s’interrompit, et son corps eut un frémissement.
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René fit un pas vers la porte, mais sa tête qui se dressait avec fierté se courba de nouveau. Il venait de heurter du pied les débris de ce cadre brisé qui contenait naguère le portrait du fils aîné de Penhoël.
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Son regard timide et inquiet glissa jusqu’à Marthe.
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On aurait pu les voir marcher tous les trois en silence le long des allées du jardin…
 
L’oncle Jean ouvrit la porte qui donnait sur le
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dehors. Il sortit ; Marthe en fit autant. Penhoël hésita au moment de franchir le seuil.
 
– Du courage ! mon neveu…, dit la douce voix de l’oncle Jean. Dieu aura pitié de nous.
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M. Blaise et Bibandier étaient sortis d’un buisson voisin et riaient, les bons garçons, du meilleur de leur cœur…
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===XIX. LE SOUPER DE PENHOËL===
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– Et par un diable de temps ! ajouta M. Blaise : ils vont être fameusement saucés, les pauvres canards… Quel vent !
 
– Et quelle ondée !… il tombe des gouttes
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larges comme des pièces de six livres !… Maintenant que nous leur avons fait la conduite, mon opinion est qu’il faut aller voir si M. le maire nous a laissé un peu de sa bonne eau-de-vie.
 
– M. le maire…, répéta Blaise en ricanant ; je retiens son écharpe pour me faire un gilet.
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La pluie et le vent redoublaient ; les arbres du taillis étaient trop bas pour offrir la moindre protection. René s’arrêta.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/71]]==
 
– C’est par une nuit semblable, dit-il, que j’ai ouvert les portes du manoir à l’homme qui nous chasse aujourd’hui… Ne trouverai-je donc pas où abriter ma tête, moi qui n’ai jamais refusé l’hospitalité à personne ?… Hormis à un, pourtant ! se reprit-il tout bas.
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René fit comme s’il n’avait pas entendu.
 
– Il faut que j’aille bien loin, reprit-il ; bien loin !… car ces gens conservent une arme contre moi… et tant qu’ils me verront à portée de leurs coups, ils frapperont sans pitié ni trêve… Jusqu’à ma mort, voyez-vous, ils auront peur de me voir rentrer dans la maison de mon père !
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/72]]==
me voir rentrer dans la maison de mon père !
 
– Et bien ils feront, mon neveu ! s’écria le vieil oncle en affectant un espoir qu’il n’avait pas ; car Dieu est juste, et vous y rentrerez quelque jour… En attendant, je vois de la lumière dans la loge de Benoît le passeur… Entrons là pour laisser passer l’orage, car la pauvre Marthe est bien faible… J’ai bonne espérance… Quand Marthe sera reposée, nous prendrons le bac et nous irons chez notre ami Géraud, qui est riche et dévoué…
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L’homme releva la tête, et l’oncle Jean put reconnaître la bonne figure de l’aubergiste de Redon.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/73]]==
 
Il eut un véritable mouvement de joie, et frappa ses deux mains l’une contre l’autre.
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Penhoël tourna vers le grabat un regard plaintif.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/74]]==
 
– Qu’a-t-il dit ?… demanda-t-il.
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– Pas même un asile à donner au fils de ton maître ?… demanda l’oncle Jean dont la voix prit un accent d’amertume.
 
– Pas même un asile à donner au fils de mon maître…, répliqua l’aubergiste ; ce matin les
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/75]]==
gens de loi sont venus dans mon auberge… ils m’ont mis dehors avec la vieille femme, qui pleurait… M. Jean, elle avait cru mourir dans l’aisance… C’est bien dur, à son âge, d’aller demander l’aumône par les chemins !…
 
René s’était assis sur une escabelle, le plus loin possible du grabat de Benoît.
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– Mais, reprit ce dernier, ce n’est pas tout, mon Dieu !… Benoît disait encore autre chose… Est il vrai qu’on peut vous perdre après vous avoir dépouillé ?… Est-il vrai que l’honneur de Penhoël est entre les mains de ces démons ?…
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Personne ne répondit.
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==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/77]]==
 
L’orage était passé. Nos trois fugitifs, accompagnés du vieux Géraud, descendirent vers le passage du Port-Corbeau.
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Malgré son apparence de solitude et d’abandon, le manoir avait bien gardé quelques hôtes. À peine René, Marthe et l’oncle Jean eurent-ils quitté le grand salon, qu’une porte latérale s’ouvrit, donnant passage à M. Robert de Blois.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/78]]==
latérale s’ouvrit, donnant passage à M. Robert de Blois.
 
Robert avait entendu et vu la majeure partie de ce qui venait de se passer ; un sourire de profond dédain se jouait encore autour de sa lèvre.
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Il s’étendit sur le fauteuil où s’asseyait naguère Penhoël, et joignit ses mains sur son estomac avec un air de béatitude.
 
– Et tout cela est déjà de l’histoire ancienne ! poursuivit-il ; la toile est tombée, la farce est finie et nous entamons l’ère sérieuse de notre existence… Il s’agit maintenant d’être un homme grave… et de porter comme il faut notre fortune… On se débarrasserait bien de ce vieux
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/79]]==
Basile de Pontalès, mais on a besoin de lui pour la députation… Il m’a garanti cent voix de ses créatures au collége de Redon… Les élections approchent… Quand je serai député, du diable si je ne lui joue pas quelque bon tour !
 
Il agita la sonnette, placée à côté de lui.
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– Le pauvre diable !… pensait-il ; le pauvre diable !… Allez donc sauver les gens qui se noient !… Pardieu ! ce vieux fou de Benoît Haligan parlait comme un livre, après tout !… et la morale de la chose est qu’il faut laisser les gens couler comme des plombs au fond de l’eau.
 
Second éclat de rire, pendant lequel une main se posa, par derrière lui, sur son épaule.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/80]]==
main se posa, par derrière lui, sur son épaule.
 
C’était M. Blaise, vêtu d’un très-bel habit bourgeois, et qui riait, lui aussi, de tout son cœur.
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L’Endormeur approcha son siége et prit un air important.
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– C’est précisément sur ce sujet-là que je voulais te toucher un mot ou deux, dit-il. De quelle manière entends-tu les partages, toi, Américain ?
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Blaise fourra ses deux mains dans ses poches, et croisa ses jambes pour s’étendre commodément sur le dossier de son fauteuil.
 
– Mon bonhomme, dit-il, je vois que tu es porté à introduire de l’aigreur dans notre causerie amicale… Si tu as mal aux nerfs, tant pis pour toi !… Moi je suis de bonne humeur et je
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continue avec une entière bienveillance. Il ne s’agit pas ici de nos mérites respectifs, mais bien des parts qui doivent nous revenir dans la succession de Penhoël… Quand j’ai dit que les circonstances avaient changé, c’est que je vois ici deux héritiers nouveaux, et peut-être trois…
 
– Qui donc ?
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– Mais…, voulut objecter Robert.
 
– Attends donc !… Ceci en principe… Mais, car moi aussi j’ai mon mais, mais durant l’espace
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de trois années consécutives, j’aurai la libre disposition de notre fortune indivise, parce que, suivant nos conventions, je serai le maître, et toi le domestique.
 
Robert le regarda bouche béante.
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– Quand tu auras fini…, dit-il.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/84]]==
 
– Encore tu !… s’écria l’Endormeur… Américain, mon fils, vous avez la tête dure… et je commence à craindre de voir notre petite discussion dégénérer en une mauvaise querelle !
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La lèvre de Robert tremblait ; il était tout blême de colère.
 
– Blaise !… Blaise !… dit-il d’une voix altérée, ma patience a des bornes…
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/85]]==
dit-il d’une voix altérée, ma patience a des bornes…
 
– Moi, voilà trois ans que je patiente, répliqua l’Endormeur dont le calme semblait imperturbable.
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– C’est mon dernier mot…, répondit l’Endormeur, et je te promets que je n’en démordrai pas !… Tu me donneras tout, ou bien, morbleu ! je mangerai seul le bon souper que tu as commandé, et tu me serviras à table !
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/86]]==
 
– Allons !… dit Robert qui affecta un mouvement de gaieté, je vois bien qu’on ne peut pas raisonner avec toi ce soir… Il faut tâcher de s’arranger autrement.
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– Je te préviens que c’est un duel à mort, dit-il en marchant sur Blaise avec précaution.
 
– C’est tout ce que tu voudras, mon fils… répliqua l’Endormeur. Dieu merci ! j’ai cinq ans de salle.
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répliqua l’Endormeur. Dieu merci ! j’ai cinq ans de salle.
 
Ils n’étaient pas encore à portée l’un de l’autre. Robert s’arrêta et se mit en garde à son tour.
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De loin un myope aurait pu penser que c’était une bataille acharnée et terrible.
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Au moment où le bruit de ferraille allait le mieux, un gros rire éclata tout à coup de l’autre côté de la chambre.
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L’ancien uhlan, fossoyeur de la paroisse de Glénac, fit quelques pas à l’intérieur de la chambre. Il tenait à la main des papiers.
 
– Restez dehors si vous avez peur !… cria-t-il à la cantonade ; je promets bien qu’ils ne me tueront pas… Ma parole ! reprit-il en s’adressant aux deux combattants, vous êtes drôles à croquer comme cela… Ah ! M. Robert, j’irai te voir à la chambre, bien sûr, quand tu seras député… Ah çà ! l’Endormeur, nous voulons donc avoir vingt bonnes petites mille livres de
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rente qui ne doivent rien à personne. Et, sur le reste, l’Américain pourra s’arranger avec le vieux marquis, avec M. de la Chicane, etc.… etc.…, et enfin avec le Bibandier, s’il y a lieu… Laissez là vos joujoux, mes enfants ; nous allons parler d’affaires sérieuses.
 
Blaise et Robert se regardaient. Le préambule n’annonçait rien de bon.
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– Mais que signifie donc tout cela ?… s’écria Robert ; je ne vous avais jamais vu si insolent, mons Bibandier !
 
– Américain, dit l’ancien uhlan, la nature chatouilleuse de mon caractère ne me permet pas de continuer l’entretien sur ce ton… Ah ! ah ! ah !… se reprit-il en éclatant de rire, j’ai envie de prendre, moi aussi, une de ces vieilles flamberges, et nous mènerons la danse à trois… Mais c’est assez folâtrer… Viens te mettre à ma droite, l’Endormeur… Américain, prends place à ma gauche… Il s’agit d’une communication officielle.
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à ma gauche… Il s’agit d’une communication officielle.
 
Robert et Blaise s’approchèrent machinalement.
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Et Robert ajouta en raillant à son tour :
 
– Ah çà ! M. le marquis croit donc que nous
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sommes gens à tirer les marrons du feu pour nous laisser ensuite mettre à la porte comme des enfants ?
 
– Le marquis est un fameux lapin, M. Robert !… dit l’ancien uhlan avec emphase ; et s’il mange les marrons à lui tout seul, vous devez encore vous estimer heureux qu’il veuille bien vous en jeter les pelures !…
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– Si fait ! c’est moi-même qui ai crocheté votre secrétaire ce soir… Pas de jeux de mains, M. Robert, ou j’introduis dans la discussion un argument nouveau.
 
Sa main droite, qui était passée sous le revers de sa veste de paysan, sortit armée d’un pistolet de taille recommandable.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/92]]==
de sa veste de paysan, sortit armée d’un pistolet de taille recommandable.
 
– Causons comme des amis, reprit-il, et ne nous emportons pas avant de savoir… Je gagne ma vie, que diable !… Si vous aviez été les plus forts, soyez certains que j’aurais travaillé pour vous… car je n’ai pas de rancune, moi… et je ne me souviens déjà plus des grands airs malhonnêtes que vous avez pris avec moi pendant trois ans. Voici donc une chose entendue… Il ne faut plus compter sur vos contre-lettres.
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– Jamais !… dit Robert.
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– J’aimerais mieux m’aller pendre !… ajouta Blaise.
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Blaise et lui changèrent à ce moment de visage. Jusqu’alors ils avaient cru pouvoir combattre à armes égales.
 
« … Robert Camel, » reprit Bibandier, « dit Wolf, dit Belowski, dit l’Américain, à cause du genre de vol auquel il se livre habituellement. Origine inconnue ; vingt-huit ans ; repris de justice ; trois condamnations en police correctionnelle et deux en cour d’assises ; condamné en 1815 pour vol qualifié à cinq ans de réclusion ;
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s’est évadé de la Force au bout d’un mois, et n’a pu être ressaisi par la justice… »
 
– Deuxième document :
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Robert et Blaise avaient la tête basse ; ils semblaient atterrés.
 
– Mauvais ragoût !… dit Bibandier, dix ans et le pilori… tu as tout de même bien fait de t’évanouir, l’Endormeur !… Mais ne nous perdons pas dans des digressions inutiles, comme
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disait le gros avocat qui m’a envoyé à Brest… Il nous reste à savoir s’il vous plaît, M. Robert, de faire vos quatre ans et neuf mois de réclusion… et si vous éprouvez le besoin, M. Blaise, de purger votre contumace ?…
 
Les deux amis gardaient le silence. C’était là un coup aussi rude qu’inattendu. Blaise, surtout, qui s’était cru au sommet des prospérités, retombait à plat et se sentait incapable de résistance.
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Robert fit un geste de rage impuissante.
 
– Quoi qu’il arrive, s’écria-t-il, nous résisterons !… Nous ne sommes pas encore sous la
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main de la justice, et nous avons le temps de nous retourner.
 
– Pas beaucoup…, dit l’ancien uhlan avec douceur.
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– Patience ! lui cria Bibandier ; voilà qui est fini.
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Il tira de sa poche un portefeuille et compta sur le coin de la table dix billets de banque de mille francs.
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Les deux amis se dirigèrent vers la porte. Bibandier se leva pour les reconduire poliment.
 
– J’espère que nous n’avons pas de rancune, leur dit-il chemin faisant ; en somme, je vous ai réconciliés, mes petits… Chacun gagne son pain comme il peut, vous savez bien… Et, tenez ! j’espère que je vous rejoindrai bientôt là-bas, à
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Paris… Nous ferons encore plus d’une bonne affaire ensemble. À vous revoir, mes braves !… Ah ! j’oubliais…, maître le Hivain, qui n’ose pas entrer de peur des épées, et qui vous a joué le présent tour, me prie de vous dire qu’il ne mourra pas content à moins de se faire hacher en mille pièces pour votre service !…
 
Robert et Blaise avaient disparu…
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L’ancien uhlan et l’homme de loi restaient debout, le verre à la main, tout décontenancés.
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Pontalès avait sur le visage son bon petit sourire, doucement moqueur.
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{{Centré|FIN DE LA SECONDE PARTIE.}}
 
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==TROISIÈME PARTIE. LE VOYAGE.==
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Le XIVe siècle trouva l’architecture, le XVe inventa la poudre, le XVIe restaura la peinture, le XVIIe fixa la langue, le XVIIIe compila l’Encyclopédie et mangea ces petits soupers trop fameux qui nous coûtent tant de vaudevilles ! Le XIXe siècle a perfectionné les moyens de transport.
 
C’est là sa gloire. On pourra contrôler ses autres titres : planètes devinées, conserves de tragédies, romans à la vapeur et goguettes humanitaires,
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mais nul historien n’aura le cœur de lui contester le macadamisage, les bornes kilométriques, le cornet à piston du conducteur, et la lampe merveilleuse qui chauffe en hiver les pieds des voyageurs.
 
Nous ne parlons pas même des chemins de fer. La diligence seule eût suffi pour créer à notre âge une spécialité honorable.
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La restauration fit des progrès, il faut l’avouer ; mais, en 1820, les voitures publiques avaient encore cette physionomie de coucou qui révolte et fait honte. On mettait trois jours et trois nuits pour aller de Rennes à Paris. On couchait en route ; on faisait des relais de sept lieues avec deux ou trois rosses asthmatiques. Enfin des choses qui semblent dater du déluge !
 
Il a suffi d’une vingtaine d’années pour aplanir les montagnes, combler les fondrières, civiliser les pataches, guérir les chevaux et mettre dans tous les compartiments des diligences restaurées
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cette jolie petite revue, qui porte aux points les plus reculés de notre France la renommée de la pâte Regnault et les épiques dissensions des dents osanores.
 
Il était environ huit heures du matin. Dans la cour de l’hôtel des messageries, à Rennes, on faisait beaucoup de bruit et l’on se donnait beaucoup de mal. C’était le départ pour Paris. Au milieu de la cour, stationnait une voiture jaune, étroite par la base, large par le haut, et dont la construction semblait calculée pour obtenir le plus d’accidents possibles. Autour de cette voiture, à laquelle s’attelaient déjà trois chevaux, réformés pour diverses maladies, un monde de facteurs, de voyageurs et de mendiants se pressait.
 
Il y avait là cette famille qui occupe l’intérieur des diligences depuis le commencement des temps : le père avec son bonnet de soie noire et le grand sac de nuit ; la mère qui porte le panier aux provisions, bourré de veau froid, et dont le couvercle trop petit laisse passer le goulot des bouteilles ; les deux demoiselles qui se sont coiffées de chapeaux antiques pour mettre ceux du dimanche dans la malle ; et la bonne revêche, avec les trois petits enfants, payant demi-place, dont le roulement de la voiture va bientôt déranger les jeunes estomacs…
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Cette famille encombre à elle seule une cour de messageries, tant elle a d’amis qui viennent pleurer sur son départ et lui souhaiter bon voyage. Elle se charge des commissions de toute une ville ; quand elle part, la malle-poste n’a plus rien dans ses coffres.
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Dans la foule bavarde et attendrie qui entourait la voiture, on se disait qu’un monsieur, venant de Brest, avait pris le cabriolet pour lui tout seul. On ajoutait, entre deux poignées de mains arrosées de larmes, que ce monsieur était un Anglais et que les Anglais sont des originaux qui ne font rien comme tout le monde.
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Les mendiants et les désœuvrés qui l’avaient vu arriver, la veille au soir, affirmaient qu’il était bel homme et militaire, pour sûr.
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Plus on parlait des drôleries britanniques, plus les regards se fixaient, curieux, sur la porte de l’hôtel de France, par où l’Anglais devait passer pour entrer dans la cour des messageries.
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L’heure du départ avait sonné ; l’Anglais se faisait attendre.
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– Ah ! vous allez trouver sur la route de quoi vous distraire !… Tous les regrets sont pour ceux qui restent !…
 
– Amitiés à Victor, à Joseph, à Sophie… Vous auriez mieux fait de mettre le chien sur l’impériale.
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Vous auriez mieux fait de mettre le chien sur l’impériale.
 
Au beau milieu de ces caquetages croisés, le silence se fit tout à coup. La porte de l’hôtel de France venait de s’ouvrir, et les deux grands nègres de l’Anglais se montraient sur le seuil.
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Les deux noirs s’en allèrent en silence, comme ils étaient venus, et l’Anglais parut, à son tour, sur la porte de l’hôtel.
 
C’était un homme d’aspect noble et véritablement remarquable. Cette épithète d’original,
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que la province accorde au premier paltoquet qui laisse croître ses cheveux ou sa barbe et porte un chapeau ridicule, ne lui allait pas à la cheville.
 
Il y eut dans la foule un murmure d’étonnement, nous allions dire de respect.
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Le postillon fit claquer son fouet.
 
– Bonne âme charitable !… chantait le chœur plaintif des mendiants ; bon chrétien, pour l’amour de Dieu !…
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plaintif des mendiants ; bon chrétien, pour l’amour de Dieu !…
 
Et le même chœur grondait en aparté :
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De mémoire de gueux, on n’avait jamais vu à Rennes une magnificence pareille. Les badauds ouvraient de grands yeux, et plus d’un, parmi eux, avait bonne envie de prendre part à la mêlée.
 
Tandis que les mendiants, hommes, femmes et enfants, se ruaient les uns contre les autres avec une ardeur digne de l’aubaine, la diligence, à peine lancée, subissait un temps d’arrêt à la porte même de la cour. Tout le monde s’élança de ce côté, dans l’espoir d’un accident, mais ce n’était qu’un voyageur, portant pour bagage une petite valise assez plate, et demandant une place pour Paris.
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petite valise assez plate, et demandant une place pour Paris.
 
En pleine rue, on ne se fût certes pas arrêté pour ouïr les instances de ce voyageur inconnu, mais sous l’étroite voûte qui sépare la voie publique de la cour des messageries rennaises, un seul homme fait obstacle et peut disputer le passage au postillon le plus absolu. Il faut parlementer.
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– J’en viens pourtant, dit Étienne ; et l’on m’a refusé.
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– Alors, au large, s’il vous plaît !… En avant, postillon !
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– Elles sont retenues par milord, répliqua le conducteur.
 
– Est-ce que vous vous moquez ?… Votre milord a-t-il besoin de trois places pour lui tout seul ?
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milord a-t-il besoin de trois places pour lui tout seul ?
 
À cette dernière apostrophe, on vit se pencher à la portière du coupé la belle et froide figure de l’Anglais. Durant une ou deux secondes, l’Anglais examina d’un air profondément indifférent notre jeune peintre qui gesticulait au devant de la voiture.
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– Postillon, un coup de fouet ! Sanglez-lui proprement la figure !…
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Les mendiants retroussaient les manches de leurs chemises noirâtres ; les bourgeois eux-mêmes prenaient des poses belliqueuses. Il n’y avait là personne qui n’eût la généreuse velléité de faire un peu le coup de poing pour un homme dont les poches étaient si bien garnies.
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– Aoh !… fit-il en modulant sur trois notes étranges cette fameuse exclamation que Beaumarchais ne connaissait pas quand il a fait du mot goddam le fond de la langue anglaise.
 
En ce moment, Étienne, poussé à bout, s’adossait
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contre la muraille et lançait un coup de poing qui envoya le plus gros des bourgeois rouler au milieu du ruisseau.
 
– Aoh !… répéta l’Anglais sur un mode presque joyeux : it is a true gentleman !
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– Non, milord.
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– En ce cas, je me ferai une vraie joie de vous offrir une place dans cette voiture.
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Ce qui attirait en ce moment l’attention de l’Anglais, c’étaient deux petits chapeaux de paille qu’on apercevait à demi dans la rotonde de la Concurrence.
 
Du moins, Étienne ne voyait-il que les deux petits chapeaux de paille. Mais ceux-ci coiffaient deux jeunes filles, que l’Anglais avait aperçues au moment où elles montaient en voiture.
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au moment où elles montaient en voiture.
 
Et il fallait que ces jeunes filles fussent bien charmantes pour attirer son attention à ce point, car nous pouvons dire que milord ne perdait pas pour peu de chose son flegme britannique et sa nonchalante indifférence.
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L’Anglais s’enfonça dans un coin du coupé et ferma les yeux, comme s’il eût oublié complétement la présence de son compagnon.
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===II. MILORD===
 
Facteurs, mendiants et citadins restèrent encore pendant quelques minutes devant la cour des messageries. Il fallait bien causer un peu de ce dramatique incident qui avait signalé le départ de la voiture. Chacun avait besoin de dire son mot sur le riche Anglais. Et, comme le badaud, lancé dans la boue par le bras d’Étienne, avait le mauvais goût de se plaindre, les sages de l’assemblée lui répondaient qu’on gagne toujours ces sortes d’aubaines à vouloir se mêler des affaires d’autrui.
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Tandis que la diligence partait au milieu du bruit, sa modeste rivale, la Concurrence, s’ébranlait à son tour. La Concurrence était venue se loger à deux pas des messageries pour attirer les voyageurs par l’appât du bon marché. Son bureau portait pour enseigne ces deux mots pleins d’attraits : Moitié prix. Mais elle était si étroite et si délabrée, la pauvre Concurrence ! ses roues criaient si aigrement ; ses chevaux souffraient d’une toux si maligne !
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Par tous pays, le peuple se plaint amèrement d’être exploité, écorché, assassiné. Offrez-lui les choses à bas prix, vous verrez qu’il haussera les épaules en vous disant des injures.
 
La Concurrence s’en allait piteuse et mélancolique ;
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on ne voyait personne à ses portières éraillées, comme si les gens qu’elle emmenait avaient eu honte de se montrer en si misérable équipage. Les deux petits chapeaux de paille, lorgnés naguère par l’Anglais, avaient poussé la précaution jusqu’à relever les planches figurant des persiennes rouges et servant de stores à la rotonde.
 
C’étaient deux jeunes filles qui semblaient à peine sorties de l’enfance. Elles étaient seules ; elles se pressaient l’une contre l’autre, dans une pose inquiète et craintive.
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Elles avaient l’air d’être pauvres. Elles ne voulaient point dire leur nom et refusaient de montrer leurs passe-ports. Heureusement pour elles que la Concurrence était indulgente par état et faisait trêve à toutes questions.
 
La vieille femme, chargée d’inscrire les places, jugea bien du premier coup d’œil que nos deux voyageuses étaient des filles mineures,
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désertant le toit paternel ; mais en somme, elle n’avait pas à leur demander leur extrait d’âge.
 
On en voit tant partir comme cela des provinces pour aller chercher fortune à Paris ! Sur le nombre, deux de plus ce n’était pas une affaire.
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Toute dédaignée qu’elle était, la Concurrence, suivait de près son orgueilleuse rivale. On pouvait même prévoir qu’avant peu elle allait prendre les devants.
 
Dans le coupé de la diligence, nos deux voyageurs
Dans le coupé de la diligence, nos deux voyageurs avaient gardé la position que nous leur avons laissée en quittant la cour des messageries. Ils n’avaient pas encore échangé une parole. L’Anglais s’était enfoncé dans son coin et fermait les yeux comme un homme qui prétend écarter toute communication importune. Étienne n’était pas d’humeur à entamer la conversation de force. Il y avait en lui trop de souvenirs joyeux ou tristes qu’il accueillait chèrement, et ce muet compagnon que le hasard lui donnait n’avait garde de lui déplaire.
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avaient gardé la position que nous leur avons laissée en quittant la cour des messageries. Ils n’avaient pas encore échangé une parole. L’Anglais s’était enfoncé dans son coin et fermait les yeux comme un homme qui prétend écarter toute communication importune. Étienne n’était pas d’humeur à entamer la conversation de force. Il y avait en lui trop de souvenirs joyeux ou tristes qu’il accueillait chèrement, et ce muet compagnon que le hasard lui donnait n’avait garde de lui déplaire.
 
Sa pensée était à Penhoël. Son cœur lui parlait de Diane, si belle et si aimée, de Diane qui semblait l’avoir fui au moment de l’adieu…
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Et d’ailleurs, Diane l’aimait-elle ?
 
Oh oui !… du moins il l’espérait du fond de l’âme. Et c’était tout le bonheur de son avenir ! Comme cette route était longue ! Il eût voulu
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déjà être à Paris, dans son atelier, pinceaux et palette à la main. Il sentait au dedans de lui-même une ardeur inconnue ; sa pensée fermentait ; devant ses yeux, l’horizon s’élargissait tout à coup.
 
Il était peintre. Il sentait sa force ; les obstacles qui l’avaient arrêté jadis lui apparaissaient petits et misérables. C’est à peine si son regard dédaigneux pouvait les distinguer en travers de sa route brillante. De la lutte, il ne voyait plus que le résultat, qui était la victoire.
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Il y avait, entre le bourg de Glénac et le marais, une grande allée de châtaigniers qui s’étendait, tortueuse, au bord de l’eau. Les jours d’été, quand le soleil à son déclin se cachait derrière la colline, une brise douce et fraîche s’élevait sur le marais. Étienne se voyait encore assis au pied d’un arbre. C’était l’heure du tacite rendez-vous que nul n’avait donné ni reçu, mais auquel on ne manquait jamais.
 
Un pas léger se faisait entendre derrière le rideau de châtaigniers ; le cœur d’Étienne se
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prenait à battre, et ses yeux souriants étaient humides.
 
Diane venait. Qu’elle était belle ! Oh ! la joie des jeunes amours ! Ce qu’ils se disaient, peut-on l’écrire ? Et le cœur a-t-il besoin de lèvres pour parler ?
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À cette heure, Roger s’était acquitté sans doute de la mission confiée. Diane savait le motif du départ d’Étienne : pour la première fois elle avait reçu l’aveu de cet amour qui durait depuis si longtemps.
 
Qu’avait-elle dit ? Étienne aurait voulu voir les grands cils baissés de sa paupière, et la rougeur pudique montant à son front de vierge.
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pudique montant à son front de vierge.
 
Roger lui écrirait à Paris, mais quand ? Mon Dieu ! des jours entiers avant de savoir !…
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Plus il contemplait l’Anglais, plus il découvrait de noblesse intelligente et mâle sur ses traits au repos.
 
Il dessinait par la pensée ce front, pur comme le front d’un adolescent, et pourtant chargé de
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rêveries, cette bouche calme où le travail de la vie avait laissé à peine une nuance légère d’amertume.
 
Ce visage était pour lui comme le reflet d’une âme puissante et blessée. Il allait beaucoup trop loin peut-être dans la poésie de ses suppositions ; mais, malgré lui, son admiration d’artiste se mélangeait de respect, parce qu’il pensait deviner toute une vie de souffrances vaillamment supportées.
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Mais, tout à coup, la route fit un coude brusque, et le jeune peintre laissa échapper un cri de plaisir qui réveilla son compagnon de voyage.
 
C’était une sorte de changement à vue. Au
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lieu du monotone coup d’œil, l’horizon, soudainement élargi, montrait l’admirable paysage au milieu duquel s’assied la vieille ville de Vitré.
 
Il y avait de quoi ravir un peintre. On inventerait difficilement un tableau plus frappant. Étienne regardait avec des yeux charmés ces maisons de style bizarre jetées pêle-mêle sur le penchant de la colline et s’ameutant pour ainsi dire autour de la grande masse du château. Il lui semblait voir une fantasque danse de pignons antiques et de toits aigus, découpés comme des pièces d’orfévrerie. Le vent chassait les nuages au ciel. Quand un rayon de soleil venait à percer tout à coup, c’était une étrange vie parmi ces masures dix fois séculaires qui grimpaient, serrées et en désordre, aux flancs rocheux de la montagne.
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N’y a-t-il point là le caprice d’un génie artiste ? et n’est-ce que le résultat du patient travail des années ? La main de l’homme a-t-elle aidé à cette confusion puissante qui, mêlant le riant et le terrible, va couronner ce sombre géant de pierre d’une chevelure odorante et fleurie.
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jour, pend la moisson d’or des giroflées.
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Étienne, étonné de cette sortie, voulut s’excuser ; l’Anglais lui coupa la parole.
 
– Je vous demande, monsieur, répéta-t-il, où vous prenez ces belles choses qui vous arrachent ces cris d’admiration.
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où vous prenez ces belles choses qui vous arrachent ces cris d’admiration.
 
Étienne étendit la main vers la ville et le château de Vitré, que l’on apercevait en ce moment sous leur point de vue le plus pittoresque.
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– Milord, dit-il en essayant de sourire, j’ai eu tort assurément de troubler votre sommeil…
 
– Oui, monsieur ! interrompit l’Anglais, grand tort !… mais il ne s’agit pas de cela. Ce
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qui me déplaît, c’est le genre que vous vous donnez de rester en extase à la vue de ce monceau de poussière… Je vous promets, moi, que vous trouvez cela très-laid.
 
– Je vous proteste…
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Étienne était un garçon de sang-froid et d’esprit ; mais toute cette boutade le prenait hors de garde.
 
Il examina en fronçant le sourcil cette noble et belle figure de son compagnon de voyage que naguère encore il admirait de tout son cœur. En ce moment il ne voyait plus avec les mêmes
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yeux. Cette physionomie fière et calme lui semblait méchante, petite, hargneuse.
 
– Brisons là ! dit-il avec un commencement de colère ; dans notre position, une querelle serait souverainement ridicule… D’ailleurs, je n’en suis pas à savoir que, sur certains sujets, le diable ne ferait pas concorder l’instinct d’un bourgeois et le sens d’un artiste !
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– Pour Dieu ! monsieur, dit-il, ne me réveillez plus… j’ai sommeil.
 
Étienne demeura tout déconcerté. Il garda le silence, rongeant son frein et se demandant
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s’il avait décidément affaire à un maniaque. L’Anglais avait repris tout de bon son somme interrompu.
 
On avait eu des chevaux frais à Vitré ; la voiture roulait tant bien que mal sur les confins de la Bretagne et du Maine. À mesure que le temps passait, Etienne reprenait son calme et revenait à ses souvenirs.
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– Monsieur…
 
Nul signe de vie. Étienne trouvait un charme incomparable à contempler les tristes coursiers qu’on attelait à la voiture.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/133]]==
incomparable à contempler les tristes coursiers qu’on attelait à la voiture.
 
L’Anglais s’agita dans son coin. Il tira de sa poche un étui mignon, en nacre de Chine, et l’ouvrit.
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– Allons donc !… s’écria l’Anglais ; vous me gardez rancune… Faut-il vous demander pardon ?
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Il y avait dans les inflexions de sa voix une franchise si communicative et si bonne qu’Étienne ne put s’empêcher de se retourner tout à fait. L’Anglais souriait, son sourire attirait comme un charme ; son accent britannique lui-même, si désagréable tout à l’heure, s’adoucissait et n’était plus qu’une sorte d’assaisonnement à son langage.
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– Ah çà !… dit Étienne en souriant, vous détestez donc bien cette pauvre Bretagne ?
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Il se souvenait de la question singulière que l’Anglais lui avait adressée avant de l’admettre en sa compagnie.
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– Franchement… Que de poésie dans ces ruines antiques !… J’avais à peu près votre âge… Je voyageais à pied, un bâton de houx à la main et mon petit paquet sur le dos. Je me souviens que je m’arrêtai au détour de la route, à l’endroit même où vous avez poussé ce cri qui m’a réveillé en sursaut… Je m’assis au revers d’un talus, et je restai là une grande demi-heure en extase.
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– Que trouviez-vous donc de remarquable en ce monceau de ruines poudreuses, qui est une honte pour un pays civilisé ?…
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– Ah !… fit le jeune peintre étonné.
 
– Oui… vos gros richards de Paris et de Londres seraient des mendiants à Mascate, la ville des perles et des diamants… l’entrepôt de l’Inde… Mais il y fait trop chaud… Je reviens en France parce que je m’ennuyais là-bas… L’iman avait fait la paix avec l’Égypte, et mes soldats cipayes n’avaient plus de besogne… J’ai
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laissé mon palais, mes femmes et vingt-cinq lieues de côtes qu’on m’avait données… Je rapporte à peine quelques millions… À votre tour, mon jeune camarade.
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===III. DEUX PETITS CHAPEAUX DE PAILLE===
 
Montalt avait énuméré ses titres pompeux avec une grande simplicité, mais cette simplicité même parut au jeune peintre un surcroît de fanfaronnade. Elle le mit en défiance et rompit tout à coup le charme qui l’entraînait vers son compagnon de voyage. Ce charme, d’ailleurs, agissait contre son désir. Il était bien jeune et tenait d’autant plus à la dignité de sa moustache naissante. Il eût voulu montrer plus de constance dans sa rancune ; il se reprochait un peu la rapidité de son facile pardon. En somme, la conduite de l’Anglais avait été insultante ;
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ses tardives excuses ne pouvaient effacer qu’à demi la grossièreté de son procédé.
 
Et puis, qui ne sait que ces excuses, octroyées de bon cœur et sans qu’on les demande, ont l’air parfois d’une aumône faite à la faiblesse ?
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Étienne se pinça la lèvre avec triomphe : le coup avait porté.
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– Il me semble, dit-il, que si vous avez été général en chef des armées de l’iman de Mascate, je puis bien…
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– Si fait.
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– Attendez !
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Sa voix prit un accent mélancolique et plus doux.
 
– Personne ne m’aime en ce monde, continua-t-il, et je voudrais tant être aimé !… Je suis seul, toujours seul… Aux heures de tristesse, nul ne me console… et quand je suis heureux, je cherche en vain un sourire ami qui réponde à ma
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joie… Vous allez me railler encore, mon jeune camarade, et c’est pourtant la vérité tout entière… Je suis monté dans cette diligence, espérant que les hasards du voyage amèneraient sur mon chemin un être que je pusse aimer…
 
Étienne l’écoutait avec un étonnement où l’émotion se glissait malgré lui ; la voix de Montalt était si chaleureuse et ses paroles semblaient si bien partir du cœur.
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– Ah !… fit Étienne avec reproche ; est-ce là votre pensée sérieuse, milord ?
 
– Non…, répondit Montalt dont les sourcils
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se froncèrent légèrement ; si vous voulez ma pensée sérieuse, je changerai de langage… Je hais la femme, monsieur, et je la méprise… cela du plus profond de mon cœur !
 
Son regard avait un éclat dur et méchant. Sa voix, dont les inflexions sonores exprimaient naguère tant de sensibilité, devenait sèche et froide.
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Coco et Dindonnet étaient les coursiers de la Concurrence dont le postillon, par un effort désespéré, voulait en ce moment dépasser la voiture rivale.
 
Le postillon de la diligence lutta tant qu’il put, mais les deux rosses de son adversaire
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avaient de l’élan, et d’ailleurs il était superflu de ménager leur agonie.
 
Nos deux voyageurs du coupé virent passer lentement le long de la portière le corps jaunâtre et poudreux de la patache ennemie qui prenait décidément l’avance.
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– Laquelle est la plus charmante ?… pensait tout haut Montalt dont les yeux brillaient, ardents et fixes ; mais, Dieu me pardonne ! il me semble qu’elles pleurent, les pauvres enfants…
 
– J’ai passé là deux ans…, reprenait le jeune peintre qui s’écoutait lui-même et ne prenait point garde à la préoccupation du nabab, deux
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ans, mon Dieu !…, et cela m’a paru à peine plus long que deux journées heureuses…
 
Montalt se retourna vivement.
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– Quoi ! dit Étienne, détestez-vous encore les gentilshommes ?
 
– Bien moins que les Bretons, et pas autant que les femmes… Je vous avertis d’ailleurs que c’est le dernier article de ma liste… À part ces trois catégories d’individus, je suis assez philanthrope…
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trois catégories d’individus, je suis assez philanthrope…
 
– En abhorrant à peu près les trois quarts de l’espèce humaine ?
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– Parlez ! s’écria l’Anglais dont le dépit ne se cachait point. Pour Dieu, monsieur, je ne vous demande pas de grâce !
 
– Eh bien, milord, au premier regard que j’ai jeté sur vous, j’ai ressenti une impression
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étrange… Quelque chose m’entraînait à vous respecter…
 
– Je ne veux pas de respect !
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– Pardonnez-moi, milord, dit-il doucement, mon intention n’était pas de réveiller des chagrins…
 
– Des chagrins !… interrompit Montalt
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se redressant, quels chagrins ?… N’allez-vous pas me prendre pour une victime de l’amour ?… Morbleu !… mon jeune camarade, gardez votre pitié pour une occasion meilleure… Je n’ai jamais aimé, moi, et c’est sur votre sort que je m’apitoie sincèrement.
 
Étienne eut un sourire triste.
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– Je parle de toutes les femmes.
 
– Vous ne parlez pas d’elle !… répéta Étienne d’un ton impérieux, car je ne permettrais pas qu’on lançât, même au hasard, l’insulte qui pourrait retomber sur sa tête… Tant pis pour vous, milord, si vous n’avez jamais rencontré en votre
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vie une jeune fille à l’âme angélique et sainte… Tant pis pour vous si Dieu vous a refusé la joie d’aimer !… Votre malheur ne vous donne point le droit de calomnier ce que vous ne connaissez pas… Elle est pure, entendez-vous ?… Elle est noble ! et c’est à genoux que je l’aime !
 
La joue du jeune peintre s’était colorée vivement ; ses yeux brillaient ; l’émotion faisait trembler sa voix.
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Il avait mis dans ces derniers mots cette éloquence persuasive et vraie qu’il semblait prendre tout au fond de son cœur.
 
Étienne résista faiblement, puis il parla. C’est un bonheur si grand que de confier certains secrets, ne fût-ce qu’à demi. À l’âge qu’avait
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Étienne, l’âme s’épanche avec tant de joie ! Et puis Montalt souriait en l’écoutant ; on eût dit que ces jeunes souvenirs lui réchauffaient le cœur.
 
Étienne, sans prononcer aucun nom, raconta son arrivée au château et cette douce pente qui l’avait entraîné à son insu vers Diane. Il dit les premiers sourires de la jeune fille et ces vagues espoirs qui d’abord avaient fait battre son cœur.
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Et quoiqu’il n’y eût rien dans le récit pour réveiller une curiosité blasée, rien qu’un pur et doux tableau d’amour, le nabab écoutait les yeux baissés et le front rêveur. Parfois, lorsque la narration du jeune peintre s’animait au passage d’un souvenir plus cher, on aurait vu Montalt sourire avec mélancolie.
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Son regard s’élevait alors furtivement sur Étienne. Ce regard ému exprimait-il de la compassion encore ou déjà de l’envie ?
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Montalt ne l’interrompit point ; mais que de fois son visage mobile avait changé pendant le récit !
 
Tantôt il écoutait pour Étienne, et alors ses beaux traits gardaient ce sourire tout plein de tendresse et de paternelle protection. D’autres fois, la ligne fière de ses sourcils se brisait tout à coup ; une pensée d’amertume venait assombrir sa figure pâlie. C’est qu’alors il écoutait pour lui-même et qu’il faisait un retour sur son propre cœur.
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lui-même et qu’il faisait un retour sur son propre cœur.
 
– Oh ! milord, s’écria le jeune peintre en joignant les mains, et tout cela est fini !… J’ai vingt ans, et c’est du passé que je vous parle. Diane !… ma pauvre Diane !… sais-je si je la reverrai jamais ?
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– Dix-huit ans !… reprit-il d’une voix plus basse ; un front naïf comme celui d’un enfant, mais qui se redresse parfois orgueilleux et vaillant comme le front d’une reine… Des yeux rieurs où les larmes mettent une tristesse céleste… La taille d’une fée, la voix d’un ange… Et un cœur !… Dites, milord, qu’eussiez-vous fait à ma place ?
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Montalt se redressa avec lenteur et le regarda fixement.
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Le jeune peintre devint pâle. S’il eût obéi au fougueux mouvement de colère qui s’empara de lui, cet entretien, commencé d’une façon si amicale, aurait fini par une bataille. Mais il se retint et se contenta de lancer au nabab un regard de sanglant reproche.
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Montalt n’en tint compte. Sa bizarre humeur avait tourné. Il s’étendit dans son coin, les bras tombants, la tête renversée, reprenant cette pose indolente où toutes ses facultés semblaient sommeiller à la fois.
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On avait beau s’irriter, la colère ne tenait point contre cette gracieuse franchise de l’homme, évidemment supérieur, qui revenait de lui-même, repentant et contrit.
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Car Montalt se repentait sincèrement, quitte à pécher de nouveau, à ses heures.
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Leur liaison, qui datait à peine de quelques heures, s’était serrée comme par enchantement, et comportait déjà de ces coquetteries, qui font de la brouille la plus sérieuse en apparence un pont joyeux, conduisant tout droit à la réconciliation.
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Et à mesure que le temps passait, le nabab faisait petit à petit la conquête de son franc parler. Étienne repoussait bien encore les désolantes théories de son compagnon de route, mais il ne se croyait plus obligé de tourner le dos à la moindre parole offensante pour le beau sexe. Il écoutait ; il discutait, quoique, sur le terrain de la moquerie, il ne fût vraiment pas le plus fort.
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– Tout ce que je puis dire, milord, c’est que votre caprice a été pour moi une excellente chance…
 
– Eh ! eh !… fit Montalt, nous nous querellerons bien encore pourtant plus d’une fois avant d’être arrivés à Paris, s’il plaît à Dieu !… Mais il y a déjà un progrès dans votre humeur… et sous deux ou trois jours, que je sois sage ou fou, vous m’écouterez sans colère aucune… parce que vous reconnaîtrez toujours la voix d’un ami.
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parce que vous reconnaîtrez toujours la voix d’un ami.
 
– Mais qui donc nous force de choisir ces sujets où nous ne pouvons pas nous entendre ?
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– Je ne les ai pas encore aperçues.
 
– Vraiment !… s’écria Montalt ; vous êtes le
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roi des amants fidèles !… Le fait est qu’elles se cachent comme deux petites coquettes qu’elles sont probablement… Mais cependant, moi qui n’ai nulle raison de conscience pour mettre mes yeux dans ma poche, j’ai pu les lorgner déjà une douzaine de fois depuis Rennes… Ah ! mon jeune ami, j’ai peine à croire que votre ange et sa sœur soient de moitié aussi jolies que ces deux enfants-là !
 
Étienne haussa les épaules.
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– Comment !… dit Étienne avec reproche.
 
– Eh ! mon ami…, s’écria le nabab, votre austérité tourne au grotesque… Si ce n’est pas moi, ce sera quelque mauvais étudiant du quartier Latin, ou quelque pauvre commis en nouveautés… Le commis et l’étudiant après un mois d’orgie à vingt-deux sous, les laisseront choir doucement dans la boue… Moi, après une
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semaine fleurie et tout ornée de champagne, je les quitterai heureuses et riches… Lequel vaut mieux pour elles ?
 
– Mais si elles sont vertueuses…
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Montalt frappa du pied avec impatience.
 
– Les amoureux platoniques, grommela-t-il,
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ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre… Vous avez fait exprès de regarder trop tard, Étienne, tant vous aviez grand’peur de manquer à vos serments de constance !… Mais c’est égal ; on ne peut pas tout faire le premier jour… nous verrons bien !
 
La diligence s’arrêtait dans une sombre rue de la vieille ville, à l’hôtel où les voyageurs devaient prendre leur repas et passer la nuit.
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Étienne venait de se retirer dans sa chambre à coucher. Durant toute cette journée, il était resté sous l’empire d’une sorte de fascination. Maintenant qu’il se retrouvait seul, il cherchait, mais en vain, à dépouiller Montalt de son bizarre prestige et à le juger froidement. Montalt échappait à tout examen ; son image, évoquée, apparaissait à l’esprit d’Étienne plus fugitive encore et plus capricieuse que la réalité même.
 
Étienne faisait d’inutiles efforts pour fixer ce fantôme insaisissable ; il le voyait à la fois bon, méchant, généreux, cruel, sincère, menteur et mille
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autres choses impossibles à concilier ; il l’aimait, il le maudissait, il le craignait, et le nabab avait presque gain de cause, en définitive, car on ne pensait guère à Diane ni au manoir de Penhoël.
 
Étienne se promenait dans sa chambre, repassant au fond de sa mémoire toutes les phases de ce long entretien qui l’avait tour à tour effrayé, indigné, enchanté. Il s’arrêta court au milieu de sa promenade. On frappait vigoureusement à sa porte.
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– Déjà !… dit le jeune peintre, quand la première émotion passée lui permit de parler.
 
– Mon pauvre ami, répliqua Roger, tu avais deviné juste… on m’a renvoyé comme toi… Mais sois tranquille… ta commission est faite tout de même… Avant de partir, j’ai écrit une longue lettre à Cyprienne… et Dieu sait que j’ai parlé de toi encore plus que de moi !
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que j’ai parlé de toi encore plus que de moi !
 
– Merci…, dit-il, mais pouvait-on croire que mes craintes se réaliseraient sitôt ?… Toi, mon pauvre Roger, qu’on aimait tant au manoir de Penhoël !…
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– Ils l’ont ruiné, murmura le jeune peintre.
 
– Ils l’ont ruiné !… répéta Roger ; et je me trouble en songeant que Cyprienne et Diane
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n’ont pas d’autre ressource en ce monde que l’appui de René de Penhoël.
 
Les deux amis étaient assis l’un près de l’autre sur le lit d’Étienne ; il y eut un silence ; tous deux baissaient la tête et se donnaient à leurs réflexions tristes.
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– Parlons donc un peu du manoir…, dit Étienne.
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violemment dérangé ses habitudes en la faisant galoper six heures durant… À quatre lieues de Laval, elle est tombée devant un bouchon où je l’ai laissée à la grâce de la cabaretière… Quatre lieues, cela se fait à pied quand on sent un ami au bout du voyage… Je suis arrivé, je t’ai embrassé, j’ai soupé… À ton tour de me conter tes aventures !
 
L’histoire d’Étienne ne fut pas longue apparemment, car une demi-heure après, nos deux amis dormaient tranquillement côte à côte.
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amis dormaient tranquillement côte à côte.
 
Le lendemain matin, un domestique de l’hôtel vint frapper à la porte et prévenir M. Moreau que milord l’attendait pour déjeuner.
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Montalt lui prit la main et la secoua rondement.
 
– Que le diable vous emporte !… s’écria-t-il. Hier soir, vous me parliez comme il faut… Une nuit a-t-elle suffi pour nous replonger jusqu’au
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cou dans l’ennui des cérémonieuses formules ?… Mais qui avons-nous là ?
 
Étienne se tourna en souriant vers Roger.
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À la fin du déjeuner, vous eussiez dit une petite famille, composée de deux neveux parfaitement insoumis, et d’un oncle trop jeune pour parler en sage.
 
On se remit en route sous de joyeux auspices, non sans avoir fait sauter deux ou trois bouchons de champagne. (Il y a du champagne à Laval.) Nos trois compagnons étaient d’une
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gaieté folle, et, durant cette journée, il se dit dans le coupé de la diligence des choses extrêmement jolies.
 
Roger, peut-être parce qu’il avait été prévenu d’avance, ne se montra point trop scandalisé des hérésies de Montalt en fait de sentiment. Il était placé entre Étienne et le nabab ; lorsque les deux adversaires discutaient, il jugeait les coups. Bien qu’il donnât le plus souvent raison à Étienne, parfois, nous devons le dire, la facile morale de Montalt trouvait un écho au fond de sa nature un peu molle et sensuelle.
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La Concurrence se montrait encore quelquefois aux relais, où elle prenait pour un instant les devants. Montalt ne manquait jamais alors de lancer un avide coup d’œil à la rotonde. Roger aussi regardait de tous ses yeux, car on lui avait fait un ravissant tableau des deux petits chapeaux de paille. Mais, précisément depuis que Roger était venu se mettre en tiers dans le coupé, les deux jeunes filles ne montraient plus la même confiance.
 
Pendant la première partie de la route, et
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tant que le nabab avait été seul à les poursuivre de ses œillades, les deux petits chapeaux de paille s’étaient montrés bien des fois à la portière de la rotonde.
 
Maintenant que Roger regardait aussi, elles affectaient de se cacher. Leur portière restait obstinément fermée, en dépit de la chaleur, et Roger, malgré son envie, n’eut pas une seule occasion de les entrevoir.
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Quand on eut laissé derrière soi Alençon, Dreux, Mortagne, quand on vit prochaine la fin du voyage, Étienne et Roger furent pris d’un sentiment de tristesse, à la pensée de la séparation.
 
Les idées de Montalt se portaient peut-être
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vers le même sujet, car depuis quelques minutes il gardait le silence, contemplant tour à tour les deux jeunes gens avec une expression de mélancolie.
 
– À quoi pensez-vous, milord ?… dit enfin Roger.
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– Vous êtes bien bon…
 
– Laissez !… Vous, Roger, vous êtes un spirituel enfant, et votre caractère aimable vous ouvrirait toutes les portes… Vous m’avez confié que vous étiez pauvres tous les deux… Écoutez-moi, je ne raille plus… Vous allez commencer une lutte dont l’issue sera votre bonheur ou votre malheur… Quand on marche au combat, dites-moi, est-ce l’instant de se lier bras et jambes ?
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dites-moi, est-ce l’instant de se lier bras et jambes ?
 
– C’est le moment de prendre un drapeau, interrompit Étienne vivement ; quelque chose qui vous guide dans la bonne chance et qui vous soutienne dans la mauvaise… Nous ne sommes pas des philosophes, nous, milord !… Nous sommes cousus de préjugés, vous savez bien !… Faire fortune ne serait pas un but pour nous, si nous n’avions pas à partager avec quelqu’un de cher le bonheur conquis par nos efforts…
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– Eh bien ! je vous affirme du fond de ma conscience que l’amour, comme vous l’entendez, est un obstacle qui arrête tout élan, un fardeau qui accable toute vigueur, un poison qui énerve et qui tue…
 
– Mais je sens le contraire en moi !… s’écria Étienne qui mit la main sur son cœur ; l’amour,
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comme je l’entends, est un aiguillon pour le courage, un cordial pour l’âme qui faiblit, un appui pour la volonté qui cède…
 
– Enfants !… enfants !… murmura Montalt d’un ton sérieux, je parlais de la pierre qu’un malheureux se met au cou pour se noyer… De toutes les pierres, la plus lourde, la plus tenace, la plus mortelle, croyez-moi, c’est une femme aimée…
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Il passa la main sur son front. On eût dit qu’il allait parler encore, mais sa tête se pencha sur sa poitrine, et il garda le silence.
 
Au bout de quelques minutes, il se redressa. La sombre expression qui était naguère sur ses
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traits avait disparu pour faire place à une gaieté communicative.
 
– Eh bien ! mes fils, s’écria-t-il, gardez vos infirmités… Il m’est évident que votre commune maladie ne peut pas être traitée par des remèdes violents… il faut un régime… je serai votre médecin malgré vous… Et, en attendant, nous commencerons tout doucement notre petite fortune.
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– J’en réponds, moi, qu’il a du talent !… s’écria Roger en prenant la main de Montalt ; vous êtes un noble cœur, milord… et si Étienne refuse, je me brouille avec lui pour tout de bon !
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– J’accepte…, dit le jeune peintre à voix basse.
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– Milord… milord ! interrompit Étienne, vous voyez bien que Roger accepte… et qu’il est heureux comme moi de ne pas se séparer de vous.
 
– Est-ce ainsi ?… s’écria joyeusement le nabab ; eh bien ! je ne sais pas comment vous remercier, mes amis !… Et je ne donnerais pas pour mille guinées la bonne fantaisie que j’ai
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eue de m’embarquer dans cette diligence !… Ah ! vous serez mes fils et mes frères… et, si vous voulez, jamais nous ne nous séparerons !
 
– Jamais ! répétèrent Étienne et Roger tandis que leurs mains étaient dans celles de Montalt.
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Ses yeux tombèrent sur les deux papiers, et il fit un geste de désappointement comique.
 
– Oh ! les femmes !… les femmes !… reprit-il ; toujours le même esprit contrariant et à
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l’envers !… C’est moi qui les ai regardées… et c’est vous, mes amis, qu’elles choisissent.
 
– Nous ?… dirent en même temps les deux jeunes gens.
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Si Étienne et Roger avaient quitté un jour plus tard le manoir de Penhoël, ce mot : ''belle-de-nuit'' aurait fait sur eux une impression bien pénible. Tout de suite leur mémoire eût évoqué la légende douce et triste que Cyprienne et Diane chantaient si souvent naguère ; ils eussent songé aux deux pauvres filles mortes…
 
Mais ils ne savaient rien. Quand ils avaient vu pour la dernière fois Diane et Cyprienne,
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elles dansaient, riantes et belles, au salon de verdure. Ils ne virent rien sous cette appellation mystérieuse, sinon quelque voluptueux défi et un commencement d’aventure.
 
– ''Belle-de-nuit'' !… murmura le nabab ; c’est très-joli, cela… c’est de la fine fleur de poésie !… Pourtant, nous avons affaire à des provinciales renforcées, puisqu’elles donnent rendez-vous à Notre-Dame. Elles croient sans doute que tout le monde va se promener là, le soir, comme on fait devant l’église de leur bourgade… C’est égal, vous êtes d’heureux coquins !
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==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/178]]==
 
Quelques minutes après, on arrivait à la cour des messageries, où M. Jones, le majordome de milord, attendait son maître, en bel habit noir et chapeau bas.
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{{Centré|FIN DE LA TROISIÈME PARTIE.}}
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/179]]==
 
==QUATRIÈME PARTIE. PARIS.==
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Ils étaient trois hommes et deux femmes, sans compter les domestiques, et vivaient en famille, bien qu’ils portassent tous des noms différents.
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En 1820, les hôtels nombreux, groupés autour du Palais-Royal étaient encore habités presque exclusivement par ce peuple cosmopolite de joueurs et de viveurs qu’attiraient la roulette et la gloire européenne des déesses parquées dans les galeries.
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Le Palais-Royal était le centre des joyeux mystères ; les goutteux de province en parlaient avec onction à leurs coquins de neveux. Sa renommée était aussi brillante aux froides rives de la Néva qu’aux bords de la Tamise, ce brumeux Pactole qui roule des guinées, Vienne, Berlin, l’Italie, envoyaient à ce temple, ouvert à tous les désirs, d’innombrables dévots. Les sauvages de l’Amérique en racontaient les merveilles dans leurs wigwams, en buvant des petits verres d’eau-de-feu, et les bons musulmans de Turquie nourrissaient le secret espoir que c’était là précisément le paradis annoncé par le prophète.
 
Dans ce monde bigarré qui se renouvelait sans cesse aux abords du Palais-Royal, il y avait presque autant de véritables grands seigneurs que d’aventuriers de bas lieu, et certes, il était bien difficile de reconnaître les uns d’avec les autres ; aussi ne se donnait-on point pour cela beaucoup de peine. Il y avait une sorte de mesure qui servait à tous indistinctement dans ce peuple de comtes et de barons, où l’égalité
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sainte, comme on dit au dessert des banquets politiques, était religieusement pratiquée.
 
On ne divisait point les hommes en chrétiens et en païens, en royalistes et en libéraux, en nobles et en vilains ; il y avait seulement des bourses vides et des bourses pleines.
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C’était le comble. Il va sans dire qu’on n’avait point la folle idée de s’enquérir si M. le marquis un tel avait des parchemins vrais ou faux, ni de prendre le plus petit renseignement sur la question de savoir à quelle source abondante et cachée le prince ***ski puisait ses billets de banque.
 
Dans une société, constituée sur ce pied de libérale tolérance, la petite colonie de l’hôtel des Quatre Parties du monde devait jouir d’une considération très-distinguée. Il y avait, en effet, de l’argent dans la caisse commune ; on menait
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bonne vie, on jouait gros jeu, on dînait royalement, et la gêne n’avait pas encore montré une seule fois son menaçant bout d’oreille.
 
Aussi nos cinq étrangers n’étaient-ils pas de ces émigrants à la douzaine qui abandonnent leur pays on ne sait pourquoi. Ils voyageaient, les hommes du moins, pour affaires politiques, et cachaient sous des apparences frivoles le maniement des plus graves intérêts.
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Elle n’avait habité l’hôtel que durant un mois ou cinq semaines ; après quoi on l’avait vue partir avec une jeune dame, dont il nous reste à parler. Elle demeurait maintenant dans un autre quartier, mais elle venait plusieurs fois par jour à l’hôtel.
 
La jeune dame qui l’avait suivie, et que nous
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devons faire connaître aussi au lecteur, semblait peine sortie de l’enfance. À l’hôtel des Quatre Parties du monde, on n’avait fait que l’entrevoir au moment de l’arrivée. Depuis lors, elle n’avait pas quitté sa chambre une seule fois.
 
Elle était souffrante, sans doute, et c’était la camériste de madame la marquise qui seule avait le droit de lui donner des soins.
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Quoi qu’il en fût, la camériste de madame la marquise se plaisait à vanter l’attachement de sa maîtresse pour la jeune femme.
 
– Ah ! celle-là, disait-elle à tout propos,
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peut remercier le bon Dieu !… C’est soigné dans du coton… c’est caressé toute la journée !
 
– Mais elle ne vient donc jamais voir ces messieurs ?… demandaient parfois les gens de l’hôtel.
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Il était impossible de se méprendre : la vue seule de nos trois gentilshommes, à part même l’accent exotique que chacun d’eux avait au plus haut degré, suffisait pour les placer dans la classe des étrangers.
 
La France, en effet, a son galbe particulier, qui change suivant la mode et le temps, mais
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qui tranche toujours avec les physionomies des peuples voisins.
 
À l’époque où se passe notre histoire, les visages parisiens étaient rasés soigneusement. À peine voyait-on quelques petits favoris dessiner un étroit demi-cercle et joindre l’oreille aux ailes du nez, qui surmontait une lèvre dépourvue de toute espèce de moustache. Les cheveux courts se frisaient à la Titus. Donc, pour se donner un air d’étranger, il suffisait de porter les cheveux longs et la barbe entière.
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C’étaient, en vérité, des personnages assez remarquables pour mériter une description détaillée ; mais nous avons un moyen d’abréger en disant tout de suite au lecteur que le chevalier de las Matas, le comte de Manteïra et le baron de Bibander étaient tout bonnement ses anciennes connaissances Robert dit l’Américain, Blaise surnommé l’Endormeur, et Bibandier, l’ancien chefs des uhlans de Bretagne.
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Les deux premiers avaient jugé à propos de se déguiser complétement et de changer de nom, pour parer aux poursuites de la police, qui possédait en portefeuille leurs signalements et leur histoire.
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À peine hors du manoir, Blaise et lui étaient redevenus, du reste, les meilleurs amis de la terre. L’Endormeur osait à peine discuter au sujet de Blanche, tant il avait regret, le bon garçon, de cette scène faite à son vieux camarade dans le salon de Penhoël.
 
Maintenant qu’il n’y avait plus moyen de s’administrer sans partage les vingt mille livres de rente, Blaise était tout repentir.
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sans partage les vingt mille livres de rente, Blaise était tout repentir.
 
Robert, cependant, ne songeait même pas à lui faire un reproche. Le triomphe les avait désunis ; la défaite commune les rapprochait. Ils avaient encore besoin l’un de l’autre et ne demandaient pas mieux qu’à se liguer plus étroitement, pour recommencer la lutte sur de nouveaux frais.
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Il fallait à l’Américain, pour exécuter ses escamotages hardis, des poches vides et des mains libres.
 
En ce moment, loin de courber la tête sous le coup qui le frappait, il se redressa plus vaillant que jamais. Les dix mille francs qu’on lui avait jetés, comme un os à ronger n’étaient, qu’une première mise de fonds pour recommencer la partie. Il se retrouvait lui-même ; les idées abondaient dans son cerveau, et ce n’était pas sans joie qu’il songeait à cette grande mêlée parisienne où il allait se précipiter de nouveau, armé de toutes pièces.
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où il allait se précipiter de nouveau, armé de toutes pièces.
 
Dès ce premier moment, il pouvait compter plus d’une corde à son arc ; et Blanche lui paraissait être la meilleure de toutes. Mais comment emmener Blanche malgré elle ? Cent lieues à faire avec une jeune fille qui résiste, qui pleure, qui appelle au secours, c’est assurément l’impossible.
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– Oh ! si !… murmura l’Ange, bien souvent !
 
– Et ne vous êtes-vous jamais aperçue qu’elle me cherchait parfois pour m’entretenir en secret ?
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me cherchait parfois pour m’entretenir en secret ?
 
– Si…, dit encore l’Ange.
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– Pauvre demoiselle !… répliqua-t-il, c’est qu’il fallait vous défendre contre votre père !
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– Contre mon père !…
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Blanche, malade, passait ses jours au lit et demandait sa mère.
 
Au bout d’une demi-semaine, on vit arriver Lola, que le vieux Pontalès avait mise honnêtement
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à la porte. Au bout de la semaine entière, le bon Bibandier entra un matin dans le garni borgne où nos deux compagnons s’étaient provisoirement installés, et les serra tous deux contre son cœur avec effusion.
 
– Pas de reproche !… dit-il, je vous ai balancés pas mal l’autre jour… mais j’ai quinze mille francs, moi… et je mêle !
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Blaise disait :
 
– Notre situation est bien assez précaire par
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elle-même, pour que nous n’allions pas en augmenter le danger de gaieté de cœur… Il convient d’éloigner de nous ce qui peut attirer les regards ; et puisque l’Américain compte avoir tous les bénéfices de l’enlèvement, qu’il prenne les risques pour lui tout seul !
 
Bibandier prêtait à cette opinion l’appui de son éloquence.
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À l’entrée de la rue Sainte-Marguerite, du côté de l’Abbaye, il y avait une maison d’honnête apparence qui semblait vraiment faite pour une vertueuse dame et sa pupille. Ce fut dans cette maison que Lola prit ses quartiers, et nos trois compagnons, quittes de soucis, purent donner tous leurs soins à l’amélioration de leur industrie.
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La matinée s’avançait : le chevalier de las Matas et le comte de Manteïra étaient encore en robe de chambre, mais le baron de Bibander s’occupait déjà de sa toilette.
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Le baron de Bibander se tenait à l’autre extrémité de la salle devant une glace, où il se mirait avec une complaisance extrême.
 
Ils étaient vraiment assez bien déguisés tous les trois. La barbe et les cheveux longs allaient parfaitement à la figure pâle de Robert, qui était un fort passable cavalier espagnol. L’Endormeur, lui, avait été obligé de raser ses cheveux d’un blond tirant sur le roux et de se munir d’une perruque noire pour se donner une physionomie portugaise. Il avait teint, en outre, sa barbe, et son meilleur ami aurait eu quelque peine à le reconnaître. Quant à Bibandier, ces quelques semaines d’abondance
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l’avaient refait si bellement, qu’à la rigueur son embonpoint nouveau aurait pu seul lui servir de masque.
 
Son teint, naguère si jaune, fleurissait maintenant ; ses joues décharnées s’étaient arrondies. Il commençait même à prendre du ventre.
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– Mes petits, murmura-t-il, on vous laisse dire… vous êtes jaloux, ça se voit.
 
Il continua de se sangler à tour de bras et de faire exécuter à sa grande figure hâlée toutes sortes de grimaces mignonnes.
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faire exécuter à sa grande figure hâlée toutes sortes de grimaces mignonnes.
 
Il mettait à se trouver charmant une bonne foi non suspecte.
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On frappa doucement à la porte.
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– Ah ! fit Bibandier avec joie ; voilà mes papillotes.
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– Pas mal, pas mal !… fit Blaise… Seulement ça ne me paraît pas assez senti… J’ai eu un portier qui était de Colmar et qui disait : Ça fa-t-il gômme fi filez ?
 
– Voyons !… s’écria Bibandier, tout ça dépend des dialectes… Il ne s’agit pas de plaisanter ici… Vous autres, vous en prenez à
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votre aise… Toi, M. le Portugais, tu n’as qu’à nasiller comme un canard et à mettre de la bouillie dans ta bouche pour prononcer les s… Vous, seigneur chevalier de las Matas, il vous suffit d’enfler les mots comme un marchand de vulnéraire et de gasconnes un peu en faisant ronfler les nasales… Ah ! si je n’étais qu’une Essépagnoleu ou un Pourteungais, ajouta-t-il en nasillant à outrance, mon rôle serait bien facile… Mais un baron du saint-empire, morbleu !…
 
– Morplé !… si ça fus est écâl…, dit Graff.
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L’Alsacien riait.
 
– Si ché sais mettre les babiotes, répétait-
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il en montrant son énorme mâchoire ; ché suis né tans les babiotes…, mon bère était pârpier… mon crand-bère il était aussi pârpier…, le bère de mon crand-bère…
 
– Et ainsi de suite, interrompit Blaise.
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– Si ché gommais lés babiotes ! Mon bère était pârpier… mon crand-bère…
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– Allons, Graff !… dit Bibandier, faisons d’une pierre deux coups : donne-moi ta leçon !
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– Impossible de s’y retrouver ! grommela Robert.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/200]]==
 
– Messié Pipandre, reprit Graff, fos babiotes sont insdallées.
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– C’est juste, dit Bibandier qui fouilla dans sa poche.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/201]]==
 
Puis il ajouta :
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– Ça n’a pas été sans peine !… répliqua-t-il ; mais, de par tous les diables, Montalt me la payera mon pesant d’or !…
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/202]]==
 
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/203]]==
 
===II. LA MARTINGALE===
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– Ta martingale…, fit observer Bibandier, c’est comme le merle blanc ou le trèfle à quatre feuilles.
 
Il s’occupait en ce moment de boutonner, par-dessus son pantalon d’un bleu vif, un superbe gilet de velours ponceau, à boutons brillantés.
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gilet de velours ponceau, à boutons brillantés.
 
– Vous n’entendez rien à tout cela !… s’écria M. le chevalier de las Matas. Je connais maintenant Berry Montalt comme si je l’avais inventé, voyez-vous… J’ai cru d’abord qu’il faisait un peu comme nous et que sa grande fortune était dans les nuages… mais j’avais tort de croire cela… Il est riche… il est puissamment riche !… Et tout ce que possédait ce pauvre diable de Penhoël n’aurait pas pu fournir à milord son argent de poche seulement !
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– Si c’est comme cela, interrompit le baron qui mettait ses soins à nouer autour de son cou osseux une cravate de satin blanc à raies couleur de feu, il n’y a rien à faire !
 
– Par exemple !… s’écria Robert, c’est justement
– Par exemple !… s’écria Robert, c’est justement ces hommes-là que j’aime !… Si Montalt était un honnête gentleman comme il veut bien le dire, on n’aurait pas trouvé tout de suite son côté faible… mais j’ai causé avec lui… je l’ai retourné en tous sens… Croyez-moi, Montalt est des nôtres… Il n’a ni foi ni loi… Et après deux ou trois verres de punch il faut voir sa face d’Anglais s’épanouir quand on lui raconte un bon tour !… La seule différence qu’il y ait entre lui et moi, c’est que j’ai soulevé des montagnes pour gagner quelques misérables sous, tandis qu’il n’a eu qu’à se baisser probablement pour ramasser des millions… Car il a des millions, et l’histoire est assez singulière.
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ces hommes-là que j’aime !… Si Montalt était un honnête gentleman comme il veut bien le dire, on n’aurait pas trouvé tout de suite son côté faible… mais j’ai causé avec lui… je l’ai retourné en tous sens… Croyez-moi, Montalt est des nôtres… Il n’a ni foi ni loi… Et après deux ou trois verres de punch il faut voir sa face d’Anglais s’épanouir quand on lui raconte un bon tour !… La seule différence qu’il y ait entre lui et moi, c’est que j’ai soulevé des montagnes pour gagner quelques misérables sous, tandis qu’il n’a eu qu’à se baisser probablement pour ramasser des millions… Car il a des millions, et l’histoire est assez singulière.
 
– Je sais… je sais, interrompit Blaise. La petite boîte de sandal, dont le couvercle est en diamants… c’est peut-être du stras.
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– Après ?… dit Blaise.
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– Si c’est une idée à moi, jugez-en, reprit Robert ; cet objet mystérieux dont je vous parle il l’approcha de sa bouche et l’on entendit un petit bruit sec comme s’il eût cassé un morceau de sucre avec ses dents… L’instant d’après il revint et dit au banquier :
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– N’avons-nous pas de temps ?… répliqua Robert.
 
– C’est que…, dit l’ancien uhlan avec un joli sourire de jeune fat, j’ai reçu ce matin de mon coquin de tailleur une polonaise dans le dernier goût… J’aurais voulu me montrer un peu au Palais-Royal et sur le boulevard, pour voir l’effet.
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peu au Palais-Royal et sur le boulevard, pour voir l’effet.
 
– Tu te montreras demain.
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– Endentez-fus ?… cria-t-il à travers les escaliers. Chossèphe !… fus mé tonnerez eine pichof !
 
Ayant ainsi réparé très-adroitement son étourderie, M. le baron revint s’asseoir au devant de sa glace.
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étourderie, M. le baron revint s’asseoir au devant de sa glace.
 
– Pour en finir une bonne fois avec Montalt, reprit Robert, je suis moralement certain que la volonté d’essayer quelque aventure ne lui manque pas… Seulement il n’est pas très-fort, et comme, d’un autre côté, il se sent riche, rien ne le presse… Mais si l’on parvenait à lui persuader que, sans danger aucun, on peut faire une rafle honorable, vous verriez comme il sauterait !
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– À la santé de ta martingale ! dit Blaise.
 
– À la sandé té dà mârdingâle !… répéta le
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noble baron, qui baragouinait de tout son cœur, maintenant que cela n’était plus nécessaire.
 
– Buvez…, buvez, mes braves !… continua Robert ; cela en vaut parbleu bien la peine… Et d’abord, ma martingale, dont vous faites tant de gorges-chaudes, aura, du moins, eu ce résultat de nous valoir notre invitation de ce soir.
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– Voulez-vous que je vous explique ma martingale ?… demanda-t-il.
 
Blaise rapprocha son fauteuil ; la figure de Bibandier lui-même prit une expression de curiosité.
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Bibandier lui-même prit une expression de curiosité.
 
Robert se recueillit un instant, puis il commença d’un ton d’emphase vive et avec des gestes d’orateur :
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– Nous sommes, à une table de roulette, trois associés qui se disséminent parmi les joueurs… Pour l’intelligence de mon système, je donne un nom aux trois associés… Je suis, moi, je suppose, l’agent principal, la cheville ouvrière… vous deux, vous êtes des agents de second ordre ; toi, Blaise, tu es le levier…, toi, Bibandier, tu es le contre-poids.
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– C’est comme une horloge ! murmura l’ancien uhlan.
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– J’établis une progression géométrique…, reprit Robert en feuilletant ses notes comme un avocat qui plaide ; le nombre des termes importe peu, et la raison de ma progression est invariablement le nombre deux, puisque la série des coups double toujours la mise pour le gagnant quel qu’il soit, ceci dans le jeu simple.
 
« Je dis donc : a est à b comme b est à c, comme c est à d… soit : a : b : c : d : e… etc.
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comme c est à d… soit : a : b : c : d : e… etc.
 
– Comprends pas !… interrompit Bibandier.
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« Soit mon enjeu premier représenté par la quantité n ; ton enjeu, à toi, Blaise, mon agent-levier par la quantité n’, et le tien, Bibandier, mon agent-contre-poids, par la quantité n”, continua Robert.
 
« J’établis tout d’abord que n égale a, le premier terme de ma progression par quotient ; en outre, n égale n” moins n’, attendu que le
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contre-poids doit représenter, au début de la partie, la somme formée par ma mise n et la mise du levier n”.
 
– Pourquoi cela ? demanda Blaise.
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– Mais pourquoi l’Américain et son levier jouent-ils les mêmes chances ?… demanda encore Blaise.
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connaît son rôle… il sait par cœur ses instructions invariables… si bien qu’au moment où le banquier attend mon quatrième ou mon cinquième paroli, je cesse de jouer tout à coup, ce qui lui donne le change… Comprends-tu maintenant ?
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– J’allais y arriver…
 
– Mais, mon petit, dit Bibandier en s’adressant à Blaise, il allait y arriver !… Tu vois bien
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que tu nous embrouilles… Donne-nous la paix, au nom de Dieu !
 
On ne savait en vérité, si l’ancien uhlan parlait ainsi de conviction ou par raillerie. Ses deux mains se plongeaient ensemble avec action dans les mèches de sa chevelure, que l’huile prodiguée ne pouvait point amollir. Il y allait d’un grand sérieux, et, en apparence, de la meilleure foi du monde.
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« Loin de méconnaître ces chances, je les exagère en les portant à un douzième, tandis que, de l’aveu même de Blaise, qui parle de deux numéros sur 38, elles ne sont que de un dix-neuvième.
 
« Entrons dans le raisonnement… Vous voyez bien ce gros livre ? (Il montrait un énorme registre ouvert à côté de lui.) Ce gros livre contient les passes des deux couleurs, notées par un piqueur de carte du 115, depuis que l’établissement existe… C’est officiel ! Et j’espère que
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nous avons là plus d’éléments qu’il n’en faut pour fonder un solide calcul de probabilités.
 
– Ça doit être un bien bon ouvrage !… dit le baron Bibander.
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– Moi aussi !… dit le baron Bibander.
 
– Mais, continua Robert, ce sont là de simples étais qui ne font que soutenir, au besoin, les bases solides de mon système.
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/217]]==
étais qui ne font que soutenir, au besoin, les bases solides de mon système.
 
« Examinons d’abord les séries pendantes. Je place ma mise n = a sur la rouge, le levier fait de même… Le contre-poids met sur la noire n” = n X n’.
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– Je le crois ma foi bien ! dit le baron Bibander.
 
– Au septième, c’est tout le contraire… le septième tour est le terme important de mon
==[[Page:Féval - Les Belles-de-nuit ou les Anges de la famille, tome 3, 1850.djvu/218]]==
système… conversion entière !… Le contre-poids met sa mise dans sa poche et nous allons en grand, le levier et moi.
 
« Suivant toute probabilité, nous gagnons, cette fois.
Ligne 3 097 ⟶ 3 447 :
 
– Oh !… oh !… oh !… fit Bibandier avec dégoût, voilà un garçon véritablement terrible !… Mais, mon Dieu ! nous ne sommes pas à l’heure… donne-nous le temps de nous expliquer !… En attendant, j’empoche, moi, contre-poids, a” X 26, et je dis à l’Américain : Mon petit, tu m’intéresses ; veuille poursuivre…
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– Il est évident, reprit ce dernier, que l’on peut perdre ; sans cela, M. le fermier des jeux ne payerait pas un si beau bail au gouvernement… Mais, à l’aide de ce registre, je vous prouverai quand vous voudrez que toutes les chances sont pour nous dans ce cas particulier.
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– J’entends bien, mon petit…, répliqua le baron ; c’est même plus que sérieux, c’est assommant ! Mais que demandes-tu à Montalt pour ces diables de progressions géométriques qui vont lui faire un matelas de billets de banque ?
 
– Deux cent cinquante-sept mille cinq cent trente-huit francs quatre-vingt-quinze centimes…, répondit Robert ; tout est calculé, voyez-
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vous, avec une précision rigoureuse… Tu ris, maître Bibandier, et toi, Blaise, tu n’y vois goutte ?… Mais si vous vouliez prendre la peine de lire mon livre d’un bout à l’autre…
 
Les deux gentilshommes firent un geste d’effroi en regardant le monstrueux registre.
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– Ah çà !… murmura-t-il, est-ce que l’Américain, à force de mentir aux autres, serait arrivé à se tromper lui-même ?… Ce serait très-fort… Messieurs, si vous avez encore quelque chose à dire, faisons remplir les bols, car nous sommes à sec.
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Robert repoussa la table où se trouvaient ses calculs, et mit ses pieds au feu.
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Les sourcils de Robert se froncèrent.
 
– Entre lui et nous, murmura-t-il, la partie
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n’est peut-être pas finie… Il a escamoté la première manche, grâce à toi, mons Bibandier… Mais gare à la seconde !
 
prit sa voix de l’ancien régime et me tint à peu près ce langage : « M. Bibandier, voici une excellente poularde et du meilleur vin de la cave de Penhoël…, mais tout cela vous passera sous le nez, M. Bibandier, parce que vous n’êtes pas digne de vous asseoir en mon illustre compagnie… Allez, mon brave M. Bibandier,
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allez à l’office souper avec vos pareils… » Saperlotte !… Le vieux malhonnête !… Je ne lui pardonnerai jamais cela !
 
– Deux fois dix mille et quinze mille, reprit Robert qui avait attendu patiemment la fin de la précédente tirade, font trente-cinq mille francs… Depuis six semaines nous vivons là-dessus et nous vivons bien… pourtant, grâce à notre commerce, nous avons une cinquantaine de mille francs en caisse.
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Blaise secoua la tête.
 
– Mes bons amis, dit Robert, il est manifeste que nous n’épouserons pas tous les trois ma jolie fiancée… mais il y a dix à parier contre un que l’oncle d’Amérique fera le diable… Vous savez qu’il passe pour un rude gaillard !… J’aurai besoin de votre aide, et toute peine mérite salaire…
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Il ne s’agira pas probablement de bagatelles, voyez-vous bien, et il faudra de la résolution… mais je m’en fie à vous… l’ami Blaise est connu… Et toi, Bibandier, nous n’avons pas oublié ce que tu as fait pour nous sur le marais de Glénac, la nuit de la Saint-Louis…
 
Bibandier, à qui le bichof donnait de belles couleurs, devint pâle tout à coup et baissa les yeux, à ce souvenir brusquement éveillé.
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– Celui de nos fermes, moulins, prairies et futaies de Penhoël.
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– Tu songes encore à cela, toi ?… s’écrièrent ensemble Blaise et Bibandier.
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– Un pays de Cocagne !… murmura Blaise ; quelle bonne vie nous faisions dans ce manoir, l’Américain et moi !
 
– Il y aurait où nous mettre tous trois, reprit Robert ; tous trois à l’aise… et une fois là, quelles croupières nous taillerions à M. le marquis !… Une chose certaine, c’est que les paysans
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le détestent… On leur monterait la tête… et qui sait si un beau jour nous ne chasserions pas le vieux renard de son propre château de Pontalès ?
 
Le baron Bibander se frotta les mains.
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– Je le veux bien… mais comment ?
 
– Je ne dis pas que ça se fera tout seul… mais, ce soir, nous aurons un pied à l’hôtel de milord : profitons-en… Que chacun de nous prenne sa part de besogne… Toi, Blaise, avec ton air sans-souci, lève un peu la carte des localités… Toi, Bibandier, tâche de savoir où se nichent ces diamants qu’on arrache avec les dents, comme des morceaux de sucre candi…
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Moi, je resterai dans mon rôle… Je tâterai… je chercherai le joint… Soit avec ma martingale, soit avec autre chose, je compte bien le bloquer… Mais, en définitive, si on ne pouvait pas, resterait à tenter le grand coup de force… Que diable ! ce n’est pas la mer à boire que de fouiller la poche d’un homme ivre ou de crocheter un méchant petit secrétaire en bois de rose !…
 
– Moi, ça m’irait assez !… dit le baron Bibander ; ma main se gâte…
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– On le trouvera.
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– Tu sais où il est ?
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Resté seul, Bibandier poussa un sourire de soulagement.
 
– J’ai cru qu’ils ne me laisseraient pas un instant pour faire mes petites affaires ! murmura-
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t-il ; il n’y a pourtant pas moyen de se présenter comme cela !… ajouta-t-il en lançant une œillade amoureuse à son miroir, je suis rouge comme un homard… Et c’est très-mauvais genre !
 
Il regarda tout autour de lui d’un air inquiet, et poussa discrètement les verrous des deux portes ; puis il prit dans son secrétaire une petite cassette, fermant à clef, qu’il ouvrit.
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Pour qui l’eût connu autrefois en Bretagne, alors qu’il couchait dans son trou de la lande de Bains et qu’il se contentait de ses misérables haillons, cette coquetterie soudainement venue aurait pu paraître curieuse.
 
Mais Bibandier avait pris fort au sérieux son rôle nouveau de gentilhomme, et pour trouver un terme de comparaison qui lui fût applicable, besoin serait de remonter jusqu’au pauvre beau Narcisse, se mourant à contempler sa propre image.
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Narcisse, se mourant à contempler sa propre image.
 
Bibandier resta un gros quart d’heure devant sa glace, s’admirant de bonne foi et se faisant à lui-même des mines fort agaçantes.
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La nuit se faisait. Les Champs-Élysées étaient déjà presque déserts. Seulement, au tournant de l’avenue Gabrielle, deux petites chanteuses des rues s’étaient établies entre deux chandelles, dont le vent tourmentait la flamme fumeuse, et disaient des chansons en s’accompagnant de la harpe.
 
En passant devant elles, Blaise, qui parlait avec action, renversa du pied une des deux
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chandelles et poursuivit sa route, sans même donner un regard aux deux pauvres filles, qui avaient interrompu leur chanson.
 
Il n’en fut pas de même de Bibandier, qui marchait en avant et qui se retourna.
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On entendait les voix tristes et tremblantes des deux pauvres filles qui continuaient leur chanson, pour gagner le pain de la soirée.
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===III. CHANTEUSES DES RUES===
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DES RUES===
 
Les Champs-Élysées ne ressemblaient guère alors à la bruyante et poudreuse promenade que Paris encombre maintenant chaque soir. Le cirque faisait claquer son fouet national au faubourg du Temple ; le Panorama montrait quelque part ailleurs une bataille autre que celle d’Eylau ; le Géorama n’existait pas ; le Navalorama était dans les limbes. On n’avait encore inventé ni Mabille, ni les cafés-musique, ni le Jardin d’Hiver, ni le Château des Fleurs, cette gracieuse féerie.
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Le gaz ne jetait point ses lueurs meurtrières à travers les branches desséchées ; on y voyait un peu moins et les arbres se portaient beaucoup mieux car c’est un terrible voisin que ce gaz étincelant qui jaunit, dès le printemps, les ormes de nos boulevards ; qui change tous les ans, au moins une fois, nos rues en un abîme infect ; qui empoisonne la brise tiède égarée le long de nos trottoirs, et qui, de temps à autre, pas trop souvent au dire des capables, fait sauter une maison ou deux, pour prouver qu’il est fort et de bonne qualité.
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On y rencontrait beaucoup plus de larrons que dans la forêt de Bondi, et le tronc des grands arbres cachait parfois ces vampires modernes que la frayeur populaire fuyait sous le nom de piqueurs.
 
L’allée Gabrielle, protégée par les factionnaires
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de l’Élysée-Bourbon, gardait seule quelques promeneurs après la brune, encore étaient-ce des promeneurs d’une certaine espèce, car les Tuileries, maintenant délaissées, et le Palais-Royal accaparaient la foule.
 
La place Louis XV semblait un large fleuve séparant la ville bruyante, bavarde, affairée, du silencieux désert.
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Nos deux petites chanteuses étaient bien mal placées là pour faire bonne recette, mais elles n’y étaient pas venues de prime abord, et c’était comme en désespoir de cause qu’elles avaient choisi ce lieu.
 
Après avoir chanté longtemps devant la grille des Tuileries, d’où la bise piquante chassait déjà les oisifs, elles s’étaient souvenues que, durant
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les beaux soirs de l’été, l’allée Gabrielle leur avait plus d’une fois porté bonheur.
 
Leur tasse de fer-blanc restait vide, et Dieu sait qu’elles étaient bien pauvres ! Elles avaient traversé la place Louis XV à tout hasard.
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La tasse restait vide entre les deux chandelles. Pas une offrande. Rien, rien !
 
Une seule fois, un bel enfant qui rentrait à l’hôtel de sa mère, après avoir joué toute l’après-midi aux Tuileries, s’était approché en souriant.
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Le fer-blanc de la sébille avait rendu un son métallique. Et l’enfant, joli ange à la longue chevelure d’or, était allé cacher sa tête rieuse dans le sein de sa bonne.
 
Hélas ! ces enfants heureux ne soupçonnent pas le malheur, et sont impitoyables. Les deux pauvres filles regardèrent dans la tasse et y trouvèrent un caillou, offrande railleuse du blond chérubin…
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Après chaque couplet, elles s’arrêtaient, abattues et brisées. Elles échangeaient un regard triste. Puis elles recommençaient avec une résignation si douce que le cœur le plus froid se fût senti ému de compassion.
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Mais personne ne prenait garde.
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On eût deviné des jours heureux qui n’étaient pas bien loin encore…
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Mais leurs yeux se baissaient, et il n’y avait bientôt plus de sourire à leurs lèvres. Leurs petites mains, rougies et gonflées par le froid, cherchaient instinctivement leurs poitrines : c’était là qu’elles souffraient.
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Quand ces affreuses visions se montrent, il faut rire davantage et boire une fois de plus. À quoi donc songe la police pour laisser ainsi la misère sans vergogne attrister les citoyens qui s’amusent ?
 
Les deux jeunes filles chantaient toujours ; leurs voix étaient pures et douces, mais elles tremblaient bien souvent.
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leurs voix étaient pures et douces, mais elles tremblaient bien souvent.
 
Elles chantaient pour avoir un morceau de pain.
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D’ailleurs qu’importait cela ?
 
Les deux jeunes filles n’interrompirent même pas leur chant, et l’idée de cette rencontre s’effaça tout de suite, au milieu des pensées douloureuses qui emplissaient leurs cœurs.
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douloureuses qui emplissaient leurs cœurs.
 
Il y avait de cela une heure. Les chandelles touchaient à leur fin, et la tasse de fer-blanc restait toujours vide.
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– Si seulement il n’y avait que moi à souffrir !… murmura-t-elle en lançant vers le ciel un regard de reproche ; écoute, ma petite sœur… repose-toi… Je suis la plus forte, tu sais bien… je vais chanter toute seule.
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Cyprienne s’accroupit, épuisée, au pied du poteau.
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Sans y songer, il avait déposé son fusil auprès de sa guérite, et comme si une invisible main l’attirait dans la nuit, il s’approchait lentement et désertait son poste.
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Pendant que les dernières notes de la chanson tombaient sourdes et désolées des lèvres de Diane, le soldat se penchait vers Cyprienne immobile qui ne le voyait point.
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– On n’a pas du malheur comme cela tous les jours… Demain nous aurons meilleure chance… ce n’est qu’une nuit à passer !
 
– Tu me disais la même chose hier…, répliqua
– Tu me disais la même chose hier…, répliqua Cyprienne, quand nous avions froid et faim dans notre chambre !… Tu me disais : « Demain nous ne souffrirons plus… » Oh ! Diane !… Diane !… dans notre Bretagne, les plus pauvres gens trouvent place au foyer de la ferme… Et quand ils disent : « J’ai faim, » on leur donne un morceau de pain noir… Du bon pain noir ! ajouta-t-elle avec ce ton de sensualité avide que prend le gourmand pour parler du mets préféré. Si nous avions seulement un morceau de bon pain noir !…
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Cyprienne, quand nous avions froid et faim dans notre chambre !… Tu me disais : « Demain nous ne souffrirons plus… » Oh ! Diane !… Diane !… dans notre Bretagne, les plus pauvres gens trouvent place au foyer de la ferme… Et quand ils disent : « J’ai faim, » on leur donne un morceau de pain noir… Du bon pain noir ! ajouta-t-elle avec ce ton de sensualité avide que prend le gourmand pour parler du mets préféré. Si nous avions seulement un morceau de bon pain noir !…
 
L’eau vint à la bouche de Diane.
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– Oh ! non !… s’écria Diane ; Étienne est un noble cœur !…
 
– Nous sommes si malheureuses !… Quand je les vois passer dans leur voiture brillante… toujours gais, toujours rieurs… je me demande
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ce qu’ils feraient si leurs regards tombaient sur nous, pauvres filles…
 
– Ils nous reconnaîtraient, ma sœur…
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– Ils ne savaient rien… Ils nous croyaient encore à Penhoël… Oh ! ce fut notre première douleur, dans ce Paris où nous devions tant souffrir, quand nous nous vîmes seules au rendez-vous, devant les grandes tours noires de Notre-Dame !… Te souviens-tu comme nous étions tristes après avoir espéré gaiement toute la journée ?…
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– Et comme nous attendîmes longtemps !…
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– Ce n’est rien…, murmura la pauvre enfant ; mon Dieu ! notre chambre est bien loin encore…, et je ne sais pas comment je ferai pour y arriver !
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– Je te porterai…, dit Diane qui l’attira sur son cœur. Oh ! c’est de te voir souffrir ainsi qui me tue !… Écoute… c’est notre dernier jour de misère…
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Cyprienne releva la tête.
 
– J’irai avec toi !… dit-elle ; quand nous serons là toutes les deux, nous verrons si notre
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dernier espoir nous abandonne… Et s’ils ne nous repoussent pas, ma sœur, quelle joie de porter secours à Madame… et au pauvre Penhoël !…
 
– Et à notre bon père !… s’écria Diane ; quelle joie de les sauver !… En attendant, reprit-elle tristement, nous n’avons rien à leur donner ce soir !…
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Elles étaient arrivées au terme de leur course. Après avoir tourné l’angle de la petite rue d’Erfurt, elles purent voir la maison où se trouvait la chambre qu’elles habitaient.
 
Cette maison était située au bout de la rue Sainte-Marguerite, vis-à-vis et un peu au delà
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du bâtiment en saillie qui flanque la prison de l’Abbaye.
 
Comme elles passaient devant le corps de garde, hâtant de leur mieux leur marche pénible, elles s’arrêtèrent tout à coup d’un commun mouvement.