« Bel-Ami/Édition Conard, 1910 » : différence entre les versions

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PREMIÈRE PARTIE I
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Comme il portait beau, par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups d’épervier.
 
Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d’un chapeau toujours poussiéreux et
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vêtue toujours d’une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cette gargote à prix fixe.
 
Lorsqu’il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu’il allait faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C’était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits ; et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.
 
Il marchait ainsi qu’au temps où il portait l’uniforme des hussards, la poitrine bombée, les jambes un peu entr’ouvertes comme s’il venait de descendre de cheval ; et il avançait brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules, poussant les gens pour ne point se déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur l’oreille son chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait le pavé de son talon. Il avait l’air de toujours défier
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quelqu’un, les passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans le civil.
 
Quoique habillé d’un complet de soixante francs, il gardait une certaine élégance tapageuse, un peu commune, réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d’un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d’une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.
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C’était une de ces soirées d’été où l’air manque dans Paris. La ville, chaude comme une étuve, paraissait suer dans la nuit étouffante. Les égouts soufflaient par leurs bouches de granit leurs haleines empestées, et les cuisines souterraines jetaient à la rue, par leurs fenêtres basses, les miasmes infâmes des eaux de vaisselle et des vieilles sauces.
 
Les concierges, en manches de chemise, à cheval sur des chaises en paille, fumaient la pipe sous des portes cochères, et les passants allaient d’un pas accablé, le front nu, le chapeau à la main. Quand Georges Duroy parvint au boulevard, il s’arrêta encore, indécis sur ce qu’il
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allait faire. Il avait envie maintenant de gagner les Champs-Élysées et l’avenue du bois de Boulogne pour trouver un peu d’air frais sous les arbres ; mais un désir aussi le travaillait, celui d’une rencontre amoureuse.
 
Comment se présenterait-elle ? Il n’en savait rien, mais il l’attendait depuis trois mois, tous les jours, tous les soirs. Quelquefois cependant, grâce à sa belle mine et à sa tournure galante, il volait, par-ci, par-là, un peu d’amour, mais il espérait toujours plus et mieux.
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Il aimait cependant les lieux où grouillent les filles publiques, leurs bals, leurs cafés, leurs rues ; il aimait les coudoyer, leur parler, les tutoyer, flairer leurs parfums violents, se sentir près d’elles. C’étaient des femmes enfin, des femmes d’amour. Il ne les méprisait point du mépris inné des hommes de famille.
 
Il tourna vers la Madeleine et suivit le flot de foule qui coulait accablé par la chaleur. Les grands cafés, pleins de monde, débordaient sur le trottoir, étalant leur public de
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buveurs sous la lumière éclatante et crue de leur devanture illuminée. Devant eux, sur de petites tables carrées ou rondes, les verres contenaient des liquides rouges, jaunes, verts, bruns, de toutes les nuances ; et dans l’intérieur des carafes on voyait briller les gros cylindres transparents de glace qui refroidissaient la belle eau claire.
 
Duroy avait ralenti sa marche, et l’envie de boire lui séchait la gorge.
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Une soif chaude, une soif de soir d’été le tenait, et il pensait à la sensation délicieuse des boissons froides coulant dans la bouche. Mais s’il buvait seulement deux bocks dans la soirée, adieu le maigre souper du lendemain, et il les connaissait trop, les heures affamées de la fin du mois.
 
Il se dit : « Il faut que je gagne dix heures et je prendrai mon bock à l’Américain. Nom d’un chien ! que j’ai soif tout de même ! » Et il regardait tous ces hommes attablés et buvant, tous ces hommes qui pouvaient se désaltérer tant qu’il leur plaisait. Il allait, passant devant les cafés d’un air crâne et gaillard, et il jugeait d’un coup d’œil, à la mine, à l’habit, ce que chaque consommateur devait porter d’argent sur lui. Et une colère l’envahissait contre ces gens assis et tranquilles. En fouillant leurs poches, on trouverait de l’or,
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de la monnaie blanche et des sous. En moyenne, chacun devait avoir au moins deux louis ; ils étaient bien une centaine au café ; cent fois deux louis font quatre mille francs ! Il murmurait : « Les cochons ! » tout en se dandinant avec grâce. S’il avait pu en tenir un au coin d’une rue, dans l’ombre bien noire, il lui aurait tordu le cou, ma foi, sans scrupule, comme il faisait aux volailles des paysans, aux jours de grandes manœuvres.
 
Et il se rappelait ses deux années d’Afrique, la façon dont il rançonnait les Arabes dans les petits postes du Sud. Et un sourire cruel et gai passa sur ses lèvres au souvenir d’une escapade qui avait coûté la vie à trois hommes de la tribu des Ouled-Alane et qui leur avait valu, à ses camarades et à lui, vingt poules, deux moutons et de l’or, et de quoi rire pendant six mois.
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On n’avait jamais trouvé les coupables, qu’on n’avait guère cherché d’ailleurs, l’Arabe étant un peu considéré comme la proie naturelle du soldat.
 
À Paris, c’était autre chose. On ne pouvait pas marauder gentiment, sabre au côté et revolver au poing, loin de la justice civile, en liberté. Il se sentait au cœur tous les instincts du sous-off lâché en pays conquis. Certes il les regrettait, ses deux années de
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désert. Quel dommage de n’être pas resté là-bas ! Mais voilà, il avait espéré mieux en revenant. Et maintenant !… Ah ! oui, c’était du propre, maintenant !
 
Il faisait aller sa langue dans sa bouche, avec un petit claquement, comme pour constater la sécheresse de son palais.
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Comme il arrivait au coin de la place de l’Opéra, il croisa un gros jeune homme, dont il se rappela vaguement avoir vu la tête quelque part.
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Il se mit à le suivre en cherchant dans ses souvenirs, et répétant à mi-voix : « Où diable ai-je connu ce particulier-là ? »
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— Tiens ! tu as l’air solide, pourtant.
 
Et Forestier, prenant le bras de son ancien camarade, lui parla de sa maladie, lui raconta
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les consultations, les opinions et les conseils des médecins, la difficulté de suivre leurs avis dans sa position. On lui ordonnait de passer l’hiver dans le Midi ; mais le pouvait-il ? Il était marié et journaliste, dans une belle situation.
 
— Je dirige la politique à la Vie française. Je fais le Sénat au Salut, et, de temps en temps, des chroniques littéraires pour la Planète. Voilà, j’ai fait mon chemin.
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— Eh bien, veux-tu m’accompagner à la Vie française, où j’ai des épreuves à corriger ; puis nous irons prendre un bock ensemble ?
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— Je te suis.
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— Je te crois. Mais comment veux-tu que je m’en tire ? Je suis seul, je ne connais personne, je ne peux me recommander à personne. Ce n’est pas la bonne volonté qui me manque, mais les moyens.
 
Son camarade le regarda des pieds à la tête, en homme pratique, qui juge un sujet, puis il prononça d’un ton convaincu : — Vois-tu, mon petit, tout dépend de l’aplomb, ici. Un homme un peu malin devient plus facilement ministre que chef de bureau. Il faut s’imposer et non pas demander. Mais comment diable n’as-tu pas trouvé mieux qu’une place d’employé au Nord ?
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mieux qu’une place d’employé au Nord ?
 
Duroy reprit : — J’ai cherché partout, je n’ai rien découvert. Mais j’ai quelque chose en vue en ce moment, on m’offre d’entrer comme écuyer au manège Pellerin. Là, j’aurai, au bas mot, trois mille francs.
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— Oui, à peu près.
 
— Bon, personne n’en sait davantage, à l’
— Bon, personne n’en sait davantage, à l’exception d’une vingtaine d’imbéciles qui ne sont pas fichus de se tirer d’affaire. Ça n’est pas difficile de passer pour fort, va ; le tout est de ne pas se faire pincer en flagrant délit d’ignorance. On manœuvre, on esquive la difficulté, on tourne l’obstacle, et on colle les autres au moyen d’un dictionnaire. Tous les hommes sont bêtes comme des oies et ignorants comme des carpes.
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exception d’une vingtaine d’imbéciles qui ne sont pas fichus de se tirer d’affaire. Ça n’est pas difficile de passer pour fort, va ; le tout est de ne pas se faire pincer en flagrant délit d’ignorance. On manœuvre, on esquive la difficulté, on tourne l’obstacle, et on colle les autres au moyen d’un dictionnaire. Tous les hommes sont bêtes comme des oies et ignorants comme des carpes.
 
Il parlait en gaillard tranquille qui connaît la vie, et il souriait en regardant passer la foule. Mais tout d’un coup il se mit à tousser, et s’arrêta pour laisser finir la quinte, puis, d’un ton découragé : — N’est-ce pas assommant de ne pouvoir se débarrasser de cette bronchite ? Et nous sommes en plein été. Oh ! cet hiver, j’irai me guérir à Menton. Tant pis, ma foi, la santé avant tout.
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Ils arrivèrent au boulevard Poissonnière, devant une grande porte vitrée, derrière laquelle un journal ouvert était collé sur les deux faces. Trois personnes arrêtées le lisaient.
 
Au-dessus de la porte s’étalait, comme un appel, en grandes lettres de feu dessinées par des flammes de gaz : La Vie Française. Et les promeneurs passant brusquement dans la clarté que jetaient ces trois mots éclatants apparaissaient tout à coup en pleine lumière,
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visibles, clairs et nets comme au milieu du jour, puis rentraient aussitôt dans l’ombre. Forestier poussa cette porte : « Entre », dit-il. Duroy entra, monta un escalier luxueux et sale que toute la rue voyait, parvint dans une antichambre, dont les deux garçons de bureau saluèrent son camarade, puis s’arrêta dans une sorte de salon d’attente, poussiéreux et fripé, tendu de faux velours d’un vert pisseux, criblé de taches et rongé par endroits, comme si des souris l’eussent grignoté.
 
— Assieds-toi, dit Forestier, je reviens dans cinq minutes.
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Une odeur étrange, particulière, inexprimable, l’odeur des salles de rédaction, flottait dans ce lieu. Duroy demeurait immobile, un peu intimidé, surpris surtout. De temps en temps des hommes passaient devant lui, en courant, entrés par une porte et partis par l’autre avant qu’il eût le temps de les regarder.
 
C’étaient tantôt des jeunes gens, très jeunes, l’air affairé, et tenant à la main une feuille de papier qui palpitait au vent de leur course ; tantôt des ouvriers compositeurs, dont la blouse de toile tachée d’encre laissait voir un
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col de chemise bien blanc et un pantalon de drap pareil à celui des gens du monde ; et ils portaient avec précaution des bandes de papier imprimé, des épreuves fraîches, tout humides. Quelquefois un petit monsieur entrait, vêtu avec une élégance trop apparente, la taille trop serrée dans la redingote, la jambe trop moulée sous l’étoffe, le pied étreint dans un soulier trop pointu, quelque reporter mondain apportant les échos de la soirée.
 
D’autres encore arrivaient, graves, importants, coiffés de hauts chapeaux à bords plats, comme si cette forme les eût distingués du reste des hommes.
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Duroy demanda : — Qui est-ce ?
 
— C’est Jacques Rival, tu sais, le fameux
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chroniqueur, le duelliste. Il vient de corriger ses épreuves. Garin, Montel et lui sont les trois premiers chroniqueurs d’esprit et d’actualité que nous ayons à Paris. Il gagne ici trente mille francs par an pour deux articles par semaine.
 
Et comme ils s’en allaient, ils rencontrèrent un petit homme à longs cheveux, gros, d’aspect malpropre, qui montait les marches en soufflant.
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Son compagnon se taisait, semblait réfléchir, puis tout à coup : — Pourquoi n’essayerais-tu pas du journalisme ?
 
L’autre, surpris, le regarda ; puis il dit : —
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Mais… c’est que… je n’ai jamais rien écrit.
 
— Bah ! on essaye, on commence. Moi, je pourrais t’employer à aller me chercher des renseignements, à faire des démarches et des visites. Tu aurais, au début, deux cent cinquante francs et tes voitures payées. Veux-tu que j’en parle au directeur ?
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Forestier fut stupéfait : — Tu n’as pas d’habit ? Bigre ! en voilà une chose indispensable pourtant. À Paris, vois-tu, il vaudrait mieux n’avoir pas de lit que pas d’habit.
 
Puis, tout à coup, fouillant dans la poche de son gilet, il en tira une pincée d’or, prit deux louis, les posa devant son ancien camarade, et, d’un ton cordial et familier : — Tu me rendras ça quand tu pourras.
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Loue ou achète au mois, en donnant un acompte, les vêtements qu’il te faut ; enfin arrange-toi, mais viens dîner à la maison, demain, sept heures et demie, 17, rue Fontaine.
 
Duroy, troublé, ramassait l’argent en balbutiant : — Tu es trop aimable, je te remercie bien, sois certain que je n’oublierai pas…
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Et ils se remirent en marche vers la Madeleine.
 
— Qu’est-ce que nous ferions bien ? demanda Forestier. On prétend qu’à Paris un flâneur peut toujours s’occuper ; ça n’est pas vrai. Moi, quand je veux flâner, le soir, je ne sais jamais où aller. Un tour au Bois n’est amusant qu’avec une femme, et on n’en a pas toujours une sous la main ; les cafés-concerts peuvent distraire mon pharmacien et son épouse, mais pas moi. Alors, quoi faire ? Rien. Il devrait y avoir ici un jardin d’été, comme
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le parc Monceau, ouvert la nuit, où on entendrait de la très bonne musique en buvant des choses fraîches sous les arbres. Ce ne serait pas un lieu de plaisir, mais un lieu de flâne ; et on payerait cher pour entrer, afin d’attirer les jolies dames. On pourrait marcher dans des allées bien sablées, éclairées à la lumière électrique, et s’asseoir quand on voudrait pour écouter la musique de près ou de loin. Nous avons eu à peu près ça autrefois chez Musard, mais avec un goût de bastringue et trop d’airs de danse, pas assez d’étendue, pas assez d’ombre, pas assez de sombre. Il faudrait un très beau jardin, très vaste. Ce serait charmant. Où veux-tu aller ?
 
Duroy, perplexe, ne savait que dire ; enfin, il se décida : — Je ne connais pas les Folies-Bergère. J’y ferais volontiers un tour.
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La façade illuminée de l’établissement jetait une grande lueur dans les quatre rues qui se joignent devant elle. Une file de fiacres attendait la sortie.
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Forestier entrait, Duroy l’arrêta :
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Dans le vaste corridor d’entrée qui mène à la promenade circulaire, où rôde la tribu parée des filles, mêlée à la foule sombre des hommes, un groupe de femmes attendait les arrivants devant un des trois comptoirs où trônaient, fardées et défraîchies, trois marchandes de boissons et d’amour.
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Les hautes glaces, derrière elles, reflétaient leurs dos et les visages des passants.
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Le grand s’avançait d’abord, à pas courts et rapides, en souriant, et saluait avec un mouvement de la main comme pour envoyer un baiser.
 
On voyait, sous le maillot, se dessiner les muscles des bras et des jambes ; il gonflait sa poitrine pour dissimuler son estomac trop saillant ; et sa figure semblait celle d’un
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garçon coiffeur, car une raie soignée ouvrait sa chevelure en deux parties égales, juste au milieu du crâne. Il atteignait le trapèze d’un bond gracieux, et, pendu par les mains, tournait autour comme une roue lancée ; ou bien, les bras roides, le corps droit, il se tenait immobile, couché horizontalement dans le vide, attaché seulement à la barre fixe par la force des poignets.
 
Puis il sautait à terre, saluait de nouveau en souriant sous les applaudissements de l’orchestre, et allait se coller contre le décor, en montrant bien, à chaque pas, la musculature de sa jambe.
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Mais Duroy ne s’occupait guère du spectacle, et, la tête tournée, il regardait sans cesse derrière lui le grand promenoir plein d’hommes et de prostituées.
 
Forestier lui dit : « Remarque donc l’orchestre : rien que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de bonnes têtes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, des boulevardiers, quelques artistes, quelques filles de demi-choix ; et, derrière nous, le plus drôle de
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mélange qui soit dans Paris. Quels sont ces hommes ? Observe-les. Il y a de tout, de toutes les professions et de toutes les castes, mais la crapule domine. Voici des employés, employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des gommeux en habit, qui viennent de dîner au cabaret et qui sortent de l’Opéra avant d’entrer aux Italiens, et puis encore tout un monde d’hommes suspects qui défient l’analyse. Quant aux femmes, rien qu’une marque : la soupeuse de l’Américain, la fille à un ou deux louis qui guette l’étranger de cinq louis et prévient ses habitués quand elle est libre. On les connaît toutes depuis six ans ; on les voit tous les soirs, toute l’année, aux mêmes endroits, sauf quand elles font une station hygiénique à Saint-Lazare ou à Lourcine. »
 
Duroy n’écoutait plus. Une de ces femmes, s’étant accoudée à leur loge, le regardait. C’était une grosse brune à la chair blanchie par la pâte, à l’œil noir, allongé, souligné par le crayon, encadré sous des sourcils énormes et factices. Sa poitrine, trop forte, tendait la soie sombre de sa robe ; et ses lèvres peintes, rouges comme une plaie, lui donnaient quelque chose de bestial, d’ardent, d’outré, mais qui allumait le désir cependant.
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Elle appela, d’un signe de tête, une de ses amies qui passait, une blonde aux cheveux rouges, grasse aussi, et elle lui dit d’une voix assez forte pour être entendue : — Tiens, v’là un joli garçon : s’il veut de moi pour dix louis, je ne dirai pas non.
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Ils sortirent, et furent aussitôt entraînés dans le courant des promeneurs. Pressés, poussés, serrés, ballottés, ils allaient, ayant devant les yeux un peuple de chapeaux. Et les filles, deux par deux, passaient dans cette foule d’hommes, la traversaient avec facilité, glissaient entre les coudes, entre les poitrines, entre les dos, comme si elles eussent été bien chez elles, bien à l’aise, à la façon des poissons dans l’eau, au milieu de ce flot de mâles.
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Duroy ravi, se laissait aller, buvait avec ivresse l’air vicié par le tabac, par l’odeur humaine et les parfums des drôlesses. Mais Forestier suait, soufflait, toussait.
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Mais la grosse brune qui s’était appuyée tout à l’heure derrière la loge des deux camarades reparut, marchant arrogamment, le bras passé sous celui de la grosse blonde. Cela faisait vraiment une belle paire de femmes, bien assorties.
 
Elle sourit en apercevant Duroy, comme si leurs yeux se fussent dit déjà des choses
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intimes et secrètes ; et, prenant une chaise, elle s’assit tranquillement en face de lui et fit asseoir son amie, puis elle commanda d’une voix claire : — Garçon, deux grenadines ! — Forestier, surpris, prononça : "Tu ne te gênes pas, toi !
 
Elle répondit:— C’est ton ami qui me séduit. C’est vraiment un joli garçon. Je crois qu’il me ferait faire des folies !
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Alors Forestier se mit à rire : — Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succès auprès des femmes ? Il faut soigner ça. Ça peut te mener loin. — Il se tut une seconde, puis reprit, avec ce ton rêveur des gens qui pensent tout haut : — C’est encore par elles qu’on arrive le plus vite.
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Et comme Duroy souriait toujours sans répondre, il demanda : — Est-ce que tu restes encore ? Moi, je vais rentrer, j’en ai assez.
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La brune lui dit : — As-tu retrouvé ta langue ? Il balbutia : « Parbleu », sans parvenir à prononcer autre chose que cette parole.
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Ils restaient debout tous les trois, arrêtés, arrêtant le mouvement du promenoir, formant un remous autour d’eux.
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II
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— Monsieur Forestier, s’il vous plaît ?
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Il était un peu gêné, intimidé, mal à l’aise. Il portait un habit pour la première fois de sa vie, et l’ensemble de sa toilette l’inquiétait. Il la sentait défectueuse en tout, par les bottines non vernies mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetée le matin même au Louvre, et dont le plastron trop mince se cassait déjà. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n’avait pu utiliser même la moins abîmée.
 
Son pantalon, un peu trop large, dessinait
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mal la jambe, semblait s’enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripée que prennent les vêtements d’occasion sur les membres qu’ils recouvrent par aventure. Seul, l’habit n’allait pas mal, s’étant trouvé à peu près juste pour la taille.
 
Il montait lentement les marches, le cœur battant, l’esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d’être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l’un de l’autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c’était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu’il n’aurait cru.
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Mais voilà qu’en s’apercevant brusquement dans la glace, il ne s’était pas même reconnu ; il s’était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu’il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d’œil.
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Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l’ensemble était satisfaisant.
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Alors il s’étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l’étonnement, le plaisir, l’approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l’œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu’on les admire et qu’on les désire. Une porte s’ouvrit dans l’escalier. Il eut peur d’être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d’avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami.
 
En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d’arriver, et la résolution qu’il se connaissait et l’indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s’arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d’un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent : «
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Voilà une excellente invention. » Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.
 
La porte s’ouvrit presque aussitôt, et il se trouva en présence d’un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans comprendre d’où lui venait cette vague émotion : d’une inconsciente comparaison, peut-être, entre la coupe de leurs vêtements. Ce laquais, qui avait des souliers vernis, demanda, en prenant le pardessus que Duroy tenait sur son bras par peur de montrer les taches :
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Il s’arrêta net, tout à fait déconcerté. Quelle était cette dame qui souriait ? Puis il se souvint que Forestier était marié ; et la pensée que cette jolie blonde élégante devait être la femme de son ami acheva de l’effarer.
 
Il balbutia : —
Il balbutia : — Madame, je suis… — Elle lui tendit la main : — Je le sais, monsieur. Charles m’a raconté votre rencontre d’hier soir, et je suis très heureuse qu’il ait eu la bonne inspiration de vous prier de dîner avec nous aujourd’hui.
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Madame, je suis… — Elle lui tendit la main : — Je le sais, monsieur. Charles m’a raconté votre rencontre d’hier soir, et je suis très heureuse qu’il ait eu la bonne inspiration de vous prier de dîner avec nous aujourd’hui.
 
Il rougit jusqu’aux oreilles, ne sachant plus que dire ; et il se sentait examiné, inspecté des pieds à la tête, pesé, jugé.
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Elle était vêtue d’une robe de cachemire bleu pâle qui dessinait bien sa taille souple et sa poitrine grasse.
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La chair des bras et de la gorge sortait d’une mousse de dentelle blanche dont étaient garnis le corsage et les courtes manches ; et les cheveux relevés au sommet de la tête, frisant un peu sur la nuque, faisaient un léger nuage de duvet blond au-dessus du cou.
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Il répondit, en reprenant peu à peu possession de lui : — Depuis quelques mois seulement, madame. J’ai un emploi dans les chemins de fer ; mais Forestier m’a laissé espérer que je pourrais, grâce à lui, pénétrer dans le journalisme.
 
Elle eut un sourire plus visible, plus bienveillant ; et elle murmura en baissant la voix : — Je sais.
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Je sais.
 
Le timbre avait tinté de nouveau. Le valet annonça : — Madame de Marelle.
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— {{Mme}} de Marelle, mon amie, un peu ma parente.
 
Elle ajouta : —
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Vous savez, nous sommes ici sans cérémonie, sans façon et sans pose. C’est entendu, n’est-ce pas ?
 
Le jeune homme s’inclina.
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Puis parurent, coup sur coup, Jacques Rival, très élégant, et Norbert de Varenne, dont le col d’habit luisait, un peu ciré par le frottement des longs cheveux qui tombaient jusqu’aux épaules, et semaient dessus quelques grains de poussière blanche. Sa cravate, mal nouée, ne semblait pas à sa première sortie. Il s’avança avec des grâces de vieux beau et, prenant la main de {{Mme}} Forestier, mit un baiser sur son poignet. Dans le mouvement qu’il fit en se baissant, sa longue chevelure se répandit comme de l’eau sur le bras nu de la jeune femme.
 
Et Forestier entra à son tour, en s’excusant d’être en retard. Mais il avait été retenu au journal par l’affaire Morel. M. Morel, député
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radical, venait d’adresser une question au ministère sur une demande de crédit relative à la colonisation de l’Algérie.
 
Le domestique cria : — Madame est servie !
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Duroy se trouvait placé entre {{Mme}} de Marelle et sa fille. Il se sentait de nouveau gêné, ayant peur de commettre quelque erreur dans le maniement conventionnel de la fourchette, de la cuiller ou des verres. Il y en avait quatre, dont un légèrement teinté de bleu. Que pouvait-on boire dans celui-là ? On ne dit rien pendant qu’on mangeait le potage, puis Norbert de Varenne demanda : — Avez-vous lu ce procès Gauthier ? Quelle drôle de chose !
 
Et on discuta sur le cas d’adultère compliqué de chantage. On n’en parlait point comme on parle, au sein des familles, des événements racontés dans les feuilles publiques, mais comme on parle d’une maladie entre médecins ou de légumes entre fruitiers. On ne s’indignait pas, on ne s’étonnait pas des faits ; on en cherchait les causes profondes, secrètes, avec une curiosité professionnelle et une indifférence absolue pour le crime lui-même. On tâchait d’expliquer nettement les origines des actions, de déterminer tous les
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phénomènes cérébraux dont était né le drame, résultat scientifique d’un état d’esprit particulier. Les femmes aussi se passionnaient à cette poursuite, à ce travail. Et d’autres événements récents furent examinés, commentés, tournés sous toutes leurs faces, pesés à leur valeur, avec ce coup d’œil pratique et cette manière de voir spéciale des marchands de nouvelles, des débitants de comédie humaine à la ligne, comme on examine comme on retourne et comme on pèse, chez les commerçants, les objets qu’on va livrer au public.
 
Puis il fut question d’un duel, et Jacques Rival prit la parole. Cela lui appartenait : personne autre ne pouvait traiter cette affaire. Duroy n’osait point placer un mot. Il regardait parfois sa voisine, dont la gorge ronde le séduisait. Un diamant tenu par un fil d’or pendait au bas de l’oreille, comme une goutte d’eau qui aurait glissé sur la chair. De temps en temps, elle faisait une remarque qui éveillait toujours un sourire sur les lèvres. Elle avait un esprit drôle, gentil, inattendu, un esprit de gamine expérimentée qui voit les choses avec insouciance et les juge avec un scepticisme léger et bienveillant.
 
Duroy cherchait en vain quelque compliment à lui faire, et, ne trouvant rien, il s’occupait de sa fille, lui versait à boire, lui tenait
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ses plats, la servait. L’enfant, plus sévère que sa mère, remerciait avec une voix grave, faisait de courts saluts de la tête : — Vous êtes bien aimable, monsieur, — et elle écoutait les grandes personnes d’un petit air réfléchi.
 
Le dîner était fort bon, et chacun s’extasiait. M. Walter mangeait comme un ogre, ne parlait presque pas, et considérait d’un regard oblique, glissé sous ses lunettes, les mets qu’on lui présentait. Norbert de Varenne lui tenait tête et laissait tomber parfois des gouttes de sauce sur son plastron de chemise.
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Duroy avait trouvé le corton de son goût et il laissait chaque fois emplir son verre. Une gaieté délicieuse entrait en lui ; une gaieté chaude, qui lui montait du ventre à la tête, lui courait dans les membres, le pénétrait tout entier. Il se sentait envahi par un bien-être complet, un bien-être de vie et de pensée, de corps et d’âme.
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Et une envie de parler lui venait, de se faire remarquer, d’être écouté, apprécié comme ces hommes dont on savourait les moindres expressions.
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Norbert de Varenne l’interrompit :
 
— Oui… ils sauront tout, excepté l’agriculture. Ils parleront l’arabe, mais ils ignoreront comment on repique des betteraves et comment on sème du blé. Ils seront même
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forts en escrime, mais très faibles sur les engrais. Il faudrait au contraire ouvrir largement ce pays neuf à tout le monde. Les hommes intelligents s’y feront une place, les autres succomberont. C’est la loi sociale.
 
Un léger silence suivit. On souriait.
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Il répondit : « Oui, monsieur, j’y suis resté vingt-huit mois, et j’ai séjourné dans les trois provinces. »
 
Et brusquement, oubliant la question Morel, Norbert de Varenne l’interrogea sur un détail de mœurs qu’il tenait d’un officier. Il s’agissait du Mzab, cette étrange petite république arabe née au milieu du Sahara, dans
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la partie la plus desséchée de cette région brûlante.
 
Duroy avait visite deux fois le Mzab, et il raconta les mœurs de ce singulier pays, où les gouttes d’eau ont la valeur de l’or, où chaque habitant est tenu à tous les services publics, où la probité commerciale est poussée plus loin que chez les peuples civilisés.
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Toutes les femmes avaient les yeux sur lui. {{Mme}} Walter murmura de sa voix lente : « Vous feriez avec vos souvenirs une charmante série d’articles. » Alors Walter considéra le jeune homme par-dessus le verre de ses lunettes, comme il faisait pour bien voir les visages. Il regardait les plats par-dessous.
 
Forestier saisit le moment : — Mon cher patron, je vous ai parlé tantôt de M. Georges Duroy, en vous demandant de me l’adjoindre pour le service des informations politiques. Depuis que Marambot
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nous a quittés, je n’ai personne pour aller prendre des renseignements urgents et confidentiels, et le journal en souffre.
 
Le père Walter devint sérieux et releva tout à fait ses lunettes pour regarder Duroy bien en face. Puis il dit : — Il est certain que M. Duroy a un esprit original. S’il veut bien venir causer avec moi, demain à trois heures, nous arrangerons ça. — Puis, après un silence, et se tournant tout à fait vers le jeune homme : — Mais faites-nous tout de suite une petite série fantaisiste sur l’Algérie. Vous raconterez vos souvenirs, et vous mêlerez à ça la question de la colonisation, comme tout à l’heure. C’est d’actualité, tout à fait d’actualité, et je suis sûr que ça plaira beaucoup à nos lecteurs. Mais dépêchez-vous ! Il me faut le premier article pour demain ou après-demain, pendant qu’on discute à la Chambre, afin d’amorcer le public.
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{{Mme}} Walter ajouta, avec cette grâce sérieuse qu’elle mettait en tout et qui donnait un air de faveurs à ses paroles : — Et vous avez un titre charmant : Souvenirs d’un chasseur d’Afrique ; n’est-ce pas, monsieur Norbert ?
 
Le vieux poète, arrivé tard à la renommée,
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détestait et redoutait les nouveaux venus. Il répondit d’un air sec :
 
— Oui, excellent, à condition que la suite soit dans la note, car c’est là la grande difficulté ; la note juste, ce qu’en musique on appelle le ton.
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Mais le domestique faisait le tour de la table, versant dans les verres bleus du vin de Johannisberg ; et Forestier portait un toast en saluant M. Walter : « À la longue prospérité de La Vie Française ! »
 
Tout le monde s’inclina vers le Patron, qui souriait, et Duroy, gris de triomphe, but d’un trait. Il aurait vidé de même une barrique entière, lui semblait-il ; il aurait mangé un bœuf, étranglé un lion. Il se sentait dans les membres une vigueur surhumaine, dans l’esprit une résolution invincible et une espérance infinie. Il était chez lui, maintenant, au milieu de ces gens ; il venait d’y prendre position, d’y
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conquérir sa place. Son regard se posait sur les visages avec une assurance nouvelle, et il osa, pour la première fois, adresser la parole à sa voisine :
 
— Vous avez, madame, les plus jolies boucles d’oreilles que j’aie jamais vues.
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Et comme il tournait la tête, il rencontra encore les yeux de {{Mme}} Forestier, toujours bienveillants, mais il crut y voir une gaieté plus vive, une malice, un encouragement.
 
Tous les hommes maintenant parlaient en même temps, avec des gestes et des éclats de voix ; on discutait le grand projet du chemin de fer métropolitain. Le sujet ne fut épuisé qu’à la fin du dessert, chacun ayant une quantité de choses à dire sur la lenteur des communications dans Paris, les inconvénients des
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tramways, les ennuis des omnibus et la grossièreté des cochers de fiacre.
 
Puis on quitta la salle à manger pour aller prendre le café. Duroy, par plaisanterie, offrit son bras à la petite fille. Elle le remercia gravement, et se haussa sur la pointe des pieds pour arriver à poser la main sur le coude de son voisin.
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L’air était frais et pénétré d’un parfum vague, doux, qu’on n’aurait pu définir, dont on ne pouvait dire le nom.
 
Et le jeune homme, plus maître de lui, considéra avec attention l’appartement. Il n’était pas grand ; rien n’attirait le regard en dehors des arbustes ; aucune couleur vive ne frappait ;
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mais on se sentait à son aise dedans, on se sentait tranquille, reposé ; il enveloppait doucement, il plaisait, mettait autour du corps quelque chose comme une caresse.
 
Les murs étaient tendus avec une étoffe ancienne d’un violet passé, criblée de petites fleurs de soie jaune, grosses comme des mouches.
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— Faites donc votre cour à {{Mme}} Walter.
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Puis elle s’éloigna avant qu’il eût pu répondre un mot.
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— M. Walter a eu bien du mal pour créer ce type de journal, qui répondait à un besoin nouveau.
 
Et ils se mirent à causer. Il avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâce dans le regard et une séduction
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irrésistible dans la moustache. Elle s’ébouriffait sur sa lèvre, crépue, frisée, jolie, d’un blond teinté de roux avec une nuance plus pâle dans les poils hérissés des bouts.
 
Ils parlèrent de Paris, des environs, des bords de la Seine, des villes d’eaux, des plaisirs de l’été, de toutes les choses courantes sur lesquelles on peut discourir indéfiniment sans se fatiguer l’esprit.
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Alors il parla de ses projets, en termes vagues, puis recommença avec elle la conversation qu’il venait d’avoir avec {{Mme}} Walter ; mais, comme il possédait mieux son sujet, il s’y montra supérieur, répétant comme de lui des choses qu’il venait d’entendre. Et sans cesse il regardait dans les yeux sa voisine, comme pour donner à ce qu’il disait un sens profond.
 
Elle lui raconta à son tour des anecdotes, avec un entrain facile de femme qui se sait spirituelle et qui veut toujours être drôle ; et,
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devenant familière, elle posait la main sur son bras, baissait la voix pour dire des riens, qui prenaient ainsi un caractère d’intimité. Il s’exaltait intérieurement à frôler cette jeune femme qui s’occupait de lui. Il aurait voulu tout de suite se dévouer pour elle, la défendre, montrer ce qu’il valait, et les retards qu’il mettait à lui répondre indiquaient la préoccupation de sa pensée.
 
Mais tout à coup, sans raison, {{Mme}} de Marelle appelait : « Laurine ! » et la petite fille s’en vint.
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« Réponds : — Je veux bien, monsieur, pour aujourd’hui ; mais ce ne sera pas toujours comme ça. »
 
Duroy, s’asseyant aussitôt, prit sur son genou Laurine, puis effleura des lèvres les cheveux ondés et fins de l’enfant, La mère s’étonna : —
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Tiens, elle ne s’est pas sauvée ; c’est stupéfiant. Elle ne se laisse d’ordinaire embrasser que par les femmes. Vous êtes irrésistible, monsieur Duroy.
 
Il rougit, sans répondre, et d’un mouvement léger il balançait la petite fille sur sa jambe.
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— Oh ! non, ne crains rien.
 
Quand il se retrouva sur l’escalier, il eut
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envie de descendre en courant, tant sa joie était véhémente, et il s’élança, enjambant les marches deux par deux ; mais tout à coup il aperçut, dans la grande glace du second étage, un monsieur pressé qui venait en gambadant à sa rencontre, et il s’arrêta net, honteux comme s’il venait d’être surpris en faute.
 
Puis il se regarda longuement, émerveillé d’être vraiment aussi joli garçon ; puis il se sourit avec complaisance, puis, prenant congé de son image, il se salua très bas, avec cérémonie, comme on salue les grands personnages.
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III Quand Georges Duroy se retrouva dans la rue, il hésita sur ce qu’il ferait. Il avait envie de courir, de rêver, d’aller devant lui en songeant à l’avenir et en respirant l’air doux de la nuit ; mais la pensée de la série d’articles demandés par le père Walter le poursuivait, et il se décida à rentrer tout de suite pour se mettre au travail.
 
Il revint à grands pas, gagna le boulevard extérieur, et le suivit jusqu’à la rue Boursault qu’il habitait. Sa maison, haute de six étages, était peuplée par vingt petits ménages ouvriers et bourgeois, et il éprouva en montant l’escalier, dont il éclairait avec des allumettes-bougies les marches sales où traînaient des bouts de papiers, des bouts de cigarettes, des épluchures de cuisine, une écœurante sensation de dégoût et une hâte de sortir de là, de loger comme les hommes riches, en des
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demeures propres, avec des tapis. Une odeur lourde de nourriture, de fosse d’aisances et d’humanité, une odeur stagnante de crasse et de vieille muraille, qu’aucun courant d’air n’eût pu chasser de ce logis, l’emplissait du haut en bas.
 
La chambre du jeune homme, au cinquième étage, donnait, comme sur un abîme profond, sur l’immense tranchée du chemin de fer de l’Ouest, juste au-dessus de la sortie du tunnel, près de la gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fenêtre et s’accouda sur l’appui de fer rouillé.
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Au-dessous de lui, dans le fond du trou sombre, trois signaux rouges immobiles avaient l’air de gros yeux de bête ; et plus loin on en voyait d’autres, et encore d’autres, encore plus loin. À tout instant des coups de sifflet prolongés ou courts passaient dans la nuit, les uns proches, les autres à peine perceptibles, venus de là-bas, du côté d’Asnières. Ils avaient des modulations comme des appels de voix. Un d’eux se rapprochait, poussant toujours son cri plaintif qui grandissait de seconde en seconde, et bientôt une grosse lumière jaune apparut, courant avec un grand bruit ; et Duroy regarda le long chapelet des wagons s’engouffrer sous le tunnel.
 
Puis il se dit : « Allons, au travail ! » Il posa
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sa lumière sur sa table ; mais au moment de se mettre à écrire, il s’aperçut qu’il n’avait chez lui qu’un cahier de papier à lettres.
 
Tant pis, il l’utiliserait en ouvrant la feuille dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume dans l’encre et écrivit en tête, de sa plus belle écriture : Souvenirs d’un chasseur d’Afrique.
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Après dix minutes de réflexion il se décida à remettre au lendemain la page préparatoire du début, et à faire tout de suite une description d’Alger.
 
Et il traça sur son papier : « Alger est une
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ville toute blanche… » sans parvenir à énoncer autre chose. Il revoyait en souvenir la jolie cité claire, dégringolant, comme une cascade de maisons plates, du haut de sa montagne dans la mer, mais il ne trouvait plus un mot pour exprimer ce qu’il avait vu, ce qu’il avait senti.
 
Après un grand effort, il ajouta : « Elle est habitée en partie par des Arabes… » Puis il jeta sa plume sur la table et se leva.
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Ses murs, tendus d’un papier gris à bouquets bleus, avaient autant de taches que de fleurs, des taches anciennes, suspectes, dont on n’aurait pu dire la nature, bêtes écrasées ou gouttes d’huile, bouts de doigts graissés de pommade ou écume de la cuvette projetée pendant les lavages. Cela sentait la misère honteuse, la misère en garni de Paris. Et une exaspération le souleva contre la pauvreté de sa vie. Il se dit qu’il fallait sortir de là, tout de suite, qu’il fallait en finir dès le lendemain avec cette existence besogneuse.
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Une ardeur de travail l’ayant soudain ressaisi, il se rassit devant sa table, et recommença à chercher des phrases pour bien raconter la physionomie étrange et charmante d’Alger, cette antichambre de l’Afrique mystérieuse et profonde, l’Afrique des Arabes vagabonds et des nègres inconnus, l’Afrique inexplorée et tentante, dont on nous montre parfois, dans les jardins publics, les bêtes invraisemblables qui semblent créées pour des contes de fées, les autruches, ces poules extravagantes, les gazelles, ces chèvres divines, les girafes surprenantes et grotesques, les chameaux graves, les hippopotames monstrueux, les rhinocéros informes, et les gorilles, ces frères effrayants de l’homme.
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Il sentait vaguement des pensées lui venir ; il les aurait dites, peut-être, mais il ne les pouvait point formuler avec des mots écrits. Et son impuissance l’enfiévrant, il se leva de nouveau, les mains humides de sueur et le sang battant aux tempes.
 
Et ses yeux étant tombés sur la note de sa blanchisseuse, montée, le soir même, par le concierge, il fut saisi brusquement par un désespoir éperdu. Toute sa joie disparut en une seconde, avec sa confiance en lui et sa foi dans l’avenir. C’était fini ; tout était fini, il ne ferait rien ;
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il ne serait rien ; il se sentait vide, incapable, inutile, condamné.
 
Et il retourna s’accouder à la fenêtre, juste au moment où un train sortait du tunnel avec un bruit subit et violent. Il s’en allait là-bas, à travers les champs et les plaines, vers la mer. Et le souvenir de ses parents entra au cœur de Duroy. Il allait passer près d’eux, ce convoi, à quelques lieues seulement de leur maison. Il la revit, la petite maison, au haut de la côte, dominant Rouen et l’immense vallée de la Seine, à l’entrée du village de Canteleu.
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Son père et sa mère tenaient un petit cabaret, une guinguette où les bourgeois des faubourgs venaient déjeuner le dimanche : À la Belle-Vue. Ils avaient voulu faire de leur fils un monsieur et l’avaient mis au collège. Ses études finies et son baccalauréat manqué, il était parti pour le service avec l’intention de devenir officier, colonel, général. Mais dégoûté de l’état militaire bien avant d’avoir fini ses cinq années, il avait rêvé de faire fortune à Paris.
 
Il y était venu, son temps expiré, malgré les prières du père et de la mère, qui, leur songe envolé, voulaient le garder maintenant. À son tour, il espérait un avenir ; il entrevoyait le triomphe au moyen d’événements
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encore confus dans son esprit, qu’il saurait assurément faire naître et seconder.
 
Il avait eu au régiment des succès de garnison, des bonnes fortunes faciles et même des aventures dans un monde plus élevé, ayant séduit la fille d’un percepteur, qui voulait tout quitter pour le suivre, et la femme d’un avoué, qui avait tenté de se noyer par désespoir d’être délaissée.
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Mais le désir d’arriver y régnait en maître.
 
Il s’était remis, sans s’en apercevoir, à rêvasser, comme il faisait chaque soir. Il imaginait une aventure d’amour magnifique qui
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l’amenait, d’un seul coup, à la réalisation de son espérance. Il épousait la fille d’un banquier ou d’un grand seigneur rencontrée dans la rue et conquise à première vue.
 
Le sifflet strident d’une locomotive qui, sortie toute seule du tunnel, comme un gros lapin de son terrier, et courant à toute vapeur sur les rails, filait vers le garage des machines, où elle allait se reposer, le réveilla de son songe.
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Il se réveilla de bonne heure, comme on s’éveille aux jours d’espérance vive ou de souci, et, sautant du lit, il alla ouvrir sa fenêtre pour avaler une bonne tasse d’air frais, comme il disait.
 
Les maisons de la rue de Rome, en face,
Les maisons de la rue de Rome, en face, de l’autre côté du large fossé du chemin de fer, éclatantes dans la lumière du soleil levant, semblaient peintes avec de la clarté blanche. Sur la droite, au loin, on apercevait les coteaux d’Argenteuil, les hauteurs de Sannois et les moulins d’Orgemont dans une brume bleuâtre et légère, semblable à un petit voile flottant et transparent qui aurait été jeté sur l’horizon.
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de l’autre côté du large fossé du chemin de fer, éclatantes dans la lumière du soleil levant, semblaient peintes avec de la clarté blanche. Sur la droite, au loin, on apercevait les coteaux d’Argenteuil, les hauteurs de Sannois et les moulins d’Orgemont dans une brume bleuâtre et légère, semblable à un petit voile flottant et transparent qui aurait été jeté sur l’horizon.
 
Duroy demeura quelques minutes à regarder la campagne lointaine, et il murmura : « Il ferait bougrement bon, là-bas, un jour comme ça. » Puis il songea qu’il lui fallait travailler, et tout de suite, et aussi envoyer, moyennant dix sous, le fils de sa concierge dire à son bureau qu’il était malade.
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Il ne se découragea pas cependant. Il pensa : « Bah, je n’en ai pas l’habitude. C’est un métier à apprendre comme tous les métiers. Il faut qu’on m’aide les premières fois. Je vais trouver Forestier, qui me mettra mon article sur pied en dix minutes. »
 
Et il s’habilla. Quand il fut dans la rue, il jugea qu’il était encore trop tôt pour se présenter chez
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son ami qui devait dormir tard. Il se promena donc, tout doucement, sous les arbres du boulevard extérieur.
 
Il n’était pas encore neuf heures, et il gagna le parc Monceau tout frais de l’humidité des arrosages.
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— Te voilà ! à cette heure-ci ! que me voulais-tu ?
 
Duroy, troublé de le rencontrer ainsi comme il s’en allait, balbutia : — C’est que… c’est que… je ne peux pas arriver à faire mon article, tu sais, l’article que M. Walter m’a demandé sur l’Algérie. Ça n’est pas bien étonnant, étant donné que je n’ai jamais écrit. Il faut de la pratique pour
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ça comme pour tout. Je m’y ferai bien vite, j’en suis sûr, mais, pour débuter, je ne sais pas comment m’y prendre. J’ai bien les idées, je les ai toutes, et je ne parviens pas à les exprimer.
 
Il s’arrêta, hésitant un peu. Forestier souriait avec malice :
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— Mais, à cette heure-ci, je ne peux pas me présenter devant elle ?…
 
— Si, parfaitement. Elle est levée. Tu la
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trouveras dans mon cabinet de travail, en train de mettre en ordre des notes pour moi.
 
L’autre refusait de monter.
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— Monsieur est sorti, dit-il, sans attendre la question.
 
Duroy insista : — Demandez à {{Mme}} Forestier si elle peut me recevoir, et prévenez-la que je viens de la
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part de son mari, que j’ai rencontré dans la rue.
 
Puis il attendit. L’homme revint, ouvrit une porte à droite, et annonça : — Madame attend monsieur.
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Elle montrait un siège : — Asseyez-vous et parlez.
 
Elle maniait entre deux doigts une plume
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d’oie en la tournant agilement ; et, devant elle, une grande page de papier demeurait écrite à moitié, interrompue à l’arrivée du jeune homme.
 
Elle avait l’air chez elle devant cette table de travail, à l’aise comme dans son salon, occupée à sa besogne ordinaire. Un parfum léger s’envolait du peignoir, le parfum frais de la toilette récente. Et Duroy cherchait à deviner, croyait voir le corps jeune et clair, gras et chaud, doucement enveloppé dans l’étoffe moelleuse.
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Elle l’interrompit, en riant de tout son cœur, heureuse, joyeuse et flattée — Et il vous a dit de venir me trouver ?… C’est gentil ça…
 
— Oui, madame. Il m’a dit que vous me tireriez d’embarras mieux que lui… Mais,
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moi, je n’osais pas, je, ne voulais pas. Vous comprenez ?
 
Elle se leva : — Ça va être charmant de collaborer comme ça. Je suis ravie de votre idée. Tenez, asseyez-vous à ma place, car on connaît mon écriture au journal. Et nous allons vous tourner un article, mais là, un article à succès.
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Alors elle s’assit, en face de lui, de l’autre côté de la grande table, et le regardant dans les yeux :
 
Eh bien, racontez-le-moi d’abord,
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pour moi toute seule, vous entendez, bien doucement, sans rien oublier, et je choisirai ce qu’il faut prendre.
 
Mais comme il ne savait par où commencer, elle se mit à l’interroger comme aurait fait un prêtre au confessionnal, posant des questions précises qui lui rappelaient des détails oubliés, des personnages rencontrés, des figures seulement aperçues. Quand elle l’eut contraint à parler ainsi pendant un petit quart d’heure, elle l’interrompit tout à coup : — Maintenant, nous allons commencer. D’abord, nous
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Elle s’interrompit pour rallumer sa cigarette éteinte, et, aussitôt, le petit grincement criard de la plume d’oie sur le papier s’arrêta.
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— Nous continuons, dit-elle.
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« Ce soldat est atteint d’un dérangement d’estomac. Administrez-lui le vomitif n° 3 selon ma formule, puis douze heures de repos ; il ira bien. »
 
« Il était souverain, ce vomitif, souverain et irrésistible. On l’avalait donc, puisqu’il le
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fallait. Puis, quand on avait passé par la formule du docteur Ipéca, on jouissait de douze heures de repos bien gagné.
 
« Eh bien, mon cher, pour atteindre l’Afrique, il faut subir, pendant quarante heures, une autre sorte de vomitif irrésistible, selon la formule de la Compagnie Transatlantique. »
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Et Duroy, les yeux levés, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de son visage occupés à ce jeu vague qui ne prenait point sa pensée.
 
Elle imaginait maintenant les péripéties de
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la route, portraiturait des compagnons de voyage inventés par elle, et ébauchait une aventure d’amour avec la femme d’un capitaine d’infanterie qui allait rejoindre son mari.
 
Puis, s’étant assise, elle interrogea Duroy sur la topographie de l’Algérie, qu’elle ignorait absolument. En dix minutes, elle en sut autant que lui, et elle fit un petit chapitre de géographie politique et coloniale pour mettre le lecteur au courant et le bien préparer à comprendre les questions sérieuses qui seraient soulevées dans les articles suivants.
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Elle termina par un séjour à Saïda, au pied des hauts plateaux, et par une jolie petite intrigue entre le sous-officier Georges Duroy et une ouvrière espagnole employée à la manufacture d’alfa de Aïn-el-Hadjar. Elle racontait les rendez-vous, la nuit, dans la montagne pierreuse et nue, alors que les chacals, les hyènes et les chiens arabes crient, aboient et hurlent au milieu des rocs.
 
Et elle prononça d’une voix joyeuse : — La suite à demain ! —
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Puis, se relevant : — C’est comme ça qu’on écrit un article, mon cher monsieur. Signez, s’il vous plaît.
 
Il hésitait.
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Il avait envie d’ajouter : — Mais pas autant que vous. Il n’osa point.
 
Elle reprit : —
Elle reprit : — Et si vous saviez comme elle est drôle, originale, intelligente ! C’est une bohème, par exemple, une vraie bohème. C’est pour cela que son mari ne l’aime guère. Il ne voit que le défaut et n’apprécie point les qualités.
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Et si vous saviez comme elle est drôle, originale, intelligente ! C’est une bohème, par exemple, une vraie bohème. C’est pour cela que son mari ne l’aime guère. Il ne voit que le défaut et n’apprécie point les qualités.
 
Duroy fut stupéfait d’apprendre que {{Mme}} de Marelle était mariée. C’était bien naturel, pourtant.
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Mais la porte s’ouvrit sans bruit, et un grand monsieur s’avança, qu’on n’avait point annoncé.
 
Il s’arrêta en voyant un homme. {{Mme}} Forestier parut gênée une seconde, puis elle dit,
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de sa voix naturelle, bien qu’un peu de rose lui fût monté des épaules au visage :
 
— Mais entrez donc, mon cher. Je vous présente un bon camarade de Charles, M. Georges Duroy, un futur journaliste.
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En se retrouvant dans la rue, il se sentit triste, mal à l’aise, obsédé par l’obscure sensation d’un chagrin voilé. Il allait devant lui, se demandant pourquoi cette mélancolie subite lui était venue ; il ne trouvait point, mais la figure sévère du comte de Vaudrec, un peu vieux déjà, avec des cheveux gris, l’air tranquille et insolent d’un particulier très riche et sûr de lui, revenait sans cesse dans son souvenir.
 
Et il s’aperçut que l’arrivée de cet inconnu,
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brisant un tête-à-tête charmant où son cœur s’accoutumait déjà, avait fait passer en lui cette impression de froid et de désespérance qu’une parole entendue, une misère entrevue, les moindres choses parfois suffisent à nous donner.
 
Et il lui semblait aussi que cet homme, sans qu’il devinât pourquoi, avait été mécontent de le trouver là.
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Duroy demanda : — M. Walter, s’il vous plaît ?
 
L’huissier répondit : — M. le directeur est en conférence. Si
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monsieur veut bien s’asseoir un peu.
 
Et il indiqua le salon d’attente, déjà plein de monde.
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Alors Duroy eut une idée, et, retournant trouver l’huissier : — M. Walter m’a donné rendez-vous à trois heures, dit-il. En tout cas, voyez si mon ami M. Forestier n’est pas ici.
 
Alors on le fit passer par un long corridor
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qui l’amena dans une grande salle où quatre messieurs écrivaient autour d’une large table verte.
 
Forestier, debout devant la cheminée, fumait une cigarette en jouant au bilboquet. Il était très adroit à ce jeu et piquait à tous coups la bille énorme en buis jaune sur la petite pointe de bois. Il comptait : — « Vingt-deux, — vingt-trois, — vingt-quatre, — vingt-cinq. »
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Un des rédacteurs tourna la tête vers lui : — Dis donc, Forestier, j’en connais un à vendre, un superbe, en bois des Iles. Il a appartenu à la reine d’Espagne, à ce qu’on dit. On en réclame soixante francs. Ça n’est pas cher.
 
Forestier demanda : — Où loge-t-il ? — Et comme il avait manqué son trente-
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septième coup, il ouvrit une armoire où Duroy aperçut une vingtaine de bilboquets superbes, rangés et numérotés comme des bibelots dans une collection. Puis ayant posé son instrument à sa place ordinaire, il répéta : — Où loge-t-il, ce joyau ?
 
Le journaliste répondit : — Chez un marchand de billets du Vaudeville. Je t’apporterai la chose demain, si tu veux.
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Puis, ayant poussé deux portes capitonnées, ils pénétrèrent chez le directeur.
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La conférence, qui durait depuis une heure, était une partie d’écarté avec quelques-uns de ces messieurs à chapeaux plats que Duroy avait remarqués la veille.
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— Voici mon ami Duroy.
 
Le directeur considéra brusquement le jeune homme de son coup d’œil glissé par-
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dessus le verre des lunettes, puis il demanda :
 
— M’apportez-vous mon article ? Ça irait très bien aujourd’hui, en même temps que la discussion Morel.
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Et prenant le bras de son ami, le journaliste l’entraîna pendant que M. Walter se remettait à jouer.
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Norbert de Varenne n’avait pas levé la tête, il semblait n’avoir pas vu ou reconnu Duroy. Jacques Rival, au contraire, lui avait serré la main avec une énergie démonstrative et voulue de bon camarade sur qui on peut compter en cas d’affaire.
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Puis il passa vivement, d’un air important et pressé, comme s’il allait rédiger aussitôt une dépêche de la plus extrême gravité.
 
Dès qu’ils furent rentrés dans la salle de rédaction, Forestier retourna prendre immédiatement son bilboquet, et, tout en se remettant à jouer, et en coupant ses phrases pour compter les coups, il dit à Duroy : — Voilà. Tu viendras ici tous les jours à trois heures et je te dirai les courses et les visites qu’il faudra faire, soit dans le jour, soit dans la soirée, soit dans la matinée. — Un, — je vais te donner d’abord une lettre d’introduction pour le chef du premier bureau de la préfecture de police, — deux, —
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qui te mettra en rapport avec un de ses employés. Et tu t’arrangeras avec lui pour toutes les nouvelles importantes — trois — du service de la préfecture, les nouvelles officielles et quasi officielles, bien entendu. Pour tout le détail, tu t’adresseras à Saint-Potin, qui est au courant, — quatre, — tu le verras tout à l’heure ou demain. Il faudra surtout t’accoutumer à tirer les vers du nez des gens que je t’enverrai voir, — cinq, — et à pénétrer partout malgré les portes fermées, — six. — Tu toucheras pour cela deux cents francs par mois de fixe, plus deux sous la ligne pour les échos intéressants de ton cru, — sept, — plus deux sous la ligne également pour les articles qu’on te commandera sur des sujets divers, — huit.
 
Puis il ne fit plus attention qu’à son jeu, et il continua à compter lentement, — neuf, — dix, — onze, — douze, — treize. — Il manqua le quatorzième, et, jurant : — Nom de Dieu de treize ! il me porte toujours la guigne, ce bougre-là. Je mourrai un treize certainement.
 
Un des rédacteurs qui avait fini sa besogne prit à son tour un bilboquet dans l’armoire ; c’était un tout petit homme qui avait l’air d’un enfant, bien qu’il fût âgé de trente-cinq ans ; et plusieurs autres journalistes étant
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entrés, ils allèrent l’un après l’autre chercher le joujou qui leur appartenait. Bientôt ils furent six, côte à côte, le dos au mur, qui lançaient en l’air, d’un mouvement pareil et régulier, les boules rouges, jaunes ou noires, suivant la nature du bois. Et une lutte s’étant établie, les deux rédacteurs qui travaillaient encore se levèrent pour juger les coups.
 
Forestier gagna de onze points. Alors le petit homme à l’air enfantin, qui avait perdu, sonna le garçon de bureau et commanda : « Neuf bocks. » Et ils se remirent à jouer en attendant les rafraîchissements.
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Et Duroy, ayant serré toutes les mains sans savoir même le nom de leurs possesseurs, redescendit le bel escalier, le cœur joyeux et l’esprit allègre.
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IV
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Il vit arriver la marchande, qui ouvrit sa boutique de verre, puis il aperçut un homme portant sur sa tête un tas de grands papiers pliés. Il se précipita : c’étaient Le Figaro, le Gil-Blas, le Gaulois, l’Événement, et deux ou trois autres feuilles du matin ; mais la Vie Française n’y était pas.
 
Une peur le saisit : « Si on avait remis au lendemain Les Souvenirs d’un chasseur d’Afriqued’Afriq
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ue, ou si, par hasard, la chose n’avait pas plu, au dernier moment, au père Walter ? »
 
En redescendant vers le kiosque, il s’aperçut qu’on vendait le journal, sans qu’il l’eût vu apporter. Il se précipita, le déplia, après avoir jeté les trois sous, et parcourut les titres de la première page. — Rien. — Son cœur se mit à battre ; il ouvrit la feuille, et il eut une forte émotion en lisant, au bas d’une colonne, en grosses lettres : « Georges Duroy. » Ça y était ! quelle joie !
 
Il se mit à marcher, sans penser, le journal à la main, le chapeau sur le côté, avec une envie d’arrêter les passants pour leur dire : " « Achetez ça — achetez ça ! Il y a un article, de moi. » — Il aurait voulu pouvoir crier de tous ses poumons, comme font certains hommes, le soir, sur les boulevards : « Lisez la Vie Française, lisez l’article de Georges Duroy : Les Souvenirs d’un Chasseur d’Afrique. » Et, tout à coup, il éprouva le désir de lire lui-même cet article, de le lire dans un endroit public, dans un café, bien en vue. Et il chercha un établissement qui fût déjà fréquenté. Il lui fallut marcher longtemps. Il s’assit enfin devant une espèce de marchand de vin où plusieurs consommateurs étaient déjà installés, et il demanda : « Un rhum », comme il aurait demandé : « Une absinthe », sans songer à
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l’heure. Puis il appela : « Garçon, donnez-moi la Vie Française. »
 
Un homme à tablier blanc accourut : — Nous ne l’avons pas, monsieur, nous ne recevons que le Rappel, le Siècle, la Lanterne, et le Petit Parisien.
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Il ne désigna pas la chose, mais il vit, en s’en allant, un de ses voisins prendre la Vie Française sur la table où il l’avait laissée.
 
Il pensa : « Que vais-je faire, maintenant ? » Et il se décida à aller à son bureau toucher son mois et donner sa démission. Il tressaillait d’avance de plaisir à la pensée de la tête que
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feraient son chef et ses collègues. L’idée de l’effarement du chef, surtout, le ravissait.
 
Il marchait lentement pour ne pas arriver avant neuf heures et demie, la caisse n’ouvrant qu’à dix heures.
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— Je m’en fiche un peu, par exemple !
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Il y eut parmi les employés un mouvement de stupéfaction, et la tête de M. Potel apparut, effarée, au-dessus du paravent qui l’enfermait comme une boîte.
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— Ah ! vous voilà. Vous savez que je ne veux pas…
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L’employé lui coupa la parole :
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Et il se retrouva dans la rue avec son traitement dans sa poche. Il se paya un déjeuner succulent dans un bon restaurant à prix modérés qu’il connaissait ; puis, ayant encore acheté et laissé la Vie Française sur la table où il avait mangé, il pénétra dans plusieurs magasins où il acheta de menus objets, rien que pour les faire livrer chez lui et donner son nom — Georges Duroy. — Il ajoutait : « Je suis le rédacteur de la Vie Française ».
 
Puis il indiquait la rue et le numéro, en
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ayant soin de stipuler : « Vous laisserez chez le concierge. »
 
Comme il avait encore du temps, il entra chez un lithographe qui fabriquait des cartes de visite à la minute, sous les yeux des passants ; et il s’en fit faire immédiatement une centaine, qui portaient, imprimée sous son nom, sa nouvelle qualité.
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— C’est entendu.
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Puis, se tournant vers son ami, Forestier ajouta :
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Saint-Potin se leva : — Je suis prêt, dit-il.
 
Alors Forestier se renversant sur sa chaise, prit une pose presque solennelle pour donner ses instructions, et, se tournant vers Duroy : — Voilà. Nous avons à Paris depuis deux jours le général chinois Li-Theng-Fao, descendu au Continental, et le rajah Taposahib Ramaderao Pali, descendu à l’hôtel Bristol. Vous allez leur prendre une conversation.
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Vous allez leur prendre une conversation.
 
Puis, se tournant vers Saint-Potin : — N’oublie point les principaux points que je t’ai indiqués. Demande au général et au rajah leur opinion sur les menées de l’Angleterre dans l’Extrême-Orient, leurs idées sur son système de colonisation et de domination, leurs espérances relatives à l’intervention de l’Europe, et de la France en particulier, dans leurs affaires.
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Il ajouta, pour Duroy : — Observe comment Saint-Potin s’y prendra, c’est un excellent reporter, et tâche d’apprendre les ficelles pour vider un homme en cinq minutes. Puis il recommença à écrire avec gravité, avec l’intention évidente de bien établir les distances, de bien mettre à sa place son ancien camarade et nouveau confrère.
 
Dès qu’ils eurent franchi la porte, Saint-Potin se mit à rire et dit à Duroy : — En voilà un faiseur ! Il nous la fait à
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nous-mêmes. On dirait vraiment qu’il nous prend pour ses lecteurs.
 
Puis ils descendirent sur le boulevard, et le reporter demanda : — Buvez-vous quelque chose ?
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« Et avec ça, pourtant, un bon zig qui ne croit à rien et roule tout le monde. Son journal, qui est officieux, catholique, libéral, républicain, orléaniste, tarte à la crème et boutique à treize, n’a été fondé que pour soutenir ses opérations de bourse et ses entreprises de toute sorte. Pour ça il est très fort, et il gagne des millions au moyen de sociétés qui n’ont pas quatre sous de capital… »
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Il allait toujours, appelant Duroy « mon cher ami ».
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« II ôta ses lunettes, les essuya. Puis il sourit, d’un drôle de sourire qui court autour de ses grosses joues chaque fois qu’il va dire quelque chose de malin ou de fort, et avec un ton gouailleur et convaincu, il prononça : — Pourquoi ? Parce que nous pouvions obtenir là-dessus une réduction de quatre à cinq mille francs.
 
« Montelin, étonné, reprit : — Mais, monsieur le directeur, tous les comptes étaient réguliers,
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vérifiés par moi et approuvés par vous…
 
« Alors le patron, redevenu sérieux, déclara : — On n’est pas naïf comme vous. Sachez, monsieur Montelin, qu’il faut toujours accumuler ses dettes pour transiger. »
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Saint-Potin se frotta les mains : — Oh ! une rouée, une fine mouche. C’est la maîtresse d’un vieux viveur nommé Vaudrec, le comte de Vaudrec, qui l’a dotée et mariée…
 
Duroy sentit brusquement une sensation de froid, une sorte de crispation nerveuse, un besoin d’injurier et de gifler ce bavard. Mais il l’interrompit simplement pour lui demander : — C’est votre nom, Saint-Potin ?
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C’est votre nom, Saint-Potin ?
 
L’autre répondit avec simplicité :
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Et Duroy, payant les consommations, reprit : — Mais il me semble qu’il est tard et que nous avons deux nobles seigneurs à visiter.
 
Saint-Potin se mit à rire : — Vous êtes encore naïf, vous ! Alors vous croyez comme ça que je vais aller demander à ce Chinois et à cet Indien ce qu’ils pensent de l’Angleterre ? Comme si je ne le savais pas mieux qu’eux, ce qu’ils doivent penser pour les lecteurs de la Vie Française. J’en ai déjà interviewé cinq cents de ces Chinois, Persans, Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils répondent tous la même chose, d’après moi. Je n’ai qu’à reprendre mon article sur le dernier venu et à le copier mot pour mot. Ce qui change, par exemple, c’est leur tête, leur nom, leurs titres, leur âge, leur suite. Oh ! là-dessus, il ne faut pas d’erreur, parce que je serais relevé raide par le Figaro ou le Gaulois. Mais sur ce sujet le concierge de l’hôtel Bristol et celui du Continental m’auront renseigné en cinq minutes. Nous irons à pied jusque-là en fumant un cigare. Total : cent sous de voiture à réclamer au
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journal. Voilà, mon cher, comment on s’y prend quand on est pratique.
 
Duroy demanda : — Ça doit rapporter bon d’être reporter dans ces conditions-là.
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Ayant dîné chez un marchand de vin auprès de l’arc de triomphe de l’Étoile, il revint lentement à pied chez lui par les boulevards extérieurs, et il s’assit devant sa table pour travailler.
 
Mais dès qu’il eut sous les yeux la grande feuille de papier blanc, tout ce qu’il avait
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amassé de matériaux s’envola de son esprit, comme si sa cervelle se fût évaporée. Il essayait de ressaisir des bribes de souvenirs et de les fixer : ils lui échappaient à mesure qu’il les reprenait, ou bien ils se précipitaient pêle-mêle, et il ne savait comment les présenter, les habiller, ni par lequel commencer.
 
Après une heure d’efforts et cinq pages de papier noircies par des phrases de début qui n’avaient point de suite, il se dit : « Je ne suis pas encore assez rompu au métier. Il faut que je prenne une nouvelle leçon ». Et tout de suite la perspective d’une autre matinée de travail avec {{Mme}} Forestier, l’espoir de ce long tête-à-tête intime, cordial si doux, le firent tressaillir de désir. Il se coucha bien vite, ayant presque peur à présent de se remettre à la besogne et de réussir tout à coup.
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— C’est que monsieur est en train de travailler.
 
Duroy n’avait point songé que le mari pouvait être là. Il insista cependant : —
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Dites-lui que c’est moi, pour une affaire pressante.
 
Après cinq minutes d’attente, on le fit entrer dans le cabinet où il avait passé une si bonne matinée.
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Mais Forestier, se fâchant : — Allons, sacrebleu ! ne perds pas de temps ; tu n’as pourtant pas forcé ma porte pour le plaisir de nous dire bonjour.
 
Alors, Duroy, fort troublé, se décida : — Non… voilà… c’est que… je n’arrive pas encore à faire mon article… et tu as été… vous avez été si… si… gentils la dernière
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fois que… que j’espérais… que j’ai osé venir…
 
Forestier lui coupa la parole : — Tu te fiches du monde, à la fin ! Alors tu t’imagines que je vais faire ton métier, et que tu n’auras qu’à passer à la caisse au bout du mois, Non ! elle est bonne, celle-là !
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À peine rentré, la colère l’excitant, il se mit à écrire.
 
Il continua l’aventure commencée par {{Mme}} Forestier, accumulant des détails de roman feuilleton, des péripéties surprenantes et des descriptions ampoulées, avec une maladresse
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de style de collégien et des formules de sous-officier. En une heure, il eut terminé une chronique qui ressemblait à un chaos de folies, et il la porta, avec assurance, à la Vie Française.
 
La première personne qu’il rencontra fut Saint-Potin qui, lui serrant la main avec une énergie de complice, demanda :
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Ce fut tout.
 
Saint-Potin entraîna son nouveau confrère,
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et, lorsqu’ils furent dans le corridor, il lui dit :
 
— Avez-vous passé à la caisse ?
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Le soir venu, Duroy, qui n’avait plus rien à faire, songea à retourner aux Folies-Bergère, et, payant d’audace, il se présenta au contrôle :
 
— Je m’appelle Georges Duroy, rédacteur
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à la Vie Française. Je suis venu l’autre jour avec M. Forestier, qui m’avait promis de demander mes entrées. Je ne sais s’il y a songé.
 
On consulta un registre. Son nom ne s’y trouvait pas inscrit. Cependant le contrôleur, homme très affable, lui dit :
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— Bon, mais écoute… — Il hésitait, un peu confus de ce qu’il allait faire : — C’est que, cette fois, je n’ai pas le sou : je viens du cercle, où j’ai tout claqué.
 
Elle le regardait au fond des yeux, flairant
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le mensonge avec son instinct et sa pratique de fille habituée aux roueries et aux marchandages des hommes. Elle dit : — Blagueur ! Tu sais, ça n’est pas gentil avec moi cette manière-là.
 
Il eut un sourire embarrassé : — Si tu veux dix francs, c’est tout ce qui me reste.
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Il dormit tard chez cette fille. Il faisait jour quand il sortit, et la pensée lui vint aussitôt d’acheter la Vie Française. Il ouvrit le journal d’une main fiévreuse ; sa chronique n’y était pas ; et il demeurait debout sur le trottoir, parcourant anxieusement de l’œil les colonnes imprimées avec l’espoir d’y trouver enfin ce qu’il cherchait.
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Quelque chose de pesant tout à coup accablait son cœur, car, après la fatigue d’une nuit d’amour, cette contrariété tombant sur sa lassitude avait le poids d’un désastre.
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Duroy, furieux, sortit sans répondre un mot, et, pénétrant brusquement dans le cabinet de son camarade : — Pourquoi n’as-tu pas fait paraître, ce matin, ma chronique ?
 
Le journaliste fumait une cigarette, le dos au fond de son fauteuil et les pieds sur sa table, salissant de ses talons un article commencé. Il articula tranquillement avec un son de voix ennuyé et lointain, comme s’il parlait du fond d’un trou : — Le patron l’a trouvé mauvais, et m’a
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chargé de te le remettre pour le recommencer. Tiens, le voilà. — Et il indiquait du doigt les feuilles dépliées sous un presse-papier.
 
Duroy, confondu, ne trouva rien à dire, et, comme il mettait sa prose dans sa poche, Forestier reprit : — Aujourd’hui tu vas te rendre d’abord à la préfecture…
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Il connut les coulisses des théâtres et celles de la politique, les corridors et le vestibule des hommes d’État et de la Chambre des députés, les figures importantes des attachés de cabinet et les mines renfrognées des huissiers endormis.
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Il eut des rapports continus avec des ministres, des concierges, des généraux, des agents de police, des princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des proxénètes, des rastaquouères, des hommes du monde, des grecs, des cochers de fiacre, des garçons de café et bien d’autres, étant devenu l’ami intéressé et indifférent de tous ces gens, les confondant dans son estime, les toisant à la même mesure, les jugeant avec le même œil, à force de les voir tous les jours, à toute heure, sans transition d’esprit, et de parler avec eux tous des mêmes affaires concernant son métier. Il se comparait lui-même à un homme qui goûterait, coup sur coup, les échantillons de tous les vins, et ne distinguerait bientôt plus le Château-Margaux de l’Argenteuil.
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Cependant, comme il ne touchait que dix centimes la ligne, plus ses deux cents francs de fixe, et comme la vie de boulevard, la vie de café, la vie de restaurant coûte cher, il n’avait jamais le sou et se désolait de sa misère.
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C’est un truc à saisir, pensait-il, en voyant certains confrères aller la poche pleine d’or, sans jamais comprendre quels moyens secrets ils pouvaient bien employer pour se procurer cette aisance. Et il soupçonnait avec envie des procédés inconnus et suspects, des services rendus, toute une contrebande acceptée et consentie. Or, il lui fallait pénétrer le mystère, entrer dans l’association tacite, s’imposer aux camarades qui partageaient sans lui.
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V
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Deux mois s’étaient écoulés ; on touchait à septembre, et la fortune rapide que Duroy avait espérée lui semblait bien longue à venir. Il s’inquiétait surtout de la médiocrité morale de sa situation et ne voyait pas par quelle voie il escaladerait les hauteurs où l’on trouve la considération et l’argent. Il se sentait enfermé dans ce métier médiocre de reporter, muré là-dedans à n’en pouvoir sortir. On l’appréciait, mais on l’estimait selon son rang. Forestier même, à qui il rendait mille services, ne l’invitait plus à dîner, le traitait en tout comme un inférieur, bien qu’il le tutoyât comme un ami.
 
De temps en temps, il est vrai, Duroy, saisissant une occasion, plaçait un bout d’article, et ayant acquis par ses échos une souplesse de plume et un tact qui lui manquaient
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lorsqu’il avait écrit sa seconde chronique sur l’Algérie, il ne courait plus aucun risque de voir refuser ses actualités. Mais de là à faire des chroniques au gré de sa fantaisie ou à traiter, en juge, les questions politiques, il y avait autant de différence qu’à conduire dans les avenues du Bois, étant cocher, ou à conduire étant maître. Ce qui l’humiliait surtout, c’était de sentir fermées les portes du monde, de n’avoir pas de relations à traiter en égal, de ne pas entrer dans l’intimité des femmes, bien que plusieurs actrices connues l’eussent parfois accueilli avec une familiarité intéressée.
 
Il savait d’ailleurs, par expérience, qu’elles éprouvaient pour lui, toutes, mondaines ou cabotines, un entraînement singulier, une sympathie instantanée, et il ressentait, de ne point connaître celles dont pourrait dépendre son avenir, une impatience de cheval entravé.
 
Bien souvent il avait songé à faire une visite à {{Mme}} Forestier ; mais la pensée de leur dernière rencontre l’arrêtait, l’humiliait, et il attendait, en outre, d’y être engagé par le mari. Alors le souvenir lui vint de {{Mme}} de Marelle et, se rappelant qu’elle l’avait prié de la venir voir, il se présenta chez elle un après-midi qu’il n’avait rien à faire.
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« J’y suis toujours jusqu’à trois heures », avait-elle dit.
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Duroy entra. La pièce était assez grande, peu meublée et d’aspect négligé. Les fauteuils, défraîchis et vieux, s’alignaient le long des murs, selon l’ordre établi par la domestique, car on ne sentait en rien le soin élégant d’une femme qui aime le chez soi. Quatre pauvres tableaux, représentant une barque sur un fleuve, un navire sur la mer, un moulin dans une plaine et un bûcheron dans un bois, pendaient au milieu des quatre panneaux, au bout de cordons inégaux, et tous les quatre accrochés de travers. On devinait que depuis longtemps ils restaient penchés ainsi sous l’œil négligent d’une indifférente.
 
Duroy s’assit et attendit. Il attendit longtemps. Puis une porte s’ouvrit, et {{Mme}} de Marelle entra en courant, vêtue d’un peignoir japonais en soie rose où étaient brodés des
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paysages d’or, des fleurs bleues et des oiseaux blancs, et elle s’écria :
 
— Figurez-vous que j’étais encore couchée. Que c’est gentil à vous de venir me voir ! J’étais persuadée que vous m’aviez oubliée.
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Tout à coup, la jeune femme s’interrompit, et s’étonnant : — C’est drôle comme je suis avec vous. Il me semble que je vous connais depuis dix ans. Nous deviendrons, sans doute, bons camarades. Voulez-vous ?
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Il répondit : — Mais, certainement, — avec un sourire qui en disait plus.
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Elle parlait toujours, semant en chaque phrase cet esprit facile dont elle avait pris l’habitude, comme un ouvrier saisit le tour de main qu’il faut pour accomplir une besogne réputée difficile et dont s’étonnent les autres. Il l’écoutait, pensant : « C’est bon à retenir tout ça. On écrirait des chroniques parisiennes charmantes en la faisant bavarder sur les événements du jour. »
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Mais on frappa doucement, tout doucement à la porte par laquelle elle était venue ; et elle cria : « Tu peux entrer, mignonne. » La petite fille parut, alla droit à Duroy et lui tendit la main.
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Il ne parla pas à Forestier de cette visite.
 
Mais il en garda le souvenir, les jours suivants,
Mais il en garda le souvenir, les jours suivants, plus que le souvenir, une sorte de sensation de la présence irréelle et persistante de cette femme. Il lui semblait avoir pris quelque chose d’elle, l’image de son corps restée dans ses yeux et la saveur de son être moral restée en son cœur. Il demeurait sous l’obsession de son image, comme il arrive quelquefois quand on a passé des heures charmantes auprès d’un être. On dirait qu’on subit une possession étrange, intime, confuse, troublante et exquise parce qu’elle est mystérieuse.
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plus que le souvenir, une sorte de sensation de la présence irréelle et persistante de cette femme. Il lui semblait avoir pris quelque chose d’elle, l’image de son corps restée dans ses yeux et la saveur de son être moral restée en son cœur. Il demeurait sous l’obsession de son image, comme il arrive quelquefois quand on a passé des heures charmantes auprès d’un être. On dirait qu’on subit une possession étrange, intime, confuse, troublante et exquise parce qu’elle est mystérieuse.
 
Il fit une seconde visite au bout de quelques jours.
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Duroy, qu’amusaient les manières cérémonieuses de la fillette, répondit : — Parfaitement, mademoiselle, je serai enchanté de passer un quart d’heure avec vous ; mais je vous préviens que je ne suis point sérieux du tout, moi, je joue toute la journée ; je vous propose donc de faire une partie de chat perché.
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La gamine demeura saisie, puis elle sourit, comme aurait fait une femme, de cette idée qui la choquait un peu et l’étonnait aussi ; et elle murmura :
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Il reprit : — Ça m’est égal : moi je joue partout. Allons, attrapez-moi. — Et il se mit à tourner autour de la table, en l’excitant à le poursuivre, tandis qu’elle s’en venait derrière lui, souriant toujours avec une sorte de condescendance polie, et étendant parfois la main pour le toucher, mais sans s’abandonner jusqu’à courir.
 
Il s’arrêtait, se baissait, et, lorsqu’elle approchait, de son petit pas hésitant, il sautait en l’air comme les diables enfermés en des boîtes, puis il s’élançait d’une enjambée à l’autre bout du salon. Elle trouvait ça drôle, finissait par rire, et, s’animant, commençait à trottiner derrière lui, avec de légers cris joyeux et craintifs, quand elle avait cru le saisir. Il déplaçait les chaises, en faisait des obstacles, la forçait à pivoter pendant une minute autour de la même, puis, quittant celle-là, en saisissait une autre. Laurine courait maintenant, s’abandonnait tout à fait au plaisir de ce jeu nouveau et, la figure rose,
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elle se précipitait d’un grand élan d’enfant ravie, à chacune des fuites, à chacune des ruses, à chacune des feintes de son compagnon.
 
Brusquement, comme elle s’imaginait l’atteindre, il la saisit dans ses bras, et, l’élevant jusqu’au plafond, il cria : — Chat perché !
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Dès qu’ils furent seuls, {{Mme}} de Marelle baissa la voix :
 
— Vous ne savez pas, j’ai un grand projet, et j’ai pensé à vous. Voilà. Comme je dîne toutes les semaines chez les Forestier, je leur rends ça, de temps en temps, dans un restaurant. Moi, je n’aime pas à avoir du monde chez moi, je ne suis pas organisée pour ça, et, d’ailleurs, je n’entends rien aux choses de la
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maison, rien à la cuisine, rien à rien. J’aime vivre à la diable. Donc je les reçois de temps en temps au restaurant, mais ça n’est pas gai quand nous ne sommes que nous trois, et mes connaissances à moi ne vont guère avec eux. Je vous dis ça pour vous expliquer une invitation peu régulière. Vous comprenez, n’est-ce pas, que je vous demande d’être des nôtres samedi, au café Riche, sept heures et demie. Vous connaissez la maison ?
 
Il accepta avec bonheur. Elle reprit : — Nous serons tous les quatre seulement, une vraie partie carrée. C’est très amusant ces petites fêtes-là, pour nous autres femmes qui n’y sommes pas habituées.
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Tout ce qui vêtait son corps, tout ce qui touchait intimement et directement sa chair, était délicat et fin, mais ce qui l’entourait ne lui importait plus.
 
Il la quitta, gardant, comme l’autre fois, la sensation de sa présence continuée dans
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une sorte d’hallucination de ses sens. Et il attendit le jour du dîner avec une impatience grandissante.
 
Ayant loué pour la seconde fois un habit noir, ses moyens ne lui permettant point encore d’acheter un costume de soirée, il arriva le premier au rendez-vous, quelques minutes avant l’heure.
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Au dehors on apercevait une grande tache d’un vert clair que faisaient les feuilles d’un arbre, éclairées par la lumière vive des cabinets particuliers.
 
Duroy s’assit sur un canapé très bas, rouge comme les tentures des murs, et dont les ressorts fatigués, s’enfonçant sous lui, lui donnèrent la sensation de tomber dans un trou. Il entendait dans toute cette vaste maison une rumeur confuse, ce bruissement des grands restaurants fait du bruit des vaisselles et des
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argenteries heurtées, du bruit des pas rapides des garçons adouci par le tapis des corridors, du bruit des portes un moment ouvertes et qui laissent échapper le son des voix de tous ces étroits salons où sont enfermés des gens qui dînent. Forestier entra et lui serra la main avec une familiarité cordiale qu’il ne lui témoignait jamais dans les bureaux de la Vie Française.
 
— Ces deux dames vont arriver ensemble, dit-il ; c’est très gentil ces dîners-là !
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On ouvrit la porte et les deux jeunes femmes parurent, suivies d’un maître d’hôtel, voilées, cachées, discrètes, avec cette allure de mystère charmant qu’elles prennent en ces endroits où les voisinages et les rencontres sont suspects.
 
Comme Duroy saluait {{Mme}} Forestier, elle le gronda fort de n’être pas revenu la voir ; puis elle ajouta, avec un sourire, vers son amie : —
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C’est ça, vous me préférez {{Mme}} de Marelle, vous trouvez bien le temps pour elle.
 
Puis on s’assit, et le maître d’hôtel ayant présenté à Forestier la carte des vins, {{Mme}} de Marelle s’écria : — Donnez à ces messieurs ce qu’ils voudront ; quant à nous, du champagne frappé, du meilleur, du champagne doux par exemple, rien autre chose. — Et l’homme étant sorti, elle annonça avec un rire excité : — Je veux me pocharder ce soir, nous allons faire une noce, une vraie noce.
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Sa femme ne disait rien, paraissait absorbée ; et, les yeux baissés vers la table, elle souriait aux verres, de ce sourire vague qui semblait promettre toujours pour ne jamais tenir.
 
Les huîtres d’Ostende furent apportées, mignonnes et grasses, semblables à de petites
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oreilles enfermées en des coquilles, et fondant entre le palais et la langue ainsi que des bonbons salés.
 
Puis, après le potage, on servit une truite rose comme de la chair de jeune fille ; et les convives commencèrent à causer.
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Puis il ajouta, souriant : — Voyons, n’est-ce pas vrai ?
 
— Combien y en a-t-il qui s’abandonneraient à un rapide désir, au caprice brusque et violent d’une
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heure, à une fantaisie d’amour, si elles ne craignaient de payer par un scandale irrémédiable et par des larmes douloureuses un court et léger bonheur !
 
Il parlait avec une conviction contagieuse, comme s’il avait plaidé une cause, sa cause, comme s’il eût dit : — Ce n’est pas avec moi qu’on aurait à craindre de pareils dangers. Essayez pour voir.
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Et Forestier, presque couché sur le canapé, une jambe repliée sous lui, la serviette glissée dans son gilet pour ne point maculer son habit, déclara tout à coup, avec un rire convaincu de sceptique : — Sacristi oui, on s’en paierait si on était sûr du silence. Bigre de bigre ! les pauvres maris !
 
Et on se mit à parler d’amour. Sans l’admettre éternel, Duroy le comprenait durable, créant un lien, une amitié tendre, une confiance ! L’union des sens n’était qu’un sceau à l’union des cœurs. Mais il s’indignait des jalousies harcelantes, des drames, des scènes,
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des misères qui, presque toujours, accompagnent les ruptures.
 
Quand il se tut, {{Mme}} de Marelle soupira : — Oui, c’est la seule bonne chose de la vie, et nous la gâtons souvent par des exigences impossibles.
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— Bigre ! la bonne chose ! — s’écria Forestier. Et ils mangeaient avec lenteur, savourant la viande fine et le légume onctueux comme une crème.
 
Duroy reprit : —
Duroy reprit : — Moi, quand j’aime une femme, tout disparaît du monde autour d’elle.
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Moi, quand j’aime une femme, tout disparaît du monde autour d’elle.
 
Il disait cela avec conviction, s’exaltant à la pensée de cette jouissance d’amour, dans le bien-être de la jouissance de table qu’il goûtait.
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Forestier s’étendit sur le canapé, ouvrit les bras, les appuya sur des coussins et d’un ton sérieux : — Cette franchise vous honore et prouve que vous êtes une femme pratique. Mais peut-on vous demander quelle est l’opinion de M. de Marelle ?
 
Elle haussa les épaules lentement, avec un dédain infini, prolongé ; puis, d’une voix nette : — M. de Marelle n’a pas d’opinion en
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cette matière. Il n’a que des… que des abstentions.
 
Et la causerie, descendant des théories élevées sur la tendresse, entra dans le jardin fleuri des polissonneries distinguées.
 
Ce fut le moment des sous-entendus adroits, des voiles levés par des mots, comme on lève des jupes, le moment des ruses de langage, des audaces habiles et déguisées, de toutes les hypocrisies impudiques, de la phrase qui montre des images dévêtues avec des expressions couvertes, qui fait passer dans l’œil et dans l’esprit la vision rapide de tout ce qu’on ne peut pas dire, et permet aux gens du monde une sorte d’amour subtil et mystérieux, une sorte de contact impur des pensées par l’évocation simultanée, troublante et sensuelle comme une étreinte, de toutes les choses secrètes, honteuses et désirées de l’enlacement. On avait apporté le rôti, des perdreaux flanqués de cailles, puis des petits pois, puis une terrine de foies gras accompagnée d’une salade aux feuilles dentelées, emplissant comme une mousse verte un grand saladier en forme de cuvette. Ils avaient mangé de tout cela sans y goûter, sans s’en douter, uniquement préoccupés de ce qu’ils disaient, plongés dans un bain d’amour.
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Les deux femmes, maintenant, en lançaient de roides, {{Mme}} de Marelle avec une audace naturelle qui ressemblait à une provocation, {{Mme}} Forestier avec une réserve charmante, une pudeur dans le ton, dans la voix, dans le sourire, dans toute l’allure, qui soulignait, en ayant l’air de les atténuer, les choses hardies sorties de sa bouche.
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Comme elle l’avait annoncé en se mettant à table, {{Mme}} de Marelle était pocharde, et elle le reconnaissait, avec une grâce gaie et bavarde de femme qui accentue, pour amuser ses convives, une pointe d’ivresse très réelle.
 
{{Mme}} Forestier se taisait maintenant, par
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prudence peut-être ; et Duroy, se sentant trop allumé pour ne pas se compromettre, gardait une réserve habile.
 
On alluma des cigarettes, et Forestier, tout à coup, se mit à tousser.
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— Ce que vous voudrez, je ne sais pas.
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Il mit cinq francs sur l’assiette, puis rendit la bourse à la jeune femme, en lui disant :
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« Si j’osais, que ferait-elle ? » pensait-il. Et le souvenir de toutes les polissonneries chuchotées pendant le dîner l’enhardissait, mais la peur du scandale le retenait en même temps. Elle ne disait rien non plus, immobile, enfoncée en son coin. Il eût pensé qu’elle dormait s’il n’avait vu briller ses yeux chaque fois qu’un rayon de lumière pénétrait dans la voiture.
 
« Que pensait-elle ? » Il sentait bien qu’il ne fallait point parler, qu’un mot, un seul mot, rompant le silence, emporterait ses
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chances ; mais l’audace lui manquait, l’audace de l’action brusque et brutale.
 
Tout à coup il sentit remuer son pied. Elle avait fait un mouvement, un mouvement sec, nerveux, d’impatience ou d’appel peut-être. Ce geste, presque insensible, lui fit courir, de la tête aux pieds, un grand frisson sur la peau, et, se tournant vivement, il se jeta sur elle, cherchant la bouche avec ses lèvres et la chair nue avec ses mains.
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Elle sortit enfin du fiacre en trébuchant et sans prononcer une parole. Il sonna, et, comme la porte s’ouvrait, il demanda, en tremblant : — Quand vous reverrai-je ?
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Elle murmura si bas qu’il entendit à peine : — Venez déjeuner avec moi demain. — Et elle disparut dans l’ombre du vestibule en repoussant le lourd battant, qui fit un bruit de coup de canon.
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« Elle était grise, pensait-il ; demain, ce sera une autre chanson. J’aurai les larmes ». Cette idée l’inquiéta, puis il se dit : « Ma foi, tant pis. Maintenant que je la tiens, je saurai bien la garder. »
 
Et, dans le mirage confus où s’égaraient ses espérances, espérances de grandeur, de succès, de renommée, de fortune et d’amour,
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il aperçut tout à coup, pareille à ces guirlandes de figurantes qui se déroulent dans le ciel des apothéoses, une procession de femmes élégantes, riches, puissantes, qui passaient en souriant pour disparaître l’une après l’autre au fond du nuage doré de ses rêves.
 
Et son sommeil fut peuplé de visions.
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Il alla droit à la cheminée pour constater l’état de ses cheveux et de sa toilette ; et il rajustait sa cravate devant la glace, quand il aperçut dedans la jeune femme qui le regardait debout sur le seuil de la chambre.
 
Il fit semblant de ne l’avoir point vue, et
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ils se considérèrent quelques secondes, au fond du miroir, s’observant, s’épiant avant de se trouver face à face.
 
Il se retourna. Elle n’avait point bougé, et semblait attendre. Il s’élança, balbutiant : — Comme je vous aime ! comme je vous aime ! — Elle ouvrit les bras, et tomba sur sa poitrine ; puis, ayant levé la tête vers lui, ils s’embrassèrent longtemps.
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— Alors vous ne m’en voulez pas trop ?
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Elle lui mit une main sur la bouche :
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Quand ils eurent fini de manger, ils rentrèrent dans le salon et reprirent leur place sur le canapé, côte à côte.
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Peu à peu, il se serrait contre elle, essayant de l’étreindre. Mais elle le repoussait avec calme : — Prenez garde, on pourrait entrer.
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Elle s’amusait de le voir l’implorer avec cette ardeur, et cédait un jour, de temps en temps. Mais il répétait : — Demain… dites… demain.
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Elle y consentit à la fin : — Demain. Cinq heures.
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Il se leva à trois heures moins vingt minutes, pour se rendre au journal ; et sur l’escalier, par la porte entr’ouverte, il murmura encore du bout des lèvres : — Demain. Cinq heures.
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La jeune femme répondit : « Oui », d’un sourire, et disparut.
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Puis il se coucha, bercé par le sifflet des trains.
 
Il rentra de bonne heure le lendemain, portant un sac de gâteaux et une bouteille de madère achetée chez l’épicier. Il dut ressortir
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pour se procurer deux assiettes et deux verres ; et il disposa cette collation sur sa table de toilette, dont le bois sale fut caché par une serviette, la cuvette et le pot à l’eau étant dissimulés par-dessous.
 
Puis il attendit.
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Pendant trois semaines, Duroy reçut ainsi {{Mme}} de Marelle tous les deux ou trois jours, tantôt le matin, tantôt le soir.
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Comme il l’attendait, un après-midi, un grand bruit, dans l’escalier, l’attira sur sa porte. Un enfant hurlait. Une voix furieuse, celle d’un homme, cria : — Qu’est-ce qu’il a encore à gueuler, ce bougre-là ? — La voix glapissante et exaspérée d’une femme répondit : — C’est ct’e sale cocotte qui vient chez l’journalisse d’en haut qu’a renversé Nicolas sur l’palier. Comme si on devrait laisser des roulures comme ça qui n’font seulement pas attention aux éfants dans les escaliers !
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Elle se mit à sangloter sans pouvoir prononcer un mot.
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Il dut la décoiffer, la délacer, l’étendre sur le lit, lui tapoter les tempes avec un linge mouillé ; elle suffoquait ; puis, quand son émotion se fut un peu calmée, toute sa colère indignée éclata.
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Elle souriait maintenant, ravie de son invention, qu’elle ne voulait pas révéler ; et elle fit mille folies d’amour.
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Elle était bien émue cependant, en redescendant l’escalier, et elle s’appuyait de toute sa force sur le bras de son amant, tant elle sentait fléchir ses jambes.
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— Mais oui, parfaitement.
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Et il ouvrit un petit logement composé de deux pièces et situé au rez-de-chaussée, en face de la loge.
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Il l’embrassait froidement, n’osant faire la question qui lui venait aux lèvres.
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Elle avait posé un gros paquet sur le guéridon, au milieu de la pièce. Elle l’ouvrit et en tira un savon, une bouteille d’eau de Lubin, une éponge, une boîte d’épingles à cheveux, un tire-bouchon et un petit fer à friser pour rajuster les mèches de son front qu’elle défaisait toutes les fois.
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— Mais non, mon chat, ça ne te regarde pas, c’est moi qui veux faire cette petite folie.
 
Il eut l’air de se fâcher : Ah ! mais non, par exemple. Je ne le permettrai point.
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Ah ! mais non, par exemple. Je ne le permettrai point.
 
Elle vint à lui suppliante, et, posant les mains sur ses épaules : — Je t’en prie, Georges, ça me fera tant de plaisir, tant de plaisir que ce soit à moi, notre nid, rien qu’à moi ! Ça ne peut pas te froisser ? En quoi ? Je voudrais apporter ça dans notre amour. Dis que tu veux bien, mon petit Géo, dis que tu veux bien ?… — Elle l’implorait du regard, de la lèvre, de tout son être.
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Il reçut quelques jours plus tard un autre petit bleu qui lui disait : « Mon mari arrive ce soir, après six semaines d’inspection. Nous aurons donc relâche huit jours. Quelle corvée, mon chéri ! « Ta Clo. »
 
Duroy demeura stupéfait. Il ne songeait vraiment plus qu’elle était mariée. En voilà
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un homme dont il aurait voulu voir la tête, rien qu’une fois, pour le connaître.
 
Il attendit avec patience cependant le départ de l’époux, mais il passa aux Folies-Bergère deux soirées qui se terminèrent chez Rachel.
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Il répondit : — Mais oui, ma chérie, où tu voudras.
 
Ils partirent donc vers sept heures et gagnèrent le boulevard extérieur. Elle s’appuyait fortement sur lui et lui disait, dans l’oreille : —
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Si tu savais comme je suis contente de sortir à ton bras, comme j’aime te sentir contre moi !
 
Il demanda : — Veux-tu aller chez le père Lathuille ?
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Comme il ne connaissait rien en ce genre dans le quartier, ils errèrent le long du boulevard, et ils finirent par entrer chez un marchand de vin qui donnait à manger dans une salle à part. Elle avait vu, à travers la vitre, deux fillettes en cheveux attablées en face de deux militaires.
 
Trois cochers de fiacre dînaient dans le fond de la pièce étroite et longue, et un personnage, impossible à classer dans aucune profession, fumait sa pipe, les jambes allongées, les mains dans la ceinture de sa culotte, étendu sur sa chaise et la tête renversée en arrière par-dessus la barre. Sa jaquette semblait un musée de taches, et dans les poches gonflées comme des ventres on apercevait le goulot d’une bouteille, un morceau de pain,
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un paquet enveloppé dans un journal, et un bout de ficelle qui pendait. Il avait des cheveux épais, crépus, mêlés, gris de saleté ; et sa casquette était par terre, sous sa chaise.
 
L’entrée de Clotilde fit sensation par l’élégance de sa toilette. Les deux couples cessèrent de chuchoter, les trois cochers cessèrent de discuter, et le particulier qui fumait, ayant ôté sa pipe de sa bouche et craché devant lui, regarda en tournant un peu la tête.
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{{Mme}} de Marelle murmura : — C’est très gentil ! Nous serons très bien ; une autre fois, je m’habillerai en ouvrière. — Et elle s’assit sans embarras et sans dégoût en face de la table de bois vernie par la graisse des nourritures, lavée par les boissons répandues et torchée d’un coup de serviette par le garçon. Duroy, un peu gêné, un peu honteux, cherchait une patère pour y pendre son haut chapeau. N’en trouvant point, il le déposa sur une chaise.
 
Ils mangèrent un ragoût de mouton, une tranche de gigot et une salade. Clotilde répétait : — Moi, j’adore ça. J’ai des goûts canailles. Je m’amuse mieux ici qu’au café Anglais. — Puis elle dit : —
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Si tu veux me faire tout à fait plaisir, tu me mèneras dans un bastringue. J’en connais un très drôle près d’ici qu’on appelle La Reine Blanche.
 
Duroy, surpris, demanda : — Qui est-ce qui t’a menée là ?
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Il la regardait et il la vit rougir, un peu troublée, comme si cette question brusque eût éveillé en elle un souvenir délicat. Après une de ces hésitations féminines si courtes qu’il les faut deviner, elle répondit : — C’est un ami… — puis, après un silence, elle ajouta… — qui est mort. — Et elle baissa les yeux avec une tristesse bien naturelle.
 
Et Duroy, pour la première fois, songea à tout ce qu’il ne savait point dans la vie passée de cette femme, et il rêva. Certes elle avait eu des amants, déjà, mais de quelle sorte ? de quel monde ? Une vague jalousie, une sorte d’inimitié s’éveillait en lui contre elle, une inimitié pour tout ce qu’il ignorait, pour tout ce qui ne lui avait point appartenu dans ce cœur et dans cette existence. Il la regardait, irrité du mystère enfermé dans cette tête jolie et muette et qui songeait, en ce moment-là même peut-être, à l’autre, aux autres, avec des regrets. Comme il eût aimé regarder dans
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ce souvenir, y fouiller, et tout savoir, tout connaître !…
 
Elle répéta : — Veux-tu me conduire à La Reine Blanche ? Ce sera une fête complète.
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Quand ils pénétrèrent dans la salle de bal, elle se serra contre lui, effrayée et contente, regardant d’un œil ravi les filles et les souteneurs et, de temps en temps, comme pour se rassurer contre un danger possible, elle disait, en apercevant un municipal grave et immobile : « Voilà un agent qui a l’air solide. » Au bout d’un quart d’heure, elle en eut assez, et il la reconduisit chez elle.
 
Alors commença une série d’excursions dans tous les endroits louches où s’amuse le
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peuple ; et Duroy découvrit dans sa maîtresse un goût passionné pour ce vagabondage d’étudiants en goguette.
 
Elle arrivait au rendez-vous habituel vêtue d’une robe de toile, la tête couverte d’un bonnet de soubrette, de soubrette de vaudeville ; et, malgré la simplicité élégante et cherchée de la toilette, elle gardait ses bagues, ses bracelets et ses boucles d’oreilles en brillants, en donnant cette raison, quand il la suppliait de les ôter : « Bah ! on croira que ce sont des cailloux du Rhin. »
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Elle s’était consolée de son obstination par ce raisonnement : « On pense que je suis une femme de chambre en bonne fortune avec un jeune homme du monde. » Et elle trouvait délicieuse cette comédie.
 
Ils entraient ainsi dans les caboulots populaires et allaient s’asseoir au fond du bouge enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une
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vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où restait une odeur de poisson frit du dîner emplissait la salle ; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres ; et le garçon
 
étonné dévisageait ce couple étrange, en posant devant lui deux cerises à l’eau-de-vie.
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Quelquefois elle demandait à Duroy, en frissonnant : — Si on m’injuriait dans ces endroits-là, qu’est-ce que tu ferais ?
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Il répondait d’un ton crâne : — Je te défendrais, parbleu !
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Un procédé fort simple, celui d’emprunter à la caisse, s’était trouvé bien vite usé, et il devait déjà au journal quatre mois de son traitement, plus six cents francs sur ses lignes. Il devait, en outre, cent francs à Forestier, trois cents francs à Jacques Rival, qui avait la bourse large, et il était rongé par une multitude de petites dettes inavouables de vingt francs ou de cent sous.
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Saint-Potin, consulté sur les méthodes à employer pour trouver encore cent francs, n’avait découvert aucun expédient, bien qu’il fût un homme d’invention ; et Duroy s’exaspérait de cette misère, plus sensible maintenant qu’autrefois, parce qu’il avait plus de besoins. Une colère sourde contre tout le monde couvait en lui, et une irritation incessante, qui se manifestait à tout propos, à tout moment, pour les causes les plus futiles.
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Donc, le 14 décembre, il se trouva sans un sou dans sa poche et sans un moyen dans l’esprit pour obtenir quelque monnaie.
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Il fit, comme il avait fait souvent jadis, il ne déjeuna point et il passa l’après-midi au journal à travailler, rageant et préoccupé.
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Duroy debout, nerveux, fouillait ses poches, et d’une voix brusque : — Dites donc, Foucart, j’ai oublié mon porte-monnaie chez moi, et il faut que j’aille dîner au Luxembourg. Prêtez-moi cinquante sous pour payer ma voiture.
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L’homme tira trois francs de son gilet, en demandant :
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— C’est possible, mais moi je ne tiens pas à me promener.
 
Il avait dit cela d’un air furieux. Elle en fut saisie, blessée, et demanda : — Qu’est-ce que tu as ? pourquoi prends-
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tu ces manières-là ? J’ai le désir de faire un tour, je ne vois pas en quoi cela peut te fâcher.
 
Il se souleva, exaspéré. — Cela ne me fâche pas. Cela m’embête. Voilà !
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— Écoute, ma mignonne, je ne voulais point te blesser ; je n’ai point songé à ce que je disais.
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Il l’avait forcée à s’asseoir, et s’agenouillant devant elle : — M’as-tu pardonné ? Dis-moi que tu m’as pardonné.
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Elle s’était dégagée d’une secousse, et gagnait la porte. Il courut vers elle, l’enveloppa dans ses bras :
 
— Écoute, Clo, ma petite Clo, écoute, accorde-moi cela… — Elle faisait non, de la tête, sans répondre,
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évitant ses baisers et cherchant à sortir de son étreinte pour s’en aller.
 
Il bégayait : — Clo, ma petite Clo, j’ai une raison.
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Elle s’arrêta net, et le regardant au fond des yeux pour y lire la vérité : — Tu dis ?
 
Il avait rougi jusqu’aux cheveux : — Je dis que je n’ai pas le sou. Comprends-tu ? Mais pas vingt sous, pas dix sous, pas de quoi payer un verre de cassis dans le café où nous entrerons. Tu me forces à confesser des choses honteuses. Il ne m’était pourtant pas possible de sortir avec toi, et quand nous aurions été attablés devant deux consommations, de te raconter tranquillement que je ne pouvais pas les payer… Elle le regarda toujours en face : — Alors… c’est bien vrai… ça ?
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Alors… c’est bien vrai… ça ?
 
En une seconde, il retourna toutes ses poches, celles du pantalon, celles du gilet, celles de la jaquette, et il murmura : — Tiens… es-tu contente… maintenant ?
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Elle lui souffla dans l’oreille : — Je t’en prêterai, veux-tu ?
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Il répondit avec dignité : — Tu es bien gentille, ma mignonne, mais ne parlons plus de ça, je te prie. Tu me blesserais.
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— À la même heure.
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— Adieu, mon chéri.
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Et il se mit au lit, le cœur agité de fureur et d’humiliation.
 
Il s’éveilla tard. Il avait faim. Il essaya de
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se rendormir pour ne se lever qu’à deux heures ; puis il se dit : — Cela ne m’avance à rien, il faut toujours que je finisse par découvrir de l’argent. — Puis il sortit, espérant qu’une idée lui viendrait dans la rue.
 
Il ne lui en vint pas, mais en passant devant chaque restaurant un désir ardent de manger lui mouillait la bouche de salive. À midi, comme il n’avait rien imaginé, il se décida brusquement : « Bah ! je vais déjeuner sur les vingt francs de Clotilde. Cela ne m’empêchera pas de les lui rendre demain ».
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Mais comme il ne pouvait se refaire un crédit ni se recréer des ressources en vingt-quatre heures, il emprunta encore six francs cinquante le lendemain sur les vingt francs qu’il devait rendre le soir même, de sorte qu’il vint au rendez-vous convenu avec quatre francs vingt dans sa poche.
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Il était d’une humeur de chien enragé et se promettait bien de faire nette tout de suite la situation. Il dirait à sa maîtresse : — Tu sais, j’ai trouvé les vingt francs que tu as mis dans ma poche l’autre jour. Je ne te les rends pas aujourd’hui parce que ma position n’a point changé, et que je n’ai pas eu le temps de m’occuper de la question d’argent. Mais je te les remettrai la première fois que nous nous verrons.
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Ils se séparèrent vers minuit, après avoir pris rendez-vous seulement pour le mercredi de la semaine suivante, car {{Mme}} de Marelle avait plusieurs dîners en ville de suite.
 
Le lendemain, en payant son déjeuner, comme Duroy cherchait les quatre pièces de monnaie qui devaient lui rester, il s’aperçut qu’elles étaient cinq, dont une en or.
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qu’elles étaient cinq, dont une en or.
 
Au premier moment il crut qu’on lui avait rendu, la veille, vingt francs par mégarde, puis il comprit, et il sentit une palpitation de cœur sous l’humiliation de cette aumône persévérante.
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Il apaisait sa conscience par ce raisonnement : « Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n’est en somme que de l’argent prêté. »
 
Enfin le caissier du journal, sur ses prières désespérées, consentit à lui donner cent sous par jour. C’était tout juste assez pour manger,
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mais pas assez pour restituer soixante francs.
 
Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour les excursions nocturnes dans tous les lieux suspects de Paris, il finit par ne plus s’irriter outre mesure de trouver un jaunet dans une de ses poches, un jour même dans sa bottine, et un autre jour dans la boîte de sa montre, après leurs promenades aventureuses.
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Une raison aussi le décida. Il était bien aise de cette occasion d’offrir à {{Mme}} de Marelle une loge au théâtre sans rien payer. C’était là une sorte de compensation.
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Il laissa d’abord Clotilde dans la voiture pour aller chercher le coupon afin qu’elle ne vît pas qu’on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils entrèrent, salués par les contrôleurs.
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Il répondit : — Non. Tu dois te tromper. — Mais il l’avait aperçue depuis longtemps déjà. C’était Rachel qui rôdait autour d’eux avec une colère dans les yeux et des mots violents sur les lèvres.
 
Duroy l’avait frôlée tout à l’heure en traversant
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la foule, et elle lui avait dit : « Bonjour » tout bas avec un clignement d’œil qui signifiait : « Je comprends. » Mais il n’avait point répondu à cette gentillesse dans la crainte d’être vu par sa maîtresse, et il avait passé froidement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La fille, qu’une jalousie inconsciente aiguillonnait déjà, revint sur ses pas, le frôla de nouveau et prononça d’une voix plus forte : « Bonjour, Georges. »
 
Il n’avait encore rien répondu. Alors elle s’était obstinée à être reconnue, saluée, et elle revenait sans cesse derrière la loge, attendant un moment favorable.
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Elle se mit à rire, d’un rire de rage et dit : — Te voilà donc muet ? Madame t’a peut-être mordu la langue ?
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Il fit un geste furieux, et d’une voix exaspérée :
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Alors Rachel les voyant fuir, hurla, triomphante : — Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! Elle m’a volé mon amant.
 
Des rires coururent dans le public. Deux messieurs, pour plaisanter, saisirent par les épaules la fugitive et voulurent l’emmener en
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cherchant à l’embrasser. Mais Duroy l’ayant rattrapée la dégagea violemment et l’entraîna dans la rue.
 
Elle s’élança dans un fiacre vide arrêté devant l’établissement. Il y sauta derrière elle, et comme le cocher demandait : — Où faut-il aller, bourgeois ? — il répondit. — Où vous voudrez.
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Elle dégagea brusquement son visage, et saisie par une rage de femme amoureuse et trahie, une rage furieuse qui lui rendit la parole, elle balbutia, par phrases rapides, hachées, en haletant : — Ah !… misérable… misérable… quel gueux tu fais !… Est-ce possible ?… quelle honte !… Oh ! mon Dieu !… quelle honte !…
 
Puis, s’emportant de plus en plus, à mesure que les idées s’éclaircissaient en elle et que les arguments lui venaient : —
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C’est avec mon argent que tu la payais, n’est-ce pas ? Et je lui donnais de l’argent… pour cette fille… Oh ! le misérable !…
 
Elle sembla chercher, pendant quelques secondes, un autre mot plus fort qui ne venait point, puis soudain, elle expectora, avec le mouvement qu’on fait pour cracher : « Oh !… cochon… cochon… cochon… Tu la payais avec mon argent… cochon… cochon !… »
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Georges voulut la suivre, mais elle cria : — Je te défends de descendre ! — d’une voix si forte que les passants se massèrent autour d’elle ; et Duroy ne bougea point par crainte d’un scandale.
 
Alors elle tira sa bourse de sa poche et chercha de la monnaie à la lueur de la lanterne, puis ayant pris deux francs cinquante elle les mit dans les mains du cocher, en lui disant d’un ton vibrant : — Tenez… voilà votre heure… C’est moi
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qui paye… Et reconduisez-moi ce salop-là rue Boursault, aux Batignolles.
 
Une gaîté s’éleva dans le groupe qui l’entourait. Un monsieur dit : — Bravo, la petite ! et un jeune voyou arrêté entre les roues du fiacre, enfonçant sa tête dans la portière ouverte, cria avec un accent suraigu : — Bonsoir, Bibi !
 
Puis la voiture se remit en marche, poursuivie par des rires.
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VI
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— Grosse ?
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— Cinq cents francs !
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Comme il lui en fallait trouver encore deux cents, il prit son parti résolument, et, gardant ce qu’il avait recueilli, il murmura : « Zut, je ne vais pas me faire de bile pour cette garce-là. Je la paierai quand je pourrai. »
 
Pendant quinze jours il vécut d’une vie économe, réglée et chaste, l’esprit plein de résolutions énergiques. Puis il fut pris d’un grand désir d’amour. Il lui semblait que plusieurs années s’étaient écoulées depuis qu’il n’avait tenu une femme dans ses bras, et,
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comme le matelot qui s’affole en revoyant la terre, toutes les jupes rencontrées le faisaient frissonner.
 
Alors il retourna, un soir, aux Folies-Bergère, avec l’espoir d’y trouver Rachel. Il l’aperçut, en effet, dès l’entrée, car elle ne quittait guère cet établissement.
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Forestier, malade, affaibli, toussant toujours, lui faisait, au journal, une existence pénible, semblait se creuser l’esprit pour lui trouver des corvées ennuyeuses. Un jour même, dans un moment d’irritation nerveuse, et après une longue quinte d’étouffement, comme Duroy ne lui apportait point un renseignement demandé, il grogna : — Cristi, tu es plus bête que je n’aurais cru.
 
L’autre faillit le gifler, mais il se contint et s’en alla en murmurant : « Toi, je te rattraperai. »
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Une pensée rapide lui traversa l’esprit, et il ajouta : « Je vas te faire cocu, mon vieux. » Et il s’en alla en se frottant les mains, réjoui par ce projet.
 
Il voulut, dès le jour suivant, en commencer l’exécution. Il fit à {{Mme}} Forestier une visite en éclaireur.
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Elle reprit : — Vous la gâtez ! Quant à moi, on me vient voir quand on y pense, les trente-six du mois, ou peu s’en faut ?
 
Il s’était assis près d’elle et il la regardait avec une curiosité nouvelle, une curiosité d’amateur qui bibelote. Elle était charmante, blonde d’un blond tendre et chaud, faite pour
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les caresses ; et il pensa : « Elle est mieux que l’autre, certainement. » Il ne doutait point du succès, il n’aurait qu’à allonger la main, lui semblait-il, et à la prendre, comme on cueille un fruit.
 
Il dit résolument : — Je ne venais point vous voir parce que cela valait mieux.
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— Parce que c’est inutile et que je le fais comprendre tout de suite. Si vous m’aviez raconté plus tôt votre crainte je vous aurais rassuré et engagé au contraire à venir le plus possible.
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Il s’écria, d’un ton pathétique : — Avec ça qu’on peut commander aux sentiments !
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donc en quarantaine morale jusqu’à ce que leur maladie soit passée. Ne l’oubliez point. Je sais bien que chez vous l’amour n’est autre chose qu’une espèce d’appétit, tandis que chez moi ce serait, au contraire, une espèce de… de… de communion des âmes qui n’entre pas dans la religion des hommes. Vous en comprenez la lettre, et moi l’esprit. Mais… regardez-moi bien en face…
 
Elle ne souriait plus. Elle avait un visage calme et froid, et elle dit en appuyant sur chaque mot : — Je ne serai jamais, jamais votre maîtresse, entendez-vous. Il est donc absolument inutile, il serait même mauvais pour vous de persister dans ce désir… Et maintenant que…
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l’opération est faite… voulez-vous que nous soyons amis, bons amis, mais là, de vrais amis, sans arrière-pensée ?
 
Il avait compris que toute tentative resterait stérile devant cette sentence sans appel. Il en prit son parti tout de suite, franchement, et, ravi de pouvoir se faire cette alliée dans l’existence, il lui tendit les deux mains :
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— Et je vais commencer tout de suite mon métier d’amie. Vous êtes maladroit, mon cher…
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Elle hésita, et demanda : — Puis-je parler librement ?
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— Et si vous devenez jamais veuve, je m’inscris.
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Puis il se sauva bien vite pour ne point lui laisser le loisir de se fâcher.
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Il trouva le lendemain dans sa boîte aux lettres, au journal, une enveloppe contenant, en retour, la carte de {{Mme}} Walter « qui remerciait bien vivement M. Georges Duroy, et restait chez elle tous les samedis ».
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Le samedi suivant, il se présenta.
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Les salons de réception étaient au premier étage, précédés d’une antichambre tendue de tapisseries et enfermée par des portières. Deux valets sommeillaient sur des sièges. Un d’eux prit le pardessus de Duroy, et l’autre s’empara de sa canne, ouvrit une porte, devança de quelques pas le visiteur, puis, s’effaçant, le laissa passer en criant son nom dans un appartement vide.
 
Le jeune homme, embarrassé, regardait de tous les côtés, quand il aperçut dans une glace des gens assis et qui semblaient fort loin. Il se trompa d’abord de direction, le miroir ayant égaré son œil, puis il traversa encore deux salons vides pour arriver dans une sorte de petit boudoir tendu de soie bleue
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à boutons d’or où quatre dames causaient à mi-voix autour d’une table ronde qui portait des tasses de thé.
 
Malgré l’assurance qu’il avait gagnée dans son existence parisienne et surtout dans son métier de reporter qui le mettait incessamment en contact avec des personnages marquants, Duroy se sentait un peu intimidé par la mise en scène de l’entrée et par la traversée des salons déserts.
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On s’était tu. Une des femmes se remit à parler. Il s’agissait du froid qui devenait violent, pas assez cependant pour arrêter l’épidémie de fièvre
 
typhoïde ni pour permettre de patiner. Et chacune donna son avis sur cette entrée en scène de la gelée à Paris ; puis elles exprimèrent leurs préférences dans les saisons, avec toutes les raisons banales qui
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traînent dans les esprits comme la poussière dans les appartements.
 
Un bruit léger de porte fit retourner la tête de Duroy, et il aperçut, à travers deux glaces sans tain, une grosse dame qui s’en venait. Dès qu’elle apparut dans le boudoir, une des visiteuses se leva, serra les mains, puis partit ; et le jeune homme suivit du regard, par les autres salons, son dos noir où brillaient des perles de jais.
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Et on parla des chances qu’avait M. Linet pour entrer à l’Académie. La nouvelle venue pensait fermement qu’il serait battu par M. Cabanon-Lebas, l’auteur de la belle adaptation en vers français de Don Quichotte pour le théâtre.
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— Vous savez que ce sera joué à l’Odéon l’hiver prochain !
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Elle était un peu trop grasse, belle encore, à l’âge dangereux où la débâcle est proche. Elle se maintenait à force de soins, de précautions, d’hygiène et de pâtes pour la peau. Elle semblait sage en tout, modérée et raisonnable, une de ces femmes dont l’esprit est aligné comme un jardin français. On y circule sans surprise, tout en y trouvant un certain charme. Elle avait de la raison, une raison fine, discrète et sûre, qui lui tenait lieu de fantaisie, de la bonté, du dévouement, et une bienveillance tranquille, large pour tout le monde et pour tout.
 
Elle remarqua que Duroy n’avait rien dit, qu’on ne lui avait point parlé, et qu’il semblait
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un peu contraint ; et comme ces dames n’étaient point sorties de l’Académie, ce sujet préféré les retenant toujours longtemps, elle demanda : — Et vous qui devez être renseigné mieux que personne, monsieur Duroy, pour qui sont vos préférences ?
 
Il répondit sans hésiter : — Dans cette question, madame, je n’envisagerais jamais le mérite, toujours contestable, des candidats, mais leur âge et leur santé. Je ne demanderais point leurs titres, mais leur mal. Je ne rechercherais point s’ils ont fait une traduction rimée de Lope de Vega, mais j’aurais soin de m’informer de l’état de leur foie, de leur cœur, de leurs reins et de leur moelle épinière. Pour moi, une bonne hypertrophie, une bonne albuminurie, et surtout un bon commencement d’ataxie locomotrice vaudraient cent fois mieux que quarante volumes de digressions sur l’idée de patrie dans la poésie barbaresque.
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Un silence étonné suivit cette opinion.
 
{{Mme}} Walter, souriant, reprit : — Pourquoi donc ? — Il répondit : — Parce que je ne cherche jamais que le plaisir qu’une chose peut causer aux femmes. Or, madame, l’Académie n’a vraiment d’intérêt
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pour vous que lorsqu’un académicien meurt. Plus il en meurt, plus vous devez être heureuses. Mais pour qu’ils meurent vite, il faut les nommer vieux et malades.
 
Comme on demeurait un peu surpris, il ajouta : — Je suis comme vous d’ailleurs et j’aime beaucoup lire dans les échos de Paris le décès d’un académicien. Je me demande tout de suite : « Qui va le remplacer ? » Et je fais ma liste. C’est un jeu, un petit jeu très gentil auquel on joue dans tous les salons parisiens à chaque trépas d’immortel : « Le jeu de la mort et des quarante vieillards. »
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Puis il s’en alla avec beaucoup de grâce.
 
Dès qu’il fut parti, une des femmes déclara : — Il est drôle, ce garçon. Qui est-ce ? — {{Mme}} Walter répondit : — Un de nos rédacteurs, qui ne fait
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encore que la menue besogne du journal, mais je ne doute pas qu’il n’arrive vite.
 
Duroy descendait le boulevard Malesherbes gaîment, à grands pas dansants, content de sa sortie et murmurant : « Bon départ ».
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La Vie Française était avant tout un journal d’argent, le patron étant un homme d’argent à qui la presse et la députation avaient servi de leviers. Se faisant de la bonhomie une arme, il avait toujours manœuvré sous un masque souriant de brave homme, mais il n’employait à ses besognes, quelles qu’elles fussent, que des gens qu’il avait tâtés, éprouvés, flairés, qu’il sentait retors, audacieux et souples. Duroy, nommé chef des Échos, lui semblait un garçon précieux.
 
Cette fonction avait été remplie jusque-là par le secrétaire de la rédaction, M. Boisrenard, un vieux journaliste correct, ponctuel et méticuleux comme un employé. Depuis trente ans il avait été secrétaire de la rédaction de onze journaux différents, sans modifier en rien sa manière de faire ou de voir. Il passait d’une rédaction dans une autre comme on
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change de restaurant, s’apercevant à peine que la cuisine n’avait pas tout à fait le même goût. Les opinions politiques et religieuses lui demeuraient étrangères. Il était dévoué au journal quel qu’il fût, entendu dans la besogne, et précieux par son expérience. Il travaillait comme un aveugle qui ne voit rien, comme un sourd qui n’entend rien, et comme un muet qui ne parle jamais de rien. Il avait cependant une grande loyauté professionnelle, et ne se fût point prêté à une chose qu’il n’aurait pas jugée honnête, loyale et correcte au point de vue spécial de son métier.
 
M. Walter, qui l’appréciait cependant, avait souvent désiré un autre homme pour lui confier les Échos, qui sont, disait-il, la moelle du journal. C’est par eux qu’on lance les nouvelles, qu’on fait courir les bruits, qu’on agit sur le public et sur la rente. Entre deux soirées mondaines, il faut savoir glisser, sans avoir l’air de rien, la chose importante, plutôt insinuée que dite. Il faut, par des sous-entendus, laisser deviner ce qu’on veut, démentir de telle sorte que la rumeur s’affirme, ou affirmer de telle manière que personne ne croie au fait annoncé. Il faut que, dans les échos, chacun trouve, chaque jour, une ligne au moins qui l’intéresse, afin que tout le monde les lise. Il faut penser à tout et
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à tous, à tous les mondes, à toutes les professions, à Paris et à la Province, à l’Armée et aux Peintres, au Clergé et à l’Université, aux Magistrats et aux Courtisanes.
 
L’homme qui les dirige et qui commande au bataillon des reporters doit être toujours en éveil, et toujours en garde, méfiant, prévoyant, rusé, alerte et souple, armé de toutes les astuces et doué d’un flair infaillible pour découvrir la nouvelle fausse du premier coup d’œil, pour juger ce qui est bon à dire et bon à celer, pour deviner ce qui portera sur le public ; et il doit savoir le présenter de telle façon que l’effet en soit multiplié.
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Duroy devait faire l’affaire en perfection, et il complétait admirablement la rédaction de cette feuille « qui naviguait sur les fonds de l’État et sur les bas-fonds de la politique », selon l’expression de Norbert de Varenne.
 
Les inspirateurs et véritables rédacteurs de La Vie Française étaient une demi-douzaine de députés intéressés dans toutes les spéculations que lançait ou que soutenait le directeur. On les nommait à la Chambre
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la bande à Walter, et on les enviait parce qu’ils devaient gagner de l’argent avec lui et par lui.
 
Forestier, rédacteur politique, n’était que l’homme de paille de ces hommes d’affaires, l’exécuteur des intentions suggérées par eux. Ils lui soufflaient ses articles de fond, qu’il allait toujours écrire chez lui pour être tranquille, disait-il.
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Et la Vie Française « naviguait sur les fonds et bas-fonds », manœuvrée par toutes ces mains différentes.
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Duroy était dans toute la joie de sa nomination aux fonctions de chef des Échos quand il reçut un petit carton gravé, où il lut : « M. et {{Mme}} Walter prient Monsieur Georges Duroy de leur faire le plaisir de venir dîner chez eux le jeudi 20 janvier. »
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Douze cents francs par mois, au début, étaient alloués à Duroy, qui se proposait bien d’en garder une forte partie.
 
Le caissier, sur ses représentations pressantes, avait fini par lui avancer quatre cents francs. Il eut, au premier moment, l’intention formelle de renvoyer à {{Mme}} de Marelle les deux cent quatre-vingts francs qu’il lui devait, mais il réfléchit presque aussitôt qu’il ne lui resterait plus entre les mains que cent vingt francs, somme tout à fait insuffisante pour faire marcher, d’une façon convenable, son
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nouveau service, et il remit cette restitution à des temps plus éloignés.
 
Pendant deux jours, il s’occupa de son installation, car il héritait d’une table particulière et de casiers à lettres, dans la vaste pièce commune à toute la rédaction. Il occupait un bout de cette pièce, tandis que Boisrenard, dont les cheveux d’un noir d’ébène, malgré son âge, étaient toujours penchés sur une feuille de papier, tenait l’autre bout.
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Forestier, de plus en plus souffrant, lui avait confié son beau bilboquet en bois des Îles, le dernier acheté, qu’il trouvait un peu lourd, et Duroy manœuvrait d’un bras vigoureux la grosse boule noire au bout de sa corde, en comptant tout bas : « Un — deux — trois — quatre — cinq — six »
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Il arriva justement, pour la première fois, à faire vingt points de suite, le jour même où il devait dîner chez {{Mme}} Walter. « Bonne journée, pensa-t-il, j’ai tous les succès. » Car l’adresse au bilboquet conférait vraiment une sorte de supériorité dans les bureaux de la Vie Française.
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Il faisait froid, les ruisseaux gelés gardaient des empâtements de glace. Les trottoirs étaient secs et gris sous la lueur du gaz.
 
Quand le jeune homme entra chez lui, il songea : « Il faut que je change de logement. Cela ne me suffit plus maintenant. » Il se sentait nerveux et gai, capable de courir sur les toits, et il répétait tout haut, en allant de son
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lit à la fenêtre : « C’est la fortune qui arrive ? c’est la fortune ! Il faudra que j’écrive à papa. »
 
De temps en temps, il lui écrivait, à son père ; et la lettre apportait toujours une joie vive dans le petit cabaret normand, au bord de la route, au haut de la grande côte d’où l’on domine Rouen et la large vallée de la Seine.
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Et il gardait au cœur un intérêt pour les choses du village, pour les nouvelles des voisins et pour l’état des terres et des récoltes.
 
Il se répétait, en nouant sa cravate blanche devant sa petite glace : « Il faut que j’écrive à papa dès demain. S’il me voyait, ce soir, dans la maison où je vais, serait-il épaté, le vieux ! Sacristi, je ferai tout à l’heure un dîner comme il n’en a jamais fait. » Et il revit brusquement la cuisine noire de là-bas, derrière la salle du café vide, les casseroles jetant des
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lueurs jaunes le long des murs, le chat dans la cheminée, le nez au feu, avec sa pose de Chimère accroupie, la table de bois graissée par le temps et par les liquides répandus, une soupière fumant au milieu, et une chandelle allumée entre deux assiettes. Et il les aperçut aussi l’homme et la femme, le père et la mère, les deux paysans aux gestes lents, mangeant la soupe à petites gorgées. Il connaissait les moindres plis de leurs vieilles figures, les moindres mouvements de leurs bras et de leur tête. Il savait même ce qu’ils se disaient, chaque soir, en soupant face à face.
 
Il pensa encore : « Il faudra pourtant que je finisse par aller les voir. » Mais comme sa toilette était terminée, il souffla sa lumière et descendit.
 
Le long du boulevard extérieur, des filles l’accostèrent. Il leur répondait en dégageant son bras : « Fichez-moi donc la paix ! » avec un dédain violent, comme si elles l’eussent insulté, méconnu… Pour qui le prenaient-elles ? Ces rouleuses-là ne savaient donc point distinguer les hommes ? La sensation de son habit noir endossé pour aller dîner chez des gens très riches, très connus, très importants lui donnait le sentiment d’une personnalité nouvelle, la conscience d’être devenu un autre homme, un homme du monde, du vrai monde.
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autre homme, un homme du monde, du vrai monde.
 
Il entra avec assurance dans l’antichambre éclairée par les hautes torchères de bronze et il remit, d’un geste naturel, sa canne et son pardessus aux deux valets qui s’étaient approchés de lui.
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Puis arrivèrent les Forestier, la femme en rose, et ravissante. Duroy fut stupéfait de la voir intime avec les deux représentants du pays. Elle causa tout bas, au coin de la cheminée, pendant plus de cinq minutes, avec M. Laroche-Mathieu. Charles paraissait exténué. Il avait maigri beaucoup depuis un mois, et il toussait sans cesse en répétant : « Je devrais me décider à aller finir l’hiver dans le Midi. »
 
Norbert de Varenne et Jacques Rival apparurent ensemble. Puis une porte s’étant
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ouverte au fond de l’appartement, M. Walter entra avec deux grandes jeunes filles de seize à dix-huit ans, une laide et l’autre jolie.
 
Duroy savait pourtant que le patron était père de famille, mais il fut saisi d’étonnement. Il n’avait jamais songé aux filles de son directeur que comme on songe aux pays lointains qu’on ne verra jamais. Et puis il se les était figurées toutes petites et il voyait des femmes. Il en ressentait le léger trouble moral que produit un changement à vue.
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Elles lui tendirent la main, l’une après l’autre, après la présentation, et elles allèrent s’asseoir à une petite table qui leur était sans doute réservée, où elles se mirent à remuer un tas de bobines de soie dans une bannette. On attendait encore quelqu’un, et on demeurait silencieux, dans cette sorte de gêne qui précède les dîners entre gens qui ne se trouvent pas dans la même atmosphère d’esprit, après les occupations différentes de leur journée.
 
Duroy ayant levé par désœuvrement les yeux vers le mur, M. Walter lui dit, de loin, avec un désir visible de faire valoir son bien : « Vous regardez mes tableaux ? » — Le mes sonna. — «
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Je vais vous les montrer. » Et il prit une lampe pour qu’on pût distinguer tous les détails.
 
— Ici les paysages, — dit-il.
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M. Walter passa au mur voisin et annonça, avec un ton sérieux, comme un maître de cérémonies : — La grande peinture. — C’étaient quatre toiles : « Une Visite d’hôpital », par Gervex ; « une Moissonneuse », par Bastien-Lepage ; « une Veuve », par Bouguereau, et « une Exécution », par Jean-Paul Laurens. Cette dernière œuvre représentait un prêtre vendéen fusillé contre le mur de son église par un détachement de Bleus.
 
Un sourire passa sur la figure grave du patron en indiquant le panneau suivant : — Ici les fantaisistes. — On apercevait d’abord une petite toile de Jean Béraud, intitulée : « Le Haut et le Bas. » C’était une jolie Parisienne montant l’escalier d’un tramway en marche. Sa tête apparaissait
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au niveau de l’impériale, et les messieurs assis sur les bancs découvraient, avec une satisfaction avide, le jeune visage qui venait vers eux, tandis que les hommes debout sur la plate-forme du bas considéraient les jambes de la jeune femme avec une expression différente de dépit et de convoitise.
 
M. Walter tenait la lampe à bout de bras, et répétait en riant d’un rire polisson : — Hein ? Est-ce drôle ? est-ce drôle ?
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Puis le patron montra un Detaille : « La leçon », qui représentait un soldat dans une caserne, apprenant à un caniche à jouer du tambour, et il déclara : — En voilà de l’esprit !
 
Duroy riait d’un rire approbateur et s’extasiait : — Comme c’est charmant, comme c’est charmant, char… — Il s’arrêta net, en entendant derrière lui la
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voix de {{Mme}} de Marelle qui venait d’entrer.
 
Le patron continuait à éclairer les toiles, en les expliquant.
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M. Walter disait toujours : — J’en ai d’autres dans les pièces suivantes, mais ils sont de gens moins connus, moins classés. Ici c’est mon Salon carré. J’achète des jeunes en ce moment, des tout jeunes, et je les mets en réserve dans les appartements intimes, en attendant le moment où les auteurs seront célèbres. — Puis il prononça tout bas : — C’est l’instant d’acheter des tableaux. Les peintres crèvent de faim. Ils n’ont pas le sou, pas le sou…
 
Mais Duroy ne voyait rien, entendait sans comprendre. {{Mme}} de Marelle était là, derrière lui. Que devait-il faire ? S’il la saluait, n’allait-elle point lui tourner le dos ou lui jeter quelque
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insolence ? S’il ne s’approchait pas d’elle, que penserait-on ?
 
Il se dit : — Je vais toujours gagner du temps. — Il était tellement ému qu’il eut l’idée un moment de simuler une indisposition subite qui lui permettrait de s’en aller.
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Tout à coup, il se crut devenu fou ; elle avait dit, à haute voix : — Bonjour, Bel-Ami. Vous ne me reconnaissez donc plus ?
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Il pivota sur ses talons avec rapidité. Elle se tenait debout devant lui, souriante, l’œil plein de gaieté et d’affection. Et elle lui tendit la main.
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Ils furent séparés par une grosse dame qui entrait, une grosse dame décolletée, aux bras rouges, aux joues rouges, vêtue et coiffée avec prétention, et marchant si lourdement qu’on sentait, à la voir aller, le poids et l’épaisseur de ses cuisses.
 
Comme on paraissait la traiter avec beaucoup d’égards, Duroy demanda à {{Mme}} Forestier : — Quelle est cette personne ?
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Quelle est cette personne ?
 
— La vicomtesse de Percemur, celle qui signe : « Patte blanche. »
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Tout à coup, il crut sentir, sous la table, quelque chose effleurer son pied. Il avança doucement la jambe et rencontra celle de sa voisine qui ne recula point à ce contact. Ils ne parlaient pas, en ce moment, tournés tous deux vers leurs autres voisins.
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Duroy, le cœur battant, poussa un peu plus son genou. Une pression légère lui répondit. Alors il comprit que leurs amours recommençaient.
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— Les épaves de la noblesse sont toujours recueillies par les bourgeois parvenus.
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— Pas d’autre raison ?
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— Eh bien, vous allez me reconduire un bout de chemin ? — dit-il.
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Duroy répondit : — Avec joie, cher maître.
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— C’est possible. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois. Tous ces gens-là, voyez-vous, sont des médiocres, parce qu’ils ont l’esprit entre deux murs, — l’argent et la politique. — Ce sont des cuistres, mon cher, avec qui il est impossible de parler de rien, de rien de ce que nous aimons. Leur intelligence est à fond de vase, ou plutôt à fond de dépotoir, comme la Seine à Asnières.
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Ah ! c’est qu’il est difficile de trouver un homme qui ait de l’espace dans la pensée, qui vous donne la sensation de ces grandes haleines du large qu’on respire sur les côtes de la mer. J’en ai connu quelques-uns, ils sont morts.
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Et il se tut. Duroy, qui se sentait le cœur gai, ce soir-là, dit, en souriant : — Vous avez du noir, aujourd’hui, cher maître.
 
Le poète répondit : — J’en ai toujours, mon enfant, et vous en aurez autant que moi dans quelques années. La vie est une côte. Tant qu’on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu’on arrive en haut, on aperçoit tout d’un coup la descente, et la fin qui est la mort. Ça va lentement quand on
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monte, mais ça va vite quand on descend. À votre âge, on est joyeux. On espère tant de choses, qui n’arrivent jamais d’ailleurs. Au mien, on n’attend plus rien… que la mort.
 
Duroy se mit à rire : — Bigre, vous me donnez froid dans le dos.
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Oh ! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la mort. À votre âge, ça ne signifie rien. Au mien, il est terrible.
 
Oui, on le comprend tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout change d’aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse. Je l’ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule. Elle m’a défiguré si complètement que je ne me reconnais pas. Je n’ai plus rien de moi, de moi l’homme radieux, frais et fort que j’étais à trente ans. Je l’ai vue
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teindre en blanc mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante et méchante ! Elle m’a pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant qu’une âme désespérée qu’elle enlèvera bientôt aussi.
 
Oui, elle m’a émietté, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la longue destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce que je fais. Chaque pas m’approche d’elle, chaque mouvement, chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver, tout ce que nous faisons, c’est mourir. Vivre enfin, c’est mourir !
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Et puis, après ? Toujours la mort pour finir.
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Moi, maintenant, je la vois de si près que j’ai souvent envie d’étendre les bras pour la repousser. Elle couvre la terre et emplit l’espace. Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami, me ravagent le cœur et me crient : « La voilà ! »
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Il allait doucement, un peu essoufflé, rêvant tout haut, oubliant presque qu’on l’écoutait.
 
Il reprit : — Et jamais un être ne revient, jamais… On garde les moules des statues, les empreintes qui refont toujours des objets pareils ; mais mon corps, mon visage, mes pensées, mes désirs ne reparaîtront jamais. Et pourtant il naîtra des millions, des milliards d’êtres qui auront dans quelques centimètres carrés un nez, des yeux, un front, des joues et une bouche comme moi, et aussi une âme comme moi, sans que jamais je revienne, moi, sans que jamais même quelque chose de moi reconnaissable reparaisse dans ces créatures innombrables
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et différentes, indéfiniment différentes bien que pareilles à peu près.
 
À quoi se rattacher ? Vers qui jeter des cris de détresse ? À quoi pouvons-nous croire ? Toutes les religions sont stupides, avec leur morale puérile et leurs promesses égoïstes, monstrueusement bêtes.
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— Mais aussi vous sentirez l’effroyable détresse des désespérés. Vous vous débattrez, éperdu, noyé, dans les incertitudes. Vous crierez « à l’aide » de tous les côtés, et personne ne vous répondra. Vous tendrez les bras, vous appellerez pour être secouru, aimé, consolé, sauvé ; et personne ne viendra.
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Pourquoi souffrons-nous ainsi ? C’est que nous étions nés sans doute pour vivre davantage selon la matière et moins selon l’esprit ; mais, à force de penser, une disproportion s’est faite entre l’état de notre intelligence agrandie et les conditions immuables de notre vie.
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Et je cherche le mot de cet obscur problème Dans le ciel noir et vide où flotte un astre blême.
 
Ils arrivaient au pont de la Concorde, ils le traversèrent en silence, puis ils longèrent le Palais-Bourbon. Norbert de Varenne se remit à parler : — Mariez-vous, mon ami, vous ne savez pas ce que c’est que de vivre seul, à mon âge.
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La solitude, aujourd’hui, m’emplit d’une angoisse horrible ; la solitude dans le logis, auprès du feu, le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul, mais entouré de dangers vagues, de choses inconnues et terribles ; et la cloison, qui me sépare de mon voisin que je ne connais pas, m’éloigne de lui autant que des étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de fièvre m’envahit, une fièvre de douleur et de crainte, et le silence des murs m’épouvante. Il est si profond et si triste, le silence de la chambre où l’on vit seul. Ce n’est pas seulement un silence autour du corps, mais un silence autour de l’âme, et, quand un meuble craque, on tressaille jusqu’au cœur, car aucun bruit n’est attendu dans ce morne logis.
 
Il se tut encore une fois, puis ajouta : — Quand on est vieux, ce serait bon, tout de même, des enfants !
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Et il disparut dans le corridor noir.
 
Duroy se remit en route, le cœur serré. Il
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lui semblait qu’on venait de lui montrer quelque trou plein d’ossements, un trou inévitable où il lui faudrait tomber un jour. Il murmura : « Bigre, ça ne doit pas être gai, chez lui. Je ne voudrais pas un fauteuil de balcon pour assister au défilé de ses idées, nom d’un chien ! »
 
Mais, s’étant arrêté pour laisser passer une femme parfumée qui descendait de voiture et rentrait chez elle, il aspira d’un grand souffle avide la senteur de verveine et d’iris envolée dans l’air. Ses poumons et son cœur palpitèrent brusquement d’espérance et de joie ; et le souvenir de {{Mme}} de Marelle qu’il reverrait le lendemain l’envahit des pieds à la tête.
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Le vent ayant changé, le temps s’était adouci pendant la nuit, et il faisait une tiédeur et un soleil d’avril. Tous les habitués du Bois étaient sortis ce matin-là, cédant à l’appel du ciel clair et doux.
 
Duroy marchait lentement, buvant l’air léger, savoureux comme une friandise de printemps. Il passa l’arc de triomphe de l’Étoile
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et s’engagea dans la grande avenue, du côté opposé aux cavaliers. Il les regardait, trottant ou galopant, hommes et femmes, les riches du monde, et c’est à peine s’il les enviait maintenant. Il les connaissait presque tous de nom, savait le chiffre de leur fortune et l’histoire secrète de leur vie, ses fonctions ayant fait de lui une sorte d’almanach des célébrités et des scandales parisiens.
 
Les amazones passaient, minces et moulées dans le drap sombre de leur taille, avec ce quelque chose de hautain et d’inabordable qu’ont beaucoup de femmes à cheval ; et Duroy s’amusait à réciter à mi-voix, comme on récite des litanies dans une église, les noms, titres et qualités des amants qu’elles avaient eus ou qu’on leur prêtait ; et, quelquefois même, au lieu de dire :
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Puis il prononça tout haut : « Tas d’hypocrites ! » et chercha de l’œil les cavaliers sur qui couraient les plus grosses histoires.
 
Il en vit beaucoup soupçonnés de tricher
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au jeu, pour qui les cercles, en tout cas, étaient la grande ressource, la seule ressource, ressource suspecte à coup sûr.
 
D’autres, fort célèbres, vivaient uniquement des rentes de leurs femmes, c’était connu ; d’autres, des rentes de leurs maîtresses, on l’affirmait. Beaucoup avaient payé leurs dettes (acte honorable), sans qu’on eût jamais deviné d’où leur était venu l’argent nécessaire (mystère bien louche). Il vit des hommes de finance dont l’immense fortune avait un vol pour origine, et qu’on recevait partout, dans les plus nobles maisons, puis des hommes si respectés que les petits bourgeois se découvraient sur leur passage, mais dont les tripotages effrontés, dans les grandes entreprises nationales, n’étaient un mystère pour aucun de ceux qui savaient les dessous du monde.
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Duroy riait toujours, répétant : « C’est du propre, tas de crapules, tas d’escarpes ! »
 
Mais une voiture passa, découverte, basse et charmante, traînée au grand trot par deux minces chevaux blancs dont la crinière et la queue voltigeaient, et conduite par une petite jeune femme blonde, une courtisane connue qui avait deux grooms assis derrière elle. Duroy s’arrêta, avec une envie de saluer et
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d’applaudir cette parvenue de l’amour qui étalait avec audace dans cette promenade et à cette heure des hypocrites aristocrates, le luxe crâne gagné sur ses draps. Il sentait peut-être vaguement qu’il y avait quelque chose de commun entre eux, un lien de nature, qu’ils étaient de même race, de même âme, et que son succès aurait des procédés audacieux de même ordre.
 
Il revint plus doucement, le cœur chaud de satisfaction, et il arriva, un peu avant l’heure, à la porte de son ancienne maîtresse.
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Elle le reçut, les lèvres tendues, comme si aucune rupture n’avait eu lieu, et elle oublia même, pendant quelques instants, la sage prudence qu’elle opposait, chez elle, à leurs caresses. Puis elle lui dit, en baisant les bouts frisés de ses moustaches : — Tu ne sais pas l’ennui qui m’arrive, mon chéri ? J’espérais une bonne lune de miel, et voilà mon mari qui me tombe sur le dos pour six semaines ; il a pris un congé. Mais je ne veux pas rester six semaines sans te voir, surtout après notre petite brouille, et voilà comment j’ai arrangé les choses. Tu viendras me demander à dîner lundi, je lui ai déjà parlé de toi. Je te présenterai.
 
Duroy hésitait, un peu perplexe, ne s’étant jamais trouvé encore en face d’un homme
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dont il possédait la femme. Il craignait que quelque chose le trahît, un peu de gêne, un regard, n’importe quoi. Il balbutiait : — Non, j’aime mieux ne pas faire la connaissance de ton mari. — Elle insista, fort étonnée, debout devant lui et ouvrant des yeux naïfs : — Mais pourquoi ? quelle drôle de chose ? Ça arrive tous les jours, ça ! Je ne t’aurais pas cru si nigaud, par exemple.
 
Il fut blessé : — Eh bien, soit, je viendrai dîner lundi.
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Elle ajouta : — Pour que ce soit bien naturel, j’aurai les Forestier. Ça ne m’amuse pourtant pas de recevoir du monde chez moi.
 
Jusqu’au lundi, Duroy ne pensa plus guère à cette entrevue ; mais voilà qu’en montant l’escalier de {{Mme}} de Marelle, il se sentit étrangement troublé, non pas qu’il lui répugnât de prendre la main de ce mari, de boire son vin et de manger son pain, mais il avait peur de quelque chose, sans savoir de quoi. On le fit, entrer dans le salon, et il attendit, comme toujours. Puis la porte de la chambre s’ouvrit, et il aperçut un grand homme à barbe blanche, décoré, grave et correct, qui vint à lui avec une politesse minutieuse : — Ma femme m’a souvent parlé de vous, monsieur, et je suis charmé de faire votre connaissance.
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et je suis charmé de faire votre connaissance.
 
Duroy s’avança en tâchant de donner à sa physionomie un air de cordialité expressive et il serra avec une énergie exagérée la main tendue de son hôte. Puis, s’étant assis, il ne trouva rien à lui dire.
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— Oui, assez vite ; — et il se mit à parler au hasard, sans trop songer à ce qu’il disait, débitant toutes les banalités en usage entre gens qui ne se connaissent point. Il se rassurait maintenant et commençait à trouver la situation fort amusante. Il regardait la figure sérieuse et respectable de M. de Marelle, avec une envie de rire sur les lèvres, en pensant : « Toi, je te fais cocu, mon vieux, je te fais cocu. » Et une satisfaction intime, vicieuse, le pénétrait, une joie de voleur qui a réussi et qu’on ne soupçonne pas, une joie fourbe, délicieuse. Il avait envie, tout à coup, d’être l’ami de cet homme, de gagner sa confiance, de lui faire raconter les choses secrètes de sa vie.
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{{Mme}} de Marelle entra brusquement, et les ayant couverts d’un coup d’œil souriant et impénétrable, elle alla vers Duroy qui n’osa point, devant le mari, lui baiser la main, ainsi qu’il le faisait toujours.
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Ils se retirèrent de bonne heure, et Duroy dit en hochant la tête :
 
— Je crois qu’il file un bien mauvais coton. Il ne fera pas de vieux os. — {{Mme}}
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de Marelle affirma avec sérénité : — Oh ! il est perdu ! En voilà un qui avait eu de la chance de trouver une femme comme la sienne.
 
Duroy demanda : — Elle l’aide beaucoup ?
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— Tu laisses toujours soupçonner un tas de choses que je n’aime pas. Ne nous mêlons jamais des affaires des autres. Notre conscience nous suffit à gouverner. Ce devrait être une règle pour tout le monde.
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Duroy se retira, le cœur troublé et l’esprit plein de vagues combinaisons.
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Comme Duroy descendait l’escalier, il rencontra, montant à pas lents, M. de Vaudrec, qu’une fois déjà il avait vu chez elle. Le comte semblait triste — de ce départ, peut-être ?
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Voulant se montrer homme du monde, le journaliste le salua avec empressement.
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Le ménage Forestier partit le jeudi soir.
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VII
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La disparition de Charles donna à Duroy une importance plus grande dans la rédaction de La Vie Française. Il signa quelques articles de fond, tout en signant aussi ses échos, car le patron voulait que chacun gardât la responsabilité de sa copie. Il eut quelques polémiques dont il se tira avec esprit ; et ses relations constantes avec les hommes d’État le préparaient peu à peu à devenir à son tour un rédacteur politique adroit et perspicace.
 
Il ne voyait qu’une tache dans tout son horizon. Elle venait d’un petit journal frondeur qui l’attaquait constamment, ou plutôt qui attaquait en lui le chef des échos de la Vie Française, le chef des échos à surprises de M. Walter, disait le rédacteur anonyme de cette feuille appelée : La PlumeP
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lume. C’étaient, chaque jour, des perfidies, des traits mordants, des insinuations de toute nature.
 
Jacques Rival dit un jour à Duroy : — Vous êtes patient.
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Georges prit le journal qu’on lui tendait, et lut, sous ce titre : Duroy s’amuse :
 
« L’illustre reporter de La Vie Française nous apprend aujourd’hui que la dame Aubert, dont nous avons annoncé l’arrestation par un agent de l’odieuse brigade des mœurs, n’existe que dans notre imagination. Or, la personne en question demeure 18, rue de l’Écureuil, à Montmartre. Nous comprenons trop, d’ailleurs, quel intérêt ou quels intérêts peuvent avoir les agents de la banque Walter à soutenir ceux du préfet de police qui tolère leur commerce. Quant au reporter dont il s’agit,
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il ferait mieux de nous donner quelqu’une de ces bonnes nouvelles à sensation dont il a le secret : nouvelles de morts démenties le lendemain, nouvelles de batailles qui n’ont pas eu lieu, annonce de paroles graves prononcées par des souverains qui n’ont rien dit, toutes les informations enfin qui constituent les « Profits Walter », ou même quelqu’une des petites indiscrétions sur des soirées de femmes à succès, ou sur l’excellence de certains produits qui sont d’une grande ressource à quelques-uns de nos confrères. »
 
Le jeune homme demeurait interdit, plus qu’irrité, comprenant seulement qu’il y avait là-dedans quelque chose de fort désagréable pour lui.
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Il s’écria : — Comment, on prétend que je suis payé pour…
 
Boisrenard l’interrompit : — Dame, oui. C’est embêtant pour vous.
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Le patron est fort sur l’œil à ce sujet. Ça pourrait arriver si souvent dans les échos…
 
Saint-Potin, justement, entrait. Duroy courut à lui :
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C’était dans une immense maison dont il fallut les six étages. Une vieille femme en caraco de laine vint lui ouvrir : — Qu’est-ce que vous me r’voulez ? — dit-elle en apercevant Saint-Potin.
 
Il répondit : — Je vous amène monsieur, qui est inspecteur de
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police et qui voudrait bien savoir votre affaire. Alors elle les fit entrer, en racontant : — Il en est encore r’venu deux d’puis vous pour un journal, je n’sais point l’quel. — Puis, se tournant vers Duroy : — Donc, c’est monsieur qui désire savoir ?
 
— Oui. Est-ce que vous avez été arrêtée par un agent des mœurs ?
 
Elle leva les bras : — Jamais d’la vie, mon bon monsieur, jamais d’la vie. Voilà la chose. J’ai un boucher qui sert bien mais qui pèse mal. Je m’en ai aperçu souvent sans rien dire, mais comme je lui demandais deux livres de côtelettes, vu que j’aurais ma fille et mon gendre, je m’aperçois qu’il me pèse des os de déchet, des os de côtelettes, c’est vrai, mais pas des miennes. J’aurais pu en faire du ragoût, c’est encore vrai, mais quand je demande des côtelettes, c’est pas pour avoir le déchet des autres. Je refuse donc, alors y me traite de vieux rat, je lui réplique vieux fripon ; bref, de fil en aiguille, nous nous sommes chamaillés qu’il y avait plus de cent personnes devant la boutique et qui riaient, qui riaient ! Tant qu’enfin un agent fut attiré et nous invita à nous expliquer chez le commissaire. Nous y fûmes, et on nous renvoya dos
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à dos. Moi, depuis, je m’sers ailleurs, et je n’passe même pu devant la porte, pour éviter des esclandres.
 
Elle se tut. Duroy demanda : — C’est tout ?
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« Quant aux autres insinuations du rédacteur de la Plume, je les méprise. On ne répond pas, d’ailleurs, à de pareilles choses, quand elles sont écrites sous le masque. « Georges Duroy. »
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M. Walter et Jacques Rival, qui venait d’arriver, trouvèrent cette note suffisante, et il fut décidé qu’elle passerait le jour même, à la suite des échos.
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Le temps s’était remis au froid ; il gelait dur. Les ruisseaux, saisis comme ils coulaient encore, déroulaient le long des trottoirs deux rubans de glace.
 
Les journaux n’étaient point arrivés chez les marchands, et Duroy se rappela le jour de son premier article : Les Souvenirs d’un Chasseur d’Afrique. Ses mains et ses pieds s’engourdissaient, devenaient douloureux, au bout des doigts surtout ; et il se mit à courir en rond autour du kiosque vitré, où la vendeuse, accroupie
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sur sa chaufferette, ne laissait voir, par la petite fenêtre, qu’un nez et des joues rouges dans un capuchon de laine.
 
Enfin le distributeur de feuilles publiques passa le paquet attendu par l’ouverture du carreau, et la bonne femme tendit à Duroy la Plume grande ouverte. Il chercha son nom d’un coup d’œil et ne vit rien d’abord. Il respirait déjà, quand il aperçut la chose enfermée entre deux tirets.
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Alors le cœur de Georges se mit à battre violemment, et il rentra chez lui pour s’habiller, sans trop savoir ce qu’il faisait. Donc, on l’avait insulté, et d’une telle façon qu’aucune hésitation n’était possible. Pourquoi ? Pour rien. À propos d’une vieille femme qui s’était querellée avec son boucher.
 
Il s’habilla bien vite et se rendit chez
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M. Walter, quoiqu’il fût à peine huit heures du matin.
 
M. Walter, déjà levé, lisait la Plume. — Eh bien, dit-il avec un visage grave, en apercevant Duroy, vous ne pouvez pas reculer ?
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— Venez avec moi, dit-il.
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Il habitait au rez-de-chaussée d’un petit hôtel, et il fit descendre Duroy dans la cave, une cave énorme, convertie en salle d’armes et en tir, toutes les ouvertures sur la rue étant bouchées.
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Duroy, anéanti, obéissait, levait les bras, visait, tirait, et comme il atteignait souvent le mannequin en plein ventre, car il s’était beaucoup servi dans sa première jeunesse d’un vieux pistolet d’arçon de son père pour tuer des oiseaux dans la cour, Jacques Rival, satisfait, déclarait : « Bien — très bien — très bien — vous irez — vous irez. »
 
Puis il le quitta : — Tirez comme ça jusqu’à midi. Voilà des munitions, n’ayez pas peur de les brûler. Je viendrai vous prendre pour déjeuner et vous donner des nouvelles. — Et il sortit.
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Et il sortit.
 
Resté seul, Duroy tira encore quelques coups, puis il s’assit et se mit à réfléchir.
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Puis il sentit qu’il avait soif, et ayant entendu un bruit de gouttes d’eau derrière lui, il aperçut un appareil à douches et il alla boire au bout de la lance. Puis il se remit à songer. Il faisait triste dans cette cave, triste comme dans un tombeau. Le roulement lointain et sourd des voitures semblait un tremblement d’orage éloigné. Quelle heure pouvait-il être ? Les heures passaient là dedans comme elles doivent passer au fond des prisons, sans que rien les indique et que rien les marque, sauf les retours du geôlier portant les plats. Il attendit, longtemps, longtemps.
 
Puis tout d’un coup il entendit des pas, des
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voix, et Jacques Rival reparut, accompagné de Boisrenard. Il cria dès qu’il aperçut Duroy : — C’est arrangé !
 
L’autre crut l’affaire terminée par quelque lettre d’excuses ; son cœur bondit, et il balbutia : — Ah !… merci. — Le chroniqueur reprit : — Ce Langremont est très carré, il a accepté toutes nos conditions. Vingt-cinq pas, une balle au commandement en levant le pistolet. On a le bras beaucoup plus sûr ainsi qu’en l’abaissant. Tenez, Boisrenard, voyez ce que je vous disais.
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Et ils se rendirent dans un restaurant voisin. Duroy ne parlait plus guère. Il mangea pour n’avoir pas l’air d’avoir peur, puis dans le jour il accompagna Boisrenard au journal et il fit sa besogne d’une façon distraite et machinale. On le trouva crâne.
 
Jacques Rival vint lui serrer la main vers le milieu de l’après-midi ; et il fut convenu que ses témoins le prendraient chez lui en
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landau, le lendemain à sept heures du matin, pour se rendre au bois du Vésinet où la rencontre aurait lieu.
 
Tout cela s’était fait inopinément, sans qu’il y prît part, sans qu’il dît un mot, sans qu’il donnât son avis, sans qu’il acceptât ou refusât, et avec tant de rapidité qu’il demeurait étourdi, effaré, sans trop comprendre ce qui se passait.
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« Quelle brute que cet homme ! »
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Il s’assit et se mit à réfléchir. Il avait jeté sur sa petite table une carte de son adversaire remise par Rival, afin de garder son adresse. Il la relut comme il l’avait déjà lue vingt fois dans la journée. Louis Langremont, 176, rue Montmartre. Rien de plus.
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Et il demeura immobile, songeant, le regard toujours planté sur la carte. Une colère s’éveillait en lui contre ce morceau de papier, une colère haineuse où se mêlait un étrange sentiment de malaise. C’était stupide, cette histoire-là ! Il prit une paire de ciseaux à ongles qui traînaient et il les piqua au milieu du nom imprimé comme s’il eût poignardé quelqu’un.
 
Donc il allait se battre, et se battre au pistolet ? Pourquoi n’avait-il pas choisi l’épée ! Il en aurait été quitte pour une piqûre au bras
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ou à la main, tandis qu’avec le pistolet on ne savait jamais les suites possibles.
 
Il dit : « Allons, il faut être crâne. »
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Il se mit à raisonner en philosophe sur la possibilité de cette chose : « Aurais-je peur ? »
 
Non certes il n’aurait pas peur puisqu’il était résolu à aller jusqu’au bout, puisqu’il
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avait cette volonté bien arrêtée de se battre, de ne pas trembler. Mais il se sentait si profondément ému qu’il se demanda : « Peut-on avoir peur malgré soi ? » Et ce doute l’envahit, cette inquiétude, cette épouvante ! Si une force plus puissante que sa volonté, dominatrice, irrésistible, le domptait, qu’arriverait-il ? Oui, que pouvait-il arriver ?
 
Certes il irait sur le terrain puisqu’il voulait y aller. Mais s’il tremblait ? Mais s’il perdait connaissance ? Et il songea à sa situation, à sa réputation, à son avenir.
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Il se retourna vers sa couche et il se vit distinctement étendu sur le dos dans ces mêmes draps qu’il venait de quitter. Il avait ce visage creux qu’ont les morts et cette blancheur des mains qui ne remueront plus.
 
Alors il eut peur de son lit, et afin de ne
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plus le voir il ouvrit la fenêtre pour regarder dehors.
 
Un froid glacial lui mordit la chair de la tête aux pieds, et il se recula, haletant.
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Il n’osa pas écrire le reste et se releva d’une secousse.
 
Cette pensée l’écrasait maintenant. « Il allait
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se battre en duel. Il ne pouvait plus éviter cela. Que se passait-il donc en lui ? Il voulait se battre ; il avait cette intention et cette résolution fermement arrêtées ; et il lui semblait, malgré tout l’effort de sa volonté, qu’il ne pourrait même pas conserver la force nécessaire pour aller jusqu’au lieu de la rencontre. »
 
De temps en temps ses dents s’entrechoquaient dans sa bouche avec un petit bruit sec ; et il demandait :
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Alors Duroy se figurait leur rencontre, son attitude à lui et la tenue de son ennemi. Il se fatiguait la pensée à imaginer les moindres détails du combat ; et tout à coup il voyait en face de lui ce petit trou noir et profond du canon dont allait sortir une balle.
 
Et il fut pris brusquement d’une crise de désespoir épouvantable. Tout son corps vibrait, parcouru de tressaillements saccadés. Il serrait les dents pour ne pas crier, avec un besoin fou de se rouler par terre, de déchirer quelque chose, de mordre. Mais il aperçut un verre sur sa cheminée et il se rappela qu’il
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possédait dans son armoire un litre d’eau-de-vie presque plein ; car il avait conservé l’habitude militaire de tuer le ver chaque matin.
 
Il saisit la bouteille et but, à même le goulot, à longues gorgées, avec avidité. Et il la reposa seulement lorsque le souffle lui manqua. Elle était vide d’un tiers.
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Les premières locomotives sortaient du garage et s’en venaient en sifflant chercher les premiers trains. D’autres, dans le lointain, jetaient des appels aigus et répétés, leurs cris de réveil, comme font les coqs dans les champs.
 
Duroy pensait : « Je ne verrai peut-être plus tout ça. » Mais comme il sentit qu’il allait de nouveau s’attendrir sur lui-même, il réagit violemment : « Allons, il ne faut songer à rien
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jusqu’au moment de la rencontre, c’est le seul moyen d’être crâne. »
 
Et il se mit à sa toilette. Il eut encore, en se rasant, une seconde de défaillance en songeant que c’était peut-être la dernière fois qu’il regardait son visage.
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Boisrenard, pour la circonstance, portait une décoration étrangère, verte et jaune, que Duroy ne lui avait jamais vue.
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Ils descendirent. Un monsieur les attendait dans le landau. Rival nomma : « Le docteur Le Brument. » Duroy lui serra la main en balbutiant : « Je vous remercie », puis il voulut prendre place sur la banquette du devant et il s’assit sur quelque chose de dur qui le fit relever comme si un ressort l’eût redressé. C’était la boîte aux pistolets.
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Les deux témoins montèrent à leur tour et le cocher partit. Il savait où on devait aller.
 
Mais la boîte aux pistolets gênait tout le monde, surtout Duroy, qui eût préféré ne pas la voir. On essaya de la placer derrière le dos ; elle cassait les reins ; puis on la mit debout entre Rival et Boisrenard ; elle tombait tout le temps. On finit par la glisser sous les pieds. La conversation languissait, bien que le médecin racontât des anecdotes. Rival seul répondait. Duroy eût voulu prouver de la présence d’esprit, mais il avait peur de
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perdre le fil de ses idées, de montrer le trouble de son âme ; et il était hanté par la crainte torturante de se mettre à trembler.
 
La voiture fut bientôt en pleine campagne. Il était neuf heures environ. C’était une de ces rudes matinées d’hiver où toute la nature est luisante, cassante et dure comme du cristal. Les arbres, vêtus de givre, semblent avoir sué de la glace ; la terre sonne sous les pas ; l’air sec porte au loin les moindres bruits : le ciel bleu paraît brillant à la façon des miroirs et le soleil passe dans l’espace, éclatant et froid lui-même, jetant sur la création gelée des rayons qui n’échauffent rien.
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Alors Rival lui fit des recommandations minutieuses, car il tenait à ce que son client ne commît aucune erreur. Il insistait sur chaque point plusieurs fois : — Quand on demandera : — Êtes-vous prêts, messieurs ? vous répondrez d’une voix forte : Oui !
 
« Quand on commandera « Feu ! » vous élèverez
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vivement le bras, et vous tirerez avant qu’on ait prononcé trois. »
 
Et Duroy se répétait mentalement : — Quand on commandera feu, j’élèverai le bras, — quand on commandera feu, j’élèverai le bras, — quand on commandera feu, j’élèverai le bras.
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— Quand on commandera feu, j’élèverai le bras. — Et il pensa qu’un accident de voiture arrangerait tout. Oh ! si on pouvait verser, quelle chance ! s’il pouvait se casser une jambe !…
 
Mais il aperçut au bout d’une clairière une autre voiture arrêtée et quatre messieurs qui piétinaient pour s’échauffer les pieds ; et il
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fut obligé d’ouvrir la bouche, tant sa respiration devenait pénible.
 
Les témoins descendirent d’abord, puis le médecin et le combattant. Rival avait pris la boîte aux pistolets et il s’en alla avec Boisrenard, vers deux des étrangers qui venaient à eux. Duroy les vit se saluer avec cérémonie, puis marcher ensemble dans la clairière en regardant tantôt par terre et tantôt dans les arbres, comme s’ils avaient cherché quelque chose qui aurait pu tomber ou s’envoler. Puis ils comptèrent des pas et enfoncèrent avec grand’peine deux cannes dans le sol gelé. Ils se réunirent ensuite en groupe et ils firent les mouvements du jeu de pile ou face, comme des enfants qui s’amusent.
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— Tout est prêt. La chance nous a favorisés pour les pistolets.
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Voilà une chose qui était indifférente à Duroy.
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Il n’écouta rien de plus, il ne s’aperçut de rien, il ne se rendit compte de rien, il sentit seulement qu’il levait le bras en appuyant de toute sa force sur la gâchette.
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Et il n’entendit rien.
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Duroy ne bougeait point, paralysé de surprise et de joie : « C’était fini ! » Il fallut lui enlever son arme qu’il tenait toujours serrée dans sa main. Il lui semblait maintenant qu’il se serait battu contre l’univers entier. C’était fini. Quel bonheur ! il se sentait brave tout à coup à provoquer n’importe qui.
 
Tous les témoins causèrent quelques minutes,
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prenant rendez-vous dans le jour pour la rédaction du procès-verbal, puis on remonta dans la voiture ; et le cocher, qui riait sur son siège, repartit en faisant claquer son fouet.
 
Ils déjeunèrent tous les quatre sur le boulevard, en causant de l’événement. Duroy disait ses impressions.
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— Bravo, bravo, vous avez défendu le drapeau de la Vie Française, bravo !
 
Georges se montra, le soir, dans les principaux grands journaux et dans les principaux grands cafés du boulevard. Il rencontra deux
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fois son adversaire qui se montrait également.
 
Ils ne se saluèrent pas. Si l’un des deux avait été blessé, ils se seraient serré les mains. Chacun jurait d’ailleurs avec conviction avoir entendu siffler la balle de l’autre.
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— Moi, je n’aurais pas fermé l’œil. Et sur le terrain, dis-moi comment ça s’est passé.
 
Il fit un récit dramatique : — Lorsque nous fûmes en face l’un de l’autre, à vingt pas, quatre fois seulement la longueur de cette chambre, Jacques, après avoir demandé si nous étions prêts, commanda : — Feu. — J’ai élevé mon bras immédiatement,
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bien en ligne, mais j’ai eu le tort de vouloir viser la tête. J’avais une arme fort dure et je suis accoutumé à des pistolets bien doux, de sorte que la résistance de la gâchette a relevé le coup. N’importe, ça n’a pas dû passer loin. Lui aussi il tire bien, le gredin. Sa balle m’a effleuré la tempe. J’en ai senti le vent.
 
Elle était assise sur ses genoux et le tenait dans ses bras comme pour prendre part à son danger. Elle balbutiait : — Oh ! mon pauvre chéri, mon pauvre chéri…
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— Eh bien, je prends l’appartement à mon compte et je vais l’habiter tout à fait. Le mien n’est plus suffisant dans ma nouvelle position.
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Elle réfléchit quelques instants, puis répondit :
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Elle l’étreignit dans un élan d’amour : — Alors je veux bien, mon chéri. Mais tu sais, si tu me trompes une fois, rien qu’une fois, ce sera fini entre nous, fini pour toujours.
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Il jura encore avec des protestations, et il fut convenu qu’il s’installerait le jour même, afin qu’elle pût le voir quand elle passerait devant la porte.
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Elle le quitta, après l’avoir indéfiniment embrassé, ce duel ayant exaspéré sa tendresse.
 
Et Duroy pensait, en se rendant au journal : « Quel drôle d’être ça fait ! Quelle tête d’oiseau ! Sait-on ce qu’elle veut et ce qu’elle aime ? Et quel drôle de ménage ! Quel fantaisiste a bien pu préparer l’accouplement de ce vieux et de cette écervelée ? Quel raisonnement a décidé cet inspecteur à épouser
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cette étudiante ? Mystère ! Qui sait ? L’amour, peut-être ? »
 
Puis il conclut : « Enfin, c’est une bien gentille maîtresse. Je serais rudement bête de la lâcher. »
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VIII
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Son duel avait fait passer Duroy au nombre des chroniqueurs de tête de la Vie Française ; mais, comme il éprouvait une peine infinie à découvrir des idées, il prit la spécialité des déclamations sur la décadence des mœurs, sur l’abaissement des caractères, l’affaissement du patriotisme et l’anémie de l’honneur français. (Il avait trouvé le mot « anémie » dont il était fier.)
 
Et quand {{Mme}} de Marelle, pleine de cet esprit gouailleur, sceptique et gobeur qu’on appelle l’esprit de Paris, se moquait de ses tirades qu’elle crevait d’une épigramme, il répondait en souriant : « Bah ! ça me fait une bonne réputation pour plus tard. » Il habitait maintenant rue de Constantinople, où il avait transporté sa mallemal
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le, sa brosse, son rasoir et son savon, ce qui constituait son déménagement. Deux ou trois fois par semaine, la jeune femme arrivait avant qu’il fût levé, se déshabillait en une minute et se glissait dans le lit, toute frissonnante du froid du dehors.
 
Duroy, par contre, dînait tous les jeudis dans le ménage et faisait la cour au mari en lui parlant agriculture ; et comme il aimait lui-même les choses de la terre, ils s’intéressaient parfois tellement tous deux à leur causerie qu’ils oubliaient tout à fait leur femme sommeillant sur le canapé.
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Duroy vivait sans un nuage dans son ciel.
 
Or, une nuit, comme il rentrait, il trouva une lettre glissée sous sa porte. Il regarda le
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timbre et il vit « Cannes ». L’ayant ouverte, il lut : « Cannes, villa Jolie.
 
« Cher monsieur et ami, vous m’avez dit, n’est-ce pas, que je pouvais compter sur vous en tout ? Eh bien, j’ai à vous demander un cruel service, c’est de venir m’assister, de ne pas me laisser seule aux derniers moments de Charles qui va mourir. Il ne passera peut-être pas la semaine, bien qu’il se lève encore, mais le médecin m’a prévenue.
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Un singulier sentiment entra comme un souffle d’air au cœur de Georges, un sentiment de délivrance, d’espace qui s’ouvrait devant lui, et il murmura : « Certes, j’irai. Ce pauvre Charles ! Ce que c’est que de nous, tout de même ! »
 
Le patron, à qui il communiqua la lettre
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de la jeune femme, donna en grognant son autorisation. Il répétait :
 
« Mais revenez vite, vous nous êtes indispensable. »
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Le salon où le jeune homme entra était tendu de perse rose à dessins bleus. La fenêtre, large et haute, donnait sur la ville et sur la mer.
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Duroy murmurait : « Bigre, c’est chic ici comme maison de campagne. Où diable prennent-ils tout cet argent-là ? »
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— Maintenant, montons, dit-elle.
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Il la suivit. Elle ouvrit une porte au premier étage, et Duroy aperçut auprès d’une fenêtre, assis dans un fauteuil et enroulé dans des couvertures, livide sous la clarté rouge du soleil couchant, une espèce de cadavre qui le regardait. Il le reconnaissait à peine ; il devina plutôt que c’était son ami.
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Il respirait d’une façon rapide, essoufflée, et parfois poussait une sorte de gémissement, comme s’il eût voulu rappeler aux autres combien il était malade.
 
Voyant qu’il ne parlerait point, sa femme
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vint s’appuyer à la fenêtre et elle dit en montrant l’horizon d’un coup de tête : — Regardez cela ! Est-ce beau ?
 
En face d’eux, la côte semée de villas descendait jusqu’à la ville qui était couchée le long du rivage en demi-cercle, avec sa tête à droite vers la jetée que dominait la vieille cité surmontée d’un vieux beffroi, et ses pieds à gauche à la pointe de la Croisette, en face des îles de Lérins. Elles avaient l’air, ces îles, de deux taches vertes, dans l’eau toute bleue. On eût dit qu’elles flottaient comme deux feuilles immenses, tant elles semblaient plates de là-haut.
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Duroy subissait malgré lui la majesté de cette fin du jour.
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Il murmura, ne trouvant point d’autre terme assez imagé pour exprimer son admiration :
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Le souffle qui entra les surprit tous les trois comme une caresse. C’était une brise molle, tiède, paisible, une brise de printemps nourrie déjà par les parfums des arbustes et des fleurs capiteuses qui poussent sur cette côte. On y distinguait un goût puissant de résine et l’âcre saveur des eucalyptus.
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Forestier la buvait d’une haleine courte et fiévreuse. Il crispa les ongles de ses mains sur les bras de son fauteuil, et dit d’une voix basse, sifflante, rageuse : — Ferme la fenêtre. Cela me fait mal. J’aimerais mieux crever dans une cave.
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Forestier demanda : — Rien de nouveau au journal ?
 
— Rien de nouveau. On a pris pour te
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remplacer le petit Lacrin qui sort du Voltaire ; mais il n’est pas mûr. Il est temps que tu reviennes !
 
Le malade balbutia : — Moi ? J’irai faire de la chronique à six pieds sous terre maintenant.
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{{Mme}} Forestier ne remuait point, toujours debout, le dos à l’appartement, le visage contre le carreau.
 
Et Forestier se mit à parler d’une voix saccadée, essoufflée, déchirante à entendre : — Combien est-ce que j’en verrai encore, de couchers de soleil ?… huit… dix… quinze ou vingt… peut-être trente, pas plus… Vous
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avez du temps, vous autres… moi, c’est fini… Et ça continuera… après moi, comme si j’étais là…
 
Il demeura muet quelques minutes, puis reprit : — Tout ce que je vois me rappelle que je ne le verrai plus dans quelques jours… C’est horrible… je ne verrai plus rien… rien de ce qui existe… les plus petits objets qu’on manie… les verres… les assiettes… les lits où l’on se repose si bien… les voitures. C’est bon de se promener en voiture, le soir… Comme j’aimais tout ça.
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Et Duroy tout à coup se rappela ce que lui disait Norbert de Varenne, quelques semaines auparavant : « Moi, maintenant, je vois la mort de si près que j’ai souvent envie d’étendre le bras pour la repousser… Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami, me ravagent le cœur et me crient : La voilà ! »
 
Il n’avait pas compris, ce jour-là, maintenant
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il comprenait en regardant Forestier. Et une angoisse inconnue, atroce, entrait en lui, comme s’il eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait cet homme, la hideuse mort à portée de sa main. Il avait envie de se lever, de s’en aller, de se sauver, de retourner à Paris tout de suite ! Oh ! s’il avait su, il ne serait pas venu.
 
La nuit maintenant s’était répandue dans la chambre comme un deuil hâtif qui serait tombé sur ce moribond. Seule la fenêtre restait visible encore, dessinant, dans son carré plus clair, la silhouette immobile de la jeune femme.
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Il murmura : — Je descendrai.
 
Et l’attente du repas les fit demeurer encore
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près d’une heure immobiles, tous les trois, prononçant seulement parfois un mot, un mot quelconque, inutile, banal, comme s’il y eût du danger, un danger mystérieux, à laisser durer trop longtemps ce silence, à laisser se figer l’air muet de cette chambre, de cette chambre où rôdait la mort.
 
Enfin le dîner fut annoncé. Il sembla long à Duroy, interminable. Ils ne parlaient pas, ils mangeaient sans bruit, puis émiettaient du pain du bout des doigts. Et le domestique faisait le service, marchait, allait et venait sans qu’on entendit ses pieds, car le bruit des semelles irritant Charles, l’homme était chaussé de savates. Seul le tic-tac dur d’une horloge de bois troublait le calme des murs de son mouvement mécanique et régulier.
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Dès qu’on eut fini de manger, Duroy, sous prétexte de fatigue, se retira dans sa chambre, et, accoudé à sa fenêtre, il regardait la pleine lune au milieu du ciel, comme un globe de lampe énorme, jeter sur les murs blancs des villas sa clarté sèche et voilée, et semer sur la mer une sorte d’écaille de lumière mouvante et douce. Et il cherchait une raison pour s’en aller bien vite, inventant des ruses, des télégrammes qu’il allait recevoir, un appel de M. Walter.
 
Mais ses résolutions de fuite lui parurent
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plus difficiles à réaliser, en s’éveillant le lendemain. {{Mme}} Forestier ne se laisserait point prendre à ses adresses, et il perdrait par sa couardise tout le bénéfice de son dévouement. Il se dit : « Bah ! c’est embêtant ; eh bien, tant pis, il y a des passes désagréables dans la vie ; et puis, ça ne sera peut-être pas long. »
 
Il faisait un temps bleu, de ce bleu du Midi qui vous emplit le cœur de joie ; et Duroy descendit jusqu’à la mer, trouvant qu’il serait assez tôt de voir Forestier dans la journée.
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L’autre murmura : — Oui, ça va mieux, j’ai repris des forces. Déjeune bien vite avec Madeleine, parce que nous allons faire un tour en voiture.
 
La jeune femme, dès qu’elle fut seule avec Duroy, lui dit : —
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Voilà ! aujourd’hui il se croit sauvé. Il fait des projets depuis le matin. Nous allons tout à l’heure au golfe Juan acheter des faïences pour notre appartement de Paris. Il veut sortir à toute force, mais j’ai horriblement peur d’un accident. Il ne pourra pas supporter les secousses de la route.
 
Quand le landau fut arrivé, Forestier descendit l’escalier pas à pas, soutenu par son domestique. Mais dès qu’il aperçut la voiture, il voulut qu’on la découvrît.
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Forestier expliquait le pays. Il avait indiqué d’abord la villa du comte de Paris. Il en nommait d’autres. Il était gai, d’une gaieté voulue, factice et débile de condamné. Il levait le doigt, n’ayant point la force de tendre le bras.
 
— Tiens, voici l’île Sainte-Marguerite et le château dont Bazaine s’est évadé. Nous en
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a-t-on donné à garder avec cette affaire-là !
 
Puis il eut des souvenirs de régiment ; il nomma des officiers qui leur rappelaient des histoires. Mais, tout à coup, la route ayant tourné, on découvrit le golfe Juan tout entier avec son village blanc dans le fond et la pointe d’Antibes à l’autre bout.
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Et un grand trois-mâts passait auprès d’eux pour gagner le large, toutes ses voiles déployées, blanches et joyeuses. Il était gracieux et joli auprès des monstres de guerre, des monstres de fer, des vilains monstres accroupis sur l’eau.
 
Forestier s’efforçait de les reconnaître. Il
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nommait : « Le Colbert », « Le Suffren », « L’Amiral-Duperré », « Le Redoutable », « La Dévastation », puis il reprenait : — Non, je me trompe, c’est celui-là « La Dévastation ».
 
Ils arrivèrent devant une sorte de grand pavillon où on lisait : « Faïences d’art du golfe Juan », et la voiture ayant tourné autour d’un gazon, s’arrêta devant la porte.
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Ils revinrent, mais, le long du golfe, un courant d’air froid les frappa soudain, glissé dans le pli d’un vallon, et le malade se mit à tousser.
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Ce ne fut rien d’abord, une petite crise ; mais elle grandit, devint une quinte ininterrompue, puis une sorte de hoquet, un râle.
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Les premières paroles qu’il prononça furent pour demander le barbier, car il tenait à être rasé chaque matin. Il se leva pour cette opération de toilette ; mais il fallut le recoucher aussitôt, et il se mit à respirer d’une façon si courte, si dure, si pénible, que {{Mme}} Forestier, épouvantée, fit réveiller Duroy, qui venait de se coucher, pour le prier d’aller chercher le médecin.
 
Il ramena presque immédiatement le docteur Gavaut qui prescrivit un breuvage et donna quelques conseils ; mais comme le journaliste le reconduisait pour lui demander son avis : —
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C’est l’agonie, dit-il. Il sera mort demain matin. Prévenez cette pauvre jeune femme et envoyez chercher un prêtre. Moi, je n’ai plus rien à faire. Je me tiens cependant entièrement à votre disposition.
 
Duroy fit appeler {{Mme}} Forestier : — Il va mourir. Le docteur conseille d’envoyer chercher un prêtre. Que voulez-vous faire ?
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Le jeune homme ramena un vieil ecclésiastique complaisant qui se prêtait à la situation. Dès qu’il fut entré chez l’agonisant, {{Mme}} Forestier sortit, et s’assit, avec Duroy, dans la pièce voisine.
 
— Ça l’a bouleversé, dit-elle. Quand j’ai parlé d’un prêtre, sa figure a pris une expression épouvantable comme… comme s’il avait senti… senti… un souffle… vous savez… Il a
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compris que c’était fini, enfin, et qu’il fallait compter les heures…
 
Elle était fort pâle. Elle reprit : — Je n’oublierai jamais l’expression de son visage. Certes, il a vu la mort à ce moment-là. Il l’a vue…
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— La miséricorde de Dieu est infinie, récitez le Confiteor, mon enfant. — Vous l’avez peut-être oublié, je vais vous aider. — Répétez avec moi : Confiteor Deo omnipotenti… Beatæ Mariæ semper virgini…
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Il s’arrêtait de temps en temps pour permettre au moribond de le rattraper. Puis il dit :
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— Il n’a donc aucun parent ?
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— Aucun, sauf des cousins. Son père et sa mère sont morts comme il était tout jeune.
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— Sauve-moi… sauve-moi… ma chérie… je ne veux pas mourir… je ne veux pas mourir… Oh ! sauvez-moi… Dites ce qu’il faut faire, allez chercher le médecin… Je prendrai ce qu’on voudra… Je ne veux pas… Je ne veux pas…
 
Il pleurait. De grosses larmes coulaient de ses yeux sur ses joues décharnées ; et les coins
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maigres de sa bouche se plissaient comme ceux des petits enfants qui ont du chagrin.
 
Alors ses mains retombées sur le lit commencèrent un mouvement continu, lent et régulier, comme pour recueillir quelque chose sur les draps.
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Soudain il tressaillit d’un frisson brusque qu’on vit courir d’un bout à l’autre de son corps et il balbutia : — Le cimetière… moi… mon Dieu !…
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Et il ne parla plus. Il restait immobile, hagard et haletant.
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Duroy lui-même commençait à s’assoupir quand il eut la sensation que quelque chose survenait. Il ouvrit les yeux juste à temps pour voir Forestier fermer les siens comme deux lumières qui s’éteignent. Un petit hoquet agita la gorge du mourant, et deux filets de sang apparurent aux coins de sa bouche, puis coulèrent sur sa chemise. Ses mains cessèrent leur hideuse promenade. Il avait fini de respirer.
 
Sa femme comprit, et, poussant une sorte de cri, elle s’abattit sur les genoux en sanglotant dans le drap. Georges, surpris et effaré, fit machinalement le signe de la croix. La garde, s’étant réveillée, s’approcha du lit : «
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Ça y est », dit-elle. Et Duroy qui reprenait son sang-froid murmura, avec un soupir de délivrance : « Ça a été moins long que je n’aurais cru. »
 
Lorsque fut dissipé le premier étonnement, après les premières larmes
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Ils étaient seuls, le jeune homme et la jeune femme, auprès de lui, qui n’était plus. Ils demeuraient sans parler, pensant, et le regardant.
 
Mais Georges, que l’ombre inquiétait auprès de ce cadavre, le contemplait obstinément. Son œil et son esprit attirés, fascinés, par ce visage décharné que la lumière vacillante faisait paraître encore plus creux, restaient fixes sur lui. C’était là son ami, Charles Forestier, qui lui parlait hier encore ! Quelle
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chose étrange et épouvantable que cette fin complète d’un être ! Oh ! il se les rappelait maintenant les paroles de Norbert de Varenne hanté par la peur de la mort. — « Jamais un être ne revient. » Il en naîtrait des millions et des milliards, à peu près pareils, avec des yeux, un nez, une bouche, un crâne, et dedans une pensée, sans que jamais celui-ci reparût, qui était couché dans ce lit.
 
Pendant quelques années il avait vécu, mangé, ri, aimé, espéré, comme tout le monde. Et c’était fini, pour lui, fini pour toujours. Une vie ! quelques jours, et puis plus rien ! On naît, on grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt. Adieu ! homme ou femme, tu ne reviendras point sur la terre ! Et pourtant chacun porte en soi le désir fiévreux et irréalisable de l’éternité, chacun est une sorte d’univers dans l’univers, et chacun s’anéantit bientôt complètement dans le fumier des germes nouveaux. Les plantes, les bêtes, les hommes, les étoiles, les mondes, tout s’anime, puis meurt pour se transformer. Et jamais un être ne revient, insecte, homme ou planète !
 
Une terreur confuse, immense, écrasante, pesait sur l’âme de Duroy, la terreur de ce néant illimité, inévitable, détruisant indéfiniment toutes les existences si rapides et si misérables. Il
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courbait déjà le front sous sa menace. Il pensait aux mouches qui vivent quelques heures, aux bêtes qui vivent quelques jours, aux hommes qui vivent quelques ans, aux terres qui vivent quelques siècles. Quelle différence donc entre les uns et les autres ? Quelques aurores de plus, voilà tout.
 
Il détourna les yeux pour ne plus regarder le cadavre.
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Quelle chance il avait eue, ce mort, de rencontrer cette compagne intelligente et charmante. Comment s’étaient-ils connus ? Comment avait-elle consenti, elle, à épouser ce garçon médiocre et pauvre ? Comment avait-elle fini par en faire quelqu’un ?
 
Alors il songea à tous les mystères cachés
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dans les existences. Il se rappela ce qu’on chuchotait du comte de Vaudrec qui l’avait dotée et mariée, disait-on.
 
Qu’allait-elle faire maintenant ? Qui épouserait-elle ? Un député, comme le pensait {{Mme}} de Marelle, ou quelque gaillard d’avenir, un Forestier supérieur ? Avait-elle des projets, des plans, des idées arrêtées ? Comme il eût désiré savoir cela ! Mais pourquoi ce souci de ce qu’elle ferait ? Il se le demanda, et s’aperçut que son inquiétude venait d’une de ces arrière-pensées confuses, secrètes, qu’on se cache à soi-même et qu’on ne découvre qu’en allant fouiller au fond de soi.
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Et pourquoi ne réussirait-il pas ? Il sentait bien qu’il lui plaisait, qu’elle avait pour lui plus que de la sympathie, une de ces affections qui naissent entre deux natures semblables et qui tiennent autant d’une séduction réciproque que d’une sorte de complicité muette. Elle le savait intelligent, résolu, tenace ; elle pouvait avoir confiance en lui.
 
Ne l’avait-elle pas fait venir en cette circonstance si grave ? Et pourquoi l’avait-elle appelé ? Ne devait-il pas voir là une sorte de
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choix, une sorte d’aveu, une sorte de désignation ? Si elle avait pensé à lui, juste à ce moment où elle allait devenir veuve, c’est que, peut-être, elle avait songé à celui qui deviendrait de nouveau son compagnon, son allié ?
 
Et une envie impatiente le saisit de savoir, de l’interroger, de connaître ses intentions. Il devait repartir le surlendemain, ne pouvant demeurer seul avec cette jeune femme, dans cette maison. Donc il fallait se hâter, il fallait, avant de retourner à Paris, surprendre avec adresse, avec délicatesse, ses projets, et ne pas la laisser revenir, céder aux sollicitations d’un autre peut-être, et s’engager sans retour.
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Le bruit de leur voix les étonna, sonnant étrangement dans cet appartement sinistre. Et ils regardèrent soudain le visage du mort, comme s’ils se fussent attendus à le voir remuer, à l’entendre leur parler, ainsi qu’il faisait, quelques heures plus tôt.
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Duroy reprit :
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Il avait pris la main offerte et il la gardait, la serrant, avec une envie ardente de la baiser. Il s’y décida enfin, et l’approchant lentement de sa bouche, il tint longtemps la peau fine, un peu chaude, fiévreuse et parfumée contre ses lèvres.
 
Puis quand il sentit que cette caresse d’ami allait devenir trop prolongée, il sut laisser retomber
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la petite main. Elle s’en revint mollement sur le genou de la jeune femme qui prononça gravement :
 
— Oui, je vais être bien seule, mais je m’efforcerai d’être courageuse.
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Elle répondit :
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— Mais oui. Je venais aussi de m’en apercevoir.
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Elle s’en vint tranquillement et s’accouda près de lui.
 
Alors il murmura, à voix basse : — Écoutez-moi, et comprenez bien ce que je veux vous dire. Ne vous indignez pas, surtout, de ce que je vous parle d’une pareille chose en un semblable moment, mais je vous quitterai après-demain, et quand vous reviendrez à Paris il sera peut-être trop tard. Voilà… Je ne suis qu’un pauvre diable sans fortune et dont la position est à faire, vous le savez. Mais j’ai de la volonté, quelque intelligence à ce que je crois, et je suis en route, en bonne route. Avec un homme arrivé
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on sait ce qu’on prend ; avec un homme qui commence on ne sait pas où il ira. Tant pis, ou tant mieux. Enfin je vous ai dit un jour, chez vous, que mon rêve le plus cher aurait été d’épouser une femme comme vous. Je vous répète aujourd’hui ce désir. Ne me répondez pas. Laissez-moi continuer. Ce n’est point une demande que je vous adresse. Le lieu et l’instant la rendraient odieuse. Je tiens seulement à ne point vous laisser ignorer que vous pouvez me rendre heureux d’un mot, que vous pouvez faire de moi soit un ami fraternel, soit même un mari, à votre gré, que mon cœur et ma personne sont à vous. Je ne veux pas que vous me répondiez maintenant ; je ne veux plus que nous parlions de cela, ici. Quand nous nous reverrons, à Paris, vous me ferez comprendre ce que vous aurez résolu. Jusque-là plus un mot, n’est-ce pas ?
 
Il avait débité cela sans la regarder, comme s’il eût semé ses paroles dans la nuit devant lui. Et elle semblait n’avoir point entendu, tant elle était demeurée immobile, regardant aussi devant elle, d’un œil fixe et vague, le grand paysage pâle éclairé par la lune.
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Ils demeurèrent longtemps côte à côte, coude contre coude, silencieux et méditant.
 
Puis elle murmura : — Il fait un peu froid — et,
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s’étant retournée, elle revint vers le lit. Il la suivit.
 
Lorsqu’il s’approcha, il reconnut que vraiment Forestier commençait à sentir ; et il éloigna son fauteuil, car il n’aurait pu supporter longtemps cette odeur de pourriture. Il dit : — Il faudra le mettre en bière dès le matin.
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Ils ne parlaient plus, continuant à veiller d’une façon convenable, sans dormir. Mais, vers minuit, Duroy s’assoupit le premier. Quand il se réveilla, il vit que {{Mme}} Forestier sommeillait également, et ayant pris une posture plus commode, il ferma de nouveau les yeux en grommelant : « Sacristi ! on est mieux dans ses draps, tout de même. »
 
Un bruit soudain le fit tressauter. La garde
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entrait. Il faisait grand jour. La jeune femme, sur le fauteuil en face, semblait aussi surprise que lui. Elle était un peu pâle, mais toujours jolie, fraîche, gentille, malgré cette nuit passée sur un siège.
 
Alors, ayant regardé le cadavre, Duroy tressaillit et — Oh ! sa barbe ! — Elle avait poussé, cette barbe, en quelques heures, sur cette chair qui se décomposait, comme elle poussait en quelques jours sur la face d’un vivant. Et ils demeuraient effarés par cette vie qui continuait sur ce mort, comme devant un prodige affreux, devant une menace surnaturelle de résurrection, devant une des choses anormales, effrayantes qui bouleversent et confondent l’intelligence.
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Par la fenêtre, grande ouverte, la douce chaleur du printemps entrait, apportant le souffle parfumé de la corbeille d’œillets fleurie devant la porte.
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{{Mme}} Forestier proposa à Duroy de faire un tour dans le jardin, et ils se mirent à marcher doucement autour du petit gazon en respirant avec délices l’air tiède plein de l’odeur des sapins et des eucalyptus.
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— Écoutez, mon cher ami, j’ai bien réfléchi… déjà… à ce que vous m’avez proposé, et je ne veux pas vous laisser partir sans vous répondre un mot. Je ne vous dirai, d’ailleurs, ni oui ni non. Nous attendrons, nous verrons, nous nous connaîtrons mieux. Réfléchissez beaucoup de votre côté. N’obéissez pas à un entraînement trop facile. Mais, si je vous parle de cela, avant même que ce pauvre Charles soit descendu dans sa tombe, c’est qu’il importe, après ce que vous m’avez dit, que vous sachiez bien qui je suis, afin de ne pas nourrir plus longtemps la pensée que vous m’avez exprimée, si vous n’êtes pas d’un… d’un… caractère à me comprendre et à me supporter.
 
Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n’est pas une chaîne, mais une association. J’entends être libre, tout à fait libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne
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pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. Je m’engagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le nom de l’homme que j’aurais épousé, à ne jamais le rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet homme s’engageât à voir en moi une égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soumise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je n’en changerai point. Voilà.
 
J’ajoute aussi : Ne me répondez pas, ce serait inutile et inconvenant. Nous nous reverrons et nous reparlerons peut-être de tout cela, plus tard.
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{{Mme}} Forestier l’avait conduit à la gare. Ils se promenaient tranquillement sur le quai, en attendant l’heure du départ, et parlaient de choses indifférentes.
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Le train arriva, très court, un vrai rapide, n’ayant que cinq wagons.
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Elle le lui renvoya d’un geste plus discret, hésitant, ébauché seulement.
 
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I Georges Duroy avait retrouvé toutes ses habitudes anciennes.
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Installé maintenant dans le petit rez-de-chaussée de la rue de Constantinople, il vivait sagement, en homme qui prépare une existence nouvelle. Ses relations avec {{Mme}} de Marelle avaient même pris une allure conjugale, comme s’il se fût exercé d’avance à l’événement prochain ; et sa maîtresse, s’étonnant souvent de la tranquillité réglée de leur union, répétait en riant : « Tu es encore plus popote que mon mari, ça n’était pas la peine de changer. »
 
{{Mme}} Forestier n’était pas revenue. Elle s’attardait à Cannes. Il reçut une lettre d’elle, annonçant son retour seulement pour le milieu
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d’avril, sans un mot d’allusion à leurs adieux. Il attendit. Il était bien résolu maintenant à prendre tous les moyens pour l’épouser, si elle semblait hésiter. Mais il avait confiance en sa fortune, confiance en cette force de séduction qu’il sentait en lui, force vague et irrésistible que subissaient toutes les femmes.
 
Un court billet le prévint que l’heure décisive allait sonner. « Je suis à Paris. Venez me voir. « Madeleine Forestier. » Rien de plus. Il l’avait reçu par le courrier de neuf heures. Il entrait chez elle à trois heures, le même jour. Elle lui tendit les deux mains, en souriant de son joli sourire aimable ; et ils se regardèrent pendant quelques secondes, au fond des yeux.
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Et ils s’assirent. Elle s’informa des nouvelles, des Walter, de tous les confrères et du journal. Elle y pensait souvent, au journal.
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— Ça me manque beaucoup, disait-elle, mais beaucoup. J’étais devenue journaliste dans l’âme. Que voulez-vous, j’aime ce métier-là.
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Quand elle se fut dégagée, en glissant sur sa poitrine, elle reprit d’un ton grave :
 
— Écoutez, mon ami, je ne suis encore décidée à rien. Cependant il se pourrait
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que ce fût oui. Mais vous allez me promettre le secret absolu jusqu’à ce que je vous en délie.
 
Il jura et partit, le cœur débordant de joie.
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— Non, mon amie. Vous ayant promis le secret je n’en ai ouvert la bouche à âme qui vive.
 
— Eh bien, il serait temps de la prévenir.
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Moi, je me charge des Walter. Ce sera fait cette semaine, n’est-ce pas ?
 
Il avait rougi. — Oui, dès demain.
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Il hésita, fort perplexe : — Mais… c’est que, ils sont…
 
Puis il prit son parti en homme vraiment fort : — Ma chère amie, ce sont des paysans, des cabaretiers qui se sont saignés aux quatre membres pour me faire faire des études. Moi, je ne rougis pas d’eux, mais leur… simplicité…
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leur… rusticité pourrait peut-être vous gêner.
 
Elle souriait délicieusement, le visage illuminé d’une bonté douce.
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Il répondit simplement : — J’y ai bien souvent songé, mais cela ne me paraît pas facile.
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— Pourquoi donc ?
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Elle avait pris une plume sur la table et elle griffonnait des noms en étudiant leur physionomie. Soudain elle s’écria : — Tenez, tenez, voici.
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Et elle lui tendit un papier où il lut : « Madame Duroy de Cantel. »
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Elle murmura deux ou trois fois de suite : « Alexandre, Alexandre », en écoutant la sonorité des syllabes, puis elle écrivit sur une feuille toute blanche :
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« Monsieur et Madame Alexandre du Roy de Cantel ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Georges du Roy de Cantel, leur fils, avec Madame Madeleine Forestier. »
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Puis il en prit son parti avec l’insouciance naturelle qui lui faisait négliger les choses désagréables de la vie, et il se mit à faire un article fantaisiste sur les impôts nouveaux à établir afin de rassurer l’équilibre du budget.
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Il y fit figurer la particule nobiliaire pour cent francs par an, et les titres, depuis baron jusqu’à prince, pour cinq cents jusqu’à mille francs.
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Elle s’assit sans ôter son chapeau, relevant seulement sa voilette jusqu’au-dessus du front, et elle attendit.
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Il avait baissé les yeux ; il préparait son début. Il commença d’une voix lente :
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Voyant qu’elle ne disait rien, il reprit : — Tu ne te figures pas combien j’ai souffert avant d’arriver à cette résolution. Mais je n’ai ni situation ni argent. Je suis seul, perdu dans Paris. Il me fallait auprès de moi quelqu’un qui fût surtout un conseil, une consolation et un soutien. C’est une associée, une alliée que j’ai cherchée et que j’ai trouvée !
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Il se tut, espérant qu’elle répondrait, s’attendant à une colère furieuse, à des violences, à des injures.
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Il parlait de sa voix douce, voilée, séduisante, une voix qui entrait comme une musique dans l’oreille.
 
Il vit deux larmes grossir lentement dans
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les yeux fixes de sa maîtresse, puis couler sur ses joues, tandis que deux autres se formaient déjà au bord des paupières.
 
Il murmura : — Oh ! ne pleure pas, Clo, ne pleure pas, je t’en supplie. Tu me fends le cœur.
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Elle se leva. Duroy devina qu’elle allait partir sans lui dire un mot, sans reproches et sans pardon ; et il en fut blessé, humilié au fond de l’âme. Voulant la retenir, il saisit à pleins bras sa robe, enlaçant à travers l’étoffe ses jambes rondes qu’il sentit se roidir pour résister.
 
Il suppliait : —
Il suppliait : — Je t’en conjure, ne t’en va pas comme ça. Alors elle le regarda, de haut en bas, elle le regarda avec cet œil mouillé, désespéré, si charmant et si triste qui montre toute la douleur d’un cœur de femme, et elle balbutia : — Je n’ai… je n’ai rien à dire… je n’ai… rien à faire… Tu… tu as raison… tu… tu… as bien choisi ce qu’il te fallait…
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Je t’en conjure, ne t’en va pas comme ça. Alors elle le regarda, de haut en bas, elle le regarda avec cet œil mouillé, désespéré, si charmant et si triste qui montre toute la douleur d’un cœur de femme, et elle balbutia : — Je n’ai… je n’ai rien à dire… je n’ai… rien à faire… Tu… tu as raison… tu… tu… as bien choisi ce qu’il te fallait…
 
Et s’étant dégagée d’un mouvement en arrière, elle s’en alla, sans qu’il tentât de la retenir plus longtemps.
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Elle le fouillait de son œil clair.
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— Et ça ne l’a pas émue ?
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Duroy s’était efforcé de la faire renoncer à ce projet, mais n’ayant pu y parvenir, il s’était soumis, à la fin.
 
Donc, le 10 mai étant venu, les nouveaux époux, ayant jugé inutiles les cérémonies religieuses, puisqu’ils n’avaient invité personne, rentrèrent pour fermer leurs malles, après un court passage à la mairie, et ils
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prirent à la gare Saint-Lazare le train de six heures du soir qui les emporta vers la Normandie.
 
Ils n’avaient guère échangé vingt paroles jusqu’au moment où ils se trouvèrent seuls dans le wagon. Dès qu’ils se sentirent en route, ils se regardèrent et se mirent à rire, pour cacher une certaine gêne, qu’ils ne voulaient point laisser voir.
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Quand ils passèrent le pont d’Asnières, une gaieté les saisit à la vue de la rivière couverte de bateaux, de pêcheurs et de canotiers. Le soleil, un puissant soleil de mai, répandait sa lumière oblique sur les embarcations et sur le fleuve calme qui semblait immobile, sans courant et sans remous, figé sous la chaleur et la clarté du jour finissant. Une barque à voile, au milieu de la rivière, ayant tendu sur ses deux bords deux grands triangles de toile blanche pour cueillir les moindres souffles de brise, avait l’air d’un énorme oiseau prêt à s’envoler.
 
Duroy murmura : —
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J’adore les environs de Paris, j’ai des souvenirs de fritures qui sont les meilleurs de mon existence.
 
Elle répondit : — Et les canots ! Comme c’est gentil de glisser sur l’eau au coucher du soleil.
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Il serrait cette main par petites pressions, sans qu’elle répondît à son appel. Il dit :
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— Ça me semble très drôle que vous soyez ma femme.
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Il rougit : — Je suis bête. Vous m’intimidez beaucoup.
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Elle fut ravie : — Moi ! Pas possible ? D’où vient ça ?
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— Mais finissez donc.
 
Il ne l’écoutait plus, l’étreignant, la baisant
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d’une lèvre avide et frémissante, essayant de la renverser sur les coussins du wagon. Elle se dégagea d’un grand effort, et, se levant avec vivacité :
 
— Oh ! voyons, Georges, finissez. Nous ne sommes pourtant plus des enfants, nous pouvons bien attendre Rouen.
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Avant leur union, du reste, elle avait réglé, avec une sûreté d’homme d’affaires, tous les détails financiers du ménage.
 
Ils s’étaient associés sous le régime de la séparation de biens, et tous les cas étaient prévus qui pouvaient survenir : mort, divorce, naissance d’un ou de plusieurs enfants. Le
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jeune homme apportait quatre mille francs, disait-il, mais, sur cette somme, il en avait emprunté quinze cents. Le reste provenait d’économies faites dans l’année, en prévision de l’événement. La jeune femme apportait quarante mille francs que lui avait laissés Forestier, disait-elle.
 
Elle revint à lui, citant son exemple : — C’était un garçon très économe, très rangé, très travailleur. Il aurait fait fortune en peu de temps.
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— Vous avez l’air niais, comme ça, — dit-elle.
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Il répliqua : — C’est mon rôle, auquel vous m’avez d’ailleurs rappelé tout à l’heure, et je n’en sortirai plus.
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— Oh ! par exemple, si vous comptez sur moi pour ça !…
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Il prononça, avec une voix de collégien qui bredouille sa leçon : — Mais oui, — na, — j’y compte. Je compte même que vous me donnerez une instruction solide… en vingt leçons… dix pour les éléments… la lecture et la grammaire… dix pour les perfectionnements et la rhétorique… Je ne sais rien, moi, — na.
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Alors elle dit, devenant un peu rouge aux pensées qui l’assaillaient :
 
— Mon petit élève, croyez mon expérience,
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ma grande expérience. Les baisers en wagon ne valent rien. Ils tournent sur l’estomac.
 
Puis elle rougit davantage encore, en murmurant : — Il ne faut jamais couper son blé en herbe.
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La nuit venait doucement, enveloppant d’ombre transparente, comme d’un crêpe léger, la grande campagne qui s’étendait à droite. Le train longeait la Seine ; et les jeunes gens se mirent à regarder dans le fleuve, déroulé comme un large ruban de métal poli à côté de la voie, des reflets rouges, des taches tombées du ciel que le soleil en s’en allant avait frotté de pourpre et de feu. Ces lueurs s’éteignaient peu à peu, devenaient foncées, s’assombrissant tristement. Et la campagne se noyait dans le noir, avec ce frisson sinistre, ce frisson de mort que chaque crépuscule fait passer sur la terre.
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Cette mélancolie du soir entrant par la portière ouverte, pénétrait les âmes, si gaies tout à l’heure, des deux époux devenus silencieux.
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La douceur de cette voix émut la jeune femme, lui fit passer sur la chair un frémissement rapide, et elle offrit sa bouche, en se penchant vers lui, car il avait posé sa joue sur le tiède appui des seins.
 
Ce fut un très long baiser, muet et profond, puis un sursaut, une brusque et folle étreinte, une courte lutte essoufflée, un accouplement violent et maladroit. Puis ils restèrent aux bras l’un de l’autre, un peu déçus tous deux,
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las et tendres encore, jusqu’à ce que le sifflet du train annonçât une gare prochaine.
 
Elle déclara, en tapotant du bout des doigts les cheveux ébouriffés de ses tempes : — C’est très bête. Nous sommes des gamins.
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Ils descendirent dans un hôtel dont les fenêtres donnaient sur le quai, et ils se mirent au lit après avoir un peu soupé, très peu. La femme de chambre les réveilla, le lendemain, lorsque huit heures venaient de sonner.
 
Quand ils eurent bu la tasse de thé posée sur la table de nuit, Duroy regarda sa femme, puis brusquement, avec l’élan joyeux d’un homme heureux qui vient de trouver un trésor, il la saisit dans ses bras, en balbutiant : —
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Ma petite Made, je sens que je t’aime beaucoup… beaucoup… beaucoup…
 
Elle souriait de son sourire confiant et satisfait et elle murmura, en lui rendant ses baisers : — Et moi aussi… peut-être.
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Elle semblait enchantée : — Tant mieux. Ce sera charmant de mal dormir… auprès de… auprès de toi… et d’être réveillée par le chant des coqs.
 
Elle avait passé son peignoir, un grand peignoir de flanelle blanche, que Duroy reconnut aussitôt. Cette vue lui fut désagréable. Pourquoi ? Sa femme possédait, il
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le savait bien, une douzaine entière de ces vêtements de matinée. Elle ne pouvait pourtant point détruire son trousseau pour en acheter un neuf ? N’importe, il eût voulu que son linge de chambre, son linge de nuit, son linge d’amour ne fût plus le même qu’avec l’autre. Il lui semblait que l’étoffe moelleuse et tiède devait avoir gardé quelque chose du contact de Forestier.
 
Et il alla vers la fenêtre en allumant une cigarette.
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Madeleine accourut et posant ses deux mains sur une épaule de son mari, penchée vers lui dans un geste abandonné, elle demeura ravie, émue. Elle répétait : — Oh ! que c’est joli ! que c’est joli ! Je ne savais pas qu’il y eût tant de bateaux que ça ?
 
Ils partirent une heure plus tard, car ils devaient déjeuner chez les vieux, prévenus depuis quelques jours. Un fiacre découvert et rouillé les emporta avec un bruit de chaudronnerie secouée. Ils suivirent un long boulevard assez laid, puis traversèrent des
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prairies où coulait une rivière, puis ils commencèrent à gravir la côte.
 
Madeleine, fatiguée, s’était assoupie sous la caresse pénétrante du soleil qui la chauffait délicieusement au fond de la vieille voiture, comme si elle eût été couchée dans un bain tiède de lumière et d’air champêtre.
Ligne 3 899 ⟶ 4 432 :
 
On dominait l’immense vallée, longue et large, que le fleuve clair parcourait d’un bout à l’autre, avec de grandes ondulations. On le voyait venir de là-bas, taché par des îles nombreuses et décrivant une courbe avant de traverser Rouen. Puis la ville apparaissait sur la rive droite, un peu noyée dans la brume matinale, avec des éclats de soleil sur ses toits, et ses mille clochers légers, pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des bijoux géants, ses tours carrées ou rondes coiffées de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses clochetons, tout le peuple gothique des sommets d’églises que dominait la flèche aiguë de la cathédrale, surprenante aiguille de bronze, laide, étrange et démesurée, la plus haute qui soit au monde.
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Mais en face, de l’autre côté du fleuve, s’élevaient, rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées d’usines du vaste faubourg de Saint-Sever.
Ligne 3 906 ⟶ 4 440 :
Et la plus élevée de toutes, aussi haute que la pyramide de Chéops, le second des sommets dus au travail humain, presque l’égale de sa fière commère la flèche de la cathédrale, la grande pompe à feu de la Foudre semblait la reine du peuple travailleur et fumant des usines, comme sa voisine était la reine de la foule pointue des monuments sacrés.
 
Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait une forêt de sapins ; et la Seine, ayant passé entre les deux cités, continuait sa route, longeait une grande côte onduleuse boisée en haut et montrant par place ses os de pierre blanche, puis elle disparaissait à l’horizon après avoir encore décrit une longue courbe arrondie. On voyait des navires montant et descendant le fleuve, traînés par des barques à vapeur grosses comme des mouches et qui crachaient une fumée épaisse.
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Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre elles de grands intervalles, comme les grains inégaux d’un chapelet verdoyant.
 
Le cocher du fiacre attendait que les voyageurs eussent fini de s’extasier. Il connaissait par expérience la durée de l’admiration de toutes les races de promeneurs.
Ligne 3 914 ⟶ 4 450 :
C’étaient deux paysans, l’homme et la femme, qui marchaient d’un pas irrégulier, en se balançant et se heurtant parfois de l’épaule. L’homme était petit, trapu, rouge et un peu ventru, vigoureux malgré son âge ; la femme, grande, sèche, voûtée, triste, la vraie femme de peine des champs qui a travaillé dès l’enfance et qui n’a jamais ri, tandis que le mari blaguait en buvant avec les pratiques.
 
Madeleine aussi était descendue de voiture et elle regardait venir ces deux pauvres êtres avec un serrement de cœur, une tristesse qu’elle n’avait point prévue. Ils ne reconnaissaient point leur fils, ce beau monsieur,
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et ils n’auraient jamais deviné leur bru dans cette belle dame en robe claire.
 
Ils allaient, sans parler et vite, au-devant de l’enfant attendu, sans regarder ces personnes de la ville que suivait une voiture.
Ligne 3 928 ⟶ 4 466 :
Puis Georges annonça : — Voilà ma femme. — Et les deux campagnards regardèrent Madeleine. Ils la regardèrent comme on regarde un phénomène, avec une crainte inquiète, jointe à une sorte d’approbation satisfaite chez le père, à une inimitié jalouse chez la mère.
 
L’homme, qui était d’un naturel joyeux,
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tout imbibé par une gaieté de cidre doux et d’alcool, s’enhardit et demanda, avec une malice au coin de l’œil :
 
— J’pouvons-ti l’embrasser tout d’même ?
Ligne 3 947 ⟶ 4 487 :
 
Georges répondit : — Quarante mille francs.
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Le père poussa un léger sifflement d’admiration et ne put que murmurer : — Bougre ! — tant il fut ému par la somme. Puis il ajouta avec une conviction sérieuse : — Nom d’un nom, c’est une belle femme. — Car il la trouvait de son goût, lui. Et il avait passé pour connaisseur, dans le temps.
Ligne 3 955 ⟶ 4 496 :
 
Le couvert était mis dans la salle du cabaret, sur deux tables rapprochées et cachées par deux serviettes. Une voisine, venue pour aider au service, salua d’une grande révérence en voyant apparaître une aussi belle dame, puis reconnaissant Georges, elle s’écria : — Seigneur Jésus, c’est-i té, petiot ?
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Il répondit gaiement : — Oui, c’est moi, la mé Brulin !
Ligne 3 970 ⟶ 4 512 :
Et il fallut se mettre à table.
 
Ce fut un long déjeuner de paysans avec une suite de plats mal assortis, une andouille après un gigot, une omelette après l’andouille. Le père Duroy, mis en joie par le
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cidre et quelques verres de vin, lâchait le robinet de ses plaisanteries de choix, celles qu’il réservait pour les grandes fêtes, histoires grivoises et malpropres arrivées à ses amis, affirmait-il. Georges, qui les connaissait toutes, riait cependant, grisé par l’air natal, ressaisi par l’amour inné du pays, des lieux familiers dans l’enfance, par toutes les sensations, tous les souvenirs retrouvés, toutes les choses d’autrefois revues, des riens, une marque de couteau dans une porte, une chaise boiteuse rappelant un petit fait, des odeurs de sol, le grand souffle de résine et d’arbres venu de la forêt voisine, les senteurs du logis, du ruisseau, du fumier.
 
La mère Duroy ne parlait point, toujours triste et sévère, épiant de l’œil sa bru avec une haine éveillée dans le cœur, une haine de vieille travailleuse, de vieille rustique aux doigts usés, aux membres déformés par les dures besognes, contre cette femme de ville qui lui inspirait une répulsion de maudite, de réprouvée, d’être impur fait pour la fainéantise et le péché. Elle se levait à tout moment pour aller chercher les plats, pour verser dans les verres la boisson jaune et aigre de la carafe ou le cidre doux mousseux et sucré des bouteilles dont le bouchon sautait comme celui de la limonade gazeuse.
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Madeleine ne mangeait guère, ne parlait guère, demeurait triste avec son sourire ordinaire figé sur les lèvres, mais un sourire morne, résigné. Elle était déçue, navrée. Pourquoi ? Elle avait voulu venir. Elle n’ignorait point qu’elle allait chez des paysans, chez de petits paysans. Comment les avait-elle donc rêvés, elle qui ne rêvait pas d’ordinaire ?
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Elle se rappelait sa mère à elle, dont elle ne parlait jamais à personne, une institutrice séduite, élevée à Saint-Denis et morte de misère et de chagrin quand Madeleine avait douze ans. Un inconnu avait fait élever la petite fille. Son père, sans doute ? Qui était-il ? Elle ne le sut point au juste, bien qu’elle eût de vagues soupçons.
 
Le déjeuner ne finissait pas. Des consommateurs entraient maintenant, serraient les
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mains du père Duroy, s’exclamaient en voyant le fils, et, regardant de côté la jeune femme, clignaient de l’œil avec malice ; ce qui signifiait : « Sacré mâtin ! elle n’est pas piquée des vers, l’épouse à Georges Duroy. »
 
D’autres, moins intimes, s’asseyaient devant les tables de bois, et criaient : — Un litre ! — Une chope ! — Deux fines ! — Un raspail ! — Et ils se mettaient à jouer aux dominos en tapant à grand bruit les petits carrés d’os blancs et noirs.
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Georges la rejoignit bientôt. — Veux-tu dégringoler jusqu’à la Seine ? dit-il.
 
Elle accepta avec joie : — Oh ! oui. Allons.
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Oh ! oui. Allons.
 
Ils descendirent la montagne, louèrent un bateau à Croisset, et ils passèrent le reste de l’après-midi le long d’une île, sous les saules, somnolents tous deux, dans la chaleur douce du printemps, et bercés par les petites vagues du fleuve.
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Quand ils furent sortis : — Tu t’ennuies déjà, dit-il.
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Elle voulut protester. Il l’arrêta : — Non. Je l’ai bien vu. Si tu le désires, nous partirons demain.
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Une senteur de terre, d’arbres, de mousse, ce parfum frais et vieux des bois touffus, fait de la sève des bourgeons et de l’herbe morte et moisie des fourrés, semblait dormir dans cette allée. En levant la tête, Madeleine apercevait des étoiles entre les sommets des arbres, et bien qu’aucune brise ne remuât les branches, elle sentait autour d’elle la vague palpitation de cet océan de feuilles.
 
Un frisson singulier lui passa dans l’âme et lui courut sur la peau ; une angoisse confuse lui
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serra le cœur. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas. Mais il lui semblait qu’elle était perdue, noyée, entourée de périls, abandonnée de tous, seule, seule au monde, sous cette voûte vivante qui frémissait là-haut.
 
Elle murmura :
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— Mais oui. Dans le courant de l’été.
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— Allons, tant mieux.
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Il répondit : « Bonjour, Made » en passant une main derrière sa taille.
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On apercevait au loin, dans le fond de la vallée, le grand fleuve déroulé comme un ruban d’argent sous le soleil du matin, et toutes les cheminées des usines qui soufflaient dans le ciel leurs nuages de charbon, et tous les clochers pointus dressés sur la vieille cité. II
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Les Du Roy étaient rentrés à Paris depuis deux jours et le journaliste avait repris son ancienne besogne en attendant qu’il quittât le service des échos pour s’emparer définitivement des fonctions de Forestier et se consacrer tout à fait à la politique.
 
Il remontait chez lui, ce soir-là, au logis de son prédécesseur, le cœur joyeux, pour dîner, avec le désir éveillé d’embrasser tout à l’heure sa femme dont il subissait vivement le charme physique et l’insensible domination. En passant devant un fleuriste, au bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, il eut l’idée d’acheter un bouquet pour Madeleine et il prit une grosse botte de roses à peine ouvertes, un paquet de boutons parfumés.
 
À chaque étage de son nouvel escalier il se regardait complaisamment dans cette glace
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dont la vue lui rappelait sans cesse sa première entrée dans la maison.
 
Il sonna, ayant oublié sa clef, et le même domestique, qu’il avait gardé aussi sur le conseil de sa femme, vint ouvrir.
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Georges murmura : — Ah ! très bien.
 
Il restait debout derrière elle, son bouquet à la main, avec une envie de le cacher, de le jeter. Il dit cependant : — Tiens, je t’ai apporté des roses !
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Tiens, je t’ai apporté des roses !
 
Elle se retourna brusquement, toute souriante, criant :
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Un coup de timbre annonça le comte. Il entra, tranquille, très à l’aise, comme chez lui. Après avoir baisé galamment les doigts de la jeune femme il se tourna vers le mari et lui tendit la main avec cordialité en demandant : — Ça va bien, mon cher Du Roy ?
 
Il n’avait plus son air roide, son air gourmé de jadis, mais un air affable, révélant bien que la situation n’était plus la même. Le journaliste, surpris, tâcha de se montrer gentil pour répondre à ces avances. On eût cru,
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après cinq minutes, qu’ils se connaissaient et s’adoraient depuis dix ans.
 
Alors Madeleine, dont le visage était radieux, leur dit : — Je vous laisse ensemble. J’ai besoin de jeter un coup d’œil à ma cuisine. — Et elle se sauva, suivie par le regard des deux hommes.
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— Oui, je le trouve fort agréable. Je crois que nous nous entendrons très bien.
 
Mais elle reprit aussitôt : — Tu ne sais pas, nous avons à travailler, ce soir, avant de nous coucher. Je n’ai pas eu le temps de te parler de ça avant dîner, parce
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que Vaudrec est arrivé tout de suite. On m’a apporté des nouvelles graves, tantôt, des nouvelles du Maroc. C’est Laroche-Mathieu le député, le futur ministre, qui me les a données. Il faut que nous fassions un grand article, un article à sensation. J’ai des faits et des chiffres. Nous allons nous mettre à la besogne immédiatement. Tiens, prends la lampe.
 
Il la prit et ils passèrent dans le cabinet de travail.
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Madeleine s’appuya à la cheminée, et ayant allumé une cigarette, elle raconta ses nouvelles, puis exposa ses idées, et le plan de l’article qu’elle rêvait.
 
Il l’écoutait avec attention, tout en griffonnant des notes, et quand il eut fini il souleva des objections, reprit la question, l’agrandit, développa à son tour non plus un plan d’article, mais un plan de campagne contre le ministère actuel. Cette attaque serait le début. Sa femme avait cessé de fumer, tant son intérêt
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s’éveillait, tant elle voyait large et loin en suivant la pensée de Georges.
 
Elle murmurait de temps en temps : — Oui… oui… C’est très bon… C’est excellent… C’est très fort…
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Elle avait des traits piquants, des traits venimeux de femme pour blesser le chef du conseil, et elle mêlait des railleries sur son visage à celles sur sa politique, d’une façon drôle qui faisait rire et saisissait en même temps par la justesse de l’observation.
 
Du Roy, parfois, ajoutait quelques lignes qui rendaient plus profonde et plus puissante la portée d’une attaque. Il savait, en outre, l’art des sous-entendus perfides, qu’il avait appris en aiguisant des échos, et quand un fait
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donné pour certain par Madeleine lui paraissait douteux ou compromettant, il excellait à le faire deviner et à l’imposer à l’esprit avec plus de force que s’il l’eût affirmé.
 
Quand leur article fut terminé, Georges le relut tout haut, en le déclamant. Ils le jugèrent admirable d’un commun accord et ils se souriaient, enchantés et surpris, comme s’ils venaient de se révéler l’un à l’autre. Ils se regardaient au fond des yeux, émus d’admiration et d’attendrissement, et ils s’embrassèrent avec élan, avec une ardeur d’amour communiquée de leurs esprits à leurs corps.
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L’article parut sous la signature de Georges Du Roy de Cantel, et fit grand bruit. On s’en émut à la Chambre. Le père Walter en félicita l’auteur et le chargea de la rédaction politique de la Vie Française. Les échos revinrent à Boisrenard.
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Alors commença, dans le journal, une campagne habile et violente contre le ministère qui dirigeait les affaires. L’attaque, toujours adroite et nourrie de faits, tantôt ironique, tantôt sérieuse, parfois plaisante, parfois virulente, frappait avec une sûreté et une continuité dont tout le monde s’étonnait. Les autres feuilles citaient sans cesse la Vie Française, y coupaient des passages entiers, et les hommes du pouvoir s’informèrent si on ne pouvait pas bâillonner avec une préfecture cet ennemi inconnu et acharné.
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— Ça ferait une rude diplomate, pensait-il.
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Elle rentrait souvent en retard aux heures des repas, essoufflée, rouge, frémissante, et, avant même d’avoir ôté son voile, elle disait : — J’en ai du nanan, aujourd’hui. Figure-toi que le ministre de la justice vient de nommer deux magistrats qui ont fait partie des commissions mixtes. Nous allons lui flanquer un abatage dont il se souviendra.
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Il espérait bien réussir en effet à décrocher le portefeuille des affaires étrangères qu’il visait depuis longtemps.
 
C’était un de ces hommes politiques à plusieurs faces, sans conviction, sans grands moyens, sans audace et sans connaissances sérieuses, avocat de province, joli homme de chef-lieu, gardant un équilibre de finaud entre tous les partis extrêmes, sorte de jésuite républicain et de champignon libéral de nature
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douteuse, comme il en pousse par centaines sur le fumier populaire du suffrage universel.
 
Son machiavélisme de village le faisait passer pour fort parmi ses collègues, parmi tous les déclassés et les avortés dont on fait des députés. Il était assez soigné, assez correct, assez familier, assez aimable pour réussir. Il avait des succès dans le monde, dans la société mêlée, trouble et peu fine des hauts fonctionnaires du moment.
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On ne l’appelait plus que Forestier.
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Aussitôt qu’il arrivait au journal, quelqu’un criait : — Dis donc, Forestier.
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Le père Walter lui-même avait déclaré, alors qu’on s’étonnait de similitudes flagrantes de tournure et d’inspiration entre les chroniques du nouveau rédacteur politique et celles de l’ancien : — Oui, c’est du Forestier, mais du Forestier plus nourri, plus nerveux, plus viril.
 
Une autre fois, Du Roy en ouvrant par hasard l’armoire aux bilboquets avait trouvé ceux de son prédécesseur avec un crêpe autour du manche, et le sien, celui dont il se
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servait quand il s’exerçait sous la direction de Saint-Potin, était orné d’une faveur rose. Tous avaient été rangés sur la même planche, par rang de taille ; et une pancarte, pareille à celle des musées, portait écrit : « Ancienne collection Forestier et Cie, Forestier-Du Roy, successeur, breveté S. G. D. G. Articles inusables pouvant servir en toutes circonstances, même en voyage. »
 
Il referma l’armoire avec calme, en prononçant assez haut pour être entendu :
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Il admettait parfaitement que Forestier n’eût rien été sans Madeleine ; mais quant à lui, allons donc !
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Puis, rentré chez lui, l’obsession continuait. C’était la maison tout entière maintenant qui lui rappelait le mort, tout le mobilier, tous les bibelots, tout ce qu’il touchait. Il ne pensait guère à cela dans les premiers temps ; mais la scie montée par ses confrères avait fait en son esprit une sorte de plaie qu’un tas de riens inaperçus jusqu’ici envenimaient à présent.
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Il ajoutait, mentalement : « Au fond, ce n’était qu’un crétin ; c’est sans doute ça qui me blesse. Je me fâche que Madeleine ait pu épouser un pareil sot. »
 
Et sans cesse il se répétait : « Comment se
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fait-il que cette femme-là ait gobé un seul instant un semblable animal ? »
 
Et sa rancune s’augmentait chaque jour par mille détails insignifiants qui le piquaient comme des coups d’aiguille, par le rappel incessant de l’autre, venu d’un mot de Madeleine, d’un mot du domestique ou d’un mot de la femme de chambre.
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— Ah ! tu sais, Charles commence à m’embêter. C’est toujours Charles par-ci, Charles par-là. Charles aimait ci, Charles aimait ça. Puisque Charles est crevé, qu’on le laisse tranquille. Madeleine regardait son mari avec stupeur, sans rien comprendre à cette colère subite. Puis, comme elle était fine, elle devina un peu ce qui se passait en lui, ce travail lent de jalousie posthume grandissant à chaque seconde par tout ce qui rappelait l’autre.
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Elle jugea cela puéril, peut-être, mais elle fut flattée et ne répondit rien.
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— Quel serin !
 
Dès lors, Charles devint pour lui un sujet
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d’entretien continuel. Il parlait de lui à tout propos, ne l’appelant plus que : « ce pauvre Charles », d’un air de pitié infinie.
 
Et quand il revenait du journal, où il s’était entendu deux ou trois fois interpeller sous le nom de Forestier, il se vengeait en poursuivant le mort de railleries haineuses au fond de son tombeau. Il rappelait ses défauts, ses ridicules, ses petitesses, les énumérait avec complaisance, les développant et les grossissant comme s’il eût voulu combattre, dans le cœur de sa femme, l’influence d’un rival redouté.
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Il reprenait : — Non, dis-moi ! c’est vrai qu’il devait être godiche au lit, cet animal !
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Et il finissait toujours par conclure : — Quelle brute c’était !
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Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les Champs-Élysées, puis l’avenue du Bois-de-Boulogne. C’était une nuit sans vent, une de ces nuits d’étuve où l’air de Paris surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur de four. Une armée de fiacres menait sous les arbres tout un peuple d’amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l’un derrière l’autre, sans cesse.
 
Georges et Madeleine s’amusaient à regarder tous ces couples enlacés, passant dans ces voitures, la femme en robe claire et l’homme sombre. C’était un immense fleuve d’amants qui coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant. On n’entendait aucun bruit que le sourd roulement des roues sur la terre. Ils passaient, passaient, les deux êtres de chaque fiacre, allongés sur les coussins, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans d’hallucination
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du désir, frémissant dans l’attente de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers. Une sensation de tendresse flottante, d’amour bestial épandu, alourdissait l’air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés, grisés de la même pensée, de la même ardeur, faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures chargées d’amour, sur qui semblaient voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel, subtil et troublant.
 
Georges et Madeleine se sentirent eux-même gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se prirent doucement la main, sans dire un mot, un peu oppressés par la pesanteur de l’’atmosphère et par l’’émotion qui les envahissait.
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Comme ils arrivaient au tournant qui suit les fortifications, ils s’’embrassèrent, et elle balbutia un peu confuse : —— Nous sommes aussi gamins qu’’en allant à Rouen.
 
Le grand courant des voitures s’’était séparé à l’’entrée des taillis. Dans le chemin des Lacs que suivaient les jeunes gens, les fiacres s’’espaçaient un peu, mais la nuit épaisse des arbres, l’’air vivifié par les feuilles et par l’’humidité des ruisselets qu’’on entendait couler sous les branches, une sorte de fraîcheur du
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large espace nocturne tout paré d’’astres, donnaient aux baisers des couples roulants un charme plus pénétrant et une ombre plus mystérieuse.
 
Georges murmura : —— Oh ! ma petite Made, —— en la serrant contre lui.
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Au bout d’une minute, il demanda : — Es-tu venue quelquefois ici comme ça, le soir, avec Charles ?
 
Elle répondit : — Mais oui, souvent.
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Mais oui, souvent.
 
Et, tout à coup, il eut envie de retourner chez eux, une envie nerveuse qui lui serrait le cœur. Mais l’image de Forestier était rentrée en son esprit, le possédait, l’étreignait. Il ne pouvait plus penser qu’à lui, parler que de lui.
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Il reprit, obstiné : — Sacristi, si quelqu’un en avait la tête, c’est bien lui, par exemple. Oh ! oui, oh ! oui. C’est ça qui m’amuserait de savoir si Forestier était cocu. Hein ! quelle bonne binette de jobard ?
 
Il sentit qu’elle souriait à quelque souvenir peut-être, et il insista : — Voyons, dis-le. Qu’est-ce que ça fait ? Ce serait bien drôle, au contraire, de m’avouer
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que tu l’as trompé, de m’avouer ça, à moi.
 
Il frémissait, en effet, de l’espoir et de l’envie que Charles, l’odieux Charles, le mort détesté, le mort exécré, eût porté ce ridicule honteux. Et pourtant… pourtant une autre émotion, plus confuse, aiguillonnait son désir de savoir.
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Elle avait dit cela d’un ton si singulier qu’un frisson de froid courut dans les veines de son mari et il demeura interdit, effaré, un peu essoufflé, comme s’il avait reçu une commotion morale.
 
Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel semblait avoir égrené ses étoiles. Deux
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cygnes vagues nageaient très lentement, à peine visibles dans l’ombre.
 
Georges cria au cocher : — Retournons. — Et la voiture s’en revint, croisant les autres, qui allaient au pas, et dont les grosses lanternes brillaient comme des yeux dans la nuit du Bois.
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Oh ! si elle lui eût répondu : — Mais, mon chéri, si j’avais dû le tromper, c’est avec toi que je l’aurais fait. Comme il l’aurait embrassée, étreinte, adorée !
 
Il demeurait immobile, les bras croisés, les yeux au ciel, l’esprit trop agité pour réfléchir encore. Il sentait seulement en lui fermenter cette rancune et grossir cette colère qui couvent au cœur de tous les mâles devant les caprices du désir féminin. Il sentait pour la première fois cette angoisse confuse de l’époux qui soupçonne ! Il était jaloux enfin, jaloux pour le mort, jaloux pour le compte de Forestier ! jaloux d’une étrange et poignante façon, où entrait subitement de la haine contre Madeleine. Puisqu’elle avait trompé l’autre, comment pourrait-il avoir confiance en elle, lui ?
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comment pourrait-il avoir confiance en elle, lui ?
 
Puis, peu à peu, une espèce de calme se fit en son esprit, et se roidissant contre sa souffrance, il pensa : « Toutes les femmes sont des filles, il faut s’en servir et ne leur rien donner de soi. »
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Georges songeait : — Je serais bien bête de me faire de la bile. Chacun pour soi. La victoire est aux audacieux. Tout n’est que de l’égoïsme. L’égoïsme pour l’ambition et la fortune vaut mieux que l’égoïsme pour la femme et pour l’amour.
 
L’arc de triomphe de l’Étoile apparaissait
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debout à l’entrée de la ville sur ses deux jambes monstrueuses, sorte de géant informe qui semblait prêt à se mettre en marche pour descendre la large avenue ouverte devant lui.
 
Georges et Madeleine se retrouvaient là dans le défilé des voitures ramenant au logis, au lit désiré, l’éternel couple, silencieux et enlacé. Il semblait que l’humanité tout entière glissait à côté d’eux, grise de joie, de plaisir, de bonheur.
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— C’est bon… c’est bon… quand on n’a rien de mieux !
 
La pensée de Georges allait toujours, dévêtant la vie de sa robe de poésie, dans une sorte de rage méchante : « Je serais bien bête de me gêner, de me priver de quoi que ce soit, de me troubler, de me tracasser, de me
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ronger l’âme comme je le fais depuis quelque temps. » L’image de Forestier lui traversa l’esprit sans y faire naître aucune irritation. Il lui sembla qu’ils venaient de se réconcilier, qu’ils redevenaient amis. Il avait envie de lui crier : — Bonsoir, vieux.
 
Madeleine, que ce silence gênait, demanda : — Si nous allions prendre une glace chez Tortoni, avant de rentrer.
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Il souriait cependant de son sourire ordinaire en lui donnant la main pour descendre devant les marches du café.
 
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III
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Boisrenard se chargea de la commission.
 
Du Roy sortit pour faire des courses, puis revint une heure plus tard. Personne ne l’appela Forestier.Fores
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tier.
 
Comme il rentrait chez lui, il entendit des voix de femmes dans le salon. Il demanda : — Qui est là ?
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— Certainement, ma chère, je permets tout ce que tu voudras.
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Une nuance d’ironie semblait cachée dans cette parole.
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Il regardait la plus jeune des demoiselles Walter, et pensait : « Elle n’est pas mal du tout, cette petite Suzanne, mais pas du tout. » Elle avait l’air d’une frêle poupée blonde, trop petite, mais fine, avec la taille mince, des hanches et de la poitrine, une figure de miniature, des yeux d’émail d’un bleu gris dessinés au pinceau, qui semblaient nuancés par un peintre minutieux et fantaisiste, de la chair trop blanche, trop lisse, polie, unie, sans grain, sans teinte, et des cheveux ébouriffés, frisés, une broussaille savante, légère, un nuage charmant, tout pareil en effet à la chevelure des jolies poupées de luxe qu’on voit passer dans les bras de gamines beaucoup moins hautes que leur joujou.
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La sœur aînée, Rose, était laide, plate, insignifiante, une de ces filles qu’on ne voit pas, à qui on ne parle pas, et dont on ne dit rien.
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Il répondit incrédule : — Allons donc !
 
— Mais oui, je te l’affirme, elle m’a parlé de toi avec un enthousiasme fou. C’est si singulier de sa part ! Elle voudrait trouver deux
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maris comme toi pour ses filles !… Heureusement qu’avec elle ces choses-là sont sans importance.
 
Il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire : — Comment, sans importance ?
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— Positivement, et complètement. Si tu n’étais pas engagé, je te conseillerais de demander la main de… de Suzanne, n’est-ce pas, plutôt que celle de Rose ?
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Il répondit, en frisant sa moustache : — Eh ! la mère n’est pas encore piquée des vers.
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Tout le soir, il fut hanté par des souvenirs de son amour avec Clotilde, des souvenirs tendres et sensuels en même temps. Il se rappelait ses drôleries, ses gentillesses, leurs escapades. Il se répétait à lui-même : « Elle est vraiment bien gentille. Oui, j’irai la voir demain. »
 
Dès qu’il eut déjeuné, le lendemain, il se rendit en effet rue de Verneuil. La même bonne lui ouvrit la porte, et, familière à la façon des domestiques de petits bourgeois, elle demanda : — Ça va bien, monsieur ?
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Ça va bien, monsieur ?
 
Il répondit : — Mais oui, mon enfant.
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— Je n’osais pas revenir ; je me demandais comment je serais reçu. Je n’osais pas, mais j’en avais rudement envie. À propos, dis-moi donc ce qu’a Laurine. Elle m’a à peine dit bonjour et elle est partie d’un air furieux.
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— Je ne sais pas. Mais on ne peut plus lui parler de toi depuis ton mariage. Je crois vraiment qu’elle est jalouse.
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Du Roy ne put s’empêcher de rire : — Comme ça tombe !
 
Elle répondit naïvement : —
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Oh ! oui, ça tombe bien. Mais il n’est pas gênant quand il est ici, tout de même. Tu le sais ?
 
— Ça c’est vrai. C’est d’ailleurs un charmant homme.
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Ce fut elle qui baisa ses mains avec un mouvement d’adoration, en murmurant : — Tu feras comme tu voudras. Il me suffit de l’avoir gardé pour nous y revoir.
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Et Du Roy s’en alla, l’âme pleine de satisfaction.
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— Oh ! non. Cela ne m’amuse guère, moi ; j’irai à la Chambre des députés. Et il alla chercher {{Mme}} Walter, en landau découvert, car il faisait un admirable temps.
 
Il eut une surprise en la voyant, tant il la trouva belle et jeune. Elle était en toilette claire dont le corsage un peu fendu laissait deviner, sous une dentelle blonde, le soulèvement gras des seins. Jamais elle ne lui avait paru si fraîche. Il la jugea vraiment désirable. Elle avait son air calme et comme il faut, une certaine allure de maman tranquille qui la
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faisait passer presque inaperçue aux yeux galants des hommes. Elle ne parlait guère d’ailleurs que pour dire des choses connues, convenues et modérées, ses idées étant sages, méthodiques, bien ordonnées, à l’abri de tous les excès.
 
Sa fille Suzanne, tout en rose, semblait un Watteau frais verni ; et sa sœur aînée paraissait être l’institutrice chargée de tenir compagnie à ce joli bibelot de fillette.
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{{Mme}} Walter avait promis de venir avec ses filles, en refusant le titre de dame patronnesse, parce qu’elle n’aidait de son nom que les œuvres entreprises par le clergé, non pas qu’elle fût très dévote, mais son mariage avec un israélite la forçait, croyait-elle, à une certaine tenue religieuse ; et la fête organisée par le journaliste prenait une sorte de signification républicaine qui pouvait sembler anticléricale.
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On avait lu dans les journaux de toutes les nuances, depuis trois semaines :
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Puis il indiquait, d’un geste aimable, le petit escalier par où on descendait dans la cave, où il avait installé la salle d’armes et le tir ; et il disait : — Au-dessous, mesdames, au-dessous. L’assaut a lieu en des appartements souterrains.
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Il se précipita au-devant de la femme de son directeur ; puis, serrant la main de Du Roy : — Bonjour, Bel-Ami.
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— Eh bien, nous verrons alors, dit-elle.
 
Il s’effaça à l’entrée de la descente étroite qu’éclairait un bec de gaz ; et la brusque transition de la lumière du jour à cette clarté jaune avait quelque chose de lugubre. Une odeur de souterrain montait par cette échelle tournante, une senteur d’humidité chauffée, de murs moisis essuyés pour la circonstance,
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et aussi des souffles de benjoin qui rappelaient les offices sacrés, et des émanations féminines de Lubin, de verveine, d’iris, de violette.
 
On entendait dans ce trou un grand bruit de voix, un frémissement de foule agitée.
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Et dans toute la cave, les banquettes, alignées par dix, autant à droite qu’à gauche, pouvaient porter près de deux cents personnes. On en avait invité quatre cents.
 
Devant l’estrade, des jeunes gens en costumes d’assaut, minces, avec des membres longs, la taille cambrée, la moustache en croc, posaient déjà devant les spectateurs. On se les nommait, on désignait les maîtres et les amateurs, toutes les notabilités de l’escrime. Autour d’eux causaient des messieurs en redingote, jeunes et vieux, qui avaient un air de famille avec les tireurs en tenue de combat.
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Ils cherchaient aussi à être vus, reconnus et nommés, c’étaient des princes de l’épée en civil, les experts en coups de bouton.
 
Presque toutes les banquettes étaient couvertes de femmes, qui faisaient un grand froissement d’étoffes remuées et un grand murmure de voix. Elles s’éventaient comme au théâtre, car il faisait déjà une chaleur d’étuve dans cette grotte feuillue. Un farceur criait de temps en temps : — Orgeat ! limonade ! bière !
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On entendait répéter de tous les côtés : — C’est très drôle, cette cave, c’est très gentil.
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Georges la connaissait bien, cette salle voûtée ! Il se rappelait le matin qu’il y avait passé, la veille de son duel, tout seul, en face d’un petit carton blanc qui le regardait du fond du second caveau comme un œil énorme et redoutable.
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Deux pancartes furent accrochées aux deux côtés du caveau. Celle de droite portait : M. Crèvecœur, et celle de gauche : M. Plumeau.
 
C’étaient deux maîtres, deux bons maîtres de second ordre. Ils apparurent, secs tous deux, avec un air militaire, des gestes un peu raides. Ayant fait le salut d’armes avec des mouvements d’automates, ils commencèrent
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à s’attaquer, pareils, dans leur costume de toile et de peau blanche, à deux pierrots-soldats qui se seraient battus pour rire.
 
De temps en temps, on entendait ce mot : « Touché ! » Et les six messieurs du jury inclinaient la tête en avant d’un air connaisseur. Le public ne voyait rien que deux marionnettes vivantes qui s’agitaient en tendant le bras ; il ne comprenait rien, mais il était content. Ces deux bonshommes lui semblaient cependant peu gracieux et vaguement ridicules. On songeait aux lutteurs de bois qu’on vend, au jour de l’an, sur les boulevards.
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Les deux premiers tireurs furent remplacés par MM. Planton et Carapin, un maître civil et un maître militaire. M. Planton était tout petit et M. Carapin très gros. On eût dit que le premier coup de fleuret dégonflerait ce ballon comme un éléphant de baudruche. On riait. M. Planton sautait comme un singe. M. Carapin ne remuait que son bras, le reste de son corps se trouvant immobilisé par l’embonpoint, et il se fendait toutes les cinq minutes avec une telle pesanteur et un tel effort en avant qu’il semblait prendre la résolution la plus énergique de sa vie. Il avait ensuite beaucoup de mal à se relever.
 
Les connaisseurs déclarèrent son jeu très
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ferme et très serré. Et le public, confiant, l’apprécia.
 
Puis vinrent MM. Porion et Lapalme, un maître et un amateur qui se livrèrent à une gymnastique effrénée, courant l’un sur l’autre avec furie, forçant les juges à fuir en emportant leurs chaises, traversant et retraversant l’estrade d’un bout à l’autre, l’un avançant et l’autre reculant par bonds vigoureux et comiques. Ils avaient de petits sauts en arrière qui faisaient rire les dames, et de grands élans en avant qui émotionnaient un peu cependant. Cet assaut au pas gymnastique fut caractérisé par un titi inconnu qui cria : « Vous éreintez pas, c’est à l’heure ! » L’assistance, froissée par ce manque de goût, fit : « Chut ! » Le jugement des experts circula. Les tireurs avaient montré beaucoup de vigueur et manqué parfois d’à-propos.
 
La première partie fut clôturée par une fort belle passe d’armes entre Jacques Rival et le fameux professeur belge Lebègue. Rival fut fort goûté des femmes. Il était vraiment beau garçon, bien fait, souple, agile, et plus gracieux que tous ceux qui l’avaient précédé. Il apportait dans sa façon de se tenir en garde et de se fendre une certaine élégance mondaine qui plaisait et faisait contraste avec la manière énergique, mais commune de son
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adversaire. — On sent l’homme bien élevé, disait-on.
 
Il eut la belle. On l’applaudit.
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Rival criait : — Faites passer des glaces pour les dames !
 
Cinquante voix répétaient : — Des glaces ! — Un plateau apparut enfin. Mais il ne portait
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que des verres vides, les rafraîchissements ayant été cueillis en route.
 
Une forte voix hurla : — On étouffe là dedans, finissons vite et allons-nous-en.
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Quelqu’un lui cria : — Bonjour, cher ami. — C’était le comte de Vaudrec. S’étant excusé auprès des dames, Du Roy alla lui serrer la main.
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Il déclara, en revenant : — Il est charmant, Vaudrec. Comme on sent la race, chez lui.
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Et elles se mirent en garde au milieu d’une rumeur galante et de plaisanteries chuchotées.
 
Un sourire aimable s’était fixé sur les lèvres
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des juges, qui approuvaient les coups par un petit bravo.
 
Le public appréciait beaucoup cet assaut et le témoignait aux deux combattantes qui allumaient des désirs chez les hommes et réveillaient chez les femmes le goût naturel du public parisien pour les gentillesses un peu polissonnes, pour les élégances du genre canaille, pour le faux-joli et le faux-gracieux, les chanteuses de café-concert et les couplets d’opérette.
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Un assaut de sabre suivit, mais personne ne le regarda, car toute l’attention fut captivée par ce qui se passait au-dessus. Pendant quelques minutes on avait écouté un grand bruit de meubles remués, traînés sur le parquet comme si on déménageait l’appartement. Puis tout à coup, le son d’un piano traversa le plafond ; et on entendit distinctement un bruit rythmé de pieds sautant en cadence. Les gens d’en haut s’offraient un bal, pour se dédommager de ne rien voir.
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Un grand rire s’éleva d’abord dans le public de la salle d’armes, puis le désir de danser s’éveillant chez les femmes, elles cessèrent de s’occuper de ce qui se passait sur l’estrade et se mirent à parler tout haut.
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Leur promptitude calme, leur sage souplesse, leurs mouvements rapides, si calculés qu’ils semblaient lents, attiraient et captivaient l’œil par la seule puissance de la perfection. Le public sentit qu’il voyait là une chose belle et rare, que deux grands artistes dans leur métier lui montraient ce qu’on pouvait voir de mieux, tout ce qu’il était possible à deux maîtres de déployer d’habileté, de ruse, de science raisonnée et d’adresse physique.
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Personne ne parlait plus, tant on les regardait. Puis, quand ils se furent serré la main, après le dernier coup de bouton, des cris éclatèrent, des hurras. On trépignait, on hurlait. Tout le monde connaissait leurs noms : c’étaient Sergent et Ravignac.
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Il ne restait pas un gâteau, pas une goutte de champagne, de sirop ou de bière, pas un bonbon, pas un fruit, rien, rien de rien. Ils avaient saccagé, ravagé, nettoyé tout.
 
On se faisait raconter les détails par les servants qui prenaient des visages tristes en cachant leur envie de rire. « Les dames étaient plus enragées que les hommes, affirmaient-ils, et avaient mangé et bu à s’en rendre malades. » On aurait cru entendre le
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récit des survivants après le pillage et le sac d’une ville pendant l’Invasion.
 
Il fallut donc s’en aller. Des messieurs regrettaient les vingt francs donnés à la quête ; ils s’indignaient que ceux d’en haut eussent ripaillé sans rien payer.
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— J’ai des nouvelles, dit-elle. L’affaire du Maroc se complique. La France pourrait bien y envoyer une expédition d’ici quelques mois. Dans tous les cas on va se servir de ça pour renverser le ministère, et Laroche profitera de l’occasion pour attraper les affaires étrangères.
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Du Roy, pour taquiner sa femme, feignit de n’en rien croire. On ne serait pas assez fou pour recommencer la bêtise de Tunis.
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Et il ajouta : — Pauvre diable ! — sur un ton de pitié profonde.
 
Madeleine lui tourna le dos, dédaignant de répondre ; puis après une minute de silence, elle reprit : — Nous aurons du monde mardi : {{Mme}} Laroche-
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Mathieu viendra dîner avec la vicomtesse de Percemur. Veux-tu inviter Rival et Norbert de Varenne ? J’irai demain chez Mmes Walter et de Marelle. Peut-être aussi aurons-nous {{Mme}} Rissolin.
 
Depuis quelque temps, elle se faisait des relations, usant de l’influence politique de son mari, pour attirer chez elle, de gré ou de force, les femmes des sénateurs et des députés qui avaient besoin de l’appui de la Vie Française.
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Sa femme feignait de ne pas entendre et demeurait, en face de lui, souriante et indifférente.
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Le lendemain, comme elle devait aller adresser son invitation à {{Mme}} Walter, il voulut la devancer, pour trouver seule la Patronne et voir si vraiment elle en tenait pour lui. Cela l’amusait et le flattait. Et puis… pourquoi pas… si c’était possible.
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Ils s’étaient assis l’un près de l’autre. Elle prit la chose de façon plaisante.
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— Alors, c’est une déclaration… sérieuse ?
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— Je ne sais pas. — Puis il baissa la voix : — Ou plutôt, c’est parce que je ne pense qu’à vous, depuis hier.
 
Elle balbutia, pâlie tout à coup : — Voyons, assez d’enfantillages, et parlons d’autre chose. Mais il était tombé à ses genoux si brusquement qu’elle eut peur. Elle voulut se lever ; il la tenait assise de force de ses deux bras enlacés à la taille et il répétait d’une voix passionnée : — Oui, c’est vrai que je vous aime, follement, depuis longtemps. Ne me répondez pas. Que voulez-vous, je suis fou ! Je vous aime… Oh ! si vous saviez, comme je vous aime ! Elle suffoquait, haletait, essayait de parler et ne pouvait prononcer un mot. Elle le repoussait de ses deux mains, l’ayant saisi aux cheveux pour empêcher l’approche de cette
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bouche qu’elle sentait venir vers la sienne. Et elle tournait la tête de droite à gauche et de gauche à droite, d’un mouvement rapide, en fermant les yeux pour ne plus le voir.
 
Il la touchait à travers sa robe, la maniait, la palpait ; et elle défaillait sous cette caresse brutale et forte. Il se releva brusquement et voulut l’étreindre, mais, libre une seconde, elle s’était échappée en se rejetant en arrière, et elle fuyait maintenant de fauteuil en fauteuil.
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En rentrant chez lui, à l’heure ordinaire, il dit à sa femme : — Eh bien, as-tu tout ton monde pour ton dîner ?
 
Elle répondit : — Oui ; il n’y a que {{Mme}} Walter qui n’est pas sûre d’être libre. Elle hésite ; elle m’a
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parlé de je ne sais quoi, d’engagement, de conscience. Enfin elle m’a eu l’air très drôle. N’importe, j’espère qu’elle viendra tout de même.
 
Il haussa les épaules : — Eh, parbleu oui, elle viendra.
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Mmes Laroche-Mathieu et Rissolin accompagnaient leurs maris. La vicomtesse de Percemur parla du grand monde. {{Mme}} de Marelle était ravissante dans une toilette d’une fantaisie singulière, jaune et noire, un costume espagnol qui moulait bien sa jolie taille, sa poitrine et ses bras potelés, et rendait énergique sa petite tête d’oiseau.
 
Du Roy avait pris à sa droite {{Mme}} Walter, et il ne lui parla, durant le dîner, que de
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choses sérieuses, avec un respect exagéré. De temps en temps il regardait Clotilde. « Elle est vraiment plus jolie et plus fraîche », pensait-il. Puis ses yeux revenaient vers sa femme qu’il ne trouvait pas mal non plus, bien qu’il eût gardé contre elle une colère rentrée, tenace et méchante.
 
Mais la Patronne l’excitait par la difficulté de la conquête, et par cette nouveauté toujours désirée des hommes.
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Elle murmura : — Eh bien, j’accepte.
 
Mais dès qu’ils furent dans la voiture, il lui saisit la main, et la baisant avec passion : — Je vous aime, je vous aime. Laissez-moi
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vous le dire. Je ne vous toucherai pas. Je veux seulement vous répéter que je vous aime.
 
Elle balbutiait : — Oh… après ce que vous m’avez promis… C’est mal… c’est mal.
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Il reprit : — Je ne peux plus vivre sans vous voir. Que ce soit chez vous ou ailleurs, il faut que je vous voie, ne fût-ce qu’une minute tous les jours, que je touche votre main, que je respire l’air soulevé par votre robe, que je contemple la ligne de votre corps, et vos beaux grands yeux qui m’affolent.
 
Elle écoutait, frémissante, cette banale musique d’amour et elle bégayait : —
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Non… non… c’est impossible. Taisez-vous !
 
Il lui parlait tout bas, dans l’oreille, comprenant qu’il fallait la prendre peu à peu, celle-là, cette femme simple, qu’il fallait la décider à lui donner des rendez-vous, où elle voudrait d’abord, où il voudrait ensuite :
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— Reconduisez M. Du Roy chez lui.
 
Comme il rentrait, sa femme lui demanda : — Où étais-tu donc passé ?
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Où étais-tu donc passé ?
 
Il répondit, à voix basse : — J’ai été jusqu’au télégraphe pour une dépêche pressée.
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Clotilde, enveloppée de dentelles, dit à Madeleine en franchissant la porte de l’escalier : — C’était parfait, ton dîner. Tu auras dans quelque temps le premier salon politique de Paris.
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Dès qu’elle fut seule avec Georges, elle le serra dans ses bras : — Oh ! mon chéri Bel-Ami, je t’aime tous les jours davantage.
Ligne 4 863 ⟶ 5 517 :
 
Il répondit : — Oh ! non. — Mais il pensait à {{Mme}} Walter. IV
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La place de la Trinité était presque déserte, sous un éclatant soleil de juillet. Une chaleur pesante écrasait Paris, comme si l’air de là-haut, alourdi, brûlé, était retombé sur la ville, de l’air épais et cuisant qui faisait mal dans la poitrine.
Ligne 4 870 ⟶ 5 525 :
Un chien, ayant sauté par-dessus le rebord de pierre, se baignait dans cette onde douteuse. Quelques personnes, assises sur les bancs du petit jardin rond qui contourne le portail, regardaient cette bête avec envie.
 
Du Roy tira sa montre. Il n’était encore
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que trois heures. Il avait trente minutes d’avance.
 
Il riait en pensant à ce rendez-vous. « Les églises lui sont bonnes à tous les usages, se disait-il. Elles la consolent d’avoir épousé un juif, lui donnent une attitude de protestation dans le monde politique, une allure comme il faut dans le monde distingué, et un abri pour ses rencontres galantes. Ce que c’est que l’habitude de se servir de la religion comme on se sert d’un en-tout-cas. S’il fait beau, c’est une canne ; s’il fait du soleil, c’est une ombrelle ; s’il pleut, c’est un parapluie, et, si on ne sort pas, on le laisse dans l’antichambre. Et elles sont des centaines comme ça, qui se fichent du bon Dieu comme d’une guigne, mais qui ne veulent pas qu’on en dise du mal et qui le prennent à l’occasion pour entremetteur. Si on leur proposait d’entrer dans un hôtel meublé, elles trouveraient ça une infamie, et il leur semble tout simple de filer l’amour au pied des autels. »
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Il jugea qu’il serait encore mieux dedans ; et il entra.
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Une fraîcheur de cave le saisit ; il l’aspira avec bonheur, puis il fit le tour de la nef pour bien connaître l’endroit.
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Il revint près de la porte, et regarda de nouveau sa montre. Il n’était encore que trois heures quinze. Il s’assit à l’entrée de l’allée principale, en regrettant qu’on ne pût pas fumer une cigarette. On entendait toujours, au bout de l’église, près du chœur, la promenade lente du gros monsieur.
 
Quelqu’un entra. Georges se retourna brusquement. C’était une femme du peuple, en jupe de laine, une pauvre femme, qui tomba a genoux près de la première chaise, et resta
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immobile, les doigts croisés, le regard au ciel, l’âme envolée dans la prière.
 
Du Roy la regardait avec intérêt, se demandant quel chagrin, quelle douleur, quel désespoir pouvaient broyer ce cœur infime. Elle crevait de misère ; c’était visible. Elle avait peut-être encore un mari qui la tuait de coups ou bien un enfant mourant.
Ligne 4 902 ⟶ 5 562 :
Il se leva, s’avança vivement. Elle ne lui tendit pas la main, et murmura, à voix basse : — Je n’ai que peu d’instants. Il faut que je rentre, mettez-vous à genoux, près de moi, pour qu’on ne nous remarque pas.
 
Et elle s’avança dans la grande nef, cherchant un endroit convenable et sûr, en femme
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qui connaît bien la maison. Sa figure était cachée par un voile épais, et elle marchait à pas sourds qu’on entendait à peine.
 
Quand elle fut arrivée près du chœur, elle se retourna et marmotta, de ce ton toujours mystérieux qu’on garde dans les églises : — Les bas-côtés vaudront mieux. On est trop en vue par ici.
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Georges prit possession du prie-Dieu voisin, et, dès qu’ils furent immobiles, dans l’attitude de l’oraison : — Merci, merci, dit-il. Je vous adore. Je voudrais vous le dire toujours, vous raconter comment j’ai commencé à vous aimer, comment j’ai été séduit la première fois que je vous ai vue… Me permettrez-vous, un jour, de vider mon cœur, de vous exprimer tout cela ?
 
Elle l’écoutait dans une attitude de méditation profonde, comme si elle n’eût rien entendu. Elle répondit entre ses doigts : — Je suis folle de vous laisser me parler ainsi, folle d’être venue, folle de faire ce que
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je fais, de vous laisser croire que cette… cette… cette aventure peut avoir une suite. Oubliez cela, il le faut, et ne m’en reparlez jamais.
 
Elle attendit. Il cherchait une réponse, des mots décisifs, passionnés, mais ne pouvant joindre le gestes aux paroles, son action se trouvait paralysée. Il reprit : — Je n’attends rien… je n’espère rien. Je vous aime. Quoi que vous fassiez, je vous le répéterai si souvent, avec tant de force et d’ardeur, que vous finirez bien par le comprendre. Je veux faire pénétrer en vous ma tendresse, vous la verser dans l’âme, mot par mot, heure par heure, jour par jour, de sorte qu’enfin elle vous imprègne comme une liqueur tombée goutte à goutte, qu’elle vous adoucisse, vous amollisse et vous force, plus tard, à me répondre : « Moi aussi, je vous aime. »
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Il eut un sursaut, comme si un grand coup lui fût tombé sur la tête, et il soupira : — Oh ! mon Dieu !…
 
Elle reprit, d’une voix haletante : — Est-ce que je devrais vous dire cela ?
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Je me sens coupable et méprisable… moi… qui ai deux filles… mais je ne peux pas… je ne peux pas… Je n’aurais pas cru… je n’aurais jamais pensé… c’est plus fort… plus fort que moi. Écoutez… écoutez… je n’ai jamais aimé… que vous… je vous le jure. Et je vous aime depuis un an, en secret, dans le secret de mon cœur. Oh ! j’ai souffert, allez, et lutté, je ne peux plus, je vous aime…
 
Elle pleurait dans ses doigts croisés sur son visage, et tout son corps frémissait, secoué par la violence de son émotion.
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Elle dit d’une voix basse et brisée, qui ressemblait à un gémissement : — N’abusez pas de moi… je me suis perdue !
 
Il eut envie de sourire. Comment aurait-il abusé d’elle en ce lieu ? Il posa sur son cœur la main qu’il tenait, en demandant : — Le sentez-
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vous battre ? — Car il était à bout de phrases passionnées.
 
Mais, depuis quelques instants, le pas régulier du promeneur se rapprochait. Il avait fait le tour des autels, et il redescendait, pour la seconde fois au moins, par la petite nef de droite. Quand {{Mme}} Walter l’entendit tout près du pilier qui la cachait, elle arracha ses doigts de l’étreinte de Georges, et, de nouveau, se couvrit la figure.
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Il reprit : — Demain, voulez-vous que je vous retrouve au parc Monceau ?
 
Elle tourna vers lui sa face redécouverte, une face livide, crispée par une souffrance affreuse, et, d’une voix saccadée : — Laissez-moi… laissez-moi, maintenant… allez-vous-en… allez-vous-en… seulement
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cinq minutes… je souffre trop, près de vous… je veux prier… je ne peux pas… allez-vous-en… laissez-moi prier… seule… cinq minutes… je ne peux pas… laissez-moi implorer Dieu qu’il me pardonne… qu’il me sauve… laissez-moi… cinq minutes…
 
Elle avait un visage tellement bouleversé, une figure si douloureuse, qu’il se leva sans dire un mot, puis, après un peu d’hésitation, il demanda : — Je reviendrai tout à l’heure ?
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Elle fermait ses yeux avec rage pour ne plus voir celui qui venait de s’en aller ! Elle le chassait de sa pensée, elle se débattait contre lui, mais au lieu de l’apparition céleste attendue dans la détresse de son cœur, elle apercevait toujours la moustache frisée du jeune homme.
 
Depuis un an, elle luttait ainsi tous les jours, tous les soirs, contre cette obsession grandissante, contre cette image, qui hantait ses rêves, qui hantait sa chair et troublait ses nuits. Elle se sentait prise comme une bête
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dans un filet, liée, jetée entre les bras de ce mâle qui l’avait vaincue, conquise, rien que par le poil de sa lèvre et par la couleur de ses yeux.
 
Et maintenant, dans cette église, tout près de Dieu, elle se sentait plus faible, plus abandonnée, plus perdue encore que chez elle. Elle ne pouvait plus prier, elle ne pouvait penser qu’à lui. Elle souffrait déjà qu’il se fût éloigné. Elle luttait cependant en désespérée, elle se défendait, appelait du secours de toute la force de son âme. Elle eût voulu mourir, plutôt que de tomber ainsi, elle qui n’avait point failli. Elle murmurait des paroles éperdues de supplication ; mais elle écoutait le pas de Georges s’affaiblir dans le lointain des voûtes.
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Elle comprit que c’était fini, que la lutte était inutile ! Elle ne voulait pas céder pourtant ; et elle fut saisie par une de ces crises d’énervement qui jettent les femmes, palpitantes, hurlantes et tordues sur le sol. Elle tremblait de tous ses membres, sentant bien qu’elle allait tomber, se rouler entre les chaises en poussant des cris aigus.
 
Quelqu’un s’approchait d’une marche rapide. Elle tourna la tête. C’était un prêtre. Alors elle se leva, courut à lui en tendant ses mains jointes, et elle balbutia : — Oh ! sauvez-moi ! sauvez-moi !
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Oh ! sauvez-moi ! sauvez-moi !
 
Il s’arrêta, surpris : — Qu’est-ce que vous désirez, madame ?
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Le prêtre demanda : — Qui est-ce qui vous attend ?
 
— Un homme… qui va me perdre… qui va me prendre, si vous ne me sauvez pas…
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Je ne peux plus le fuir… Je suis trop faible… trop faible… si faible… si faible !…
 
Elle s’abattit à ses genoux, et sanglotant : — Oh ! ayez pitié de moi, mon père ! Sauvez-moi, au nom de Dieu, sauvez-moi !
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— Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché. · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
 
Du Roy, ayant fait le tour du chœur, descendit la nef de gauche. Il arrivait au milieu quand il rencontra le gros monsieur chauve,
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allant toujours de son pas tranquille, et il se demanda : — Qu’est-ce que ce particulier-là peut bien faire ici ?
 
Le promeneur aussi avait ralenti sa marche et regardait Georges avec un désir visible de lui parler. Quand il fut tout près, il salua, et très poliment : — Je vous demande pardon, monsieur, de vous déranger, mais pourriez-vous me dire à quelle époque a été construit ce monument ?
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— Vous êtes de la province ? dit-il.
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— Oui. Je suis de Rennes. Et vous, monsieur, c’est par curiosité que vous êtes entré dans cette église ?
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Il guettait de loin la place où il l’avait laissée, s’étonnant de ne pas l’apercevoir. Il crut s’être trompé de pilier, alla jusqu’au dernier, et revint ensuite. Elle était donc partie ! Il demeurait surpris et furieux. Puis il s’imagina qu’elle le cherchait, et il refit le tour de l’église. Ne l’ayant point trouvée, il retourna s’asseoir sur la chaise qu’elle avait occupée, espérant qu’elle l’y rejoindrait. Et il attendit.
 
Bientôt un léger murmure de voix éveilla son attention. Il n’avait vu personne dans ce coin de l’église. D’où venait donc ce chuchotement ? Il se leva pour chercher, et il aperçut, dans la chapelle voisine, les portes du confessionnal. Un bout de robe sortait de
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l’une et traînait sur le pavé. Il s’approcha pour examiner la femme. Il la reconnut. Elle se confessait !…
 
Il sentit un désir violent de la prendre par les épaules et de l’arracher de cette boîte. Puis il pensa : « Bah ! c’est le tour du curé, ce sera le mien demain. » Et il s’assit tranquillement en face des guichets de la pénitence, attendant son heure, et ricanant, à présent, de l’aventure.
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Puis il pivota sur ses talons et sortit de l’église en sifflotant.
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Debout sous le portail, le gros monsieur, le chapeau sur la tête et les mains derrière le dos, las d’attendre, parcourait du regard la vaste place et toutes les rues qui s’y rejoignent.
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Il s’arrêta net, un peu confus, et s’excusa : — Je vous demande pardon de vous avoir appelé ainsi, je suis très troublé par les circonstances. Et puis, j’entends ma femme et mes filles vous nommer « Bel-Ami » du matin au soir, et je finis par en prendre moi-même l’habitude. Vous ne m’en voulez pas ?
 
Georges riait : — Pas du tout. Ce surnom n’a rien qui me déplaise.
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Pas du tout. Ce surnom n’a rien qui me déplaise.
 
Le père Walter reprit : — Très bien, alors je vous baptise Bel-Ami, comme tout le monde. Eh bien ! voilà, nous avons de gros événements. Le ministère est tombé sur un vote de trois cent dix voix contre cent deux. Nos vacances sont encore remises, remises aux calendes grecques, et nous voici au vingt-huit juillet. L’Espagne se fâche pour le Maroc, c’est ce qui a jeté bas Durand de l’Aine et ses acolytes. Nous sommes dans le pétrin jusqu’au cou. Marrot est chargé de former un nouveau cabinet. Il prend le général Boutin d’Acre à la Guerre et notre ami Laroche-Mathieu aux affaires étrangères. Il garde lui-même le portefeuille de l’intérieur, avec la présidence du Conseil. Nous allons devenir une feuille officieuse. Je fais l’article de tête, une simple déclaration de principes, en traçant leur voie aux ministres.
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Le bonhomme sourit et reprit : — La voie qu’ils comptent suivre, bien entendu. Mais il me faudrait quelque chose d’intéressant sur la question du Maroc, une actualité, une chronique à effet, à sensation, je ne sais quoi ? Trouvez-moi ça, vous.
 
Du Roy réfléchit une seconde, puis répondit : —
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J’ai votre affaire. Je vous donne une étude sur la situation politique de toute notre colonie africaine, avec la Tunisie à gauche, l’Algérie au milieu, et le Maroc à droite, l’histoire des races qui peuplent ce grand territoire, et le récit d’une excursion sur la frontière marocaine jusqu’à la grande oasis de Figuig où aucun Européen n’a pénétré et qui est la cause du conflit actuel. Ça vous va-t-il ?
 
Le père Walter s’écria : — Admirable ! Et quel titre ?
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En trois quarts d’heure, la chose fut refaite, rafistolée, mise au point, avec une saveur d’actualité, et des louanges pour le nouveau cabinet.
 
Le directeur, ayant lu l’article, déclara : — C’est parfait… parfait… parfait. Vous
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êtes un homme précieux. Tous mes compliments.
 
Et Du Roy rentra dîner, enchanté de sa journée, malgré l’échec de la Trinité, car il sentait bien la partie gagnée.
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Il répondit en s’asseyant devant son potage : — Parfaitement. Rien ne s’y oppose plus, maintenant que ce cocu de Forestier est trépassé.
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Elle répliqua vivement d’un ton sec, blessé :
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— Pas grand’chose. Je pense à un curé que j’ai rencontré tantôt, et qui avait une bonne binette.
 
Du Roy arriva juste à l’heure au rendez-vous du lendemain. Sur tous les bancs du
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parc étaient assis des bourgeois accablés par la chaleur, et des bonnes nonchalantes qui semblaient rêver pendant que les enfants se roulaient dans le sable des chemins.
 
Il trouva {{Mme}} Walter dans la petite ruine antique où coule une source. Elle faisait le tour du cirque étroit de colonnettes, d’un air inquiet et malheureux. Aussitôt qu’il l’eut saluée :
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Et il partit en courant. Dès qu’elle l’eut rejoint et qu’elle eut bien voilé la vitre de son côté, elle demanda : — Où avez-vous dit au cocher de nous conduire ?
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Georges répondit : — Ne vous occupez de rien, il est au courant.
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Alors elle se mit à lui raconter comment elle s’était aperçue qu’elle l’aimait en apprenant qu’il allait épouser Madeleine Forestier. Elle donnait des détails, de petits détails de dates et de choses intimes.
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Soudain elle se tut. La voiture venait de s’arrêter. Du Roy ouvrit la portière.
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Elle allait monter l’escalier. Il la retint par le bras : — C’est ici, au rez-de-chaussée.
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Et il la poussa dans son logis.
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Et il pensait : — Voilà ce qui m’est bien égal, par exemple.
 
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V
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L’automne était venu. Les Du Roy avaient passé à Paris tout l’été, menant une campagne énergique dans la Vie Française en faveur du nouveau cabinet pendant les courtes vacances des députés.
 
Quoiqu’on fût seulement dans les premiers jours d’octobre, les Chambres allaient reprendre leurs séances, car les affaires du Maroc devenaient menaçantes. Personne, au fond, ne croyait à une expédition vers Tanger, bien que, le jour de la séparation du Parlement, un député de la droite, le comte de Lambert-Sarrazin, dans un discours plein d’esprit, applaudi même par les centres, eût offert de parier et de donner en gage sa moustache, comme avait fait jadis un célèbre vice-roi des Indes, contre les favoris du chef du Conseil, que le nouveau cabinet ne se pourrait tenir d’imiter l’ancienl’anci
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en et d’envoyer une armée à Tanger, en pendant à celle de Tunis, par amour de la symétrie, comme on met deux vases sur une cheminée. Il avait ajouté : « La terre d’Afrique est en effet une cheminée pour la France, messieurs, une cheminée qui brûle notre meilleur bois, une cheminée à grand tirage qu’on allume avec le papier de la Banque.
 
« Vous vous êtes offert la fantaisie artiste d’orner l’angle de gauche d’un bibelot tunisien qui vous coûte cher, vous verrez que M. Marrot va vouloir imiter son prédécesseur et orner l’angle de droite avec un bibelot marocain. »
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Ce discours, demeuré célèbre, avait servi de thème à Du Roy pour dix articles sur la colonie algérienne, pour toute sa série interrompue lors de ses débuts au journal, et il avait soutenu énergiquement l’idée d’une expédition militaire, bien qu’il fût convaincu qu’elle n’aurait pas lieu. Il avait fait vibrer la corde patriotique et bombardé l’Espagne avec tout l’arsenal d’arguments méprisants qu’on emploie contre les peuples dont les intérêts sont contraires aux vôtres.
 
La Vie Française avait gagné une importance considérable à ses attaches connues avec le Pouvoir. Elle donnait, avant les feuilles
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les plus sérieuses, les nouvelles politiques, indiquait par des nuances les intentions des ministres ses amis ; et tous les journaux de Paris et de la province cherchaient chez elle leurs informations. On la citait, on la redoutait, on commençait à la respecter. Ce n’était plus l’organe suspect d’un groupe de tripoteurs politiques, mais l’organe avoué du cabinet. Laroche-Mathieu était l’âme du journal et Du Roy son porte-voix. Le père Walter, député muet et directeur cauteleux, sachant s’effacer, s’occupait dans l’ombre, disait-on, d’une grosse affaire de mines de cuivre, au Maroc.
 
Le salon de Madeleine était devenu un centre influent, où se réunissaient chaque semaine plusieurs membres du cabinet. Le président du Conseil avait même dîné deux fois chez elle ; et les femmes des hommes d’État, qui hésitaient autrefois à franchir sa porte, se vantaient à présent d’être ses amies, lui faisant plus de visites qu’elles n’en recevaient d’elle.
 
Le ministre des affaires étrangères régnait presque en maître dans la maison. Il y venait à toute heure, apportant des dépêches, des renseignements, des informations qu’il dictait soit au mari, soit à la femme, comme s’ils eussent été ses secrétaires.
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Quand Du Roy, après le départ du ministre, demeurait seul en face de Madeleine, il s’emportait, avec des menaces dans la voix, et des insinuations perfides dans les paroles, contre les allures de ce médiocre parvenu.
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Le matin de la rentrée des Chambres, la jeune femme, encore au lit, faisait mille recommandations à son mari, qui s’habillait afin d’aller déjeuner chez M. Laroche-Mathieu et de recevoir ses instructions avant la séance, pour l’article politique du lendemain dans la Vie Française, cet article devant être une sorte de déclaration officieuse des projets réels du cabinet.
 
Madeleine disait : — Surtout n’oublie pas de lui demander si le général Belloncle est envoyé à Oran,
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comme il en était question. Cela aurait une grande signification.
 
Georges, nerveux, répondit : — Mais je sais aussi bien que toi ce que j’ai à faire. Fiche-moi la paix avec tes rabâchages.
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Il se tut, puis, après quelques instants : — Si j’avais à choisir parmi tes adorateurs, j’aimerais encore mieux cette vieille ganache de Vaudrec. Qu’est-ce qu’il devient, celui-là ? je ne l’ai pas vu depuis huit jours.
 
Elle répliqua, sans s’émouvoir : — Il
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est souffrant, il m’a écrit qu’il gardait même le lit avec une attaque de goutte. Tu devrais passer prendre de ses nouvelles. Tu sais qu’il t’aime beaucoup, et cela lui ferait plaisir.
 
Georges répondit : — Oui, certainement, j’irai tantôt.
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Dès qu’ils furent à table, seuls avec le secrétaire particulier du ministre, {{Mme}} Laroche-Mathieu n’ayant pas voulu changer l’heure de son repas, Du Roy parla de son article, il en indiqua la ligne, consultant ses notes griffonnées sur des cartes de visite ; puis quand il eut fini : — Voyez-vous quelque chose à modifier, mon cher ministre ?
 
— Fort peu, mon cher ami. Vous êtes peut-être un peu trop affirmatif dans l’affaire
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du Maroc. Parlez de l’expédition comme si elle devait avoir lieu, mais en laissant bien entendre qu’elle n’aura pas lieu et que vous n’y croyez pas le moins du monde. Faites que le public lise bien entre les lignes que nous n’irons pas nous fourrer dans cette aventure.
 
— Parfaitement. J’ai compris, et je me ferai bien comprendre. Ma femme m’a chargé de vous demander à ce sujet si le général Belloncle serait envoyé à Oran. Après ce que vous venez de dire, je conclus que non.
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L’homme d’État répondit : — Non.
 
Puis on causa de la session qui s’ouvrait. Laroche-Mathieu se mit à pérorer, préparant l’effet des phrases qu’il allait répandre sur ses collègues quelques heures plus tard. Il agitait sa main droite, levant en l’air tantôt sa fourchette, tantôt son couteau, tantôt une bouchée de pain, et sans regarder personne, s’adressant à l’Assemblée invisible, il expectorait son éloquence liquoreuse de beau garçon bien coiffé. Une très petite moustache roulée redressait sur sa lèvre deux pointes pareilles à des queues de scorpion, et ses cheveux huilés de brillantine, séparés au milieu du front, arrondissaient sur ses tempes deux bandeaux de bellâtre provincial. Il était un peu trop gras, un peu
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bouffi, bien que jeune ; le ventre tendait son gilet. Le secrétaire particulier mangeait et buvait tranquillement, accoutumé sans doute à ses douches de faconde ; mais Du Roy, que la jalousie du succès obtenu mordait au cœur, songeait : « Va donc, ganache ! Quels crétins que ces hommes politiques ! »
 
Et, comparant sa valeur à lui, à l’importance bavarde de ce ministre, il se disait : — Cristi, si j’avais seulement cent mille francs nets pour me présenter à la députation dans mon beau pays de Rouen, pour rouler dans la pâte de leur grosse malice mes braves Normands finauds et lourdauds, quel homme d’État je ferais, à côté de ces polissons imprévoyants.
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— Parfaitement, mon cher ministre, comptez sur moi.
 
Et Du Roy s’en alla tout doucement vers le journal, pour commencer son article, car il n’avait rien à faire jusqu’à quatre heures. À quatre heures, il devait retrouver, rue de Constantinople, {{Mme}} de Marelle qu’il y voyait toujours
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régulièrement deux fois par semaine, le lundi et le vendredi.
 
Mais en rentrant à la rédaction, on lui remit une dépêche fermée ; elle était de {{Mme}} Walter, et disait :
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Depuis six semaines il essayait de rompre avec elle sans parvenir à lasser son attachement acharné.
 
Elle avait eu, après sa chute, un accès de remords épouvantable, et, dans trois rendez-vous successifs, avait accablé son amant de reproches et de malédictions. Ennuyé de ces scènes, et déjà rassasié de cette femme mûre et dramatique, il s’était simplement éloigné, espérant que l’aventure serait finie de cette façon. Mais alors elle s’était accrochée à lui éperdument, se jetant dans cet amour comme on se jette dans une rivière avec une pierre au cou. Il s’était laissé reprendre, par faiblesse,
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par complaisance, par égards ; et elle l’avait emprisonné dans une passion effrénée et fatigante, elle l’avait persécuté de sa tendresse.
 
Elle voulait le voir tous les jours, l’appelait à tout moment par des télégrammes, pour des rencontres rapides au coin des rues, dans un magasin, dans un jardin public.
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Elle se montrait tout autre qu’il ne l’avait rêvée, essayant de le séduire avec des grâces puériles, des enfantillages d’amour ridicules à son âge. Étant demeurée jusque-là strictement honnête, vierge de cœur, fermée à tout sentiment, ignorante de toute sensualité, ça avait été tout d’un coup chez cette femme sage dont la quarantaine tranquille semblait un automne pâle après un été froid, ça avait été une sorte de printemps fané, plein de petites fleurs mal sorties et de bourgeons avortés, une étrange éclosion d’amour de fillette, d’amour tardif, ardent et naïf, fait d’élans imprévus, de petits
 
cris de seize ans, de cajoleries embarrassantes ; de grâces vieillies sans avoir été jeunes. Elle lui écrivait dix lettres en un jour, des lettres niaisement folles, d’un
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style bizarre, poétique et risible, orné comme celui des Indiens, plein de noms de bêtes et d’oiseaux.
 
Dès qu’ils étaient seuls, elle l’embrassait avec des gentillesses lourdes de grosse gamine, des moues de lèvres un peu grotesques, des sauteries qui secouaient sa poitrine trop pesante sous l’étoffe du corsage. Il était surtout écœuré de l’entendre dire « Mon rat », « Mon chien », « Mon chat », « Mon bijou », « Mon oiseau bleu », « Mon trésor », et de la voir s’offrir à lui chaque fois avec une petite comédie de pudeur enfantine, de petits mouvements de crainte qu’elle jugeait gentils, et de petits jeux de pensionnaire dépravée.
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Elle aurait dû sentir, lui semblait-il, qu’il faut, en amour, un tact, une adresse, une prudence et une justesse extrêmes, que s’étant donnée à lui, elle mûre, mère de famille, femme du monde, elle devait se livrer gravement, avec une sorte d’emportement contenu, sévère, avec des larmes peut-être, mais avec les larmes de Didon, non plus avec celles de Juliette.
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Elle lui répétait sans cesse : — Comme je t’aime, mon petit ! M’aimes-tu autant, dis, mon bébé ?
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Et puis elle l’exaspérait par la maladresse de sa caresse. Devenue soudain sensuelle sous le baiser de ce beau garçon qui avait si fort allumé son sang, elle apportait dans son étreinte une ardeur inhabile et une application sérieuse qui donnaient à rire à Du Roy et le faisaient songer aux vieillards qui essaient d’apprendre à lire.
 
Et quand elle aurait dû le meurtrir dans ses bras, en le regardant ardemment de cet œil profond et terrible qu’ont certaines femmes défraîchies, superbes en leur dernier amour, quand elle aurait dû le mordre de sa bouche muette et frissonnante en l’écrasant sous sa chair épaisse et chaude, fatiguée mais insatiable, elle se trémoussait comme une gamine
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et zézayait pour être gracieuse : — T’aime tant, mon petit. T’aime tant. Fais un beau m’amour à ta petite femme !
 
Il avait alors une envie folle de jurer, de prendre son chapeau et de partir en tapant la porte.
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Il quittait aussitôt la maman pour courir à la fillette qui lui murmurait quelque méchanceté dans l’oreille, et ils riaient de tout leur cœur.
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Cependant, dégoûté de l’amour de la mère, il en arrivait à une insurmontable répugnance ; il ne pouvait plus la voir, ni l’entendre, ni penser à elle sans colère. Il cessa donc d’aller chez elle, de répondre à ses lettres et de céder à ses appels.
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Elle s’entêtait surtout à chercher des ruses pour l’attirer rue de Constantinople, et il tremblait sans cesse que les deux femmes ne se trouvassent, un jour, nez à nez, à la porte.
 
Son affection pour {{Mme}} de Marelle, au contraire, avait grandi pendant l’été. Il l’appelait son « gamin », et décidément elle lui plaisait.
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Leurs deux natures avaient des crochets pareils ; ils étaient bien, l’un et l’autre, de la race aventureuse des vagabonds de la vie, de ces vagabonds mondains qui ressemblent fort, sans s’en douter, aux bohèmes des grandes routes.
 
Ils avaient eu un été d’amour charmant, un été d’étudiants qui font la noce, s’échappant pour aller déjeuner ou dîner à Argenteuil, à Bougival, à Maisons, à Poissy, passant des heures dans un bateau à cueillir des fleurs le long des berges. Elle adorait les fritures de Seine, les gibelottes et les matelotes, les tonnelles des cabarets et les cris des canotiers. Il aimait partir avec elle, par un jour clair, sur l’impériale d’un train de banlieue et traverser, en disant des bêtises gaies, la vilaine campagne de Paris où bourgeonnent d’affreux chalets bourgeois.
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Et quand il lui fallait rentrer pour dîner chez {{Mme}} Walter, il haïssait la vieille maîtresse acharnée, en souvenir de la jeune qu’il venait de quitter, et qui avait défloré ses désirs et moissonné son ardeur dans les herbes du bord de l’eau.
 
Il se croyait enfin à peu près délivré de la Patronne, à qui il avait exprimé d’une façon claire, presque brutale, sa résolution de rompre, quand il reçut au journal le télégramme
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l’appelant, à deux heures, rue de Constantinople.
 
Il le relisait en marchant : « Il faut absolument que je te parle aujourd’hui. C’est très grave, très grave. Attends-moi à deux heures rue de Constantinople. Je peux te rendre un grand service. Ton amie jusqu’à la mort. — Virginie. »
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Il allait, à pas lents, vers son logis de rendez-vous, s’excitant mentalement contre la Patronne :
 
— Ah ! je vais la recevoir d’une jolie façon si elle n’a rien à me dire. Le français de
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Cambronne sera académique auprès du mien. Je lui déclare que je ne fiche plus les pieds chez elle, d’abord.
 
Et il entra pour entendre {{Mme}} Walter.
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Elle était debout tout près de lui, attendant un sourire, un geste pour se jeter dans ses bras.
 
Elle murmura : — Il ne fallait pas me prendre pour me traiter ainsi, il fallait me laisser sage et heureuse, comme j’étais. Te rappelles-tu ce que tu me disais dans l’église, et comme tu m’as
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fait entrer de force dans cette maison ? Et voilà maintenant comment tu me parles ! comment tu me reçois ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! que tu me fais mal !
 
Il frappa du pied, et, violemment :
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Il lui coupa la parole : — Tu me l’as déjà répété vingt fois, je le sais. Mais tu avais eu deux enfants… je ne t’ai donc pas déflorée…
 
Elle recula : — Oh ! Georges, c’est indigne !…
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/449]]==
Oh ! Georges, c’est indigne !…
 
Et portant ses deux mains à sa poitrine, elle commença à suffoquer, avec des sanglots qui lui montaient à la gorge.
Ligne 5 356 ⟶ 6 084 :
 
— J’ai surpris par hasard, hier soir, quelques mots de mon mari et de Laroche. Ils ne se cachaient pas beaucoup devant moi, d’ailleurs. Mais Walter recommandait au ministre de ne pas te mettre dans le secret parce que tu dévoilerais tout.
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/450]]==
 
Du Roy avait reposé son chapeau sur une chaise. Il attendait, très attentif.
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Elle disait : — Tu sais, quand on aime, on devient rusée.
 
Enfin, la veille, elle avait compris. C’était une grosse affaire, une très grosse affaire préparée dans l’ombre. Elle souriait maintenant,
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/451]]==
heureuse de son adresse ; elle s’exaltait, parlant en femme de financier, habituée à voir machiner les coups de bourse, les évolutions des valeurs, les accès de hausse et de baisse ruinant en deux heures de spéculation des milliers de petits bourgeois, de petits rentiers, qui ont placé leurs économies sur des fonds garantis par des noms d’hommes honorés, respectés, hommes politiques ou hommes de banque.
 
Elle répétait : — Oh ! c’est très fort ce qu’ils ont fait. Très fort. C’est Walter qui a tout mené d’ailleurs, et il s’y entend. Vraiment, c’est de premier ordre.
Ligne 5 383 ⟶ 6 114 :
— Voyons, dis vite.
 
— Eh bien ! voilà. L’expédition de Tanger était décidée entre eux dès le jour où Laroche a pris les affaires étrangères ; et, peu à peu, ils ont racheté tout l’emprunt du Maroc qui était tombé à soixante-quatre ou cinq francs. Ils l’ont racheté très habilement, par le moyen d’agents suspects, véreux, qui n’éveillaient aucune méfiance. Ils ont roulé même les Rothschild, qui s’étonnaient de voir toujours demander du marocain. On leur a répondu en nommant les intermédiaires, tous tarés, tous à la côte. Ça a tranquillisé la grande banque.
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/452]]==
Et puis maintenant on va faire l’expédition, et dès que nous serons là-bas, l’État français garantira la dette. Nos amis auront gagné cinquante ou soixante millions. Tu comprends l’affaire ? Tu comprends aussi comme on a peur de tout le monde, peur de la moindre indiscrétion.
 
Elle avait appuyé sa tête sur le gilet du jeune homme, et les bras posés sur ses jambes, elle se serrait, se collait contre lui, sentant bien qu’elle l’intéressait à présent, prête à tout faire, à tout commettre, pour une caresse, pour un sourire.
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Il reprit : — Oui, mais je n’ai pas d’argent disponible.
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Elle leva les yeux vers lui, des yeux pleins de supplication. — J’y ai pensé, mon chat, et si tu étais bien gentil, bien gentil, si tu m’aimais un peu, tu me laisserais t’en prêter.
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Alors, elle raisonna pour le décider, elle lui prouva qu’il engageait en réalité dix mille francs sur parole, qu’il courait des risques, par conséquent, qu’elle ne lui avançait rien puisque les déboursés étaient faits par la Banque Walter.
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/454]]==
 
Elle lui démontra, en outre, que c’était lui qui avait mené, dans la Vie Française, toute la campagne politique qui rendait possible cette affaire, qu’il serait bien naïf en n’en profitant pas.
Ligne 5 421 ⟶ 6 156 :
Alors il la repoussa doucement : — Voyons, sois sage, dit-il.
 
Elle le regarda avec des yeux désolés : — Oh ! Georges, je ne peux même plus t’embrasser. Il répondit : —
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Non, pas aujourd’hui. J’ai un peu de migraine, et cela me fait mal.
 
Alors elle se rassit, docile, entre ses jambes. Elle demanda :
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Il allait les arracher tout à l’heure, en se levant. Il lui ferait mal, quel bonheur ! Et il emporterait quelque chose d’elle, sans le savoir, il emporterait une petite mèche de sa chevelure, dont il n’avait jamais demandé. C’était un lien par lequel elle l’attachait, un lien secret, invisible ! un talisman qu’elle laissait sur lui. Sans le vouloir, il penserait à elle, il rêverait d’elle, il l’aimerait un peu plus le lendemain.
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Il dit tout à coup : — Il va falloir que je te quitte parce qu’on m’attend à la Chambre pour la fin de la séance. Je ne puis manquer aujourd’hui.
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Alors elle lui tendit ses lèvres qu’il effleura à peine, et lui ayant donné son ombrelle qu’elle oubliait, il reprit : — Allons, allons, dépêchons-nous, il est plus de trois heures.
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Elle sortit devant lui ; elle répétait : — Demain, sept heures.
Ligne 5 471 ⟶ 6 210 :
Il lui montra le sac sur la cheminée : — Je t’ai apporté des marrons glacés.
 
Elle battit des mains : — Quelle chance ! comme tu es mignon.
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Quelle chance ! comme tu es mignon.
 
Elle les prit, en goûta un, et déclara : — Ils sont délicieux. Je sens que je n’en laisserai pas un seul.
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Elle levait la tête vers lui pour lui parler, et disait, la bouche pleine :
 
— Tu ne sais pas, mon chéri, j’ai rêvé de toi, j’ai rêvé que nous faisions un grand voyage, tous les deux, sur un chameau. Il avait deux bosses, nous étions à cheval chacun sur une bosse, et nous traversions le désert. Nous avions emporté des sandwichs dans un papier et du vin dans une bouteille et nous faisions la dînette sur nos bosses. Mais ça m’ennuyait parce que nous ne pouvions pas faire autre chose ; nous étions trop
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loin l’un de l’autre, et moi je voulais descendre.
 
Il répondit : — Moi aussi je veux descendre.
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Clotilde l’appelait aussi : « Mon chéri, mon petit, mon chat. » Ces mots lui semblaient doux et caressants. Dits par l’autre tout à l’heure ils l’irritaient et l’écœuraient. Car les paroles d’amour, qui sont toujours les mêmes, prennent le goût des lèvres dont elles sortent.
 
Mais il pensait, tout en s’égayant de ces folies, aux soixante-dix mille francs qu’il allait gagner, et, brusquement, il arrêta, avec deux petits coups de doigt sur la tête, le verbiage de son amie : — Écoute, ma chatte. Je vais te charger d’une commission pour ton mari. Dis-lui de ma part, d’acheter, demain, pour dix mille francs d’emprunt du Maroc qui est à soixante-douze ; et je lui promets qu’il aura gagné de soixante à quatre-vingt mille francs avant trois mois. Recommande-lui le silence absolu.
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Dis-lui, de ma part, que l’expédition de Tanger est décidée et que l’État Français va garantir la dette marocaine. Mais ne te coupe pas avec d’autres. C’est un secret d’État que je confie là.
 
Elle l’écoutait, sérieuse. Elle murmura : — Je te remercie. Je préviendrai mon mari dès ce soir. Tu peux compter sur lui ; il ne parlera pas. C’est un homme très sûr. Il n’y a aucun danger.
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Il sourit : — Il vient probablement de la femme de chambre.
 
Mais elle inspectait le gilet avec une attention
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de policier, et elle cueillit un second cheveu enroulé autour d’un bouton ; puis elle en aperçut un troisième ; et, pâlie, tremblant un peu, elle s’écria : — Oh ! tu as couché avec une femme qui t’a mis des cheveux à tous tes boutons.
 
Il s’étonnait, il balbutiait : — Mais non. Tu es folle…
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Mais elle poussa un cri, un cri strident de joie nerveuse : — Oh !… oh !… c’est une vieille… voilà un cheveu blanc… Ah ! tu prends des vieilles femmes maintenant… Est-ce qu’elles te payent… dis… est-ce qu’elles te payent ?… Ah ! tu en es aux vieilles femmes… Alors tu n’as plus besoin de moi… garde l’autre…
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Elle se leva, courut à son corsage jeté sur une chaise et elle le remit rapidement.
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Il bassina avec de l’eau sa joue rouge. Puis il sortit à son tour, en méditant sa vengeance. Cette fois il ne pardonnerait point. Ah ! mais non !
 
Il descendit jusqu’au boulevard, et, flânant, s’arrêta devant la boutique d’un bijoutier pour regarder un chronomètre dont il avait
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envie depuis longtemps, et qui valait dix-huit cents francs.
 
Il pensa, tout à coup, avec une secousse de joie au cœur : « Si je gagne mes soixante-dix mille francs je pourrai me le payer. » Et il se mit à rêver à toutes les choses qu’il ferait avec ces soixante-dix mille francs.
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Quand il demanda au concierge de la maison où demeurait le comte de Vaudrec :
 
— Comment va M. de Vaudrec ? on m’a
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appris qu’il était souffrant, ces jours derniers.
 
L’homme répondit : — M. le comte est très mal, monsieur. On croit qu’il ne passera pas la nuit, la goutte est remontée au cœur.
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— Je te dis que Vaudrec est mourant d’une attaque de goutte remontée au cœur. — Puis il ajouta : — Qu’est-ce que tu comptes faire ?
 
Elle s’était dressée, livide, les joues secouées d’un tremblement nerveux, puis elle se mit à pleurer affreusement, en cachant sa
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figure dans ses mains. Elle demeurait debout, secouée par des sanglots, déchirée par le chagrin.
 
Mais soudain elle dompta sa douleur, et, s’essuyant les yeux : — J’y… j’y vais… ne t’occupe pas de moi… je ne sais pas à quelle heure je reviendrai… ne m’attends point…
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— II est mort.
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— Ah ! Et… il ne t’a rien dit ?
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Il ne dit plus rien. Elle souffla la bougie. Et ils demeurèrent étendus côte à côte dans la nuit, silencieux, éveillés et songeant.
 
Il n’avait plus envie de dormir. Il trouvait maigres maintenant les soixante-dix mille
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francs promis par {{Mme}} Walter. Soudain il crut que Madeleine pleurait. Il demanda pour s’en assurer :
 
— Dors-tu ?
Ligne 5 643 ⟶ 6 400 :
— Oui, c’est possible… Je me doutais qu’ils faisaient quelque chose sans nous.
 
Mais Georges, que le sommeil ne gagnait pas, s’était rapproché de sa femme, et, doucement, il lui baisa l’oreille. Elle le repoussa avec vivacité : — Je t’en prie, laisse-moi tranquille,
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n’est-ce pas ? Je ne suis point d’humeur à batifoler.
 
Il se retourna, résigné, vers le mur, et, ayant fermé les yeux, il finit par s’endormir. VI
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L’église était tendue de noir, et, sur le portail, un grand écusson coiffé d’une couronne annonçait aux passants qu’on enterrait un gentilhomme.
Ligne 5 663 ⟶ 6 423 :
— Que Vaudrec ne nous ait rien laissé !
 
Elle rougit brusquement, comme si un
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/470]]==
voile rose se fût étendu tout à coup sur sa peau blanche, en montant de la gorge au visage, et elle dit : — Pourquoi nous aurait-il laissé quelque chose ? Il n’y avait aucune raison pour ça ?
 
Puis, après quelques instants de silence, elle reprit : — Il existe peut-être un testament chez un notaire. Nous ne saurions rien encore.
Ligne 5 673 ⟶ 6 435 :
Elle dit, d’un air pensif et indifférent :
 
— C’est possible, en effet, qu’il y ait un testament. Comme ils rentraient chez eux, le domestique présenta une lettre à Madeleine. Elle l’ouvrit, puis la tendit à son mari.
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/471]]==
Étude de Me Lamaneur Notaire, 17, rue des Vosges.
 
Madame,
Ligne 5 689 ⟶ 6 453 :
Lorsqu’ils entrèrent dans l’étude de Me Lamaneur, le premier clerc se leva avec un empressement marqué et les fit pénétrer chez son patron.
 
Le notaire était un petit homme tout rond, rond de partout. Sa tête avait l’air d’une boule clouée sur une autre boule que portaient deux jambes si petites, si
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/472]]==
courtes qu’elles ressemblaient aussi presque à des boules.
 
Il salua, indiqua des sièges, et dit en se tournant vers Madeleine : — Madame, je vous ai appelée afin de vous donner connaissance du testament du comte de Vaudrec qui vous concerne.
Ligne 5 704 ⟶ 6 470 :
 
« N’ayant pas d’héritiers directs, je lègue toute ma fortune, composée de valeurs de bourse pour six cent mille francs et de biens-fonds pour cinq cent mille francs environ, à {{Mme}} Claire-Madeleine Du Roy, sans aucune charge ou condition. Je la prie d’accepter ce don d’un ami mort, comme preuve d’une affection dévouée, profonde et respectueuse. »
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/473]]==
 
Le notaire ajouta : — C’est tout. Cette pièce est datée du mois d’août dernier et a remplacé un document de même nature, fait il y a deux ans, au nom de {{Mme}} Claire-Madeleine Forestier. J’ai ce premier testament qui pourrait prouver, en cas de contestation de la part de la famille, que la volonté de M. le comte de Vaudrec n’a point varié.
Ligne 5 711 ⟶ 6 478 :
Du Roy se leva, et, d’un ton sec : — Je demande le temps de réfléchir.
 
Le notaire, qui souriait, s’inclina, et d’une voix aimable : — Je comprends le scrupule qui vous fait hésiter, monsieur. Je dois ajouter que le neveu de M. de Vaudrec, qui a pris connaissance, ce matin même, des dernières intentions de son oncle, se déclare prêt à les respecter si on lui abandonne une somme de cent mille francs. À mon avis, le testament est inattaquable, mais un procès ferait du bruit qu’il vous conviendra peut-être d’éviter.
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/474]]==
Le monde a souvent des jugements malveillants. Dans tous les cas, pourrez-vous me faire connaître votre réponse sur tous les points avant samedi ?
 
Georges s’inclina : — Oui, monsieur. — Puis il salua avec cérémonie, fit passer sa femme demeurée muette, et il sortit d’un air tellement roide que le notaire ne souriait plus.
Ligne 5 729 ⟶ 6 498 :
— Voyons… voyons… tu es fou… tu es… tu es… Est-ce que toi-même… tout à l’heure… tu n’espérais pas… qu’il te laisserait quelque chose ?
 
Georges restait debout, près d’elle, suivant
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/475]]==
toutes ses émotions, comme un magistrat qui cherche à surprendre les moindres défaillances d’un prévenu. Il prononça, en insistant sur chaque mot :
 
— Oui… il pouvait me laisser quelque chose, à moi… à moi, ton mari… à moi, son ami… entends-tu… mais pas à toi… à toi, son amie… à toi, ma femme. La distinction est capitale, essentielle, au point de vue des convenances… et de l’opinion publique.
Ligne 5 741 ⟶ 6 512 :
— Pourquoi ça ?
 
Elle dit : — Parce que… —
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/476]]==
Elle hésita, puis reprit : — Parce que tu es mon mari… que tu ne le connais en somme que depuis peu… parce que je suis son amie depuis très longtemps… moi… parce que son premier testament, fait du vivant de Forestier, était déjà en ma faveur.
 
Georges s’était mis à marcher à grands pas. Il déclara :
Ligne 5 756 ⟶ 6 529 :
 
— Allons, avoue que tu étais la maîtresse de Vaudrec.
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/477]]==
 
Elle haussa les épaules : — Tu es stupide… Vaudrec avait beaucoup d’affection pour moi, beaucoup… mais rien de plus… jamais.
Ligne 5 765 ⟶ 6 539 :
Il se remit à marcher, puis, s’arrêtant encore : — Explique-moi, alors, pourquoi il te laisse toute sa fortune, à toi…
 
Elle le fit avec un air nonchalant et désintéressé : — C’est tout simple. Comme tu le disais tantôt, il n’avait que nous d’amis, ou plutôt que moi, car il m’a connue enfant. Ma mère était dame de compagnie chez des parents à lui. Il venait sans cesse ici, et, comme il n’avait pas d’héritiers naturels, il a pensé à moi. Qu’il ait eu un peu d’amour pour moi, c’est possible. Mais quelle est la femme qui n’a jamais été aimée ainsi ? Que cette tendresse cachée, secrète, ait mis mon nom sous sa plume quand il a pensé à prendre des dispositions dernières, pourquoi pas ? Il m’apportait des fleurs, chaque lundi. Tu ne t’en étonnais nullement et il ne t’en donnait point, à toi, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, il me donne
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sa fortune par la même raison et parce qu’il n’a personne à qui l’offrir. Il serait, au contraire, extrêmement surprenant qu’il te l’eût laissée ? Pourquoi ? Que lui es-tu ?
 
Elle parlait avec tant de naturel et de tranquillité que Georges hésitait.
Ligne 5 775 ⟶ 6 551 :
Il marchait toujours, et il se mit à penser tout haut, parlant pour sa femme sans s’adresser à elle.
 
— Eh bien ! oui… un million… tant pis… Il n’a pas compris en testant quelle faute de
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/479]]==
tact, quel oubli des convenances il commettait. Il n’a pas vu dans quelle position fausse, ridicule, il allait me mettre… Tout est affaire de nuances dans la vie… Il fallait qu’il m’en laissât la moitié, ça arrangeait tout.
 
Il s’assit, croisa ses jambes et se mit à rouler le bout de ses moustaches, comme il faisait aux heures d’ennui, d’inquiétude et de réflexion difficile.
Ligne 5 785 ⟶ 6 563 :
Il fut longtemps sans répondre, puis il prononça, en hésitant : — Le monde ne comprendra jamais et que Vaudrec ait fait de toi son unique héritière et que j’aie admis cela, moi. Recevoir cette fortune de cette façon, ce serait avouer… avouer de ta part une liaison coupable, et de la mienne une complaisance infâme… Comprends-tu comment on interpréterait notre acceptation ? Il faudrait trouver un biais, un moyen adroit de pallier la chose. Il faudrait laisser entendre, par exemple, qu’il a partagé entre nous cette fortune, en donnant la moitié au mari, la moitié à la femme.
 
Elle demanda : —
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/480]]==
Je ne vois pas comment cela pourrait se faire, puisque le testament est formel.
 
Il répondit : — Oh ! c’est bien simple. Tu pourrais me laisser la moitié de l’héritage par donation entre vifs. Nous n’avons pas d’enfants, c’est donc possible. De cette façon, on fermerait la bouche à la malignité publique.
Ligne 5 797 ⟶ 6 577 :
— Comme tu voudras. Je suis prête.
 
Alors il se leva et se remit à marcher. Il paraissait hésiter de nouveau et il évitait maintenant l’œil pénétrant de sa femme. Il disait : — Non… décidément non… peut-être vaut-il mieux y renoncer tout à fait… c’est plus digne… plus correct… plus honorable…
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/481]]==
Pourtant, de cette façon on n’aurait rien à supposer, absolument rien. Les gens les plus scrupuleux ne pourraient que s’incliner.
 
Il s’arrêta devant Madeleine : — Eh bien, si tu veux, ma chérie, je vais retourner tout seul chez maître Lamaneur pour le consulter et lui expliquer la chose. Je lui dirai mon scrupule, et j’ajouterai que nous nous sommes arrêtés à l’idée d’un partage, par convenance, pour qu’on ne puisse pas jaboter. Du moment que j’accepte la moitié de cet héritage, il est bien évident que personne n’a plus le droit de sourire. C’est dire hautement : « Ma femme accepte parce que j’accepte, moi, son mari, qui suis juge de ce qu’elle peut faire sans se compromettre ». Autrement, ça aurait fait scandale.
Ligne 5 805 ⟶ 6 587 :
Il commença à parler avec abondance :
 
— Oui, c’est clair comme le jour avec cet arrangement de la séparation par moitié. Nous héritons d’un ami qui n’a pas voulu établir de différence entre nous, qui n’a pas voulu faire de distinction, qui n’a pas voulu avoir l’air de dire : « Je préfère l’un ou l’autre après ma mort comme je l’ai préféré pendant ma vie. » Il aimait mieux la femme, bien entendu, mais en laissant sa fortune à l’un comme à l’autre
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/482]]==
il a voulu exprimer nettement que sa préférence était toute platonique. Et sois certaine que, s’il y avait songé, c’est ce qu’il aurait fait. Il n’a pas réfléchi, il n’a pas prévu les conséquences. Comme tu le disais fort bien tout à l’heure, c’est à toi qu’il offrait des fleurs chaque semaine, c’est à toi qu’il a voulu laisser son dernier souvenir sans se rendre compte…
 
Elle l’arrêta avec une nuance d’irritation : — C’est entendu. J’ai compris. Tu n’as pas besoin de tant d’explications. Va tout de suite chez le notaire.
Ligne 5 820 ⟶ 6 604 :
 
Puis il ajouta : — À tout à l’heure, ma petite Made.
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/483]]==
 
Et il alla expliquer au notaire la combinaison qu’il prétendit imaginée par sa femme.
Ligne 5 843 ⟶ 6 628 :
Et soudain, émue par un désir : — Voilà un bien joli bracelet.
 
C’était une chaîne d’une forme bizarre,
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/484]]==
dont chaque anneau portait une pierre différente.
 
Georges demanda : — Combien ce bracelet ?
Ligne 5 863 ⟶ 6 650 :
Madeleine, surprise, se mit à sourire. Et quand ils sortirent, elle prit son bras avec une certaine tendresse. Elle le trouvait vraiment adroit et fort. Maintenant qu’il avait des rentes, il lui fallait un titre, c’était juste.
 
Le marchand le saluait : —
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/485]]==
Vous pouvez compter sur moi, ce sera prêt pour jeudi, monsieur le baron.
 
Ils passèrent devant le Vaudeville. On y jouait une pièce nouvelle.
Ligne 5 885 ⟶ 6 674 :
Georges et Madeleine rentrèrent fort tard. Le gaz était éteint. Pour éclairer les marches, le journaliste enflammait de temps en temps une allumette-bougie.
 
En arrivant sur le palier du premier étage, la
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/486]]==
flamme subite éclatant sous le frottement, fit surgir dans la glace leurs deux figures illuminées au milieu des ténèbres de l’escalier.
 
Ils avaient l’air de fantômes apparus et prêts à s’évanouir dans la nuit.
Ligne 5 892 ⟶ 6 683 :
 
— Voilà des millionnaires qui passent. VII
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/487]]==
 
Depuis deux mois la conquête du Maroc était accomplie. La France, maîtresse de Tanger, possédait toute la côte africaine de la Méditerranée jusqu’à la régence de Tripoli, et elle avait garanti la dette du nouveau pays annexé.
Ligne 5 899 ⟶ 6 691 :
Quand à Walter, personne dans Paris n’ignorait qu’il avait fait coup double et encaissé de trente à quarante millions sur l’emprunt, et de huit à dix millions sur des mines de cuivre et de fer, ainsi que sur d’immenses terrains achetés pour rien avant la conquête et revendus le lendemain de l’occupation française à des compagnies de colonisation.
 
Il était devenu, en quelques jours, un des maîtres du monde, un de ces financiers omnipotents,
==[[Page:Maupassant - Bel-Ami, OC, Conard, 1910.djvu/488]]==
plus forts que des rois, qui font courber les têtes, balbutier les bouches et sortir tout ce qu’il y a de bassesse, de lâcheté et d’envie au fond du cœur humain.
 
Il n’était plus le juif Walter, patron d’une banque louche, directeur d’un journal suspect, député soupçonné de tripotages véreux. Il était Monsieur Walter, le riche israélite.
Ligne 5 915 ⟶ 6 709 :
Les critiques d’art, enthousiasmés, déclaraient cette toile le plus magnifique chef-d’œuvre du siècle.
 
Walter l’acheta
Walter l’acheta cinq cent mille francs et l’enleva, coupant ainsi du jour au lendemain le courant établi de la curiosité publique, et forçant Paris entier à parler de lui pour l’envier, le blâmer ou l’approuver.
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cinq cent mille francs et l’enleva, coupant ainsi du jour au lendemain le courant établi de la curiosité publique, et forçant Paris entier à parler de lui pour l’envier, le blâmer ou l’approuver.
 
Puis, il fit annoncer par les journaux qu’il inviterait tous les gens connus dans la société parisienne à contempler, chez lui, un soir, l’œuvre magistrale du maître étranger, afin qu’on ne pût pas dire qu’il avait séquestré une œuvre d’art.
Ligne 5 927 ⟶ 6 723 :
Donc, ceux qui voudraient rester resteraient, et parmi ceux-là les Walter recruteraient leurs connaissances du lendemain.
 
Les autres regarderaient la toile, l’hôtel et les propriétaires, avec une curiosité mondaine, insolente ou indifférente, puis s’en iraient
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comme ils étaient venus. Et le père Walter savait bien qu’ils reviendraient, plus tard, comme ils étaient allés chez ses frères israélites devenus riches comme lui.
 
Il fallait d’abord qu’ils entrassent dans sa maison, tous les pannés titrés qu’on cite dans les feuilles ; et ils y entreraient pour voir la figure d’un homme qui a gagné cinquante millions en six semaines ; ils y entreraient aussi pour voir et compter ceux qui viendraient là ; ils y entreraient encore parce qu’il avait eu le bon goût et l’adresse de les appeler à admirer un tableau chrétien chez lui, fils d’Israël.
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Dans le monde, dans le monde des duchesses et du Jockey, on avait beaucoup discuté cette invitation qui n’engageait à rien, en somme. On irait là comme on allait voir des aquarelles chez M. Petit. Les Walter possédaient un chef-d’œuvre ; ils ouvraient leurs portes un soir pour que tout le monde pût l’admirer. Rien de mieux.
 
La Vie Française, depuis quinze jours, faisait chaque matin un écho sur cette soirée du
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trente décembre et s’efforçait d’allumer la curiosité publique.
 
Du Roy rageait du triomphe du patron.
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Sa colère envieuse augmentait chaque jour. Il en voulait à tout le monde, aux Walter qu’il n’avait plus été voir chez eux, à sa femme qui, trompée par Laroche, lui avait déconseillé de prendre des fonds marocains, et il en voulait surtout au ministre qui l’avait joué, qui s’était servi de lui et qui dînait à sa table deux fois par semaine. Georges lui servait de secrétaire, d’agent, de porte-plume, et quand il écrivait sous sa dictée, il se sentait des envies folles d’étrangler ce bellâtre triomphant. Comme ministre, Laroche avait le succès modeste, et pour garder son portefeuille, il ne laissait point deviner qu’il était gonflé d’or. Mais Du Roy le sentait, cet or, dans la parole plus hautaine de l’avocat parvenu, dans son geste plus insolent, dans ses affirmations plus hardies, dans sa confiance en lui complète.
 
Laroche régnait, maintenant, dans la maison Du Roy, ayant pris la place et les jours
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du comte de Vaudrec, et parlant aux domestiques ainsi qu’aurait fait un second maître.
 
Georges le tolérait en frémissant, comme un chien qui veut mordre, et n’ose pas. Mais il était souvent dur et brutal pour Madeleine, qui haussait les épaules et le traitait en enfant maladroit. Elle s’étonnait d’ailleurs de sa constante mauvaise humeur, et répétait : — Je ne te comprends pas. Tu es toujours à te plaindre. Ta position est pourtant superbe.
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Le jour même de l’exposition du tableau, comme Madeleine lui représentait qu’il avait grand tort de n’y vouloir pas aller, il répondit :
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— Fiche-moi la paix. Je reste chez moi.
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Plusieurs femmes étaient là avec leurs maris, se débarrassaient aussi de leurs fourrures. On entendait murmurer : — C’est fort beau ! fort beau !
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Le vestibule énorme était tendu de tapisseries qui représentaient l’aventure de Mars et de Vénus. À droite et à gauche partaient les deux bras d’un escalier monumental, qui se rejoignaient au premier étage. La rampe était une merveille de fer forgé, dont la vieille dorure éteinte faisait courir une lueur discrète le long des marches de marbre rouge.
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{{Mme}} Walter, entourée d’amies, se tenait dans la seconde pièce, et répondait aux saluts des visiteurs. Beaucoup ne la connaissaient point et se promenaient comme dans un musée, sans s’occuper des maîtres du logis.
 
Quand elle aperçut Du Roy, elle devint livide et fit un mouvement pour aller à lui. Puis elle demeura immobile, l’attendant. Il la salua avec cérémonie, tandis que Madeleine l’accablait de tendresses et de compliments. Alors Georges laissa sa femme auprès de la
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Patronne ; et il se perdit au milieu du public pour écouter les choses malveillantes qu’on devait dire, assurément.
 
Cinq salons se suivaient, tendus d’étoffes précieuses, de broderies italiennes ou de tapis d’Orient de nuances et de styles différents, et portant sur leurs murailles des tableaux de maîtres anciens. On s’arrêtait surtout pour admirer une petite pièce Louis XVI, une sorte de boudoir tout capitonné en soie à bouquets roses sur un fond bleu pâle. Les meubles bas, en bois doré, couverts d’étoffe pareille à celle des murs, étaient d’une admirable finesse.
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C’était Suzanne Walter le regardant avec ses yeux d’émail fin, sous le nuage frisé de ses cheveux blonds.
 
Il fut enchanté de la revoir et lui serra franchement la main. Puis s’excusant : —
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Je n’ai pas pu. J’ai eu tant à faire, depuis deux mois, que je ne suis pas sorti.
 
Elle reprit d’un air sérieux : — C’est mal, très mal, très mal. Vous nous faites beaucoup de peine, car nous vous adorons, maman et moi. Quant à moi, je ne puis me passer de vous. Si vous n’êtes pas là je m’ennuie à mourir. Vous voyez que je vous le dis carrément pour que vous n’ayez plus le droit de disparaître comme ça. Donnez-moi le bras, je vais vous montrer moi-même « Jésus marchant sur les flots. », c’est tout au fond, derrière la serre. Papa l’a mis là-bas afin qu’on soit obligé de passer partout. C’est étonnant comme il fait le paon, papa, avec cet hôtel.
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Georges pensait : — Si j’avais été vraiment fort, c’est celle-là que j’aurais épousée. C’était possible, pourtant. Comment n’y ai-je pas songé ? Comment me suis-je laissé aller à prendre l’autre ? Quelle folie ! On agit toujours trop vite, on ne réfléchit jamais assez.
 
Et l’envie, l’envie amère, lui tombait dans
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l’âme goutte à goutte, comme un fiel qui corrompait toutes ses joies, rendait odieuse son existence.
 
Suzanne disait : — Oh ! venez souvent, Bel-Ami, nous ferons des folies maintenant que papa est si riche. Nous nous amuserons comme des toqués.
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Il souriait d’un sourire ironique et hautain, et il se mit à lui nommer les gens qui passaient, des gens très nobles, qui avaient vendu leurs titres rouillés à des filles de financiers comme elle, et qui vivaient maintenant près ou loin de leurs femmes, mais libres, impudents, connus et respectés.
 
Il conclut : — Je ne vous donne pas six mois pour vous laisser prendre à cet appât-là. Vous serez madame la Marquise, madame la Duchesse
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ou madame la Princesse, et vous me regarderez de très haut, mamz’elle.
 
Elle s’indignait, lui tapait sur le bras avec son éventail, jurait qu’elle ne se marierait que selon son cœur.
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— Oui. Un million à nous deux. Quarante mille de revenu. Nous ne pouvons même pas avoir une voiture à nous avec ça.
 
Ils arrivaient au dernier salon, et, en face d’eux s’ouvrait la serre, un large jardin d’hiver plein de grands arbres des pays chauds abritant des massifs de fleurs rares. En entrant sous cette verdure sombre où la lumière glissait comme une ondée d’argent, on respirait la fraîcheur tiède de la terre humide et un souffle lourd de parfums. C’était une étrange sensation douce, malsaine et charmante, de nature factice, énervante et molle. On marchait sur des tapis tout pareils à de la mousse
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entre deux épais massifs d’arbustes. Soudain Du Roy aperçut à sa gauche, sous un large dôme de palmiers, un vaste bassin de marbre blanc où l’on aurait pu se baigner et sur les bords duquel quatre grands cygnes en faïence de Delft laissaient tomber l’eau de leurs becs entr’ouverts.
 
Le fond du bassin était sablé de poudre d’or et l’on voyait nager dedans quelques énormes poissons rouges, bizarres monstres chinois aux yeux saillants, aux écailles bordées de bleu, sortes de mandarins des ondes qui rappelaient, errants et suspendus ainsi sur ce fond d’or, les étranges broderies de là-bas.
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Sa compagne ne parlait plus, un peu songeuse. Il la regarda de côté et il pensa encore une fois : « Il suffisait pourtant d’épouser cette marionnette de chair. »
 
Mais Suzanne tout d’un coup parut se réveiller : — Attention, — dit-elle. Elle poussa Georges à travers un groupe
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qui barrait leur chemin, et le fit brusquement tourner à droite.
 
Au milieu d’un bosquet de plantes singulières qui tendaient en l’air leurs feuilles tremblantes, ouvertes comme des mains aux doigts minces, on apercevait un homme immobile, debout sur la mer.
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C’était bien là l’œuvre puissante et inattendue d’un maître, une de ces œuvres qui bouleversent la pensée et vous laissent du rêve pour des années.
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Les gens qui regardaient cela demeuraient d’abord silencieux, puis s’en allaient, songeurs, et ne parlaient qu’ensuite de la valeur de la peinture.
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Il chercha de tous les côtés, et il aperçut en effet sa femme qui passait, au bras du ministre. Ils causaient tout bas d’une façon intime en souriant, et les yeux dans les yeux.
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Il s’imagina remarquer qu’on chuchotait en les regardant, et il sentit en lui une envie brutale et stupide de sauter sur ces deux êtres et de les assommer à coups de poing.
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Ils arrivaient à la salle à manger, une immense pièce à colonnes de marbre, aux murs tendus de vieux Gobelins.
 
Walter aperçut son chroniqueur et s’élança pour lui prendre les mains. Il était ivre de joie : — Avez-vous tout vu ? Dis, Suzanne, lui as-tu tout montré ? Que de monde, n’est-ce pas, Bel-Ami ? Avez-vous vu le prince de
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Guerche ? Il est venu boire un verre de punch, tout à l’heure.
 
Puis il s’élança vers le sénateur Rissolin qui traînait sa femme étourdie et ornée comme une boutique foraine.
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Puis il ajouta, d’une voix douce : — Non pas qu’ils me gênent chez les autres ou que je leur en veuille. Mais je proteste par principe.
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Georges ne l’écoutait plus. Il cherchait Suzanne qui venait de disparaître avec le marquis de Cazolles, et quittant brusquement Norbert de Varenne, il se mit à la poursuite de la jeune fille.
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— Parfaitement.
 
Et les deux jeunes gens s’enfoncèrent dans la foule, suivis par le mari. Clotilde répétait : —
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Quels veinards que ces Walter. Ce que c’est tout de même que d’avoir l’intelligence des affaires.
 
Georges répondit : — Bah ! Les hommes forts arrivent toujours, soit par un moyen, soit par un autre.
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La vicomtesse de Percemur, énorme et parée, causait avec un duc dans le petit boudoir Louis XVI.
 
Georges murmura : —
Georges murmura : — Un tête-à-tête galant. — Mais en traversant la serre, il revit sa femme assise près de Laroche-Mathieu, presque cachés tous deux derrière un bouquet de plantes. Ils semblaient dire : « Nous nous sommes donné un rendez-vous ici, un rendez-vous public. Car nous nous fichons de l’opinion. »
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Un tête-à-tête galant. — Mais en traversant la serre, il revit sa femme assise près de Laroche-Mathieu, presque cachés tous deux derrière un bouquet de plantes. Ils semblaient dire : « Nous nous sommes donné un rendez-vous ici, un rendez-vous public. Car nous nous fichons de l’opinion. »
 
{{Mme}} de Marelle reconnut que ce Jésus de Karl Marcowitch était très étonnant ; et ils revinrent. Ils avaient perdu le mari.
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Et les deux femmes s’en allèrent, d’un pas pressé, glissant à travers le monde, de ce mouvement onduleux, de ce mouvement de couleuvre qu’elles savent prendre dans les foules.
 
Presque aussitôt une voix murmura : — Georges ! —
Presque aussitôt une voix murmura : — Georges ! — C’était {{Mme}} Walter. Elle reprit très bas : — Oh ! que vous êtes férocement cruel ! Que vous me faites souffrir inutilement. J’ai chargé Suzette d’emmener celle qui vous accompagnait afin de pouvoir vous dire un mot. Écoutez, il faut… il faut que je vous parle ce soir… ou bien… ou bien… vous ne savez pas ce que je ferai. Allez dans la serre. Vous y trouverez une porte à gauche et vous sortirez dans le jardin. Suivez l’allée qui est en face. Tout au bout vous verrez une tonnelle. Attendez-moi là dans dix minutes. Si vous ne voulez pas, je vous jure que je fais un scandale, ici, tout de suite !
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C’était {{Mme}} Walter. Elle reprit très bas : — Oh ! que vous êtes férocement cruel ! Que vous me faites souffrir inutilement. J’ai chargé Suzette d’emmener celle qui vous accompagnait afin de pouvoir vous dire un mot. Écoutez, il faut… il faut que je vous parle ce soir… ou bien… ou bien… vous ne savez pas ce que je ferai. Allez dans la serre. Vous y trouverez une porte à gauche et vous sortirez dans le jardin. Suivez l’allée qui est en face. Tout au bout vous verrez une tonnelle. Attendez-moi là dans dix minutes. Si vous ne voulez pas, je vous jure que je fais un scandale, ici, tout de suite !
 
Il répondit avec hauteur :
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Et ils se séparèrent. Mais Jacques Rival faillit le mettre en retard. Il l’avait pris par le bras et lui racontait un tas de choses avec l’air très exalté. Il venait sans doute du buffet. Enfin Du Roy le laissa aux mains de M. de Marelle retrouvé entre deux portes, et il s’enfuit. Il lui fallut encore prendre garde de n’être pas vu par sa femme et par Laroche. Il y parvint, car ils semblaient fort animés, et il se trouva dans le jardin.
 
L’air froid le saisit comme un bain de glace. Il pensa : « Cristi, je vais attraper un rhume »,
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et il mit son mouchoir à son cou en manière de cravate. Puis il suivit à pas lents l’allée, y voyant mal au sortir de la grande lumière des salons.
 
Il distinguait à sa droite et à sa gauche des arbustes sans feuilles dont les branches menues frémissaient. Des lueurs grises passaient dans ces ramures, des lueurs venues des fenêtres de l’hôtel. Il aperçut quelque chose de blanc, au milieu du chemin, devant lui, et {{Mme}} Walter, les bras nus, la gorge nue, balbutia d’une voix frémissante :
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Elle demeura surprise, puis, faisant « non » de la tête :
 
— Oh ! ta femme s’en moque bien. C’est
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quelqu’une de tes maîtresses qui t’aura fait une scène.
 
— Je n’ai pas de maîtresses.
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Un projet vague, cependant, naissant dans son esprit. Il répondit :
 
— Ma chère, l’amour n’est pas éternel. On se prend et on se quitte. Mais quand ça dure comme entre nous ça devient un boulet horrible. Je n’en veux plus. Voilà la vérité.
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Cependant, si tu sais devenir raisonnable, me recevoir et me traiter ainsi qu’un ami, je reviendrai comme autrefois. Te sens-tu capable de ça ?
 
Elle posa ses deux bras nus sur l’habit noir de Georges et murmura :
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Alors elle se révolta : — Ah ! tu ne me feras pas ça, maintenant ! Il est à toi, rien qu’à toi. Si tu ne le prends point, je le jetterai dans un égout. Tu ne me feras pas cela, Georges ?
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Il reçut le petit paquet et le glissa dans sa poche.
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Rose, fâchée, leur tourna le dos et s’éloigna.
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Du Roy prit familièrement le coude de la jeune fille restée près de lui et de sa voix caressante : — Écoutez, ma chère petite, me croyez-vous bien votre ami ?
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Rival arrivait, l’air affairé : — Mademoiselle, votre papa vous demande pour le bal.
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Elle dit : — Allons, Bel-Ami.
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— Quoi donc ?
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— Devine.
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Il déclara : — Tout est relatif. Je pourrais avoir davantage, aujourd’hui.
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Il avait pris l’écrin, il le posa tout ouvert sur la cheminée, considéra quelques instants l’étoile brillante couchée dedans. Puis il le referma, et se mit au lit en haussant les épaules.
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Il murmura seulement : — J’ai changé d’avis.
 
Quand ils arrivèrent, la Patronne était seule dans le petit boudoir Louis XVI adopté pour ses réceptions intimes. Vêtue de noir, elle
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avait poudré ses cheveux, ce qui la rendait charmante. Elle avait l’air, de loin, d’une vieille, de près, d’une jeune, et, quand on la regardait bien, d’un joli piège pour les yeux.
 
— Vous êtes en deuil ? demanda Madeleine.
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Le soir on s’en alla, errant et causant, par les salons et par la serre. Comme Du Roy marchait derrière, avec la Patronne, elle le retint par le bras.
 
— Écoutez, dit-elle à voix basse… Je ne vous parlerai plus de rien, jamais… Mais venez me voir, Georges. Vous voyez que je ne vous tutoie plus. Il m’est impossible de vivre sans vous, impossible. C’est une torture inimaginable. Je vous sens, je vous garde dans mes yeux, dans mon cœur et dans ma chair tout le jour et toute la nuit. C’est comme si vous
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m’aviez fait boire un poison qui me rongerait en dedans. Je ne puis pas. Non. Je ne puis pas. Je veux bien n’être pour vous qu’une vieille femme. Je me suis mise en cheveux blancs pour vous le montrer, mais venez ici, venez de temps en temps, en ami.
 
Elle lui avait pris la main et elle la serrait, la broyait, enfonçant ses ongles dans sa chair.
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{{Mme}} Walter répliqua d’une voix ferme, d’une voix où vibrait une exaltation secrète : — C’est ce Christ-là qui sauvera mon âme. Il me donne du courage et de la force toutes les fois que je le regarde.
 
Et, s’arrêtant en face du Dieu debout sur la mer, elle murmura : — Comme il est beau ! Comme ils en ont peur et comme ils l’aiment, ces hommes ! Regardez
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donc sa tête, ses yeux, comme il est simple et surnaturel en même temps !
 
Suzanne s’écria : — Mais il vous ressemble, Bel-Ami. Je suis sûre qu’il vous ressemble. Si vous aviez des favoris, ou bien s’il était rasé, vous seriez tout pareils tous les deux. Oh ! mais c’est frappant !
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{{Mme}} Walter demeurait immobile, contemplant d’un œil fixe le visage de son amant à côté du visage du Christ, et elle était devenue aussi blanche que ses cheveux blancs. VIII
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Pendant le reste de l’hiver, les Du Roy allèrent souvent chez les Walter. Georges même y dînait seul à tout instant, Madeleine se disant fatiguée et préférant rester chez elle.
 
Il avait adopté le vendredi comme jour fixe, et la Patronne n’invitait jamais personne ce soir-là ; il appartenait à Bel-Ami, rien qu’à lui. Après dîner, on jouait aux cartes, on donnait à manger aux poissons chinois, on vivait et on s’amusait en famille. Plusieurs fois, derrière une porte, derrière un massif de la serre, dans un coin sombre, {{Mme}} Walter avait saisi brusquement dans ses bras le jeune homme, et, le serrant de toute sa force sur sa poitrine, lui avait jeté dans l’oreille : — Je t’aime !… je t’aime !… je t’aime à en mourir ! — Mais toujours il l’avait repoussée froidement, en répondant d’un ton sec : — Si vous recommencez, je ne viendrai plus ici.
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Si vous recommencez, je ne viendrai plus ici.
 
Vers la fin de mars, on parla tout à coup du mariage des deux sœurs. Rose devait épouser, disait-on, le comte de Latour-Yvelin, et Suzanne, le marquis de Cazolles. Ces deux hommes étaient devenus des familiers de la maison, de ces familiers à qui on accorde des faveurs spéciales, des prérogatives sensibles.
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Ils prirent chacun sur la table un gros morceau de mie et s’en allèrent dans la serre.
 
Tout le long de la vasque de marbre on laissait par terre des coussins afin qu’on pût se mettre à genoux autour du bassin, pour
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être plus près des bêtes nageantes. Les jeunes gens en prirent chacun un, côte à côte, et, penchés vers l’eau, commencèrent à jeter dedans des boulettes qu’ils roulaient entre leurs doigts. Les poissons, dès qu’ils les aperçurent, s’en vinrent, en remuant la queue, battant des nageoires, roulant leurs gros yeux saillants, tournant sur eux-mêmes, plongeant pour attraper la proie ronde qui s’enfonçait, et remontant aussitôt pour en demander une autre.
 
Ils avaient des mouvements drôles de la bouche, des élans brusques et rapides, une allure étrange de petits monstres ; et sur le sable d’or du fond ils se détachaient en rouge ardent, passant comme des flammes dans l’onde transparente, ou montrant, aussitôt qu’ils s’arrêtaient, le filet bleu qui bordait leurs écailles.
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— Vous ne vous rappelez pas ce que vous m’avez promis, ici même, le soir de la fête ?
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— Mais non ?
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— J’ai… j’ai… j’ai que je suis jaloux de lui.
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Elle s’étonna modérément : — Vous ?
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La jeune fille murmura, moitié tristement, moitié gaiement : — C’est dommage que vous soyez marié. Que voulez-vous ? On n’y peut rien. C’est fini !
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Il se retourna brusquement vers elle, et il lui dit, tout près, dans la figure :
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Tous les poissons se jetèrent avidement sur ce paquet de mie qui flottait n’ayant point été pétri par les doigts, et ils le dépecèrent de leurs bouches voraces. Ils l’entraînaient à l’autre bout du bassin, s’agitaient au-dessous, formant maintenant une grappe mouvante, une espèce de fleur animée et tournoyante, une fleur vivante, tombée à l’eau la tête en bas.
 
Suzanne, surprise, inquiète, se redressa,
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et s’en revint tout doucement. Le journaliste était parti.
 
Il rentra chez lui, fort calme, et comme Madeleine écrivait des lettres, il lui demanda : — Dînes-tu vendredi chez les Walter ? Moi, j’irai.
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Puis il partit vers six heures, après avoir embrassé sa femme, et il alla chercher un fiacre place Notre-Dame-de-Lorette.
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Il dit au cocher : — Vous vous arrêterez en face du numéro 17, rue Fontaine, et vous resterez là jusqu’à ce que je vous donne l’ordre de vous en aller. Vous me conduirez ensuite au restaurant du Coq-Faisan, rue Lafayette.
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Le fiacre se remit en marche, et le déposa devant le Coq-Faisan, restaurant bourgeois connu dans le quartier. Georges entra dans la salle commune, et mangea doucement, en regardant l’heure à sa montre de temps en temps. À sept heures et demie, comme il avait bu son café, pris deux verres de fine champagne, et fumé, avec lenteur, un bon cigare, il sortit, héla une autre voiture qui passait à vide, et se fit conduire rue La Rochefoucauld.
 
Il monta, sans rien demander au concierge, au troisième étage de la maison qu’il avait indiquée, et quand une bonne lui eut ouvert : —
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M. Guibert de Lorme est chez lui, n’est-ce pas ?
 
— Oui, monsieur.
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— Eh bien, Monsieur le commissaire, j’ai une voiture en bas, nous pouvons prendre les agents qui vous accompagneront, puis nous attendrons un peu devant la porte. Plus nous arriverons tard, plus nous avons de chance de bien les surprendre en flagrant délit.
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— Comme il vous plaira, monsieur.
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Du Roy disait : — J’ai le plan de l’appartement. C’est au second. Nous trouverons d’abord un petit vestibule, puis la chambre à coucher. Les trois pièces se commandent. Aucune sortie ne peut faciliter la fuite. Il y a un serrurier un peu plus loin. Il se tiendra prêt à être réquisitionné par vous.
 
Quand ils furent devant la maison indiquée, il n’était encore que huit heures un
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quart, et ils attendirent en silence pendant plus de vingt minutes. Mais lorsqu’il vit que les trois quarts allaient sonner, Georges dit : — Allons maintenant. — Et ils montèrent l’escalier sans s’occuper du portier, qui ne les remarqua point, d’ailleurs. Un des agents demeura dans la rue pour surveiller la sortie.
 
Les quatre hommes s’arrêtèrent au second étage, et Du Roy colla d’abord son oreille contre la porte, puis son œil au trou de la serrure. Il n’entendit rien et ne vit rien. Il sonna.
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La voix répéta : — Qui êtes-vous ?
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— Je suis le commissaire de police. Ouvrez, ou je fais forcer la porte.
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Il s’écria : — C’est elle, nous les tenons. — Et il se jeta dans l’appartement. Le commissaire ayant ôté son chapeau, le suivit. Et la jeune femme effarée s’en vint derrière eux en les éclairant.
 
Ils traversèrent une salle à manger dont la
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table non desservie montrait les restes du repas : des bouteilles à champagne vides, une terrine de foies gras ouverte, une carcasse de poulet et des morceaux de pain à moitié mangés. Deux assiettes posées sur le dressoir portaient des piles d’écailles d’huîtres.
 
La chambre semblait ravagée par une lutte. Une robe coiffait une chaise, une culotte d’homme restait à cheval sur le bras d’un fauteuil. Quatre bottines, deux grandes et deux petites, traînaient au pied du lit, tombées sur le flanc.
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Une assiette à gâteaux, une bouteille de chartreuse et deux petits verres encore à moitié pleins encombraient la cheminée. Le sujet de la pendule de bronze était caché par un grand chapeau d’homme.
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Le commissaire se retourna vivement, et regardant Madeleine dans les yeux :
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L’officier toucha ce qui semblait être l’épaule, et répéta : — Monsieur, ne me forcez pas, je vous prie, à des actes.
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Mais le corps voilé demeurait aussi immobile que s’il eût été mort.
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L’officier répondit : — C’est à moi, monsieur, à moi seul. Je vous demande qui vous êtes ?
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L’autre se tut. Il tenait le drap serré contre son cou et roulait des yeux effarés. Ses petites moustaches retroussées semblaient toutes noires sur sa figure blème.
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Puis il tourna le dos et revint vers la cheminée.
 
Madeleine avait retrouvé son sang-froid, et voyant tout perdu, elle était prête à tout oser. Une audace de bravade faisait briller son œil ; et, roulant un morceau de papier, elle
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alluma, comme pour une réception, les dix bougies des vilains candélabres posés au coins de la cheminée. Puis elle s’adossa au marbre et tendant au feu mourant un de ses pieds nus, qui soulevait par derrière son jupon à peine arrêté sur les hanches, elle prit une cigarette dans un étui de papier rose, l’enflamma et se mit à fumer.
 
Le commissaire était revenu vers elle, attendant que son complice fût debout.
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Le commissaire prononça : — Je me vois forcé de vous arrêter.
 
Alors l’homme s’écria brusquement : — Ne me touchez pas. Je suis inviolable !
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Ne me touchez pas. Je suis inviolable !
 
Du Roy s’élança vers lui, comme pour le terrasser, et il lui grogna dans la figure : — Il y a flagrant délit… flagrant délit. Je peux vous faire arrêter, si je veux… oui, je le peux.
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Du Roy était devenu livide. D’un geste rapide, il arracha de sa boutonnière la courte flamme de ruban, et, la jetant dans la cheminée : — Voilà ce que vaut une décoration qui vient de salops de votre espèce.
 
Ils étaient face à face, les dents près des
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dents, exaspérés, les poings serrés, l’un maigre et la moustache au vent, l’autre gras et la moustache en croc.
 
Le commissaire passa vivement entre les deux et, les écartant avec ses mains : — Messieurs, vous vous oubliez, vous manquez de dignité !
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— Cela suffit.
 
Puis le magistrat prit quelques notes sur l’état et la disposition du logis. Comme il finissait d’écrire, le ministre qui avait achevé
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de s’habiller, et qui attendait, le paletot sur le bras, le chapeau à la main, demanda :
 
— Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? Que dois-je faire ? Puis-je me retirer ?
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Une heure plus tard, Georges Du Roy entrait dans les bureaux de la Vie Française.
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M. Walter était déjà là, car il continuait à diriger et à surveiller avec sollicitude son journal qui avait pris une extension énorme et qui favorisait beaucoup les opérations grandissantes de sa banque.
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— Pas du tout. Je vais même faire un écho là-dessus.
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— Mais alors que voulez-vous ?
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Georges reprit : — Me voici libre… J’ai une certaine fortune. Je me présenterai aux élections au renouvellement d’Octobre, dans mon pays où je suis fort connu. Je ne pouvais pas me poser ni me faire respecter avec cette femme qui était suspecte à tout le monde. Elle m’avait pris comme un niais, elle m’avait enjôlé et capturé. Mais depuis que je savais son jeu, je la surveillais, la gredine.
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Il se mit à rire et ajouta : — C’est ce pauvre Forestier qui était cocu… cocu sans s’en douter, confiant et tranquille. Me voici débarrassé de la teigne qu’il m’avait laissée. J’ai les mains déliées. Maintenant j’irai loin.
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Le vieux hésita quelques instants, puis il en prit son parti : — Faites, dit-il, tant pis pour ceux qui se fichent dans ces pétrins-là. IX
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Trois mois s’étaient écoulés. Le divorce de Du Roy venait d’être prononcé. Sa femme avait repris le nom de Forestier, et comme les Walter devaient partir, le 15 juillet, pour Trouville, on décida de passer une journée à la campagne, avant de se séparer.
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On allait déjeuner à Saint-Germain, au pavillon Henri-IV. Bel-Ami avait demandé à être le seul homme de la partie, car il ne pouvait supporter la présence et la figure du marquis de Cazolles. Mais, au dernier moment, il fut décidé que le comte de Latour-Yvelin serait enlevé, au saut du lit. On l’avait prévenu la veille.
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La voiture remonta au grand trot l’avenue des Champs-Élysées, puis traversa le bois de Boulogne.
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Georges, fort pâle, regardait souvent Suzanne, qui était pâle aussi. Leurs yeux se rencontraient, semblaient se concerter, se comprendre, échanger secrètement une pensée, puis se fuyaient. {{Mme}} Walter était tranquille, heureuse.
 
Le déjeuner fut long. Avant de repartir
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pour Paris, Georges proposa de faire un tour sur la terrasse.
 
On s’arrêta d’abord pour examiner la vue. Tout le monde se mit en ligne le long du mur et on s’extasia sur l’étendue de l’horizon. La Seine, au pied d’une longue colline, coulait vers Maisons-Laffitte, comme un immense serpent couché dans la verdure. À droite, sur le sommet de la côte, l’aqueduc de Marly projetait sur le ciel son profil énorme de chenille à grandes pattes, et Marly disparaissait, au-dessous, dans un épais bouquet d’arbres.
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Puis on se mit en marche doucement pour faire une promenade et jouir un peu de cette perspective.
 
Georges et Suzanne restèrent en arrière. Dès qu’ils furent écartés de quelques pas, il lui dit d’une voix basse et contenue : —
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Suzanne, je vous adore. Je vous aime à en perdre la tête.
 
Elle murmura : — Moi aussi, Bel-Ami.
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— La plus grande des folies ?
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— Oui.
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— Oui, oui. Et puis ?
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— Et puis, c’est là que ça devient grave. Si vous êtes résolue, bien résolue, bien, bien, bien résolue à être ma femme, ma chère, chère petite Suzanne… Je vous… je vous enlèverai !
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— Oui. Je sais ouvrir la petite porte.
 
— Eh bien ! quand le concierge sera couché,
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vers minuit, venez me rejoindre place de la Concorde. Vous me trouverez dans un fiacre arrêté en face du ministère de la Marine.
 
— J’irai.
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{{Mme}} Walter, se retournant, cria : — Mais viens donc, petite. Qu’est-ce que tu fais avec Bel-Ami ?
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Ils rejoignirent les autres. On parlait des bains de mer où on serait bientôt.
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Mais une fois qu’il tiendrait la petite au loin, il traiterait de puissance à puissance, avec le père.
 
Pensant à tout cela, il répondait par phrases hachées aux choses qu’on lui disait et qu’il
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n’écoutait guère. Il parut revenir à lui lorsqu’il rentra dans Paris.
 
Suzanne aussi songeait ; et le grelot des quatre chevaux sonnait dans sa tête, lui faisait voir des grandes routes infinies sous des clairs de lune éternels, des forêts sombres traversées, des auberges au bord du chemin, et la hâte des hommes d’écurie à changer l’attelage, car tout le monde devine qu’ils sont poursuivis.
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Il ressortit vers onze heures, erra quelque temps, prit un fiacre et se fit arrêter place de la Concorde, le long des arcades du ministère de la Marine.
 
De temps en temps il enflammait une allumette pour regarder l’heure à sa montre. Quand il vit approcher minuit, son impatience
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devint fiévreuse. À tout moment il passait la tête à la portière pour regarder.
 
Une horloge lointaine sonna douze coups, puis une autre plus près, puis deux ensemble, puis une dernière très loin. Quand celle-là eut cessé de tinter, il pensa : « C’est fini. C’est raté. Elle ne viendra pas. »
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Elle haletait, sans parler.
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Il demanda : — Eh bien ! comment ça s’est-il passé ?
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Comme ils m’avaient mise en colère aussi, j’ai crié plus fort qu’eux. Et papa m’a dit de sortir avec un air dramatique qui ne lui allait pas du tout. C’est ce qui m’a décidée à me sauver avec vous. Me voilà, où allons-nous ?
 
Il avait enlacé sa taille doucement ; et il écoutait de toutes ses oreilles, le cœur battant, une rancune haineuse s’éveillant en lui contre
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ces gens. Mais il la tenait, leur fille. Ils verraient, à présent.
 
Il répondit : — Il est trop tard pour prendre le train ; cette voiture-là va donc nous conduire à Sèvres où nous passerons la nuit. Et demain nous partirons pour La Roche-Guyon. C’est un joli village, au bord de la Seine, entre Mantes et Bonnières.
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Aussitôt Suzanne sortie de sa chambre, {{Mme}} Walter était restée en face de son mari.
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Elle demanda, éperdue, atterrée :
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Il demeura d’abord immobile et stupéfait, puis il lâcha un « Nom de Dieu » furibond, et il sortit en tapant la porte.
 
Dès qu’elle fut seule, elle alla, par instinct, vers la glace pour se regarder, comme pour
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voir si rien n’était changé en elle, tant ce qui arrivait lui paraissait impossible, monstrueux. Suzanne était amoureuse de Bel-Ami ! et Bel-Ami voulait épouser Suzanne ! Non ! elle s’était trompée, ce n’était pas vrai. La fillette avait eu une toquade bien naturelle pour ce beau garçon, elle avait espéré qu’on le lui donnerait pour mari ; elle avait fait son petit coup de tête ! Mais lui ? lui ne pouvait pas être complice de ça ! Elle réfléchissait, troublée comme on l’est devant les grandes catastrophes. Non, Bel-Ami ne devait rien savoir de l’escapade de Suzanne.
 
Et elle songea longtemps à la perfidie et à l’innocence possibles de cet homme. Quel misérable, s’il avait préparé le coup ! Et qu’arriverait-il ? Que de dangers et de tourments elle prévoyait !
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Vivre sans lui était impossible. Autant mourir.
 
Sa pensée s’égarait dans ces angoisses et dans ces incertitudes. Une douleur commençait
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à poindre dans sa tête ; ses idées devenaient pénibles, troubles, lui faisaient mal. Elle s’énervait à chercher, s’exaspérait de ne pas savoir. Elle regarda sa pendule, il était une heure passée. Elle se dit : « Je ne veux pas rester ainsi, je deviens folle. Il faut que je sache. Je vais réveiller Suzanne pour l’interroger. »
 
Et elle s’en alla, déchaussée, pour ne pas faire de bruit, une bougie à la main, vers la chambre de sa fille. Elle l’ouvrit bien doucement, entra, regarda le lit. Il n’était pas défait. Elle ne comprit point d’abord, et pensa que la fillette discutait encore avec son père. Mais aussitôt un soupçon horrible l’effleura et elle courut chez son mari. Elle y arriva d’un élan, blême et haletante. Il était couché et lisait encore.
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Il sauta d’un bond sur le tapis, chaussa ses pantoufles et, sans caleçon, la chemise au vent, il se précipita à son tour vers l’appartement de sa fille.
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Dès qu’il l’eut vu, il ne conserva point de doute. Elle s’était enfuie.
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— Mais il l’a. C’est fait. Et il la gardera et la cachera tant que nous n’aurons point cédé. Donc, pour éviter le scandale, il faut céder tout de suite.
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Sa femme, déchirée par une inavouable douleur, répéta :
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— Mais, tais-toi donc… Je te répète qu’il le faut… qu’il le faut absolument. Et qui sait ? Peut-être ne le regretterons-nous pas. Avec les êtres de cette trempe-là, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Tu as vu comme il a jeté bas, en trois articles, ce niais de Laroche-Mathieu, et comme il l’a fait avec dignité, ce qui était rudement difficile dans sa situation de mari. Enfin nous verrons. Toujours est-il que nous sommes pris. Nous ne pouvons plus nous tirer de là.
 
Elle avait envie de crier, de se rouler par
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terre, de s’arracher les cheveux. Elle prononça encore, d’une voix exaspérée :
 
— II ne l’aura pas… Je… ne… veux… pas !
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Elle cherchait qui elle pourrait bien appeler à elle. Quel homme ! Elle n’en trouvait pas ! Un prêtre ! oui, un prêtre ! Elle se jetterait à ses pieds, lui avouerait tout, lui confesserait sa faute et son désespoir. Il comprendrait, lui, que ce misérable ne pouvait pas épouser Suzanne et il empêcherait cela.
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Il lui fallait un prêtre tout de suite ! Mais où le trouver ? Où aller ? Pourtant elle ne pouvait rester ainsi.
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Quand {{Mme}} Walter entra dans le jardin d’hiver, ne l’ayant jamais vu que plein de lumière, elle demeura saisie devant sa profondeur obscure. Les lourdes plantes des pays chauds épaississaient l’atmosphère de leur haleine pesante. Et les portes n’étant plus ouvertes, l’air de ce bois étrange, enfermé sous un dôme de verre, entrait dans la poitrine avec peine, étourdissait, grisait, faisait plaisir et mal, donnait à la chair une sensation confuse de volupté énervante et de mort.
 
La pauvre femme marchait doucement,
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émue par les ténèbres où apparaissaient, à la lueur errante de sa bougie, des plantes extravagantes, avec des aspects de monstres, des apparences d’êtres, des difformités bizarres.
 
Tout d’un coup, elle aperçut le Christ. Elle ouvrit la porte qui le séparait d’elle, et tomba sur les genoux.
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Elle balbutiait : « Jésus ! — Jésus ! — Jésus ! » Et le mot « Georges » lui venait aux lèvres. Tout à coup, elle pensa qu’à cette heure même, Georges, peut-être, possédait sa fille. Il était seul avec elle, quelque part, dans une chambre. Lui ! lui ! avec Suzanne !
 
Elle répétait : « Jésus !… Jésus ! » Mais elle pensait à eux… à sa fille et à son amant ! Ils étaient seuls, dans une chambre… et c’était la nuit. Elle les voyait. Elle les voyait si nettement qu’ils se dressaient devant elle, à la
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place du tableau. Ils se souriaient. Ils s’embrassaient. La chambre était sombre, le lit entr’ouvert. Elle se souleva pour aller vers eux, pour prendre sa fille par les cheveux et l’arracher à cette étreinte. Elle allait la saisir à la gorge, l’étrangler, sa fille qu’elle haïssait, sa fille qui se donnait à cet homme. Elle la touchait… ses mains rencontrèrent la toile. Elle heurtait les pieds du Christ.
 
Elle poussa un grand cri et tomba sur le dos. Sa bougie, renversée, s’éteignit.
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Elle sentait vaguement qu’elle n’était point chez elle. Elle voulait se lever, fuir, elle ne le pouvait pas. Une torpeur l’avait envahie, qui liait ses membres et ne lui laissait que sa pensée en éveil, trouble cependant, torturée par des images affreuses, irréelles, fantastiques, perdue dans un songe malsain, le songe étrange et parfois mortel que font entrer dans les cerveaux humains les plantes endormeuses des pays chauds, aux formes bizarres et aux parfums épais.
 
Le jour venu, on ramassa {{Mme}} Walter, étendue sans connaissance, presque asphyxiée,
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devant « Jésus marchant sur les flots ». Elle fut si malade qu’on craignit pour sa vie. Elle ne reprit que le lendemain l’usage complet de sa raison. Alors, elle se mit à pleurer.
 
La disparition de Suzanne fut expliquée aux domestiques par un envoi brusque au couvent. Et M. Walter répondit à une longue lettre de Du Roy, en lui accordant la main de sa fille.
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Ils avaient passé six jours au bord de la Seine, à La Roche-Guyon.
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Jamais la jeune fille ne s’était tant amusée. Elle avait joué à la bergère. Comme il la faisait passer pour sa sœur, ils vivaient dans une intimité libre et chaste, une sorte de camaraderie amoureuse. Il jugeait habile de la respecter. Dès le lendemain de leur arrivée, elle acheta du linge et des vêtements de paysanne, et elle se mit à pêcher à la ligne, la tête couverte d’un immense chapeau de paille orné de fleurs des champs. Elle trouvait le pays délicieux. Il y avait là une vieille tour et un vieux château où l’on montrait d’admirables tapisseries.
 
Georges, vêtu d’une vareuse achetée toute faite chez un commerçant du pays, promenait Suzanne, soit à pied, le long des berges, soit en bateau. Ils s’embrassaient à tout moment, frémissants, elle innocente et lui prêt à succomber. Mais il savait être fort ; et quand il lui dit : — Nous retournerons à Paris demain, votre père m’accorde votre main, — elle murmura naïvement : — Déjà ? ça m’amusait tant d’être votre femme ! X
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Il faisait sombre dans le petit appartement de la rue de Constantinople, car Georges Du Roy et Clotilde de Marelle s’étant rencontrés sous la porte étaient entrés brusquement, et elle lui avait dit, sans lui laisser le temps d’ouvrir les persiennes :
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Elle reprit, debout devant lui, furieuse, indignée : — Tu épouses Suzanne Walter ! C’est trop fort ! c’est trop fort ! Voilà trois mois que tu me cajoles pour me cacher ça. Tout le monde le sait, excepté moi. C’est mon mari qui me l’a appris !
 
Du Roy se mit à ricaner, un peu confus tout de même et, ayant posé son chapeau sur
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un coin de la cheminée, il s’assit dans un fauteuil.
 
Elle le regardait bien en face, et elle dit d’une voix irritée et basse :
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— Je te prie de faire attention aux mots que tu emploies.
 
Elle se révolta contre cette indignation : — Quoi ! tu veux que je prenne des gants pour te parler maintenant ! Tu te conduis
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avec moi comme un gueux depuis que je te connais, et tu prétends que je ne te le dise pas ? Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde, tu prends du plaisir et de l’argent partout, et tu veux que je te traite comme un honnête homme ?
 
Il se leva, et la lèvre tremblante :
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— Ne parle pas de celle-là ! Je te le défends !
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Elle cria :
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Elle se tut soudain, et se mit à gémir sous les coups. Elle ne remuait plus. Elle avait caché sa figure dans l’angle du parquet et de la muraille, et elle poussait des cris plaintifs.
 
Il cessa de la battre et se redressa. Puis il fit quelques pas par la pièce pour reprendre son
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sang-froid ; et, une idée lui étant venue, il passa dans la chambre, emplit la cuvette d’eau froide, et se trempa la tête dedans. Ensuite il se lava les mains, et il revint voir ce qu’elle faisait en s’essuyant les doigts avec soin.
 
Elle n’avait point bougé. Elle restait étendue par terre, pleurant doucement.
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Et il s’en alla à grands pas, car il avait des courses pressées à faire pour les derniers achats de la corbeille.
 
Le mariage était fixé au 20 octobre, après la rentrée des Chambres. Il aurait lieu à l’église
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de la Madeleine. On en avait beaucoup jasé sans savoir au juste la vérité. Différentes histoires circulaient. On chuchotait qu’un enlèvement avait eu lieu, mais on n’était sûr de rien.
 
D’après les domestiques, {{Mme}} Walter, qui ne parlait plus à son futur gendre, s’était empoisonnée de colère le soir où cette union avait été décidée, après avoir fait conduire sa fille au couvent, à minuit.
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Les anciens journalistes, les journalistes graves et respectables ne haussaient plus les épaules en parlant de la Vie Française. Le succès rapide et complet avait effacé la mésestime des écrivains sérieux pour les débuts de cette feuille.
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Le mariage de son rédacteur en chef fut ce qu’on appelle un fait parisien, Georges Du Roy et les Walter ayant soulevé beaucoup de curiosité depuis quelque temps. Tous les gens qu’on cite dans les échos se promirent d’y aller.
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À onze heures, des détachements de sergents de ville arrivèrent et se mirent presque aussitôt à faire circuler la foule, car des attroupements se formaient à chaque instant.
 
Les premiers invités apparurent bientôt, ceux qui voulaient être bien placés pour tout
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voir. Ils prirent les chaises en bordure, le long de la nef centrale.
 
Peu à peu, il en venait d’autres, des femmes qui faisaient un bruit d’étoffes, un bruit de soie, des hommes sévères, presque tous chauves, marchant avec une correction mondaine, plus graves encore en ce lieu.
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Rival demanda : — Savez-vous ce qu’est devenue sa femme ?
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Le poète sourit : — Oui et non. Elle vit très retirée, m’a-t-on dit, dans le quartier Montmartre. Mais… il y a un mais… je lis depuis quelque temps dans la Plume des articles politiques qui ressemblent terriblement à ceux de Forestier et de Du Roy. Ils sont d’un nommé Jean Le Dol, un jeune homme, beau garçon, intelligent, de la même race que notre ami Georges, et qui a fait la connaissance de son ancienne femme. D’où j’ai conclu qu’elle aimait les débutants et les aimerait éternellement. Elle est riche d’ailleurs. Vaudrec et Laroche-Mathieu n’ont pas été pour rien les assidus de la maison.
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— Comment ça ?
 
— Notre Bel-Ami, par indifférence ou par économie, avait jugé la mairie suffisante en épousant Madeleine Forestier. Il s’était donc passé de bénédiction ecclésiastique, ce qui constituait, pour notre Sainte Mère l’Église,
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un simple état de concubinage. Par conséquent, il arrive devant elle aujourd’hui en garçon, et elle lui prête toutes ses pompes, qui coûteront cher au père Walter.
 
La rumeur de la foule accrue grandissait sous la voûte. On entendait des voix qui parlaient presque haut. On se montrait des hommes célèbres, qui posaient, contents d’être vus, et gardant avec soin leur maintien adopté devant le public, habitués à se montrer ainsi dans toutes les fêtes dont ils étaient, leur semblait-il, les indispensables ornements, les bibelots d’art.
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— Dites donc, mon cher, vous qui allez souvent chez le Patron, est-ce vrai que {{Mme}} Walter et Du Roy ne se parlent jamais plus ?
 
— Jamais. Elle ne voulait pas lui donner la petite. Mais il tenait le père par des cadavres découverts, paraît-il, des cadavres enterrés au Maroc. Il a donc menacé le vieux de révélations épouvantables. Walter s’est rappelé l’exemple de Laroche-Mathieu et il a cédé tout de suite. Mais la mère, entêtée comme toutes les femmes, a juré qu’elle n’adresserait plus la parole à son gendre. Ils sont rudement drôles, en face l’un de l’autre. Elle a l’air d’une statue, de la statue de la Vengeance, et
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il est fort gêné, lui, bien qu’il fasse bonne contenance, car il sait se gouverner, celui-là !
 
Des confrères venaient leur serrer la main. On entendait des bouts de conversations politiques. Et vague comme le bruit d’une mer lointaine, le grouillement du peuple amassé devant l’église entrait par la porte avec le soleil, montait sous la voûte, au-dessus de l’agitation plus discrète du public d’élite massé dans le temple.
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Elle demeura quelques instants sur le seuil, puis quand elle fit son premier pas dans la nef, les orgues poussèrent un cri puissant, annoncèrent l’entrée de la mariée avec leur grande voix de métal.
 
Elle s’en venait, la tête baissée, mais point timide, vaguement émue, gentille, charmante, une miniature d’épousée. Les femmes souriaient et murmuraient en la regardant passer. Les hommes chuchotaient : « Exquise, adorable. » M. Walter marchait avec une dignité
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exagérée, un peu pâle, les lunettes d’aplomb sur le nez.
 
Derrière eux, quatre demoiselles d’honneur, toutes les quatre vêtues de rose et jolies toutes les quatre, formaient une cour à ce bijou de reine. Les garçons d’honneur, bien choisis, conformes au type, allaient d’un pas qui semblait réglé par un maître de ballet.
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Puis Georges Du Roy parut avec une vieille dame inconnue.
 
Il levait la tête sans détourner non plus ses yeux fixes, durs, sous ses sourcils un peu crispés. Sa moustache semblait irritée sur sa lèvre. On le trouvait fort beau garçon. Il avait
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l’allure fière, la taille fine, la jambe droite. Il portait bien son habit que tachait, comme une goutte de sang, le petit ruban rouge de la Légion d’honneur.
 
Puis venaient les parents, Rose avec le sénateur Rissolin. Elle était mariée depuis six semaines. Le comte de Latour-Yvelin accompagnait la vicomtesse de Percemur.
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Enfin ce fut une procession bizarre des alliés ou amis de Du Roy qu’il avait présentés dans sa nouvelle famille, gens connus dans l’entremonde parisien qui sont tout de suite les intimes, et, à l’occasion, les cousins éloignés des riches parvenus, gentilshommes déclassés, ruinés, tachés, mariés parfois, ce qui est pis. C’étaient M. de Belvigne, le marquis de Banjolin, le comte et la comtesse de Ravenel, le duc de Ramorano, le prince de Kravalow, le chevalier Valréali, puis des invités de Walter, le prince de Guerche, le duc et la duchesse de Ferracine, la belle marquise des Dunes. Quelques parents de {{Mme}} Walter gardaient un air comme il faut de province, au milieu de ce défilé.
 
Et toujours les orgues chantaient, poussaient par l’énorme monument les accents ronflants et rythmés de leurs gorges puissantes, qui crient au ciel la joie ou la douleur des hommes. On referma les grands battants de l’entrée,
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et, tout à coup, il fit sombre comme si on venait de mettre à la porte le soleil.
 
Maintenant Georges était agenouillé à côté de sa femme dans le chœur, en face de l’autel illuminé. Le nouvel évêque de Tanger, crosse en main, mitre en tête, apparut, sortant de la sacristie, pour les unir au nom de l’Éternel.
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Un bruit de sanglots fit retourner quelques têtes. {{Mme}} Walter pleurait, la figure dans ses mains.
 
Elle avait dû céder. Qu’aurait-elle fait ? Mais depuis le jour où elle avait chassé de sa chambre sa fille revenue, en refusant de l’embrasser, depuis le jour où elle avait dit à voix très basse à Du Roy, qui la saluait avec cérémonie en reparaissant devant elle : — Vous êtes l’être le plus vil que je connaisse, ne me parlez jamais plus, car je ne vous répondrai point ! — elle souffrait une intolérable et inapaisable torture. Elle haïssait Suzanne d’une haine
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aiguë, faite de passion exaspérée et de jalousie déchirante, étrange jalousie de mère et de maîtresse, inavouable, féroce, brûlante comme une plaie vive.
 
Et voilà qu’un évêque les mariait, sa fille et son amant, dans une église, en face de deux mille personnes, et devant elle ! Et elle ne pouvait rien dire ? Elle ne pouvait pas empêcher cela ? Elle ne pouvait pas crier : « Mais il est à moi, cet homme, c’est mon amant. Cette union que vous bénissez est infâme. »
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Du Roy l’écoutait, ivre d’orgueil. Un prélat de l’Église romaine lui parlait ainsi, à lui. Et il sentait, derrière son dos, une foule, une foule illustre venue pour lui. Il lui semblait qu’une force le poussait, le soulevait. Il devenait un des maîtres de la terre, lui, lui, le fils des deux pauvres paysans de Canteleu.
 
Il les vit tout à coup dans leur humble
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cabaret, au sommet de la côte, au-dessus de la grande vallée de Rouen, son père et sa mère, donnant à boire aux campagnards du pays. Il leur avait envoyé cinq mille francs en héritant du comte de Vaudrec. Il allait maintenant leur en envoyer cinquante mille ; et ils achèteraient un petit bien. Ils seraient contents, heureux.
 
L’évêque avait terminé sa harangue. Un prêtre vêtu d’une étole dorée montait à l’autel. Et les orgues recommencèrent à célébrer la gloire des nouveaux époux.
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Tantôt elles jetaient des clameurs prolongées, énormes, enflées comme des vagues, si sonores et si puissantes, qu’il semblait qu’elles dussent soulever et faire sauter le toit pour se répandre dans le ciel bleu. Leur bruit vibrant emplissait toute l’église, faisait frissonner la chair et les âmes. Puis tout à coup elles se calmaient ; et des notes fines, alertes, couraient dans l’air, effleuraient l’oreille comme des souffles légers ; c’étaient de petits chants gracieux, menus, sautillants, qui voletaient ainsi que des oiseaux ; et soudain, cette coquette musique s’élargissait de nouveau, redevenant effrayante de force et d’ampleur, comme si un grain de sable se métamorphosait en un monde.
 
Puis des voix humaines s’élevèrent, passèrent
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au-dessus des têtes inclinées. Vauri et Landeck, de l’Opéra, chantaient. L’encens répandait une odeur fine de benjoin, et sur l’autel le sacrifice divin s’accomplissait ; l’Homme-Dieu, à l’appel de son prêtre, descendait sur la terre pour consacrer le triomphe du baron Georges Du Roy.
 
Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le front. Il se sentait en ce moment presque croyant, presque religieux, plein de reconnaissance pour la divinité qui l’avait ainsi favorisé, qui le traitait avec ces égards. Et sans savoir au juste à qui il s’adressait, il la remerciait de son succès.
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Lorsque l’office fut terminé, il se redressa, et donnant le bras à sa femme, il passa dans la sacristie. Alors commença l’interminable défilé des assistants. Georges, affolé de joie, se croyait un roi qu’un peuple venait acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait, répondait aux compliments : « Vous êtes bien aimable. »
 
Soudain il aperçut {{Mme}} de Marelle ; et le souvenir de tous les baisers qu’il lui avait donnés, qu’elle lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres, lui fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. Elle était jolie, élégante, avec son air gamin
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et ses yeux vifs. Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. »
 
Elle s’approcha un peu timide, un peu inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda. Alors il sentit l’appel discret de ses doigts de femme, la douce pression qui pardonne et reprend. Et lui-même il la serrait, cette petite main, comme pour dire : « Je t’aime toujours, je suis à toi ! »
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Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de les voir passer ensemble. Il allait lentement, d’un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte. Il sentait sur sa peau courir de longs frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait personne. Il ne pensait qu’à lui.
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Lorsqu’il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l’enviait.
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Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. Mais il ne les voyait point ; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l’éclatant soleil flottait l’image de {{Mme}} de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit.
 
saint-denis. — ve bt
=== no match ===
et j. dardallon.
 
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