« Notre Jeunesse » : différence entre les versions
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Vous nous parlez de la dégradation républicaine, c'est-à-dire, proprement, de la dégradation de la mystique républicaine en politique républicaine. N'y a-t-il pas eu, n'y a-t-il pas d'autres dégradations. Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par ''la'' mystique, par une mystique, par sa (propre) mystique et tout finit par ''de la'' politique. La question, importante, n'est pas, il est important, il est intéressant que, mais l'intérêt, la question n'est pas que telle politique l'emporte sur telle ou telle autre et de savoir qui l'emportera de toutes les politiques L'intérêt, la question, l'essentiel est que ''dans chaque ordre
L'essentiel n'est pas, l'intérêt n'est pas, la question n'est pas que telle ou telle politique triomphe, mais que dans chaque ordre, dans chaque système chaque mystique, cette mystique ne soit point dévorée par la politique issue d'elle.
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La réalité est beaucoup moins simple, beaucoup plus complexe et peut-être même beaucoup plus compliquée. La Révolution française fonda une tradition, amorcée déjà depuis un certain nombre d'années, une conservation, elle fonda un ordre nouveau. Que cet ordre nouveau ne valût pas l'ancien, c'est ce que beaucoup de bons esprits ont été amenés aujourd'hui à penser. Mais elle fonda certainement un ordre nouveau, non pas un désordre, comme les réactionnaires le disent. Cet ordre ensuite dégénéra en désordre(s), qui sous le Directoire atteignirent leur plus grande gravité. Dès lors si nous nommons, comme on le doit, ''restaurations'' les restaurations d'ordre, quel qu'il soit, d'un certain ordre, de l'un ou de l'autre ordre, et si nous nommons ''perturbations'' les introductions de désordre(s), le 18 Brumaire fut certainement une restauration (ensemble, inséparablement républicaine et monarchiste, ce qui lui confère un intérêt tout particulier, un ton propre, un sens propre, ce qui en fait une opération réellement très singulière, comparable à nulle autre, et qu'il faudrait étudier de près, à laquelle surtout il ne faut rien comparer dans toute l'histoire du dix-neuvième siècle français, et même et autant dans toute l'histoire de France, à laquelle enfin il ne faut référer, comparer nulle autre opération française, à laquelle on ne trouverait d'analogies que dans certaines opérations peut-être d'autres pays) ; (et surtout à qui il faut bien se garder de comparer surtout le 2 Décembre) ; 1830 fut une restauration, républicaine ; ah j'oubliais, on oublie toujours Louis XVIII ; la Restauration fut une restauration, monarchiste ; 1830 fut une restauration, républicaine ; 1848 fut une restauration républicaine, et une explosion de la mystique républicaine ; les journées de juin même furent une deuxième explosion, une explosion redoublée de la mystique républicaine ; au contraire le 2 Décembre fut une perturbation, une introduction d'un désordre, la plus grande perturbation peut-être qu'il y eut dans l'histoire du dix-neuvième siècle français ; il mit au monde, il introduisit, non pas seulement à la tête, mais dans le corps même, dans la nation, dans le tissu du corps politique et social un personnel nouveau, nullement mystique, purement politique et démagogique ; il fut proprement l'introduction d'une démagogie ; le 4 septembre fut une restauration, républicaine ; le 31 octobre, le 22 janvier même fut une journée républicaine ; le 18 mars même fut une journée républicaine, une restauration républicaine en un certain sens, et non pas seulement un mouvement de température, un coup de fièvre obsidionale, mais une deuxième révolte, une deuxième explosion de la mystique républicaine et nationaliste ensemble, républicaine et ensemble, inséparablement patriot(iqu)e ; les journées de mai furent certainement une perturbation et non pas une restauration, la République fut une restauration jusque vers 1881 où l'intrusion de la tyrannie intellectuelle et de la domination primaire commença d'en faire un gouvernement de désordre.
C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que le 2 Décembre fut ''le Châtiment
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Parlons plus simplement de ces grands hommes. Et moins durement. Leur politique est devenue un manège de chevaux de bois. Ils nous disent : Monsieur, vous avez changé, vous n'êtes plus à la même place. ''La preuve
Il faut rendre d'ailleurs cette justice à ces malheureux qu'ils sont généralement très gentils avec nous, ''excepté'' la plupart de ''ceux qui'' sortant du personnel enseignant ''constituent le parti intellectuel''. Tous les autres, les députés propres, les politiciens proprement dits, les parlementaires professionnels ont bien autre chose à faire que de s'occuper de nous, et surtout que de nous ennuyer ou de nous être désagréables : les concurrents, les compétiteurs, les électeurs, la réélection, les compétitions, les affaires, la vie. Ils aiment mieux nous laisser tranquilles. Et puis nous sommes si petits (en volume, en masse) pour eux. En masse politique et sociale. Ils ne nous aperçoivent même pas. Nous n'existons pas pour eux. Ne nous gonflons pas jusqu'à croire que nous existons pour eux, qu'ils nous voient. Ils nous méprisent trop pour nous haïr pour nous en vouloir de nous être infidèles, je veux dire de ce qu'ils nous sont infidèles, à nous et à notre mystique, ''leur'' mystique, la mystique qui nous est commune, censément, réellement commune, (à nous parce que nous nous en nourrissons et qu'inséparablement nous vivons pour elle, à eux parce qu'ils en profitent et qu'ils la parasitent), pour même nous (en) tenir rigueur. Quand nous sollicitons, à notre tour de bêtes, ils mettent même souvent une sorte de dilection, secrète, un certain point d'honneur, d'un certain honneur, une coquetterie à nous rendre service. Ils ont l'air de dire : Vous voyez bien. Nous faisons ce métier-là. Nous savons très bien ce qu'il vaut. Il faut bien gagner sa vie. Il faut bien faire une carrière. Au moins rendez-nous cette justice que quand il le faut, quand on le peut, quand l'occasion s'en présente, nous sommes encore compétents, nous sommes encore capables de nous intéresser aux grands intérêts spirituels, de les défendre.
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Pour moi si ayant achevé une œuvre infiniment plus grave je viens à l'âge des ''Confessions'', qui est, comme on sait, cinquante ans révolus, à neuf heures du matin, c'est ce que je me proposerai certainement d'y représenter. J'essaierai, reprenant, achevant mon ancienne ''décomposition du dreyfusisme en France'' de donner non pas une idée, mais j'essaierai de donner une représentation de ce que fut dans la réalité cette immortelle affaire Dreyfus. Elle fut, comme toute affaire qui se respecte, une affaire essentiellement mystique. Elle vivait de sa mystique. Elle est morte de sa politique. C'est la loi, c'est la règle. ''C'est le niveau des vies''. Tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique. C'est ce que j'essaierai de représenter. J'avoue, je commence à croire que ce ne sera pas inutile. Je soupçonne qu'il y a sur cette affaire Dreyfus de nombreux malentendus. J'avoue que je ne me reconnais pas du tout dans le ''portrait'' que Halévy a tracé ici même ''du dreyfusiste''. Je ne me sens nullement ce poil de chien battu. Je consens d'avoir été vainqueur, je consens (ce qui est mon jugement propre) d'avoir été vaincu (ça dépend du point de vue auquel on se place), je ne consens point d'avoir été battu. Je consens d'avoir été ruiné, (dans le temporel, et fort exposé dans l'intemporel), je consens d'avoir été trompé, je consens d'avoir été berné. Je ne consens point d'avoir été mouillé. Je ne me sens point ce poil de chien mouillé. Je ne me reconnais point dans ce portrait. Nous étions autrement fiers, autrement droits, autrement orgueilleux, infiniment fiers, portant haut la tête, infiniment pleins, infiniment gonflés des vertus ''militaires''. Nous avions, nous tenions un tout autre ton, un tout autre air, un tout autre port de tête, nous portions, à bras tendus, un tout autre propos. Je ne me sens aucunement l'humeur d'un pénitent. Je hais une pénitence qui ne serait point une pénitence chrétienne, qui serait une espèce de pénitence civique et laïque, une pénitence laïcisée, sécularisée, temporalisée, désaffectée, une imitation, une contrefaçon de ''la'' pénitence. Je hais une humiliation, une humilité qui ne serait point une humilité chrétienne, l'humilité chrétienne, qui serait une espèce d'humilité civile, civique, laïque, une imitation, une contrefaçon de l'humilité. Dans le civil, dans le civique, dans le laïque, dans le profane je veux être bourré d'orgueil. Nous l'étions. Nous en avions le droit. Nous en avions le devoir. Non seulement nous n'avons rien à regretter. Mais nous n'avons rien, nous n'avons rien fait dont nous n'ayons à nous glorifier. Dont nous ne puissions, dont nous ne devions nous glorifier. On peut commencer demain matin la publication de mes œuvres complètes. On pourrait même y ajouter la publication de mes propos, de mes paroles complètes. Il n'y a pas, dans tous ces vieux cahiers, un mot que je changerais, excepté quatre ou cinq mots que je connais bien, sept ou huit mots de théologie qui pourraient donner matière à un malentendu, être interprétés à contresens, parce qu'ils sont au style indirect et que l'on ne voit pas assez dans la phrase qu'ils sont au style indirect. Non seulement nous n'avons rien à désavouer, mais nous n'avons rien dont nous n'ayons à nous glorifier. Car dans nos plus ardentes polémiques, dans nos invectives, dans nos pamphlets nous n'avons jamais perdu le respect du respect. Du respectable respect. Nous n'avons, nous n'avons à avoir ni regret ni remords. Dans ces ''confessions d'un dreyfusiste'' qui feront une part importante de nos ''Confessions'' générales, il y aura, je l'ai promis, de nombreux cahiers qui s'intituleront ''Mémoires d'un âne'' ou peut-être, plus platement, ''mémoires d'un imbécile''. ''Il'' n'y en aura aucun qui s'intitulera ''mémoires d'un lâche'', ou ''d'un pleutre'' (nous laisserons ceux-ci à faire à M. Jaurès et ils ne seront certainement pas mal faits). (Il est si bon maquignon.) Il n'y en aura aucun qui s'intitulera ''cahiers
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Combien de fois n'ai-je pas monté cette rue de Florence. Il y a pour tous les quartiers de Paris non seulement une personnalité constituée, mais cette personnalité a une histoire comme nous. Il n'y a pas bien longtemps et pourtant tout date. Déjà. Le propre de l'histoire, c'est ce changement même, cette ''génération et corruption'', cette abolition constante, cette révolution perpétuelle. Cette mort. Il n'y a que quelques années, huit ans, dix ans, et quelle méconnaissance déjà, quelle méconnaissance immobilière. – ''Le vieux Paris n'est plus'' (''la forme d'une ville''
''Change plus vite
On demeurait alors dans ce haut de Paris où personne aujourd'hui ne demeure plus. On bâtit tant de maisons partout, boulevard Raspail. M. Salomon Reinach devait demeurer encore 36 ou ''38'' rue de Lisbonne. Ou un autre numéro. Mais enfin Bernard-Lazare y passait, y pouvait passer comme en voisin, en passant. Le quartier Saint-Lazare. La rue de Rome et la rue de Constantinople. Tout le quartier de l'Europe. Toute l'Europe. Des résonances de noms qui secrètement flattaient leur besoin de voyager, leur aisance à voyager, leur résidence européenne. Un quartier de gare qui flattait leur besoin de chemin de fer, leur goût du chemin de fer, leur aisance en chemin de fer. Tout le monde a déménagé. Quelques-uns dans la mort. Et même beaucoup. Zola demeurait rue de Bruxelles, 81 ou 81 ''bis'' ou 83 rue de Bruxelles. ''Première audience''. – ''Audience du 7 février''. – ''Vous vous appelez Émile Zola'' ? – ''Oui
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Il faut penser que, notamment dans cette ''consultation'', qui fut littéralement son testament mystique, il ne s'opposait pas seulement au combisme, qui fut l'abus, la démagogie du système. Il s'était opposé, non moins vigoureusement, au waldeckisme, qui en était censément l'usage et la norme. Il n'était point allé seulement à l'abus, mais il était remonté à la racine même de l'usage. Il était allé, il était remonté à la racine, jusqu'à la racine. Naturellement, d'un mouvement, d'une requête, d'une réquisition naturelle, comme tout homme de pensée profonde. Il avait discerné l'effet dans la cause, l'abus dans l'usage. Il faut penser donc qu'il s'était opposé, de toutes ses forces, de tout ce qui lui restait de forces, non point au développement seulement, et aux promesses de développement mais à l'origine même, au principe de la ''politique'' dreyfusiste. Il faut relire ce dossier, cette consultation, cette adjuration éloquente à Jaurès, presque cette mise en demeure, certainement déjà cette menace.
Il faut penser que c'était un homme, j'ai dit très précisément un prophète, pour qui tout l'appareil des puissances, la raison d'État, les puissances temporelles, les puissances politiques, les autorités de tout ordre, politiques, intellectuelles, mentales même ne pesaient pas une once devant une révolte, devant un mouvement de la conscience propre. On ne peut même en avoir aucune idée. Nous autres nous ne pouvons en avoir aucune idée. Quand nous nous révoltons contre une autorité, quand nous marchons contre les autorités, au moins nous les soulevons. Enfin nous en sentons le poids. Au moins en nous. Il faut au moins que nous les soulevions. Nous savons, nous sentons que nous marchons contre elles et que nous les soulevons. Pour lui elles n'existaient pas. Moins que je ne vous dis. Je ne sais même pas comment représenter à quel point il méprisait les autorités, temporelles, comment il méprisait les puissances, comment en donner une idée. Il ne les méprisait même pas. Il les ignorait, et même plus. Il ne les voyait pas, il ne les considérait pas. Il était myope. Elles n'existaient pas pour lui. Elles n'étaient pas de son grade, de son ordre de grandeur, de sa grandeur. Elles lui étaient totalement étrangères. Elles étaient pour lui moins que rien, égales à zéro. Elles étaient comme des dames qui n'étaient point reçues dans son salon. Il avait pour l'autorité, pour le commandement, pour le gouvernement, pour la force, temporelle, pour l'État, pour la raison d'État, pour les messieurs habillés d'autorité, vêtus de raison d'État une telle haine, une telle aversion, un ressentiment constant tel que cette haine les annulait, qu'ils n'entraient point, qu'ils n'avaient point l'honneur d'entrer dans son entendement. Dans cette affaire des congrégations, de cette loi des congrégations, ou plutôt de ces lois successives et de l'application de cette loi, où il était si évident que le gouvernement de la République, sous le nom de gouvernement Combes, manquait à tous les engagements que sous le nom de gouvernement Waldeck il avait pris, dans cette affaire, cette autre affaire, cette nouvelle affaire où il était si évident que le gouvernement faussait la parole d'un gouvernement et par conséquent du gouvernement, faussait enfin la parole de l'État, s'il est permis de mettre ces deux mots ensemble, Bernard-Lazare avait jugé naturellement qu'il fallait acquitter la parole de la République. Il avait jugé qu'il fallait que la République tint sa parole. Il avait jugé qu'il fallait appliquer, interpréter la loi comme le gouvernement, les deux Chambres, l'État enfin avaient promis de la faire appliquer, s'étaient engagés à l'appliquer, à l'interpréter eux-mêmes. Avaient promis qu'on l'appliquerait. Cela était pour lui l'évidence même. La Cour de Cassation, naturellement aussi, n'hésita point à se ranger à l'avis (de ces messieurs) du gouvernement. Je veux dire du deuxième gouvernement. Un ami (comme on dit) vint lui dire, triomphant : ''Vous voyez
Deuxièmement il avait certainement une sympathie secrète, une entente intérieure avec les autres puissances spirituelles. Sa haine de l'État, du temporel se retrouvait là tout entière. ''On ne peut pas poursuivre'', disait-il, ''par des lois
D'une manière générale il n'aimait pas, il ne pouvait pas supporter que le temporel se mêlât du spirituel. Tous ces appareils temporels, tous ces organes, tous ces appareils de levage lui paraissaient infiniment trop grossiers pour avoir le droit de mettre leur patte grossière non seulement dans les droits mais même dans les intérêts spirituels. Que des organes aussi grossiers que le gouvernement, la Chambre, l'État, le Sénat, aussi étrangers à tout ce qui est spirituel, missent les doigts de la main dans le spirituel c'était pour lui non pas seulement une profanation grossière, mais plus encore, un exercice de mauvais goût, un abus, l'exercice, l'abus d'une singulière incompétence. Il se sentait au contraire une secrète, une singulière complicité de compétence spirituelle au besoin avec le pape.
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Aussi nous avons vu son enterrement. Je dirai quel fut son enterrement. Qui nous étions, combien peu dans ce cortège, dans ce convoi, dans cet accompagnement fidèle gris descendant et passant dans Paris. En pleines vacances. Dans ce mois d'août ou plutôt dans ce commencement de mois de septembre. Quelques-uns, les mêmes forcenés, les mêmes fanatiques, Juifs et chrétiens, quelques Juifs riches, très rares, quelques chrétiens riches, très rares, des Juifs et des chrétiens pauvres et misérables, eux-mêmes en assez petit nombre. Une petite troupe en somme, une très petite troupe. Comme une espèce de compagnie réduite qui traversait Paris. De misérables Juifs étrangers, je veux dire étrangers à la nationalité française, car il n'était pas un Juif roumain, je veux dire un Juif de Roumanie, qui ne le sût prophète, qui ne le tînt pour un véritable prophète. Il était pour tous ces misérables, pour tous ces persécutés, un éclair encore, un rallumage du flambeau qui éternellement ne s'éteindra point. Temporellement éternellement. Et comme toutes ces marques mêmes sont de famille, comme tout ce qui est d'Israël est de race, comme ces chose-là restent dans les familles, comment ne pas se rappeler, comment ne point voir cet ancien enterrement quand on voyait si peu de monde, il y a quelques semaines encore, à l'enterrement de sa mère. Relativement peu de monde. Et pourtant ils connaissaient beaucoup de monde. Je dirai sa mort, et sa longue et sa cruelle maladie, et tout le lent et si prompt acheminement de sa mort. Cette sorte de maladie féroce. Comme acharnée. Comme fanatique. Comme elle-même forcenée. Comme lui. Comme nous. Je ne sais rien de si poignant, de si saisissant, je ne connais rien d'aussi tragique que cet homme qui se roidissant de tout ce qui lui restait de force se mettait en travers de son parti victorieux. Qui dans un effort désespéré, où il se brisait lui-même, essayait, entreprenait de remonter cet élan, cette vague, ce terrible élan, l'insurmontable élan de la victoire et des abus, de l'abus de la victoire. Le seul élan qu'on ne remontera jamais. L'insurmontable élan de la victoire acquise. De la victoire faite. De l'entraînement de la victoire. L'insurmontable, le mécanique, l'automatique élan du jeu même de la victoire. Je le revois encore dans son lit. Cet athée, ce professionnellement athée, cet officiellement athée en qui retentissait, avec une force, avec une douceur incroyable, la parole éternelle ; avec une force éternelle ; avec une douceur éternelle ; que je n'ai jamais retrouvée égale nulle part ailleurs. J'ai encore sur moi, dans mes yeux, l'éternelle bonté de ce regard infiniment doux, cette bonté non pas lancée, mais posée, renseignée. Infiniment désabusée ; infiniment renseignée ; infiniment insurmontable elle-même. Je le vois encore dans son lit, cet athée ruisselant de la parole de Dieu. Dans la mort même tout le poids de son peuple lui pesait aux épaules. Il ne fallait point dire qu'il n'en était point responsable. Je n'ai jamais vu un homme ainsi chargé, aussi chargé d'une charge, d'une responsabilité éternelle. Comme nous sommes, comme nous nous sentons chargés de nos enfants, de nos propres enfants dans notre propre famille, tout autant, exactement autant, exactement ainsi il se sentait chargé de son peuple. Dans les souffrances les plus atroces il n'avait qu'un souci : que ses Juifs de Roumanie ne fussent point omis artificieusement, pour faire réussir le mouvement, dans ce mouvement de réprobation que quelques publicistes européens entreprenaient alors contre les excès des persécutions orientales. Je le vois dans son lit. On montait jusqu'à cette rue de Florence ; si rive droite, pour nous, si loin du Quartier. Les autobus ne marchaient pas encore. On montait par la rue de Rome, ou par la rue d'Amsterdam, cour de Rome ou cour d'Amsterdam, je ne sais plus laquelle des deux se nomme laquelle, jusqu'à ce carrefour montant que je vois encore. Cette maison riche, pour le temps, où il vivait pauvre. Il s'excusait de son loyer, disant : J'ai un bail énorme sur le dos. Je ne sais pas si je pourrai sous-louer comme je le voudrais. Quand j'ai pris cet appartement-là, je croyais que je ferais un grand journal et qu'on travaillerait ici. J'avais des plans. Il en était loin, de faire un grand journal. Les journaux des autres se faisaient, des autres mêmes, à condition qu'il n'y fût pas. Je revois encore cette grande 3 chambre, rue de Florence, 5, (ou ''7'') rue de Florence, la chambre du lit, la chambre de souffrance, la chambre de couchée, la chambre d'héroïsme, (la chambre de sainteté), la chambre mortuaire. La chambre du lit d'où il ne se releva point. L'ai-je donc tant oublié moi-même que ce 5, (ou ce 7), ne réponde plus mécaniquement à l'appel de ma mémoire, que ce 5 et ce 7 se battent comme des chiffonniers dans le magasin de ma mémoire, que chacun s'essaye et fasse valoir se titres. Et pourtant j'y suis allé. Et nous disions familièrement entre nous : Est-ce que tu es allé rue de Florence. Dans la grande chambre rectangulaire, je vois le grand lit rectangulaire. Une, ou deux, ou trois grandes fenêtres rectangulaires donnaient de grand jours de gauche obliques rectangulaires ; tombant descendant lentement ; lentement penchés. Le lit venait du fond, non pas du fond opposé aux fenêtres où étaient les portes, et, je pense, les corridors, mais du fond qu'on avait devant soi quand on avait le fenêtres à gauche. De ce fond le lit venait bien a milieu, bien carrément, la tête au fond, jointe le fond, les pieds vers le milieu de la chambre. Lui-même juste au milieu de son lit, sur le dos, symétrique, comme l'axe de son lit, comme un axe d'équité. Les deux bras bien à gauche et à droite. C'étaient dans les derniers temps. La maladie approchait de sa consommation. Une profonde, une vigilante affection fraternelle, la diligence d'une affection fraternelle pensait déjà à lui faire, à lui préparer une mort qui ne fût point la consommation de cette cruauté, qui fût plus douce, un peu adoucie, qui n'eût point toute la cruauté, toute la barbarie de cette maladie forcenée. Qui ne fût point le couronnement de cette cruauté. On lui avait conté des histoires sur sa maladie, des histoires et des histoires. Qu'en croyait-il ? Il faisait, comme tout le monde, semblant de les croire. Qu'en croyait-il c'est le secret des morts. ''Morientium ac mortuorum''. Dans cette incurable lâcheté du monde moderne, où nous osons tout dire à l'homme, excepté ce qui l'intéresse, où nous n'osons pas dire à l'homme la plus grande nouvelle, la nouvelle de la seule grande échéance nous avons menti nous-mêmes tant de fois, nous avons tant menti à tant de mourants et à tant de morts qu'il faut bien espérer que quand c'est notre tour nous ne croyons pas nous-mêmes tout à fait aux mensonges que l'on nous fait. Il faisait donc semblant d'y croire. Mais dans ses beaux yeux doux, dans ses grands et gros yeux clairs il était impossible de lire. Ils étaient trop bons. Ils étaient trop doux. Ils étaient trop beaux. ''Ils étaient trop clairs''. Il était impossible de savoir si c'était pas un miracle d'espérance (temporelle) (et peut-être plus) qu'il espérait encore ou si c'était par un miracle de charité, pour nous, qu'il faisait semblant d'espérer. Son œil même, son œil clair, d'une limpidité d'enfant, était comme un binocle, comme un deuxième verre, comme une deuxième vitre, comme un deuxième binocle de douceur et de bonté, de lumière, de clarté. Impénétrable. Parce qu'on y lisait comme on voulait. C'étaient les derniers temps. Peu de gens pouvaient encore le voir, des parents mêmes. Mais il m'aimait tant qu'il me maintenait sur les dernières listes. J'étais assis au long de son lit à gauche au pied. À sa droite par conséquent. Il parlait de tout comme s'il dût vivre cent ans. Il me demanda comment je venais. Il me dit, avec beaucoup d'orgueil enfantin, que le métro Amsterdam était ouvert. Ou quelque autre. Il se passionnait ingénument pour tout ce qui était voies et moyens de communications. Tout ce qui était allées et venues, géographiques, topographiques, télégraphiques, téléphoniques, aller et retour, circulations, déplacements, replacements, voyages, exodes et deutéronomes lui causait un amoncellement de joie enfantine inépuisable. Le métro particulièrement lui était une victoire personnelle. Tout ce qui était rapidité, accélération, fièvre de communication, déplacement, circulation rapide l'emplissait d'une joie enfantine, de la vieille joie, d'une joie de cinquante siècles. C'était son affaire, propre. ''Être ailleurs'', le grand vice de cette race, la grande vertu secrète ; la grande vocation de ce peuple. Une renommée de cinquante siècles ne le mettait point en chemin de fer que ce ne fût quelque caravane de cinquante siècles. Toute traversée pour eux est la traversée du désert. Les maisons les plus confortables, les mieux assises, avec des pierres de taille grosses comme les colonnes du temple, les maisons les plus immobilières, les plus immeubles, les immeubles les plus écrasants ne sont jamais pour eux que la tente dans le désert. ''Le granit remplaça la tente aux murs de toile''. Qu'importe ces pierres de taille plus grosses que les colonnes du temple. Ils sont toujours sur le dos des chameaux. Peuple singulier. Combien de fois n'y ai-je point pensé. Pour qui les plus immobilières maisons ne seront jamais que des tentes. Et nous au contraire, qui avons réellement couché sous la tente, sous des vraies tentes, combien de fois n'ai-je point pensé à vous, Lévy, qui n'avez jamais couché sous une tente, autrement que dans la Bible, au bout de quelques heures ces tentes du camp de Cercottes étaient déjà nos maisons. ''Que vos pavillons sont beaux
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Nous y déployâmes proprement les vertus, les qualités françaises, les vertus de la race : la vaillance claire, la rapidité, la bonne humeur, la constance, la fermeté, un courage opiniâtre, mais de bon ton, de belle tenue, de bonne tenue, fanatique à la fois et mesuré, forcené ensemble et pleinement sensé ; une tristesse gaie, qui est le propre du Français ; un propos délibéré ; une résolution chaude et froide ; une aisance, un renseignement constant ; une docilité et ensemble une révolte constante à l'événement ; une impossibilité organique à consentir à l'injustice, à prendre son parti de rien. Un délié, une finesse de lame. Une acuité de pointe. Il faut dire simplement que nous fûmes des héros. Et plus précisément des héros à la française. (La preuve, c'est que nous ne nous en sommes pas relevés, que nous ne nous en sommes pas retirés). (Toute notre vie peut-être nous serons des demi-soldes). Il faut bien voir en effet comment la question se posait. La question ne se posait nullement alors, pour nous, de savoir si Dreyfus était innocent ou coupable. Mais de savoir si on n'aurait pas le courage de le déclarer, de le savoir innocent.
Quand nous écrirons cette ''histoire de l'affaire Dreyfus'' qui sera proprement les ''mémoires d'un dreyfusiste'' il y aura lieu d'examiner, d'étudier de très près et nous établirons très attentivement, dans le plus grand détail, ce que je nommerai la ''courbe de la croyance publique à l'innocence de Dreyfus''. Cette courbe a subi naturellement les variations les plus extraordinaires. Naturellement aussi les antidreyfusistes ont tout fait pour la faire ''monter'' et il faut rendre cette justice aux dreyfusistes qu'ils ont généralement tout fait pour la faire ''descendre''. Partie des environs de ''zéro'' en 1894 (la famille et quelques très rares personnes exceptées), on peut dire qu'elle monta, qu'à travers des soubresauts de toute sorte, des fluctuations politiques et historiques comme il ne manque jamais de s'en produire pour ces sortes de courbes elle monta constamment jusqu'au jour où le bateau qui ramenait Dreyfus en France introduisit parmi nous le corps même du débat. Dès lors, malgré les apparences, malgré un palier apparent, malgré une apparence d'horizontalité, en réalité elle commença de baisser lentement, régulièrement. Malgré des fortunes diverses, malgré des apparences de fortunes en réalité elle commença de tomber. Cette descente, cette chute, cette baisse est arrêtée aujourd'hui, on peut croire qu'elle est arrêtée pour toujours, parce qu'elle ne peut guère aller plus avant, tomber plus bas, parce que beaucoup de monde aujourd'hui s'en moquent totalement, et surtout parce que nous sommes retombés à un certain équilibre, dans un certain équilibre très tentant, très solide, très commun, le même où nous nous étions arrêtés si longtemps à la montée : la France, le monde, l'histoire coupés en deux, en deux partis bien distincts, bien coupés, bien arrêtés, croyant professionnellement, officiellement, l'un à la culpabilité et l'autre à l'innocence, faisant profession de croire l'un à la culpabilité et l'autre à l'innocence. C'est la situation, c'est la position commune, usuelle, familière, pour ainsi dire classique, c'est la situation connue, le monde coupé en deux sur une question. C'est la situation commode, car c'est la situation de guerre, la situation de haine, mutuelle. C'est la situation à laquelle tout le monde est habitué. C'est donc celle qui durera, qui déjà faillit durer pendant la montée de notre courbe, qui s'est retrouvée, qui s'est reçue, qui s'est recueillie elle-même au même niveau dans la descente, qui ne se reperdra plus, qui sera définitive. Avec les amortissements successifs naturellement par la successive arrivée des nouvelles générations ; avec les amortissements croissants et l'extinction finale, l'extinction historique. Ce qu'il y a de remarquable, c'est combien cette situation, ce palier intermédiaire est commode, du pays coupé en deux, combien nous nous y sommes arrêtés complaisamment, commodément, à la montée, comment, combien nous nous y sommes retrouvés aisément, rapidement à la descente. Commodément. Combien nous nous y mouvions aisément, naturellement à la montée, en pleine bataille, combien nous y bataillions aisément, naturellement, comme chez nous, et combien nous nous y sommes même attardés. Et combien au retour, à la descente nous l'avons retrouvé aisément, combien rapidement nous nous y sommes retrouvés chez nous. Mais ce qui est incontestable c'est que cette courbe, dans ces soubresauts, à l'issue de cette montée atteignit plusieurs fois un ''maximum'' qui était même un ''universum''. Je veux dire que dans ces fluctuations, dans ces agitations, dans cette crise, dans ces sautes, dans ces coups de force et dans ces coups de théâtre il y eut au moins deux ou trois fois quarante-huit heures où tout le pays (nos adversaires mêmes et je dis même leurs chefs) crut à l'innocence de Dreyfus. Par exemple, notamment dans ce coup de foudre, instantanément après ce coup de théâtre du colonel Henry au Mont-Valérien (mort ou simulation de mort, assassinat, meurtre, suicide ou simulation de suicide). (Enfin disparition). Comment nous sommes retombés, redescendus de ce ''summum'', qui ce jour, qui dans cet éclair paraissait définitivement acquis, comment on nous en a fait redescendre, comment on a ainsi, autant réussi à faire redescendre cette courbe, c'est le secret des politiciens. C'est le secret des politiques. C'est le secret de la politique même. C'est le secret de Dreyfus même, dans la mesure, et elle est totale, où nous quittant il s'est remis tout entier aux mains des politiques. Comment on a réussi à tenir cette gageure, à nous faire tomber de ce ''maximum'' total, c'est la grande habileté, c'est le secret des politiciens. Comment on perd une bataille qui était gagnée, demandez-le à Jaurès. Aujourd'hui nous sommes condamnés à la contestation, perpétuelle, jusqu'à cet émoussement, cette hébétude, cette oblitération, inévitable, qui vient du temps, des générations suivantes, qu'on nomme proprement l'histoire, la position, l'acquisition de l'histoire. Quand nos ennemis, quand nos adversaires nous reprochaient d'être le parti de l'étranger, ils avaient totalement tort, absolument tort sur nous et contre nous (sur notre mystique et contre nos mystiques ; ils avaient partiellement raison sur et contre notre État-Major, qui précisément nous masquait à eux, qui faisait même tout ce qu'il pouvait pour nous masquer, devant le monde, et qui y a si parfaitement, si complètement réussi ; ils avaient partiellement raison, (peut-être pour un tiers, en quotité), sur et contre nos chefs, sur et contre notre politique, sur et contre nos politiciens, l'adhésion à Hervé et à l'hervéisme, la flatterie pour Hervé et pour l'hervéisme, la lâcheté, le tremblement de Jaurès, la platitude, l'aplatissement devant Hervé et devant le hervéisme, plus que cela l'empressement, la sollicitude empressée pour Hervé et l'hervéisme l'ont bien prouvé) ; mais enfin ils avaient le droit de ne pas nous connaître, dans le fatras de la bataille il pouvaient à la rigueur, historiquement, à la rigueur historique ils pouvaient ne pas nous connaître ; la Foire sur la Place pouvait leur masquer l'intérieur de la maison ; ils pouvaient ne voir que la parade politique ; mais enfin au pis aller, à l'extrême, à la limite, à l'extrême rigueur quand nos ennemis, quand nos adversaires nous accusaient d'être le parti de l'étranger, ils ne pouvaient jamais que nous faire un tort temporel ; un tort extrême temporel, un tort capital temporel, mais en fin un tort temporel. Ils ne pouvaient pas nous déshonorer. Ils pouvaient nous faire perdre nos biens, ils pouvaient nous faire perdre la liberté, ils pouvaient nous faire perdre la vie, ils pouvaient nous faire perdre la terre même de la patrie, Ils ne pouvaient pas nous faire perdre l'honneur. Au contraire quand Jaurès, par une suspecte, par une lâche complaisance à tout le hervéisme, et à Hervé lui-même, à Hervé personnellement, d'une part, pour la patrie, laissait dire et laissait faire qu'il fallait renier, trahir et détruire la France ; créant ainsi cette illusion politique, que le mouvement dreyfusiste était un mouvement antifrançais ; et quand d'autre part, pour la foi, quand mû par les plus bas intérêts électoraux, poussé par la plus lâche, par la plus basse complaisance aux démagogies, aux agitations radicales il disait, il faisait que l'affaire Dreyfus et le dreyfusisme entrassent, comme une partie intégrante, dans la démagogie, dans l'agitation radicale anticléricale, anticatholique, antichrétienne, dans la séparation des Églises et de l'État, dans la loi des Congrégations, waldeckiste, dans la singulière application, dans l'application combiste de cette loi ; créant ainsi cette illusion, politique, que le mouvement dreyfusiste était un mouvement antichrétien ; il ne nous trahissait pas seulement, il ne nous faisait pas seulement dévier, il nous déshonorait. Il ne faut jamais oublier que le combisme, le système combiste, la tyrannie combiste, d'où sont venus tous ces maux, a été une invention de Jaurès, que c'est Jaurès qui par sa détestable force politique, par sa force oratoire, par sa force parlementaire a imposé cette invention, cette tyrannie au pays, cette domination, que lui seul l'a maintenue et a pu la maintenir ; que pendant trois et même quatre ans il a été, sous le nom de M. Combes, le véritable maître de la République. « ''Quand Jaurès'', disait déjà Bernard-Lazare dans cet admirable dossier, dans cet admirable mémoire, dans cette admirable consultation, datée de ''Paris
C'est pour cela que nos politiciens, que nos politiques furent les derniers des criminels, qu'ils furent des criminels au deuxième degré. S'ils n'avaient fait que leur politique, pour ainsi dire professionnellement, s'ils n'avaient fait qu'exercer leur métier de politiciens, ils pouvaient n'être coupables qu'au premier degré, criminels qu'au premier degré. Mais ils voulaient en même temps conserver tous les avantages de la mystique. Et c'est cela très précisément qui constitue le deuxième degré. Ils voulaient bien en même temps trahir la mystique et en même temps non pas seulement s'en réclamer, non pas seulement s'en revêtir et s'en servir et apparaître avec, mais continuer à l'exciter. Ils voulaient, ils entendaient jouer le double jeu, ils voulaient jouer ensemble les deux jeux contraires, et le mystique, et le politique, qui exclut le mystique, ils se préparaient à jouer le double jeu, ils entendaient jouer ensemble de ''leur'' politique et de ''notre'' mystique, cumuler les avantages de leur politique et de notre mystique, s'avantager ensemble de leur politique et de notre mystique, jouer toujours ensemble le temporel et l'éternel.
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Quoi de plus poignant que ce témoignage, que cette adjuration de Bernard-Lazare condamné, de Bernard-Lazare destiné, quoi de plus redoutable que ce témoignage, redoutable, par sa mesure même. ''Quand Jaurès'', écrivait Bernard-Lazare, ''se présente devant nous pour soutenir une œuvre qu'il approuve
Voilà l'homme, voilà l'ami que nous avons perdu. Pour un tel homme nous ne ferons jamais une apologie, nous ne souffrirons jamais qu'on en fasse une.
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Comment ne pas noter enfin comme c'est bien écrit, posé, mesuré, clair, ''noble
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''Il faut faire les frais temporels''. C'est-à-dire que nul, fût-ce l'Église, fût-ce n'importe quelle puissance spirituelle, ne s'en tirera à moins d'une révolution temporelle, d'une révolution économique, d'une révolution sociale. D'une révolution industrielle. À moins de payer cela. Pour ne pas payer, pour ne pas les faire un singulier concert s'est accordé, une singulière collusion s'est instituée, s'est jouée, se joue entre l'Église et le parti intellectuel. Ce serait même amusant, ce serait risible si ce n'était aussi profondément triste. Ce concert, cette collusion consiste à décaler, à déplacer le débat, le terrain même du débat. L'objet du débat. À dissimuler dans un coin le modernisme du cœur, le modernisme de la charité pour mettre en valeur, en fausse valeur, en lumière, en fausse lumière, pour mettre en surface, en vue, dans toute la surface le modernisme intellectuel, l'appareil du modernisme intellectuel, le solennel, le glorieux appareil. Ainsi tout le monde y gagne, car ça ne coûte plus rien, ça ne coûte plus aucune révolution économique, industrielle, sociale, temporelle, et nos bourgeois de l'un et l'autre côté, nos capitalistes de l'un et l'autre bord, de l'une et l'autre confession, les cléricaux et les radicaux, les cléricaux radicaux et les radicaux cléricaux, les intellectuels et les clercs, les intellectuels clercs et les clercs intellectuels ne veulent rien tant, ne veulent que ceci : ''ne pas payer''. Ne point faire de frais. Ne point faire les frais. Ne point lâcher les cordons de la bourse. On me pardonnera cette expression grossière. Mais il en faut une, il la faut dans cette situation grossière. Concert merveilleux, merveilleuse collusion. Tout le monde y gagne tout. Non seulement que ça ne coûte rien, mais aussi, en surplus, naturellement la gloire, qui ne vient jamais jusqu'à ceux qui la méritent. Tout le monde y trouve son compte, et même le notre. Une fois de plus deux partis contraires sont d'accord, se sont trouvés, se sont mis d'accord non pas seulement pour fausser le débat qui les divise ou paraît les diviser, mais pour fausser, pour transporter le terrain même du débat là où le débat leur sera le plus avantageux, leur coûtera le moins cher à l'un et à l'autre, poussés par la seule considération de leurs intérêts temporels. L'opération consiste à effacer, à tenir dans l'ombre cet effrayant modernisme du cœur et à mettre en première place, en seule place, le modernisme intellectuel, à tout attribuer, tout ce qui se passe, à la feinte toute-puissance, à l'effrayante, à la censément effrayante puissance du modernisme intellectuel. C'est un décalage, une substitution, un transfert, un transport, une transposition merveilleuse. Un déplacement perfectionné. Les intellectuels sont enchantés. ''Voyez'', s'écrient-ils, ''comme nous sommes puissants''. ''Nous en avons une tête''. ''Nous avons trouvé des arguments
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Voici exactement ce que je veux dire de Bernard-Lazare. Dans ''le Temps'' du vendredi 27 mai 1910 je lis ce simple filet, dans les petits caractères de la dernière heure : ''Dernière heure''. – ''L'expulsion des juifs de Kief''. – ''Saint-Pétersbourg
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Dans ''le Matin'' du dimanche 12 juin 1910, car il y en a presque tous les jours : ''Les droits électoraux de la Pologne russe''. – ''Saint-Pétersbourg
''Le projet présenté par le gouvernement privait les Polonais de la majeure partie de ces droits'' ; ''mais l'opposition
Dans ''le Matin'' du lundi 13 juin 1910 : ''Six mille israélites sont expulsés de Kieff''. – ''Saint-Pétersbourg
''Un fait à peine croyable est que leur expulsion a eu lieu en vertu de la circulaire de 1906 de M''. ''Stolypine
Et ''dans le même'' numéro du ''Matin'', pour que ce soit complet, cette extraordinaire nouvelle, cette extraordinaire annonce de Salonique : les bateliers ''juifs'' exerçant un boycottage ''turc'' des marchandises ''grecques''. C'est assez bien. ''Le boycottage antigrec à Salonique''. – ''Constantinople
''Ici
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Jusqu'à quel point leurs riches les aident-ils ? Je soupçonne qu'ils les aident un peu plus que les nôtres ne nous aident. Mais enfin il ne faudrait peut-être pas le leur reprocher. C'est ce que je disais à un jeune antisémite, joyeux mais qui m'écoute ; sous une forme que je me permets de trouver saisissante. Je lui disais : ''Mais enfin
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Ainsi vous les poursuivez, vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Vous dites : ''Leur finance est juive
Est-ce qu'il y a une ''finance'' qui est française.
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De Dreyfus même, pour aller au cœur du débat, à l'objet, à la personne même, de Dreyfus il est évident que je n'ai rien voulu dire, que je n'ai rien dit ni rien pu dire qui atteignît l'homme privé. Je me rends bien compte de tout ce qu'il y a de tragique, de fatal dans la vie de cet homme. Mais ce qu'il y a de plus tragique, de plus fatal c'est précisément qu'il n'a pas le droit d'être un homme privé. C'est que nous avons incessamment le droit de lui demander des comptes, le droit, ''et le devoir'' de lui demander les comptes les plus sévères. Les plus rigoureux.
Autrement je saurais bien tout ce qu'il y a de tragique, de fatal dans la vie privée de cet homme. Ce que je sais de plus touchant de lui est certainement cet attachement profond, presque paternel, qu'il a inspiré à notre vieux maître M. Gabriel Monod. M. Monod me le disait encore aux cahiers il n'y a que quelques semaines. À peine. Dreyfus venait encore d'avoir un deuil, très proche, très douloureux, très ''fatal'', dans sa famille. M. Monod nous le rapportait, nous le contait avec des larmes dans la voix. Il nous disait en même temps, ou plutôt il ne nous le disait pas, mais il nous disait beaucoup plus éloquemment que s'il nous l'eût dit, combien il l'aimait, nous assistions un peu surpris, un peu imprévus, un peu dépassés, parce qu'on ne le croit pas, on ne s'y attend pas, à cette affection profonde, à cette affection sentimentale, à cette affection ''privée'', à cette affection quasi paternelle, paternelle même qu'il a pour Dreyfus. Nous en étions presque un peu gênés, comme d'une découverte toujours nouvelle, et comme si on nous ouvrait des horizons nouveaux, comme si on nous avait fait entrer dans une famille sans bien nous demander notre avis, un peu inconsidérément, un peu indiscrètement, tant nous avons pris l'habitude de ne vouloir connaître en Dreyfus que l'homme public, de ne vouloir le traiter qu'en homme public, durement comme un homme public. Laissant de côté, non seulement devant une réalité, mais devant une aussi saisissante, aussi tragique, aussi poignante réalité laissant de côté tout l'appareil des méthodes prétendues scientifiques, censément historiques, laissant de côté tout l'appareil des métaphysiques métahistoriques notre vieux maître assis, disait, avec des larmes intérieures : ''On dirait qu'il y a une fatalité''. ''On dirait que c'est un homme qui est marqué d'une fatalité''. ''Il ne sort point constamment du malheur''. ''Je viens de le quitter encore''. (Et il nous contait cette dernière entrevue, ce dernier deuil, cette sorte d'embrassement, ce deuil familial, privé). ''Je l'ai vu'', nous disait-il, ''ce héros
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Cette situation tragique me rappelle un mot de Bernard-Lazare. Il faut toujours en revenir, on en revient toujours à un mot de Bernard-Lazare. Ce mot-ci sera le mot décisif de l'affaire. Puisqu'il vient, puisqu'il porte de son plus grand prophète sur la victime même. Il est donc culminant par son point d'origine et par son point d'arrivée. ''Bernard-Lazare
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''Voilà
Un ordre mortel pour la fécondité, pour les intérêt profonds, pour les intérêts durables de la race et du peuple, de la patrie.
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Qu'est-ce à dire, à moins de ne pas savoir un mot de français, sinon que nos adversaires parlaient le langage de la raison d'État, qui n'est pas seulement le langage de la raison politique et parlementaire, du méprisable intérêt politique et parlementaire, mais beaucoup plus exactement, beaucoup plus haut qui est le langage, le très respectable langage de la continuité, de la continuation temporelle du peuple et de la race, ''du salut temporel du peuple et de la race''. Ils n'allaient pas à moins. Et nous par un mouvement chrétien profond, par une poussée très profonde révolutionnaire et ensemble traditionnelle de christianisme, suivant en ceci une tradition chrétienne des plus profondes, des plus vivaces, des plus dans la ligne, dans l'axe et au cœur du christianisme, nous nous n'allions pas à moins qu'à nous élever je ne dis pas (jusqu')à la conception mais à la passion, mais au souci d'un salut éternel, du salut éternel de ce peuple, nous n'atteignions pas à moins qu'à vivre dans un souci constant, dans une préoccupation, dans une angoisse mortelle, éternelle, dans une anxiété constante du salut éternel de notre peuple, du salut éternel de notre race. Tout au fond nous étions les : hommes du salut éternel et nos adversaires étaient les hommes du salut temporel. Voilà la vraie, la réelle, division de l'affaire Dreyfus. Tout au fond nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel. Il n'y a que la doctrine chrétienne au monde, dans le monde moderne, dans aucun monde ; qui mette à ce point, aussi délibérément, aussi totalement, aussi absolument la mort temporelle comme rien, comme une insignifiance, comme un zéro au prix de la mort éternelle, et le risque de la mort temporelle comme rien au prix du péché mortel, au prix du risque de la mort éternelle. Tout au fond nous ne voulions pas que par un seul péché, mortel, complaisamment accepté, complaisamment endossé, complaisamment acquis pour ainsi dire notre France fût non pas seulement déshonorée devant le monde et devant l'histoire : qu'elle fût proprement constituée en état de péché mortel. Un jour, au point le plus douloureux de cette crise, un ami vint me voir, qui fortuitement passait par Paris. Un ami qui était chrétien. – Je ne connais pas cette affaire, me dit-il. Je vis dans le fond de ma province. J'ai assez de mal à gagner ma vie. Je ne connais rien de cette affaire. Je ne soupçonnais pas l'état où je trouve Paris. Mais enfin on ne peut pas sacrifier tout un peuple pour un homme. Je n'eus rien à lui répondre que de prendre un livre dans mon armoire, un petit livre cartonné, une petite édition Hachette – ''27''. lui dis-je. « ''Or vous demant-je
''28''. – « ''Et bien est voirs que quant li hom meurt
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Voilà, mon cher Variot, quelques-uns des propos que j'eusse tenus aux cahiers le jeudi, si on y parlait moins haut, et si on m'y laissait quelquefois la parole. Dans ces cahiers de M. Milliet vous trouverez ce que c'était que cette mystique républicaine. Et vous monsieur qui me demandez qu'il faudrait bien définir un peu par voie de raison démonstrative, par voie de raisonnement de raison ratiocinante ce que c'est que mystique, et ce que c'est que politique, ''quid sit mysticum
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La seule valeur, la seule force du royalisme, mon cher Variot, la seule force d'une monarchie traditionnelle, c'est que le roi est plus ou moins aimé. La seule force de la République, c'est que la République est plus ou moins aimée. La seule force, la seule valeur, la seule dignité de tout, c'est d'être aimé. Que tant d'hommes aient tant vécu et tant souffert pour la République, qu'ils aient tant cru en elle, qu'ils soient tant morts pour elle, que pour elle ils aient supporté tant d, épreuves, souvent extrêmes, voilà ce qui compte, voilà ce qui m'intéresse, voilà ce qui existe. Voilà ce qui fonde, voilà ce qui fait la légitimité d'un régime. Quand je trouve dans ''l'Action française'' tant de dérisions et tant de sarcasmes, souvent tant d'injures, j'en suis peiné, car il s'agit d'hommes qui veulent restaurer, restituer les plus anciennes dignités de notre race et on ne fonde, on ne refonde aucune culture sur la dérision et la dérision et le sarcasme et l'injure sont des barbaries. Ils sont même des barbarismes. On ne fonde, on ne refonde, on ne restaure, on ne restitue rien sur la dérision. Des calembours ne font pas une restitution de culture. J'avoue que je n'arrive point à comprendre tout ce que l'on met, tout ce qu'ils y a évidemment d'esprit dans cette graphie des ''Respubliquains'' que l'on nous répète à satiété. Cela me paraît un peu du même ordre que les sots de l'autre côté qui écrivent toujours ''le roy''. Avec un ''y''. Cet ''s'' et ce ''qu'' me paraissent du même alphabet que cet ''y''. J'ai peur qu'ils ne soit presque également sot de se moquer de l'un et de l'autre. Le roi a pour lui toute la majesté de la tradition française. La République a pour elle toute la grandeur de la tradition républicaine. Si on met cet ''s'' à ''Respubliquains'' on ne fait rien, on ne peut rien faire que de lui conférer un peu de la majesté romaine. Je suis plongé en ce moment-ci, pour des raisons particulières, dans le ''de Viris''. J'avoue que ''respublica'' y est un mot d'une grandeur extraordinaire. D'une amplitude, d'une voûte romaine. Quant au changement de ''c'' en ''qu'' au féminin de ''public'' en ''publique'', il ne me paraît pas plus déshonorant que le féminin de ''Turc'' en ''Turque'', et de ''Grec'' en ''Grecque'', et de ''sec'' en ''sèche'' comme la grammaire (française) nous l'enseigne. On a le féminin qu'on peut. Quand je trouve dans ''l'Action française'', dans Maurras des raisonnements, des logiques d'une rigueur implacable, des explications impeccables, invincibles comme quoi la royauté vaut mieux que la république, et la monarchie que la république, et surtout le royalisme mieux que le républicanisme et le monarchisme mieux que le républicanisme, j'avoue que si je voulais parler grossièrement je dirais que ça ne prend pas. On pense ce que je veux dire. Ça ne prend pas comme un mordant prend ou ne prend pas sur un vernis. Ça n'entre pas. Des explications, toute notre éducation, toute notre formation intellectuelle, universitaire, scolaire nous a tellement appris à en donner, à en faire, des explications et des explications, que nous en sommes saturés. Au besoin nous ferions les siennes. Nous allons au-devant des siennes, et c'est précisément ce qui les émousse pour nous. Nous sortons d'en prendre. Nous savons y faire. Dans le besoin nous les ferions. Mais qu'au courant de la plume, et peut-être, sans doute sans qu'il y ait pensé dans un article de Maurras je trouve, comme il arrive, non point comme un argument, présentée comme un argument, mais comme oubliée au contraire cette simple phrase : ''Nous serions prêts à mourir pour le roi
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