« Notre Jeunesse » : différence entre les versions

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Vous nous parlez de la dégradation républicaine, c'est-à-dire, proprement, de la dégradation de la mystique républicaine en politique républicaine. N'y a-t-il pas eu, n'y a-t-il pas d'autres dégradations. Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par ''la'' mystique, par une mystique, par sa (propre) mystique et tout finit par ''de la'' politique. La question, importante, n'est pas, il est important, il est intéressant que, mais l'intérêt, la question n'est pas que telle politique l'emporte sur telle ou telle autre et de savoir qui l'emportera de toutes les politiques L'intérêt, la question, l'essentiel est que ''dans chaque ordre'', ''dans chaque système'' '''la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance'''.
 
L'essentiel n'est pas, l'intérêt n'est pas, la question n'est pas que telle ou telle politique triomphe, mais que dans chaque ordre, dans chaque système chaque mystique, cette mystique ne soit point dévorée par la politique issue d'elle.
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La réalité est beaucoup moins simple, beaucoup plus complexe et peut-être même beaucoup plus compliquée. La Révolution française fonda une tradition, amorcée déjà depuis un certain nombre d'années, une conservation, elle fonda un ordre nouveau. Que cet ordre nouveau ne valût pas l'ancien, c'est ce que beaucoup de bons esprits ont été amenés aujourd'hui à penser. Mais elle fonda certainement un ordre nouveau, non pas un désordre, comme les réactionnaires le disent. Cet ordre ensuite dégénéra en désordre(s), qui sous le Directoire atteignirent leur plus grande gravité. Dès lors si nous nommons, comme on le doit, ''restaurations'' les restaurations d'ordre, quel qu'il soit, d'un certain ordre, de l'un ou de l'autre ordre, et si nous nommons ''perturbations'' les introductions de désordre(s), le 18 Brumaire fut certainement une restauration (ensemble, inséparablement républicaine et monarchiste, ce qui lui confère un intérêt tout particulier, un ton propre, un sens propre, ce qui en fait une opération réellement très singulière, comparable à nulle autre, et qu'il faudrait étudier de près, à laquelle surtout il ne faut rien comparer dans toute l'histoire du dix-neuvième siècle français, et même et autant dans toute l'histoire de France, à laquelle enfin il ne faut référer, comparer nulle autre opération française, à laquelle on ne trouverait d'analogies que dans certaines opérations peut-être d'autres pays) ; (et surtout à qui il faut bien se garder de comparer surtout le 2 Décembre) ; 1830 fut une restauration, républicaine ; ah j'oubliais, on oublie toujours Louis XVIII ; la Restauration fut une restauration, monarchiste ; 1830 fut une restauration, républicaine ; 1848 fut une restauration républicaine, et une explosion de la mystique républicaine ; les journées de juin même furent une deuxième explosion, une explosion redoublée de la mystique républicaine ; au contraire le 2 Décembre fut une perturbation, une introduction d'un désordre, la plus grande perturbation peut-être qu'il y eut dans l'histoire du dix-neuvième siècle français ; il mit au monde, il introduisit, non pas seulement à la tête, mais dans le corps même, dans la nation, dans le tissu du corps politique et social un personnel nouveau, nullement mystique, purement politique et démagogique ; il fut proprement l'introduction d'une démagogie ; le 4 septembre fut une restauration, républicaine ; le 31 octobre, le 22 janvier même fut une journée républicaine ; le 18 mars même fut une journée républicaine, une restauration républicaine en un certain sens, et non pas seulement un mouvement de température, un coup de fièvre obsidionale, mais une deuxième révolte, une deuxième explosion de la mystique républicaine et nationaliste ensemble, républicaine et ensemble, inséparablement patriot(iqu)e ; les journées de mai furent certainement une perturbation et non pas une restauration, la République fut une restauration jusque vers 1881 où l'intrusion de la tyrannie intellectuelle et de la domination primaire commença d'en faire un gouvernement de désordre.
 
C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que le 2 Décembre fut ''le Châtiment'', ''l'Expiation'' du 18 Brumaire, et que le Deuxième Empire fut ''le Châtiment'' du Premier. Mais loin d'être la réplique du premier le Second Empire fut en un sens tout ce qu'il y eut de plus contraire au premier. Le Premier Empire fut un régime d'ordre, d'un certain ordre. Il fut même, sous beaucoup d'indisciplines, même militaires, comme une sorte d'apothéose de la discipline, éminemment de la discipline militaire. Il fut un régime d'un très grand ordre et d'une très grande histoire. Le Deuxième Empire fut un régime de tous les désordres. Il fut réellement l'introduction d'un désordre, d'un certain désordre, l'introduction, l'installation au pouvoir d'une certaine bande, déconsidérée, très ''moderne'', très ''avancée'', nullement ancienne France, nullement ancien régime. Ou encore on peut dire que le Deuxième Empire est le plus gros boulangisme que nous ayons eu, et aussi le seul qui ait réussi.
 
 
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Parlons plus simplement de ces grands hommes. Et moins durement. Leur politique est devenue un manège de chevaux de bois. Ils nous disent : Monsieur, vous avez changé, vous n'êtes plus à la même place. ''La preuve'', ''c'est que vous n'êtes plus en face du même chevau de bois''. – Pardon, monsieur le député, ce sont les chevaux de bois qui ont tourné.
 
Il faut rendre d'ailleurs cette justice à ces malheureux qu'ils sont généralement très gentils avec nous, ''excepté'' la plupart de ''ceux qui'' sortant du personnel enseignant ''constituent le parti intellectuel''. Tous les autres, les députés propres, les politiciens proprement dits, les parlementaires professionnels ont bien autre chose à faire que de s'occuper de nous, et surtout que de nous ennuyer ou de nous être désagréables : les concurrents, les compétiteurs, les électeurs, la réélection, les compétitions, les affaires, la vie. Ils aiment mieux nous laisser tranquilles. Et puis nous sommes si petits (en volume, en masse) pour eux. En masse politique et sociale. Ils ne nous aperçoivent même pas. Nous n'existons pas pour eux. Ne nous gonflons pas jusqu'à croire que nous existons pour eux, qu'ils nous voient. Ils nous méprisent trop pour nous haïr pour nous en vouloir de nous être infidèles, je veux dire de ce qu'ils nous sont infidèles, à nous et à notre mystique, ''leur'' mystique, la mystique qui nous est commune, censément, réellement commune, (à nous parce que nous nous en nourrissons et qu'inséparablement nous vivons pour elle, à eux parce qu'ils en profitent et qu'ils la parasitent), pour même nous (en) tenir rigueur. Quand nous sollicitons, à notre tour de bêtes, ils mettent même souvent une sorte de dilection, secrète, un certain point d'honneur, d'un certain honneur, une coquetterie à nous rendre service. Ils ont l'air de dire : Vous voyez bien. Nous faisons ce métier-là. Nous savons très bien ce qu'il vaut. Il faut bien gagner sa vie. Il faut bien faire une carrière. Au moins rendez-nous cette justice que quand il le faut, quand on le peut, quand l'occasion s'en présente, nous sommes encore compétents, nous sommes encore capables de nous intéresser aux grands intérêts spirituels, de les défendre.
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Pour moi si ayant achevé une œuvre infiniment plus grave je viens à l'âge des ''Confessions'', qui est, comme on sait, cinquante ans révolus, à neuf heures du matin, c'est ce que je me proposerai certainement d'y représenter. J'essaierai, reprenant, achevant mon ancienne ''décomposition du dreyfusisme en France'' de donner non pas une idée, mais j'essaierai de donner une représentation de ce que fut dans la réalité cette immortelle affaire Dreyfus. Elle fut, comme toute affaire qui se respecte, une affaire essentiellement mystique. Elle vivait de sa mystique. Elle est morte de sa politique. C'est la loi, c'est la règle. ''C'est le niveau des vies''. Tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique. C'est ce que j'essaierai de représenter. J'avoue, je commence à croire que ce ne sera pas inutile. Je soupçonne qu'il y a sur cette affaire Dreyfus de nombreux malentendus. J'avoue que je ne me reconnais pas du tout dans le ''portrait'' que Halévy a tracé ici même ''du dreyfusiste''. Je ne me sens nullement ce poil de chien battu. Je consens d'avoir été vainqueur, je consens (ce qui est mon jugement propre) d'avoir été vaincu (ça dépend du point de vue auquel on se place), je ne consens point d'avoir été battu. Je consens d'avoir été ruiné, (dans le temporel, et fort exposé dans l'intemporel), je consens d'avoir été trompé, je consens d'avoir été berné. Je ne consens point d'avoir été mouillé. Je ne me sens point ce poil de chien mouillé. Je ne me reconnais point dans ce portrait. Nous étions autrement fiers, autrement droits, autrement orgueilleux, infiniment fiers, portant haut la tête, infiniment pleins, infiniment gonflés des vertus ''militaires''. Nous avions, nous tenions un tout autre ton, un tout autre air, un tout autre port de tête, nous portions, à bras tendus, un tout autre propos. Je ne me sens aucunement l'humeur d'un pénitent. Je hais une pénitence qui ne serait point une pénitence chrétienne, qui serait une espèce de pénitence civique et laïque, une pénitence laïcisée, sécularisée, temporalisée, désaffectée, une imitation, une contrefaçon de ''la'' pénitence. Je hais une humiliation, une humilité qui ne serait point une humilité chrétienne, l'humilité chrétienne, qui serait une espèce d'humilité civile, civique, laïque, une imitation, une contrefaçon de l'humilité. Dans le civil, dans le civique, dans le laïque, dans le profane je veux être bourré d'orgueil. Nous l'étions. Nous en avions le droit. Nous en avions le devoir. Non seulement nous n'avons rien à regretter. Mais nous n'avons rien, nous n'avons rien fait dont nous n'ayons à nous glorifier. Dont nous ne puissions, dont nous ne devions nous glorifier. On peut commencer demain matin la publication de mes œuvres complètes. On pourrait même y ajouter la publication de mes propos, de mes paroles complètes. Il n'y a pas, dans tous ces vieux cahiers, un mot que je changerais, excepté quatre ou cinq mots que je connais bien, sept ou huit mots de théologie qui pourraient donner matière à un malentendu, être interprétés à contresens, parce qu'ils sont au style indirect et que l'on ne voit pas assez dans la phrase qu'ils sont au style indirect. Non seulement nous n'avons rien à désavouer, mais nous n'avons rien dont nous n'ayons à nous glorifier. Car dans nos plus ardentes polémiques, dans nos invectives, dans nos pamphlets nous n'avons jamais perdu le respect du respect. Du respectable respect. Nous n'avons, nous n'avons à avoir ni regret ni remords. Dans ces ''confessions d'un dreyfusiste'' qui feront une part importante de nos ''Confessions'' générales, il y aura, je l'ai promis, de nombreux cahiers qui s'intituleront ''Mémoires d'un âne'' ou peut-être, plus platement, ''mémoires d'un imbécile''. ''Il'' n'y en aura aucun qui s'intitulera ''mémoires d'un lâche'', ou ''d'un pleutre'' (nous laisserons ceux-ci à faire à M. Jaurès et ils ne seront certainement pas mal faits). (Il est si bon maquignon.) Il n'y en aura aucun qui s'intitulera ''cahiers'', ''mémoires d'un faible'' ; ''d'un repentant''. Il n'y en aura aucun qui s'intitulera ''mémoires d'un homme politique''. Ils seront tous, dans le fond, les mémoires d'un homme mystique.
 
 
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Combien de fois n'ai-je pas monté cette rue de Florence. Il y a pour tous les quartiers de Paris non seulement une personnalité constituée, mais cette personnalité a une histoire comme nous. Il n'y a pas bien longtemps et pourtant tout date. Déjà. Le propre de l'histoire, c'est ce changement même, cette ''génération et corruption'', cette abolition constante, cette révolution perpétuelle. Cette mort. Il n'y a que quelques années, huit ans, dix ans, et quelle méconnaissance déjà, quelle méconnaissance immobilière. – ''Le vieux Paris n'est plus'' (''la forme d'une ville''
 
''Change plus vite'', ''hélas'' ! ''que le cœur d'un mortel'') ;
 
On demeurait alors dans ce haut de Paris où personne aujourd'hui ne demeure plus. On bâtit tant de maisons partout, boulevard Raspail. M. Salomon Reinach devait demeurer encore 36 ou ''38'' rue de Lisbonne. Ou un autre numéro. Mais enfin Bernard-Lazare y passait, y pouvait passer comme en voisin, en passant. Le quartier Saint-Lazare. La rue de Rome et la rue de Constantinople. Tout le quartier de l'Europe. Toute l'Europe. Des résonances de noms qui secrètement flattaient leur besoin de voyager, leur aisance à voyager, leur résidence européenne. Un quartier de gare qui flattait leur besoin de chemin de fer, leur goût du chemin de fer, leur aisance en chemin de fer. Tout le monde a déménagé. Quelques-uns dans la mort. Et même beaucoup. Zola demeurait rue de Bruxelles, 81 ou 81 ''bis'' ou 83 rue de Bruxelles. ''Première audience''. – ''Audience du 7 février''. – ''Vous vous appelez Émile Zola'' ? – ''Oui'', ''monsieur''. – ''Quelle est votre profession'' ? – ''Homme de lettres''. – ''Quel est votre âge'' ? – ''Cinquante-huit ans''. – ''Quel est votre domicile'' ? – ''21 bis'', ''rue de Bruxelles''. M. Ludovic Halévy ne demeurait-il pas rue de Douai, qui doit être dans le même quartier. 22, rue de Douai, et encore aujourd'hui 62, rue de Rome, 155, boulevard Haussmann, c'étaient des adresses de ce temps-là. Dreyfus même était de ce quartier. Labori seul demeure encore ''41'' ou 45 rue Condorcet. On me dit qu'il vient seulement d'émigrer 12, rue Pigalle, Paris IXème. Toute une population, tout un peuple demeurait ainsi sur les hauteurs de Paris, dans le flanc des hauteurs de Paris, dans ce haut Paris serré, tout un peuple, amis, ennemis, qui se connaissaient, ne se connaissaient pas, mais se sentaient, se savaient voisins de campagne dans cet immense Paris.
 
 
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Il faut penser que, notamment dans cette ''consultation'', qui fut littéralement son testament mystique, il ne s'opposait pas seulement au combisme, qui fut l'abus, la démagogie du système. Il s'était opposé, non moins vigoureusement, au waldeckisme, qui en était censément l'usage et la norme. Il n'était point allé seulement à l'abus, mais il était remonté à la racine même de l'usage. Il était allé, il était remonté à la racine, jusqu'à la racine. Naturellement, d'un mouvement, d'une requête, d'une réquisition naturelle, comme tout homme de pensée profonde. Il avait discerné l'effet dans la cause, l'abus dans l'usage. Il faut penser donc qu'il s'était opposé, de toutes ses forces, de tout ce qui lui restait de forces, non point au développement seulement, et aux promesses de développement mais à l'origine même, au principe de la ''politique'' dreyfusiste. Il faut relire ce dossier, cette consultation, cette adjuration éloquente à Jaurès, presque cette mise en demeure, certainement déjà cette menace.
 
Il faut penser que c'était un homme, j'ai dit très précisément un prophète, pour qui tout l'appareil des puissances, la raison d'État, les puissances temporelles, les puissances politiques, les autorités de tout ordre, politiques, intellectuelles, mentales même ne pesaient pas une once devant une révolte, devant un mouvement de la conscience propre. On ne peut même en avoir aucune idée. Nous autres nous ne pouvons en avoir aucune idée. Quand nous nous révoltons contre une autorité, quand nous marchons contre les autorités, au moins nous les soulevons. Enfin nous en sentons le poids. Au moins en nous. Il faut au moins que nous les soulevions. Nous savons, nous sentons que nous marchons contre elles et que nous les soulevons. Pour lui elles n'existaient pas. Moins que je ne vous dis. Je ne sais même pas comment représenter à quel point il méprisait les autorités, temporelles, comment il méprisait les puissances, comment en donner une idée. Il ne les méprisait même pas. Il les ignorait, et même plus. Il ne les voyait pas, il ne les considérait pas. Il était myope. Elles n'existaient pas pour lui. Elles n'étaient pas de son grade, de son ordre de grandeur, de sa grandeur. Elles lui étaient totalement étrangères. Elles étaient pour lui moins que rien, égales à zéro. Elles étaient comme des dames qui n'étaient point reçues dans son salon. Il avait pour l'autorité, pour le commandement, pour le gouvernement, pour la force, temporelle, pour l'État, pour la raison d'État, pour les messieurs habillés d'autorité, vêtus de raison d'État une telle haine, une telle aversion, un ressentiment constant tel que cette haine les annulait, qu'ils n'entraient point, qu'ils n'avaient point l'honneur d'entrer dans son entendement. Dans cette affaire des congrégations, de cette loi des congrégations, ou plutôt de ces lois successives et de l'application de cette loi, où il était si évident que le gouvernement de la République, sous le nom de gouvernement Combes, manquait à tous les engagements que sous le nom de gouvernement Waldeck il avait pris, dans cette affaire, cette autre affaire, cette nouvelle affaire où il était si évident que le gouvernement faussait la parole d'un gouvernement et par conséquent du gouvernement, faussait enfin la parole de l'État, s'il est permis de mettre ces deux mots ensemble, Bernard-Lazare avait jugé naturellement qu'il fallait acquitter la parole de la République. Il avait jugé qu'il fallait que la République tint sa parole. Il avait jugé qu'il fallait appliquer, interpréter la loi comme le gouvernement, les deux Chambres, l'État enfin avaient promis de la faire appliquer, s'étaient engagés à l'appliquer, à l'interpréter eux-mêmes. Avaient promis qu'on l'appliquerait. Cela était pour lui l'évidence même. La Cour de Cassation, naturellement aussi, n'hésita point à se ranger à l'avis (de ces messieurs) du gouvernement. Je veux dire du deuxième gouvernement. Un ami (comme on dit) vint lui dire, triomphant : ''Vous voyez'', ''mon cher ami'', ''la Cour de Cassation a jugé contre vous''. Les dreyfusards devenus combistes crevaient déjà d'orgueil, et de faire les malins, et de la pourriture politicienne. Il faut avoir vu alors son œil pétillant de malice, mais douce, et de renseignement. Qui n'a pas vu son œil noir n'a rien vu, son œil de myope ; et le pli de sa lèvre. Un peu grasse. – ''Mon''. ''cher ami'', répondit-il doucement, ''vous vous trompez''. ''C'est moi qui ai jugé autrement que la Cour de Cassation''. L'idée qu'on pouvait un instant lui comparer, à lui Bernard-Lazare, la Cour de Cassation, toutes chambres éployées, lui paraissait bouffonne. Comme l'autre était tout de même un peu suffoqué. – ''Mais'', ''mon garçon'', lui dit-il très doucement, ''la Cour de Cassation'', ''c'est des hommes''. ''Il'' avait l'air souverain de parler très doucement, très délicatement comme à un petit imbécile d'élève. Qui n'aurait pas compris. Pensez que c'était le temps où tout dreyfusard politicien cousinait avec la Cour de Cassation, disait ''la Cour de Cassation'' en gonflant les joues, crevait d'orgueil d'avoir été historiquement, juridiquement authentiqué, justifié par la Cour de Cassation, roulait des yeux, s'assurait au fond de soi sur la Cour de Cassation que Dreyfus était bien innocent. Il était resté gamin, d'une gaminerie invincible, de cette gaminerie qui est la marque même de la grandeur, de cette gaminerie noble, de cette gaminerie aisée qui est la marque de l'aisance dans la grandeur. Et surtout de cette gaminerie homme qui est rigoureusement réservée aux cœurs purs. Non jamais je n'ai vu une aisance telle, aussi souveraine. Jamais je n'ai vu un spirituel mépriser aussi souverainement, aussi sainement, aussi aisément, aussi également une compagnie temporelle. Jamais je n'ai vu un spirituel annuler ainsi un corps temporel. On sentait très bien que pour lui la Cour de Cassation ça ne lui en imposait pas du tout, que pour lui c'étaient des vieux, des vieux bonshommes, que l'idée de les opposer à lui Bernard-Lazare comme autorité judiciaire était purement baroque, burlesque, que lui Bernard-Lazare était une tout autre autorité judiciaire, et politique, et tout. Qu'il avait un tout autre ressort, une tout autre juridiction, qu'il disait un tout autre droit. qu'ils les voyait parfaitement et constamment dévêtus de leur magistrature, dépouillés de tout leur appareil et de ces robes mêmes, qui empêchent de voir l'homme. Qu'il ne pouvait pas les voir autrement. Même en y mettant de la bonne volonté, toute sa bonne volonté. Parce qu'il était bon. Même en s'y efforçant. Qu'il ne concevait même pas qu'on pût les voir autrement. Que lui-même il ne pouvait les voir qu'en vieux singes tout nus. Nullement, comme on pourrait le croire, d'abord, comme un premier examen, superficiel, hâtif, pourrait d'abord le laisser supposer, en vieux singes revêtus de la simarre et de l'hermine. On sentait si bien qu'il savait que lui Bernard-Lazare il avait fait marcher ces gens-là, qu'on les ferait marcher encore, et que lui Bernard-Lazare on ne le ferait jamais marcher, que ces gens-là surtout ne le feraient jamais marcher. Qu'il avait temporellement fait marcher tout le monde ; et que tout le monde ne le ferait jamais spirituellement marcher. Pour lui ce n'était pas, ce ne serait jamais la plus haute autorité du royaume, la plus haute autorité judiciaire, la plus haute juridiction du royaume, le plus haut magistrat de la République. C'étaient des vieux juges. Et il savait bien ce que : c'était qu'un vieux juge. On sentait si bien qu'il savait qu'il avait fait marcher ces gens-là, et qu'ils ne le feraient jamais marcher. Quand l'autre fut parti : ''Vous l'avez vu'', me dit-il en riant. ''Il était rigolo avec 'sa' Cour de Cassation''. Notez qu'il était, et très délibérément contre les lois Waldeck même. Contre la loi Waldeck Mais enfin, puisqu'il y avait une loi Waldeck, il voulait, il fallait qu'on s'y tînt juridiquement. Et même loyalement. Qu'on l'appliquât, qu'on l'interprétât comme elle était. Il n'aimait pas l'État. Mais enfin puisqu'il y avait un État, et qu'on ne pouvait pas faire autrement, il voulait au moins que le même État qui fît une loi fût le même aussi qui l'appliquât. Que l'État ne se dérobât point et ne changeât point de nom et de statut entre les deux, qu'il ne fît point ceci sous un nom et qu'il ne le défît point sous un autre, sous un deuxième nom. il voulait au moins que l'État fût, au moins quelques années, constant avec lui-même. L'autre voulait dire évidemment qu'il était d'un très grand prix, d'un prix suprême, d'un prix de cour suprême que la Cour de Cassation eût innocenté Dreyfus. Pour lui ce n'était d'aucun prix. Il considérait cette sorte de consécration juridique comme une consécration purement judiciaire, et uniquement comme une victoire temporelle, surtout sans doute comme une victoire de lui Bernard-Lazare sur la Cour de Cassation. Il ne lui venait point à la pensée qu'une Cour de Cassation pût faire ou ne pas faire, fît ou ne fît pas l'innocence de Dreyfus. Mais il sentait, il savait parfaitement que c'était lui Bernard-Lazare qui faisait l'autorité d'une Cour de Cassation, qui faisait ou ne faisait pas une Cour de Cassation même, parce qu'ils en faisait la nourriture et la matière, et qu'ainsi et en outre il en faisait la forme même. Qu'en un sens, qu'en ce sens il en faisait la magistrature. Ce n'était pas la Cour de Cassation qui lui faisait bien de l'honneur. C'était lui qui faisait bien de l'honneur à la Cour de Cassation. Jamais je n'ai vu un homme croire, savoir a ce point que les plus grandes puissances temporelles, que les plus grands corps de l'État ne tiennent, ne sont que par des puissances spirituelles intérieures. On sait assez qu'il était tout à fait opposé à faire jouer l'article 445 comme on l'a fait jouer (Clemenceau aussi y était opposé), et tous les embarras que nous avons eus du jeu de cet article, les embarras insurmontables qui se sont produits, qui sont résultés du jeu de cet article, ou plutôt de ce jeu de cet article étaient évités si on lui avait laissé le gouvernement de l'affaire. Il ne fait aucun doute qu'il considérait ce jeu comme une forfaiture, comme un abus, comme un coup de force judiciaire, comme une illégalité. En outre, avec son clair bon sens, bien français, ce juif, bien parisien, avec son clair regard juridique il prévoyait les difficultés inextricables où elle nous jetterait, qu'elle rouvrirait éternellement l'affaire ou plutôt qu'elle empêcherait éternellement l'affaire de se clore. Il me disait : ''Dreyfus passera devant cinquante conseils de guerre'', ''s'il faut'', ou encore : ''Dreyfus passera devant des conseils de guerre toute sa vie''. ''Mais il faut qu'il soit acquitté comme tout le monde''. Le fond de sa, pensée était d'ailleurs que Dreyfus était bien sot de se donner tant de mal pour faire consacrer son innocence par les autorités constituées ; que ces gens-là ne font rien à l'affaire ; puisqu'on l'avait arraché à une persécution inique le principal était fait, tout était fait ; que les revêtements d'autorité, les consécrations judiciaires sont bien superflues, n'existent pas, venant : de corps négligeables ; que c'est faire beaucoup d'honneur à ces messieurs ; qu'on est bien bon, quand on est innocent, en plus de le faire constater. Qu'on apporte, ainsi, à ces autorités, une autorité dont elles ont grand, besoin. Mais alors, au deuxième degré, si on y avait recours, il fallait y avoir recours droitement, il ne, fallait point biaiser, il ne fallait point tricher, ''surtout sans doute parce que c'était se donner les apparences'', ''et peut-être la réalité'', ''de s'incliner devant elles'', ''de les redouter''. Puisqu'on y allait, puisqu'on s'en servait, il fallait s'en servir, et y aller droitement. C'était encore un moyen de leur commander. Si c'était de la politique, il fallait au moins qu'elle fût droite. Il avait un goût incroyable de la droiture, surtout dans ce qu'il n'aimait pas, dans la politique et dans le judiciaire. Il se rattrapait pour ainsi dire ainsi d'y aller malgré lui en y étant droit malgré eux. Je n'ai jamais vu quelqu'un savoir aussi bien garder ses distances, être aussi distant, aussi doucement, aussi savamment, aussi horizontalement pour ainsi dire. Je n'ai jamais vu une puissance spirituelle, quelqu'un qui se sent, qui se sait une puissance spirituelle garder aussi intérieurement pour ainsi dire des distances horizontales aussi méprisantes envers les puissances temporelles. Et donc il avait une affection secrète, une amitié, une affinité profonde avec ''les autres'' puissances spirituelles, même avec les catholiques, qu'il combattait délibérément. Mais il ne voulait les combattre que par des armes spirituelles dans des batailles spirituelles. Sa profonde opposition intérieure et manifestée au waldeckisme même venait ainsi de deux origines. Premièrement, par une sorte d'équilibre, de balancement, d'équité, d'égalité, de justice, de santé politiques, de répartition équitable il ne voulait pas qu'on fit aux autres ce que les autres vous avaient fait, mais qu'on ne voulait pas qu'ils vous fissent. ''Les cléricaux nous ont embêtés pendant des années'', disait-il, et plus énergiquement encore, ''il ne s'agit pas à présent d'embêter les catholiques''. On n'a jamais vu un Juif aussi peu partisan, aussi peu pensant, aussi peu concevant du talion. Il ne voulait pas rendre précisément le bien pour le mal, mais très certainement le juste pour l'injuste. Il avait aussi cette idée que vraiment ça n'était pas malin, qu'il ne fallait guère se sentir fort pour avoir recours à de telles forces. Or il se sentait fort. Qu'il ne fallait guère avoir confiance en soi. Or il avait confiance en soi. Comme tous les véritables forts. Comme tous les véritables forts il n'aimait point employer des armes faciles, avoir des succès faciles, des succès diminués, dégradés, des succès qui ne fussent point du même ordre de grandeur que les combats qu'il voulait soutenir.
 
Deuxièmement il avait certainement une sympathie secrète, une entente intérieure avec les autres puissances spirituelles. Sa haine de l'État, du temporel se retrouvait là tout entière. ''On ne peut pas poursuivre'', disait-il, ''par des lois'', ''des gens qui s'assemblent pour faire leur prière''. ''Quand même ils s'assembleraient cinq cent mille''. ''Si on trouve qu'ils sont dangereux'', ''qu'ils ont trop d'argent'', ''qu'on les poursuive'', ''qu'on les atteigne par des mesures générales'', ''comme tout le monde'', (ce même mot, cette même expression, ''comme tout le monde'', dont il se servait toujours, dont il se servait précisément pour Dreyfus), ''par des lois'', ''économiques générales'', ''qui poursuivent'', ''qui atteignent tous ceux qui sont aussi dangereux qu'eux'', ''qui ont de l'argent comme eux''. Il n'aimait pas que les partis politiques, que l'État, que les Chambres, que le gouvernement lui enlevât la gloire du combat qu'il voulait soutenir, lui déshonorât d'avance son combat.
 
D'une manière générale il n'aimait pas, il ne pouvait pas supporter que le temporel se mêlât du spirituel. Tous ces appareils temporels, tous ces organes, tous ces appareils de levage lui paraissaient infiniment trop grossiers pour avoir le droit de mettre leur patte grossière non seulement dans les droits mais même dans les intérêts spirituels. Que des organes aussi grossiers que le gouvernement, la Chambre, l'État, le Sénat, aussi étrangers à tout ce qui est spirituel, missent les doigts de la main dans le spirituel c'était pour lui non pas seulement une profanation grossière, mais plus encore, un exercice de mauvais goût, un abus, l'exercice, l'abus d'une singulière incompétence. Il se sentait au contraire une secrète, une singulière complicité de compétence spirituelle au besoin avec le pape.
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Aussi nous avons vu son enterrement. Je dirai quel fut son enterrement. Qui nous étions, combien peu dans ce cortège, dans ce convoi, dans cet accompagnement fidèle gris descendant et passant dans Paris. En pleines vacances. Dans ce mois d'août ou plutôt dans ce commencement de mois de septembre. Quelques-uns, les mêmes forcenés, les mêmes fanatiques, Juifs et chrétiens, quelques Juifs riches, très rares, quelques chrétiens riches, très rares, des Juifs et des chrétiens pauvres et misérables, eux-mêmes en assez petit nombre. Une petite troupe en somme, une très petite troupe. Comme une espèce de compagnie réduite qui traversait Paris. De misérables Juifs étrangers, je veux dire étrangers à la nationalité française, car il n'était pas un Juif roumain, je veux dire un Juif de Roumanie, qui ne le sût prophète, qui ne le tînt pour un véritable prophète. Il était pour tous ces misérables, pour tous ces persécutés, un éclair encore, un rallumage du flambeau qui éternellement ne s'éteindra point. Temporellement éternellement. Et comme toutes ces marques mêmes sont de famille, comme tout ce qui est d'Israël est de race, comme ces chose-là restent dans les familles, comment ne pas se rappeler, comment ne point voir cet ancien enterrement quand on voyait si peu de monde, il y a quelques semaines encore, à l'enterrement de sa mère. Relativement peu de monde. Et pourtant ils connaissaient beaucoup de monde. Je dirai sa mort, et sa longue et sa cruelle maladie, et tout le lent et si prompt acheminement de sa mort. Cette sorte de maladie féroce. Comme acharnée. Comme fanatique. Comme elle-même forcenée. Comme lui. Comme nous. Je ne sais rien de si poignant, de si saisissant, je ne connais rien d'aussi tragique que cet homme qui se roidissant de tout ce qui lui restait de force se mettait en travers de son parti victorieux. Qui dans un effort désespéré, où il se brisait lui-même, essayait, entreprenait de remonter cet élan, cette vague, ce terrible élan, l'insurmontable élan de la victoire et des abus, de l'abus de la victoire. Le seul élan qu'on ne remontera jamais. L'insurmontable élan de la victoire acquise. De la victoire faite. De l'entraînement de la victoire. L'insurmontable, le mécanique, l'automatique élan du jeu même de la victoire. Je le revois encore dans son lit. Cet athée, ce professionnellement athée, cet officiellement athée en qui retentissait, avec une force, avec une douceur incroyable, la parole éternelle ; avec une force éternelle ; avec une douceur éternelle ; que je n'ai jamais retrouvée égale nulle part ailleurs. J'ai encore sur moi, dans mes yeux, l'éternelle bonté de ce regard infiniment doux, cette bonté non pas lancée, mais posée, renseignée. Infiniment désabusée ; infiniment renseignée ; infiniment insurmontable elle-même. Je le vois encore dans son lit, cet athée ruisselant de la parole de Dieu. Dans la mort même tout le poids de son peuple lui pesait aux épaules. Il ne fallait point dire qu'il n'en était point responsable. Je n'ai jamais vu un homme ainsi chargé, aussi chargé d'une charge, d'une responsabilité éternelle. Comme nous sommes, comme nous nous sentons chargés de nos enfants, de nos propres enfants dans notre propre famille, tout autant, exactement autant, exactement ainsi il se sentait chargé de son peuple. Dans les souffrances les plus atroces il n'avait qu'un souci : que ses Juifs de Roumanie ne fussent point omis artificieusement, pour faire réussir le mouvement, dans ce mouvement de réprobation que quelques publicistes européens entreprenaient alors contre les excès des persécutions orientales. Je le vois dans son lit. On montait jusqu'à cette rue de Florence ; si rive droite, pour nous, si loin du Quartier. Les autobus ne marchaient pas encore. On montait par la rue de Rome, ou par la rue d'Amsterdam, cour de Rome ou cour d'Amsterdam, je ne sais plus laquelle des deux se nomme laquelle, jusqu'à ce carrefour montant que je vois encore. Cette maison riche, pour le temps, où il vivait pauvre. Il s'excusait de son loyer, disant : J'ai un bail énorme sur le dos. Je ne sais pas si je pourrai sous-louer comme je le voudrais. Quand j'ai pris cet appartement-là, je croyais que je ferais un grand journal et qu'on travaillerait ici. J'avais des plans. Il en était loin, de faire un grand journal. Les journaux des autres se faisaient, des autres mêmes, à condition qu'il n'y fût pas. Je revois encore cette grande 3 chambre, rue de Florence, 5, (ou ''7'') rue de Florence, la chambre du lit, la chambre de souffrance, la chambre de couchée, la chambre d'héroïsme, (la chambre de sainteté), la chambre mortuaire. La chambre du lit d'où il ne se releva point. L'ai-je donc tant oublié moi-même que ce 5, (ou ce 7), ne réponde plus mécaniquement à l'appel de ma mémoire, que ce 5 et ce 7 se battent comme des chiffonniers dans le magasin de ma mémoire, que chacun s'essaye et fasse valoir se titres. Et pourtant j'y suis allé. Et nous disions familièrement entre nous : Est-ce que tu es allé rue de Florence. Dans la grande chambre rectangulaire, je vois le grand lit rectangulaire. Une, ou deux, ou trois grandes fenêtres rectangulaires donnaient de grand jours de gauche obliques rectangulaires ; tombant descendant lentement ; lentement penchés. Le lit venait du fond, non pas du fond opposé aux fenêtres où étaient les portes, et, je pense, les corridors, mais du fond qu'on avait devant soi quand on avait le fenêtres à gauche. De ce fond le lit venait bien a milieu, bien carrément, la tête au fond, jointe le fond, les pieds vers le milieu de la chambre. Lui-même juste au milieu de son lit, sur le dos, symétrique, comme l'axe de son lit, comme un axe d'équité. Les deux bras bien à gauche et à droite. C'étaient dans les derniers temps. La maladie approchait de sa consommation. Une profonde, une vigilante affection fraternelle, la diligence d'une affection fraternelle pensait déjà à lui faire, à lui préparer une mort qui ne fût point la consommation de cette cruauté, qui fût plus douce, un peu adoucie, qui n'eût point toute la cruauté, toute la barbarie de cette maladie forcenée. Qui ne fût point le couronnement de cette cruauté. On lui avait conté des histoires sur sa maladie, des histoires et des histoires. Qu'en croyait-il ? Il faisait, comme tout le monde, semblant de les croire. Qu'en croyait-il c'est le secret des morts. ''Morientium ac mortuorum''. Dans cette incurable lâcheté du monde moderne, où nous osons tout dire à l'homme, excepté ce qui l'intéresse, où nous n'osons pas dire à l'homme la plus grande nouvelle, la nouvelle de la seule grande échéance nous avons menti nous-mêmes tant de fois, nous avons tant menti à tant de mourants et à tant de morts qu'il faut bien espérer que quand c'est notre tour nous ne croyons pas nous-mêmes tout à fait aux mensonges que l'on nous fait. Il faisait donc semblant d'y croire. Mais dans ses beaux yeux doux, dans ses grands et gros yeux clairs il était impossible de lire. Ils étaient trop bons. Ils étaient trop doux. Ils étaient trop beaux. ''Ils étaient trop clairs''. Il était impossible de savoir si c'était pas un miracle d'espérance (temporelle) (et peut-être plus) qu'il espérait encore ou si c'était par un miracle de charité, pour nous, qu'il faisait semblant d'espérer. Son œil même, son œil clair, d'une limpidité d'enfant, était comme un binocle, comme un deuxième verre, comme une deuxième vitre, comme un deuxième binocle de douceur et de bonté, de lumière, de clarté. Impénétrable. Parce qu'on y lisait comme on voulait. C'étaient les derniers temps. Peu de gens pouvaient encore le voir, des parents mêmes. Mais il m'aimait tant qu'il me maintenait sur les dernières listes. J'étais assis au long de son lit à gauche au pied. À sa droite par conséquent. Il parlait de tout comme s'il dût vivre cent ans. Il me demanda comment je venais. Il me dit, avec beaucoup d'orgueil enfantin, que le métro Amsterdam était ouvert. Ou quelque autre. Il se passionnait ingénument pour tout ce qui était voies et moyens de communications. Tout ce qui était allées et venues, géographiques, topographiques, télégraphiques, téléphoniques, aller et retour, circulations, déplacements, replacements, voyages, exodes et deutéronomes lui causait un amoncellement de joie enfantine inépuisable. Le métro particulièrement lui était une victoire personnelle. Tout ce qui était rapidité, accélération, fièvre de communication, déplacement, circulation rapide l'emplissait d'une joie enfantine, de la vieille joie, d'une joie de cinquante siècles. C'était son affaire, propre. ''Être ailleurs'', le grand vice de cette race, la grande vertu secrète ; la grande vocation de ce peuple. Une renommée de cinquante siècles ne le mettait point en chemin de fer que ce ne fût quelque caravane de cinquante siècles. Toute traversée pour eux est la traversée du désert. Les maisons les plus confortables, les mieux assises, avec des pierres de taille grosses comme les colonnes du temple, les maisons les plus immobilières, les plus immeubles, les immeubles les plus écrasants ne sont jamais pour eux que la tente dans le désert. ''Le granit remplaça la tente aux murs de toile''. Qu'importe ces pierres de taille plus grosses que les colonnes du temple. Ils sont toujours sur le dos des chameaux. Peuple singulier. Combien de fois n'y ai-je point pensé. Pour qui les plus immobilières maisons ne seront jamais que des tentes. Et nous au contraire, qui avons réellement couché sous la tente, sous des vraies tentes, combien de fois n'ai-je point pensé à vous, Lévy, qui n'avez jamais couché sous une tente, autrement que dans la Bible, au bout de quelques heures ces tentes du camp de Cercottes étaient déjà nos maisons. ''Que vos pavillons sont beaux'', ''ô Jacob'' ; ''que vos tentes sont belles'', ''ô Israël''. Combien de fois n'y ai-je point pensé, combien de fois n'ai-je point pensé à vous, combien de fois ces mots ne me remontaient-ils pas sourdement comme une remontée d'une gloire de cinquante siècles, comme une grande joie secrète de gloire, dont j'éclatais sourdement par un ressouvenir sacré quand nous rentrions au camp, mon cher Claude, par ces dures nuits de mai. Peuple pour qui la pierre des maisons sera toujours la toile des tentes. Et pour nous au contraire c'est la toile des tentes qui était déjà, qui sera toujours la pierre de nos maisons. Non seulement il n'avait donc pas eu pour le métropolitain cette aversion, cette distance qu'au fond nous lui gardons toujours, même quand il nous rend les plus grands services, ''parce qu'il nous transporte trop vite'', et au fond qu'il nous rend trop de services, mais au contraire il avait pour lui une affection propre toute orgueilleuse, comme un orgueil d'auteur. On le perçait alors, la ligne numéro I seulement je crois était en exploitation. Il avait un orgueil local, un orgueil de quartier, qu'ils eût abouti, déjà, jusqu'à lui, un des premiers, qu'il eût percé jusqu'à lui, qu'il eût commencé à monter vers ces hauteurs. Il me l'avait dit, quelques mois auparavant, quand on avait essayé de l'envoyer, comme tout le monde, vers les réparations du Midi. Il était allé d'hôtel en hôtel. Il était heureux comme un enfant. Jusqu'à ce qu'il trouva une espèce de petite maison de paysan ; qu'il me présenta dans une lettre comme le paradis réalisé. Et d'où naturellement il revint rapidement, il rentra à Paris. Il me l'avait dit alors, dans un de ces mots qui éclairent un homme, un peuple, une race. ''Voyez-vous'', ''Péguy'', me disait-il, ''je ne commence à me sentir chez moi que quand j'arrive dans un hôtel''. Il le disait en riant, mais c'était vrai tout de même.
 
 
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Nous y déployâmes proprement les vertus, les qualités françaises, les vertus de la race : la vaillance claire, la rapidité, la bonne humeur, la constance, la fermeté, un courage opiniâtre, mais de bon ton, de belle tenue, de bonne tenue, fanatique à la fois et mesuré, forcené ensemble et pleinement sensé ; une tristesse gaie, qui est le propre du Français ; un propos délibéré ; une résolution chaude et froide ; une aisance, un renseignement constant ; une docilité et ensemble une révolte constante à l'événement ; une impossibilité organique à consentir à l'injustice, à prendre son parti de rien. Un délié, une finesse de lame. Une acuité de pointe. Il faut dire simplement que nous fûmes des héros. Et plus précisément des héros à la française. (La preuve, c'est que nous ne nous en sommes pas relevés, que nous ne nous en sommes pas retirés). (Toute notre vie peut-être nous serons des demi-soldes). Il faut bien voir en effet comment la question se posait. La question ne se posait nullement alors, pour nous, de savoir si Dreyfus était innocent ou coupable. Mais de savoir si on n'aurait pas le courage de le déclarer, de le savoir innocent.
 
Quand nous écrirons cette ''histoire de l'affaire Dreyfus'' qui sera proprement les ''mémoires d'un dreyfusiste'' il y aura lieu d'examiner, d'étudier de très près et nous établirons très attentivement, dans le plus grand détail, ce que je nommerai la ''courbe de la croyance publique à l'innocence de Dreyfus''. Cette courbe a subi naturellement les variations les plus extraordinaires. Naturellement aussi les antidreyfusistes ont tout fait pour la faire ''monter'' et il faut rendre cette justice aux dreyfusistes qu'ils ont généralement tout fait pour la faire ''descendre''. Partie des environs de ''zéro'' en 1894 (la famille et quelques très rares personnes exceptées), on peut dire qu'elle monta, qu'à travers des soubresauts de toute sorte, des fluctuations politiques et historiques comme il ne manque jamais de s'en produire pour ces sortes de courbes elle monta constamment jusqu'au jour où le bateau qui ramenait Dreyfus en France introduisit parmi nous le corps même du débat. Dès lors, malgré les apparences, malgré un palier apparent, malgré une apparence d'horizontalité, en réalité elle commença de baisser lentement, régulièrement. Malgré des fortunes diverses, malgré des apparences de fortunes en réalité elle commença de tomber. Cette descente, cette chute, cette baisse est arrêtée aujourd'hui, on peut croire qu'elle est arrêtée pour toujours, parce qu'elle ne peut guère aller plus avant, tomber plus bas, parce que beaucoup de monde aujourd'hui s'en moquent totalement, et surtout parce que nous sommes retombés à un certain équilibre, dans un certain équilibre très tentant, très solide, très commun, le même où nous nous étions arrêtés si longtemps à la montée : la France, le monde, l'histoire coupés en deux, en deux partis bien distincts, bien coupés, bien arrêtés, croyant professionnellement, officiellement, l'un à la culpabilité et l'autre à l'innocence, faisant profession de croire l'un à la culpabilité et l'autre à l'innocence. C'est la situation, c'est la position commune, usuelle, familière, pour ainsi dire classique, c'est la situation connue, le monde coupé en deux sur une question. C'est la situation commode, car c'est la situation de guerre, la situation de haine, mutuelle. C'est la situation à laquelle tout le monde est habitué. C'est donc celle qui durera, qui déjà faillit durer pendant la montée de notre courbe, qui s'est retrouvée, qui s'est reçue, qui s'est recueillie elle-même au même niveau dans la descente, qui ne se reperdra plus, qui sera définitive. Avec les amortissements successifs naturellement par la successive arrivée des nouvelles générations ; avec les amortissements croissants et l'extinction finale, l'extinction historique. Ce qu'il y a de remarquable, c'est combien cette situation, ce palier intermédiaire est commode, du pays coupé en deux, combien nous nous y sommes arrêtés complaisamment, commodément, à la montée, comment, combien nous nous y sommes retrouvés aisément, rapidement à la descente. Commodément. Combien nous nous y mouvions aisément, naturellement à la montée, en pleine bataille, combien nous y bataillions aisément, naturellement, comme chez nous, et combien nous nous y sommes même attardés. Et combien au retour, à la descente nous l'avons retrouvé aisément, combien rapidement nous nous y sommes retrouvés chez nous. Mais ce qui est incontestable c'est que cette courbe, dans ces soubresauts, à l'issue de cette montée atteignit plusieurs fois un ''maximum'' qui était même un ''universum''. Je veux dire que dans ces fluctuations, dans ces agitations, dans cette crise, dans ces sautes, dans ces coups de force et dans ces coups de théâtre il y eut au moins deux ou trois fois quarante-huit heures où tout le pays (nos adversaires mêmes et je dis même leurs chefs) crut à l'innocence de Dreyfus. Par exemple, notamment dans ce coup de foudre, instantanément après ce coup de théâtre du colonel Henry au Mont-Valérien (mort ou simulation de mort, assassinat, meurtre, suicide ou simulation de suicide). (Enfin disparition). Comment nous sommes retombés, redescendus de ce ''summum'', qui ce jour, qui dans cet éclair paraissait définitivement acquis, comment on nous en a fait redescendre, comment on a ainsi, autant réussi à faire redescendre cette courbe, c'est le secret des politiciens. C'est le secret des politiques. C'est le secret de la politique même. C'est le secret de Dreyfus même, dans la mesure, et elle est totale, où nous quittant il s'est remis tout entier aux mains des politiques. Comment on a réussi à tenir cette gageure, à nous faire tomber de ce ''maximum'' total, c'est la grande habileté, c'est le secret des politiciens. Comment on perd une bataille qui était gagnée, demandez-le à Jaurès. Aujourd'hui nous sommes condamnés à la contestation, perpétuelle, jusqu'à cet émoussement, cette hébétude, cette oblitération, inévitable, qui vient du temps, des générations suivantes, qu'on nomme proprement l'histoire, la position, l'acquisition de l'histoire. Quand nos ennemis, quand nos adversaires nous reprochaient d'être le parti de l'étranger, ils avaient totalement tort, absolument tort sur nous et contre nous (sur notre mystique et contre nos mystiques ; ils avaient partiellement raison sur et contre notre État-Major, qui précisément nous masquait à eux, qui faisait même tout ce qu'il pouvait pour nous masquer, devant le monde, et qui y a si parfaitement, si complètement réussi ; ils avaient partiellement raison, (peut-être pour un tiers, en quotité), sur et contre nos chefs, sur et contre notre politique, sur et contre nos politiciens, l'adhésion à Hervé et à l'hervéisme, la flatterie pour Hervé et pour l'hervéisme, la lâcheté, le tremblement de Jaurès, la platitude, l'aplatissement devant Hervé et devant le hervéisme, plus que cela l'empressement, la sollicitude empressée pour Hervé et l'hervéisme l'ont bien prouvé) ; mais enfin ils avaient le droit de ne pas nous connaître, dans le fatras de la bataille il pouvaient à la rigueur, historiquement, à la rigueur historique ils pouvaient ne pas nous connaître ; la Foire sur la Place pouvait leur masquer l'intérieur de la maison ; ils pouvaient ne voir que la parade politique ; mais enfin au pis aller, à l'extrême, à la limite, à l'extrême rigueur quand nos ennemis, quand nos adversaires nous accusaient d'être le parti de l'étranger, ils ne pouvaient jamais que nous faire un tort temporel ; un tort extrême temporel, un tort capital temporel, mais en fin un tort temporel. Ils ne pouvaient pas nous déshonorer. Ils pouvaient nous faire perdre nos biens, ils pouvaient nous faire perdre la liberté, ils pouvaient nous faire perdre la vie, ils pouvaient nous faire perdre la terre même de la patrie, Ils ne pouvaient pas nous faire perdre l'honneur. Au contraire quand Jaurès, par une suspecte, par une lâche complaisance à tout le hervéisme, et à Hervé lui-même, à Hervé personnellement, d'une part, pour la patrie, laissait dire et laissait faire qu'il fallait renier, trahir et détruire la France ; créant ainsi cette illusion politique, que le mouvement dreyfusiste était un mouvement antifrançais ; et quand d'autre part, pour la foi, quand mû par les plus bas intérêts électoraux, poussé par la plus lâche, par la plus basse complaisance aux démagogies, aux agitations radicales il disait, il faisait que l'affaire Dreyfus et le dreyfusisme entrassent, comme une partie intégrante, dans la démagogie, dans l'agitation radicale anticléricale, anticatholique, antichrétienne, dans la séparation des Églises et de l'État, dans la loi des Congrégations, waldeckiste, dans la singulière application, dans l'application combiste de cette loi ; créant ainsi cette illusion, politique, que le mouvement dreyfusiste était un mouvement antichrétien ; il ne nous trahissait pas seulement, il ne nous faisait pas seulement dévier, il nous déshonorait. Il ne faut jamais oublier que le combisme, le système combiste, la tyrannie combiste, d'où sont venus tous ces maux, a été une invention de Jaurès, que c'est Jaurès qui par sa détestable force politique, par sa force oratoire, par sa force parlementaire a imposé cette invention, cette tyrannie au pays, cette domination, que lui seul l'a maintenue et a pu la maintenir ; que pendant trois et même quatre ans il a été, sous le nom de M. Combes, le véritable maître de la République. « ''Quand Jaurès'', disait déjà Bernard-Lazare dans cet admirable dossier, dans cet admirable mémoire, dans cette admirable consultation, datée de ''Paris'', ''6 août 1902'', quand on voulait que la loi Waldeck eût un effet global, et qu'elle eût un effet rétroactif, ''Quand Jaurès se présente devant nous pour soutenir une œuvre qu'il approuve'', ''à laquelle il veut collaborer'', ''il doit'', ''parce qu'il est Jaurès'', ''parce qu'il a été notre compagnon dans une bataille qui n'est pas finie'', (ce qu'il y avait d'admirable en effet, même au point de vue politique, au seul point de vue politique, et Bernard-Lazare, avec sa grande lucidité ''politique'', l'avait aperçu instantanément, c'était qu'on n'avait même pas attendu la fin de l'affaire Dreyfus, la conclusion pour opérer la contamination, la dégénération, le déshonneur, la déviation, la dégradation de mystique en politique, mais c'était entre les deux affaires Dreyfus même que l'on se préparait à la commettre, à l'accomplir, avant même d'avoir liquidé l'affaire, au moment même où on se préparait à la rouvrir, à la reprendre), (c'est-à-dire qu'on avait commencé d'opérer la dégénération de mystique en politique au moment même où l'on se préparait à faire appel de nouveau à toutes les forces, aux forces incalculables de la mystique.
 
C'est pour cela que nos politiciens, que nos politiques furent les derniers des criminels, qu'ils furent des criminels au deuxième degré. S'ils n'avaient fait que leur politique, pour ainsi dire professionnellement, s'ils n'avaient fait qu'exercer leur métier de politiciens, ils pouvaient n'être coupables qu'au premier degré, criminels qu'au premier degré. Mais ils voulaient en même temps conserver tous les avantages de la mystique. Et c'est cela très précisément qui constitue le deuxième degré. Ils voulaient bien en même temps trahir la mystique et en même temps non pas seulement s'en réclamer, non pas seulement s'en revêtir et s'en servir et apparaître avec, mais continuer à l'exciter. Ils voulaient, ils entendaient jouer le double jeu, ils voulaient jouer ensemble les deux jeux contraires, et le mystique, et le politique, qui exclut le mystique, ils se préparaient à jouer le double jeu, ils entendaient jouer ensemble de ''leur'' politique et de ''notre'' mystique, cumuler les avantages de leur politique et de notre mystique, s'avantager ensemble de leur politique et de notre mystique, jouer toujours ensemble le temporel et l'éternel.
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Quoi de plus poignant que ce témoignage, que cette adjuration de Bernard-Lazare condamné, de Bernard-Lazare destiné, quoi de plus redoutable que ce témoignage, redoutable, par sa mesure même. ''Quand Jaurès'', écrivait Bernard-Lazare, ''se présente devant nous pour soutenir une œuvre qu'il approuve'', ''à laquelle il veut collaborer'', ''il doit'', ''parce qu'il est Jaurès'', ''parce qu'il a été notre compagnon dans une bataille qui n'est pas finie'', ''nous donner d'autres raisons que des raisons théologiques''. (Il voyait très nettement combien il y avait de théologie grossière dans Jaurès, dans toute cette ''mentalité'' moderne, dans ce radicalisme politique et parlementaire, dans cette pseudométaphysique, dans cette pseudophilosophie, dans cette sociologie.) ''Or c'est une raison théologique que de nous dire'' : « (Ici je préviens que c'est du Jaurès, cité par Bernard-Lazare) : « ''Il y a des crimes politiques et sociaux qui se payent'', ''et le grand crime collectif commis par l'Eglise contre la vérité'', ''contre l'humanité'', ''contre le droit et contre la République'', ''va enfin recevoir son juste salaire''. ''Ce n'est pas en vain qu'elle a révolté les consciences par sa complicité avec le faux'', ''le parjure et la trahison''. » (Fin du Jaurès, de la citation de Jaurès. Bernard-Lazare disait plus simplement : ''On ne peut pas embêter des hommes parce qu'ils font leur prière''. Il les avait, celui-là, les mœurs de la liberté. Il avait la liberté dans la peau ; dans la moelle et dans le sang ; dans les vertèbres. Non point, non plus, une liberté intellectuelle et conceptuelle, une liberté livresque, une liberté toute faite, une liberté de bibliothèque. Une liberté d'enregistrement. Mais une liberté, aussi, de source, une liberté toute organique et vivante. Je n'ai jamais vu un homme croire, à ce point, avoir à ce point la certitude, avoir conscience à ce point qu'une conscience d'homme était un absolu, un invincible, un éternel, un libre, qu'elle s'opposait victorieuse, éternellement triomphante, à toutes les grandeurs de la terre. ''Il ne faut pas recevoir des justifications semblables'', écrivait encore Bernard-Lazare, ''même et surtout quand elles sont données par Jaurès'', ''car'', ''au-dessous'', ''d'autres sont prêts à les interpréter dans un sens pire'', ''à en tirer des conséquences 'redoutables pour la liberté'''. Il énumérait, sur quelques exemples éclatants, dans un style éclatant, coupant, bref, quelques-unes de ces antinomies, les capitales, quelques-uns de ces antagonismes. Il te prévoyait, Bernus, et la ''résistance du peuple polonais aux exactions de la germanisation prussienne''. Dès lors il écrivait en effet, et ces paroles sont claires, elles sont capitales, elles sont actuelles comme au premier jour : ''Si nous n’y prenons garde'', ''demain on nous mettra en demeure d'applaudir le gendarme français qui prendra l'enfant par le bras pour l'obliger à entrer dans l'école laïque'', ''tandis que nous devrons réprouver le gendarme prussien contraignant l'écolier polonais de Wreschen''. Voilà l'homme, voilà l'ami que nous avons perdu. Il écrivait encore, et ces paroles sont à considérer, elles sont à méditer aujourd'hui comme hier, aujourd'hui comme alors, elles seront à méditer toujours, car elles sont d'une hauteur de vues, d'une portée incalculable : « ''Que demain on nous propose les moyens de résoudre la question de l'enseignement et nous la discuterons''. ''Dès aujourd'hui on peut dire que le monopole universitaire n'en est pas la solution''. '''Nous nous refuserons aussi bien à accepter les dogmes formulés par l'État enseignant''', '''que les dogmes formulés par l'Église'''. '''Nous n'avons pas plus confiance en l'Université qu'en la Congrégation'''. » Mais il faut que je m'arrête de citer. Je ne peux pourtant pas citer toute cette admirable ''consultation'', citer tout un cahier dans un cahier, refaire les cahiers dans les cahiers, mettre tout le III-21 dans le XI-12.
 
Voilà l'homme, voilà l'ami que nous avons perdu. Pour un tel homme nous ne ferons jamais une apologie, nous ne souffrirons jamais qu'on en fasse une.
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Comment ne pas noter enfin comme c'est bien écrit, posé, mesuré, clair, ''noble'', ''français''. ''Il ne faut pas recevoir des justifications semblables''. ''Une'' certaine proposition, un certain propos. Une certaine délibération. Un certain ton, une certaine résonance cartésienne même.
 
 
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''Il faut faire les frais temporels''. C'est-à-dire que nul, fût-ce l'Église, fût-ce n'importe quelle puissance spirituelle, ne s'en tirera à moins d'une révolution temporelle, d'une révolution économique, d'une révolution sociale. D'une révolution industrielle. À moins de payer cela. Pour ne pas payer, pour ne pas les faire un singulier concert s'est accordé, une singulière collusion s'est instituée, s'est jouée, se joue entre l'Église et le parti intellectuel. Ce serait même amusant, ce serait risible si ce n'était aussi profondément triste. Ce concert, cette collusion consiste à décaler, à déplacer le débat, le terrain même du débat. L'objet du débat. À dissimuler dans un coin le modernisme du cœur, le modernisme de la charité pour mettre en valeur, en fausse valeur, en lumière, en fausse lumière, pour mettre en surface, en vue, dans toute la surface le modernisme intellectuel, l'appareil du modernisme intellectuel, le solennel, le glorieux appareil. Ainsi tout le monde y gagne, car ça ne coûte plus rien, ça ne coûte plus aucune révolution économique, industrielle, sociale, temporelle, et nos bourgeois de l'un et l'autre côté, nos capitalistes de l'un et l'autre bord, de l'une et l'autre confession, les cléricaux et les radicaux, les cléricaux radicaux et les radicaux cléricaux, les intellectuels et les clercs, les intellectuels clercs et les clercs intellectuels ne veulent rien tant, ne veulent que ceci : ''ne pas payer''. Ne point faire de frais. Ne point faire les frais. Ne point lâcher les cordons de la bourse. On me pardonnera cette expression grossière. Mais il en faut une, il la faut dans cette situation grossière. Concert merveilleux, merveilleuse collusion. Tout le monde y gagne tout. Non seulement que ça ne coûte rien, mais aussi, en surplus, naturellement la gloire, qui ne vient jamais jusqu'à ceux qui la méritent. Tout le monde y trouve son compte, et même le notre. Une fois de plus deux partis contraires sont d'accord, se sont trouvés, se sont mis d'accord non pas seulement pour fausser le débat qui les divise ou paraît les diviser, mais pour fausser, pour transporter le terrain même du débat là où le débat leur sera le plus avantageux, leur coûtera le moins cher à l'un et à l'autre, poussés par la seule considération de leurs intérêts temporels. L'opération consiste à effacer, à tenir dans l'ombre cet effrayant modernisme du cœur et à mettre en première place, en seule place, le modernisme intellectuel, à tout attribuer, tout ce qui se passe, à la feinte toute-puissance, à l'effrayante, à la censément effrayante puissance du modernisme intellectuel. C'est un décalage, une substitution, un transfert, un transport, une transposition merveilleuse. Un déplacement perfectionné. Les intellectuels sont enchantés. ''Voyez'', s'écrient-ils, ''comme nous sommes puissants''. ''Nous en avons une tête''. ''Nous avons trouvé des arguments'', ''des raisonnements si extraordinaires que par ces seuls raisonnements nous avons ébranlé la foi''. ''La preuve que c'est vrai'', '''c'est que ce sont les curés qui le disent'''. Et les curés ensemble et les bons bourgeois cléricaux, censés catholiques, prétendus chrétiens, oublieux des anathèmes sur le riche, des effrayantes réprobations sur l'argent dont l'Evangile est comme saturé, moelleusement assis dans la paix du cœur, dans la paix sociale, tous nos bons bourgeois se récrient : ''Tout ça aussi'', se récrient-ils, ''c'est de la faute à ces sacrés professeurs'', ''qui ont inventé'', ''qui ont trouvé des arguments'', ''des raisonnements si extraordinaires''. ''La preuve que c'est vrai'', '''c'est que c'est nous''', '''curés''', '''qui le disons'''. Alors ça va bien, et non seulement tout le monde est en République, mais tout le monde est content. Les porte-monnaies restent dans les poches, et les argents restent dans les porte-monnaie. On ne met pas la main au porte-monnaie. C'est l'essentiel. Mais je le redis en vérité, tous ces raisonnements ne pèseraient pas lourd, s'il y avait une once de charité.
 
 
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Voici exactement ce que je veux dire de Bernard-Lazare. Dans ''le Temps'' du vendredi 27 mai 1910 je lis ce simple filet, dans les petits caractères de la dernière heure : ''Dernière heure''. – ''L'expulsion des juifs de Kief''. – ''Saint-Pétersbourg'', ''26 mai''. – ''Les autorités de Kief ont procédé à l'expulsion de 1''.''300 familles israélites condamnées par une récente circulaire du ministère de l'intérieur'', ''à quitter la ville''. – ''La misère des expulsés est très grande''. (Havas) – Ce qu'il y a de poignant dans cette dépêche, ce n'est point seulement la sécheresse et la brièveté. C'est à quel point de telles dépêches passent aujourd'hui inaperçues. Ce que je veux dire, c'est que sous Bernard-Lazare elles ne passaient point inaperçues.
 
 
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Dans ''le Matin'' du dimanche 12 juin 1910, car il y en a presque tous les jours : ''Les droits électoraux de la Pologne russe''. – ''Saint-Pétersbourg'', ''11 juin''. – Dépêche particulière du « Matin ». – ''La Douma a voté aujourd'hui une loi créant des zemstvos électifs dans six provinces du sud-ouest et assurant aux paysans un minimum du tiers des conseillers et aux propriétaires polonais un maximum qui est également fixé à un tiers''. ''Les Polonais sont éligibles comme membres des comités exécutifs et reconnus qualifiés pour servir comme employés des zemstvos''. '''Les juifs''', '''par contre''', (c'est moi qui souligne), ''les Juifs par contre sont entièrement exclus'', '''sauf comme employés'''.
 
''Le projet présenté par le gouvernement privait les Polonais de la majeure partie de ces droits'' ; ''mais l'opposition'', ''soutenue par les octobristes'', ''a imposé ces amendements''.
 
 
 
Dans ''le Matin'' du lundi 13 juin 1910 : ''Six mille israélites sont expulsés de Kieff''. – ''Saint-Pétersbourg'', ''12 juin''. – ''D'après la'' Rietch, ''près de six mille israélites ont été expulsés de Kieff''. ''La plupart sont de pauvres gens''. ''Beaucoup d'entre eux'', ''sans foyer et dans la plus grande misère'', ''errent aux environs de la ville''.
 
''Un fait à peine croyable est que leur expulsion a eu lieu en vertu de la circulaire de 1906 de M''. ''Stolypine'', ''circulaire qui accordait à tous les israélites alors à Kieff sans droit légal de résidence la permission d'y rester''. ''Tous les israélites pouvant prouver qu'en 1906 ils résidaient légalement à Kieff son laissés tranquilles'' ; ''mais ceux au contraire qui s'y trouvaient alors illégalement tombent sous le coup d'arrêtés d'expulsion Chaque jour'', ''de nouveaux groupes de victimes sont chassés de la ville''. (Times.)
 
 
 
Et ''dans le même'' numéro du ''Matin'', pour que ce soit complet, cette extraordinaire nouvelle, cette extraordinaire annonce de Salonique : les bateliers ''juifs'' exerçant un boycottage ''turc'' des marchandises ''grecques''. C'est assez bien. ''Le boycottage antigrec à Salonique''. – ''Constantinople'', ''12 juin''. – ''Les bateliers de Salonique'', '''qui pour la plupart sont des israélites''', (c'est encore moi qui souligne), ''ont décrété le boycottage des steamers grecs''.
 
''Ici'', ''cependant'', ''l'agitation antigrecque semble devenir moins violente et on espère que le gouvernement prendra les mesures nécessaires pour empêcher toute nouvelle propagation du mouvement''. (Times.) Singulier peuple, qui a toutes ses querelles, propres, et qui épouse les querelles des autres, qui a toutes ses infortunes propres et épouse les fortunes et les infortunes des autres.
 
 
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Jusqu'à quel point leurs riches les aident-ils ? Je soupçonne qu'ils les aident un peu plus que les nôtres ne nous aident. Mais enfin il ne faudrait peut-être pas le leur reprocher. C'est ce que je disais à un jeune antisémite, joyeux mais qui m'écoute ; sous une forme que je me permets de trouver saisissante. Je lui disais : ''Mais enfin'', ''pensez-y'', '''c'est pas facile d'être Juif'''. ''Vous leur faites toujours des reproches contradictoires''. ''Quand leurs riches ne les soutiennent pas'', ''quand leurs riches sont durs vous dites'' : '''C'est pas étonnant''', '''ils sont Juifs'''. ''Quand leurs riches les soutiennent'', ''vous dites'' : '''C'est pas étonnant''', '''ils sont Juifs'''. '''Ils se soutiennent entre eux'''. – ''Mais'', ''mon ami'', ''les riches chrétiens n'ont qu'à en faire autant''. ''Nous n'empêchons pas les chrétiens riches de nous soutenir entre nous''.
 
 
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Ainsi vous les poursuivez, vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Vous dites : ''Leur finance est juive'', ''elle n'est pas française''. – Et la finance française, mon ami, est-ce qu'elle est française.
 
Est-ce qu'il y a une ''finance'' qui est française.
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De Dreyfus même, pour aller au cœur du débat, à l'objet, à la personne même, de Dreyfus il est évident que je n'ai rien voulu dire, que je n'ai rien dit ni rien pu dire qui atteignît l'homme privé. Je me rends bien compte de tout ce qu'il y a de tragique, de fatal dans la vie de cet homme. Mais ce qu'il y a de plus tragique, de plus fatal c'est précisément qu'il n'a pas le droit d'être un homme privé. C'est que nous avons incessamment le droit de lui demander des comptes, le droit, ''et le devoir'' de lui demander les comptes les plus sévères. Les plus rigoureux.
 
Autrement je saurais bien tout ce qu'il y a de tragique, de fatal dans la vie privée de cet homme. Ce que je sais de plus touchant de lui est certainement cet attachement profond, presque paternel, qu'il a inspiré à notre vieux maître M. Gabriel Monod. M. Monod me le disait encore aux cahiers il n'y a que quelques semaines. À peine. Dreyfus venait encore d'avoir un deuil, très proche, très douloureux, très ''fatal'', dans sa famille. M. Monod nous le rapportait, nous le contait avec des larmes dans la voix. Il nous disait en même temps, ou plutôt il ne nous le disait pas, mais il nous disait beaucoup plus éloquemment que s'il nous l'eût dit, combien il l'aimait, nous assistions un peu surpris, un peu imprévus, un peu dépassés, parce qu'on ne le croit pas, on ne s'y attend pas, à cette affection profonde, à cette affection sentimentale, à cette affection ''privée'', à cette affection quasi paternelle, paternelle même qu'il a pour Dreyfus. Nous en étions presque un peu gênés, comme d'une découverte toujours nouvelle, et comme si on nous ouvrait des horizons nouveaux, comme si on nous avait fait entrer dans une famille sans bien nous demander notre avis, un peu inconsidérément, un peu indiscrètement, tant nous avons pris l'habitude de ne vouloir connaître en Dreyfus que l'homme public, de ne vouloir le traiter qu'en homme public, durement comme un homme public. Laissant de côté, non seulement devant une réalité, mais devant une aussi saisissante, aussi tragique, aussi poignante réalité laissant de côté tout l'appareil des méthodes prétendues scientifiques, censément historiques, laissant de côté tout l'appareil des métaphysiques métahistoriques notre vieux maître assis, disait, avec des larmes intérieures : ''On dirait qu'il y a une fatalité''. ''On dirait que c'est un homme qui est marqué d'une fatalité''. ''Il ne sort point constamment du malheur''. ''Je viens de le quitter encore''. (Et il nous contait cette dernière entrevue, ce dernier deuil, cette sorte d'embrassement, ce deuil familial, privé). ''Je l'ai vu'', nous disait-il, ''ce héros'', ''ce grand stoïcien'', ''cette sorte d'âme antique''. (C'est ainsi qu'il parle de Dreyfus, une âme inflexible, un héros, douloureux, mais antique). ''Je viens de le voir''. ''Cet homme héroïque'', ''cette âme stoïque'', ''ce stoïcien que j'ai vu impassible et ne jamais pleurer dans les plus grandes épreuves''. ''Je viens de le voir''. ''Il était courbé'', ''il pleurait sur cette mort''. ''Il me disait'' : « ''Je crois qu''‘''il y a une fatalité sur moi''. ''Toutes les fois que nous nous attachons à quelqu'un'', ''que nous voyons un peu de bonheur'', ''que nous pourrions un peu commencer d'être heureux'', ''ils meurent''. » Nous étions saisis, dans cette petite boutique, de cette révélation soudaine. ''Quand nous pourrions un peu commencer d'être heureux'', n'était-ce point le mot même, le cri d'Israël, plus qu'un symbole, la destination même d'Israël. Et en outre nous voyions passer, venant d'un historien, passant par-dessus un historien, par-dessus les épaules d'un historien, rompant toutes les méthodes, rompant toutes les métaphysiques positivistes, rompant toutes les disciplines modernes, rompant toutes les histoires et toutes les sociologies nous voyions passer les au-delà de l'histoire. L'arrière-pensée, l'arrière-intention, la mystérieuse arrière-inquiétude, arrière-pensée de tant de peuples, des peuples antiques nous était ramenée, la même, intacte, intégrale, toute neuve, nous était reconduite entière par le plus vieux maître vivant de nos historiens modernes, par le plus respecté, par le plus considéré. Et c'était toujours ''l'histoire'', plus que l'histoire, ''la destination du peuple d'Israël''. L'émotion des autres était décuplée pour moi par cette sorte d'affection presque filiale, par cette sorte de piété secrète que depuis mes années de normalien j'ai toujours gardée pour notre vieux maître. Affection, piété un peu rude, on l'a vu. Mais d'autant plus secrètement profonde. D'autant plus filiale, d'autant plus comme personnelle, d'autant plus jalousement gardée. Je me sentais dans son affection un peu frère en pensée de Dreyfus, frère en affection, et cela me gênait beaucoup. Nous étions là. Nous étions des hommes. Le même souffle nous courbait, qui courba les peuples antiques. Le même problème nous soulevait, qui souleva les peuples antiques. Ce problème, cet anxieux problème de la fatalité, qui se pose pour tout peuple, pour tout homme non livresque. Et associant dans sa pensée dans sa parole, sans même s'en apercevoir, tant c'était naturel, tant on voyait que c'était l'habitude, son habitude, associant l'homme et l'œuvre, le héros et l'histoire, l'objet et l'entreprise, partant déjà il nous disait s'en allant : ''Quelle affaire''. ''Quel désastre''. ''Quand on pense à tout ce qui pouvait sortir de bien de cette affaire-là pour la France''. Et en effet on ne savait plus si c'était Dreyfus ou l'affaire Dreyfus qui était malheureuse, qui était fatale, qui était mal douée pour le bonheur, incapable de bonheur, marquée de la fatalité. Car c'étaient bien tous les deux ensemble, inséparablement, inséparément, indivisément, indivisiblement, l'un portant l'autre, l'une dans l'autre. Et déjà il partait, (il était venu acheter une ''Antoinette'', dans l'édition des cahiers), et nous nous serrions la main, repartant vers nos travaux différents, vers nos soucis différents, vers nos préoccupations différentes. Et nous nous serrions bien la main comme à un enterrement. Nous étions les parents du défunt. Et même les parents pauvres.
 
 
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Cette situation tragique me rappelle un mot de Bernard-Lazare. Il faut toujours en revenir, on en revient toujours à un mot de Bernard-Lazare. Ce mot-ci sera le mot décisif de l'affaire. Puisqu'il vient, puisqu'il porte de son plus grand prophète sur la victime même. Il est donc culminant par son point d'origine et par son point d'arrivée. ''Bernard-Lazare'', ''né à Nîmes le 14 juin 1865'' ; ''mort à Paris le premier septembre 1903''. Il avait donc trente-huit ans. Parce qu'un homme porte lorgnon, parce qu'il porte un binocle transverse barrant un pli du nez devant les deux gros yeux, le moderne le croit moderne, le moderne ne sait pas voir, ne voit pas, ne sait pas reconnaître l'antiquité du regard prophète. C'était le temps où quand il rencontrait Maurice Montégut il disait. L'autre avait mal à l'estomac, comme tout le monde, comme tout pauvre mercenaire intellectuel. Et lui aussi il croyait avoir mal à l'estomac comme tout le monde. Il disait à Montégut : ''Hein'', ''Montégut'', en riant, car il était profondément gai, intérieurement gai : ''Eh bien'', ''Montégut'', ''hein ça va bien avant le déjeuner'', ''quand on n'a rien dans l'estomac''. ''On est léger''. ''On travaille''. ''Mais après''. ''Il ne faudrait jamais manger''. Dreyfus venait de revenir. Dreyfus était rentré et presque instantanément, aux premières démarches, aux premiers pourparlers, au premier contact tout le monde avait eu brusquement l'impression qu'il y avait une paille, que ce n'était pas cela, qu'il était comme il était, et non point comme nous l'avions rêvé. Quelques-uns déjà se plaignaient. Quelques-uns, sourdement, bientôt publiquement l'accusaient. Sourdement, publiquement Bernard-Lazare le défendait. Aprement, obstinément. Tenacement. Avec cet admirable aveuglement volontaire de ceux qui aiment vraiment, avec cet acharnement obstiné invincible avec lequel l'amour défend un être qui a tort, évidemment tort, publiquement tort. – ''Je ne sais pas ce qu'ils veulent'', disait-il, riant mais ne riant pas, riant dessus mais dedans ne riant pas, ''je ne sais pas ce qu'ils demandent''. ''Je ne sais pas ce qu'ils'' lui ''veulent''. ''Parce qu'il a été condamné injustement'', on lui demande tout, ''il faudrait qu'il ait toutes les vertus''. '''Il est innocent''', '''c'est déjà beaucoup'''.
 
 
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''Voilà'', ''cher Halévy'', ''à quel point nous en sommes'' ; voilà, mon cher Halévy, ce que je nomme un examen de conscience. Voilà ce que je nomme exprimer des regrets, faire des (mes) excuses. Voilà ce que je nomme une amende honorable, faire amende honorable. M'infliger un désaveu. C'est ce que je nomme être timoré. C'est ma manière d'être timoré. C'est comme ça que je porte la chemise longue, et la corde au cou, la corde de chanvre. C'est comme ça que je tiens mon cierge. On parle toujours comme si dans une société d'ordre nous étions venus introduire un désordre. Arbitrairement. Gratuitement. Mais il faut tout de même voir qu'il y a des ordres apparents qui recouvrent, qui sont les pires désordres. Nous retrouvons ici ce que nous avons dit de l'égoïsme des riches dans le monde moderne, de la classe riche, de l'égoïsme bourgeois. Cet égoïsme porte sur leur entendement même. Sur leur vue. Même sur leur vue politique du monde politique. Il y avait un ordre sous Méline. C'était un ordre pourri, un ordre mou, un ordre apparent, un ordre purement bourgeois. Notre collaborateur Halévy l'a très bien marqué, c'était un ordre comme sous Louis-Philippe, comme sous Guizot, comme dans les huit, dix, douze dernières années de Louis-Philippe. Un ordre de surface, (comme aujourd'hui d'ailleurs), un ordre gangrené, mortifère, mort, une chair morte, (comme aujourd'hui). De toute façon une crise venait, comme elle vient aujourd'hui.
 
Un ordre mortel pour la fécondité, pour les intérêt profonds, pour les intérêts durables de la race et du peuple, de la patrie.
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Qu'est-ce à dire, à moins de ne pas savoir un mot de français, sinon que nos adversaires parlaient le langage de la raison d'État, qui n'est pas seulement le langage de la raison politique et parlementaire, du méprisable intérêt politique et parlementaire, mais beaucoup plus exactement, beaucoup plus haut qui est le langage, le très respectable langage de la continuité, de la continuation temporelle du peuple et de la race, ''du salut temporel du peuple et de la race''. Ils n'allaient pas à moins. Et nous par un mouvement chrétien profond, par une poussée très profonde révolutionnaire et ensemble traditionnelle de christianisme, suivant en ceci une tradition chrétienne des plus profondes, des plus vivaces, des plus dans la ligne, dans l'axe et au cœur du christianisme, nous nous n'allions pas à moins qu'à nous élever je ne dis pas (jusqu')à la conception mais à la passion, mais au souci d'un salut éternel, du salut éternel de ce peuple, nous n'atteignions pas à moins qu'à vivre dans un souci constant, dans une préoccupation, dans une angoisse mortelle, éternelle, dans une anxiété constante du salut éternel de notre peuple, du salut éternel de notre race. Tout au fond nous étions les : hommes du salut éternel et nos adversaires étaient les hommes du salut temporel. Voilà la vraie, la réelle, division de l'affaire Dreyfus. Tout au fond nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel. Il n'y a que la doctrine chrétienne au monde, dans le monde moderne, dans aucun monde ; qui mette à ce point, aussi délibérément, aussi totalement, aussi absolument la mort temporelle comme rien, comme une insignifiance, comme un zéro au prix de la mort éternelle, et le risque de la mort temporelle comme rien au prix du péché mortel, au prix du risque de la mort éternelle. Tout au fond nous ne voulions pas que par un seul péché, mortel, complaisamment accepté, complaisamment endossé, complaisamment acquis pour ainsi dire notre France fût non pas seulement déshonorée devant le monde et devant l'histoire : qu'elle fût proprement constituée en état de péché mortel. Un jour, au point le plus douloureux de cette crise, un ami vint me voir, qui fortuitement passait par Paris. Un ami qui était chrétien. – Je ne connais pas cette affaire, me dit-il. Je vis dans le fond de ma province. J'ai assez de mal à gagner ma vie. Je ne connais rien de cette affaire. Je ne soupçonnais pas l'état où je trouve Paris. Mais enfin on ne peut pas sacrifier tout un peuple pour un homme. Je n'eus rien à lui répondre que de prendre un livre dans mon armoire, un petit livre cartonné, une petite édition Hachette – ''27''. lui dis-je. « ''Or vous demant-je'', ''fist-il'', ''lequel vous ameriés miex'', ''ou que vous fussiés mesiaus'', (''mesiaus'', c'est lépreux), ''ou que vous eussiés fait un pechié mortel'' ? » ''Et je'', ''qui onques ne li menti'', ''li respondi que je en ameroie miex avoir fait trente que estre mesiaus''. ''Et quant li frere s'en furent parti'', (c'étaient deux frères qu'il avait appelés), ''il m'appela tout seul'', ''et me fist seoir à ses piez et me dist'' : « ''Comment me deistes-vous hier ce'' ? » ''Et je li diz que encore li disoie-je''. ''Et il me dist'' : « ''Vous deistes comme hastis musarz'' ; ''car vous devez savoir que nulle si laide mezelerie n'est comme d'estre en pechié mortel'', ''pour ce que l'ame qui est en pechié mortel est semblable au dyable'' : ''par quoy nulle si laide meselerie ne puet estre''. ['''avec rappel''' « '''en début de chaque ligne''']
 
''28''. – « ''Et bien est voirs que quant li hom meurt'', ''il est gueris de la meselerie dou cors'' ; ''mais quant li hom qui a fait le pechié mortel meurt'', ''il ne sait pas ne n'est certeins que il ait eu en sa vie tel repentance que Diex li ait pardonnei'' : ''par quoy grant poour doit avoir que celle mezelerie li dure tant comme Diex yert en paradis''. ''Si vous pri'', ''fist-il'', ''tant comme je puis'', ''que vous metés votre cuer à ce'', ''pour l'amour de Dieu et de moy'', ''que vous amissiez miex que touz meschiez avenist au cors'', ''de mezelerie et de toute maladie'', ''que ce que li pechiés mortex venist à l'ame de vous''. » On voit que si pour une présentation, dans une présentation récente, je me référais à ce grand chroniqueur ; à ce grand chroniqueur d'un autre grand saint ; et d'un autre grand saint français, j'avais pour le faire de multiples autorités de raison.
 
 
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Voilà, mon cher Variot, quelques-uns des propos que j'eusse tenus aux cahiers le jeudi, si on y parlait moins haut, et si on m'y laissait quelquefois la parole. Dans ces cahiers de M. Milliet vous trouverez ce que c'était que cette mystique républicaine. Et vous monsieur qui me demandez qu'il faudrait bien définir un peu par voie de raison démonstrative, par voie de raisonnement de raison ratiocinante ce que c'est que mystique, et ce que c'est que politique, ''quid sit mysticum'', ''et quid politicum'', la mystique républicaine, c'était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c'est à présent qu'on en vit. Vous comprenez, n'est-ce pas.
 
 
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La seule valeur, la seule force du royalisme, mon cher Variot, la seule force d'une monarchie traditionnelle, c'est que le roi est plus ou moins aimé. La seule force de la République, c'est que la République est plus ou moins aimée. La seule force, la seule valeur, la seule dignité de tout, c'est d'être aimé. Que tant d'hommes aient tant vécu et tant souffert pour la République, qu'ils aient tant cru en elle, qu'ils soient tant morts pour elle, que pour elle ils aient supporté tant d, épreuves, souvent extrêmes, voilà ce qui compte, voilà ce qui m'intéresse, voilà ce qui existe. Voilà ce qui fonde, voilà ce qui fait la légitimité d'un régime. Quand je trouve dans ''l'Action française'' tant de dérisions et tant de sarcasmes, souvent tant d'injures, j'en suis peiné, car il s'agit d'hommes qui veulent restaurer, restituer les plus anciennes dignités de notre race et on ne fonde, on ne refonde aucune culture sur la dérision et la dérision et le sarcasme et l'injure sont des barbaries. Ils sont même des barbarismes. On ne fonde, on ne refonde, on ne restaure, on ne restitue rien sur la dérision. Des calembours ne font pas une restitution de culture. J'avoue que je n'arrive point à comprendre tout ce que l'on met, tout ce qu'ils y a évidemment d'esprit dans cette graphie des ''Respubliquains'' que l'on nous répète à satiété. Cela me paraît un peu du même ordre que les sots de l'autre côté qui écrivent toujours ''le roy''. Avec un ''y''. Cet ''s'' et ce ''qu'' me paraissent du même alphabet que cet ''y''. J'ai peur qu'ils ne soit presque également sot de se moquer de l'un et de l'autre. Le roi a pour lui toute la majesté de la tradition française. La République a pour elle toute la grandeur de la tradition républicaine. Si on met cet ''s'' à ''Respubliquains'' on ne fait rien, on ne peut rien faire que de lui conférer un peu de la majesté romaine. Je suis plongé en ce moment-ci, pour des raisons particulières, dans le ''de Viris''. J'avoue que ''respublica'' y est un mot d'une grandeur extraordinaire. D'une amplitude, d'une voûte romaine. Quant au changement de ''c'' en ''qu'' au féminin de ''public'' en ''publique'', il ne me paraît pas plus déshonorant que le féminin de ''Turc'' en ''Turque'', et de ''Grec'' en ''Grecque'', et de ''sec'' en ''sèche'' comme la grammaire (française) nous l'enseigne. On a le féminin qu'on peut. Quand je trouve dans ''l'Action française'', dans Maurras des raisonnements, des logiques d'une rigueur implacable, des explications impeccables, invincibles comme quoi la royauté vaut mieux que la république, et la monarchie que la république, et surtout le royalisme mieux que le républicanisme et le monarchisme mieux que le républicanisme, j'avoue que si je voulais parler grossièrement je dirais que ça ne prend pas. On pense ce que je veux dire. Ça ne prend pas comme un mordant prend ou ne prend pas sur un vernis. Ça n'entre pas. Des explications, toute notre éducation, toute notre formation intellectuelle, universitaire, scolaire nous a tellement appris à en donner, à en faire, des explications et des explications, que nous en sommes saturés. Au besoin nous ferions les siennes. Nous allons au-devant des siennes, et c'est précisément ce qui les émousse pour nous. Nous sortons d'en prendre. Nous savons y faire. Dans le besoin nous les ferions. Mais qu'au courant de la plume, et peut-être, sans doute sans qu'il y ait pensé dans un article de Maurras je trouve, comme il arrive, non point comme un argument, présentée comme un argument, mais comme oubliée au contraire cette simple phrase : ''Nous serions prêts à mourir pour le roi'', ''pour le rétablissement de notre roi'', oh alors on me dit quelque chose, alors on commence à causer. Sachant, d'un tel homme, que c'est vrai comme il le dit, alors j'écoute, alors j'entends, alors je m'arrête, alors je suis saisi, alors on me dit quelque chose. Et l'autre jour aux cahiers, cet autre jeudi, quand on eut discuté bien abondamment, quand on eut commis bien abondamment ce péché de l'explication, quand tout à coup Michel Arnauld, un peu comme exaspéré, un peu comme à bout, de cette voix grave et sereine, douce et profonde, blonde, légèrement voilée, sérieuse, soucieuse comme tout le monde, à peine railleuse et prête au combat que nous lui connaissons, que nous aimons en lui depuis dix-huit ans, interrompit, conclut presque brusquement : ''Tout cela c'est très bien parce qu'ils ne sont qu'une menace imprécise et théorique''. ''Mais le jour où ils deviendraient une menace réelle ils verraient ce que nous sommes encore capables de faire pour la République'', tout le monde comprit qu'enfin on venait de dire quelque chose.