« L’enfant mystérieux/Tome II » : différence entre les versions

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I
 
Le contrebandier
 
— Lof ! lof !… La barre sous le vent !
— Ça y est, capitaine.
— Bon ! Maintenant, amène le foc et la misaine !
— Tout de suite… le temps de hâler sur les drisses… C’est fait.
— Bien, mes amis. Tenez-vous prêts à amener aussi la grand-voile, quand nous serons en plein vent… Amène partout !
— Ohé ! ohé !… Voilà, capitaine.
— Toi, Jean, laisse courir un peu… Les autres, attention à l’ancre, et vite !… Une ! deusse ! Let go !
— Largue la pioche !
Ces commandements et ces répliques
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se faisaient entendre pendant la nuit du vingt juillet, à quelques encablures de l’île à Deux-Têtes et à bord d’une goélette lourdement chargée, venue du bas du fleuve.
L’Espérance – tel était son nom – après avoir serré successivement toutes ses voiles avait couru sur son erre l’espace d’une centaine de pieds contre le vent d’est, puis jeté l’ancre en face de la petite crique où nous avons vu, il y a près d’un mois, Antoine Bouet aborder dans son flat.
La nuit était noire, et c’est à peine si de la goélette on pouvait distinguer les sombres massifs de la partie nord de l’île, en face de laquelle s’était opéré le mouillage. Il fallait donc que le capitaine connût parfaitement ces parages, pour y manœuvrer avec autant d’aisance, en pleine obscurité.
L’Espérance, en effet, n’en était pas à son premier atterrissage près des rochers de l’île à Deux-Têtes. Les deux années précédentes, par des nuits semblables, elle avait jeté l’ancre au même endroit ; puis elle était repartie avant le jour, se dirigeant vers Québec, avec un chargement de poisson et d’huile.
Pourquoi ces escales nocturnes, et pourquoi
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ce mystère dans ses allées et venues ?
Ah ! dame ! c’est que le fisc a l’œil aussi vigilant que le bras long, et que l’Espérance n’était pas tout à fait en règle avec cette belle institution. L’audacieuse petite goélette, tout en conservant des allures extrêmement débonnaires, n’était rien moins que la plus hardie contrebandière du Saint-Laurent et se moquait sous cape de tous les douaniers de Sa Majesté, au Canada. L’accise ne lui faisait pas peur, et elle se souciait comme de Colin-Tampon de ce monument de sagesse appelé par nos législateurs : tarif douanier.
Le gouvernement du Canada avait bien établi le long du fleuve, aux principaux endroits d’escale, des agents du fisc, chargés de visiter les vaisseaux suspects et de constater de visu s’ils ne portaient pas autre chose que ce qui était mentionné dans leur acte de connaissement ; mais la goélette endiablée leur glissait entre les doigts comme une anguille et semblait douée de quelque pouvoir magique, qui la rendait invisible aux moments voulus. Fine voilière et d’une solidité de charpente à tenir la mer en tout temps, l’Espérance pouvait
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défier la vigilance la plus active. Quand tous les honnêtes navires prenaient la voie ordinaire, c’est-à-dire longeaient la rive sud, pour se rendre à Québec, la contrebandière, elle, se faufilait le long des échancrures de la côte nord, ne marchant que la nuit, se cachant le jour dans les fjords ou les baies les plus inexplorées. L’attendait-on au loin ? Elle louvoyait par le travers de la baie de Mille-Vaches ! Était-elle guettée à la Traverse de Saint-Roch ? On aurait pu la trouver mouillée tranquillement à l’abri des hauts massifs de l’île à Deux-Têtes !
Telle était une de ces courses pleines d’émotion fournies par l’Espérance, au moment où, dans la nuit du 20 juillet, nous faisons assister le lecteur à son arrivée.
Comme sa contrebande consistait presque exclusivement en boissons spiritueuses, dont les droits venaient d’être fortement augmentés, nous ne surprendrons personne en disant que, de la quille au pont, de l’étrave aux cabines de l’arrière, elle était bondée de barils et de tonneaux. Il s’exhalait de cette cargaison les odeurs les plus équivoques, les parfums les moins définis. C’étaient des effluves d’huiles, des senteurs de
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poisson, des arômes de gin, – le tout confondu, mêlé, sans caractère précis, à déconcerter le nez le plus subtil, même celui d’un douanier.
Un beau désordre régnait dans cette cale à tout mettre ; mais ce désordre n’était qu’un effet de l’art ; il n’était qu’apparent et servait à masquer une répartition intelligente.
À peine la goélette fut-elle maintenue par sa maîtresse ancre, qu’une chaloupe s’en détacha et vint atterrir au fond de la crique.
Des trois hommes qui la montaient, un seul sauta à terre, tandis que les deux autres maintenaient la chaloupe à flot.
L’homme qui venait de débarquer – un beau grand garçon de vingt-cinq ans à peu près – s’avança avec précaution vers le tunnel de verdure formé par le ravin entrevu par Antoine Bouet, lors de son premier voyage. Il démasqua le foyer d’une lanterne sourde et disparut bientôt sous les rameaux entrelacés des sapins.
Après avoir avancé d’une quinzaine de pas en ligne directe, le visiteur tourna brusquement à gauche et disparut sous une voûte de rochers en surplomb, au-dessus du
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ravin. C’était une sorte de cache naturelle, complètement ensevelie et masquée par la verdure environnante. Elle pouvait mesurer huit ou six verges en tous sens. On eût dit que les eaux du torrent, à une époque reculée, s’étaient ruées pendant des siècles sur cette partie du roc, l’avaient entamée, creusée, jusqu’à ce que, rencontrant un granit inattaquable, elles avaient dû se frayer un chemin par une autre voie, filtrer à travers les fissures qui béaient encore aux parois, puis se creuser vers la mer le sillon rocheux que venait de parcourir l’homme à la lanterne.
Celui-ci promena sa lumière autour de lui, examina tous les enfoncements et se rendit même compte de la disposition de certaines pierres détachées, qui jonchaient le sol. Cela fait, il déposa sa lanterne par terre et se dirigea vers un trou profond, s’ouvrant sur la droite de la cache.
Un sourire de satisfaction illuminait sa figure.
Arrivé en face du trou, l’homme se baissa et y disparut jusqu’à mi-corps, cherchant avec ses mains quelque chose qu’il s’attendait à rencontrer de suite, sans doute, car il semblait y aller à coup sûr.
 
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Ses mains ne touchèrent que les parois humides de l’excavation !
L’homme retira ses épaules du trou et, d’un bond, se trouva sur pied.
— Quelqu’un est venu ! s’écria-t-il d’une voix sourde ; nous sommes découverts !
Et, sortant précipitamment de la cache, il s’engagea dans le ravin, pour rejoindre la chaloupe. Mais, à ce moment, une forte détonation réveilla tous les échos du voisinage, et une balle vint ricocher sur les pierres, à quelques pouces du visiteur nocturne.
Ce coup de fusil semblait partir de la crête même du couloir rocheux, au fond duquel cheminait notre inconnu, à en juger par la forte odeur de poudre brûlée qui se répandit jusqu’à lui.
— Faut-il être bête pour manquer un homme de si près ! ricana-t-il, en sortant aussitôt un pistolet de sa poche et tirant au jugé.
Un éclat de rire strident répondit seul à ce nouveau coup de feu. Puis tout rentra dans le silence.
Le marin ne s’amusa pas à attendre la riposte de son mystérieux adversaire.
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Hâtant le pas, il rejoignit ses camarades de la chaloupe.
Ceux-ci, du reste, avaient entendu les deux détonations et arrivaient au pas de course.
— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandèrent-ils à la fois.
— Il y a que notre cache a été découverte et que le découvreur vient de me flanquer un coup de fusil ! répondit tranquillement l’homme à la lanterne.
— Vous êtes blessé, capitaine ? firent vivement les deux autres.
— Pas le moins du monde, mes amis, répliqua celui que l’on venait d’appeler capitaine, – et qui n’était autre effectivement que le commandant de l’Espérance. – Le gaillard qui m’a canardé presque à bout portant peut se vanter d’être un fier maladroit…
— C’est fort heureux pour vous, interrompit un des matelots.
— À moins qu’il n’ait trop bu de l’eau-de-vie que nous avions laissée dans la cache, acheva le capitaine.
— Quoi, le petit baril ?…
— Disparu, enlevé, bu probablement.
— Halloh !…
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Mais c’est grave, ça !
— Très grave.
— Qu’allons-nous faire ?
— Tonnerre d’un nom !… fouiller l’île et nous emparer du curieux.
— Mais s’il y en a plusieurs ?… si c’est une famille, par exemple ?
— Nous aviserons avant d’opérer le débarquement. L’essentiel, pour le quart d’heure, est de savoir à qui nous avons affaire.
— À vos ordres, capitaine.
— Vous allez retourner à bord et dire au second Marcel de ne garder que Jean avec lui et de m’envoyer une couple de fusées, l’une bleue, l’autre rouge. La fusée rouge indiquera que tout va bien sur l’île et qu’il n’y a pas à s’occuper de nous ; la fusée bleue, au contraire, devra le mettre sur ses gardes, et il s’apprêtera à lever l’ancre au moindre indice, pour gagner la côte nord, le long des caps. Est-ce entendu ?
— Compris, capitaine.
— Maintenant, allez vite et prenez vos armes à bord. Pour moi, je vais me dégourdir un peu, en vous attendant. Vous me trouverez ici ou dans le voisinage.
Les deux matelots s’éloignèrent.
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Resté seul, le capitaine se prit à arpenter la petite plage de la crique, réfléchissant à l’étrange événement de tout à l’heure. Il avait beau tourner et retourner dans son esprit la tentative de meurtre dont il avait failli être la victime, aucune explication satisfaisante ne se présentait…
— Bah ! fit-il insoucieusement, quand bien même on découvrirait aujourd’hui le secret de la cache, le mal ne serait pas grand : c’est ma dernière expédition, Dieu merci !… Oui, mais il faut la mener à bonne fin… J’ai là une cargaison qui me coûte les yeux de la tête et qui est toute ma fortune… Si tout cela allait être confisqué !… Brrrou ! rien qu’à y penser, je me sens froid dans le dos et le cœur me chavire… Chère Anna ! elle serait perdue pour moi… oui perdue, car je ne l’épouserais pas sans être moi-même aussi riche qu’elle. Les mauvaises langues de l’île gloseraient-elles de la belle façon ! Non, non, la Providence ne m’abandonnera pas au dernier moment, et j’arriverai à bon port – à moins de trahison, s’entend. Mais qui donc pourrait me trahir à Saint-François ?… Je n’y ai pas un ennemi, que je sache. Au contraire, je me sens aimé de
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toutes ces braves gens… Allons, quelle mouche m’a donc piqué, que me voilà tout songeur, comme si j’avais à mes trousses la légion entière des douaniers de Québec !… Chassons ces vilaines idées et pensons plutôt aux joies du retour !
Tout en monologuant de la sorte, le jeune capitaine avait doublé une des pointes qui enserrent la crique et s’était engagé machinalement sur la grève qui regarde l’île aux Reaux.
Il continua de marcher ainsi pendant une dizaine de minutes, sans s’apercevoir qu’il s’éloignait notablement de son point de départ.
Un quartier de lune brillait de temps à autre entre de grandes masses de nuages et inondait d’une vague clarté la grève solitaire. Les grands arbres allongeaient leur ombre sur le sable jaune ; et le capitaine prenait un singulier plaisir à rêver ainsi, seul, loin de tout regard importun, à l’objet de ses continuels rêves… Et puis, cette douce mélancolie du retour au pays, à la paroisse, au foyer, que chaque voyageur a plus ou moins ressentie, le prenait au cœur et le berçait sur ses vagues langoureuses…
Il marchait, il marchait toujours.
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Le sable doux et fin de la plage étouffait le bruit de ses pas. Quant à l’agression de tout à l’heure, il n’y pensait seulement plus : car chez lui l’insouciance du marin s’alliait au courage de l’homme fortement trempé.
Arrivé en face des premiers contreforts méridionaux de l’île, le capitaine fut soudain distrait de ses pensées par la vue d’une lumière qui brillait à quelques distance en avant de lui.
Cette lumière, bien faible, du reste, semblait filtrer à travers les parois rocheuses de la falaise et projetait une vague traînée blanche jusque sur le sable de la grève.
— Tiens ! les grottes seraient-elles habitées maintenant ? se dit le capitaine, en s’arrêtant. Au fait, pourquoi pas ? continua-t-il dans sa pensée : il me semble que le coup de fusil de tout à l’heure n’a pas été tiré par les anges. Voilà justement l’affaire : mon assassin est là !
Aussitôt cette conclusion arrêtée, le marin prit son parti. Il visita soigneusement les capsules de son revolver et se disposa à aller reconnaître son ennemi inconnu.
Mais, à ce moment même, un cri perçant retentit dans les grottes – cri de femme affolée, suprême appel au secours.
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Le capitaine tressaillit de la tête aux pieds et s’élança dans la direction des falaises.
 
 
II
 
Dans la gueule du lion
 
— Cette voix ! murmurait le capitaine, tout en courant.
Mais il n’eut guère le temps de s’abandonner à ses réflexions, car le trajet était court. En moins d’une demi-minute, le jeune homme avait le nez dans la fissure où tremblait le rayon de lumière observé quelques instants auparavant.
De là, il entendit parfaitement une voix irritée qui proférait les plus horribles menaces, auxquelles on ne répondait que par des sanglots.
Évidemment, il y avait là deux personnes, dont l’une semblait être une femme, à en juger par le timbre de sa voix, et l’autre un homme, qui abusait de sa force.
C’en fut assez pour votre chevalier errant.
— Attends un peu, coquin ! grommela
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-t-il, en cherchant à renverser une lourde pierre qui fermait l’entrée de la fissure.
Mais la pierre ne bougea même pas.
Le marin eut beau redoubler d’efforts, s’arc-bouter de toutes les façons, rien n’y fit : l’énorme bloc demeura immobile. On l’eût dit assujetti à l’intérieur par de puissants étais.
— Tonnerre d’un nom ! comment faire ? se dit le marin. Du train qu’il y va, cet animal est capable de tout, même d’un meurtre.
En effet, comme pour confirmer les craintes du jeune homme, les éclats de voix et les sanglots redoublèrent à l’intérieur, pendant que le mot : grâce ! retentissait à chaque seconde, avec des intonations d’agonie.
— Misérable ! rugit le capitaine, en se précipitant avec une force surhumaine contre la pierre qui le séparait de la femme en détresse, misérable ! que je te rejoigne, et tu vas en voir de belles !
Ses genoux se raidirent, ses bras se crispèrent, sa poitrine haleta ; mais l’infernale pierre tint bon, ne reculant que de quelques lignes.
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Il s’arrêta, épuisé par un aussi violent effort. La colère et l’impuissance lui donnaient des vertiges.
— Allons ! un peu de calme, se dit-il en s’étreignant le front… ou je vais commettre quelque bonne grosse bêtise… Mais cette voix ! cette voix !… Oh ! si je ne la savais pas en sûreté chez son père adoptif, je jurerais que c’est elle !… Quelle folie ! Allons, encore une fois, du calme, tonnerre ! il y a là une femme en péril, qu’il faut sauver.
Renonçant alors à l’idée de pénétrer par la force jusqu’à la malheureuse qui appelait au secours, le capitaine colla son œil contre la fissure et chercha à voir ce qui se passait dans les grottes.
Une étroite ouverture triangulaire, non obstruée par la pierre servant de porte, lui permit d’embrasser la première de ces grottes.
Elle était vide.
La seconde, au contraire, laissait échapper des gerbes lumineuses par le couloir de communication.
C’était là que se passait le drame, là que se mêlaient les cris et les sanglots. Mais ni l’un ni l’autre des acteurs ne se voyaient.
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Le commandant de l’Espérance, rendu prudent par l’inutilité de ses efforts, passa le canon de son revolver dans le trou resté libre, le dirigea vers le couloir lumineux et demeura immobile, attendant une occasion favorable.
— Montre-toi seulement le bout du nez, mon animal, et ton affaire est faite ! disait-il mentalement au brutal inconnu.
Cependant, le tapage continuait dans la grotte du fond. Le mari ou l’amant de la femme éplorée avait tour à tour dans la voix des accents de prière et de féroces intonations de commandement. La femme ne faisait que gémir et ne répondait pas. Ce qui semblait exaspérer son compagnon et le faisait se griser avec ses propres imprécations.
Entre autres phrases débitées d’une voix sourde, le capitaine saisit celles-ci, qui furent pour lui un trait de lumière, un véritable coup de foudre :
— Mais, ne sais-tu pas, jeune fille, que je suis seul au monde à connaître ta retraite… que tes parents, tes amis de Saint-François te croient morte depuis le jour où tu as disparu !… qu’on a fait inutilement toutes
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les recherches possibles pour te retrouver !… Ignores-tu cela ?… Tu n’existes plus que pour moi : il faut que tu sois la femme de Tamahou.
— Jamais ! se récria la voix féminine ; jamais ! je me tuerai plutôt.
— Écoute, reprenait l’homme avec irritation : je t’ai respectée, je t’ai logée jusqu’à présent, sans compensation de ta part… C’est fini : je te veux et je t’aurai ! Mes nerfs étaient amollis par la fatigue et la crainte, mais le baril d’eau-de-feu que j’ai volé ce matin à ton amoureux m’a remis du cœur au ventre. Me voilà redevenu le Tamahou d’autrefois, le terrible Tamahou des rives de la Mistassini.
La jeune femme avait poussé un cri étouffé, qui eut un effrayant écho en dehors des grottes.
Tamahou poursuivit, avec un sinistre ricanement :
— Quant à cet amoureux qui cache sa contrebande dans les trous les plus invisibles de l’île à Deux-Têtes et sur lequel tu as jeté ton dévolu, n’y compte plus, ma fille, car je viens de lui flanquer un coup de fusil, comme il débarquait de sa goélette. Il est
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là-bas, couché dans le ravin du nord de l’île.
En entendant ces cruelles paroles, Anna – que tout le monde a reconnu, sans doute – poussa un cri terrible et perdit connaissance.
Un hurlement de rage lui répondit du dehors, accompagné d’une forte détonation et de coup furieux sur le bloc de granit qui fermait l’entrée des grottes.
Le capitaine avait reconnu, dans la femme agonisante, son Anna bien-aimée ! Il se ruait comme un fou sur les pierres de la falaise, déchirant ses poings aux arêtes, bondissant comme un lion en cage.
— Ah ! maudit ! maudit ! haletait-il, que j’arrive à toi, que je brise cette pierre, et nous allons rire !… Attends ! attends ! il faudra toujours bien que j’entre d’une manière ou d’une autre !
Un cri aigu : « Charles ! » lui répondit de l’intérieur, pendant que Tamahou passait comme la foudre dans la première grotte et s’emparait de son fusil.
— Oui, Anna, c’est moi !… Ne crains rien, j’arrive ! exclama le capitaine Hamelin, redoublant d’efforts impuissants.
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Un sinistre ricanement, suivi d’un coup de fusil presque à bout portant, fut la réponse à ces efforts.
La balle alla s’aplatir contre la pierre d’entrée, et une épaisse fumée satura l’air des grottes.
Le commandant de l’Espérance riposta avec son revolver, mais sans effet, lui aussi, car Tamahou s’était effacé le long de la paroi latérale.
Il y eut une courte trêve – les deux ennemis reconnaissant, l’un, qu’il était inexpugnable, l’autre, qu’il n’arriverait jamais à forcer le lourd bloc de granit derrière lequel il trépignait.
Ce fut le Sauvage qui, le premier, reprit les opérations :
— Eh bien ! mon brave capitaine, dit-il avec un ricanement goguenard, qu’attends-tu pour arriver jusqu’à ta belle fiancée, comme tu viens de le promettre ?… Je suis ici pour te faire les honneurs du logis… Mais hâte-toi, car je connais un certain Tamahou, fort joli garçon, qui pourrait bien te couper l’herbe sous le pied. Imagine-toi que ce gaillard-là est tombé amoureux, lui aussi, de la jolie fille de Saint-François et qu’il a
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poussé l’indélicatesse jusqu’à l’enlever et la transporter dans sa cabane !… Fi ! le vilain séducteur !… Enfin, que veux-tu, beau capitaine ?… Je l’aimais comme la prunelle de mes yeux, – et ce que le libre enfant des bois convoite, il le lui faut ! Vous autres, chiens de blancs, vous n’êtes que de vieilles femmes et vous tremblez sans cesse… Allons, dépêche-toi, craintif amoureux, car si, dans cinq minutes, la petite face pâle n’est pas en ton pouvoir, je m’en empare, foi de Montagnais !
Toute cette tirade fut débitée d’une voix narquoise, presque aimable, mais elle cachait une ironie terrible. Tamahou, sous l’influence des spiritueux, n’était jamais plus à craindre que lorsqu’il badinait.
Heureusement, le bouillant capitaine n’entendit rien de cet odieux persiflage. Dès les premiers mots du Sauvage, il avait escaladé la falaise, comme un chat, s’aidant des pieds et des mains, s’accrochant aux saillies du roc, se suspendant aux racines, en proie à une idée qui venait de surgir dans son cerveau enflammé.
— Un levier ! s’était-il dit, si j’avais un levier, cette maudite pierre céderait !
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Et il avait aussitôt grimpé tout droit au-dessus de lui, en vrai gibier qu’il était.
Une fois sur le plateau, il avisa une forte branche, sur un des cinq bouleaux que le lecteur connaît. Elle se trouvait bien à une dizaine de pieds du sol, mais cette circonstance n’embarrassa pas le capitaine. Il se hissa rapidement sur le tronc lisse du bouleau, atteignit la branche, s’y suspendit par les mains et en gagna l’extrémité libre. Une fois là, il se haussa jusqu’à mi-corps, par un brusque effort des poignets, puis se laissa retomber à la longueur de ses bras…
L’effet attendu se produisit : la branche cassa près du tronc. Mais un autre effet – inattendu, celui-là – se produisit en même temps : c’est que le capitaine, en touchant le sol, s’y engouffra, comme si une trappe se fût dérobée sous ses pieds.
Absolument comme dans les contes de fées !
Par un étrange hasard, le commandant de l’Espérance venait de choir justement dans le trou ouvert par Antoine, quelque temps auparavant. Or, les branchages et le gazon que Tamahou avait disposés à la hâte sur cette fosse endiablée n’avaient pu résister
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au choc, et le capitaine venait tout bonnement de passer à travers.
Charles Hamelin fut quelque temps avant de se remettre de cette chute inattendue. Il ne comprenait absolument rien à ce qui venait de lui arriver et se demandait sérieusement s’il ne rêvait pas.
Cependant, sous l’influence du cauchemar ou éveillé, il ne perdit pas la tête. Étendant les mains en avant de lui, il hasarda quelques pas dans le sombre boyau où s’était engagé le beau parleur, après une déconfiture semblable.
Le résultat fut le même, c’est-à-dire que le capitaine se vit bientôt arrêté par le fond du cul-de-sac. Mais, ce que n’avait pu voir Antoine et ce qu’il distingua parfaitement, lui, ce fut une vague lueur estompant à ses pieds la lourde obscurité du boyau.
Hamelin se baissa et se mit à sonder ce qui lui semblait être une percée à travers la falaise. C’était bien une ouverture, et une ouverture suffisante – on l’a vu – pour livrer passage à un homme de taille ordinaire… Seulement, au lieu de conduire à l’air libre, ce nouveau boyau s’enfonçait dans l’intérieur du cap.
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Le capitaine, n’ayant pas le choix, s’y laissa hardiment glisser et déboucha, en un clin d’œil, dans la caverne où, quelques instants auparavant, il aurait donné sa vie pour arriver.
C’était là que gisait, garrottée et presque évanouie, la malheureuse Anna !
Deux cris, mêlés de joie et de douleur, s’échangent… Mais, avant qu’une seule autre parole ait été prononcée, Tamahou surgit de la grotte voisine… Comme un furieux, il se rue sur le capitaine Hamelin, le frappe violemment à la tête, le renverse… Alors, courbé sur son adversaire vaincu, l’écrasant de son genou, l’étouffant de sa main gauche, il tire un poignard de sa ceinture et le tenant levé au-dessus de la poitrine du marin :
— J’ai ta vie ! hurle-t-il.
— Pas encore ! réplique le capitaine, cherchant à prendre son revolver.
Mais l’arme a roulé à terre pendant la lutte ; elle gît à trois pieds de là, trop loin pour être atteinte, trop près pour ne pas être aperçue du Sauvage.
Tamahou, qui a vu le geste et le désappointement de son ennemi, fait entendre son ricanement diabolique.
— Aoh !
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tu vois bien que tu es à ma merci et que tu vas mourir !… et mourir sous les yeux de ta belle, encore !
Et il brandit son poignard, comme pour le frapper.
Anna poussa un cri déchirant… Le capitaine ferme involontairement les yeux… Mais le poignard ne s’abaisse pas… Une idée infernale a traversé la tête de Tamahou.
— Aoh ! fait-il de nouveau, s’adressant à la jeune fille toute pâle d’effroi, veux-tu sauver la vie de cet homme ?
— Oui, oh ! oui !… Que faut-il que je fasse ? Dites ! répond avec précipitation celle-ci.
— Me jurer que tu seras ma femme.
— Jamais !
— Alors, il va mourir.
Et le poignard dessine dans l’air une menaçante arabesque.
— Arrêtez ! arrêtez ! s’écrie Anna, folle de terreur.
Le Sauvage se retourne à demi et, sans déranger son arme :
— Consens-tu ? demande-t-il.
— Anna, je vous défends de dire oui ! articule fortement le capitaine. Aussi vrai que je m’appelle Charles Hamelin, si vous
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consentez à une pareille monstruosité, je me tuerai sous vos yeux.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! sanglote la malheureuse enfant, se tordant dans ses liens.
Cette fois, rien ne pouvait sauver le capitaine…
Le poignard s’abattit, rapide…
Cependant, il n’atteignit pas encore son but.
Par un effort surhumain, le commandant de l’Espérance venait de dégager son bras gauche et d’arrêter net le poignet de Tamahou, dans son puissant essor…
Mais la lutte ne pouvait être longue…
Le Montagnais, fou de rage, hurlant comme un possédé, retint le bras droit du capitaine sous son genou gauche et unit ses deux mains pour vaincre la résistance de sa victime.
Le poignard s’abaissait, s’abaissait, lentement, irrésistiblement… Une sueur abondante coulait des tempes du capitaine, dont les veines saillaient comme un réseau de cordes…
Anna, la langue paralysée, se sentait mourir…
— À
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moi ! à moi ! cria le malheureux Hamelin, dans un suprême effort.
Miracle !… Comme si cet appel d’agonie eût été entendu du dehors, la pierre d’entrée de l’autre grotte fut violemment renversée, et trois hommes, trois démons, bondirent sur Tamahou, qui fut saisi, arraché, réduit à l’impuissance, en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.
C’étaient les marins de l’Espérance qui arrivaient à la rescousse.
 
 
III
 
Où Tamahou l’échappe belle
 
Le capitaine Hamelin, passablement malmené, mais sans blessures sérieuses, se releva aussitôt.
Après quelques mots de remerciement à ses braves matelots, son premier soin fut de couper les liens qui garrottaient sa fiancée et de lui procurer les secours que nécessitait son état.
La pauvre jeune fille était complètement brisée par la douleur physique et
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par l’effroyable scène de tout à l’heure. Elle essaya pourtant de se mettre sur son séant, mais elle dut y renoncer, moulue qu’elle était par tout son corps. Le capitaine et les matelots se dépouillèrent d’une partie de leurs habits et lui improvisèrent une couche plus confortable que son grabat, – ce qui parut lui procurer un peu de soulagement.
Elle put alors répondre d’une voix entrecoupée aux mille questions qui se pressaient sur les lèvres de Charles Hamelin. Celui-ci, agenouillé près de sa couche, lui tenait ses mains et l’enveloppait d’un regard où se lisaient les sentiments les plus divers : tendresse, colère et, par-dessus tout, stupéfaction.
— Anna, Anna, disait-il, c’est donc bien vous ! c’est donc bien toi que je retrouve ici !… Ta voix ne m’a pas trompé ! mes yeux ne m’abusent pas !
— Hélas ! oui, c’est bien moi ! gémit la malheureuse… En quel lieu et en quel état nous revoyons-nous !
— C’est à n’y pas croire… Je me figure que nous faisons tous deux un mauvais rêve et que nous allons nous éveiller, moi dans la
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cabine de ma goélette, vous dans votre jolie chambrette de chez ce bon père Bouet.
— Si c’est un rêve, voilà bien longtemps qu’il dure ! sanglota la jeune fille… Il me semble que je n’ai pas vu la lumière du jour depuis des mois…
— En effet, comment se fait-il ?… Depuis quand êtes-vous ici ?
— Depuis le 24 juin.
— Et nous sommes au 20 juillet ! Ah ! le misérable qui a commis une action aussi infâme, il me faut tout son sang ! Je veux lui arracher moi-même le cœur et me repaître de son agonie !… Je veux…
— Attendez, mon ami, fit doucement la jeune fille, retenant le capitaine prêt à bondir sur Tamahou : laissez-moi tout vous dire, tout vous raconter, avant de prendre une résolution.
— Soit, Anna, parlez ; ne me cachez rien.
La fille adoptive de Pierre Bouet fit alors le récit de ses aventures, depuis la soirée du 24 juin, où elle fut enlevée, jusqu’à l’arrivée de son courageux sauveur. Elle glissa légèrement sur les souffrances de toutes sortes qu’elle eut à endurer de la part de Tamahou ; mais elle ne voulut rien omettre
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des circonstances relatives aux démarches faites par les gens de Saint-François pour la retrouver.
Hamelin l’interrompit à cet endroit de son récit :
— Vous dites, ma chère Anna, que vos amis de l’île d’Orléans sont venus jusqu’ici même, sur le plateau qui domine ces grottes ?
— Oui, il y a environ quinze jours.
— Comment se fait-il qu’ils n’aient pas exploré les grottes ?
— Oh ! l’ouverture en était adroitement dissimulée et à l’abri de toutes les recherches…
— Pourquoi n’avez-vous pas crié, appelé au secours, révélé votre présence d’une façon ou d’une autre ?
— Tout cela m’était impossible : j’étais liée et bâillonnée solidement.
— Oh ! le bandit !… Mais, alors, ce monstre de Sauvage s’attendait donc à des perquisitions !
— Oui, quelqu’un l’avait prévenu, dans la nuit !
— Quelqu’un de Saint-François ?
— Mon Dieu, oui… Je l’ai cru, du moins.
— Avez-vous reconnu cet homme… Voyons,
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ma chère Anna, il est très important que vous rappeliez vos souvenirs, car l’individu en question a dû être l’instigateur de votre enlèvement.
Anna ouvrit la bouche pour parler, mais, faisant un violent effort sur elle-même, elle garda le silence.
— Eh ! quoi ! Anna, vous vous taisez ! vous ne voulez pas nommer le traître qui est venu de nuit avertir votre bourreau !
— J’ai pu me tromper, j’ai dû me tromper : ce serait trop horrible.
— C’est donc un ami, un parent, peut-être ?
— Mon Dieu ! cet homme, qui ne savait pas être entendu de moi, apportait une si affreuse nouvelle – la mort de ma mère adoptive – que j’en perdis presque la tête le reste de la journée… Si bien qu’au départ des gens de Saint-François, quand il vint dire à son complice, par une fissure de la porte : Nous partons, tu peux être tranquille ! j’ai dû me tromper sur le timbre de sa voix.
— C’est possible. Mais, enfin, dites toujours…
— Non, décidément, je ne puis faire part
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de mes soupçons, avant qu’ils se confirment… Je me reprocherais toute ma vie une erreur qui entacherait la réputation d’un homme que je dois respecter, si je ne l’aime pas.
Le capitaine eut un geste d’impatience.
— Voilà de la générosité bien mal placée, ma chère Anna, je le crains. Peu importe ! je n’insiste plus, et, tout en vous admirant je ne puis m’empêcher de vous blâmer, car le nom de ce misérable simplifierait beaucoup les recherches… Quoi qu’il en soit, nous finirons bien par débrouiller cet écheveau, quand toute ma petite fortune devrait y passer.
— À quoi bon ! répliqua, en joignant les mains, la pieuse jeune fille. Remercions plutôt la Providence qui me tire de cette douloureuse épreuve.
— Anna, répondit le marin ému, vous êtes une sainte et je devrais m’agenouiller devant vous ; mais je ne suis, moi, qu’un mortel ordinaire, sujet aux passions qui bouleversent l’âme, et j’ai bien peur de ne pouvoir, comme vous, étouffer la voix qui gronde dans ma poitrine et me crie : Vengeance !
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Mon cher Charles, la vengeance appartient à Dieu : lui seul sait manier cette arme redoutable.
Le capitaine ne répondit pas. Se penchant vers un des matelots confiés à la garde du prisonnier, il lui dit quelques mots à voix basse. Puis tout haut :
— Mes amis, il s’agit maintenant de confectionner une sorte de brancard pour transporter cette jeune dame jusqu’à la chaloupe. Je compte sur votre habileté.
— Oh ! capitaine, nous ferons de notre mieux, soyez-en sûr.
— Bien. Allez, mes marsouins. Je vous rejoindrai tout à l’heure.
Les matelots obéirent, emportant maître Tamahou, qui n’avait encore ni bougé, ni desserré les dents.
Charles et Anna restèrent seuls. Pendant une bonne demi-heure, ils s’entretinrent, passant en revue les événements extraordinaires survenus depuis peu : l’apparition de ce Sauvage inconnu de tous, le rapt accompli selon toute apparence pour le compte d’un autre, la mort de Marianne arrivée comme un coup de foudre, enfin les recherches opérées jusque sur des îlots déserts…
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Tous deux demeurèrent convaincus que le vrai coupable ne pouvait être Tamahou, que ce dernier n’avait été que le bras qui exécute, tandis que la tête, l’auteur de l’enlèvement, restait à trouver… Mais, quel était ce mystérieux ennemi ?… Qui avait intérêt à ce qu’Anna disparût ?…
Chacun des deux interlocuteurs avait, sans nul doute, ses soupçons plus ou moins fondés là-dessus ; mais, par une entente tacite, ni l’un ni l’autre ne laissa rien percer de ce qu’il pensait.
Quand cette conversation fut épuisée, le capitaine sortit des grottes, priant la jeune fille de l’attendre quelques minutes, pendant qu’il irait donner ses derniers ordres pour le retour à bord.
Il pouvait être trois heures du matin.
L’obscurité, moins profonde, se laissait pénétrer par cette vague clarté qui précède l’aube. La mer, tout à fait haute, battait la grève de ses grosses volutes blanches, tandis qu’au large la brise fraîchissante la faisait moutonner, comme si elle eût été en ébullition.
— Hum ! toussa le capitaine, une belle nuit pour l’Espérance ! Décidément, j’avais tort de m’alarmer.
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Tout en faisant cette réflexion, Hamelin, se dirigeait rapidement vers le nord, longeant le pied de la falaise. Il arriva bientôt à un coude de rocher, formant saillie. Derrière cet angle se tenaient les matelots, avec leur prisonnier. Une torche de sapin, fichée dans le sable, éclairait la scène.
— A-t-il parlé ? demanda rapidement le capitaine.
— Pas un traître mot, répondit un des marins : c’est à le croire muet comme une écrevisse.
— Ah ! ah ! voyons si je serai plus heureux.
S’approchant de Tamahou :
— À nous deux, coquin ! lui dit-il, les dents serrées par une colère soudaine. Les rôles sont changés ; c’est toi maintenant qui es en mon pouvoir… Je t’avertis que tu n’as plus affaire à une jeune fille sans défense et que si tu barquines le moindrement…
Un geste de menace acheva la phrase.
Tamahou croisa son regard dédaigneux avec celui du marin, mais il ne tressaillit même pas.
— Quand je vous disais que ça n’a pas de
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langue, ce chien de mer-là ! fit observer le matelot qui avait déjà parlé.
— Je la lui délierai bien, moi, la langue, riposta Hamelin. Puis, s’adressant de nouveau à l’impassible Sauvage :
— Assassin ! bandit ! lui cria-t-il d’une voix sifflante qui trahissait une rage concentrée, avant de mourir, il faut que tu parles, que tu dises pourquoi tu as volé cette jeune fille.
— Pourquoi je l’ai volée ! ricana Tamahou, encore abasourdi par les fumées de l’ivresse. Hé ! mais, apparemment, parce qu’elle m’avait tombé dans l’œil…
— Infâme !
— Et que j’en voulais faire l’ornement de ma cabane.
— Tu mens, misérable ! Cette jeune fille, tu ne l’avais jamais vue… Tu n’as commis une action aussi lâche, que parce qu’une personne de Saint-François t’en avait chargé… Le nom de cet homme ?
Le Sauvage garda le silence, trop fier pour mentir, trop brave pour trahir.
— Parleras-tu ? rugit Hamelin, bondissant sur le prisonnier et le secouant rudement.
— Frappe, frappe, noble capitaine : il n’y
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a pas de danger ! se contenta de répondre Tamahou, montrant ses mains liées.
Le capitaine, un peu honteux, se releva d’un saut et se mit à arpenter la plage pendant une minute… Puis revenant vers les matelots :
— Pas de niaiserie, dit-il, et pas de fausse générosité ! il faut que cet homme parle, il nous faut le nom de son complice.
— C’est cela : oui, oui ! firent les marins ; nous allons lui délier la langue.
— Avez-vous un moyen ?
— Nom d’un cabestan ! ce serait beau de voir que les gabiers de l’Espérance n’eussent pas, dans leur soute aux idées, de quoi faire parler les muets ! répondit un des matelots, grand gaillard efflanqué comme un poteau de télégraphe et, pour cette raison, surnommé la Gaffe.
— Eh bien ! la Gaffe, je te donne carte blanche.
— Ça va être vite fait. Approche ici un peu, Francis. As-tu les fusées ?
— Oui.
— Arrache une des mèches.
— Voilà.
— Bien. Insinue-moi-la délicatement entre les pouces de ce gentleman… Y es-tu ?
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J’y suis.
— C’est bon. Quelques tours de ficelle maintenant pour épicer ces deux bouts d’amarre-là…
— Ça y est.
La Gaffe sortit alors de sa blague à tabac un étui de fer-blanc, dans lequel il prit une allumette, puis simulant le geste de la frotter sur sa cuisse, il dit au Sauvage toujours immobile :
— Le nom de ton complice ?
Pas de réponse.
— Une ! fit la Gaffe, en frictionnant son allumette. Puis il répéta :
— Le nom de ton complice ?
Même silence.
— Deusse ! articula le matelot, en approchant le souffre enflammé de la mèche.
Saisissant alors de la main gauche les bras liés de Tamahou, il demanda une dernière fois :
— Qui t’a chargé d’enlever la jeune fille ?… Le nom ?… Parle, et tu auras la vie sauve.
Les sourcils du Sauvage se froncèrent ; une légère rougeur envahit sa figure ; mais il demeura immobile et aucun son ne s’échappa de ses lèvres.
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Tant pis, tête de loup marin ! gronda la Gaffe… Fallait parler !… Troisse !
Et il mit le feu à la mèche, qui se prit à siffler.
Au même instant, une voix de femme cria :
— Arrêtez ! arrêtez !
Toutes les têtes se retournèrent. Anna surgit du coude de la falaise et, se précipitant sur la mèche enflammée, la vaillante fille l’arracha d’un seul coup.
— Ah ! Charles, dit-elle, vous m’avez trompée !… Comment pouvez-vous avoir le cœur de torturer un de vos semblables, un homme sans défense ?
— Ma chère Anna, répondit le capitaine, vous oubliez que j’étais sans défense, moi aussi, il n’y a pas une heure !… D’ailleurs, il est des circonstances où la générosité est hors de mise…
— Jamais !
— Et où l’on doit savoir hurler avec les loups.
Cet homme possède un secret qu’il nous faut lui arracher, coûte que coûte… Il s’agit de votre bonheur à venir, de votre honneur, peut-être, mademoiselle ! acheva le jeune homme, un peu dépité.
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Ne m’en voulez pas, mon bon Charles, si j’insiste ; mais abandonnez cet homme à la justice de Dieu, qui saura bien l’atteindre tôt ou tard… Fuyons cette île maudite et rendez la liberté à ce malheureux. Il a été dur pour moi, sans doute ; il m’a souvent fait peur avec ses éclats de voix et ses menaces… Mais, au moins, ajouta-t-elle plus bas, il m’a respectée !… N’est-ce là rien, Charles ?
— Vous le voulez, Anna ?
— Je vous en supplie.
— C’est bien : vous allez être obéie ! déclara le capitaine, avec une politesse un peu froide. Matelots, déliez ce misérable et… qu’il aille se faire pendre ailleurs !
Puis il ajouta, s’adressant à Anna :
— Puissions-nous ne pas avoir à nous repentir de notre générosité !
Les matelots obéirent à contrecœur et mirent Tamahou sur ses jambes. Cela fait, la Gaffe, qui jurait tout bas comme un païen, le conduisit un peu à l’écart et lui cria dans les oreilles :
— File, et plus vite que ça, mon visage de cuivre !… Si jamais je te rencontre !…
Un grand coup de pied acheva la phrase.
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Tamahou se retourna comme un tigre, prêt à bondir… Mais il se contint, et faisant un geste de suprême menace, il disparut dans la nuit sombre.
— Maintenant, à la chaloupe, mes amis ! cria le capitaine : nous n’avons pas une minute à perdre. Quand on s’empare d’une bête féroce et qu’elle nous échappe, il n’est pas bon de muser et d’attendre son retour.
— Vous avez raison, capitaine, grommela la Gaffe : ça me dit que nous avons fait là une bonne grosse bêtise… Décampons, c’est le plus sûr.
Anna, fatiguée par l’exploit qu’elle venait d’accomplir, fut déposée sur le brancard construit par les matelots, et la petite troupe se mit en marche vers le nord, longeant les arbres qui bordent la grève.
Vingt minutes plus tard, on débouchait dans la crique où les matelots avaient pris terre.
La chaloupe n’y étaient plus.
Machinalement, tous les regards se portèrent vers l’endroit où l’Espérance devait se balancer sur ses ancres, à quelques encablures au large.
Mais la goélette, comme la chaloupe, avait disparu !
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En escaladant les rochers, les marins purent la voir, à un mille de là, filant, vent arrière et les voiles en ciseaux, dans la direction de Québec.
Alors un même cri s’échappa de toutes les poitrines :
— Trahis !… nous sommes trahis !
 
 
IV
 
Où la Démone revient d’une excursion aux portes de l’enfer
 
On se rappelle le cri de désespoir échappé à Ambroise Campagna, lorsqu’il vit la masure de la mère Démone flambant comme une botte de paille.
— On nous a devancés, avait-il dit… Cette fois, la petite Anna est bien décidément perdue !
Ces deux phrases indiquent suffisamment que le brave jeune homme voyait là s’évanouir sa dernière espérance de retrouver la fille de son ami Bouet ; elles ne laissent pas de doute sur la conviction enracinée chez lui que les auteurs du rapt n’étaient autres que la vieille sorcière et maître Antoi
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ne.
Or, le beau parleur, ayant eu vent, selon toute probabilité, de ce qui se tramait contre lui, venait de faire disparaître sa complice, en mettant le feu à l’officine où elle tripotait ses maléfices.
Pendant quelques secondes, Ambroise demeura immobile, se rongeant les poings de colère.
Puis une voix demanda :
— Qui peut nous avoir devancés ?
— Suffit ! je m’entends… répondit Campagna.
— Qui sait si la vieille n’est pas là-dedans, qui brûle comme une sorcière qu’elle est ? observa une autre personne.
— Bien sûr qu’elle y est ! grommela Ambroise : c’est même ça qui me chiffonne.
— Peut-être serait-il encore temps de la sauver ! hasarda un troisième.
— Es-tu fou, Cyprien ? fit-on… Holà !… Aïe !… que fais-tu Ambroise ?… Au secours !… Il est perdu !
Ces exclamations avaient, certes, leur raison d’être. En effet, à la supposition qu’il serait peut-être temps de sauver la Démone, Campagna n’avait fait « ni un ni deux »… Il s’était élancé dans la maison,
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enfonçant la porte d’un coup de pied, et avait disparu au milieu des nuages de fumée.
Dix secondes, dix siècles, s’écoulèrent ; puis on vit surgir Campagna par la porte opposée, tenant dans ses bras un informe paquet, qui n’était rien moins que le corps de la sorcière.
Toute cette scène – l’arrivée sur les lieux, les phrases échangées et le sauvetage – s’était accomplie en moins de deux minutes ; et pourtant le vieux toit de pieux entrelacés de chaume s’effondra aussitôt qu’Ambroise fut sorti.
Il était grand temps… Mais à quoi bon ce coup de bravoure ? La Démone était morte, sans aucun doute, à moins que les sorcières ne soient à l’épreuve du feu.
Voilà ce que disaient les compagnons d’Ambroise, tout en lui reprochant amicalement sa folle témérité.
Sans s’occuper de leurs observations, Ambroise déposa sur le gazon le corps de la vieille, acheva d’éteindre le feu qui avait pris à ses jupes et en dégrafa le corsage, de manière à laisser pénétrer librement l’air dans la poitrine. Cela fait, il pratiqua, pendant
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cinq bonnes minutes, la respiration artificielle – opération qu’il avait vu tenter avec succès sur un noyé, par le médecin de l’Île.
Cette opération, très simple, du reste, consiste à rapprocher les coudes en avant de la poitrine, puis à les projeter en arrière, de façon à simuler aussi exactement que possible le jeu naturel des poumons.
De temps à autre, Campagna penchait son oreille sur le cœur de la vieille, cherchant à surprendre le moindre battement, le plus faible indice de vie. Puis il reprenait son mouvement de va-et-vient avec les coudes. Les autres frictionnaient, frictionnaient, avec la plus louable émulation.
Un docteur en médecine n’eût pas mieux fait.
Mais, hélas ! la tireuse de cartes avait, sans doute, rendu son dernier horoscope, car, malgré ces soins intelligents, aucun tressaillement n’agita ses vieux membres, aucun souffle ne vint à ses lèvres.
L’arrivée de voisins et voisines sur le lieu de l’incendie – arrivée qui s’annonça par les exclamations les plus variées – obligea Ambroise à suspendre la médication.
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Il enleva le corps dans ses bras et dit à ses compagnons :
— Sauvons-nous… Je ne veux pas qu’on nous voit ici.
— Mais… fit observer Cyprien Langlois, tu n’es pas, je suppose, pour emporter ce cadavre ?
— Je ne l’abandonnerais pas pour cent louis, au contraire.
— Tu es drôle… Qu’en veux-tu faire ?
— Ce que j’en veux faire ?… L’instrument de la justice divine.
— Comprends pas.
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer… Plus tard… Mais fuyons vite, sans être vus.
Et Campagna, pressant dans ses grands bras le corps inanimé de la Démone, comme si c’eût été un trésor, prit sa course dans la direction de la forêt.
Cyprien l’entendit murmurer :
— On ne sait pas… J’ai vu des noyés revenir à la vie, après deux heures de mort apparente.
Langlois répondit, tout en emboîtant le pas :
— Oh ! pour ça, mon garçon, elle est bien morte, j’en réponds.
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On arriva sans encombre à la lisière du bois. Ambroise commanda une nouvelle halte.
Il déposa son sujet près d’un arbre et recommença, sur nouveaux frais, l’opération de tout à l’heure.
Les autres crurent, cette fois, qu’il avait un « coup de marteau » et le laissèrent faire, sans lui aider.
Le fait est que maître Campagna y mettait de l’acharnement et que, par cette nuit noire, il avait pas mal les allures d’un vampire.
On le laissa donc opérer seul, non toutefois sans se tenir à une distance respectable et sans jeter des regards furtifs sur le bois sombre, où, la nuit, errent les loups-garous et les esprits follets.
— Nous aurions fait mieux de rester chez nous, murmura Cyprien Langlois à l’oreille de Johnny Fiset. Ambroise fait des choses !…
— Crédienne ! à qui le dis-tu ! Je donnerais bien de quoi pour me voir dans mon lit.
— Sauvons-nous.
— Non pas. J’ai peur, mais je reste. Je n’ai pas envie de mettre tous les loups-garous à mes trousses.
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Au fait… soupira Langlois, ils n’y manqueraient pas, par une nuit comme celle-ci.
Les deux amis restèrent donc, mais ils n’étaient pas gros, satané corbillard !
Cependant, Ambroise Campagna, qui opérait en toute conscience depuis un temps assez long, s’arrêta tout à coup.
Quelque chose comme un tressaillement avait traversé le corps de la Démone.
Il alluma vivement une allumette et l’approcha des lèvres de la… morte.
Les lèvres s’agitaient imperceptiblement !
Il colla son oreille sur le cœur…
Le cœur paraissait être le siège d’une sorte d’ébranlement ; il semblait travailler sourdement à sa propre résurrection !
Ambroise joignit les mains et s’écria :
— Elle vit !… Merci, mon Dieu !
Une demi-heure plus tard, la Démone reposait dans un bon lit, chez Ambroise Campagna. Ce lit avait été installé dans l’endroit le moins visible de la maison, au fin fond du grenier, car il entrait dans les plans du sauveur de la sorcière que tout le monde crût à sa mort.
Au moment de se séparer de ses compagnons, Ambroise leur dit :
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Mes amis, je vous demande le secret le plus absolu sur les événements de cette nuit… Il s’agit de choses plus importantes que vous ne le pensez… Jurez-moi de ne pas souffler mot de ceci à personne… à personne au monde, vous entendez ?
— Nous le jurons ! firent les insulaires.
— Bien. Maintenant, séparez-vous et inventez une histoire quelconque pour expliquer votre absence.
— Sois tranquille : on se tirera d’affaire sans bavarder.
— Merci. Au revoir.
— Bonne nuit.
Ambroise ferma sa porte au loquet et remonta vite auprès de la moribonde, où se trouvait déjà sa vieille mère, l’unique habitante de la maison, à part lui, en temps ordinaire.
Ambroise était garçon, vieux garçon même, car il allait avoir quarante ans. Le teint blanc, quoique un peu bronzé, les cheveux blonds, les traits accentués, mais corrects et de joviale expression, il aurait pu, sans doute, trouver femme plutôt dix fois qu’une, s’il avait voulu, parmi les filles à marier de Saint-François ; mais il avait
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préféré vivre seul avec sa mère, veuve depuis douze ans, et garder sa chère liberté. Car il était d’humeur un peu vagabonde, ce grand garçon. Cultivateur, pêcheur, marin, il faisait un peu de tout, ne s’arrêtant à la même besogne que juste le temps indispensable pour ne pas la finir tout à fait. Aussi ne se faisait-il pas de rentes, oh ! non !… Mais, enfin, il vivait bien, tout de même, d’autant plus que sa mère et lui n’étaient pas exigeants.
Tel était Ambroise Campagna, le deuxième voisin à main droite, en regardant le fleuve, de notre vieille connaissance Pierre Bouet.
Le premier voisin n’était autre que la mère du capitaine Hamelin, encore une veuve, encore une femme qui avait à pleurer la perte d’un époux, dans une de ces noyades malheureusement trop fréquentes à l’île d’Orléans.
Ambroise se rendit donc auprès de la moribonde qu’il venait d’arracher aux flammes.
Si elle n’était pas morte, elle n’en valait guère mieux. Froide, exsangue, raidie sur sa couche, elle respirait péniblement. Des soubresauts agitaient son maigre corps et,
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de temps à autre, ses yeux s’ouvraient démesurément, puis se refermaient soudain, comme pour fuir quelque vision terrible.
Vers l’aube, elle parut s’assoupir ; mais son sommeil ne dura guère plus d’une demi-heure. L’agitation la reprit avec un redoublement d’intensité… Ses mains, sans cesse en mouvement, ne faisaient que tirer les couvertures, comme pour les ramener sur sa tête… Puis les pieds se mirent de la partie, se trémoussant alternativement, pendant que la poitrine était soulevée par une respiration courte et comateuse.
Le cerveau s’engageait…
C’était la crise, la lutte suprême entre la vie et la mort !
Cela dura près de quinze jours, avec des alternatives de mieux et de pire, qu’Ambroise suivait avec une étrange anxiété. Il semblait que ce grand garçon, transformé en garde-malade, eût identifié sa vie avec la vie de la Démone, tant il mettait d’âpreté à combattre la maladie de sa patiente.
Quand les choses avaient l’air de prendre bonne allure, le digne homme devenait tout épanoui et murmurait, se frottant les mains.
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Allons ! encore un peu de temps, et je saurai tout… Elle parlera… Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !
Mais, dans les phases critiques que dut traverser la malade, il en était tout autrement, et Campagna jurait comme un troupier.
— Cré nom ! grommelait-il, le diable s’en mêle, c’est sûr… Il attend sa proie et s’impatiente… Cette vieille païenne est capable de crever sans ouvrir la bouche.
Et le pauvre garçon se décourageait, s’arrachant les cheveux et maudissant le sort, qui tenait muette la seule langue de femme qu’il eût voulu voir déliée.
Une nuit, cependant, Ambroise éprouva une violente émotion et eut une lueur d’espoir.
Il était une heure du matin. Campagna, qui avait provisoirement transporté son lit auprès de la malade, afin de recueillir ses premières paroles, Campagna, disons-nous, se roulait dans ses draps, ne pouvant dormir. Soit qu’il fît trop chaud, soit que le flot de ses pensées le tînt éveillé, il avait les yeux grands ouverts, il jonglait…
Tout à coup, la vieille s’agita sur sa couche
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et se prit à marmotter des mots sans suite et mal articulés : « La mort… l’enfer… pénitence… Antoine… Oh ! »
Ses mains s’agitèrent, comme pour chasser une apparition ; elle se tordit sur son lit ; une sueur abondante mouilla ses cheveux blancs… Puis elle parut se calmer et tomba bientôt dans un sommeil de plomb.
Le lendemain, quand Ambroise voulut l’interroger, elle ne put lui répondre, mais son regard avait moins d’égarement, et il y avait une lueur de raison dans sa fixité.
Le jeune homme se reprit à espérer…
Le mieux se déclarait, et la centenaire allait vivre.
Depuis lors, il ne la perdit pas de vue une seule heure et ne cessa de la questionner sur la fille adoptive de Pierre Bouet.
La vieille s’habituait à ce nom d’Anna, qui semblait arriver jusqu’à son intelligence et y faire naître un travail remémoratif.
Enfin, une nuit – celle du 21 au 22 juillet – vers deux heures du matin, la Démone se redressa dans son lit, se mit sur son séant et, portant les deux mains à son front, s’écria d’une voix terrifiée :
— Vite !… Le voilà !… Il vient ! il vient !…
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Le Sauvage !… L’île à Deux-Têtes !… Pauvre Anna !
Puis elle retomba sur sa couche, en proie à une crise effrayante.
Ambroise Campagna sauta à bas de son lit, s’habilla à la hâte, prit son fusil et s’élança vers la grève.
Un quart d’heure plus tard, sa chaloupe, toutes voiles hautes, filait vers l’île à Deux-Têtes.
La Démone avait parlé !
 
 
V
 
Les nouveaux Robinsons
 
Revenons maintenant à nos amis de l’île à Deux-Têtes, que nous avons laissés dans une position assez critique, comme se levait le soleil du 20 juillet.
Plus de goélette ! plus de chaloupe !…
L’une fuyant vers Québec, toutes voiles déployées, à la barbe de son capitaine et de la majeure partie de l’équipage ! l’autre disparue, enlevée, d’une façon encore plus mystérieuse, puisqu’elle venait à peine d’être solidement ancrée, à l’abri de la bourrasque, dans la petite baie
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!
Le capitaine et ses matelots, après avoir jeté le cri d’alarme rapporté dans l’avant-dernier chapitre, gardèrent un morne silence, suivant des yeux la silhouette de leur pauvre vaisseau qui s’effaçait peu à peu dans les brumes du matin.
Puis, quand ce ne fut plus qu’une tache grisâtre au milieu des embruns du fleuve, Hamelin se laissa choir sur un rocher, en proie au plus profond accablement.
— Oh ! mes pressentiments !… murmura-t-il… Ruiné ! me voilà ruiné !… Je fais naufrage juste en arrivant au port !
Et il s’étreignit le front, de ses mains crispées.
En présence d’une douleur si étrange et si inexplicable pour elle, Anna demeura d’abord frappée d’étonnement ; mais sa vaillante nature secoua vite cette impression rapide. S’approchant du capitaine, elle lui parla avec douceur et tendresse, trouvant dans son cœur toutes les raisons imaginables pour lui prouver que le départ de l’Espérance pouvait être le résultat d’une erreur, d’un accident survenu, d’ordres mal interprétés, mais non d’une trahison et d’un crime ; qu’il n’y avait pas là, après tout,
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de quoi se désoler outre mesure ; que la goélette se retrouverait certainement ; que, la chaloupe fût-elle perdue irrémédiablement, ce n’était pas là un malheur suffisant pour abattre un homme fort… et que sais-je, encore ?
Hélas ! la pauvre enfant ne se doutait guère que son fiancé jouait, depuis longtemps, la hardie, mais terrible partie de la contrebande, et que, selon toute probabilité, il venait de la perdre.
Quoi qu’il en soit, Hamelin parut se rendre au généreux raisonnement de l’orpheline, bien qu’au plus profond de son être, il sentît un invincible découragement succéder à ses illusions d’autrefois. Non pas qu’il tînt à la fortune pour les jouissances égoïstes qu’elle procure ! mais, s’il avait joué gros jeu et risqué beaucoup, c’était pour assurer une heureuse vieillesse à sa mère et acquérir le droit d’épouser l’héritière de Pierre Bouet, sans s’exposer à des soupçons et des commérages, dont sa fierté ombrageuse n’aurait pu s’accommoder.
Et voilà que, par une fatalité inouïe, après avoir vaincu tous les obstacles, esquivé tous les périls, au moment même où il
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allait jouir en paix du fruit de ses expéditions audacieuses, une trahison inexplicable le livrait à sa vieille ennemie, la Douane.
Car le commandant de l’Espérance ne s’était pas un instant fait illusion en voyant sa goélette déplacée de son mouillage et filant vers Québec : la contrebandière, avec sa riche cargaison, était bel et bien tombée entre les mains des douaniers !
Seulement, il ne s’expliquait pas comment la chose s’était faite avec tant de secret et de rapidité. Il fallait de toute nécessité que quelque chaloupe douanière, avertie par un traître au fait des agissements de l’Espérance, fût venue s’embusquer dans les parages de l’île à Deux-Têtes et, de là, eût guetté une occasion favorable pour opérer – occasion que le débarquement du capitaine et de trois de ses hommes n’avait que trop tôt fournie.
Tels étaient les pensées et les raisonnements qui se heurtaient dans la tête de Charles Hamelin, pendant qu’affaissé sur le sol, il écoutait les bonnes paroles d’Anna. Pensées et raisonnements qui n’étaient pas de nature à lui relever le moral, il faut l’avouer !
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Quant aux matelots, groupés à l’écart, ils respectaient la tristesse de leur capitaine et paraissaient aussi affectés que lui, mais d’une façon différente.
Une sourde colère, mêlée de stupéfaction, se lisait dans leurs regards fixés vers le point du fleuve où disparaissait l’Espérance. Les poings serrés, silencieux, et plantés fermes sur leurs jambes, ils avaient l’air de n’en pas croire leurs yeux et de trouver la plaisanterie un peu forte… On aurait dit qu’ils s’attendaient d’une minute à l’autre à voir la goélette virer de bord et tirer des bordées pour revenir à l’île.
Mais elle s’envola tout à fait, comme nous avons dit, et la Gaffe exhala un formidable juron, qu’amortit heureusement un non moins formidable soupir :
— Cré nom !… c’est qu’elle est partie pour de bon, oui-dà !
— C’te bêtise ! ricana sèchement Francis : comme si une honnête goélette pouvait s’amuser à jouer des tours à ses matelots !
— Et la chaloupe ?
— Partie aussi, donc !
— De sorte que nous voilà prisonniers, comme Robinson Crusoé dans son île ?
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Tout juste.
— Que penses-tu de cela, Francis ?
— Et toi, Thomé ?
— Oh ! moi, je pense que ça ne sent pas bon ! répondit le troisième matelot, hochant la tête.
— Pas bon ? pas bon ? gronda la Gaffe, en serrant les poings avec une colère contenue : je vous dis, moi, que ça pue, que ça pue la douane, la police, et tout le tremblement, nom d’une drisse de pavillon hollandais !
De toute évidence, cette conclusion énergique, les deux camarades de la Gaffe la partageaient entièrement, car ils ne répondirent pas, se contentant de mâcher leur chique avec fureur.
Le capitaine s’était levé, d’ailleurs, et, après avoir inspecté une dernière fois le fleuve, il s’approcha d’eux.
— Mes amis, dit-il, la goélette est partie, la chaloupe disparue… Comment ? pourquoi ?… Je n’en sais rien et n’ai pas à m’en occuper pour le moment. L’essentiel est de sortir d’ici le plus vite possible : n’est-ce pas votre avis ?
— Sans doute, capitaine, répondirent les matelots.
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La première chose à faire, suivant moi, reprit Hamelin, qui semblait avoir recouvré toute son énergie, est de chercher une embarcation dans l’île. S’il ne s’en trouve pas, eh bien, nous aviserons.
— Il doit toujours bien y avoir le flat ou le canot du Sauvage, observa Francis.
Ce mot de Sauvage fit froncer le sourcil au capitaine et tressauter la Gaffe. Tous deux se rappelèrent alors que Tamahou avait à se venger et qu’il n’était que temps de prendre ses précautions contre lui.
Ils se rapprochèrent d’un même mouvement et se parlèrent à voix basse.
— Eh bien ! la Gaffe, qu’as-tu à me dire ?
— Ce que vous pensez vous-même, capitaine, que nous avons fait une grosse bêtise en lâchant ce bouledogue.
— Nous aurions dû, au moins, prendre ses armes et le mettre dans l’impossibilité de nuire.
— C’est clair ; mais qui pouvait penser ?…
— Tu as raison. À présent, nous voilà en son pouvoir : il est trop tard.
— Qui sait ?… Tenez, capitaine, veillez sur la jeune fille, avec Thomé et Francis : moi, je cours aux grottes, en fouillant un peu l’île.
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Prends au moins un compagnon.
— Merci, capitaine : je préfère aller seul. À deux, nous nous nuirons mutuellement.
— Va donc, mon brave la Gaffe ; mais sois prudent : un malheur est vite arrivé.
— Oh ! soyez tranquille, et veillez plutôt sur vous autres, en vous installant, sans plus tarder, dans la cache.
— Au fait, je ne vois pas de meilleur endroit pour le moment. Tu nous retrouveras là.
— C’est dit. À tantôt, capitaine !
— Bonne chance !
La Gaffe s’enfonça dans les massifs de sapins, et le capitaine rejoignit ses deux autres compagnons.
En quelques paroles, il les eut bientôt mis au courant de la situation, qui était grave. En effet, bien qu’ils fussent quatre hommes courageux pour défendre Anna, ils ne s’en trouvaient pas moins à la merci d’un ennemi mortel, parfaitement armé et connaissant en détail le moindre fourré de l’île, lorsque eux étaient absolument sans armes de longue portée – le revolver du capitaine étant resté dans les grottes. De plus, ils n’avaient rien à manger et pas la
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plus mince perspective de se procurer des vivres avant de traverser le fleuve. Or, quand le pourraient-ils, si la Gaffe ne découvrait aucune embarcation dans sa tournée ?
Les matelots convinrent qu’ils naviguaient sur une mer plus mauvaise qu’ils ne l’auraient cru et promirent de veiller au grain.
On s’occupa de suite des précautions à prendre, en cas d’agression.
Anna fut transportée dans la cache et put reposer sur un bon lit de fougère. Puis on barricada, au moyen de branchages et de grosses pierres, l’ouverture de cette excavation ayant vue sur la crête du ravin.
Cela fait, Francis et Thomé se placèrent en sentinelles sur les points les plus élevés du plateau, armés tous deux de solides gourdins et abondamment pourvus de cailloux.
Puis l’on attendit le retour de la Gaffe.
Le brave matelot devait se trouver alors en plein pays ennemi, car il y avait plus d’une heure qu’il était parti, et il faisait grand jour.
Se faufilant comme une couleuvre entre les sapins touffus et pressés les uns contre
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les autres, la Gaffe était d’abord parvenu sans encombre jusqu’à cet endroit du plateau septentrional où il s’abaisse en pente douce et se rapproche du niveau de la haute mer.
Là, il fit une courte halte pour inspecter les lieux.
Devant lui s’étendait une quinzaine d’arpents de prairie, plantée confusément de toutes sortes d’arbres, mais où le regard pouvait assez facilement pénétrer. Il pouvait voir sur sa droite, en contrebas, le tapis grisâtre de la grève qui fait face à l’île aux Reaux, intercepté ci et là par des bouquets de grandes aulnes ou de genévriers sauvages. Mais la grève de gauche, un peu plus éloignée, était complètement masquées par un épais rideau de chênes, entremêlés d’arbustes et de hautes fougères.
La Gaffe eut un instant de perplexité.
Allait-il prendre à droite et tâcher d’atteindre les grottes par une course hardie et à découvert, trompant ainsi l’attente probable de Tamahou, qui devait supposer naturellement plus de prudence chez ses ennemis ?
Ne valait-il pas mieux, au contraire,
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gagner la grève de l’est et explorer, sous le couvert protecteur des arbres, cette partie moins connue de l’île ?
Le matelot s’arrêta à ce dernier projet, comme offrant plus de sécurité et aussi plus de chance de trouver l’embarcation du Sauvage, et – qui savait ? – peut-être même la propre chaloupe du bord.
Il coupa donc en diagonale le plan incliné qui s’abaissait devant lui et s’engagea résolument, quoique avec les plus grandes précautions pour ne pas être vu, sous la longue ligne de chênes alignés en face du rivage oriental, comme une muraille de verdure.
Sa course l’amena bientôt au pied du contrefort méridional de l’île, sans avoir rien rencontré de suspect.
Là encore, la Gaffe eut à choisir entre deux alternatives : grimper sur le plateau et se rendre aux grottes en « piquant au plus court », ou bien suivre le pied des falaises, en les contournant à l’ouest, de manière à compléter ainsi l’exploration des rivages de l’île.
Il adopta de préférence cette dernière voie, ne voulant pas négliger la plus faible chance de découvrir, soit la chaloupe, soit le canot du Sauvage.
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Abandonnant donc la région boisée, la Gaffe prit la grève et longea les falaises, se cachant derrière chaque angle, se faufilant dans toutes les fissures, explorant le plus petit recoin.
Rien ! Pas le moindre vestige d’embarcation ! pas la plus légère trace de Tamahou ?
Seulement, dans une anse profonde qui s’enfonçait jusque sous une voûte de rochers, vers l’angle sud-est de l’île, le marin fit une étrange découverte…
C’étaient deux sillons parfaitement visibles, creusés dans le sable par la quille d’une chaloupe, qu’on avait traînée jusque là, puis redescendue vers la mer. De nombreuses pistes, fortement imprimées de chaque côté de ces sillons, ne laissaient aucun doute à cet égard.
La Gaffe pensa avaler sa chique.
— Oh ! oh ! se dit-il, ça m’a tout l’air de sentir furieusement la douane par ici… Voilà bien le repaire de nos pirates. Ah ! si l’on avait pu savoir !…
Oui ! mais, justement, l’on n’avait pu savoir, et le mal était fait.
Sur cette conclusion, notre marin se remit
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en route, fouilla, inspecta, étudia tout, jusqu’à ce qu’il fut arrivé à quelque distance des grottes.
Pas plus de Tamahou que sur la main ! pas plus d’embarcation qu’au sommet du cap Tourmente !
La Gaffe, passablement intrigué, s’avança encore d’une vingtaine de pas, se collant contre la muraille de rochers ; puis, rencontrant une légère saillie, il se blottit derrière et demeura coi.
Dix verges au plus le séparaient alors du château-fort de l’ennemi. Quelques pousses de bouleaux nains, émergées des fissures de la falaise, lui permettaient d’avancer un peu la tête et d’entrevoir l’ouverture que lui et ses camarades avaient franchie, la nuit précédente.
Tout paraissait tranquille et désert.
Mais la Gaffe n’était pas homme à se payer d’apparences, et il attendit une bonne demi-heure avant de risquer un mouvement.
Rien ne bougea. Aucun bruit, si faible qu’il soit possible à un bruit de l’être, ne se fit entendre.
Enhardi par ce silence, et de plus un peu
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agacé par une si longue attente, la Gaffe sortit de sa cachette et se glissa comme une ombre jusqu’à l’entrée même des grottes.
Il serrait dans ses mains deux gros cailloux, prêt à assommer le Sauvage, s’il se montrait à l’improviste et armé. Mais il n’eut pas besoin d’en venir là, car Tamahou, ivre mort sans doute, ne donna pas le moindre signe de vie.
Ce que voyant, la Gaffe risqua un œil, puis deux, dans la fissure, qu’il s’attendait à trouver fermée et barricadée.
Chose étrange ! la porte était grande ouverte, et la grosse pierre qui en tenait lieu ordinairement, appuyée contre la paroi latérale, semblait inviter le visiteur à entrer.
En homme bien élevé, la Gaffe ne se le fit pas dire deux fois et pénétra hardiment dans la première grotte…
Elle était déserte !
D’un bond, il sauta dans la seconde…
Vide aussi !
Pas une arme, pas une bouchée, pas le moindre ustensile, pas même le plus grossier morceau de linge !
Tamahou avait déménagé, c’était évident.
Maître la Gaffe, qui s’attendait à tout en
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faisant irruption chez l’ennemi, ne s’attendait pas à celle-là. Aussi demeura-t-il tout interloqué et, pour la seconde fois, faillit avaler sa chique.
Cependant, il n’en fit rien et préféra se livrer à une minute de réflexion. De cette minute de réflexion naquit le syllogisme suivant – lequel nous prouve que la Gaffe avait la logique serrée, quand il le voulait :
— Ou il a laissé l’île, ou il ne l’a pas laissée…
Il, c’était Tamahou.
Satisfait de ces prémisses irréprochables, le brave matelot s’approuva lui-même, en se donnant un coup de poing sur le genou. Puis il continua aussitôt :
— S’il est parti, tant mieux : que le diable l’emporte !… S’il n’est pas parti, c’est qu’il est resté et que… Ah ! mais, le gueux ! le requin ! le cachalot ! il m’a joué le tour et fusille peut-être, à l’heure qu’il est, mes camarades et mon capitaine… Vite, courons !
Et la Gaffe, à cette conclusion qu’il venait d’arracher des pattes de son syllogisme, bondit hors des grottes et, prenant par le plus court, arriva comme une bombe auprès des siens.
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Ces derniers, le croyant poursuivi, se mirent sur la défensive. Mais lui :
— Vous ne l’avez pas vu ?
— Qui ça ?
— Le Sauvage ?
— Non. Et toi ?
— Moi, non plus.
— Et bien ! qu’y a-t-il alors et pourquoi cette course ? demanda le capitaine.
— Il y a, répondit la Gaffe tout hors d’haleine, il y a que je le croyais ici occupé à vous fusiller.
— Allons donc ! Tu n’as rien découvert ?
— Rien de rien, pas la queue de rien. La cambuse est vide et l’homme a levé l’ancre. S’il n’a pas quitté l’île en canot ou autrement, je vous engage à vous défier, car cette disparition inexplicable ne vaut pas grand-chose pour nous, j’en ai peur.
— Au diable ! fit le capitaine ; c’est assez nous occuper de cet homme… Pensons plutôt à nous et aux moyens de sortir de cette prison. Ainsi, pas une embarcation ?
— Pas une ! répondit la Gaffe.
— Et pas moyen de gagner Saint-François autrement ?
— Je ne dis pas ça, capitaine… Il y a plusieurs
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moyens, au contraire : d’abord, nous pouvons construire un radeau et nous laisser dériver sur l’île aux Reaux…
— Et une fois là ?
— Une fois là, nous cherchons une chaloupe, un flat, un canot, n’importe quoi.
— Je crains bien qu’il n’y en ait pas plus qu’ici.
— C’est aussi mon opinion.
— Alors ?…
— Alors, en cas de non réussite, nous rembarquons sur notre radeau et filons à l’île Madame.
— Bien. Mais qui nous dit qu’à l’île Madame ?…
— Oh ! je ne jurerais de rien… Dans tous les cas, nous serons aussi avancés qu’ici.
— C’est vrai. Mais tout cela prendra du temps, et nous avons déjà le ventre passablement vide.
— Nom d’un cabestan ! à qui le dites-vous !
— N’as-tu pas d’autre plan ?
— Si, si, j’en ai un autre.
— Lequel ?
— Je puis traverser à la nage et vous ramener une chaloupe de l’île d’Orléans.
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Non, non, pas de ça : le trajet est trop long et trop dangereux. Merci, tout de même, mon brave marsouin.
— Vous avez tort, capitaine : il faudra toujours bien en venir là, – à moins qu’un heureux hasard ne fasse passer un vaisseau quelconque à notre portée, s’entend.
— Espérons cela, mes amis. Attendons du moins jusqu’à demain, et si personne ne vient nous délivrer, eh bien ! nous partirons en radeau.
— Entendu ! firent les marins. Construisons toujours le susdit bachot : ça nous occupera et nous fera oublier la faim.
Le capitaine rentra dans la cache, et les matelots se mirent sérieusement à l’œuvre, à l’exception toutefois de la Gaffe, qui travaillait mollement et semblait avoir l’esprit ailleurs. À différentes reprises même, il abandonna la besogne pour pousser quelque pointe dans l’intérieur de l’île. Bref, il ne partageait aucunement la confiance de ses camarades à l’égard du Sauvage.
Pourtant, la journée s’écoula sans incident et, le soir venu, comme le radeau était fini, chacun se coucha de bonne heure, pour être sur pied dès l’aube.
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La Gaffe, seul, prétextant qu’il n’avait pas sommeil, se chargea de veiller à la sûreté générale. Il grimpa sur une hauteur, dans le voisinage de la cache, et s’accroupit au milieu d’un buisson de petits sapins, de manière à tout voir sans être vu.
Une ample provision de cailloux gonflait sa vareuse, et un solide gourdin se trouvait à sa portée.
Dans cette posture et ainsi lesté, la Gaffe attendit avec la patience d’un fakir.
Aucune alerte jusqu’à environ une heure du matin. La nuit était noire, l’air calme, le feuillage silencieux. Pas un bruit dans les environs.
Mais alors, soudain, sans que la Gaffe eût entendu seulement le froissement de deux rameaux de sapins l’un contre l’autre, une raie de feu sillonna l’obscurité, en face de lui, sur la crête du ravin ; et une forte détonation réveilla tous les échos.
Un cri de douleur, parti de la cache, répondit à ce coup de feu.
Puis ce furent des exclamations, des piétinements, des bruits de pierre se heurtant aux rochers, aux branches d’arbres, ou traversant le feuillage.
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Une dizaine de minutes s’écoulèrent ainsi, pendant lesquelles chevrotines et cailloux s’échangèrent dans l’obscurité de la nuit.
Enfin, une voix terrible se fit entendre au milieu de ce fracas. C’était la voix de la Gaffe.
— Attrape, animal ! hurlait le matelot.
Et le bruit sourd de la chute d’un corps suivit de près cette injonction assez peu polie.
Le silence se fit comme par enchantement, et l’on entendit la Gaffe qui ajoutait, sur un ton plus élevé :
— Ça t’apprendra, ô fils de la nature, à te frotter contre les marins de l’Espérance !
Puis il héla :
— Accourez, vous autres, les loups de mer !
Le capitaine et Thomé répondirent seuls à cet appel. Ils trouvèrent leur brave camarade en train de désarmer Tamahou, étendu sanglant à ses pieds.
Quant à Francis, il avait une chevrotine dans l’épaule et geignait comme un veau.
Après que la Gaffe eut expliqué comment, dès le premier coup de feu, il s’était coulé dans le ravin, puis avait fait un détour
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pour cerner l’ennemi et venir l’assommer tranquillement d’un bon coup de bâton, la petite troupe regagna la cache, où Anna se mourait d’inquiétude et Francis, de peur.
On rassura l’une et l’on examina la blessure de l’autre. Heureusement, la chevrotine n’avait guère pénétré dans les chairs, et le capitaine l’eut bientôt extraite avec la pointe de son canif.
Dès lors, chacun put respirer en toute confiance, et le reste de la nuit s’écoula paisiblement.
Au petit jour, tout le monde se trouva sur pied, et la première chose qu’on fit fut d’aller constater si le Sauvage était bien mort.
Mort, Tamahou ?… Allons donc !… Il passa justement, à cette minute précise, à deux encablures de l’endroit où il était tombé, pagayant son canot avec une aisance incomparable.
Il portait ses peintures de guerre, et de longues plumes de héron, retenues par son mouchoir à carreaux rouges, lui faisaient un énorme diadème.
— Au revoir ! cria-t-il en montrant le poing au capitaine et à ses matelots, qui le
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regardaient glisser sur le fleuve, avec une stupeur mêlée d’admiration.
La Gaffe s’oublia même jusqu’à dire :
— C’est un coquin, mais tout de même un rude gaillard !
— Digne d’être matelot ! ajouta Thomé, renchérissant sur son collègue.
Tamahou s’éloigna dans la direction du cap Tourmente, et les naufragés se disposèrent au départ, à leur tour.
La marée n’avait plus guère qu’une heure de montant. Le radeau flottait dans la petite baie. Il fallait se hâter.
Anna, soutenue par le capitaine et Francis, fut conduite jusqu’auprès de l’embarcation improvisée…
On allait l’y installer, lorsque la voix de la Gaffe se fit entendre joyeusement :
— Arrêtez !… Une voile à bâbord !
L’embarquement fut suspendu, et chacun regarda dans la direction indiquée.
Une grande chaloupe, toutes voiles dehors, s’approchait rapidement, tenant le cap sur l’île à Deux-Têtes.
Dix minutes plus tard, elle abordait en face du groupe, au milieu duquel se tenait Anna, la fille adoptive de Pierre Bouet.
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Un homme, penché en dehors du bordage pour mieux voir, la gouvernait.
Anna le reconnut de suite, et battant des mains :
— Ambroise Campagna ! dit-elle.
— Enfin ! enfin ! je vous retrouve ! cria l’insulaire, lançant sa casquette en l’air, dans un élan de joie émue.
Vers environ quatre heures, alors que le soleil commençait à dorer les coteaux de l’île d’Orléans, la chaloupe abordait en face de chez Pierre Bouet, ramenant l’orpheline et les naufragés de l’Espérance.
 
 
VI
 
Où le fisc vient fourrer son nez
 
L’avant-veille au soir, vers environ dix heures, une grande chaloupe, qui descendait le fleuve, vint virer de bord près de l’extrémité sud de l’île à Deux-Têtes. Elle louvoyait contre une assez forte brise de vent d’est et, poussée par ses quatre voiles bordées presque à plat, elle filait co
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mme un dauphin sur la mer agitée, ne s’attardant pas à suivre le contour des vagues, mais les divisant et les renversant sous sa fine étrave, à la façon d’une double charrue.
Les grosses volutes blanches qui se déroulaient sous son avant et la pluie d’étincelles liquides qui en jaillissait montraient assez que cette embarcation était une fine marcheuse. Et, véritablement, elle faisait plaisir à voir, fortement penchée sur son flanc de tribord et laissant derrière elle un sillon lumineux, pendant que son immense voilure recevait d’aplomb le souffle puissant du nord-est.
Des huit hommes qui la montaient, trois étaient assis à l’arrière, sur le banc en forme de fer à cheval, tandis que les cinq autres se tenaient respectueusement à l’écart, entre le mât de misaine et le grand mât.
Parmi les premiers, un homme de haute taille, à l’air martial, tenait la barre. Il était vêtu d’un long par-dessus boutonné jusqu’au menton et coiffé d’une casquette de marin.
Disons de suite que cet homme était le capitaine de la police riveraine, à Québec.
Son voisin de droite – un gaillard qui
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n’avait pas l’air d’avoir froid aux yeux, lui non plus – portait un costume bleu à boutons jaunes, qui « sentait la douane à plein nez », comme aurait dit la Gaffe.
Effectivement, c’était un officier de douane.
Quant à l’autre, assis à la gauche du capitaine et serré dans sa redingote comme dans un fourreau de parapluie, il n’avait pas l’attitude militaire de ses compagnons, bien qu’il en eût la taille. Long, sec, maigre, efflanqué, l’œil sombre, la lèvre amère, parlant peu, absorbé dans ses réflexions, il avait un faux air de détective ou de conspirateur.
Ce n’était pourtant ni l’un ni l’autre : c’était… devinez qui… Oh ! mais non, vous n’arriveriez pas. – Eh bien ! c’était maître Antoine Bouet, en… peau et en os.
Que diantre faisait-il en pareille compagnie ? Sa fortune, parbleu ! Et rondement, s’il vous plaît.
Le jour même, il avait informé le collecteur de la douane, à Québec, qu’il pouvait faire tomber entre ses mains une goélette contrebandière, avec sa cargaison, moyennant une prime raisonnable.
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On tomba vite d’accord, et Judas-Antoine, sûr de ses trente deniers, dénonça formellement l’Espérance, comme pratiquant la contrebande sur une grande échelle.
Grâce à une lettre du capitaine Hamelin, adressée à Pierre Bouet, ces jours derniers, et dont le beau parleur réussit à prendre connaissance, il put indiquer à peu près sûrement au collecteur le lieu de débarquement des marchandises fraudées et la nuit où s’opérerait ce débarquement.
En dénonçant ainsi le capitaine Hamelin, Antoine faisait d’une pierre deux coups : d’abord il réalisait un joli bénéfice ; puis il se vengeait d’un homme qu’il haïssait de tout l’amour que lui témoignait sa filleule Anna.
Voilà pourquoi nous le trouvons, dans la soirée du 19 juillet, en compagnie des agents de l’autorité.
La chaloupe continua de descendre le fleuve jusque par le travers nord de l’île aux Oies, laissant successivement sur sa droite la Grosse-Île, l’île Sainte-Marguerite, l’île aux Grues, l’île aux Corneilles et l’île au Canot ; mais, une fois là, elle rencontra le courant de montant et dut virer de bord,
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pour revenir vent arrière à l’île à Deux-Têtes.
Vers environ une heure du matin, elle abordait, toujours guidée par Antoine, en face de la partie sud-est de l’île, à une centaine de pieds de hautes falaises qui semblaient n’avoir aucune solution de continuité.
Cependant, le beau parleur sauta à terre, suivi des deux officiers, et se dirigea vers cette muraille de rochers infranchissables. Arrivé à une dépression complètement masquée par des vignes sauvages, il se retourna vers ses compagnons.
— Vous avez des allumettes ? demanda-t-il.
— J’ai mieux que cela, répondit le capitaine de police, en démasquant le foyer d’une lanterne sourde.
— Très bien ! fit Antoine ; approchez et voyez par vous-mêmes si la chaloupe sera ici en sûreté.
Il entrouvrit alors le rideau de vigne et laissa passer les deux officiers.
— Superbe ! s’écrièrent ceux-ci. Nous ferons de cette cachette notre quartier général.
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Les rayons de la lanterne éclairaient une sorte de four naturel, profondément creusé sous la falaise et pouvant aisément contenir la chaloupe et les hommes qui la montaient.
L’embarcation fut immédiatement dégrée et traînée jusque-là, laissant dans le sable ce sillon fortement imprimé que notre ami la Gaffe observa le lendemain.
Puis les hommes s’installèrent de leur mieux pour dormir, qui dans la chaloupe, qui sur le sable fin de la caverne.
Les officiers et leur guide restèrent dehors et s’entretinrent longtemps à voix basse. Ils en arrivèrent probablement à la conclusion que l’Espérance n’arriverait pas, cette nuit-là, car le capitaine dit :
— Ma foi, mon cher Bernier, je crois que ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’aller nous coucher, puisque monsieur veut bien se charger de veiller. Voyez nos hommes : ils ronflent déjà comme des bienheureux.
— Il le faut bien ! soupira l’officier de douane. Tout de même, cette endiablée goélette devrait bien se montrer plus économe de notre temps.
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Bah ! fit le policier, le service ici ou à Québec, c’est toujours le service.
— C’est vrai, mais je crains que ce service ne soit guère agréable pendant la longue journée de demain. Que ferons-nous pour tuer le temps ?
— Ce que nous ferons ?… En vérité, mon excellent collègue, vous vous faites du mauvais sang pour bien peu de chose… Mais nous pêcherons, nous chasserons, nous nous promènerons, nous nous baignerons…
— Tout doux ! monsieur le capitaine, vous ne ferez rien de cela s’il vous plaît ! interrompit Antoine, en étendant son grand bras.
— Pourquoi pas, l’ami ?… Auriez-vous, par hasard, l’intention de m’en empêcher ?
— Oui, avec votre permission.
— Sacredié ! voilà qui est cocasse et dépasse…
— Écoutez… poursuivit le beau parleur, toujours calme, et quand vous m’aurez entendu, j’ose croire que vous serez de mon avis.
— Voyons cela.
— Vous n’avez pas l’intention de compromettre le succès de l’expédition, n’est-ce pas ?
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Non, certes… Mais, puisque la goélette n’arrivera que la nuit prochaine, je ne vois pas…
— C’est que vous ne connaissez guère Hamelin. Un finaud, messieurs, un homme redoutable, qui a plus d’un tour dans son sac !
— Fort bien. Après ?
— Après ?… Croyez-vous qu’un aussi habile contrebandier va venir, comme ça, se fourrer dans la gueule du loup, sans s’assurer que la place est libre, qu’il n’y a pas de danger à courir ?
— Comment l’entendez-vous ?
— J’entends qu’il ne manquera pas d’envoyer en éclaireur quelque émissaire, cette nuit ou dans le cours de la journée, lequel émissaire lui indiquera, par un signal convenu, ou ira lui dire de vive voix, qu’il n’y a rien de suspect ici, qu’il peut aborder sans crainte.
— Il a raison, répliqua le douanier : il faudra consigner vos hommes, capitaine, et ne nous montrer nous-mêmes qu’avec la plus grande circonspection.
— Voilà qui dérange singulièrement mon programme, répondit en souriant l’officier
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de police ; mais nous ferons de nécessité vertu.
Puis il se mit à fredonner avec une gravité comique :
 
Ah ! c’est un métier difficile,
Garantir la propriété,
Défendre les champs et la ville
Du vol et de l’iniquité !…
 
Ce grand diable de policier était décidément un joyeux compagnon, malgré son apparence formidable.
On s’alla coucher sur l’air de Nadaud, que continua à chantonner le capitaine, en faisant ses apprêts.
Resté seul, Antoine contourna les rochers par leur angle septentrional et les escalada au premier endroit où la chose fut possible. Arrivé au sommet le plus élevé, il examina attentivement le fleuve, qu’éclairait alors la maigre lueur des étoiles.
Pas une voile dans le chenal nord. Au sud, quelques gros navires filant vent arrière, sur leurs seuls huniers de misaine.
— Allons ! se dit Antoine, rien à faire cette nuit : ce sera pour la prochaine. Tant mieux ! j’aurai le temps de mettre Tamahou
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sur ses gardes et de l’empêcher de commettre quelque bêtise : ce qui n’aurait certainement pas manqué si cet enragé capitaine avait mis à exécution son projet de flâner et de s’ébattre dans l’île, toute la journée de demain… Mais l’ai-je maté un peu avec mon histoire de précautions à prendre et d’émissaire envoyé par Hamelin !… C’est que je suis de force à leur tenir tête, moi, à ces policemen d’eau douce !
Sur cette conclusion vaniteuse, Antoine se mit en marche pour les grottes, où il avait à conférer avec son complice.
Quand il n’en fut plus qu’à une faible distance, il mit deux doigts dans sa bouche et allait faire le signal convenu ; mais la vue d’un être humain, adossé à la falaise et gesticulant dans le clair-obscur, l’arrêta net.
Étonné d’abord au-delà du possible, il ne tarda pas à reprendre ses esprits, en reconnaissant dans ce personnage diabolique son ami Tamahou.
Le sauvage avait en main un cornet d’écorce de bouleau et près de lui un petit baril, sur lequel il s’appuyait amoureusement.
Il paraissait aux trois-quarts ivre et se parlait tout seul, à mi-voix.
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Satané tombeau ! grommela Antoine, il ne manquait plus que cela… Où diable a-t-il pêché ce baril ?
Sans plus réfléchir, il s’approcha rapidement et touchant l’épaule du sauvage :
— Tamahou ! appela-t-il.
— Aoh ! gronda l’ivrogne, qui fut sur ses jambes en un clin d’œil et fit le geste de prendre son fusil.
Heureusement que celui-ci était resté dans les grottes, car la carrière du beau parleur eût pu être interrompue prématurément.
Tamahou n’en tira pas moins son poignard et allait en frapper l’imprudent visiteur, quand ce dernier, comprenant enfin le danger, s’écria :
— C’est moi, Antoine… Es-tu fou ?
— Antoine ?… Tiens, c’est vrai… Fallait parler plus tôt, mon homme !
— Que diable fais-tu là ?
— Ce que je fais ?… Hé ! hé ! je bois de l’eau-de-feu, donc.
— Qui t’a donné ce baril ?
— Je l’ai trouvé… Oh ! c’est une belle île que celle-ci, et j’y veux finir mes jours… Il y a de tout, même de l’eau-de-feu et des femmes.
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Je sais bien qu’il y a des femmes, c’est-à-dire une femme…
— Et une belle, encore !… Tu sais que j’en veux faire la mienne, hein ?… Nous nous marions demain !… c’est entendu… Hé ! hé ! je suis un joli garçon, moi, et, là-bas, j’ai tiré l’œil à bien des jeunes filles…
— Au fait, pourquoi pas ? répondit Antoine, riant d’un mauvais rire. Et elle consent ?
— Je voudrais bien voir qu’elle refusât un homme comme moi ! repartit Tamahou, épanouissant sa hideuse figure.
— Ce serait drôle, en effet, répliqua le beau parleur, avec un grand sérieux. Mais tu ne me dis pas où se trouve ta cachette d’eau-de-feu ?
— Au nord de l’île, dans le fond du ravin… Ce sont les manitous du fleuve qui la déposent là.
— Les manitous ?… Oui… sous la forme du capitaine Hamelin et de ses hommes… murmura Antoine. Voilà une découverte qui va singulièrement nous aider.
— Tu dis ? demanda le sauvage.
— Je dis, mon cher Tamahou, que ce ne sont pas les manitous qui ont laissé ce baril
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d’eau-de-feu, mais bien le capitaine Hamelin, tu sais ?… l’amoureux de ta prisonnière. Cet homme est un contrebandier qui cache sa marchandise ici. Il arrivera la nuit prochaine, avec sa goélette, et nous le pincerons.
— Ah ! le gueux ! je veux l’étrangler de mes mains.
— Non pas. Tu vas te cacher, au contraire, car j’ai avec moi la police de Québec…
— Aoh !
— Et tu n’aimes pas, je suppose, à ce qu’elle te voie ?
— Non, par les os de mon père ! Mais dis-tu vrai ?… En ce cas, je me cache de suite… Où est-elle campée ?
— À l’est de l’île. Nous partirons demain, dans la nuit. Jusque-là, ne bouge pas et arrange-toi pour que les grottes ne soient point découvertes.
— Sois sans crainte, répondit Tamahou presque dégrisé. Ne vas pas me vendre, mon petit Antoine.
— Te vendre ? Allons donc ; puisque je suis venu, au contraire, pour te mettre sur tes gardes. D’ailleurs, je ne trahis jamais ceux qui me servent bien.
— À
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la bonne heure !… Et tu consens à notre mariage ?
— Nous en reparlerons. En attendant, fais ta cour, et ne t’enivre pas trop, si tu veux réussir.
— Oh ! pour réussir, j’en suis sûr !… D’ailleurs, au besoin, je me passerais de son consentement, vois-tu ?
— Ce serait un peu forcer la note… Enfin, nous verrons. Maintenant, donne-moi une gorgée de ton eau-de-feu. Je retourne au campement.
Tamahou versa à son complice un plein cornet de boisson, que celui-ci avala d’un trait.
Puis ils se séparèrent, l’un pour rentrer dans les grottes et s’y barricader, l’autre pour continuer sa garde autour de l’île.
 
 
VII
 
Où l’on perd l’espoir à bord de « L’Espérance »
 
La journée du lendemain s’écoula sans incidents notables.
Les hommes de la police riverain
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e ne bougèrent pas de leur campement. Seuls les officiers, guidés par Antoine, firent une excursion dans la partie nord de l’île et explorèrent minutieusement le ravin où, selon toute probabilité, devait s’opérer le débarquement des marchandises en contrebande.
On se distribua les postes d’observation à occuper et l’on convint des signaux à faire, quand il faudrait regagner la chaloupe.
Puis chacun attendit la nuit avec impatience.
Le soleil se coucha derrière un amoncellement de sombres nuages, qui n’annonçaient pas que le vent dût baisser. Au contraire, il fléchit avec la marée montante et, vers minuit, il soufflait presque en tempête.
La nuit était noire, avec quelques intermittences de clarté, quand le rideau de nuages se déchirait. Ce fut pendant une de ces intermittences qu’Antoine, placé en observation sur les rochers qui dominent la petite baie, fit tout à coup entendre une sorte de sifflotement, qui avait la prétention d’imiter le coassement de la grenouille.
Ce signal fut répété sur la droite, et un homme surgit bientôt des rochers voisins.
C’était l’officier de douane.
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Qu’est-ce ? demanda-t-il à voix basse.
— Une voile là-bas, dans la direction des caps ! répondit Antoine.
— Chaloupe ou goélette ?
— Goélette, autant que j’en puis juger.
— Je ne vois rien encore. À quelle distance, environ ?
— Pas plus d’un mille. Elle pique droit sur l’île.
— Tiens, je vois… Mais, avec une pareille brise, elle sera ici avant dix minutes !
— Sans le moindre doute. Que faut-il faire ?
— Ne pas bouger et bien constater d’abord que nous avons affaire à l’Espérance.
— Oh ! c’est elle. Je la reconnais bien maintenant à sa voilure.
— Alors, attendons : nous serons bientôt fixés sur ses intentions.
La goélette signalée ne tarda pas à paraître en vue de l’île. Un instant, les deux guetteurs crurent qu’elle allait la dépasser et continuer sa route, mais il n’en fut rien. Elle décrivit une courbe gracieuse, qui l’amena dans le vent ; ses voiles battirent avec un bruit de tonnerre, puis furent rapidement abaissées sur le pont ;
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les écubiers grincèrent sous le frottement des chaînes ; l’ancrage mordit, et un instant après le vaisseau s’immobilisa.
C’était bien l’Espérance, avec sa haute mâture couchée vers l’arrière, sa carène svelte, son beaupré assez long pour recevoir foc et clin-foc, sa poupe élevée et ses portemanteaux où se trouvait suspendue la chaloupe du bord !
Tous ces détails apparurent aux deux observateurs pendant une échappée de lumière qui ne dura pas plus de quelques secondes, mais qui fut suffisante néanmoins pour enlever toute incertitude.
Les nuages se condensèrent de nouveau ; le ciel redevint opaque, et la couleur grisâtre du fleuve se fondit dans l’obscurité générale.
Antoine et le douanier prêtaient l’oreille, attentifs au moindre bruit suspect.
Plusieurs minutes s’écoulèrent…
Puis un bruit de rames indiqua que la chaloupe venait d’être mise à l’eau et s’avançait vers la plage.
Elle ne tarda pas à aborder.
Un homme, muni d’une lanterne sourde, sauta à terre et s’engagea aussitôt sous la voûte du ravin.
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Nous avons vu, dans un précédent chapitre, que cet homme était le capitaine Hamelin lui-même ; et le lecteur se souvient encore du coup de fusil tiré par Tamahou, au moment où le capitaine sortait de la cache pour retourner vers la chaloupe.
En entendant ce coup de feu et la riposte d’Hamelin, l’officier de douane et Antoine tressaillirent violemment.
— Que veut dire ceci ? demanda le premier.
— Je cours voir, répondit le second. Mais, pour tout au monde, ne bougez pas d’ici, ou notre affaire est manquée, ajouta-t-il.
— Soit. Je vais attendre.
— Je ne serai qu’une minute.
Antoine, qui se doutait bien d’où venait cette algarade, descendit la pente rocheuse de son observatoire, contourna la cache, traversa la partie supérieure du ravin et découvrit enfin maître Tamahou, en train de recharger son arme derrière une touffe de sapins.
Il se fit reconnaître et demanda au sauvage pourquoi il avait quitté les grottes, malgré sa promesse formelle.
— Je voulais tuer mon ennemi, mon rival… bégaya Tamahou, entre deux hoquets.
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Malheureux ! ne sais-tu pas que la police est à deux pas d’ici et que tu t’exposes à être découvert et pris ?… Tu veux donc te faire pendre ?
— Moi !… non… Mais il faut que je le tue, c’est plus fort que moi… Voyons… Où est-il ! Ah ! le lâche, il s’est sauvé !
Et Tamahou, plus ivre encore que la nuit précédente, s’élança dans la direction qu’avait prise le capitaine Hamelin. Heureusement, il trébucha et s’étendit par terre de toute sa longueur.
Ce qui permit à Antoine de lui saisir le bras et de lui dire rapidement :
— À quoi songes-tu ? Ce n’est pas par là qu’il s’est sauvé.
— Par où, alors ! fit l’autre, en se relevant avec colère.
— Imbécile ! ricana le beau parleur… Pendant que tu le guettes ici, ton rival coure vers les grottes pour enlever ta future femme.
— Aoh ! aoh ! gronda le sauvage, qui, sans en entendre d’avantage, bondit entre les branches de sapins et disparut au sein de l’obscurité.
Débarrassé de Tamahou, Antoine rejoignit l’officier de douane. Il le trouva en
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compagnie du chef de police et en train de lui donner ses dernières instructions.
— Faites avancer la chaloupe jusqu’en face d’ici, disait-il, et tenez-vous prêts à embarquer au premier signal.
— Elle est déjà à flot, répondit le policier ; nous serons au poste en moins d’un quart d’heure.
Et il s’éloigna.
Le douanier se retourna alors vers Antoine.
— Eh bien ! dit-il.
— Je n’ai rien découvert… C’était probablement un signal pour la goélette, répondit avec indifférence le beau parleur.
— Voilà qui est singulier… Mais écoutons. Notre contrebandier est en conférence avec ses hommes… Ceux-ci se rembarquent… Ils vont chercher du renfort pour fouiller l’île. Vous avez entendu les ordres que le capitaine leur a donnés ?
— Oui : ils vont revenir armés ; les affaires se gâtent.
— Au contraire, l’ami : nous aurons meilleur marché de la goélette, en l’absence de son équipage.
Antoine hocha la tête, sans répondre. Toutes ces allées et venues l’inquiétaient.
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Je veux que le diable me crache cinq cents louis, pensait-il, si ma satanée filleule n’est pas découverte au milieu de tout ce gâchis.
La chaloupe revint bientôt, portant trois hommes armés. Ceux-ci ancrèrent solidement leur embarcation et partirent à la recherche du capitaine.
On sait où ce dernier se trouvait et de quel mauvais pas les marins devaient le tirer.
— Hop ! c’est le temps d’opérer ! dit l’officier de douane. À la chaloupe !
— Avec votre permission, je reste, répliqua Antoine. Vous n’avez pas besoin de moi, je suppose ?
— Non ; mais comment retournerez-vous à l’île d’Orléans ?
— Ne soyez pas inquiet : j’ai mon affaire.
— Comme vous voudrez. Au revoir.
— Bonne chance.
Le douanier se glissa jusqu’à la grève et bientôt on vit la chaloupe de la police se détacher du rivage et ramer vers la goélette.
…………………………..
 
Précédons-la de quelques minutes et voyons un peu ce qui se passe à bord de l’Espérance.
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Tout est tranquille. Deux hommes, assis sur la lisse de l’arrière, causent en fumant leur pipe. L’un est Marcel Giguère, le second du capitaine ; l’autre, son neveu Jean, garçon d’une vingtaine d’années, qui a rallié la goélette à la baie de Mille-Vaches, où résident ses parents.
Naturellement ils s’entretenaient de l’alerte de tout à l’heure.
— Comme ça, mon oncle, dit Jean, vous croyez que ce coup de fusil a été tiré par quelque chasseur, qui aura pris le capitaine pour un brigand ?
— Hé ! qui t’a parlé de brigand, garçon ?… J’ai dit que ce doit être quelque monsieur de la ville, pêcheur ou chasseur, qui aura voulu faire une bonne farce, ou qui se sera cru en péril de mort.
— C’est bien possible, tout de même… Mais, le petit baril, est-ce aussi votre monsieur qui s’en est emparé ?
— Pourquoi pas ?… Ces gens de Québec, quand ils sont à la campagne, se croient tout permis… On dirait qu’ils nous prennent pour des sauvages.
— Ça, c’est vrai… Mais celui-là va s’apercevoir qu’on ne tire pas sur son prochain comme sur une alouette.
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Dame ! Si nos hommes lui mettent la main sur le collet, je pense bien qu’il n’aura plus envie de rire et prendra peur pour tout de bon.
— Tant mieux : ça lui apprendra à jouer des tours aux marins.
En ce moment, l’escalier conduisant aux cabines craqua sous un pas léger, et une femme émergea jusqu’à mi-corps de l’ouverture du capot. Elle avait un bizarre vêtement de laine noire, et ses longs cheveux blancs, libres sur ses épaules, s’éparpillaient au vent.
Elle parut inspecter le ciel, aux quatre points cardinaux, puis elle se prit à murmurer :
— La tempête ! toujours la tempête !… Et la mer qui gronde !… Et les vagues qui s’élèvent !… Et le vent qui mugit !… Oh ! l’affreux temps !… Nous allons périr, capitaine… Vite, prenez ma fille !… Je vous la confie… Sauvez-la ! sauvez-la !
Quelque chose comme un sanglot l’étreignit à la gorge, et elle redescendit silencieusement l’escalier.
— La folle ! dit tout bas Marcel.
— Pauvre femme ! murmura Jean. Y
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a-t-il longtemps qu’elle est comme ça, mon oncle ?
— Dame ! oui… Quinze ans, et plus, peut-être… Le chef sauvage qui nous l’a remise calculait que ça faisait dix-sept ans qu’elle vivait avec sa tribu.
— Et c’est une femme blanche ?
— Tout ce qu’il y a de plus blanc, malgré sa peau bronzée.
— Voilà une étrange aventure !… Mais vous ne m’avez pas conté comment elle est tombée entre vos mains.
— Oh ! l’histoire est bien courte… En revenant des îles Miquelon, nous avons arrêté à la baie de l’Ours-Blanc, sur la côte sud de Terre-Neuve, où nous attendait une tribu de Mic-macs, pour faire la traite… Parmi eux se trouvait cette pauvre femme… Le chef, un des fils du fameux Michel-Agathe, nous raconta qu’il l’avait recueillie sur une épave, au fin fond de la baie de Fortune, dans l’automne de 1840.
Elle était mourante, et ses riches habits, tout en lambeaux, attestaient qu’elle avait lutté avec une énergie terrible pour ne pas être emportée de la hune où elle se tenait cramponnée.
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Le chef mic-mac apprit plus tard qu’un grand navire norvégien, le Swedenborg, s’était perdu corps et biens, la nuit précédente, sur les dunes entre les deux îles Miquelon.
Il pensa avec raison que cette femme avait seule échappé au naufrage et que son esprit s’était troublé pendant les horreurs de la catastrophe.
Le capitaine fut touché des malheurs de la pauvre femme et la prit à son bord pour la ramener à Québec, où il retrouverait peut-être quelqu’un de ses parents…
Voilà, mon garçon, toute l’histoire de la folle… Mais, dis donc, n’entends-tu rien ?… On dirait un bruit de rames…
— Ce sont nos gens qui reviennent, sans doute…
— Hum ! c’est bien tôt, et à moins qu’ils n’aient oublié quelque chose…
— Que voulez-vous dire ?
— Que ça pourrait bien être une toute autre visite… Mais, suffit ! je me comprends.
— Moi pas.
— Ça ne fait rien. À ton poste, garçon !… Prépare la fusée bleue et tiens-toi prêt à l’allumer.
==[[Page:Dick - L'enfant mystérieux, Tome II, 1890.djvu/102]]==
Jean s’empressa d’obéir.
Quant à Marcel, penché au-dessus du bastingage et les yeux fixés dans la direction de l’île, il s’efforça de percer le rideau d’obscurité qui lui cachait la chaloupe.
Celle-ci n’était plus qu’à quelques toises sur la droite et s’avançait rapidement, quoique à petit bruit. Marcel distingua bientôt sa masse sombre, flanquée de quatre rames dont les palettes étincelaient à intervalles réguliers.
Il murmura un énergique juron et dit à Jean :
— Allume, garçon !… Nous sommes pris !
La fusée partit en sifflant, traça dans l’air une raie de feu légèrement courbée et alla éclater, à deux cents pieds de hauteur, en une pluie d’étoiles bleues, qui retombèrent mollement et s’éteignirent les unes après les autres dans l’obscurité de la nuit.
Marcel avait involontairement suivi des yeux toutes ces phases rapides. Quand il regarda de nouveau la chaloupe, celle-ci abordait.
— Ohé ! qui vient là ? cria-t-il d’une voix irritée.
==[[Page:Dick - L'enfant mystérieux, Tome II, 1890.djvu/103]]==
Officier de douane ! répondit un homme, qui enjamba prestement le bastingage.
— Chef de la police riveraine ! appuya un autre, en sautant non moins prestement sur le pont.
— Que voulez-vous ?… Qu’est-ce que veut dire une semblable visite à l’heure où tous les honnêtes gens devraient dormir ? reprit Marcel, s’efforçant de donner à sa voix une intonation goguenarde.
— Cela veut dire, mon garçon, répliqua le facétieux capitaine, que nous nous ennuyons à périr sur cette île de malheur et que nous venons passer un bout de veillée à ton bord.
— Hem ! toussa Marcel, feignant de prendre le change, le commandant de la goélette est absent, et je ne suis guère aimable, moi.
— Pure modestie, mon garçon ! pure modestie ! ricana le policier, frappant sur l’épaule de son interlocuteur avec une bonhomie peu rassurante ; je suis sûr, au contraire, que, toi et ton compagnon, vous allez nous amuser comme des bossus.
— Oui, comptes-y, grand escogriffe ! murmura Jean, assez haut pour être entendu.
==[[Page:Dick - L'enfant mystérieux, Tome II, 1890.djvu/104]]==
Toi, tais ton bec, moussaillon : tu n’as pas voix délibérative ! se contenta de répondre le grand escogriffe.
Puis, s’adressant à ses hommes, restés dans la chaloupe et prêts à tout événement.
— Allons, mes enfants, donnez-vous la peine de monter… Ces messieurs vous invitent.
Les cinq policemen ne se firent pas prier, et, après avoir attaché solidement leur embarcation, ils se rangèrent militairement derrière leur chef.
Celui-ci se retourna alors vers son collègue Bernier et lui dit :
— Maintenant, mon cher, vous pouvez procéder.
L’officier de douane fit un signe d’assentiment et demanda aussitôt à Marcel Giguère :
— Quel est votre chargement ?
— Huile et poisson, fut-il répondu.
— Pas autre chose ?
— Pas que je sache.
— Vous n’en êtes pas sûr, alors ?
— Mais oui, à peu près. D’ailleurs, vous verrez le bill of lading, quand le capitaine sera de retour.
==[[Page:Dick - L'enfant mystérieux, Tome II, 1890.djvu/105]]==
C’est que nous n’avons pas le loisir d’attendre le retour du capitaine.
— Que prétendez-vous donc faire ?
— Oh ! pas grand-chose ! intervint le chef de police, avec un gros rire… Tout simplement voir si votre huile est de qualité supérieure… Je m’y connais en huile, moi qui vous parle, et du temps que je vivais chez les Esquimaux…
— Allons ! capitaine, nous n’avons pas le temps de plaisanter, interrompit l’officier de douane avec impatience. Faites ouvrir le grand panneau : nous allons descendre dans la cale.
Sur l’ordre du chef de police, trois hommes se détachèrent de l’escouade rangée derrière lui et se dirigèrent vers le centre du pont, où ils constatèrent que le grand panneau était fermé à clef.
— Faites sauter les obstacles ! commanda le policier.
— C’est que, mon capitaine, fit observer un des hommes, il s’agit de grosses lames de fer…
— Faites sauter, vous dis-je !… Que ce soit du fer, du platine, de l’or ou du diamant ! gronda le folâtre capitaine.
==[[Page:Dick - L'enfant mystérieux, Tome II, 1890.djvu/106]]==
On se disposa à obéir. Mais Marcel intervint.
Il est inutile de tout massacrer, dit-il, voici la clef. Je vous tiens responsable de cette effraction et je proteste contre ce que j’appelle une violation de la propriété.
— Nous prenons acte de votre protestation, déclara le douanier. Pour ce qui est de nos agissements, ne vous en mettez pas en peine.
Marcel Giguère jeta un dernier coup d’œil sur le fleuve, dans la direction de l’île ; mais rien ne lui indiqua la présence du capitaine Hamelin et de ses hommes. Il vit alors que tout était perdu et qu’il n’y avait plus qu’à laisser faire.
Ce ne fut pas long.
Une demi-heure tout au plus permit au représentant du fisc de constater que la cargaison de l’Espérance se composait en majeure partie de spiritueux, passés en contrebande.
Or, l’acte de connaissement (bill of lading) ne mentionnant absolument que des huiles et du poisson, l’officier de douane prit possession de la goélette et ordonna de suite l’appareillage.
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L’Espérance déploya bientôt son immense voilure et, poussée par le vent d’est, prit sa course vers Québec.
Quelques instants plus tard, Antoine Bouet quittait à son tour l’île à Deux-Têtes, dans la chaloupe de la goélette, ayant eu le soin de bien s’assurer que son complice Tamahou ne parlerait pas.
Au lever du jour, il abordait sur les rives désertes de la rivière Bellefine et repoussait au large l’embarcation, désormais plus compromettante qu’utile.
 
 
VIII
 
Où le père Bouet se monte la tête
 
Le retour inespéré de la fille adoptive de Pierre Bouet produisit une grande sensation dans la bonne vieille paroisse de Saint-François.
On vint même voir l’enfant mystérieux des quatre coins de l’île. Il arriva des gens de Saint-Pierre, la patrie du fromage raffiné ; il en vint de Saint-Laurent, où dansen
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t les feux follets ; il s’en rendit de Saint-Jean, pépinière de hardis marins, où se recrute le pilotage ; on en vit même de Sainte-Famille, sur la rive nord… Quant à ceux de l’Argentenay et de la pointe est de l’île, on peut dire que pas un ne manqua d’aller constater de visu que la victime des loups-garous avait repris sa véritable forme humaine.
Telle était, en effet, à cette époque, la superstition et la crédulité populaires, que les fables débitées sourdement par Antoine, relativement à la disparition d’Anna, avaient pris racine dans l’imagination d’un grand nombre. Pour ces bonnes âmes, la jeune fille disparue d’une façon si étrange avait bel et bien subi la métempsycose dont elle était menacée depuis son arrivée dans la paroisse, par cette effroyable nuit de tempête que chacun se rappelait…
On eut beau leur expliquer toutes les circonstances de l’enlèvement d’Anna par un Sauvage, sa captivité dans une grotte de l’île à Deux-Têtes, la façon miraculeuse dont l’avait retrouvée et sauvée le capitaine Hamelin, ils n’en persistèrent pas moins à incliner pour le changement en loup-garou. Outre que cette croyance était plus conforme
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à leurs idées superstitieuses, elle avait encore pour avantage de flatter la secrète envie, la jalousie inconsciente, mais réelle, que ressentent les paysans pour ce qu’ils appellent une demoiselle.
Le paysan – qu’on ne prenne pas ce mot en mauvaise part – le paysan est foncièrement honnête et bon ; mais il est rusé dans sa bonhomie et, comme son cousin de France, quelque peu en dessous. Il n’aime guère véritablement que ceux de sa classe… Et, encore, parmi ceux-ci, il a une préférence marquée pour le concitoyen qui se rapproche le plus de sa propre condition de fortune. Jean-Claude aimera bien Jean-Louis tant que Jean-Louis ne sera pas plus riche que Jean-Claude ; mais que Jean-Louis ait le malheur de faire un héritage, de conclure quelque bon marché, de dépasser enfin son confrère en prospérité… adieu, l’amitié de Jean-Claude ! Un petit froid s’est glissé dans ses veines, qui a nom envie. Le pauvre Jean-Louis est devenu un indifférent.
Pour ce qui est des hommes de profession libérale, des marchands, des rentiers, ils sont tenus en continuelle suspicion ; le
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paysan les fréquente, parce qu’il en a besoin, mais dans ses rapports avec cette catégorie de coparoissiens, il est toujours sur la défensive.
Antoine Bouet, qui connaissait à merveille cette disposition du caractère campagnard, n’avait pas manqué de l’exploiter à son profit et au détriment de sa nièce. Sans avoir l’air d’y toucher, et avec une habileté digne d’une meilleure cause, il avait petit à petit amené le sentiment populaire à être, sinon tout à fait hostile, du moins fort peu bienveillant pour la petite orpheline.
Il est donc à présumer que les nombreuses visites, qui se succédèrent chez Pierre Bouet pendant la quinzaine qui suivit le retour d’Anna, avaient plutôt pour but la curiosité – et une curiosité malveillante – que tout autre sentiment.
Quant au brave père Bouet, tout entier à la béatitude d’avoir retrouvé sa fille, il recevait tout le monde avec une cordialité pleine de franchise et ne s’amusait pas à se demander pourquoi tous ces gens-là venaient chez lui.
Vingt fois par jour, au moins, il racontait l’histoire de l’
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enfant perdue, – comme il appelait désormais sa fille adoptive, – ajoutant chaque fois un détail de son invention. De sorte qu’au bout d’une quinzaine, cette histoire était devenue un véritable conte de fée, auprès duquel le Petit Chaperon rouge n’était qu’un insignifiant badinage.
Le plus drôle de l’affaire, c’est que le bonhomme avait fini par se croire, – comme ces voyageurs qui, à force de répéter des aventures extraordinaires, en viennent à se figurer que c’est réellement arrivé.
Cette singulière manie du père Bouet de rallonger constamment son histoire amenait parfois de bien curieuses scènes entre l’héroïne et le narrateur.
Un exemple entre vingt.
Le bonhomme raconte pour la deux centième fois, devant son deux centième visiteur, l’histoire de l’enfant perdue.
Le visiteur est un homme crédule, prêt à tout gober, surtout le côté merveilleux des exagérations.
Une odeur de fromage raffiné, qui s’exhale de sa personne et de ses vêtements, ne laisse aucun doute sur sa provenance.
Il est de Saint-Pierre.
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Le bonhomme est debout, la figure animée, les yeux ronds, le bonnet de laine rejeté en arrière, et tenant un mouchoir à carreaux bleus, qu’il passe alternativement d’une main dans l’autre, suivant les phases de son récit.
De temps à autre, il s’éponge le front, s’assied, se lève, se rassied, se relève, marche, s’arrête, donne enfin tous les signes de la plus grande excitation.
Le visiteur au fromage raffiné est assis en face, près de la cheminée, sa pipe éteinte entre les dents, les deux mains étendues sur les genoux et les yeux grands comme ces montres de l’ancien temps, surnommées ognons.
Il ne bouge pas, il ne fume pas, il ne parle pas. Une exclamation aux endroits terribles du récit, voilà tout.
L’émotion le fige, l’intérêt suspend l’action de tous ses sens, hors l’entendement.
Anna, assise près d’une fenêtre basse, est occupé à coudre. De temps en temps, elle laisse son aiguille inactive, regarde son père, et un demi-sourire empreint d’une profonde tendresse erre sur ses lèvres.
La scène se passe dans la cuisine, chez le père Bouet.
Le Bonhomme –
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Oui, mossieur Papavoine, figurez-vous qu’ils étaient une dizaine de grands diables de sauvages, tout bariolés de peintures rouges, jaunes, vertes, noires et autres couleurs effrayantes… Ils avaient un canot long comme d’ici à aller à demain et pas plus large que ça, tenez ! – Ils se tenaient cachés dans l’Anse à la veuve Pâquet… Quand la brunante fut venue, le plus grand de ces démons s’est faufilé sous les arbres, le long de la côte, jusqu’en face d’ici ; puis il a grimpé comme un chat et sauté sur ma pauvre Anna, qui se reposait à l’ombre du gros noyer que vous voyez là.
Papavoine, se levant à demi et regardant avec frayeur dans la direction indiquée. – Oh !
Le Bonhomme, se rengorgeant. – Oui, mossieu, si près de ma maison que ça !… Quand il eut empoigné la fillette, le sauvage redescendit la côte en deux sauts et courut la placer dans le canot… Il va sans dire que la petite était évanouie et ne se souvient de rien de ça, ni de ce qui va suivre… Ils poussèrent au large et filèrent par en bas… Pendant six jours et six nuits, ils marchèrent, ou plutôt voyagèrent, sans s’arrêter…
Papavoine, intrigué. – Et sans manger ?
Le Bonhomme,
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point embarrassé le moins du monde. – Ils mangeaient et buvaient à bord.
Anna, avec un sourire. – Mon père, mon père, vous exagérez : nous n’avons été, mon ravisseur et moi, qu’une couple d’heures en canot, avant d’aborder à l’île à Deux-Têtes.
Le Bonhomme, avec vivacité. – Une couple d’heures ! une couple d’heures !… C’est-à-dire que le temps ne t’a pas paru plus long que ça… Quand on est sans connaissance, les heures passent vite…
Anna, sérieusement. – Je vous assure, mon père…
Le Bonhomme, lui coupant la parole. – Ta ! ta ! ta ! je le sais mieux que toi, je suppose… Je te dis, moi, que vous avez navigué six jours et six nuits, ni plus ni moins… Le capitaine, d’ailleurs, me l’a fort bien laissé entendre… par son silence… Mais je reprends mon histoire. Arrivés à une île déserte, à des centaines de lieues d’ici, les sauvages abordèrent et descendirent tous à terre ; puis ils tirèrent leur canot sur le sable, en sortirent une marmite, grande comme un chaudron à sucre, et les voilà en train de faire du feu… Quand le feu fut
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bien pris, ils suspendirent la marmite au-dessus, y mirent de l’eau et retournèrent tous au canot pour apporter le gibier qu’ils voulaient faire cuire… Or, mossieu Papavoine, mon ami, devinez un peu qu’était ce gibier…
Papavoine, d’un air assuré. – Un petit cochon !
Le Bonhomme, secouant la tête et contenant à grande peine son indignation. – Non, mossieu Papavoine.
Papavoine, moins affirmatif. – Un caribou !
Le Bonhomme, toujours digne et calme. – Non, mossieu Papavoine.
Papavoine, tout à fait désemparé. – Alors, sais pas.
Le Bonhomme, marche menaçant sur Papavoine, qui recule : il lui saisit le bras et lui crie dans les oreilles : – Ma fille, mossieu Papavoine ! ma fille, que voilà !
Papavoine, se levant épouvanté et dressant ses deux bras vers le plafond. – Votre fille !
Le Bonhomme, avec une dignité amère, les bras croisés sur sa poitrine. – Ma fille, mossieu Papavoine.
Papavoine, ahuri, les bras ballants. – Vous avez qu’à voir !
Le Bonhomme,
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un peu calmé. – C’est comme je vous le dis. Mais attendez un peu…
Anna, voulant interrompre. – Papa, mon cher papa, ce n’est pas bien, vous vous laissez égarer par votre imagination ; vous…
Le Bonhomme, comme s’il n’avait pas entendu. – Mais attendez un peu… Ils n’avaient pas plutôt tiré Anna du canot, que la chicane prit… Je suppose qu’ils n’étaient pas d’accord sur la manière de la faire cuire… Toujours est-il que voilà les couteaux qui se mettent à jouer…
Papavoine. – Aïe ! aïe !
Le Bonhomme – En moins de cinq minutes, les voilà tous morts…
Papavoine, respirant. – À la bonne heure !
Le Bonhomme, finissant sa phrase. – Excepté un… justement le grand diable qui avait volé la petite.
Papavoine, avec conviction. – Ah ! le gueux !
Le Bonhomme, opinant du bonnet. – Celui-là s’apprêtait à se régaler à sa façon… Il avait même tiré son couteau pour égorger et débiter ma pauvre Anna, lorsqu’il aperçut une goélette qui arrivait droit sur l’île… Devinez, mon cher monsieur Papavoine, qui commandait cette goélette… ?
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Papavoine, découragé par son insuccès de tout à l’heure. – Sais pas.
Le Bonhomme, avec orgueil. – Le capitaine Hamelin, monsieur, mon propre futur gendre !
Papavoine, épaté. – Le brave homme !
Le Bonhomme, souriant à son interlocuteur. – Comme vous dites, ami Papavoine… Mais attendez… Le Sauvage monta sur une hauteur pour observer la goélette… Mais, bernique ! le capitaine avait remarqué son remue-ménage avec sa longue-vue… Il lui tira un coup de canon, et pointa si bien qu’il le coupa en quatre…
Cela fait, il débarqua avec sa chaloupe, et reconnu sa prétendue dans la pauvre femme qui allait être dévorée. Inutile d’ajouter qu’il lui donna tous les soins possibles et la ramena à son malheureux père.
Papavoine, frappant sur sa cuisse avec force. – C’est un brave homme, je ne m’en dédis pas.
Le Bonhomme, concluant et bourrant sa pipe.– Voilà, mossieu Papavoine, l’histoire vraie de l’enfant perdue…
…………………………..
 
Ces scènes se renouvelaient tous les jours
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et il devenait évident pour Anna que le chagrin avait détraqué le cerveau de son père adoptif. Elle avait d’abord essayé, par la douceur et la persuasion, de calmer cette effervescence ; mais le bonhomme, obéissant comme un enfant sur tous les autres sujets, était devenu tout à fait intraitable sur celui-là.
De guerre lasse, et comptant sur la cessation prochaine des visites inopportunes qui assaillaient le pauvre vieux, Anna avait pris le parti de ne plus contrarier ouvertement la monomanie du père Bouet. Elle se contentait de le calmer par ses paroles et ses caresses, quand il s’excitait outre mesure. Elle se disait, avec raison, qu’à soixante-douze ans et avec un tempérament sanguin, une semblable et si continuelle tension d’esprit pourrait devenir fatale au vieillard. Le mot apoplexie se présentait même quelquefois à son esprit troublé, avec ses conséquences foudroyantes, à un âge aussi avancé ; mais elle s’efforçait de chasser cette idée sinistre, se disant que Dieu l’avait assez éprouvée, en lui enlevant sa mère, et qu’il n’appesantirait pas davantage son bras sur elle, en la faisant tout à fait orpheline.
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Pauvre fille ! sa tendresse filiale n’était pas seule alarmée… Une autre tendresse – celle-là plus impérieuse et plus irrésistible – palpitait affolée dans son cœur… Hamelin n’avait pas reparu depuis le jour où il l’avait ramenée à Saint-François. – On disait seulement qu’une nuit il était revenu, en compagnie d’une femme à cheveux blancs, qu’il avait confiée à sa mère… Puis il avait disparu, et quinze jours s’étaient déjà écoulés, sans qu’il eût donné de ses nouvelles.
Tout n’était donc pas rose dans la vie de notre héroïne, depuis son retour. Et pourtant ces douleurs et ces inquiétudes n’étaient que les avant-coureurs de douleurs et d’inquiétudes bien autrement justifiées !
Antoine Bouet n’avait pas abandonné la sinistre partie qu’il jouait depuis si longtemps.
Au contraire, un instant abattu par son échec de l’île à Deux-Têtes, il ne tarda pas à reprendre courage, en voyant la façon dont les choses se passaient chez son frère. Cette effervescence maladive du cerveau de Pierre fit entrer dans son esprit de coupables
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espérances… Il se dit que les circonstances le serviraient mieux, que tous les agissements ténébreux auxquels il s’était livré en pure perte jusqu’alors.
Lui, aussi, prononça devant ses intimes le mot apoplexie, mais avec une expression de désir haineux qui aurait épouvanté le pauvre bonhomme, s’il avait pu la remarquer.
Antoine ignorait alors que son frère eût fait un testament, le même jour que Marianne – la chose ayant été tenue secrète, – et il se disait que la mort subite du vieillard pouvait seule l’empêcher de faire des bêtises.
— Vous verrez, soufflait-il à l’oreille de qui voulait l’entendre, que ce pauvre Pierre mourra d’apoplexie, s’il continue à se monter la tête comme il le fait.
Ce qui n’empêchait pas le misérable d’entretenir en sous-main l’état de surexcitation dans lequel se complaisait le père Bouet, en lui expédiant chaque jour toutes sortes de hâbleurs qui lui faisaient raconter l’histoire de l’enfant perdue.
Ce qui devait arriver arriva. Cette fois, encore, il était écrit que la prédiction d’Antoine se réaliserait…
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Une après-midi où le bonhomme avait copieusement dîné, on lui fit recommencer, pour la trois centième fois, la sempiternelle histoire qu’il débitait depuis un mois… Arrivé au coup de théâtre, où il fait deviner aux auditeurs quel gibier les sauvages voulaient mettre dans leur grande marmite, il ouvrit la bouche pour crier : « Ma fille ! » mais il ne put articuler aucun son et s’affaissa sur le plancher…
Il venait d’être frappé d’apoplexie !
Quand il revint à lui, vingt-quatre heures après, on constata qu’il était paralysé de toute une moitié du corps.
La prédiction d’Antoine ne s’était réalisée qu’à demi.
 
 
IX
 
Les frères Pape
 
Il y a une quinzaine d’années, on voyait encore, accrochée au versant septentrional de l’Argentenay, une petite maison d’une vingtaine de pieds carrés, construite
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en pièces rondes superposées, et dont le toit, fait de planches brutes, était traversé par un vieux tuyau, servant de cheminée.
On avait dû, pour placer cette masure rustique, creuser la côte en équerre à peu près vers son milieu, car, à droite et à gauche de cet emplacement artificiel, les plans de terre enchevêtrés de racines s’élevaient presqu’à pic. En face, une petite plate-forme, d’une dizaine de pieds sur à peu près vingt-cinq et formée par les débris de l’excavation, servait de terrasse. Puis, à droite de cette terrasse, commençait un sentier de pied qui, serpentant à travers les arbres, communiquait avec la grève. Enfin, sur la gauche, un autre sentier obliquait vers le sommet de la côte et conduisait aux maisons espacées le long du chemin royal.
Cette étrange habitation se trouvait entièrement cachée et ensevelie sous le feuillage environnant. Seul, un maigre filet de fumée, émergeant du rideau vert jeté partout sur le flanc de la côte, décelait ou plutôt faisait soupçonner sa présence.
En 1857, cette maison était habitée par deux vieux garçons, l’un âgé de trente-huit ans, l’autre de quarante. On les appelait
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les frères Pape, par abréviation du mot Papelin, qui était leur nom.
Les Pape vivaient là depuis une vingtaine d’années. Cette portion de la côte, où ils avaient trouvé moyen d’installer la maisonnette que nous venons de décrire, puis une étroite lisière de grève, en face, voilà tout ce qu’il restait d’un héritage fort embrouillé qui leur était échu à la mort de leurs parents.
Les frères Pape faisaient un peu de tout : chasse, pêche, commerce de poisson, colportage, navigation, et autre chose encore. Leur réputation n’était pas mauvaise, bien que la sauvagerie naturelle de leur caractère et le genre de vie à part qu’ils menaient les rendissent le sujet de bien des conversations à voix basse, quand les autres cancans de village ne donnaient pas suffisamment.
Ils passaient pour pauvres aux yeux de la majorité ; mais certaines gens, se prétendant mieux informées, ou simplement par esprit de contradiction, avaient des hochements de tête et des sourires discrets qui témoignaient hautement de leur incrédulité à cet égard. Hochements et sourires
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pouvaient se rendre par : « Hum ! hum ! les Pape gagnent de l’argent ; on ne leur en voit jamais : donc ils le cachent ! donc ils ont un magot ! »
Les incrédules avaient raison.
Les frères Pape possédaient un joli magot en bel argent sonnant et trébuchant, soigneusement mis à l’abri des regards curieux dans la cave de leur masure. On accédait à cette cachette par une toute petite trappe pratiquée sous le lit de Jean, l’aîné des deux vieux garçons, et qui ne pouvait livrer passage qu’au seul bras. Et encore, le bras une fois introduit, il ne faut pas croire qu’il n’y avait qu’à ouvrir la main pour s’emparer du trésor… Oh ! que non. Pas si bêtes, les Pape !… Les difficultés, au contraire, ne faisaient alors que commencer… Un voleur qui, par impossible, eût réussi à découvrir cette trappe adroitement dissimulée, aurait en vain exploré le sol dans toute l’étendue de la circonférence décrite par son bras engagé jusqu’à l’épaule… Il n’aurait rencontré partout que le sol nu et durci.
C’est que les pape, en hommes soupçonneux et prudents, avaient établi sous le
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plancher un système de trous et de cordes fort ingénieux.
À quatre pieds environ de la trappe, une petite tranchée oblique descendait vers un puits profond situé à un mètre et demi plus loin dans la direction du nord ; puis une autre tranchée remontait jusqu’au niveau du sol du côté opposé, de manière à former, avec la première, une sorte de canal courbe ayant à son centre le puits, qui servait de cachette.
Mais comment diable faisaient les Pape pour arriver jusqu’à leur trésor ?
Ah ! dame ! C’est là qu’était la malice !
Disons d’abord que le magot des deux frères – en argent monnayé exclusivement – était contenu dans un fort sac de cuir, fermé au cadenas comme les malles royales. Ce sac avait à chacun de ses angles supérieurs un anneau où était attaché une solide cordelette.
Cela faisait, par conséquent, deux cordelettes pour retirer le sac des profondeurs du puits.
L’une était engagée dans la tranchée aboutissant à quelque distance de la trappe et s’attachait à un crampon de fer planté dans
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une solive, juste au niveau du plancher. On ne pouvait donc atteindre l’extrémité de cette corde qu’en s’engageant tout à fait le bras dans la petite trappe et en suivant la surface inférieure du plancher au lieu de chercher sur le sol.
Première garantie contre les voleurs.
L’autre corde suivait la seconde tranchée et passait dans un trou percé sous le lit du plus jeune des Pape, adossé, celui-là, à la façade de la maison, vers son angle nord-est. Un gros nœud retenait cette corde dans l’orifice évidée du trou.
Tel était le mécanisme.
Mais, pour le mettre en opération, c’est-à-dire pour retirer le magot ou le replacer, on comprend qu’il fallait que les deux cordes fonctionnassent à la fois. Jean introduisait son bras dans la trappe, et saisissait sa corde du bout des doigts ; Baptiste empoignait son nœud, et alors tous deux tiraient lentement. Ces forces contraires avaient pour résultante, cela se conçoit, l’émergement du sac au-dessus du puits, où il demeurait suspendu.
Ce premier temps de l’opération terminé, Baptiste laissait filer doucement sa corde, pendant que Jean tirait à lui.
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Le sac arrivait sous la trappe… mais, trop volumineux pour cette étroite ouverture, on le vidait ou le remplissait à la main, après en avoir ouvert le cadenas au moyen d’une des clés que Jean et Baptiste portaient toujours sur eux.
Cette étroite ouverture et ce gros sac constituaient une seconde précaution contre les voleurs.
Quant au système des deux cordes, requérant la présence des deux propriétaires pour atteindre le magot, c’était là, il faut l’avouer, une invention fort ingénieuse, mais qui ne témoignait certes pas de la confiance absolue qu’avaient l’un pour l’autre les frères Pape. Mais, enfin, on n’est pas parfait.
Dans tous les cas, et quoiqu’il en fût, ce système, dans son ensemble, permettait à nos avares de vaquer à leurs occupations multiples sans trop redouter les voleurs, ni même l’incendie, car le feu ne manquerait pas, le cas échéant, de brûler les cordes, – ce qui amènerait la chute du sac au fond du puits, où il y avait de l’eau en abondance.
Donc, de ce côté-là encore, parfaite sécurité.
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Tout était prévu, tout était coordonné, de façon à ne point laisser la moindre prise aux éventualités du hasard.
Les Pape auraient revendu des points à Harpagon, de sordide mémoire.
Dans l’après-midi du 20 août – jour où Pierre Bouet fut frappé d’apoplexie – deux personnes causaient avec animation dans une salle basse de la maison des Pape.
C’était précisément la salle où se trouvaient les deux lits, l’un au nord, l’autre au sud. Elle était séparée d’une première chambre à l’ouest, servant d’entrée, et où se trouvait entassé le matériel de pêche des propriétaires : filets, nattes, claies d’osier, harts, perches, ainsi que quelques outils de charpentier et diverses pièces de bois, travaillées ou non.
L’un des interlocuteurs mentionnés plus haut – grand gaillard efflanqué, aux cheveux noirs comme le jais et à la peau parcheminée – était Jean Pape.
L’autre, Antoine Bouet, notre vieille connaissance.
On sait qu’Antoine avait des amis à l’Argentenay, patrie de sa digne femme, la tendre Eulalie. Mais il était tellement
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notoire, à Saint-François, qu’il ne frayait pas avec les Pape, qu’on eût été diantrement surpris de le voir chez eux, sur le pied de l’intimité la plus parfaite.
C’était encore là une des faces cachées de la vie du beau parleur.
Au moment où nous tendons l’oreille, Jean Pape avait la parole.
— C’est comme je te le dis, mon garçon.
Il appelait tout le monde mon garçon ou ma fille, suivant le sexe. (Était-ce à cause de sa qualité de célibataire endurci ?)
— Impossible, mon cher, répondait Antoine, avec un geste énergique de dénégation.
— Impossible, si tu veux, mais réel, réaffirmait Jean, qui était têtu.
— Il faudrait l’avoir vue de tes yeux.
— Je ne l’ai pas vue, mais c’est tout comme. Rappelle-toi que la nuit du feu, nous avons fouillé les débris, sans avoir pu seulement retrouver un gigot de la vieille.
— La belle affaire ! ricana le beau parleur : elle avait fondu jusqu’à la dernière pièce de sa vilaine charpente.
Jean hocha la tête avec incrédulité.
— Un corps humain ne s’anéantit pas
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comme ça en quelques minutes, dit-il. Et tu sais, je suppose, que la cahute a brûlé en un rien de temps ?
— Je l’ai entendu dire. J’étais déjà loin, ne voulant pas manquer mon alibi.
— J’en suis sûr, moi, car je suis arrivé un des premiers.
— C’est-à-dire le premier.
— Non pas. Quelqu’un m’avait devancé, qui se trouvait sur les lieux au moment même où les flammes commençaient à faire éclater les vitres.
— Tu deviens fou !… Je quittais à peine la masure… J’aurais donc été vu !
— C’est bien possible.
— Satané chien ! comme tu dis cela !
— Hé ! ce qui est fait est fait… Il vaut mieux supposer les choses au pire.
— Enfin, qui t’aurait précédé là, puisque tu ne guettais que le moment ?
— Un homme qui ne te veut pas de bien.
— Cet homme ?
— Ambroise Campagna.
— Ambroise Campagna !
— Lui-même, mon garçon.
— Tu l’as vu de tes yeux ?
— Pas tout à fait ; mais, en arrivant sur
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la butte à Morency, tout près de la masure en flammes, je distinguai confusément plusieurs ombres qui se retiraient précipitamment vers le bois.
— Et tu ne m’en as rien dit ?
— La chose ne m’a pas frappé sur le coup… Ce n’est que plus tard… Et puis, je voulais m’assurer, prendre des informations, sans que ça parût…
— Et tu as réussi ?
— À peu près. J’avais cru reconnaître Johnny Fiset, à sa façon de marcher les pieds en dehors : je lui ai tiré tout doucement les vers du nez, en buvant un coup.
— Ah ! ah ! Et qu’as-tu appris ?
— Oh ! peu de chose comme certitude ; mais assez cependant pour que je te répète : Antoine, prends garde : la vieille a disparu, la Démone n’a pas brûlé dans sa maison.
Le beau parleur était tout pâle… Son regard méchant se chargeait de fauves lueurs.
Après une minute de silence, il dit d’une voix farouche :
— Alors, elle a été enlevée ?
— Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
— Mais pourquoi ?… Que faire d’une morte ?
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Qui t’assure qu’elle était bien morte ?
Antoine eut un éclat de rire fiévreux, et levant la tête pour regarder son interlocuteur bien en face :
— Décidément, Jean Pape, dit-il, tu as trop bu aujourd’hui ; tu bats la campagne.
— Décidément, Antoine Bouet, répondit l’autre sur le même ton, tu finiras par danser au bout d’une corde, avec ta foi en ton étoile.
Le beau parleur fit une assez laide grimace, à cette métaphore de son ami.
— Mais, enfin, reprit-il en se levant tout droit et en faisant un geste significatif, puisque je l’ai étranglée, jusqu’à ce qu’elle ne fît plus le moindre mouvement, et que, non content de cela, je l’ai enfermée dans sa cahute en flammes !
— Les vieilles de cette espèce ont la vie dure, et les flammes sont capricieuses, répliqua froidement Jean Pape.
Antoine haussa les épaules avec colère et fit quelques tours dans la pièce. Puis, s’arrêtant de nouveau devant l’aîné des Pape :
— Ainsi, tu serais porté à croire, non seulement que la Démone a été sauvée des flammes, mais encore qu’elle est vivante.
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Oui.
— Et qu’on veut s’en faire une arme contre ceux qui ont participé à l’enlèvement de cette fille de l’enfer, à qui le diable torde le cou.
— Parfaitement.
— Et l’imprudent qui est venu ainsi fourrer son nez dans nos affaires serait…
— Ambroise Campagna.
— Je m’en doutais. Oh ! ce Campagna, je lui garde un chien de ma chienne !
— Nous nous occuperons de lui quand son tour sera venu. Pour le moment, ne songeons qu’à parer le coup qu’il nous a porté.
— Tu as raison. Ce qu’il importe, avant tout, c’est de savoir où il a caché cette sorcière de malheur, morte ou vivante.
— Je crois que nous n’aurons pas besoin de chercher longtemps : la vieille doit être chez lui, gardée à vue dans son grenier.
— Qui te fait croire ?…
— J’ai vu de la lumière aux lucarnes, pendant la nuit, – et cela chaque fois que le hasard m’a fait passer par là.
Antoine se frappa le front de sa main ouverte.
— Satané corbillard ! grosse bête que je
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suis ! Moi aussi, je l’ai vue souvent, cette lumière inusitée, et je n’ai pas su deviner qu’il y avait là quelque chose d’étrange…
— Tiens ! tiens ! ricana Jean Pape, est-ce que, par hasard, tu trouverais maintenant que je n’ai pas trop bu, que je ne bats point la campagne et que je gagne bien le peu d’argent que tu me donnes, hein ?
Antoine ne répondit pas d’abord. Il arpenta fiévreusement la pièce, paraissant en proie à une sourde colère, mêlée de terreur. À la fin, il vint de nouveau se camper devant son complice :
— Écoute, Jean Pape, dit-il : nous sommes rendus trop loin pour reculer…
— Hem ! toussa le vieux garçon, laissant venir, suivant son habitude.
Antoine continua :
— Il nous faut cette femme !
— Hem ! hem ! toussa de nouveau Jean Pape.
— Il faut qu’elle disparaisse et, cette fois-ci, pour tout de bon !
— Un meurtre ! dit Jean Pape, avec un tranquille sourire.
— Un meurtre, soit, répondit l’autre froidement.
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C’est grave !
— Je ne dis pas le contraire.
— Et ça coûte cher !
— On paiera.
— Comptant ?
— La moitié avant, la moitié après.
— Tu es donc en fonds ?
— Un peu. Tu dois bien t’en douter…
— Ah ! oui : l’affaire de la goélette !
— Chut !
— Sois tranquille… Nous sommes bien seuls… C’est égal, tu es un chançard, et j’aurais dû flairer celle-là.
Et Jean Pape poussa un soupir de regret.
Antoine changea vite la nature de ses pensées, en demandant :
— Ça te va-t-il ?
— L’affaire de la Démone ?
— La belle question !
— Cela dépend du prix.
— Dix piastres !
Jean Pape se mit à siffloter, ne daignant pas même répondre.
— Vingt piastres !
Le sifflement redoubla.
— Trente !
— Non, articula sèchement Jean Pape.
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Ah ça ! mais deviens-tu fou ! s’écria Antoine… Trente piastres, c’est un beau denier !
— Ma tête et celle de mon frère valent plus, je pense.
— Il n’y a pas de risques à courir.
— Vas-y toi-même, en ce cas.
— Moi, non : on se défierait.
— Alors, laisse-la vivre, et buvons à sa santé… Je paye la traite pour la circonstance.
Et Jean Pape, ouvrant un grand coffre, en tira une bouteille de whisky, qu’il déposa sur la table et qu’il flanqua de deux tasses de fer-blanc.
— Sers-toi, dit-il à Antoine.
Celui-ci, quoique de mauvaise humeur, ne se fit pas prier et avala d’un trait.
Jean Pape se versa une bonne rasade et, élevant sa tasse à la hauteur de sa bouche, il dit d’un ton goguenard :
— À la santé de cette pauvre vieille Démone ! Que le diable lui accorde encore de longs jours, pour voir mourir sur la paille ce mesquin d’Antoine Bouet !
Et il but lentement, avec volupté.
— Satané feu d’enfer ! cinquante piastres !
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hurla le beau parleur, bondissant sur ses pieds.
— C’est mieux, mais pas assez… Marche ! marche, mon garçon ! dit tranquillement Jean Pape, en bourrant sa pipe.
Antoine fit un effort sur lui-même… Il avait une folle envie de sauter à la gorge de son complice.
— Écoute, Jean, reprit-il, et sois raisonnable… Je t’offre soixante piastres, dont trente comptant et les trente autres quand je verrai la Démone ici, morte ou vivante.
L’aîné des Pape regarda bien en face le beau parleur et lui dit résolument :
— À ton tour, écoute, Antoine Bouet… Quand on est, comme toi, un vil assassin et qu’on n’a pas le cœur de faire sa besogne soi-même, on ne doit pas chicaner sur le prix du sang…
— Jean Pape !
— Oh ! ne roule pas des yeux furibonds : c’est inutile avec moi. On ne m’effraie pas, tu le sais. Je te répète donc que, si tu tiens à ce que la Démone soit arrachée des mains d’Ambroise Campagna, ton mortel ennemi, et qu’elle soit mise dans l’impossibilité de révéler tout ce qu’elle sait sur ton compte –
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et elle en sait long – il faut te résigner à te fendre d’une forte somme.
— Combien veux-tu donc, sangsue ?
— Je veux deux cents piastres, pas un sou de moins.
Antoine fit un violent soubresaut.
— Jamais ! hurla-t-il, jamais je ne paierai aussi cher une vieille carcasse aux trois-quarts morte, si elle ne l’est pas tout à fait !
— C’est bien, dit froidement Jean Pape. La Démone vivra ; la Démone parlera ; tu seras perdu comme un chien, et ta filleule mangera l’héritage de ton frère, sans jeter même une aumône à tes enfants !… Et ce sera bien fait, car tu n’es qu’un faiseur d’embarras, incapable de résolutions énergiques. Voilà mon dernier mot.
Antoine était effrayant à voir. Une pâleur livide blanchissait ses tempes osseuses. Des gouttelettes de sueur froide perlaient à la racine de ses cheveux. Il était manifeste qu’un violent combat se livrait entre son avarice et sa colère.
La colère l’emporta.
Sans dire un mot, mais en proie intérieurement à une froide rage, il tira sa bourse et la vida sur la table.
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Il y avait des pièces d’or et de la monnaie d’argent, qui se mirent aussitôt à étinceler aux rayons du soleil couchant.
Jean Pape, l’œil rivé sur cet amas lumineux, ne respirait plus…
Quant à Antoine, calme dans sa fureur, il prit les pièces une à une et les déposa devant son complice, en les comptant soigneusement. Mais ce qu’il y eut de singulier dans cette opération, c’est qu’il l’assaisonna des plus sanglantes invectives à l’adresse de Jean Pape, sans pour cela élever la voix le moins du monde, exactement comme s’il eût récité une leçon.
Reproduisons.
— Cinq, dix, quinze, vingt… Tu sais, Jean Pape, que tu es une affreuse canaille, un voleur, un meurtrier !… Vingt-cinq, trente, trente-cinq… Un ignoble bandit, un sale hypocrite, un scélérat qui a mérité dix fois la potence !… Quarante, cinquante, soixante… Tu n’as ni cœur, ni honneur, ni religion, ni sentiment, ni rien !… Soixante-cinq, soixante-quinze, quatre-vingt… Tu boirais le sang de ton père, si tu en avais un ; tu égorgerais ta mère, si un monstre comme toi é
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tait né d’une femme ; pour un peu d’or, enfin, tu te mutilerais toi-même, membre par membre, lambeau par lambeau !… Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-dix… Et, avec tout ça, vil animal, tu es plus bête que cinq cents mille oies !… Quatre-vingt-quinze, cent !
Voilà ton compte, Jean Pape !
Celui-ci – qui n’avait pas sourcillé le moins du monde – allongea aussitôt la main pour s’emparer des pièces étalées devant lui ; mais Antoine lui tapa énergiquement sur les doigts.
— Minute ! fit-il… Tu es bien pressé de me dépouiller ! Faisons nos conditions.
— Elles sont toutes faites : cent piastres de suite et cent piastres quand la vieille aura rendu ses comptes.
— Fort bien. Mais je veux deux choses…
— Parle.
— D’abord, que l’affaire se fasse sans retard, cette nuit même…
— Hem ! Au fait, pourquoi pas ?
— Puis, qu’avant d’expédier la Démone, vous l’ameniez ici et la cachiez jusqu’à ce que je sois venu la voir. J’ai à lui parler.
— C’est facile : nous la logerons au grenier.
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Bien. Tu mets ton frère dans la confidence, je suppose ?
— Sans doute. À moi seul, je n’arriverais pas.
— Arrangez-vous à votre guise et réussissez, car autrement il vaudrait mieux ne pas éveiller l’attention de nos adversaires.
— Nous réussirons, j’en suis sûr.
— À demain, donc ! je viendrai de nuit.
— À demain, mon garçon ! La vieille sera ici pour te recevoir.
Antoine allait s’éloigner, quand un sifflement prolongé se fit entendre, paraissant descendre des hauteurs qui dominaient la maison.
Jean Pape mit sa main sur l’épaule d’Antoine.
— Un moment, dit-il. Voici Baptiste : il a peut-être du nouveau.
Une minute s’écoula, puis la porte s’ouvrit et Baptiste Pape entra.
C’était un petit homme trapu, à la physionomie joyeuse et rusée, aux allures vives, à la parole facile et narquoise.
Il pénétra dans la salle en battant une succession d’entrechats. Apercevant Antoine, il s’écria :
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Victoire ! victoire ! grande nouvelle, vénérable huissier et non moins vénérable frère !
— Qu’y a-t-il ? demanda le beau parleur.
— Il y a que Baptiste Papelin alias Pape n’est pas un imbécile…
— C’est en effet une nouvelle surprenante, grommela Jean.
— Au fait, au fait, interrompit Antoine, et en deux mots, bavard !
— Eh bien ! ton frère est mort.
— Mort ! fit Antoine, en bondissant sur ses pieds.
— Oui, mort, ou peu s’en faut.
— Quand cela ? comment ?… Mais parle donc !
— Quand ?… Il y a quelques heures à peine. Comment ?… Voici la chose. Suivant tes instructions, maître Antoine, je suis allé cette après-midi chez Pierre Bouet, pendant sa digestion, et je l’ai mis adroitement sur la piste de son histoire de sauvages… Une fois que l’eau fut sur le moulin, fallait voir comme ça marchait !… Le bonhomme en avait par-dessus la tête, et, moi, je poussais tranquillement à la roue par mes gestes et mes exclamations… Ah ! que c’était donc drôle !
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Finiras-tu ? gronda Antoine, presque menaçant.
— Ça y est ! – Tu as donc bien hâte d’hériter ! – Je voyais bien que le vieux avait la figure toute rouge, mais je ne croyais pas que les choses marcheraient si vite, – lorsque, crac ! boum ! le voilà tout de son long sur le plancher, comme un bœuf assommé.
— L’apoplexie ! murmura Antoine.
— Oui, l’apoplexie : le Dr Demers l’a dit tout à l’heure.
— Le médecin pense-t-il qu’il en reviendra ?
— Il n’en sait encore rien. Une bonne saignée a été pratiquée, et l’on s’attendait à du mieux quand je suis parti.
Antoine s’élança au dehors, criant à ses amis :
— À demain !… N’oubliez pas !… Nos affaires prennent bonne tournure !
Et il disparut dans le sentier qui conduisait à la grève.
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X
 
Un coup de fusil aux avant-postes
 
Depuis deux heures de l’après-midi, c’est-à-dire depuis le moment où Pierre Bouet a été frappé d’une attaque d’apoplexie, la maison est dans un émoi indescriptible. Elle ne désemplit pas. C’est un va-et-vient continuel d’amis et de curieux, – les premiers recueillis, inquiets, parlant à voix basse ; les autres affairés, le nez tendu, furetant dans tous les coins, s’informant de tout à tous, formulant des réflexions, indiquant des remèdes infaillibles, importants et surtout importuns.
Quel est le médecin qui ne les a pas eus dans les jambes, ces intolérables fâcheux que l’accueil le plus froid ne parvient pas à rebuter ?
Vers trois heures moins quelques minutes, le docteur Demers est arrivé.
C’est Ambroise Campagna qui était allé le chercher, avec le meilleur cheval de l’écurie de Pierre Bouet, une bête de cinquante louis.
Anna lui avait dit :
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— Ambroise, attelez Belle, crevez-la, s’il le faut, et courez au médecin… De votre vitesse dépend peut-être la vie de mon père !
Campagna était parti comme le vent, avait fait plus de quatre lieues à l’épouvante et se trouvait de retour, avec le docteur, en moins de soixante minutes.
Les rangs pressés de la foule s’ouvrirent devant l’homme de l’art, qui pénétra aussitôt dans la chambre du malade.
Celui-ci était couché sur son lit, la tête relevée par une pile d’oreillers. Il respirait péniblement, faisant saillir ses lèvres à chaque expiration. Sa figure rouge et turgescente, le relâchement général des muscles, la dilatation des pupilles ne laissaient aucun doute sur la nature de la maladie.
Anna se tenait debout, au chevet du patient, renouvelant à chaque minute les compresses froides qu’elle appliquait sur sa tête brûlante… Elle était pâle, mais ferme, en vaillante fille qui comprenait que ce n’était pas le temps de perdre la carte.
Par ses ordres, une autre femme entretenait des briques chaudes sous les pieds et autour des jambes du malade.
Le docteur vit tout cela, d’un coup d’œil.
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Il fit un examen sommaire, puis s’inclinant devant la jeune fille, il lui dit, tout en ouvrant sa trousse :
— Mademoiselle, grâce à vos soins intelligents, j’espère que je n’arrive pas trop tard pour sauver votre père.
— Oh ! docteur, répondit Anna en joignant les mains, puissiez-vous dire vrai !
— Espérez, mademoiselle… Je compte beaucoup sur une forte saignée, que je vais pratiquer immédiatement.
— Que vous faut-il, docteur ?
— Un vase pour recevoir le sang, des bandes de toile pour comprimer le bras ; tout à l’heure, de l’eau tiède.
En un instant, tout cela fut à la disposition du praticien.
Les curieux et les curieuses furent consignés dans la cuisine, à leur grand désappointement. Il ne resta dans la chambre à coucher que les personnes indispensables.
Les curieuses évincées se vengèrent en disant du mal d’Anna.
— Voyez-vous, chuchotait l’une, cette pécore qui fait déjà sa maîtresse !
— Elle n’attend même pas que son protecteur ait tourné l’œil ! appuyait une autre.
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Si ce n’est pas honteux de voir une étrangère chasser comme ça de vieilles amies à Pierre Bouet ! renchérissait une troisième.
Puis les épithètes se croisaient :
— C’est une orgueilleuse !
— Une sans-cœur !
— Elle n’a pas versé une larme !
— Hé ! hé ! Pierre lui laissera pourtant un joli magot !
— C’est justement pour ça que le chagrin ne l’étouffe pas !
Ambroise, qui entrait en ce moment, venant de l’écurie où il avait longuement bouchonné la vaillante Belle, entendit ces remarques haineuses. Son premier mouvement fut excessif, – car la patience n’était pas son fort… Il leva la main pour souffleter la plus proche des commères qui avaient parlé en dernier lieu, – une vieille fille anguleuse, jaune et sèche ; mais une seconde de réflexion fit retomber son bras… Il se contenta de leur lancer à toutes cette apostrophe :
— Langues de vipères, remerciez le bon Dieu de porter jupe au lieu de culotte, car je vous ferais vite rentrer dans la gorge vos paroles venimeuses.
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Tu n’es pas encore le maître ici, je suppose ! riposta aigrement la vieille fille jaune.
— Avant d’en arriver là, reprit méchamment une autre, il te faudra d’abord passer sur le corps de Pierre Bouet, qui n’est pas mort, après tout…
— Et te faire agréer par mamezelle ! conclut une troisième, qui s’éloigna après avoir lancé cette flèche du Parthe.
Campagna sentit une rougeur brûlante lui monter à la figure… Il comprit ces allusions d’une transparence malicieuse, et sa langue se paralysa de telle façon, qu’il ne put rien répondre. Quoi ! c’est ainsi qu’on interprétait son dévouement ! Quoi !… il ne lui était pas permis de veiller sur sa petite amie Anna, sans qu’on lui supposât des arrière-pensées d’intérêt, des calculs sordides !
Un flot d’amertume gonfla le cœur du brave garçon, et il se dit à lui-même :
— Ces femmes sont bêtes, mais elles ne sont pas si méchantes que ça… On leur a fait la langue ; elles jouent un rôle… Il y a de l’Antoine là-dessous !
Puis il se dirigea vers la chambre du malade, tout en murmurant :
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Oh ! il ne faut pas que Pierre Bouet meure ! le bon Dieu fera un miracle, car Anna serait bien à plaindre !
Il rencontra le médecin, qui s’apprêtait à sortir, après avoir donné ses derniers ordres.
— Eh bien ? fit-il.
— La saignée a parfaitement réussi ; le malade respire mieux ; le pouls s’améliore.
— Il est sauvé, alors ?
— À peu près. Mais je crains une chose…
— Laquelle ?
— Qu’il reste paralysé de toute une moitié du corps.
— Ce serait grave.
— Oui ; mais ça vaudrait toujours mieux que la mort. Au reste, il n’en conservera pas moins ses facultés intellectuelles… Mais il lui faudra du repos, du calme… On fera en sorte de lui éviter les plus légères émotions… Une forte secousse morale le tuerait.
— On veillera ! répondit Ambroise.
Puis il demanda :
— Vous partez, docteur ?
— Oui, je n’ai plus rien à faire ici jusqu’à ce que le malade ait recouvré la connaissance, – ce qui aura lieu cette nuit, je l’espère.
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Tant mieux, il y a une voiture à la porte, qui vous attend.
— Ce n’est pas vous qui me ramenez ?
— Non : moi, je m’installe ici pour la nuit.
— Bonsoir, alors.
— Bonsoir, docteur.
Le médecin s’éloigna, et Ambroise entra dans la chambre du malade.
Plusieurs personnes avaient entendu la conversation que nous venons de rapporter, entre autres Baptiste Pape.
Ce dernier devait la mettre à profit, comme on le verra.
Vers neuf heures du soir, Antoine Bouet fit son apparition. Il était en tous les jours et arrivait en droite ligne du haut de ses clos, où il avait travaillé toute l’après-midi, disait-il. Il ne faisait que d’apprendre le terrible accident arrivé à son frère, – accident qu’il avait, du reste, redouté et prédit, chacun devait s’en souvenir. Si Pierre, ou plutôt ceux qui en avaient charge, l’avaient écouté, pareil malheur ne serait pas arrivé… Enfin, on avait sans doute agi avec de bonnes intentions, mais le mal n’en était pas moins fait et il ne s’agissait plus de récriminer, mais de parer aux conséquences…
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Ce petit discours du beau parleur fut approuvé sans réserve par les assistants réunis dans la cuisine. On ne se fit pas faute, aussitôt qu’il se fut éloigné, de louer sa modération en face de la situation fausse qui lui était faite et sa sérénité toute évangélique à l’approche de l’exhérédation qui l’entendait probablement.
— C’est un bon frère ! pensait la majorité.
— Quel finaud ! se disaient intérieurement les rares sceptiques.
Cependant Antoine avait pénétré dans la chambre du malade.
Il y trouva sa filleule et Ambroise Campagna.
— Ma chère Anna, dit-il, après avoir souhaité des yeux le bonjour à la jeune fille, j’arrive du haut de mon champ, et je ne fais que d’apprendre le malheur arrivé à Pierre… Comment va-t-il ?… Est-ce bien grave ?… Qu’a dit le médecin ?
— Pas grand-chose à moi, mais il a parlé à Ambroise.
Antoine se retourna à demi vers ce dernier, comme s’il n’eût fait que de l’apercevoir, et s’écria d’une voix aigre-douce :
— Tiens, c’est vrai, te voilà, Ambroise !…
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Je ne t’avais pas vu en entrant… Au reste, j’aurais dû supposer qu’en cas de malheur arrivé à mon frère, tu serais le premier au poste, près de lui.
— Et tu aurais eu raison ! répliqua froidement Campagna… Je ne suis pas bon à grand-chose, mais je puis toujours faire un bon chien de garde.
— Un chien de garde-malade ! murmura le beau parleur avec une moue narquoise, voilà une sorte de chien qu’on ne rencontre pas partout !
— C’est qu’on n’en a pas besoin partout ; mais il paraîtrait qu’il en faut un ici, pour empêcher certains loups qui viennent y flairer la mort.
Antoine pâlit un peu et pinça ses minces lèvres. Faisant un effort pour sourire, il répliqua d’un ton badin :
— Les loups sont rares à l’Île d’Orléans, – à l’exception toutefois des loups-garous, – et je crains bien, mon cher Ambroise, que ta nouvelle charge ne soit une sinécure.
— Tant mieux pour les loups ! fit Campagna, avec une intonation presque menaçante.
Le beau parleur haussa les épaules
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comme quelqu’un qui renonce à comprendre les divagations d’un toqué. Puis, changeant brusquement de ton et de conversation, il demanda :
— Voyons, que pense le médecin ? que t’a-t-il dit ?
— Que le danger est passé ou à peu près.
— Il en reviendra, alors ?
— C’est plus que probable.
— Quand reprendra-t-il connaissance ? Ce long assoupissement m’inquiète.
— Calme tes craintes, bon frère ; si le docteur ne se trompe pas, dans quelques heures Pierre reviendra à lui.
— Je le souhaite de tout mon cœur, répondit Antoine, en tournant le dos à Campagna ; il remettra probablement chacun à sa place ici et empêchera son unique parent d’être insulté par le premier malappris venu.
— Misérable ass….. ! commença Ambroise, dont les dents grincèrent.
Il fut interrompu par Anna, qui lui dit avec autorité :
— Ambroise, vous vous oubliez ! Vous n’êtes pas ici sur la voie publique, et je ne puis tolérer…
— Vous avez raison, mademoiselle, j’allais
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en effet oublier que chaque chose doit venir à son heure ! répondit le vieux garçon, qui sortit aussitôt de la chambre à coucher.
Cette petite scène s’était passée en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour la raconter. Elle laissa la jeune fille tout émue et Antoine calme, du moins en apparence.
Il dit tranquillement à sa nièce :
— Ma chère petite, tu as un ami singulièrement grossier et qui ne respecte guère ton parrain.
— Oh ! mon oncle, fit Anna, pardonnez-lui… Il est d’humeur bizarre depuis quelques temps, et la soudaine maladie de mon père l’a complètement bouleversé.
— Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ? remarqua durement Antoine.
— Il est si bon pour nous ! il nous aime tant ! Il ne faut pas lui en vouloir pour un moment de vivacité.
— Vivacité est joli ! ricana le beau parleur du bout des lèvres.
Puis, d’un ton affectueux et prenant les mains de sa filleule :
— Écoute, petite… Cet homme m’en veut à mort, j’ignore pourquoi… ou plutôt je ne
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le sais que trop… Il est capable de tout pour me noircir à tes yeux… Mes démarches les plus ordinaires sont pour lui des machinations ténébreuses ; mes paroles, mes regards, mes gestes même, il interprète tout cela à mal… Pourquoi ?… Que lui ai-je fait ? – Rien. Il a un intérêt caché, un intérêt d’une nature que je ne puis te révéler maintenant, à agir de la sorte… Hélas ! chère enfant, tu ne connais guère le monde et les mobiles qui le guident ; ton cœur est encore naïf et pur ; reste dans cette douce ignorance le plus longtemps que tu pourras. Ce n’est pas moi qui t’en ferai sortir, car, quand tu me questionnerais sur ce que je viens de te faire entrevoir, je ne répondrais pas. Tout ce que je puis te dire, c’est ceci : Défie-toi des gens trop zélés et des amis trop officieux !
Et, sur ce vague avertissement, Antoine se retira vers la cuisine.
Au reste, trois ou quatre commères, à bout de patience, montraient leurs câlines chiffonnées dans l’entrebâillement de la porte, et la consigne allait être forcée.
Anna les laissa pérorer à voix basse et s’abîma dans ses réflexions.
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Qu’avait voulu dire son oncle et pourquoi cet avertissement solennel, en présence de son père mourant ?… Pourquoi ces réticences sur le compte d’Ambroise Campagna, et quel but mystérieux avait à poursuivre ce garçon, en qui elle reposait une entière confiance ?
Mystère !
Plus elle sondait les agissements qui se produisaient autour d’elle, moins elle comprenait, moins elle voyait clair dans cette nuit où n’apparaissaient que de fugitives clartés.
Ah ! si elle eût eu plus d’expérience de la vie ; si elle eût été capable de lire dans ce livre aux pages hiéroglyphiques, qui s’appelle le cœur humain, elle aurait eu vite fait de débrouiller cet écheveau d’intérêts et de dévouements, emmêlés…
Mais elle était jeune et naïve ; elle était innocente et bonne !… La confiance jaillissait de son cœur, au moindre appel. Pour se défier, pour croire aux intentions criminelles, il lui aurait fallu faire un effort trop violent, combattre avec trop de fatigue ses propres inclinations, ses penchants innés vers tout ce qui est bien, vers tout ce qui
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est beau, vers tout ce qui est grand !
Aussi revenait-elle vite sur une première impression, lorsque cette impression avait été mauvaise ; chez elle, le soupçon ne pouvait prendre racine et se développer. – Les plantes nuisibles ou mortelles croissent de préférence dans les lieux bas et humides, que le soleil ne visite qu’avec parcimonie.
Antoine lui-même avait bénéficié de cette disposition invincible du caractère de la jeune fille… Les défiances parfaitement justifiées qu’avaient fait naître dans l’esprit de l’orpheline sa captivité sur l’île à Deux-Têtes et le son de cette voix familière entendue dans une nuit terrible, ces défiances, disons-nous, s’étaient envolées dès le retour au foyer… Avec la sécurité et le calme de la vie habituelle, l’oubli était venu, ensevelissant dans ses voiles discrets bien des indices accusateurs et nombre de déductions coulant de source.
Voilà pourquoi nous avons vu, tout à l’heure, Anna prendre parti pour son parrain contre son meilleur ami, Ambroise Campagna…
Et voilà pourquoi, aussi, nous continuerons à voir le beau parleur tisser sa trame
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perfide autour de sa trop naïve et trop confiante filleule.
 
 
XI
 
Où la Démone passe de main en main
 
À peu près vers onze heures de la même nuit, une scène bien étrange se passait chez Ambroise Campagna.
La maison de ce dernier, au lieu d’être située, comme celle de Pierre Bouet, au sud du chemin, s’élevait du côté nord, adossée à un renflement de terrain, qui court parallèlement au fleuve pour aller se confondre avec les berges de la rivière Dauphine. De même que la plupart des habitations de l’Île d’Orléans, elle était en pierre, basse de carré, – le tout blanchi à la chaux.
Grâce à la disposition du terrain et au peu d’élévation des pans, on comprend que le côté de la maison regardant le nord offrait bien moins de développement que celui qui donnait sur le chemin royal. À moitié enfouie sous la terre, cette faç
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ade n’avait guère plus de six pieds de hauteur, de façon qu’un homme de taille ordinaire pouvait aisément atteindre le rebord de la toiture, en allongeant seulement le bras. Du reste, ce côté de la maison était presque entièrement caché par de hauts pommiers, dont quelques-uns des rameaux pendaient même jusqu’au-dessus du toit.
C’était charmant, mais aussi – avouons-le – excessivement commode pour les voleurs ou les malfaiteurs qui auraient voulu s’introduire chez maître Campagna, par la petite lucarne, dont on pouvait voir la lumière discrète filtrer à travers le feuillage qui l’enguirlandait.
Telle était du moins l’opinion de deux compères de notre connaissance, les frères Pape, qui, embusqués sur la crête de la colline, observaient avec une attention soutenue et la maison et ses abords.
On sait ce que venaient faire là les deux coquins ; il s’agissait pour eux de gagner les deux cents piastres extorquées à Antoine, moyennant la condition d’enlever la Démone, cette nuit même.
Or, les circonstances semblaient favoriser singulièrement l’opération. Ambroise était
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retenu hors de chez lui par la maladie de Pierre Bouet, et, sans doute, sa mère ne manquerait pas de visiter, elle aussi, ne fut-ce que cinq minutes durant, le pauvre malheureux qui se mourait, à quelques arpents de là… La vieille resterait seule, et alors tout irait comme sur des roulettes.
En attendant cette éventualité, les Pape se tenaient cois sous le feuillage qui leur servait d’abri, épiant du regard le moindre mouvement, prêtant l’oreille au plus léger bruit…
Ils sont là depuis une bonne heure, quand nous les rejoignons. Et, cependant, rien encore n’est venu confirmer leur petit calcul… La mère Campagna ne bouge pas, à en juger du moins par l’immobilité des bandes lumineuses que projettent les fenêtres des pignons.
Dans les environs, le silence n’est troublé que par la conversation des chiens, qui se répondent d’une ferme à l’autre, ou par le miaulement batailleur des matous, en quête d’aventures.
La nuit est noire. Quelques rares étoiles pointillent la voûte du ciel. Le vent se tait. Seuls, les ruisseaux babillent sur leurs
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lits de cailloux ou bruissent à travers le gazon constellé de marguerites.
Minuit va bientôt sonner.
Jean Pape appelle son frère, en observation à quelques pas de lui sur la maîtresse branche d’un pommier.
— Hé ! garçon !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Rien ne bouge ?
— Pas un chat.
— Vois-tu chez Pierre Bouet ?
— Oui ; depuis longtemps les lumières ne marchent plus : tout le monde doit être dans la cuisine.
— Ce serait le temps d’agir, mais il y a cette vieille folle de mère Campagna qui s’obstine à ne pas sortir…
— Il faut en prendre notre parti, elle ne s’absentera pas. D’ailleurs, elle doit dormir.
— Et le chien d’Ambroise ?
— Là-bas, avec son maître probablement, car il ne donne pas signe de vie.
— La chance est pour nous. Allons, descends de ton arbre et va un peu voir ce qui se passe dans la maison. Faisons vite ; il n’y a plus à barguiner.
Le plus jeune des Pape se laissa tomber de
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son observatoire et, se faufilant au milieu des arbres fruitiers, arriva jusqu’auprès de la maison. Comme il n’y avait pas de fenêtre sur le derrière, il se glissa le long du pignon qui regardait l’est et alla coller son œil à une des vitres du châssis qui éclairait la cuisine.
Tout était silencieux et immobile dans la pièce. La chandelle ne jetait plus qu’une faible lueur, au centre de laquelle se détachait en rouge-feu la mèche épaissie et charbonnée. Près de la table et ramassée dans son grand fauteuil de bois blanc, la mère Campagna dormait, son tricotage sur les genoux.
Baptiste Pape remonta vite auprès de son frère.
— C’est le temps, dit-il… La bonne femme dort, le chien est absent, et il n’y a pas un être vivant dans le chemin.
— Allons ! fit Jean. Mais soyons prudents et procédons avec ordre. D’abord, il est entendu que c’est toi qui grimpes sur mes épaules et entres dans la maison par la lucarne.
— Je sais, je sais… Tu as toujours le soin de m’envoyer en avant, c’est connu.
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Une fois dans la place, continua Jean sans relever l’observation, tu marches doucement à la vieille, tu l’enroules dans la couverture de laine, tu lui attaches la corde sous les bras et tu me passes le paquet, en le faisant glisser par la lucarne…
— Oui, oui… grommela Baptiste avec impatience, encore une fois, je sais tout cela par cœur.
— Fort bien, conclut imperturbablement l’aîné. Quand tu m’auras remis la vieille sans encombre, ton rôle sera fini et le mien commencera. Allons.
Les deux frères jetèrent un dernier regard sur la route, à droite et à gauche, puis se dirigèrent à pas de loups vers la maison. Arrivés au pied du mur, juste au-dessous de l’unique lucarne de ce côté de la toiture, Jean s’arc-bouta sur ses jambes, inclina quelque peu le buste et se tint immobile, pendant que son frère lui grimpait d’un bond sur les épaules.
Une fois qu’il eut pris son aplomb, Baptiste se redressa lentement et approcha sa figure du vitrage.
Voici ce qu’il put voir :
Le grenier était séparé en deux compartiments
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par une cloison transversale. Dans la pièce située en face de la lucarne, une chandelle fumeuse achevait de se consumer dans un chandelier de fer-blanc placé sur un grand coffre, servant de table. À quelques pas de ce luminaire primitif, et près d’une couchette basse où un lit propre était dressé, la Démone se tenait accroupie sur ses talons, tournant le dos à la fenêtre. Elle avait les mains jointes sur ses genoux et se laissait bercer par ce balancement inconscient qu’on remarque chez certaines vieilles personnes dont l’esprit court les rues.
Dormait-elle ? Veillait-elle ?
C’est ce que Baptiste Pape eut été bien en peine de décider, s’il se fût arrêté à cette question. Mais il avait vraiment bien autre chose à s’occuper !…
D’abord, le châssis de la lucarne était-il fermé en dedans au moyen de targettes ou de taquets ?… Faudrait-il l’ouvrir de force, faire du bruit, éveiller les femmes, recourir enfin aux grands moyens ?
C’était à voir.
Baptiste imprima au vitrage une légère poussée : il céda et, tournant sur ses couplets,
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démasqua complètement l’intérieur du grenier.
Cela s’annonçait bien.
L’effronté garçon jeta un nouveau regard dans le grenier et constata que la tireuse de cartes n’avait pas interrompu son balancement ; puis il enjamba prestement l’appui de la croisée et retomba sur ses pieds nus à l’intérieur.
Il n’avait pas fait plus de bruit qu’un chat.
Le pire était mené à bien, pensait-il… Il n’avait plus qu’à dérouler la couverte qui lui ceignait les reins et à fondre silencieusement sur sa proie pour l’en envelopper…
Mais comme il s’avançait sur la pointe des pieds, la couverte étendue au bout des bras, la porte du chemin s’ouvrit rapidement et un bruit de pas retentit à l’étage inférieur. Deux ou trois paroles s’échangèrent, puis l’escalier communiquant au grenier craqua sous le poids d’une personne qui la montait…
Une minute à peine avait suffi à tout cela… Les pas s’approchaient ; la porte de
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communication entre les deux pièces du grenier allait s’ouvrir.
Et Baptiste Pape, pris à l’improviste, étourdi, ne sachant où se fourrer, était toujours là, debout, immobile, les bras tendus !
Il n’avait ni le temps de retourner sur ses pas, ni celui de chercher un recoin où se dissimuler.
Lui, si inventif d’ordinaire, il allait se faire prendre comme un renard par une poule !
Cependant il obéit au sentiment instinctif qu’on éprouve en pareille occurrence… Il se fit petit, s’écrasa, se pelotonna à l’endroit même où il se trouvait, c’est-à-dire près du pied de la couchette…
Puis il ramena pardessus sa tête la couverte qu’il destinait à la Démone et attendit l’orage.
La porte s’ouvrait, à l’instant même.
Ambroise Campagna – car c’était lui – se pencha jusqu’à mi-corps par l’entrebâillement et dit :
— Je vous avais promis des nouvelles, la mère : ça va mieux !
— Ah ! merci ! fit la vieille, qui avait relevé la tête.
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Puis elle ajouta :
— Il a repris connaissance, hein ?
— Non, pas encore, mais ça ne tardera guère.
— Que Dieu le veuille !… Je viens de dire un chapelet pour lui.
— Vous vous fatiguez, la mère… À votre âge, il ne faut pas veiller si tard ; couchez-vous.
— Oh ! quand ça me fatiguerait, murmura la centenaire, ce serait bien peu pour expier le mal que j’ai fait…
— Vous avez bonne volonté, ça suffit !… Le bon Dieu n’en demande pas davantage, répliqua Ambroise.
Puis, apercevant la fenêtre ouverte, il alla la refermer, en disant :
— L’air est frais, la mère : il ne faut pas laisser comme ça le vent du nord pénétrer ici, où gare les rhumatismes !
Et il se retira, sans avoir seulement remarqué la masse grisâtre qui gisait près du lit.
Quelques minutes après, on l’entendit ouvrir et refermer la porte du chemin ; son pas résonna sur le sol durci de la route…
Il retournait chez Pierre Bouet.
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Hem ! fit à part soi Baptiste Pape, en soulevant sa couverte pour risquer un œil, je crois sincèrement que je l’ai paré belle !… Enfin, c’est passé… Mais quelle peur j’ai eue, grand saint Jean-Baptiste, mon patron !
Tout en faisant ces réflexions, il s’était mis sur les mains et les genoux – à quatre pattes, comme on dit vulgairement – et observait la vieille.
Celle-ci allait et venait dans la pièce, courbée presque en deux, furetant ci et là, marmottant des phrases décousues… Tout à coup, elle aperçut cette masse informe qui venait de surgir près de son lit… Interdite, elle s’approcha pour reconnaître par le toucher ce que ce pouvait être…
Mais la masse s’agita aussitôt, grandit, s’avança à sa rencontre et s’abattit sur la Démone, avant même qu’un cri eût eu le temps de jaillir des lèvres de la pauvre femme.
En un tour de main, la vieille fut enroulée dans la couverte, et une corde se trouva nouée sous ses bras.
Le reste n’était plus que jeu d’enfant.
Le colis – car c’en avait toute l’apparence – fut passé par la lucarne, reçu dans
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les bras de Jean Pape et aussitôt transporté sur la colline, au milieu des arbres du verger.
Baptiste Pape, après avoir soigneusement refermé le châssis de la lucarne, sauta à terre et rejoignit son frère.
Le cadet était de fort mauvaise humeur contre son aîné, qu’il accusa violemment de l’avoir exposé, par sa négligence, à être surpris en flagrant délit.
— Tu étais en bas pour guetter, disait-il… Pourquoi ne pas m’avoir fait le signal convenu ?
— Pour la bonne raison, répondit Jean, que je n’ai rien entendu venir.
— Tu mens ! répliqua Baptiste… Tu voulais me laisser dans le pétrin, pour t’emparer de ma part dans nos épargnes !
— Es-tu bête ! ricana Jean… Comme si, une fois compromis, tu ne m’aurais pas dénoncé !
— Pour ça, tu devais t’y attendre.
— Et, d’ailleurs, crois-tu que j’aurais sacrifié avec toi les cent piastres qu’Antoine doit nous compter la nuit prochaine, au reçu de la vieille ?
Cette dernière raison convainquait Baptiste.
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Au fait, ç’aurait été folie ! grogna-t-il.
Et l’incident fut oublié.
Au reste, la réussite complète de leur audacieux enlèvement contribuait beaucoup à rendre les deux vieux garçons accommodants. Sans cette circonstance, en effet, ils n’auraient pas manqué d’en venir aux mains, comme d’habitude.
On se mit en route, pour la grève, Baptiste précédant en éclaireur, et l’on arriva sans encombre à une petite anse, au fond de laquelle un flat était tiré sur le sable.
La Démone fut déposée à l’arrière de l’embarcation, et Jean Pape défit quelque peu la couverte, pour lui procurer de l’air et la faire revenir à elle.
Puis les deux coquins traînèrent leur flat jusqu’à la mer et, s’emparant chacun d’un aviron, voguèrent avec rapidité dans la direction du bout de l’île.
Tout marchait à merveille. La nuit était obscure. Pas une âme sur le fleuve. Pas un bruit suspect sur toute la ligne des masses sombres que l’embarcation côtoyait.
Au large et en avant, le fleuve immobile scintillait çà et là, réfléchissant le rayon de quelque rare étoile.
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On approchait de la pointe rocheuse qui termine l’île, et l’on allait bientôt s’engager contre courant le long de la rive septentrionale…
Les Pape allumèrent leur pipe, laissant aller le flat au fil de l’eau.
— Hein ! garçon, dit l’aîné en retroussant ses manches, c’est maintenant qu’il va falloir nager ferme.
— Bah ! fit Baptiste, ce n’est qu’un petit mille contre le courant, après tout.
— Oui, mais le baissant est rapide en diable autour de ces pointes.
— Que veux-tu ?… On ne gagne pas deux cents piastres à regarder couler l’eau sous les ponts.
Le flat arrivait alors près d’une langue de rochers assez élevés, près desquels le courant se précipitait avec la rapidité d’un torrent.
À grand renfort de coups de rames, le courant fut coupé et la pointe doublée.
Hourra ! ça y est !
Mais voici bien une autre affaire !…
Un canot, jusque là abrité par les rochers, sur la rive nord, apparaît tout à coup.
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Un homme, armé d’un fusil, se tient debout au fond de cette embarcation, postée là comme à dessein, et une voix gutturale crie :
— Aoh ! qui vient là ?
Jean Pape répond, après un instant d’hésitation :
— Pêcheurs !
— D’où ? répond la voix.
— Qu’est-ce que ça vous fait ? riposte Baptiste, peu endurant de sa nature.
— De Saint-François ! répond Jean. Nous allons relever notre poisson. Et vous ?
— Filons, filons ! murmura Baptiste avec impatience…
L’embarcation vole et dépasse le canot.
— Stoppe ! s’écrie l’inconnu d’un ton impérieux.
— Va au diable ! lui réplique Baptiste, redoublant d’efforts et engageant son frère à nager ferme.
— Au secours ! au secours ! glapit presque en même temps une voix perçante, partie de l’arrière du flat.
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C’est la mère Démone qui, revenue à elle, se débat dans ses liens.
— Arrêtez, ou je tire ! reprend l’homme du canot, faisant craquer la batterie de son arme à feu.
— À moi ! à l’aide !… On veut m’assassiner ! continue la voix de femme.
— Vieille enragée, te tairas-tu ? gronde Baptiste, qui bondit sur la Démone et cherche à la bâillonner.
Mais la sorcière a le temps de jeter un dernier cri :
— Au meurtre !… Aïe !
Pendant cette courte lutte, le canot, vigoureusement conduit, s’est rapproché jusqu’à une couple de longueurs.
L’homme qui le monte – une sorte de géant bizarrement accoutré – se tient toujours debout, son fusil entre les jambes et un immense aviron à la main.
— Que voulez-vous ? demanda Jean Pape, renonçant à fuir et contenant à grand-peine son bouillant frère.
— D’abord, que vous m’attendiez, répond l’inconnu.
— C’est fait. Ensuite ?
— Secondement, que vous me disiez quelle
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est cette femme qui appelle au secours, et ce que vous en voulez faire.
— Vous êtes bien curieux, l’ami !
— J’attends ! fit l’inconnu d’une voix brève.
— Eh bien ! c’est notre parente, une pauvre folle qui s’est échappée dans la journée d’hier et que nous ramenons au logis.
— Veux-tu qu’elle te dise la bonne aventure ? demanda la voix goguenarde de Baptiste… Elle est sorcière, notre parente : elle tire aux cartes et peut t’apprendre au juste quel jour tu seras pendu.
— Aoh ! grommela l’homme au canot, à qui ce mot de sorcière fit dresser l’oreille.
— Imbécile ! souffle Jean Pape à l’oreille de son frère, pourquoi ne pas lui dire de suite qui elle est ?
Puis s’adressant à son premier interlocuteur :
— Eh bien ! l’ami, nous permettez-vous de continuer notre route ?… Êtes-vous content ?… Bonne nuit, alors !
Et les rames, tombant à l’eau, portèrent le flat à une bonne distance du canot. Mais ce dernier, en quelques coups d’aviron, l’eut bientôt rejoint.
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Le grand diable au fusil, ne voulant pas avoir à renouveler une pareille chasse, mit les deux Pape en joue et leur dit froidement :
— Les rames à bord et répondez nettement, ou je vous envoie une balle dans la tête, foi de Sauvage !
Les ravisseurs de la Démone obéirent, cette fois, sans se faire prier. Ils venaient d’entrevoir la figure de celui qui commandait si impérieusement, et chacun d’eux s’était aussitôt fait cette réflexion : « C’est le Sauvage dont nous a souvent parlé Antoine : c’est Tamahou ! »
Or, ils n’ignoraient pas que le Montagnais de l’île à Deux-Têtes était homme à mettre sa menace à exécution.
Ils rentrèrent donc leurs rames, maugréant contre leur mauvaise étoile, qui leur avait ménagé une pareille rencontre.
Tamahou – car c’était lui, en effet – n’en continua pas moins à les tenir en joue, pour leur éviter la tentation même de mentir.
— L’un de vous, dit-il, affirme que cette femme est sorcière et qu’elle lit dans les cartes la destinée des hommes : est-ce vrai, cela ?
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C’est vrai ! affirma Jean Pape, à qui le grand fusil en imposait singulièrement.
— Quel est son nom ? demanda Tamahou.
Les Pape hésitèrent dix secondes…
— Prenez garde !… Votre vie dépend de la réponse que vous allez faire… fit observer tranquillement le Sauvage.
Jean Pape eut peur…
— La Démone ! dit-il.
— Aoh ! fit Tamahou, avec une étrange satisfaction… Je m’en doutais, et ce brave Antoine n’a pas menti à sa femme, lorsqu’hier soir il lui a appris que la sorcière vivait… J’ai bien fait de l’épier… Me voilà tout à fait payé de mes peines et sur le chemin de la petite vengeance que je lui ménage.
Puis, tout haut :
— Mes bons amis, pour vous dédommager du retard que je vous ai valu, je vais me charger de cette femme, qui est un embarras pour vous, de cette pauvre folle qui s’échappe comme ça du logis, qui vous force à courir la nuit sur le fleuve, qui crie au meurtre, qui est enfin une source d’ennuis pour ses excellents parents… J’en aurai bien soin, parole de Montagnais… Allons, passez-la-moi, et vite, je suis pressé.
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Les Pape, eux, ne l’étaient pas, pressés. Ils se regardaient avec des figures longues d’une aune, ne sachant quel parti prendre.
Mais le terrible Sauvage braqua sur eux son long fusil avec un air si déterminé, qu’il fallut bien en passer par ce qu’il voulait.
La Démone fut déposée dans le canot, et Tamahou s’éloigna aussitôt, en criant aux deux vieux garçons ahuris :
— Dites à Antoine Bouet que son ami Tamahou n’est pas mort, comme il le croit, sans doute, et que j’aurai le plaisir de lui prouver avant peu que je suis bien vivant.
Et il disparut dans l’obscurité qui planait sur le fleuve.
Les Pape rentrèrent chez eux tout penauds et pensant que leurs cent dollars étaient passablement aventurés.
 
 
XII
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Dans lequel Antoine, roulé et déçu, prend une terrible résolution
 
Dans la soirée qui suivit, Antoine fit son apparition chez les Pape.
— Eh bien ? demanda-t-il.
— L’affaire est dans le sac.
— Vous avez réussi ?
— À merveille.
— Personne ne vous a vus ?
— Pas un chat.
— Mes compliments… Où est-elle ?
— Au fond de l’eau.
— Comment, au fond de l’eau ?
— Eh oui ! mon cher, elle est en train de servir de pâture aux anguilles qui hantent la pêche de Barnabé Singelais.
— Ça ne les engraissera pas, les anguilles ! observa sournoisement Baptiste.
— Elle n’est donc pas ici ?… Vous l’avez donc noyée ?… s’écria le beau parleur.
— Tout doux, tout doux, mon garçon ! fit Jean avec une horreur comique… elle s’est noyée toute seule, s’il vous plaît.
— Dieu merci, appuya Baptiste d’une voix
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dolente, nous n’avons pas ce meurtre-là sur la conscience !
Antoine regarda les deux coquins avec une défiance mal dissimulée. Ils ne sourcillèrent pas. En prévision de ce qui arrivait, ils s’étaient mutuellement fait la langue et avaient arrangé leur petite histoire.
— Ah ! ah ! dit Antoine après un court silence, voilà qui modifie singulièrement ma position vis-à-vis de vous.
— Non pas, fit Jean.
— Si, si. Je vous ai donné cent piastres pour enlever la Démone et vous en ai promis cent autres pour l’amener ici, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, mais il y a eu impossibilité… rétorqua Jean.
— Force majeure ! appuya Baptiste.
— Or, je ne sais même pas si vous avez gagné la somme que je vous ai comptée de confiance… continua Antoine. Quelle preuve, autre que la présence de la vieille elle-même, pouvez-vous me donner ?
— En voici une ! répondit le plus jeune des Pape, en présentant au beau parleur un petit objet dont celui-ci s’empara pour l’examiner.
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C’était une bague en étain, que Baptiste, toujours prévoyant, avait arrachée à la Démone avant de la livrer au Sauvage.
Antoine la tourna et retourna en tous sens et ne put s’empêcher de déclarer :
— En effet, cette bague appartient à la Démone. Je la lui ai vue maintes fois. Mais comment as-tu pu t’en emparer ?
— C’est bien simple, expliqua Baptiste… Quand la bonne femme s’est tout à coup précipitée dans le fleuve, sans crier gare, je l’ai un instant retenue par une main… Mais elle a brusquement retiré son bras, et le bijou m’est resté… Puis plus rien, bonsoir ! Elle n’a pas seulement reparu.
— Pas étonnant, fit observer Jean. La pauvre vieille n’avait plus que les os… et les os, ça cale.
Antoine hochait la tête… Il était à demi convaincu. Pourtant il aurait bien voulu une preuve, une preuve indiscutable.
Jean Pape la lui promit.
— Tu doutes encore un peu, mon garçon ? dit-il…
— J’avoue que je préférerais…
— Écoute, Antoine… Pour te convaincre tout à fait, tu n’auras qu’à t’assurer par toi-
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même que la lumière a disparu du grenier où logeait la Démone…
— En effet, ce serait une présomption…
— Cette présomption se changera en certitude quand tu verras Ambroise t’accuser de lui avoir enlevé la vieille.
— Pour le coup, je ne douterais plus ! s’écria le beau parleur.
— Ça ne tardera guère, conclut Jean Pape. En attendant, observe bien ton homme, et tu t’apercevras vite qu’il a perdu un pain de sa fournée.
— Ainsi ferai-je, et, pas plus part que demain, je serai fixé, répliqua Antoine. Tout de même, ajouta-t-il, je n’aurais pas été fâché de questionner la Démone pour savoir si elle a jasé.
— Inutile, mon garçon, tout à fait inutile !… assura Jean pape avec une conviction parfaitement jouée… La pauvre vieille était folle comme le balai et ne disait pas deux mots ayant du bon sens.
— En ce cas, tout est pour le mieux, et il ne me restera plus qu’à payer quand j’aurai constaté par moi-même que la prisonnière d’Ambroise est réellement disparue, déclara le beau parleur, se levant pour partir.
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Les Pape firent bien un peu la grimace, mais durent se contenter de cette promesse, – heureux encore d’avoir roulé aussi facilement leur complice.
Antoine regagna son logis par le plus court, à travers champs et bois.
Il allait gaillardement, ouvrant sans fatigue le compas de ses longues jambes et se disant à lui-même une foule de choses encourageantes pour le succès final de ses machinations. Cette affaire de la Démone, surtout, lui semblait avoir reçu la meilleure solution possible, solution qui lui sauvait une forte somme, – car il se promettait bien de ne plus donner un sou à ces coquins de Pape.
Désormais il allait pouvoir manœuvrer plus librement, sans avoir à redouter l’intervention possible de cette sorcière de malheur envers laquelle il se sentait des torts. Cette femme, en effet, ce complice qui en savait long, aurait pu devenir entre les mains des Campagna une arme redoutable en cas de lutte ouverte ; et la sachant vivante, irritée contre lui, Antoine n’aurait osé rien entreprendre dans la crainte de briser le fil retenant cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.
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Maintenant – grâce, il est vrai, à un sacrifice indispensable d’argent – la Démone avait emporté ses secrets dans le royaume des poissons, d’où ils ne sortiraient certes jamais.
Tout était donc pour le mieux de ce côté-là.
Restait le père Bouet, revenu à la vie, sinon à la santé. Quelle chance perdue !… Pourquoi l’apoplexie, qui fauche si souvent de jeunes existences, avait-elle respecté ce vieillard à héritage !
Une affaire si habilement montée, poursuivie avec tant de patience, arrivée même jusqu’à la catastrophe qui en était l’objectif, rater comme cela au dernier moment !… Une mine si bien chargée, faire long feu, ne causer que d’insignifiants dégâts !
C’était ce qui s’appelle n’avoir pas de chance.
Tels étaient les pensées et les regrets coupables de cet homme en proie aux harpies du crime.
Pourtant, il lui restait une consolation dans son fiasco, c’est qu’il était toujours l’héritier légitime du père Bouet, celui-ci n’ayant pas fait de testament. Antoine le croyait, du moins.
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Mais, hélas ! cette consolation devait lui être enlevée le lendemain, comme on va le voir, et enlevée encore par son plus mortel ennemi.
Antoine, en sa qualité d’huissier, venait de servir une assignation dans le haut de la paroisse, lorsqu’en passant vis-à-vis de la maison d’Ambroise Campagna, il fut apostrophé de la sorte par ce dernier :
— Hé bien ! maître Antoine Bouet, tu as donc encore fait des tiennes l’avant-dernière nuit ?
— Comment cela ? que veux-tu dire ? demanda-t-il, s’arrêtant brusquement.
— Oh ! tu me comprends parfaitement, va ! reprit Campagna, s’efforçant de dominer sa colère.
— Je comprends que tu veux m’insulter, comme d’habitude, et qu’il est grand temps que cette démangeaison-là se passe, sinon…
— Sinon quoi ? fit Ambroise menaçant.
Et comme l’autre faisait mine de passer son chemin sans répondre :
— Tu me tordras le cou, peut-être ?
Et Ambroise, pris d’une colère terrible, les poings serrés, grinçant des dents, semblait prêt à bondir sur l’huissier.
Celui-ci eut peur. Il bégaya :
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Tu es fou, mon pauvre Campagna, ou tu as trop bu. Rentre chez toi, ce sera mieux, car je pourrais t’en faire coûter gros pour me menacer comme ça quand je suis dans le chemin du roi.
— Ah ! oui, tu me feras un procès, n’est-ce pas ?… reprit Ambroise avec un ricanement ironique… Je m’en moque, de tes procès… Veille plutôt sur toi-même car la justice t’attend pour te faire danser au bout d’une corde.
Ambroise sentit un petit frisson lui courir par tout le corps. Pourtant il se raidit contre cette sensation désagréable et répliqua sur un ton badin :
— Moi ? un huissier de Sa Majesté ?… Ce serait drôle, satané chien !
— Oh ! oui, bien drôle, va !… Mais ça ne peut manquer d’arriver, continua Ambroise. La main de Dieu finira par s’appesantir sur un monstre tel que toi ; et tu as beau faire disparaître les témoins de tes crimes, il en surgira de terre, s’il le faut, quand le moment sera venu.
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Tu prêches bien, maître Ambroise, mais tu as le tort de ne pas te faire comprendre des gens simples comme moi.
— Oui-dà ! fit Campagna, tu veux que je mette les points sur les i ? Eh bien ! tu vas être satisfait. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai deviné tes agissements et le but que tu poursuis.
— Voyons cela.
— C’est l’héritage de ton frère que tu convoites, misérable. Tu veux l’arracher à sa fille adoptive, et tous les moyens te sont bons.
— Pas possible ! Ensuite ?
— Tu as commencé par faire enlever l’enfant ; mais la Providence a déjoué tes infâmes calculs, et le capitaine Hamelin a été son instrument…
— Bel instrument, en vérité !… un contrebandier ! un voleur ! fit Antoine en haussant les épaules.
— Ne dis pas de mal de ce jeune homme, vil coquin que tu es !… C’est bien assez de l’avoir trahi.
— Allons, voilà que j’ai vendu celui-là, maintenant ! S’il lui arrive de se noyer, vous
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verrez que ce sera moi qui l’aurai jeté à l’eau.
— Oh ! tu en serais bien capable, mais tu es trop lâche pour te frotter à lui. En attendant, tu complotes, ou plutôt tu as comploté la mort de ton frère, une mort assez prompte pour l’empêcher de faire un testament.
— Ah ! bah ! tu badines ! goguenarda Antoine, redevenu tout à fait maître de lui, je serais aussi habile criminel que cela !… Tu exagères, Ambroise : trop de zèle !
— Cette fois encore, continua celui-ci sans relever le persiflage, tu as manqué ton coup, car Pierre n’en mourra pas ; mais aurais-tu réussi dans tes calculs coupables, que tu n’en serais pas plus avancé…
— Pourquoi donc ? interrompit vivement Antoine, sortant avec imprudence de son ton badin.
— Pourquoi ?… Hé ! parce que le testament de ton frère est fait depuis le jour même où Marianne a dicté le sien au notaire… J’ai signé sur les deux comme témoin.
Le beau parleur fut étourdi par ce coup imprévu… Un instant, il demeura comme
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paralysé… Puis tout à coup il bondit, fit un geste menaçant et s’écria oubliant toute réserve :
— C’est faux !… Tu mens ! Mon frère n’aurait pas osé faire un acte aussi monstrueux !
— Ah ! ah ! fit Ambroise, je ne me trompais donc pas ! C’était donc réellement dans l’espoir que ton frère mourrait subitement que tu lui dépêchais toutes sortes de bavards qui l’entretenaient dans sa fièvre !… Assassin ! bandit ! va-t-en car je serais capable de t’étrangler en plein chemin. Mais souviens-toi que je veillerai dorénavant sur ta conduite et qu’à la moindre chose qui louchera !…
Antoine n’entendit pas la fin. Insensible à ces injures, il s’éloigna chancelant comme un homme ivre. De tout ce que Campagna venait de lui jeter à la figure, une seule phrase restait présente à sa pensée, l’empoignait, l’enserrait jusqu’à l’étouffer : son frère avait fait un testament !
Ce mot de testament signifiait pour lui pauvreté, ruine, déshonneur, – car il ne savait que trop à qui Pierre laisserait ses biens. Ce n’était pas assez que Marianne
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eût déjà disposée de la moitié de la succession – moins une aumône à sa nièce – il fallait encore que le reste de l’héritage suivît le même chemin, échappât à ses légitimes prétendants !
C’en était trop, vraiment !
Une immense colère s’alluma dans le cœur de l’envieux Antoine ; le sang lui monta au cerveau en bouffées brûlantes ; mille flèches aiguës coururent par tout son corps… Il pensa mourir de rage.
Mais la réaction se fit bientôt ; les folles ardeurs des nerfs s’apaisèrent, et il ne subsista plus, au bout de quelques minutes, dans l’esprit du beau parleur, qu’un sentiment : la soif de vengeance ! qu’une résolution : forcer Pierre Bouet à changer son testament !
Antoine eut, le soir même, une longue conférence avec sa femme, et ses dernières paroles en se couchant furent celles-ci :
— Je vais lui apprendre, à ce gueux-là, ce qu’il a fait de moi avec sa ladrerie et ce qui attend son étrangère, s’il lui laisse ses biens… Il faudra bien qu’il modifie son testament, sinon je fais un malheur, satané corbillard !
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Et il ne s’endormit qu’après avoir longuement ruminé son plan infernal.
 
 
XIII
 
Le fratricide
 
Suivant les prévisions du médecin, Pierre Bouet reprit connaissance pendant la nuit ; mais ce ne fut que le lendemain, après vingt-quatre heures d’un affaissement comateux, qu’il redevint assez maître de lui pour échanger quelques paroles avec les personnes qui l’entouraient.
Au reste, la conversation ne fut pas longue, car, outre la difficulté qu’avait le malade à mouvoir sa langue à moitié paralysée, il lui fallait encore obéir à la recommandation du docteur, qui avait expressément ordonné le silence.
Toutefois, dès les premiers mouvements qu’il essaya d’exécuter, il fut évident pour le père Bouet que tout un côté de son corps refusait le service et que la paralysie, la terrible paralysie en avait pris posses
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sion.
Il s’en consola cependant, trop heureux d’en être quitte à un tel prix.
Le naufragé qui vient d’arracher son existence aux gouffres de la mer, ne s’amuse pas à regretter ses malles perdues.
Huit jours se passèrent sans amener d’incidents remarquables. Le malade allait de mieux en mieux, se reprenait à vivre comme avant la catastrophe, présentait même une amélioration notable dans son état moral. Plus de ces folles excitations pendant lesquelles des troupes de Sauvages bariolés hantaient l’imagination du pauvre vieillard ! Plus de ces angoisses rétrospectives qui broyaient le cœur du malheureux père au souvenir des souffrances réelles ou supposées de sa fille adoptive !
Le bonhomme, au contraire, paraissait calme, serein, presque souriant… Jamais il n’avait autant aimé la vie, et il n’était pas éloigné de chérir sa nouvelle infirmité pour les dorlotteries qu’elle lui valait de la part d’Anna, la fille de son cœur.
La brave enfant, en effet, veillait avec une attention méticuleuse sur la santé et le repos du vieillard. Elle se reprochait d’avoir manqué d’énergie pendant les jours
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néfastes où son père, en proie aux hallucinations de son cerveau excité, voyait accourir pour l’entendre et l’encourager tous les hâbleurs des environs ; et, à voir quelle autorité elle déployait pour empêcher toute excitation quelconque d’arriver jusqu’au convalescent, on sentait qu’il ne ferait pas bon renouveler les satisfactions de curiosité qui avaient failli coûter si cher.
Les visites diminuèrent donc petit à petit, pour cesser presque entièrement au bout d’une semaine.
Seuls, quelques vieux habitués, les voisins et Antoine continuèrent de venir tous les soirs fumer leur pipe avec le bonhomme ; mais, à dix heures, tout le monde se retirait, et le sommeil ne tardait pas à secouer ses pavots au-dessus de tous les hôtes de la maison.
La chambre à coucher d’Anna était voisine de celle du père Bouet, de façon que le secours se trouvait constamment à la portée du malade. Pour surcroît de précaution, la jeune fille avait fait poser une sonnette qui mettait les deux chambres en communication, et dont le gland pendait à portée de la main du vieillard.
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Aucun accident n’était donc à craindre, qui ne fût immédiatement signalé à la vigilante garde-malade, laquelle, du reste, ne dormait jamais que d’un œil, depuis la maladie de son père.
Et c’était prudent de la part d’Anna, car les engagés couchaient dans les mansardes, à l’autre extrémité de la maison, et d’ailleurs ils avaient le sommeil si dur, qu’un coup de canon, tiré à côté d’eux, ne les eût réveillés qu’à demi.
Quant à la servante, qui couchait, elle aussi, au grenier, Anna ne s’y fiait guère, sans trop savoir pourquoi. C’était une grande et forte brune, très capable pour les gros ouvrages, mais d’une gaucherie surprenante quand il s’agissait des soins destinés à un malade. Elle venait de remplacer Joséphine, qui avait décampé en voyant le malheur frapper tant de coups imprévus au sein d’une famille jusque là si heureuse.
La courageuse Anna était donc seule de fait à veiller la nuit sur le malade.
Cette circonstance, en favorisant les sinistres projets d’Antoine, devait précipiter le dénouement de la tragédie, qu’il ourdissait avec une persévérance de démon.
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Ainsi qu’il l’avait déclaré à sa femme, il fallait que Pierre Bouet changeât son testament, ou il y aurait un malheur.
Une semaine s’était écoulée depuis lors… Antoine n’avait pas sorti de sa circonspection ordinaire, se contentant d’épier, d’observer, de prendre ses mesures, en vue d’une réussite certaine.
La partie à jouer était terrible : – Il voulait mettre toutes les chances de son côté.
Enfin, un soir – le mercredi, 1er septembre – le beau parleur réussit à jeter une petite poudre blanche dans le bol de gruau qu’Anna ne manquait jamais de prendre avant de se coucher.
Cette poudre, d’apparence inoffensive, avait pourtant des effets narcotiques puissants.
C’était de la morphine.
La partie allait s’engager ! Le premier acte du drame commençait !
Les veilleux – parmi lesquels était Ambroise – partirent, comme d’habitude, à dix heures. Antoine se retira le dernier, après avoir souhaité une bonne nuit à son frère et dit une parole aimable à sa filleule.
À la porte, le petit groupe se sépara, les
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uns prenant à gauche avec Campagna, les autres tirant à droite, flanqués du beau parleur. Arrivé en face de sa maison, Antoine prit congé de ses deux compagnons et rentra ostensiblement chez lui.
Mais il ressortit bientôt. Seulement, il était méconnaissable. Une barbe postiche encadrait sa figure en lame de couteau ; une paire de lunettes se tenaient à cheval sur son grand nez, et toute sa longue personne se dissimulait sous les plis d’un manteau de couleur sombre.
C’est sous cette défroque et grimé de cette façon que maître Antoine refit à pas de loup le chemin qu’il venait de parcourir. Le diable, son patron, aurait eu certes de la misère à le reconnaître. À plus forte raison, les passants attardés. Mais le hardi coquin ne rencontra personne. D’ailleurs, il faisait noir, et le vent de nord-est poussait devant lui de grandes masses de nuages, qui assombrissaient encore l’atmosphère.
En approchant de la maison de son frère, Antoine vit briller la lumière aux fenêtres de la cuisine. Anna veillait donc encore… Avait-elle bu son bol de gruau ?… C’est ce qu’il était important de constater.
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Le beau parleur risqua un coup d’œil à l’intérieur, à travers le vitrage. Le hasard le favorisait, car la jeune fille, assise près du poêle, achevait justement de prendre sa réfection habituelle. Sitôt qu’elle eut fini, elle déposa le vase dans une armoire, s’empara de la chandelle et gagna sa chambre.
Antoine en avait vu assez. Il alla se blottir sous un arbre du jardin et attendit là que les hôtes de la maison – maître et serviteurs – fussent complètement plongés dans le sommeil.
Une couple d’heures se passèrent de la sorte, pendant lesquelles le malheureux récapitula tous les griefs qu’il prétendait avoir contre son frère, dans le but de se confirmer dans sa terrible résolution.
Il n’y réussit que trop bien, car lorsqu’il se leva, ses regards brillaient d’un feu sombre, au milieu de l’obscurité, et ses dents grinçaient de colère contenue.
Enfin, le voilà qui se dirige vers une porte basse, communiquant avec la cave de la maison… Il pousse le battant : la porte cède et s’ouvre sans bruit… Alors, courbé en deux, tâtonnant des pieds et des mains,
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il s’engouffre dans ce trou noir, s’avance avec précaution, se guidant de mémoire, et heurte bientôt un petit escalier, au-dessus duquel une trappe joue sur ses charnières. Antoine soulève cette trappe avec sa tête et la referme doucement, après avoir pris pied à l’étage supérieur…
Il est dans la cuisine.
Là, il s’arrête un instant et prête l’oreille. Mais aucun bruit insolite ne se fait entendre. Il reprend sa marche, ouvre la porte de communication avec la chambre, y pénètre silencieusement, fait quelques pas vers sa droite et s’arrête de nouveau.
Il est arrivé.
C’est là, devant lui, dans cette petite pièce faiblement éclairée par la lumière d’une veilleuse, c’est là qu’est son frère, ou plutôt le détenteur de l’héritage qu’il veut avoir par n’importe quel moyen, – ce moyen fut-il un crime !
À gauche est la porte de la chambre d’Anna, la cause innocente du drame qui va se jouer.
Antoine se dirige vers cette porte, l’entrouvre, écoute pendant quelques secondes, puis revient… Tout est correct de ce côté-là.
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Le remède a fait son effet, car la jeune fille dort d’un sommeil profond.
Il n’y a donc plus, pour Antoine, qu’à pousser la porte entrouverte devant lui pour se trouver en présence de son frère…
Mais il a une minute de suprême hésitation, un dernier combat à soutenir, une victoire décisive à remporter sur sa conscience, qui regimbe, malgré lui.
La bataille n’est pas longue.
Antoine saisit brusquement la poignée de la porte et s’introduit à pas de loup dans la petite pièce. Mais, si peu de bruit qu’il ait fait, ce bruit a été suffisant pour éveiller Pierre Bouet.
Le bonhomme, en ouvrant les yeux, voit à proximité de son lit cette espèce de fantôme à longue barbe, drapé dans un grand manteau. Il pousse un cri étouffé :
— Ho ! ho ! qui est cela ?
Et il va pour saisir le cordon de la sonnette. Mais l’autre l’a prévenu, en disant :
— C’est inutile… On ne t’entendrait pas.
Le bras du malade retombe sur la couverture.
— Que me voulez-vous ? Qui êtes-vous ? demande-t-il d’une voix terrifiée.
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Qui je suis ? répond l’inconnu : tu le sauras bientôt. – Ce que je veux ?… Justice.
— Je vous ai donc fait tort ? reprend Pierre Bouet, convaincu qu’il a affaire à un revenant.
— Oh ! oui, bien tort !
— Je réparerai.
— C’est ton devoir.
— Je vous ferai dire des messes, je prierai pour votre âme.
— Je n’ai que faire de tes messes, et mon âme est bien là où elle est.
— Malheureux ! vous ne voulez pas de messes ?… Vous vous trouvez bien dans le purgatoire ?…
Et le père Bouet se signe avec frayeur.
— Hé ! hé ! ricane le sinistre personnage, tu me crois donc mort, vieux pingre !… En effet, ça ferait peut-être mieux ton affaire : tu jetterais à mes os l’aumône de quelques messes, et tout serait dit !… Mais détrompe-toi : je suis vivant, et je ne me contenterai pas d’une bouchée de pain.
— Qui donc êtes-vous ? Cette voix ! murmure le vieillard ahuri.
— Regarde ! se contente de répondre
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l’autre, en se dépouillant brusquement de sa barbe et de son manteau.
— Antoine ! mon frère ! gémit le bonhomme. Que viens-tu faire ici, à cette heure, malheureux ?
— Je te l’ai dit, je viens pour obtenir justice.
— Eh ! bon Dieu, quel justice demandes-tu de moi ?
— Je veux t’empêcher de jeter dans les bras d’une étrangère le dernier lambeau de l’héritage de notre famille.
— D’une étrangère ! De qui veux-tu donc parler ?
— Hé ! de qui parlerais-je, si ce n’est de cette fille de malheur, qui dort à quelques pas d’ici !
— D’Anna ?
— Parbleu !
— Comment, c’est de ma fille chérie, de mon enfant adorée, que tu parles en pareils termes ?
— Oui !… Et quand tu l’appellerais un million de fois ta fille, elle n’en serait pas moins une étrangère, une enfant trouvée, une inconnue qui prend ici la place de tes parents légitimes…
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Chut ! malheureux, elle pourrait t’entendre.
— Oh ! quant à cela, ce n’est guère à craindre, monsieur mon frère, car elle aura le sommeil passablement dur cette nuit.
Le vieillard eut un soupçon terrible, qui le fit tressauter sur son lit.
— Misérable ! s’écria-t-il, tu l’as empoisonnée ! Au secours ! Il est peut-être encore temps de la sauver !
Et il fit un violent effort pour se jeter hors de sa couchette. Mais Antoine le força à se coucher et lui dit tranquillement :
— À ton tour, ne parle pas si haut et calme tes alarmes : la fille de je ne sais qui n’est qu’endormie ; elle s’éveillera comme de coutume, demain matin.
Pierre Bouet respira, mais sa physionomie bouleversée exprimait une angoisse qui allait jusqu’à la souffrance. Antoine commençait à l’épouvanter sérieusement.
Cependant il fit un effort pour recouvrer son énergie et, montrant la porte à son frère, dit :
— Crois-moi, Antoine, ne va pas plus loin dans ton entreprise criminelle… Je sais où tu veux en venir, et mon devoir est de te
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déclarer que tu ne gagneras rien par de semblables moyens ! Retourne chez toi… Personne ne t’a vu venir, j’espère, et je tâcherai d’oublier une démarche insensée.
Le beau parleur fit entendre un petit ricanement ironique.
— Oui-dà ! répliqua-t-il, tu penses m’éconduire de cette façon, frère sans cœur !… C’est que tu ne connais pas qui je suis et ce dont je suis capable ! Tu vas l’apprendre. Mais, auparavant, mets-toi bien dans l’idée que je ne sortirai pas d’ici avant que tu ne m’aies donné satisfaction.
— Enfin ! qu’exiges-tu ! quelle satisfaction te faut-il ? demanda Pierre, fort agité.
— Je veux d’abord que tu me dises si réellement tu as fait un testament.
— Oui, j’en ai fait un.
— Qui est ton légataire universel ?
— Ma fille, naturellement, – à la charge par elle de donner cent louis à ton garçon.
— Mon garçon n’a que faire des aumônes de cette voleuse-là !
— C’est lui qui en décidera, quand il sera majeur, répondit froidement le père Bouet.
— D’ici là, il coulera bien de l’eau dans la rivière ! murmura Antoine d’une voix menaçante.
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Puis, se redressant à deux pas de son frère, le bras levé :
— Écoute, Pierre, et grave bien dans ta pensée le serment que je vais faire : Je jure sur ma part du Paradis que si l’étrangère hérite de toi, au détriment de mes enfants, je ferai de sa vie une existence tellement épouvantable, qu’elle souhaitera la mort comme une délivrance…
— Antoine !
— Je jure de la martyriser par tous les moyens possibles, de lui susciter des misères, des ennemis, de la perdre de réputation, de lui rendre enfin le séjour de cette paroisse impossible…
— Mon frère !
— Je la frapperai dans ses amis, dans ses affections, dans ses goûts même, comme je l’ai déjà frappée dans ses amours !
— Malheureux ! malheureux !
— Elle n’aura ni trêve, ni repos. Plus elle sera abattue, plus je redoublerai mes coups. Mes enfants et moi, nous mangerons le pain noir de la misère ; mais, elle, ce sera du pain trempé de larmes !
Le père Bouet était terrifié. Le vertige faisait tournoyer les objets devant ses
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yeux. Il fit le geste de joindre les mains et supplia, avec des sanglots dans la voix :
— Antoine, mon frère, rétracte ce serment impie, ce serment monstrueux !
— Je le renouvelle, au contraire ! fit Antoine d’un ton implacable.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit le malade, portant la main à son front, prêt à éclater.
— Et, pour que tu ne te fasses aucune illusion sur son accomplissement, continua le misérable Antoine, je vais te dire ce que j’ai fait, ou plutôt ce que ta folle prédilection pour cette étrangère m’a poussé à faire…
— Arrête ! arrête ! murmura Pierre Bouet, épuisé.
Mais l’autre, sans tenir compte de cette prière :
— Tu n’avais pas d’enfants… J’avais raison de compter sur ton héritage pour ma petite famille, lorsque cette fille du hasard est venue se jeter en travers de mes légitimes espérances. Eh bien ! de concert avec la mère Démone, je l’ai fait disparaître ! et son sort allait être fixé irrévocablement, lorsque cet imbécile d’Hamelin l’a sauvée.
— Infâme ! murmura le vieillard.
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Antoine poursuivit :
— Ce même Hamelin était amoureux de ta fille d’adoption ; elle aussi l’aimait ; ils allaient être heureux !… J’ai détruit ce rêve en dénonçant le contrebandier aux autorités douanières.
— Lâche !
— Ce n’est pas tout… Ambroise Campagna avait conçu et formé le projet de forcer la mère Démone à dénoncer ma prétendue complicité dans la disparition d’Anna !… Je l’ai prévenu en étranglant de mes propres mains la Démone et en mettant le feu à sa cahute.
— Assassin !
— Mais j’avais agi avec trop de précipitation, cette fois !… La sorcière n’était pas tout à fait morte et put être sauvée des flammes par ce même Campagna, à qui je réserve une leçon dont il se souviendra. Elle fut tenue au secret chez maître Ambroise, qui la réservait pour me confondre… Eh bien ! demande-lui donc, à ce garçon qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, ce qu’est devenu son témoin à charge contre moi !… Il te répondra : Disparue ! – Et moi, j’ajouterai : Morte ! au fond de l’eau !
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Le père Bouet poussa un gémissement inarticulé. Son cerveau se congestionnait et ses idées devenaient confuses.
Antoine reprit, avec un redoublement de violence concentrée :
— Comprends-tu maintenant, Pierre Bouet, que je ne suis pas ici pour faire de vaines menaces et que je suis homme à accomplir un serment ?
Un oui à peine compréhensible s’échappa des lèvres du malade.
— Eh bien ! alors, acheva le bandit, décrochant un crucifix appendu à la muraille, si tu ne veux pas que ta fille soit toute sa vie malheureuse, jure-moi sur ce signe sacré de notre rédemption que tu changeras ton testament dès demain, de façon à ce que mes enfants soient tes seuls héritiers.
Le père Bouet, n’ayant presque plus conscience de ses actes, tendait vers le crucifix sa main valide ; il allait jurer ;… il allait dépouiller l’enfant qu’il chérissait par-dessus tout !…
Mais un flot de sang lui monta au cerveau ; sa main retomba : il fit entendre deux ou trois soupirs… Puis il demeura immobile.
Il était mort !
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Antoine resta un instant pétrifié. Pour la première fois, peut-être, sa conscience se révolta pour lui montrer toute l’horreur de l’acte qu’il venait de commettre. Il frappa du poing son front livide et s’écria, dans un gémissement de désespoir :
— Tout est perdu !… J’ai tué mon frère !
Puis, chancelant, les cheveux collés aux tempes par une sueur d’agonie, blême de terreur, se heurtant partout, le fratricide rentra chez lui, courbé sous le poids vengeur de son crime.
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Quatrième partie
 
Le doigt de Dieu
 
 
I
 
Au pouvoir de l’enne
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mi
 
L’émotion fut grande, le lendemain matin, quand on apprit la mort de Pierre Bouet.
Les voisins accoururent de plusieurs arpents à la ronde, dès la pointe du jour, – la nouvelle ayant volé de porte en porte, comme une dépêche endossée : Faites suivre.
À huit heures, la maison était envahie par une foule de parents et d’amis des deux sexes, sincèrement affligés et discourant à voix basse sur la position faite à l’orpheline par cette mort inattendue.
Antoine était arrivé depuis peu et se montrait très affairé, tout en s’épongeant les yeux à tour de bras avec un immense mouchoir à carreaux rouges et jaunes.
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C’est qu’il pleurait de vraies larmes, le crocodile !
Sa longue figure, déjà si lugubre, avait un véritable aspect de saule pleureur après une averse, et Campagna lui-même se laissait prendre à cette tristesse irrécusable.
— Lui resterait-il un peu de cœur ! ne pouvait-il s’empêcher de penser.
Quant à l’orpheline, au sortir d’un sommeil lourd et peuplé de visions terribles, elle avait été la première à constater la mort de son père adoptif. Un cri perçant, échappé de sa gorge contractée par l’horreur, avait éveillé toute la maison…
Les engagés et la servante étaient accourus… Ils avaient trouvé la jeune fille étendue sans connaissance auprès de la couche funèbre où gisait le vieillard… On l’avait transportée sur son lit, et Joséphine lui donnait les premiers soins.
Ce jour-là et le suivant, tout fut en émoi dans la maison… On eût dit une hôtellerie bien achalandée, tant il y eut de va-et-vient et tellement il y circula de curieux, sympathiques ou indifférents.
Après avoir pris le consentement de l’orpheline, absolument incapable de rien
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diriger, vu son état de prostration, Antoine s’était constitué majordome et voyait à tout, avec un flegme, une discrétion, une célérité de véritable croque-mort.
Tout lui passa par les mains : l’ensevelissement du défunt, la disposition de la chambre mortuaire et les autres mesures à prendre en vue des funérailles.
La digne Eulalie, son épouse, ne demeurait pas, non plus, inactive. Elle s’était emparée de la batterie de cuisine et faisait bravement œuvre de ses dix doigts.
Ne fallait-il pas que toutes ces bonnes gens, venus pour rendre un dernier hommage à son beau-frère, eussent au moins quelque chose à se mettre sous la dent !
Aussi cuisinait-elle de la belle façon !
Lorsque, deux jours après, Pierre Bouet eut été conduit à sa dernière demeure par un grand concours d’amis, venus de toutes les paroisses de l’île d’Orléans, un point d’interrogation se dressa en face de bien des gens : Y avait-il un testament, et quelle en était la teneur ?
Cette double question donna lieu à bien des suppositions et fut la source d’une foule de commentaires anticipés… dans
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lesquels la pauvre Anna ne fut guère épargnée.
Le peuple des campagnes est féroce sur les questions d’intérêt, et, comme son cousin le paysan français, tout à fait intraitable lorsqu’il s’agit d’héritage.
Aussi les murmures furent-ils nombreux et malveillants quand la rumeur publique annonça que Pierre, – comme l’avait fait Marianne, – ne laissait qu’une aumône aux enfants de son frère unique et instituait sa fille adoptive, Anna, légataire universelle.
De ce jour, la pauvre jeune fille, – l’étrangère, comme on l’appela, – fut jugée et mise au ban de l’opinion, tandis que le fratricide recueillait toutes les sympathies.
Ainsi va le monde !
Mais ce qui parut singulier à bien des gens, c’est qu’Antoine Bouet reçut cette tuile sans broncher et prit la chose en vrai philosophe.
Pour le coup, la sympathie se changea en admiration, et il n’y eut qu’une voix, dans toute l’île d’Orléans, pour prôner le désintéressement de ce modèle des pères.
La vérité, pourtant, c’est qu’Antoine rageait dans son for intérieur. La colère rugissait en dedans de lui-même, sans qu’il
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y parût le moins du monde, et il se promettait bien de manœuvrer assez habilement pour mettre à néant les dispositions testamentaires de son scélérat de frère.
Mais… comment s’y prendre ?… Que faire en présence d’un acte aussi authentique, aussi formel, qu’un testament notarié ?
De ce côté-là, rien à tenter, évidemment !
Mais l’héritière était mineure !… Il devait s’écouler encore près de quatre années avant qu’elle pût entrer légitimement en possession de son legs, – et d’ici là !…
Antoine n’allait pas plus loin, pour le quart d’heure, dans son raisonnement… Mais il entrevoyait vaguement tous les fils d’une trame à ourdir, bien qu’ils lui parussent encore emmêlés et diantrement difficiles à débrouiller.
En attendant la maturité de son plan, il faisait contre fortune bon cœur et semblait voué entièrement aux intérêts de sa nièce adoptive.
Et, d’abord, le notaire ayant déclaré une assemblée de parents indispensable, cette réunion eut lieu et le nomma, – lui, Antoine – tuteur de l’enfant mineure, Anna Bouet, à l’unanimité des membres présents, – moins Ambroise Campagna.
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L’opposition de ce dernier lui valut d’être promu au grade honorifique de subrogé-tuteur.
— J’accepte, dit le vieux garçon en regardant Antoine, et je vous promets de surveiller avec la plus grande attention les intérêts que vous me confiez.
— Nous serons deux pour avoir soin de cette chère enfant, répliqua hypocritement Antoine. Pas besoin de se demander si elle va être dorlotée !
Et un méchant sourire détendit l’arc de ses lèvres minces.
Campagna se contenta de répondre :
— Je veux croire en ta sincérité, Antoine… Autrement, vois-tu, je serais obligé de te dire que j’entends jouer mon rôle de protecteur très sérieusement.
Antoine pâlit, et son regard s’alluma, mais ça ne fut qu’un éclair.
— Parbleu ! fit-il. On ne te nomme pas à une fonction aussi importante pour apprendre à ma filleule la manière d’habiller une catin. Le subrogé-tuteur est le surveillant du tuteur… C’est un rôle qui te convient.
— Voilà pourquoi je l’accepte, dit froidement Ambroise.
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Antoine redressait sa longue échine pour riposter, lorsque le notaire, voyant la tournure que prenait la conversation, s’empressa d’y couper court, en donnant aux deux compères des explications détaillées sur les devoirs de leur charge et les droits qu’elle leur conférait.
Cette intervention dissipa l’orage qui menaçait, et les deux dignitaires légaux se séparèrent, en se faisant des yeux féroces.
Ambroise Campagna rentra chez lui promptement, assez satisfait du résultat de l’assemblée. S’il n’avait pu empêcher sa petite protégée d’échoir à son misérable parrain, du moins il pouvait se dire : Je serai là, moi, entre elle et lui ; je veillerai, et le diable sera bien fort s’il m’empêche de parer les coups !
Et l’excellent garçon tendait son poing fermé vers le logis de son supérieur hiérarchique, le tuteur Antoine.
Quant à celui-ci, il prit le chemin des écoliers pour regagner sa demeure. Non pas qu’il se complût à badauder ci et là… Mais c’est qu’il n’ignorait pas ce qui lui pendait au bout du nez en réintégrant le domicile conjugal ; et toutes ces transes se
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résumaient en un seul, mais formidable mot : Eulalie !
Finalement, après maintes allées et venues, nombre de tours et de détours, il se dit philosophiquement : Ah bah ! puisque la chose est inévitable, autant tout de suite qu’un peu plus tard : allons recevoir l’averse.
Et il pénétra chez lui, avec des allures de triomphateur.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’on entendait du chemin royal les glapissements d’Eulalie…
L’averse tombait !
…………………………………………
 
Une vie nouvelle allait donc commencer pour notre intéressante héroïne, vie bien différente, hélas ! des heureux jours qu’elle avait coulés entre son père adoptif et l’excellente Marianne.
Mais… à quoi bon relater par le menu les souffrances morales de ce jeune cœur qui, jusque-là, n’avait connu que l’amour et la joie !
Ces choses-là ne se racontent pas, et c’est leur continuité qui en fait une torture sans nom.
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Une piqûre d’épingle n’est rien. Mais cent, mais mille piqûres d’épingles, se succédant sans relâche, avec la régularité de la persécution systématique, organisée, voilà un supplice bien autrement cruel qu’une large blessure, une fois faite !
Et, pourtant, telle fut la nouvelle existence d’Anna, sous la domination de son tuteur.
Pas une heure où elle ne sentît planer au-dessus de sa tête la haine vigilante de son parrain et de sa marraine !… Pas un jour sans que cette haine idiote et perfide ne se traduisit par quelque mesquine vexation ! Ajoutez au mauvais vouloir des parents… l’amour du fils, – oui, l’amour, un amour tyrannique et bête, comme celui qui l’éprouvait !
En effet, ce lourdaud de Ti-Toine, pour épais et matériel qu’il fût, n’en avait pas moins été atteint au plus sensible par une des flèches du dieu malin.
Il ne manquait plus que cela à l’orpheline !
Et, le jour où elle s’aperçut enfin que son gros cousin l’aimait, la pauvre
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enfant pleura abondamment, seule dans la mansarde où on l’avait reléguée.
Expliquons-nous.
Si l’héritière de Pierre Bouet logeait maintenant dans une mansarde, c’est qu’Antoine et sa famille habitaient, eux, le reste de la maison, léguée à l’orpheline.
Antoine s’était, en effet, installé chez son frère dans les huit jours qui suivirent sa nomination comme tuteur. Sa maison, à lui, était trop délabrée, disait-il – et il disait vrai – pour recevoir une jeune fille élevée dans l’aisance, comme l’avait été sa pupille… D’un autre côté, cette dernière ne pouvait vivre seule avec une servante, – ce qui eût fait jaser la paroisse… Il valait donc mieux, tout bien considéré, que lui, le tuteur se transportât, avec sa petite famille, chez elle…
Ce qui avait été fait sans plus de cérémonies.
Donc, maître Antoine, dame Eulalie, Ti-Toine fils et Maria-Claudia se gobergeaient à qui mieux-mieux dans l’immeuble appartenant à leur nièce et cousine… en Notre-Seigneur, comme ajoutait invariablement Antoine.
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La jolie famille de serpents et de serpenteaux que réchauffait là le foyer béni qui avait vu grandir l’Enfant mystérieux !
Ah ! si le bon saint Pierre, porte-clefs inamovible des célestes palais, eût donné au père Bouet une permission de sortie pour une toute petite journée, comme le bonhomme vous aurait eu vite balayé cette vermine !
Mais, voilà !… Ces permis ne s’accordent pas, – ou plutôt ne s’accordent plus, dans ce siècle pervers où nous vivons.
Et, pourtant, comme elles montaient, chaudes et ardentes, vers son père adoptif, les prières trempées de larmes de la pauvre enfant deux fois orpheline !
Ne viendrait-il donc jamais un sauveur ?
Ce n’est pas un seulement qui devait venir : c’est deux, c’est trois !
Mais ne soulevons pas, avant le temps marqué par la Providence, le voile de l’avenir.
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II
 
Exploits… chevaleresques de Ti-Toine
 
Deux années s’écoulèrent de la sorte, sans amener de changements notables dans la situation respective de nos personnages.
Antoine tissait sa trame et attendait son heure.
Campagna observait.
L’orpheline, elle, souffrait sans se plaindre.
De toutes les petites persécutions, à peine voilés maintenant, qu’elle avait à endurer, la plus ennuyeuse, la plus agaçante, la plus tenace lui venait de son cousin Ti-Toine, le gros joufflu que l’on sait.
Secrètement encouragé par ses parents, cet idiot-là prenait son rôle de prétendant au sérieux – quand ce n’était pas au tragique.
Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas le physique d’un héros de roman, Ti-Toine !… Gros, court, la tête énorme, des yeux bleus faïence à fleur de peau, le nez busqué en camard, la bouche lippue, il aurait été parfaitement chez lui dans quelque c
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oin perdu de la Forêt-noire, quand le bon Lafontaine écrivit son Paysan du Danube.
Avec cela, amoureux comme un berger et jaloux comme un Espagnol !
Anna ne pouvait faire un pas sans l’avoir sur les talons ou sans se heurter à lui. Il la couvait sans cesse de son regard sans lumière et la contemplait béatement, la bouche entrouverte.
Cela devenait énervant, horripilant, au point que la jeune fille prenait souvent « ses jambes à son cou » et courait sans vergogne pour échapper à ce cauchemar vivant.
Alors, Ti-Toine se mettait à pleurer et allait confier ses chagrins d’amoureux au giron maternel.
Pas besoin de se demander si la douce Eulalie bondissait et si l’étrangère en attrapait des bordées d’injures… sans les entendre, cela se conçoit.
Antoine, à son tour, était mis au courant par sa femme, qui ne manquait pas de charger le tableau outre mesure et de demander les plus noires vengeances.
La plupart du temps, le mari se contentait de dire :
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Patience, femme : ça viendra ; il faudra bien que ça vienne !
Eulalie, qui connaissait son homme et savait de quoi il était capable, refoulait son ressentiment et se calmait pour un temps.
Mais c’était sans cesse à recommencer, car le gros Ti-Toine devenait plus amoureux et plus bête d’un jour à l’autre… Il avait constamment la larme à l’œil et ne finissait pas de pleurnicher dans le tablier maternel.
C’est le fouet qu’il aurait fallu donner à ce braillard imbécile… Mais la tendre Eulalie était loin de partager cet avis, – je vous prie de le croire.
Elle s’attendrissait d’abord sur le chagrin de son gros fils ; puis, sans transition, elle entrait dans des colères folles contre sa filleule, – laquelle était bien à cent lieues de se douter des tempêtes que soulevait son indifférence à l’endroit du cousin Ti-Toine.
Cependant, une note gaie traversait parfois le hourvari de ce concert en bémol.
C’est ainsi qu’une après-midi du mois de juillet, Ti-Toine arriva comme une bombe à la maison… Il pleurnichait à chaudes larmes et se précipita, sans crier gare, sur les genoux pointus de sa mère.
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Le cœur de la douce Eulalie en fut tout chaviré, – à tel point qu’elle n’acheva pas une série d’invectives fortement salées qu’elle était en train de servir à son mari.
— Qu’as-tu, mon gros Toutou ? demanda-t-elle vivement à son fils, tout en relevant avec ses deux mains la trogne ruisselante du désolé garçon.
— J’ai… que je veux aller me périr dans le puits, là ! répliqua Ti-Toine entre deux sanglots.
— Te périr, sainte Eulalie, ma patronne !
— Oui, oui… et pas plus tard que bien vite.
— Et pourquoi te périr, mon chat ?
— Parce que… elle ne veut pas m’aimer.
— Qui ça, mon chéri ?
— Anna, donc !
— Eh quoi ! cette petite engeance ?
— Justement… Elle m’a dit de cesser de la suivre comme un chien…
— La gueuse !
— Et de ne plus me cacher dans les sapinages pour la guetter quand elle va chez les Campagna.
— La pimbèche ! Comme si ton regard la salissait, cette demoiselle !
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C’est que… je lui fais peur, vois-tu.
— Tu lui fais peur !… Comment ça, mon garçon ?
— Voilà !… Hi ! hi ! hi !… Je me cache dans les branches, le long du chemin… Puis, quand elle passe, je me sacre « à quatre pattes » devant elle en hennissant et ruant comme un poulain… C’est drôle, ça, pourtant ! Eh bien, elle, ça la fâche. Si elle m’aimait, ça lui ferait plaisir, au contraire. Pas vrai, m’man ?
La mère ne pouvait répondre, et pour cause. Renversée en arrière sur sa chaise, elle riait d’un rire tellement aigu, que les vitres des châssis en tintaient.
Antoine, lui, avait la figure coupée en deux par un sourire d’une oreille à l’autre.
Ce que voyant, Ti-Toine éclata à son tour si formidablement, que le chien se mit à japper, le chat à miauler et que Maria-Claudia descendit du grenier pour s’enquérir de ce qu’il y avait de si drôle « en bas. »
Cette explosion d’hilarité durait encore, quand Anna fit son entrée.
— Comme vous voilà joyeux ! dit-elle.
— Ha ! ha ! ha ! beugla Ti-Toine.
— Hi ! hi ! hi ! glapit sa sœur.
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Hé ! hé ! hé ! miaula Eulalie.
— Hem ! hem ! toussa Antoine, reprenant le premier son sérieux.
— Qu’y a-t-il donc de si amusant ici ? demanda de nouveau l’orpheline, avec un pâle sourire.
— C’est de moi que nous rions tous ensemble ! put enfin dire Ti-Toine, qui se reprit à éclater comme un tonnerre.
— C’est de toi que tu ris tant que ça ! fit remarquer l’orpheline avec étonnement.
— Eh oui, justement ! fit Ti-Toine avec un naïf orgueil. C’est que c’est cocasse, va… Tu sais bien… quand je fais le poulain dans le chemin du roi : hi-han !… hi-han ! !
Et, se précipitant à quatre pattes, Ti-Toine envoya vers le plafond trois ou quatre ruades des mieux conditionnées, avec accompagnement de hihan ! hihan ! si bien réussis, qu’une jument s’y fût trompée.
Malheureusement, dans la sincérité de ses efforts, le brave garçon perdit tout contrôle sur son ventre, – lequel en profita pour faire entendre, lui aussi, un hi-han de sa façon, qui n’était pas dans le programme, à coup sûr, quoique supérieurement… henni.
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Ce coup de… jarnac termina la représentation ; car Ti-Toine, « riant jaune, » cette fois, enfila la porte et prit la clé des champs.
La figure de l’oncle Antoine se rembrunit.
Celle de la tante se pinça.
Quant aux deux cousines, elles en eurent pour jusqu’au coucher à pouffer de rire dès qu’elles se regardaient.
L’auteur de tout ce vacarme ne rentra qu’à la nuit noire, bien décidé à ne pas recommencer de sitôt ses exercices… chevaleresques.
 
 
III
 
La Dame blanche
 
Et c’est ainsi que, chez le tuteur de notre intéressante héroïne, les jours succédaient aux jours, les mois aux mois, les années aux années, – étapes jalonnées de pierres noires et blanches.
Malheureusement, ils étaient rares les jours à marquer d’une pierre blanche, comme le faisaient les anciens : Albo notanda lapillo.
Et plus les événements s’accumulaient derrièr
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e ce vieillard morose que la cosmogonie païenne a appelé le Temps, plus aussi le ciel paraissait s’assombrir au-dessus de la tête de l’Enfant mystérieux.
Nous venons de la voir rire comme une petite folle à… l’audition de l’accident arrivé au jeune Bouet.
Mais, – ne nous y trompons pas, – il y avait la force majeure… Ces petites infortunes n’ont jamais fait pleurer personne, que nous sachions, à moins que ce n’ait été par excès d’hilarité, s’entend.
D’ordinaire, la jeune fille est sérieuse et se laisse doucement bercer sur les molles vagues de la mélancolie.
Et, chose remarquable, cette gravité coïncide avec un événement qui a beaucoup étonné les gens de Saint-François, deux années auparavant. Nous voulons parler de l’arrivée chez la veuve Hamelin d’une vieille femme à chevelure blanche, et toujours vêtue de flanelle de cette même couleur blanche.
On se rappelle avoir entrevu, – la nuit de la capture de l’Espérance par les douaniers, – cette espèce de blanc fantôme émergeant à mi-corps de la cage de l’escalier qui conduisait à la chambre du capitaine…
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On se souvient que le second, Marcel, en l’apercevant, avait murmuré d’une voix émue : « La Folle !… Pauvre femme !… Elle flaire la tempête ! »
De son côté, l’étrange apparition, après avoir inspecté les quatre points cardinaux, s’était prise à marmotter d’étranges choses : « La tempête ! toujours la tempête !… Et la mer qui gronde !… Et les vagues qui s’élèvent !… Et le vent qui mugit !… Nous allons périr, capitaine… Vite, prenez ma fille !… Je vous la confie… Sauvez-la ! sauvez-la ! »
Puis quelque chose comme un sanglot avait étouffé cette voix terrifiée… Et l’apparition s’était évanouie dans les ténèbres de la cabine.
Or, c’était précisément cette malheureuse que le brave Hamelin avait conduite chez lui et confiée à sa mère, dans l’espoir de recueillir plus tard des renseignements qui lui permettraient de la rendre à sa famille.
Le chef mic-mac, Michel Agathe, qui lui avait mis entre les mains cet étrange dépôt, n’avait pu lui donner d’autres renseignements que ceux déjà connus de nos lecteurs.
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Vers la fin de septembre 1840, un grand navire – qu’il sut plus tard s’appeler le Swedenborg – avait fait naufrage sur les dunes entre le grand et le petit Miquelon, deux îles françaises qui gisent en face de la côte sud de Terre-Neuve… Le lendemain, une femme attachée à la hune d’un tronçon de mât atterrissait dans la Baie de Fortune où la tribu mic-maque était campée. Cette femme n’avait plus qu’un souffle de vie, et elle était folle. Les sauvages ont un étrange respect pour les êtres privés de raison. Ils prirent soin de la pauvre femme, l’adoptèrent et eurent toujours une affection véritablement filiale pour celle qu’ils appelaient dans leur foi naïve : l’Amie du bon Dieu.
En attendant que ses démêlés avec sa vieille ennemie la Douane fussent réglés, le capitaine avait conduit sa protégée chez sa mère.
Puis, sa goélette, avec la plus grande partie de son chargement, ayant été confisquée, il avait lui-même repris la mer…
Et, depuis lors, c’est-à-dire depuis deux ans, on n’avait reçu aucune nouvelle de lui.
La veuve Hamelin vivait donc seule
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avec l’étrange créature, que les sorciers de l’île ne tardèrent pas à appeler la Dame blanche, – encore qu’ils ne connussent aucunement l’opéra de Boïeldieu qui porte ce nom.
Quand nous disons seule, nous faisons une petite erreur, – à moins toutefois que maître La Gaffe, ex-matelot de l’Espérance, ne compte pas pour une unité dans la grande famille humaine.
Ce loup de mer émérite, grand chiqueur devant l’Éternel et loustic de premier ordre, par-dessus le marché, avait en effet été institué majordome de la mère de son capitaine et s’acquittait en conscience de ses importantes fonctions.
Cela chiffonnait bien un peu le brave marin d’être devenu un fainéant de terrien… Mais, que n’eût pas fait La Gaffe pour rendre service à son capitaine !
Ajoutons que l’excellent matelot aimait et respectait d’une façon tout à fait singulière la pensionnaire toujours silencieuse et grave de sa maîtresse, – qu’il nommait, comme tout le monde, la Dame blanche.
De son côté, Anna n’avait pas tardé à se prendre d’une singulière amitié pour cette
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malheureuse femme, si douce et si triste. Dans les premiers temps, elle éprouvait un véritable saisissement quand elle la rencontrait, marmottant d’étranges choses sans suite et toujours interrogeant les quatre points cardinaux, comme un marin sur le pont de son navire.
Mais la folle lui avait témoigné tant de plaisir de la voir, de la caresser, que l’orpheline avait bientôt surmonté toutes ses craintes pour s’abandonner entièrement au doux penchant qui l’entraînait irrésistiblement vers la bonne Dame blanche.
Et c’était, ma foi, un charmant tableau à contempler que cette belle jeune fille, dans toute la splendeur de ses dix-neuf ans, entourant de son bras demi-nu la taille maigre de la pauvre insensée dont la chevelure toute blanche se mêlait à ses boucles blondes !
On eût dit une nouvelle Antigone guidant une Œdipe femelle, frappée d’une cécité bien autrement terrible que celle du roi antique : la cécité de l’intelligence !
Il ne s’écoulait pas un beau jour ensoleillé, que les voisins émus ne vissent ce couple si disparate aller et venir lentement sous les arbres qui bordent la côte.
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Que pouvaient se dire cette enfant et cette femme, – la première d’une gravité précoce, la seconde noyée dans l’épais brouillard où s’agitait confusément le chaos de ses pensées ?
La plupart du temps, des riens…
Mais il arrivait quelquefois que les hasards d’une conversation à bâtons rompus, dans laquelle Anna faisait presque tous les frais, amenait sur les lèvres de la Dame blanche de singulières exclamations, – lambeaux de souvenirs ou demi-visions dans le nuage du passé…
Ainsi, une après-midi qu’il ventait frais, la jeune fille avait conduit sa « vieille amie » jusqu’au bord de la côte.
La mer était haute et déferlait avec fracas sur le sable du rivage.
Plusieurs grands vaisseaux, couverts de toile, défilaient rapidement, remontant le fleuve…
La folle, debout, le cou tendu, les yeux fixes et se faisant un abat-jour de sa main ouverte, regardait avec une ténacité singulière cette flottille, que poussait vers Québec une grosse brise de vent d’est…
Tout à coup surgit de derrière les îles un des
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grands paquebots de la ligne Allan, – le Scandinavian.
La Dame blanche reçut comme un choc en plein cœur… Elle chancela et, se tournant vers sa compagne, elle prononça un nom : Richard !
Puis son bras se tendit vers le fleuve et son doigt suivit le vaisseau jusqu’à ce qu’il se fût perdu dans l’éloignement.
— Richard ! Richard !… répéta la jeune fille, toute émue, sans savoir pourquoi.
— Oui, oui… c’est Richard… continua la folle à demi-voix et comme se parlant à elle-même.
Puis, brusquement, elle se laissa choir sur les genoux, disant :
— Remercions Dieu, veux-tu !
Anna fit comme le désirait sa compagne. Un trouble inconnu se répandait en elle… et, sans qu’elle s’en rendît compte, le cœur qui battait comme à l’approche d’un événement attendu, mais redouté.
Elle commença lentement cette admirable prière enseignée aux hommes par le fils de Dieu lui-même, – l’Oraison dominicale : Notre Père qui êtes aux Cieux, etc…
Mais ce nom de père, passant de son cœur
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à ses lèvres, avait une saveur de tendresse inconnue d’elle jusqu’à cette heure…
Elle s’y arrêta quelques secondes, pendant que son regard mouillé suivait le paquebot, et le nom de Richard vibrait toujours dans sa poitrine.
Quand, enfin, le vaisseau se fut tout à fait fondu dans les ombres naissantes du soir, les deux femmes rentrèrent chez elles, – la Dame blanche agitée comme on ne l’avait jamais vue, Anna toute remuée par un trouble à l’intérieur dont elle ne se rendait pas compte.
 
 
IV
 
Un mot sur le magnétisme – Le spleen anglais
 
Le magnétisme animal n’est pas ce que pense le commun des mortels : un des mille artifices de la science, un trompe-l’œil, un attrape-nigauds.
Il existe, comme son congénère, l’électrici
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té.
Seulement, ce dernier agent est bien plus avancé que le premier dans le domaine scientifique : ce qui est dû probablement à ce que l’électricité se montre de jour en jour plus utile et plus applicable aux diverses branches de l’industrie humaine.
Pourtant, le magnétisme animal n’a pas dit son dernier mot, et il réserve peut-être aux générations futures tout un monde de solutions à des problèmes que nous, prétendus savants du dix-neuvième siècle, nous sommes impuissants à déchiffrer et dont l’X mystérieux semble nous défier.
Lisez de Mirville : – Les Esprits.
Est-ce qu’il n’existe pas réellement – dans l’éther qui nous enveloppe – des millions d’esprits subtiles, impondérables, abstraits, qui seraient tout simplement les agents excitateurs de cette étrange puissance appelée par nous : magnétisme ?
Cette explication n’est ni plus insensée, ni plus lumineuse que toutes les autres théories édifiées à ce sujet.
Elle n’est mise ici debout que pour ne pas trop étonner nos lecteurs quand nous leur dirons que la Dame blanche – qui s’appelait jadis Eugénie Latour – avait réellement
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pressenti l’arrivée de son mari Richard Walpole, passager du Scandinavian.
Il était à bord, comme nous le verrons.
Aux sceptiques qui lèvent ici les épaules, nous disons : Lisez de Mirville et instruisez-vous. Peut-être votre mimique sera-t-elle toute autre !
Shakespeare n’a-t-il pas dit : There are more things in heaven and earth, than are dreamed of in our philosophy… !
Ne rejetons de prime abord rien de ce qui semble en dehors des lois naturelles.
La puissance de Dieu est infinie, et ses agents parfois étrangement singuliers… pour notre discernement.
Donc, – redisons-le, – Richard Walpole, le mari de la Dame blanche, était de fait un des passagers du Scandinavian.
Dès que le paquebot fut en vue de Québec, Richard monta sur le pont, et son regard fiévreux se prit à escalader le promontoire qui sert d’assises à la capitale canadienne, pour errer avec mélancolie vers les hauteurs de Sainte-Foye.
C’était là, derrière les murailles de la citadelle, à l’ouest, qu’il avait connu le bonheur vingt années auparavant ; là qu’il
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avait épousé une adorable jeune femme ; là enfin qu’était née sa fille Anna, ce petit ange potelé et tout rose qu’il n’avait caressé que trois mois, – un instant !
Qu’étaient devenus la mère et l’enfant, partis tous deux sur le Swedenborg, en 1840 ?
Noyés, sans l’ombre d’un doute, puisqu’à son retour d’Angleterre, dans le printemps de 1841, il avait appris en même temps leur départ et la disparition du vaisseau sur lequel ils avaient pris passage, pendant une des plus furieuses tempêtes qui eussent jamais bouleversé le golfe Saint-Laurent.
Depuis lors, en proie à une implacable mélancolie, Richard Walpole avait fait ce que fait tout bon Anglais affligé d’une fortune et obligé de porter sur ses épaules, – jambe de ci, jambe de là, comme le vieillard de Sindbad, – le minotaure national : vulgo, le spleen…
Il avait voyagé, – voyagé dans toutes les parties du monde, voituré par tous les agents de locomotion connus.
Les océans l’avaient bercé en steamships, en bâtiments à voile, et souvent même en simples bateaux de courses, – quand ce n’était pas sur son propre yacht à vapeur, the Desperate, qu’il promenait son ennui.
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Il avait tour à tour chassé le tigre dans les jungles du Bengale et le puma avec les Patagons ; parcouru les contreforts neigeux de l’Himalaya et escaladé les pentes vertigineuses du Chimboraço ; il s’était assis sous la tente du jellah d’Arabie et avait fumé le calumet avec les indigènes de la Nouvelle-Zélande… On l’avait vu même passer tout un long hiver emprisonné dans les glaces du pôle arctique, près de l’île Melville, à la recherche du malheureux explorateur Franklin et de ce passage du Nord-Ouest tant convoité, qui fut l’objet de si intéressantes expéditions…
Bref, Richard Walpole avait parcouru la boule terrestre en tous sens, semant partout ses guinées avec l’insouciance d’un Crésus blasé.
Dire que ce va-et-vient incessant l’amusait, ou même l’intéressait, serait faire une assertion hasardée : ça… l’engourdissait, voilà tout.
Et les trois-quarts des millionnaires ennuyés de la brumeuse Albion ne courent ainsi les mondes, eux pareillement, que pour s’engourdir… par le mouvement.
Donc, Richard Walpole et son spleen
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venaient, l’un portant l’autre, de débarquer à Québec.
La première chose qu’y fit le noble étranger fut une visite à l’amirauté pour savoir si son yacht, parti d’Angleterre quelques jours avant lui, n’était pas signalé par le télégraphe.
On lui répondit que le Desperate venait, en effet, de faire escale à Saint-Jean de Terre-Neuve pour y renouveler sa provision de charbon, et que tout allait bien à bord.
— All right ! se dit Richard… Mais, que vais-je devenir ici, moi ?… Comment tuer le temps ?
Sur dix Anglais riches qui en sont réduits à voir se dresser devant eux cette redoutable question, il y en a cinq qui reprennent le paquebot ou le train, trois qui s’imbibent de brandy, un qui laisse le spleen faire son œuvre, et un… qui se suicide.
Hâtons-nous de dire que Richard Walpole n’adopta aucun de ces moyens usés jusqu’à la corde.
Après avoir revu les lieux où s’étaient accomplis son mariage et la naissance de sa fille, il renoua quelques relations de parenté, constata à l’évidence que le Swedenborg
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avait sûrement péri, corps et bien, en 1840, et ne songea plus qu’à l’arrivée de son yacht, sur lequel il comptait redescendre tranquillement le Saint-Laurent jusqu’à Halifax.
 
 
V
 
Un naufrage providentiel
 
Mais Dieu veillait…
Il veille toujours, Dieu.
Il était écrit que le gentilhomme anglais, après avoir inutilement parcouru le monde pour secouer son spleen, s’en débarrassait inopinément sur le sol canadien.
Las d’attendre le Desperate – qui pourtant alors faisait force vapeur vers Québec – Richard loua une grande chaloupe, embaucha deux matelots, choisit un patron pour diriger l’embarcation et s’éloigna de la ville, qui lui pesait décidément.
Inutile d’ajouter qu’il emportait tout un attirail de chasse et de pêche, – puisqu’il était Anglais et… s’ennuyait !
On partit donc, se dirigeant vers le pet
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it archipel qui saupoudrait le fleuve, à quelques lieues en aval de Québec.
C’était par une belle matinée d’octobre, ni trop chaude ni trop fraîche. Une jolie brise de vent d’est soufflait ferme sur le fleuve. Mais la mer était bonne encore et la brise, très maniable.
Richard, parti ostensiblement pour la pêche et la chasse, se disait avec raison qu’il n’était pas impossible qu’il rencontrât son yacht, que ce vent en poupe devait joliment entraîner vers son propriétaire.
Et l’on tirait bordée sur bordée, de la côte sud à l’île d’Orléans, faisant des conjectures, hélant les navires au passage, sans toutefois comprendre grand-chose aux réponses rapides obtenues.
Cependant, la brise fraîchissait avec le baissant, et l’on s’apprêtait à virer de bord près de l’île d’Orléans, pour prendre une dernière bordée vers l’île Madame, lorsqu’un choc d’une violence inouïe renversa tout le monde…
Le mât de misaine s’abattit et la chaloupe entrouverte s’emplit d’eau, puis, coulant à demi, se coucha sur le flanc.
Il va sans dire que passagers, gréement,
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provisions, etc… tout piqua une tête au beau milieu des vagues et des débris flottants.
Un vrai naufrage !
La chaloupe venait tout bonnement de s’éventrer sur une caye à fleur d’eau, dont on n’aperçoit la tête ronde et verdâtre qu’au moment de l’étiage.
Chacun se tira d’affaire comme il put, non toutefois sans avoir barboté énergiquement à travers le fouillis d’épaves que le clapotis des vagues faisait danser.
Heureusement, on n’était pas loin de terre, car la situation ne manquait pas de gravité.
Enfin, on en fut quitte pour un bain forcé et quelques instants d’émotion ; mais la chaloupe, que les lames portèrent aussi vers la batture de rochers, avait éprouvé de telles avaries, qu’il ne fallait pas songer à s’y rembarquer.
On la déchargea de son gréement, des armes, des cannes à pêche, des provisions de bouche et des autres menus articles que la mer pouvait emporter…
Puis les naufragés, ruisselants d’eau, courbés sous leur charge, gagnèrent la grève,
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moitié riants, moitié penauds, de leur aventure.
Il était alors près de midi.
Un homme en chemise et coiffé d’un chapeau ciré – comme en portent les marins – émergeait du feuillage qui tapisse la côte à cet endroit, paraissant venir au-devant d’eux.
Dès qu’il fut à portée, cet homme cria d’une voix essoufflée :
— Hé ! là-bas !… Es-tu sauvé, tout le monde ?
— Comme tu vois, répondit le patron.
— Tant mieux, mes marsouins… Mais… il faut avouer que vous n’êtes que des mousses pour venir comme ça vous jeter sur les cailloux du rivage…
— Hein !… Qu’est-ce que tu nous chantes là, toi ?… commença le patron, humilié.
— Je dis que vous êtes venus, comme de vrais terriens, vous casser le nez sur la Caye du capitaine, – et ça en plein jour, par une belle brise.
— Trop belle, la brise !… grommela le patron.
— La Caye du capitaine ! répéta distraitement Richard, tout en marchant vers
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l’homme au chapeau ciré… Quel capitaine, mon brave ?
— Le capitaine Hamelin, donc ! répondit l’insulaire : mon ancien commandant, rien que ça !
— Hamelin ! Hamelin !… s’écria Richard avec surprise… Mais c’est mon capitaine, à moi aussi !… C’est-à-dire le capitaine de mon yacht, ajouta-t-il avec un demi-sourire.
— Charles Hamelin ? fit l’autre, se rapprochant, anxieux.
— C’est bien son nom : Charles Hamelin.
— Âgé d’une trentaine d’années ?
— À peu près.
— C’est lui, monsieur, c’est lui.
— Qui ça, lui ?
— Je vous dis que c’est lui, monsieur, mon propre capitaine, à moi, et le fils de sa mère, ici présente, – je veux dire présente sur la côte. Ah ! monsieur, il faut vous dire que je me nomme La Gaffe, que je suis matelot de mon état et que je connais une certaine femme qui va être fière de vous voir. Venez, monsieur, et les autres pareillement. On va vous requinquer à la maison.
— Mais, mon ami… voulut remercier Richard.
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Pas de mais… C’est dit. La chose est simple comme bonjour. Vous avez le gréement tout mouillé : on vous donnera des voiles de rechange à la maison. Allons, y êtes-vous ?
Les étrangers se regardaient, hésitant.
— Qu’appelez-vous la maison, mon brave ? Où se trouve-t-elle, cette maison ? demanda enfin Walpole, prenant son parti.
— À deux pas d’ici, sur la côte… Allons, venez sans cérémonie.
— Ma foi, milord, fit le patron, ça n’est pas de refus… dans l’état où nous sommes.
Et l’honnête marin jeta un regard comiquement désolé sur ses habits tout luisants d’eau.
— Soit, dit Richard. On nous excusera : nous sommes des naufragés.
— Enfin ! s’écria La Gaffe. Dérapons et filons grand largue.
Puis il ajouta en aparté, tout en guidant ses nouvelles connaissances :
— Quelle aventure, nom d’une garcette ! C’est la patronne qui va être surprise !
Les deux matelots restèrent au pied de la côte, à la garde de la chaloupe et de son contenu.
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Un grand feu de branches sèches et de copeaux les mit bientôt en belle humeur, pendant que leurs vêtements séchaient sous la double action de la flamme et du vent.
 
 
VI
 
Où Ti-Toine reçoit une fessée no 1 – Conjectures
 
Précédons de quelques minutes les nouveaux arrivants et voyons ce qui se passe dans la maison du capitaine Hamelin.
Il est environ onze heures et demi.
Une femme d’une soixantaine d’années, petite et un peu maigre dans son sévère costume de veuve, est assise dans un fauteuil-bergère, près de la porte ouverte qui regarde le fleuve…
C’est sa place habituelle.
Femme et mère de marins, elle a toujours éprouvé le besoin d’avoir sous les yeux le grand fleuve, qu’elle aime et redoute tout à la fo
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is.
Dans ses mains, pour l’heure inactives, une pièce de vêtement d’homme indique qu’elle travaille pour son fils absent ; et son regard, perdu dans le vide, témoigne qu’elle y pense.
C’est la mère du capitaine Hamelin.
Non loin d’elle, et penchée sur l’appui d’une fenêtre ouverte, la Dame blanche, l’œil fixe et dilaté, paraît suivre avec attention la course accidentée d’une chaloupe, dont la brise incline la mâture d’une façon inquiétante.
Tout à coup, la Folle jette un cri perçant : « Ah ! mon Dieu ! »… et se dresse toute grandie dans la baie de la fenêtre.
— Qu’avez-vous, mon amie ? demande avec bonté la veuve Hamelin.
— La chaloupe est renversée, madame… Ils vont périr tous, tous !… Richard aussi !
— Quelle chaloupe ?… Où cela ?… Voyons, je vous prie.
— Ici, madame, droit en face… Ils sont à l’eau, ils se noient !… Ô Richard, pourquoi es-tu venu mourir si près de moi ?
Et la Dame blanche, prise d’une crise nerveuse, se renverse dans les bras de madame Hamelin, accourue pour la recevoir.
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La veuve laissa glisser doucement son fardeau sur le tapis et cria d’une voix aiguë :
— La Gaffe ! La Gaffe !
Le matelot ne tarda pas à arriver du jardin où il travaillait, suivant sa coutume. Mais, si vite qu’il eût accouru, une autre personne l’avait devancé : c’était Anna.
Au reste, l’arrivée de la jeune fille était toute fortuite, ou plutôt avait une bien autre cause que le désir de porter secours à qui que ce soit.
Elle était toute en pleurs et dans un état d’énervement qui faisait mal… Sa respiration haletante, les sanglots qui la suffoquaient… ne laissaient aucun doute sur les motifs de sa brusque apparition.
On lui avait encore fait quelque scène chez son tuteur !
Ce que voyant, La Gaffe, qui était rageur, mâchonna une demi-douzaine de jurons, dignes du gaillard d’avant d’un corsaire, et demanda :
— Voyons, ma petite, qu’est-ce qu’il se passe dans cette cambuse de malheur ?… On ne vous a pas battue, je suppose ?
Pour toute réponse, la jeune fille montra
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du doigt une de ses joues toute bleuie et striée de sang.
— Trinquette et clin-foc ! rugit La Gaffe, c’est pourtant vrai. Ah ! les canailles, maltraiter ainsi une pauvre enfant sans père ni mère, et chez elle, encore !… Je cours les rosser.
Et il allait vraiment faire comme il le disait, quand madame Hamelin l’arrêta d’un mot :
— Non pas, La Gaffe : vous avez un autre devoir à remplir, pour le moment… Un accident vient d’arriver près du rivage, en face d’ici… Une chaloupe a chaviré sur la caye… Il y avait du monde à bord… Courez à leur secours.
— Un naufrage !… Ça me connaît, madame. Je mets le cap dessus. Mais quand j’aurai fini là… !
Le reste de la phrase fut mimé par un geste de menace à l’adresse des voisins, sur la signification duquel il n’y avait pas à se méprendre.
Puis le matelot dévala comme un lévrier dans la direction du fleuve.
Malheureusement pour l’armistice forcée que La Gaffe accordait aux voisins, Ti-Toine
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se trouva sur son passage tout près de là, dans le « chemin du roi », vociférant des menaces à l’adresse d’Anna, pendant que sa mère accourait de son côté, glapissant comme une bacchante.
L’ex-matelot ne perdit pas de temps… Il empoigna le fils par le fond de ses culottes, lui fourra la tête sous son bras gauche et, de la main droite, lui flanqua sur les fesses une « tripotée » à réveiller tous les échos d’alentour.
Puis, quand ce fut fini, il le remit sur ses pieds, lui tourna la figure vers la maison paternelle et, lui donnant de sa botte dans le derrière, il lui cria sans la moindre gêne :
— Pour lors et à l’heure qu’il est, satané écroi du satané corbillard, détale et va pleurnicher sur la bedaine de ta bonne femme de mère, ou je te casse les reins sur mon genou… Tu entends ! File, et plus vite que ça !
Ti-Toine ne se le fit pas dire deux fois.
Hurlant et beuglant, il s’alla tout droit jeter dans les bras de sa mère, qui trépignait, gesticulait et glapissait comme une furie, en plein chemin royal, à quelques perches plus loin.
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Quant à La Gaffe, il était déjà loin.
On a vu qu’il devait ramener avec lui les naufragés de la chaloupe.
Cependant, l’attention, un moment détournée par l’escapade de Ti-Toine, se porta bientôt sur la pauvre Dame blanche, dont l’excitation ne faisait qu’augmenter et devenait inquiétante.
On allait envoyer chez Ambroise Campagna, qui demeurait à deux pas, lorsque le brave garçon arriva tout essoufflé, ayant entendu de son champ les échos de la scène de tout à l’heure.
— Mon Dieu, que se passe-t-il donc ? demanda-t-il en entrant.
Puis, apercevant la Dame blanche étendue sur un canapé, en proie à une surexcitation terrible, et Anna qui lui prodiguait ses soins :
— Est-ce que la bonne dame serait plus mal ? s’enquit-il avec un intérêt affectueux… Et vous, Anna, votre figure est ensanglantée… Que vous est-il donc arrivé, à toutes deux ?
— Mon pauvre Ambroise, on m’a frappée, on m’a déchiré la figure… J’en suis là… Que vais-je devenir ?
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Campagna blêmit, et serrant les poings, pendant que ses yeux bleus lançaient des éclairs :
— Ah ! ah ! fit-il sourdement… On vous maltraite, on vous bat, et cela chez vous, dans la maison de votre père adoptif, sous le toit qui vous appartient !… Eh bien, mademoiselle, c’est fini : pareille chose n’arrivera plus, foi de Campagna, ou sinon…
Et la main d’Ambroise, convulsivement serrée, se tendit dans un geste de suprême menace.
Puis, prenant une résolution subite, il ajouta aussitôt :
— Pourquoi attendre ?… Elle est pleine, la mesure : il faut qu’elle renverse. Foi de Campagna ! je n’ai que trop tardé.
Alors, changeant brusquement de ton :
— Mais, la bonne dame, que lui est-il arrivé ?
Ce fut madame Hamelin qui répondit :
— Une chose étonnante !… Elle suivait sur le fleuve une chaloupe qui descendait… Tout à coup, elle s’est mise à murmurer avec frayeur : « Ils vont périr !… La chaloupe est renversée !… Richard !… » et autres phrases semblables. Puis elle est tombée
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dans nos bras. Y comprenez-vous quelque chose, Ambroise ?
— Toujours ce nom de Richard ! murmura le vieux garçon, devenu pensif.
— Pauvre chère femme !… dit Anna avec une émotion singulière, elle a peut-être quelqu’un des siens – son père, son mari, son enfant… qui sait ? – portant ce nom de Richard…
— Oh ! pour ça, répondit Ambroise, j’en mettrais ma main au feu. Autrement, ce nom-là ne parlerait pas plus à sa mémoire que n’importe quel autre.
— Vous avez raison, Ambroise, approuva madame Hamelin : il y a certainement un mystère, une catastrophe, quelque événement terrible derrière la folie de cette malheureuse. Elle a dû appartenir à la meilleure société et connaître des jours heureux.
— C’est sûr et certain, madame… Mais comment savoir ?… grommela le bon Ambroise, en se grattant le menton.
— Dieu est bon… Qui sait ?… Laissons faire sa Providence… conclut la veuve d’une voix mélancolique.
Pendant ce dialogue à demi-voix, Anna berçait tendrement sur ses genoux la tête
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blanche de la folle, lui murmurant de douces paroles. Et cette petite scène, dans son admirable simplicité, faisait venir les larmes aux yeux du bon Ambroise.
— La sainte fille ! pensait-il.
Mais il n’eut guère le temps de donner cours à ses pensées attendrissantes, car il aperçut alors maître La Gaffe, suivi de deux étrangers bien mis – quoique ruisselant d’eau – qui émergeait de la crête de la côte.
— Madame, voici nos naufragés, dit-il.
— Ah ! très bien ! fit la veuve. Les connaissez-vous, Ambroise ?
— Ni d’Ève, ni d’Adam, madame. Ils ne sont pas de la paroisse, à coup sûr.
— Recevez-les de votre mieux, Ambroise, pendant que je vais leur préparer la chambre de mon fils.
Et la veuve disparut dans l’intérieur de la maison.
Anna et la Dame blanche n’avaient pas bougé.
Elles se tenaient embrassées, la folle appuyant sa tête sur l’épaule de la jeune fille et lui pailletant la poitrine des mèches éparses de sa chevelure blanche comme neige.
 
 
VII
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Mari et femme
 
La Gaffe, avec force excuses, pénétra le premier dans la maison, suivi de près par Richard et son compagnon.
— Madame, dit-il à très haute voix, je vous amène deux lurons qui viennent de l’échapper belle.
Puis s’apercevant de l’absence de la maîtresse du logis :
— Ah ça ! fit-il… mais qu’est donc devenue la patronne ?
— Elle prépare la chambre de ces messieurs, répondit timidement Anna.
En entendant cette voix, partie de la pénombre où se trouvait le canapé, Richard se retourna comme s’il eût reçu la décharge d’une pile électrique.
— Mademoiselle… balbutia-t-il, très pâle.
— Monsieur… articula la jeune fille, toute rougissante, puis devenant à son tour aussi blanche que ses manchettes.
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Nous sommes bien importuns, sans doute, mademoiselle… voulut reprendre l’Anglais, cherchant à raffermir sa voix.
— Pas du tout, messieurs, répondit avec cordialité madame Hamelin, qui revenait de l’étage supérieur. Je suis femme et mère de marins, et j’entends que les naufragés soient bien accueillis chez moi.
Le gentleman s’inclina et allait répondre à cette gracieuseté, lorsque le patron intervint sans plus de façons.
— Madame, dit-il, monsieur est lord Walpole, un Anglais riche à millions… Quant à moi, je m’appelle André Pâquet et je suis le patron de la chaloupe qui vient d’éprouver de l’avarie… mais ça ne tire pas à conséquence.
— Messieurs, vous êtes les bienvenus. Veuillez suivre encore le guide qui a eu le bon esprit de vous amener ici… Il va vous montrer la chambre de mon fils, où vous pourrez changer de vêtements. C’est le plus pressé.
— Vous êtes mille fois trop bonne, madame, répliqua le lord en excellent français. Nous allons faire comme vous le désirez.
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Et il emboîta le pas derrière La Gaffe, tandis que le patron fermait la marche.
L’ex-matelot de L’Espérance conduisit les deux hommes à la chambre de son capitaine, où tout était disposé pour qu’ils pussent refaire leur toilette, et il revint aussitôt se mettre aux ordres de madame Hamelin.
La table était déjà dressée et des viandes appétissantes – entre autres un rosbif saignant – n’attendaient que des estomacs affamés pour les engloutir.
En l’absence de ses hôtes, madame Hamelin s’entretenait avec Anna et Ambroise, tandis que la Dame blanche, subitement tranquillisée, avait le regard fixe d’une personne préoccupée, ce regard intérieur, pour ainsi dire, qui ne laisse rien pénétrer, dans la pupille, des objets visés.
On eût dit vraiment qu’elle réfléchissait, qu’elle analysait ses sensations, comme une personne qui comprend et qui raisonne.
Quelques gouttes de sueurs, perlant à la racine de ses cheveux blancs, ne laissaient aucun doute sur le travail considérable qui s’opérait dans ce pauvre cerveau dévoyé.
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Eh bien, patronne, voilà du nouveau, n’est-ce pas ? souffla La Gaffe à l’oreille de la veuve, dès qu’il fut près d’elle.
— En effet, répondit celle-ci, nous n’avons pas l’habitude d’héberger des grands seigneurs anglais.
— C’est bien vrai, ce que vous dites là. Mais ce n’est pas ça du tout que j’entends par du nouveau.
— Quoi donc, alors ?
— Il s’agit de mon capitaine…
— De Charles ?
— Et la veuve se trouva debout, en prononçant ce nom chéri.
— Oui, madame.
— Qu’y a-t-il ?… Que sais-tu ?… Mais parle donc !
— Eh bien, patronne, il y a que le milord connaît mon capitaine.
— Dis-tu vrai ?
— À preuve qu’il l’attend d’un moment à l’autre dans un beau yacht à vapeur, dont il est le commandant.
Et La Gaffe se redressa, comme si une partie de l’honneur rejaillissait sur lui.
La veuve, les mains jointes, leva les yeux au ciel, comme en extase. Puis, retombant vite sur la terre :
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Tu radotes, mon pauvre ami… Comment ce monsieur anglais si riche aurait-il fait la connaissance de Charles, parti depuis deux ans pour les Indes et n’ayant jamais donné de ses nouvelles ?… Non, non, va, mon bon La Gaffe, une pareille joie ne m’est pas réservée… J’aurais eu des rêves, des pressentiments… Mais rien ne m’a averti de l’approche de mon fils : je n’y crois pas.
— Pourtant, madame, fit observer Anna, si milord l’a dit à La Gaffe, il n’y a pas à douter.
— Si c’était vrai, mon Dieu, si c’était vrai ! murmura la veuve Hamelin, joignant les mains dans un espoir encore craintif.
— Il a l’air si bon, ce monsieur anglais, que je croirais tout ce qu’il dirait, moi… continua la jeune fille, d’une voix où il y avait une tendresse extraordinaire.
— Au surplus, reprit La Gaffe, la chose va être vite débrouillée, car voilà ces messieurs qui reviennent.
Lord Walpole, revêtu d’un joli costume de drap gris appartenant au capitaine Hamelin, faisait effectivement son entrée dans la salle, suivi de près par le patron renippé, lui aussi, de la tête aux pieds.
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Il renouvela ses remerciements à la maîtresse de la maison, ajoutant qu’il bénissait le hasard qui l’avait conduit chez la mère du capitaine Hamelin, pour lequel il avait une estime particulière.
La veuve se défendit contre cette gratitude qu’elle eût voulu avoir méritée. Puis – avec une délicatesse de femme bien élevée, retenant son impatiente curiosité – elle dit gaiement :
— À table, messieurs… Vous devez mourir de faim… Nous causerons après.
Les étrangers ne se firent pas prier, car effectivement ils avaient l’estomac dans le dos.
Le repas fut relativement silencieux, quoique égayé de temps à autre par quelque exclamation gourmande du patron, qui avait le ventre expansif.
Quand le couvert fut enlevé, la veuve n’y tint plus :
— Je vous prie de m’excuser, milord, dit-elle, mais j’ai une question à vous poser, une question qui me brûle les lèvres…
L’Anglais s’inclina.
— Je suis à vos ordres, madame, dit-il.
— Le commandant de votre yacht s’appelle bien Hamelin, n’est-ce pas ?
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Oui, madame.
— Charles, de son nom de baptême ?
— En effet, madame.
— Et vous l’attendez d’un jour à l’autre ?
— Certainement. Je suis même surpris de ne pas l’avoir croisé en route.
— Eh bien, milord, béni soit Dieu qui vous a guidé vers une pauvre mère bien affligée… Votre capitaine est mon fils.
— Votre matelot me l’a dit, madame, et c’est beaucoup à cause de cette circonstance heureuse que vous me voyez ici.
— Mille grâces vous soient rendues, milord, pour cette bonne inspiration. Elle m’a donné la paix, l’espoir et le bonheur.
L’Anglais s’inclina de nouveau, avec cette gravité souriante qui ne l’abandonnait jamais.
Puis on se leva de table.
Mais il arriva alors une étrange chose…
Comme lord Walpole allait passer devant la folle, assise sur le canapé, celle-ci se dressa sur ses pieds et, mettant ses deux mains sur les épaules du noble étranger, elle l’arrêta net, plongeant son noir regard, à elle, dans ses yeux bleus, à lui.
Puis elle poussa un cri aigu : Richard !
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et s’affaissa comme une masse sur le parquet.
Lord Walpole se frappa le front, devint livide et se laissa tomber sur une chaise, en murmurant : Eugénie ! Ma femme ! !
 
 
VIII
 
Père, mère et fille
 
Ce fut un coup de théâtre.
Chacun s’empressa autour de la Dame blanche, qui avait entièrement perdu connaissance.
La Gaffe et Anna, aidés du patron André, la transportèrent sur un lit, dans une pièce voisine, pendant que madame Hamelin offrait ses services au gentleman, qui avait tout l’air, lui aussi, de vouloir tomber en pâmoison.
Cependant, il se remit bientôt et faisant un geste de la main :
— Madame, dit-il, je vous prie, dites-moi, d’où vient cette femme et comment il se fait
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… ?
— Milord, pour parler net, je n’en sais rien. C’est mon fils…
— Le capitaine ?
— Oui, milord. Il arriva un jour d’un voyage dans le golfe, ayant cette malheureuse à son bord. Le chef d’une tribu de sauvages mic-macs, campée sur l’île de Terre-Neuve, la lui avait remise…
— Mais comment se trouvait-elle au milieu de ces sauvages ?… Depuis quand ?
En ce moment, la porte s’ouvrit et une voix sonore s’écria :
— Oh ! la bonne surprise !… Vous ici, milord !
L’Anglais se retourna et se levant vivement :
— Le capitaine Hamelin ! fit-il, très étonné.
Avant que le nouvel arrivant eût eu le temps de répondre, il était pressé dans les bras de sa mère qui, riant et pleurant, ne cessait de répéter : « Mon fils ! mon fils ! »
Une autre voix plus timide, mais non moins émue, disait : « Charles ! » et une petite main féminine s’emparait de la main du survenant et la serrait tendrement.
Le capitaine Hamelin – car c’était bien lui – embrassa sa mère, pressa longuement
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la main d’Anna, et s’avançant vers le seigneur anglais :
— Milord, dit-il en s’inclinant, me voici en effet et très honoré de vous trouver chez ma mère.
— Je suis enchanté de vous voir, moi aussi, mon cher capitaine. Mais, qui a pu vous dire… ?
— Votre signal, milord : le soleil rayonnant sur fond bleu, que j’ai vu déployé sur le rivage, en face d’ici.
— Tiens ! vous avez raison : le pavillon d’appel, que j’avais apporté pour le cas où je rencontrerais mon yacht. Mes matelots restés sur la grève, l’auront arboré pour le faire sécher.
— Ils l’avaient bel et bien attaché à une longue perche fichée dans le sable. Aussi jugez de ma surprise quand, en rasant le rivage de l’île, suivant mon habitude, je l’ai tout à coup aperçu dans le champ de ma lorgnette… Ma foi, ça été plus fort que moi : j’ai stoppé et jeté l’ancre, jugeant bien qu’il se passait ici quelque chose d’extraordinaire.
— Vous avez bien fait. C’est la Providence qui vous a conduit ici, dit gravement l’Anglais.
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Puis, se levant, il prit la main du capitaine et le mena près du lit où gisait, inanimée, la Dame blanche.
— Capitaine Hamelin, dit-il solennellement, quelle est cette femme ?
— Milord, il y a quelques jours, je n’aurais pu vous répondre que : Je n’en sais rien. Aujourd’hui, grâce aux renseignements que j’ai pris au Commissariat de l’Inscription maritime, à Saint-Pierre de Miquelon, je puis au moins vous donner le nom du navire qui fit naufrage quand elle fut jetée dans une baie de Terre-Neuve, cramponnée à une épave, et la date de cette catastrophe.
— Eh bien, ce nom ?… Cette date ?
— Le Swedenborg !… 1840 !
— Plus de doutes ! – C’est elle, c’est ma femme ! s’écria lord Walpole, en se précipitant vers la pauvre folle, qu’une fièvre violente faisait tressaillir dans son lit.
Là, près de cette couche où gémissait son infortunée compagne, il glissa sur ses deux genoux, collant son front brûlant sur une des mains de la malade, qui pendait hors des couvertures. Puis les larmes – des larmes de pitié, de joie et d’espoir – jaillirent de ses yeux, brûlantes, pressées, parties du cœur.
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Pendant plusieurs minutes, le noble étranger demeura ainsi comme foudroyé par le double sentiment qui l’étreignait : la douleur, une douleur rétrospective, à la pensée de ce qu’avait dû souffrir sa malheureuse femme pour avoir ainsi perdu la raison, et la joie de la retrouver, de la revoir, de pouvoir encore se consacrer à celle qui lui fut toujours si chère.
Enfin, il se ressaisit, dompta son émotion et se releva.
Mais ce mouvement fut si brusque, si nerveux, qu’il faillit heurter Anna, courbée à ses côtés sur le visage de la malade, qu’elle rafraîchissait au moyen d’une serviette humide.
Heureusement, cette espèce de collision n’eut d’autre résultat que de rompre le cordonnet du médaillon que la jeune fille portait au cou.
L’Anglais murmura une excuse, ramassa le médaillon et, comme il s’était ouvert en tombant, y jeta les yeux distraitement.
Aussitôt, il ne put retenir un cri : Ma femme ! ma femme, telle qu’elle était la dernière fois que je la vis !… Ô Dieu grand !
Et, saisissant le bras de l’orpheline, toujours penchée sur la pauvre folle.
— Par
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grâce, mademoiselle, dites-moi… Ce portrait est-il à vous ?
— Mais oui, milord, répondit Anna, un peu étonnée de l’altération de la voix de son interlocuteur.
— D’où vous vient-il ?
— De ma mère, à n’en pas douter, puisque je l’avais au cou, alors que je n’étais qu’un tout petit bébé.
— De votre vraie mère, de celle qui est représentée par cette miniature ?
— Il y a cent à parier contre un que oui, milord : de cette mère, par le sang, – car j’en ai eu deux mamans, moi – de cette pauvre mère que je n’ai pas connue, mais que je n’ai jamais cessé d’aimer et pour laquelle j’ai prié tous les jours de ma vie.
Et, prenant des mains de l’Anglais le portrait que celui-ci dévorait des yeux, elle le porta pieusement à ses lèvres.
Lord Walpole, sans répondre, leva vers le ciel ses yeux baignés de larmes ; puis, prenant doucement la jeune fille dans ses bras, il la baisa sur le front et lui dit d’une voix où vibraient toutes les tendresses amassées dans son âme :
— Ma fille, Dieu vous a exaucée : embrassez
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votre pauvre mère, car c’est elle que vous soignez en ce moment.
— Ma mère ! ma bonne et malheureuse mère ! sanglota la jeune fille, en se précipitant dans les bras de la malade et l’étreignant longuement.
— Maintenant, mon enfant, dit l’Anglais secoué par une puissante émotion, venez dans les bras de votre père, car vous êtes bien ma fille, la fille de lord Walpole !
L’orpheline se jeta en pleurant sur la poitrine du noble lord, se suspendit à son cou et murmura d’une voix douce : Milord, mon père, mon cœur me l’avait dit !
 
 
IX
 
Le coffret
 
Il est plus facile d’imaginer que de décrire la scène d’émotions multiples qui suivirent.
Le sentiment de la paternité est un des plus puissants que Dieu ait gravés dans le cœur de l’homme, un de ceux que ni
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le temps, ni les événements n’ont le pouvoir d’altérer.
Pendant vingt années, lord Walpole avait erré par le monde, mordu au cœur, comme Prométhée sur le Caucase, par le vautour de ce fantôme de souvenir : sa femme et sa fille !
Et voilà qu’au moment où, vieilli et découragé, il ne songeait plus qu’à l’oubli, – voilà qu’il retrouvait ensemble la mère et l’enfant !
Son cœur débordait à la fois d’amertume et de joie, selon qu’il portait son regard sur le lit où gisait la folle, ou sur la sympathique et touchante figure d’Anna.
Après s’être fait raconter minutieusement l’étrange événement de la nuit du 15 septembre 1840, – pendant laquelle une chaloupe, partie d’un grand navire qui capeyait sous une bourrasque de vent d’ouest, vint déposer la petite Anna dans les bras de Pierre Bouet, – Richard Walpole fit cette réflexion :
— Il est bien difficile de se rendre compte du motif qui poussa ma femme à se défaire ainsi de son enfant, si ce n’est pourtant…
Comme le gentleman s’arrêtait, hésitant, madame Hamelin demanda :
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Quelle est votre pensée, milord ?
— Si ce n’est, continua-t-il, que la malheureuse mère, se sentant envahir par le sombre nuage qui a obscurci sa raison, n’ait voulu éviter à son enfant le risque d’une longue traversée de l’Océan, dans ces conditions…
— C’est très probable, milord. Vous devez avoir raison… Mais !… fit-elle tout à coup, il y a bien quelque chose qui pourrait nous éclairer là-dessus…
— Quoi donc, madame ?
— Le coffret !
— Oui, oui, ma mère, vous avez raison, interrompit le capitaine Hamelin. Le secret de tous ces mystères doit être là.
— De quel coffret voulez-vous parler, madame ? demanda Walpole, vivement intéressé.
— Le marin qui mit dans les bras de Pierre Bouet l’Enfant mystérieux – comme tout le monde l’appela – lui confia en même temps un coffret de bois précieux, fermé d’une si singulière façon, qu’on n’a jamais pu l’ouvrir. Il aurait fallu le briser, et les bonnes gens ont toujours reculé devant cette fâcheuse nécessité. Puis on l’a serré
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précieusement et oublié, sans doute… Ne croyez-vous pas, milord, que ce petit coffre renferme peut-être quelques papiers qui puissent vous éclairer complètement ?
— Je n’en doute pas, madame. Mais où est-il, ce coffret ?
— Il est chez… mon tuteur, dans un des tiroirs de ma commode, répondit Anna. En voici la clé… Mais qui osera l’aller chercher ? Pas moi, à coup sûr.
— Ce sera moi, mademoiselle, répondit le capitaine, avec résolution.
— Merci, fit Anna, remettant une clé au jeune marin. C’est le premier tiroir à gauche. Vous savez où est le meuble ?
— À sa place habituelle, je suppose ?
— Non pas. J’ai monté d’un étage depuis l’installation de mon tuteur chez moi. C’est sous le toit, dans une petite chambre, à gauche de l’escalier.
— Très bien ! fit Hamelin. Je reconnais, à ce changement, votre excellent parrain.
Et il prit la clé, puis sortit aussitôt.
Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, qu’il revenait, portant la boîte mystérieuse, dans laquelle se trouvait, à n’en pas douter, la solution de bien des problèmes.
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Richard Walpole la reconnut sans peine et s’écria :
— Ce coffret a appartenu à ma femme ! La serrure est à combinaison, et il est même impossible d’en soupçonner l’existence.
Puis, après l’avoir examiné attentivement, il essaya d’abord, en appuyant le pouce sur le centre de certaines moulures, son propre nom, à lui, puis celui d’Eugénie, puis enfin le nom d’Anna.
Le coffret s’ouvrit aussitôt.
Il était rempli de papiers et contenait, en outre, trois photographies : un homme, une femme et un tout jeune enfant.
Les papiers étaient l’acte de naissance de Richard Walpole et d’Eugénie Latour, leur contrat de mariage, puis un extrait des registres de la cathédrale de Québec relatif au baptême d’Anna Walpole, leur fille.
Les photographies représentaient les jeunes époux et l’enfant, à peine âgée de quelques semaines, qui venait de leur naître.
Mais la trouvaille la plus importante fut une lettre – ou le brouillon d’une lettre – adressée à lord Walpole, et que celui-ci décacheta d’une main fiévreuse.
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Cette lettre se lisait ainsi :
 
Québec, nuit du 14 sept. 1840.
Mon cher Richard,
Vous me demandez. J’accours. Mais, hélas ! arriverai-je à temps ?… Arriverai-je même jusqu’à vous, là-bas, de l’autre côté de l’Océan ?… J’en doute. Mon âme est triste à mourir, et mon cœur malade.
Ô Richard ! pourquoi m’avez-vous quittée ?… Vous reverrai-je ?…
J’emmène l’enfant, notre cher trésor. Si je meurs sans vous revoir, mon Richard, vous reconnaîtrez votre fille au médaillon qu’elle porte au cou, puis à une toute petite tache de naissance sur la nuque, à la racine des cheveux.
Que Dieu vous garde et nous protège tous !
Votre femme affectionnée
Eugénie Latour-Walpole.
 
Walpole n’eut pas plutôt achevé de lire cette lettre, qu’il s’approcha d’Anna et, lui courbant doucement la tête, regarda son cou à l’endroit indiqué.
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Une étoile, d’un rose un peu viné, grande comme l’ongle d’un enfant, se dessinait visiblement sur la peau laiteuse de la nuque, au milieu d’un fouillis de poils follets de couleur dorée.
L’Anglais baisa cette jolie étoile et murmura : This is my pole star. – « Voici mon étoile polaire ! »
Puis, à haute voix :
— Il n’y a plus de doute possible : elle est bien ma fille, et j’en bénis le Tout-Puissant !
Alors il la prit dans ses bras, l’assit sur ses genoux et, la berçant comme un bébé, il laissa couler librement les douces larmes dont son cœur de père était gonflé.
Longtemps le noble lord s’abandonna au doux balancement des flots de souvenirs que le contact de cette petite fille éveillait dans son âme… Il revoyait la mère – sa femme, à lui – telle qu’il l’avait quittée en 1840, après sa première année de mariage, et la petite d’aujourd’hui reproduisait bien le type gracieux de la jeune femme de cette époque déjà lointaine !
Comme l’enfant qu’il berçait, la mère avait été blonde, et il se rappelait avoir déjà admiré autrefois le chatoiement si
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doux à l’œil de ces masses de cheveux s’irisant à la lumière ou prenant les teintes de la paille mûre, quand l’ombre les voilait à demi…
L’assistance respectait cette mélancolique rêverie de lord Walpole.
Pas une parole n’était échangée…
Le silence était si complet, que l’on pouvait distinctement entendre la respiration saccadée de la folle, dans la pièce voisine.
Soudain la malade s’agita, se mit sur son séant, promena autour d’elle des regards enfiévrés, comme si elle cherchait quelqu’un ; puis elle retomba sur sa couche, en murmurant deux noms : Ma fille ! Richard !
Une nouvelle crise se déclarait.
Arraché brusquement à son émotion, lord Walpole bondit sur ses pieds et, tenant Anna par la main, il se rendit près de sa femme.
Elle était renversée sur ses traversins, et une fièvre terrible se lisait sur sa figure apoplectique.
Walpole prit aussitôt une décision.
— Capitaine Hamelin ! appela-t-il.
Celui-ci accourut.
— Le yacht est-il sous vapeur ?
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Sans doute, milord.
— Vous allez retourner à bord et vous rendre à Québec aussi vite que possible. Là, vous vous ferez indiquer les deux meilleurs médecins de la capitale et me les amènerez sans retard. Dites-leur de quoi il s’agit, afin qu’ils ne viennent pas les mains vides.
— Milord, il est cinq heures… Avant minuit, les deux premiers médecins de la ville seront ici.
— Allez, mon cher capitaine. Je sais que vous tiendrez parole.
Hamelin prit congé de sa mère et d’Anna, en quelques mots rapides, puis il s’élança au dehors.
Vingt minutes plus tard, un coup de sifflet strident annonça que le Desperate mettait son hélice en mouvement.
 
 
X
 
Remords et peur
 
Pendant que le yacht de lord Walpole file à toute vapeur vers Québec, une scè
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ne qui étonnera le lecteur se passe chez Antoine Bouet.
Les deux époux, – qui d’habitude ont le verbe si haut et la langue si bien pendue, – sont assis chacun dans un coin, les coudes aux genoux et le menton dans les mains, paraissant en proie au plus profond découragement.
Les événements de la journée les ont tout à fait jetés hors de leurs gonds, et c’est avec une vague appréhension, une sorte de terreur, qu’ils en scrutent la portée.
Que signifie l’arrivée soudaine du capitaine Hamelin, après une absence de deux années, coïncidant avec la bizarre intrusion de ce monsieur anglais à qui on donne du milord « gros comme le bras », chaque fois qu’on lui parle ?
Et, surtout, que peut bien faire avec cet étranger du grand monde leur pupille Anna, qui n’a pas reparu à la maison depuis l’incident de la matinée ?…
Voilà ce qui chiffonne Antoine et choque souverainement Eulalie.
En effet, si la préoccupation du mari se traduit par une inquiétude qui l’étreint comme un cauchemar, chez la femme, au
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contraire, c’est le dépit et une sorte d’envie haineuse qui dominent.
Elle regrette presque de ne pas avoir étranglé sa pupille, le matin même, au lieu de ne l’avoir que giflée et griffée. – « Si nous en sommes quittes pour la peur, cette fois encore, se dit-elle, je m’y prendrai de façon dorénavant à ce qu’elle porte mes marques, sans courir les voisins pour en faire une exhibition ! »
Elle a même poussé le ressentiment jusqu’à vouloir faire partager à Antoine la solidarité de cette charmante détermination.
Mais celui-ci s’est contenté de lever les épaules, en fixant sur elle son regard lugubre.
Impertinence qui lui a valu l’apostrophe suivante :
— Poule mouillée !… Espèce de gratte-papier sans énergie !… Va, tu n’es bon qu’à mettre les veuves dans le chemin… !
— Savoir ! a grondé sourdement le beau parleur.
Puis il a ajouté, après une pause :
— Ce ne sont pas les veuves que tu mets dans le chemin, toi : ce sont les orphelines. Et c’est justement ce qui va nous perdre.
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Eulalie a compris cette allusion à la scène de la matinée. Aussi réplique-t-elle vivement :
— Des orphelines comme Anna, qui font les grandes dames parce qu’elles ont traîné leurs bottines à talons dans les couvents, aux dépens des autres et à leur détriment, c’est justement ce qu’il leur faut. Je l’ai rossée, oui. Mais je m’en « bats l’œil. »
Antoine tousse, sans répondre.
Et Eulalie profite de cette approbation tacite pour continuer sa tirade, la corser d’épithètes grinçantes et l’assaisonner de réflexions barbelées…
Mais toute cette artillerie ne peut faire sortir Antoine de son mutisme accablé.
La nuit est venue mettre fin à ce bombardement vigoureux, mais sans effet.
L’épouse, irritée et grondante comme un dogue à la chaîne, a suspendu les hostilités.
Les enfants rentraient.
D’où venaient-ils ?…
C’est ce que nous n’allons pas tarder à savoir.
— Ah ! vous voilà, vous autres ! fit la mère, se posant en face d’eux comme un point d’interrogation. Eh bien, qu’est-ce qu’il se passe chez la veuve ?
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De drôles de choses… s’empressa de répondre Ti-Toine.
— Pas si drôles déjà !… interrompit sa sœur : dis plutôt des choses surprenantes.
— Surprenantes, surprenantes… C’est selon. Moi, d’abord, j’ai toujours pris Anna pour une vraie demoiselle… Pas laide, avec ça !… Ah ! mais non !
— Laisse parler Claudia, toi… dit sèchement Eulalie. Tu n’es qu’un amoureux bête.
— Merci, m’man.
— Voyons, Claudia, dis-moi tout. D’abord, cet Anglais, est-il vrai qu’il se prétend le père d’Anna ?
— Rien de plus vrai. Tous les voisins se chuchotent la chose. Il paraît aussi que la folle est la femme du milord et la mère de ma cousine, par conséquent.
— De sorte que cette va-nu-pieds, cette voleuse d’héritage se trouve être… ?
— Une vraie demoiselle, une comtesse ou une duchesse future, qui sait !
— Chien de sort !… En voilà une qui est née coiffée !
— D’un bonnet de soie… observa niaisement Ti-Toine.
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Et il éclata d’un gros rire, qui n’eut pas d’écho.
Au reste, la figure d’Antoine ne prêtait nullement à la gaieté. On eût dit un revenant glacé dans son suaire.
Il lança un regard de travers à son fils et se leva, chancelant comme un homme ivre.
Une véritable épouvante se lisait sur sa face glabre et longue.
Après avoir fait quelques tours dans la cuisine, il vint se planter droit devant sa femme et, croisant ses longs bras, il lui dit d’une voix singulière :
— Femme, l’heure est venue d’expier… Dieu est contre nous… Résister plus longtemps serait folie.
— Miséricorde ! gémit l’épouse, avec un commencement de terreur, qu’as-tu donc, Antoine ?… On le dirait craqué, ma parole !
L’autre continua, comme s’il ne l’eût pas entendue :
— Nous avons joué une partie terrible. Nous l’avons perdue. Il faut payer.
— Eh bien, on paiera, et tout sera dit, nasilla Eulalie, en affectant un ton dégagé.
— C’est justement ce qu’il nous reste à faire. Comme je suis le chef de la famille,
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c’est à moi de commencer. Bonsoir, femme. À bientôt !
Et, sans ajouter une parole, Antoine sortit.
Eulalie fit un pas pour le retenir. Puis, haussant les épaules, elle revint vers les enfants, disant :
— Laissons-le s’éventer un peu : ça le remettra. Il a ses idées noires, le pauvre homme… Nous autres, soupons : il est grand temps.
 
 
XI
 
Où Antoine danse une gigue macabre et où la Démone meurt… de joie
 
Ce n’était pas seulement des idées noires qu’avait Antoine Bouet.
Son esprit était hanté par toutes les harpies du remords et du désespoir…
Il se sentait entraîné sur la pente vertigineuse qui mène à un abîme quelconque, – meurtre ou suici
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de.
Tant de crimes inutiles !…
Et, parmi tous ces crimes, le plus atroce de tous, un fratricide !
Ce frère unique, dont il avait causé la mort, il le revoyait en imagination, tendant vers son bourreau des mains suppliantes, tandis que lui, Antoine, achevait impitoyablement l’œuvre fatale !
Et cette autre victime, cette vieille femme presque centenaire qu’il avait étranglée de ses propres mains, mais qu’un miracle avait sauvée, ne surgirait-elle point du fond de la rivière où son maigre corps se balançait au gré des vagues, pour venir le menacer, pendant ses nuits sans sommeil, de ses yeux verdâtres, qui faisaient une si étrange impression !…
Antoine frissonnait à cette idée.
Puis, émergeant du sein de ce brouillard où flottait sa pensée, se dressait l’image de sa pupille, qu’il avait reléguée sur une île déserte, au pouvoir d’un sauvage brutal qu’aucun des freins de la civilisation ne retenait !…
Ces deux spectres et cette enfant dansaient sous son crâne une gigue macabre qui lui donnait le vertige.
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Positivement, il se sentait devenir fou.
Voilà pourquoi il était sorti et pourquoi il ne cessait, en marchant, de se répéter : « Il faut en finir !… Je suis perdu ! »
Sa grange s’allongeait dans la pénombre, à un arpent en arrière de la maison, tout au plus.
Les deux ventaux de la grande porte qui fermait la batterie, largement ouverts, laissaient béante une ouverture noire, où miroitait, par intermittence, la paille éparse ou liée en gerbes.
C’est dans ce trou carré et sombre qu’Antoine Bouet s’engouffra.
Il marchait d’un pas de somnambule, marmottant d’étranges choses, et n’apportait aucune hésitation dans ses actes.
Après s’être orienté pendant quelques secondes, il alla décrocher à une cheville de bois, fichée dans un des pans de la batterie, un rouleau de cordes. Puis il se munit d’une échelle, qui servait à communiquer avec le fenil, et revint au milieu de l’aire.
Là, il parut réfléchir durant quelques secondes…
Peut-être allait-il renoncer à son projet ou l’ajourner…
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Mais, le cas échéant, il eût été trop tard…
Car, d’un des coins de la grange, derrière un vieux crible hors d’usage, surgit une voix moqueuse, qui disait :
— Eh bien, maître Antoine, qu’est-ce que tu attends donc ?
— Allons, mon ami Antoine, un petit coup de cœur !… Ça ne sera pas long, va ! reprit une autre voix, tout aussi narquoise, mais cassée et vieillotte, celle-là.
Le beau parleur tressaillit…
Un instant, son cerveau surexcité lui conseilla d’aller voir de près si ces voix, qu’il reconnaissait bien, appartenaient à des personnes réelles, ou plutôt ne venaient pas de ce monde mystérieux où il allait bientôt pénétrer.
Mais, le silence s’étant fait de nouveau, il se crut le jouet d’une hallucination, bien excusable en un pareil moment, et il dressa son échelle contre une poutre, pressé d’en finir.
En un clin d’œil, il était à cheval sur cette potence improvisée, à laquelle il attacha l’une des extrémités de la corde.
Cela fait, il enroula cette dernière autour de la poutre, jusqu’à ce qu’il n’eut plus en
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mains que la longueur voulue pour ne pas toucher terre au moment de la suprême crise.
Un œil se trouvant tout fait au bout libre de la corde – qui était une longe – Antoine s’en servit pour former un nœud coulant, qu’il se passa aussitôt autour du cou.
Alors, d’un coup de pied, il jeta l’échelle par terre et, sans une seconde d’hésitation, il se laissa choir hors de la poutre, grâce à un brusque mouvement des reins…
Comme si elles eussent attendu cette minute prise pour entrer en scène, deux ombres surgirent d’un coin de la grange et s’approchèrent du supplicié, qui battait l’air de ses membres convulsés.
C’étaient Tamahou et la Démone.
Ils riaient tous deux d’un mauvais rire.
Et le dernier souvenir de ce monde que dut emporter l’âme du misérable Antoine Bouet fut l’image grimaçante de ses deux complices !
Quand enfin le pendu cessa de gigoter, Tamahou dit à la sorcière :
— À présent, détalons… Puisque notre homme s’est chargé lui-même de la besogne que nous venions faire, il n’y a plus qu’à retourner là-bas.
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Puis il ajouta en aparté :
— Ce garçon-là avait du bon !
Mais cette brève oraison funèbre du sauvage fut perdue pour sa compagne, comme pour le reste du monde, car la sorcière venait de s’affaisser morte sur place, sans même avoir poussé un ouac !
La joie l’avait tuée !
Ce que voyant, Tamahou sortit en toute hâte et s’élança au pas de course vers la grève, où il avait laissé son canot.
On eût dit que tous les diables de l’enfer lui donnaient la chasse, tant il allait !
………………………………….
 
Comme il s’éloignait du rivage, pagayant avec ardeur, une raie de feu sillonna l’obscurité qui embrumait le fleuve, et une forte détonation retentit.
Tamahou tressauta et, pesant davantage sur son aviron, il fit glisser le canot avec une vélocité silencieuse sur le fleuve qu’assombrissait de plus en plus l’écharpe de la nuit.
Cette détonation, venant du large, fut bientôt suivie d’un bruit de chaînes dans les écubiers et de ces trépidations que produit la vapeur en s’échappant avec force des conduits qui l’emprisonnent.
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C’était le Desperate qui arrivait de Québec.
Il était alors près de minuit.
Une chaloupe se détacha aussitôt des flancs du petit navire, ayant à son bord, outre les rameurs et le capitaine, deux des plus illustres médecins de la capitale.
Ces deux hommes allaient disputer à la mort la femme de lord Walpole, la mère de l’Enfant mystérieux !…………
………………………………….
 
Quand ils reprirent le chemin de Québec, le lendemain soir, la Dame blanche était hors de danger.
Mieux que cela, elle avait recouvré la raison.
Une crise terrible la lui avait fait perdre.
Une crise non moins terrible venait de la lui rendre !
 
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Épilogue
 
Un an après les événements qui terminent cette véridique histoire, la baie de Fortune, qui se découpe profondément dans la côte méridionale de Terre-Neuve, était le théâtre d’une scène bien étrange.
Un joli bâtiment à vapeur venait de jeter l’ancre à quelques encablures du fond de cette baie, pendant que, sur le rivage, se déployaient en éventail les tentes coniques d’un campement de sauvages.
Chose singulière et rare, toutes ces tentes étaient faites de bonne toile à voile, et d’une blancheur qui tranchait vivement sur le fond vert-sombre de la forêt de sapins, servant d’arrière-plan.
L’explication de ce matériel luxueux, pour un village ambulant de pauvres Mic-macs, est facile à donner.
Les naufrages sont fréquents dans cette partie du golfe Saint-Laurent qui avoisine les
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côtes de Terre-Neuve, et il ne s’écoule guère de semaines sans que des épaves de toute nature – mâts et voiles, objets provenant de la cargaison de vaisseaux éventrés, ou jetés par-dessus bord – ne viennent atterrir sur la plage et ne soient aussitôt recueillis par les sauvages, qui s’y tiennent constamment aux aguets.
C’est donc de la mer que provenait la splendeur inusitée du campement terre-neuvien.
Cependant, aussitôt que le grand yacht noir – sur la poupe duquel se lisait ce nom fatidique : The Desperate – fut bien affourché sur ses deux ancres, que les voiles furent serrées, et pendant que la vapeur fusait en trépidant dans les tuyaux d’échappement, un canot se détacha du bord et se dirigea vers le groupe de tentes qui hérissaient la plage.
Les sauvages s’étaient tous assemblés sur le bord de la mer, qui se trouvait haute, et attendaient, singulièrement intrigués, la venue de cette embarcation toute blanche et manœuvrée avec un ensemble parfait par six marins, vêtus de bleu.
Leur chef, un grand jeune homme à peau cuivrée, costumé d’une façon absolument
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fantaisiste, mi-partie mic-maque, mi-partie européenne, se tenait en avant des siens, sans armes et les bras croisés, dans l’attitude de l’un de ces Incas péruviens qui reçurent Pizarre.
À peine le canot eut-il abordé, qu’une vieille femme à l’air doux et ému se fit transporter à terre dans les bras de celui qui commandait, et qui n’était autre que lord Walpole.
Elle se dirigea aussitôt vers le chef mic-mac et, entourant de ses deux bras le cou du sauvage, elle l’embrassa sur les deux joues, en s’écriant :
— Michel, mon frère ! mon bon frère !
Le jeune homme pâlit – si toutefois un Indien peut pâlir !… Il recula de deux pas, considéra pendant cinq secondes cette femme vêtue richement ; puis, levant ses deux bras vers le ciel :
— Ma sœur ! la Dame blanche ! articula-t-il d’une voix gutturale.
— Oui, mon bon Michel, c’est bien moi… répondit madame Walpole. Les méchants manitous qui hantaient mon cerveau sont partis… Le Grand-Esprit les a fait chasser par les hommes de la médecine. Qu’il soit loué !
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Michel et les autres Mic-macs s’inclinèrent et murmurèrent :
— Que le Grand-Esprit soit loué !
Lord Walpole alors s’avança et, s’emparant de la main de Michel Agathe :
— Sachem des Mic-macs, dit-il, votre père, vous et votre peuple, vous avez été bons pour votre sœur au visage pâle, jetée sur ce rivage par la tempête… Vous l’avez secourue, vous l’avez adoptée comme une des vôtres, et elle a vécu heureuse dans votre tribu… La séparation de son mari, la privation de son enfant et l’horreur d’un naufrage au milieu d’une terrible tempête… avaient jeté un voile sur son esprit : elle était folle ! Et, cependant, vous ne l’avez pas abandonnée ! Pendant bien des lunes, elle vous a suivis dans vos expéditions de chasse et de pêche, partageant vos fatigues, mangeant avec vous la sagamité et la chair fumée du poisson, couchant sous vos tentes. Vous l’avez respectée et aimée comme une mère : mes frères indiens, soyez bénis ! Chef Michel, donnez-moi votre main et permettez à lord Walpole de vous embrasser.
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Et le richissime Anglais se jeta tout pleurant dans les bras du pauvre Michel Agathe, complètement ahuri.
Après cette accolade, l’Anglais, élevant la voix, s’écria :
— Mes frères mic-macs, mettez vos canots à la mer et suivez-moi à bord de mon vaisseau. Je veux vous témoigner ma reconnaissance par autre chose que des paroles, et je désire que vous vous souveniez longtemps de la visite de lord Walpole, le mari de la Dame blanche.
Ces paroles étaient à peine prononcées, qu’un grand cri s’échappa de toutes les poitrines, en l’honneur des nobles visiteurs. Hommes, femmes et enfants coururent aux canots qui, en un clin d’œil, se trouvèrent dans leur élément, chargés de sauvages, de sauvagesses et de… sauvagillons.
On poussa au large, le grand canot blanc de lord Walpole, avec l’Union Jack en poupe, tenant la tête de la flottille.
Il y avait une quinzaine d’embarcations et une soixantaine de personnes, en tout.
Dès que le pavillon du commandant parut dans les eaux du yacht, une salve de six coups de canons réveilla les échos de la
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baie et fit tressauter sur leurs bans sauvages et sauvagesses, qui tous poussèrent d’abord un grand cri, puis, rassurés, se prirent à rire comme des convulsionnaires.
On arriva à bord sans encombre, et le maître-coq du Desperate dut se souvenir longtemps de la bombance qu’il fit faire à ces pauvres « enfants de la nature », jusque-là habitués à ne vivre que de poisson et de viande d’animaux sauvages.
Quand ils retournèrent à leur campement, gorgés de nourriture, imbibés de bon vin et lestés de présents de toutes sortes, les bons Mic-macs se croyaient sur les plaines giboyeuses du Grand-Esprit…
Plus d’un fit le plongeon. Mais aucun accident sérieux n’arriva.
Dès que la petite flottille eut enfin atterri au fond de la baie, le Desperate leva l’ancre. Ses canons tonnèrent une dernière fois, en signe d’adieu, et sa sirène fit retentir les échos d’un long hurlement.
Puis l’hélice battit les flots, et le Desperate quitta la baie de Fortune, que lady Walpole contempla longuement, lui murmurant dans son cœur cet adieu mélancolique que l’on jette aux lieux où l’on a souffert et pleuré.
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Quelques jours plus tard, on jetait l’ancre près de l’île à Deux-Têtes, en face des grottes où Anna avait passé de si longs jours au pouvoir de Tamahou.
Ce fut avec un recueillement religieux que l’on visita ces trous sombres, creusés dans la falaise, et qui avaient servi de prison à celle qui se croyait alors orpheline.
Et, pendant que le capitaine Hamelin, – devenu le mari d’Anna depuis six mois, – racontait à son beau-père les événements qui s’y étaient accomplis, les deux femmes s’étaient jetés dans les bras l’une de l’autre et pleuraient silencieusement.
Enfin, on aborda à Saint-François.
Lord Walpole, après avoir donné l’ordre d’aller chercher un notaire, fit mander dans la maison de Pierre Bouet, devenue la propriété de sa fille, Ti-Toine et sa sœur et leur dit de sa voix grave :
— Mes enfants, vous avez été bien méchants pour votre cousine d’adoption ; mais Dieu vous a punis suffisamment. Votre père s’est donné la mort, et votre mère, devenue folle, est actuellement dans un asile d’aliénés. Ils ont expié leurs torts envers ma fille, et je ne veux pas être plus
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sévère que notre maître à tous, le Roi du ciel et de la terre, qui pardonne au pécheur, lorsqu’il a fait pénitence. Cet héritage de Pierre Bouet, qui a fait commettre tant de crimes au fratricide Antoine et mis au cœur de votre mère une haine si tenace, je vous le remets entre les mains, – ou plutôt ma fille vous en fait don. Le notaire va venir et rédiger de suite un acte à cet effet.
Puis, se tournant vers Anna et son mari, le capitaine Hamelin :
— Est-ce que ce sont bien là vos intentions, ma fille, et les vôtres aussi, capitaine ?
— Parfaitement, mon père, répondit Anna.
— Ce que ma femme fait est bien fait, appuya galamment le capitaine.
En attendant l’arrivée de l’homme de loi, les jeunes époux convièrent leurs amis et leur firent de nombreux présents.
Ambroise Campagna, surtout, quoi qu’il en dit, fut comblé.
Inutile d’ajouter qu’un fort respectable magot passa dans les mains du bon curé de la paroisse, pour être distribué à ses pauvres.
Enfin, quelques heures plus tard, le contrat
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étant signé, le noble lord, suivi de sa famille, regagnait son yacht.
La sirène cria un adieu strident à la petite paroisse de Saint-François…
L’Enfant mystérieux quittait pour toujours l’Île des Sorciers !