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{{Titre|Notre Jeunesse|[[Charles Péguy]]|1910}}
 
 
 
''Une'' ''famille'' ''de'' ''républicains'' ''fouriéristes''. – '''les''' '''Milliet'''. – Après tant d'heureusesd’heureuses rencontres, après les cahiers de Vuillaume c'estc’est une véritable bonne fortune pour nos ''cahiers'' que de pouvoir commencer aujourd'huiaujourd’hui la publication de ces archives d'uned’une famille républicaine. Quand M. Paul Milliet m'enm’en apporta les premières propositions, avec cette inguérissable modestie des gens qui apportent vraiment quelque chose il ne manqua point de commencer par s'excusers’excuser, disant : Vous verrez. Il y a là dedans des lettres de Victor Hugo, de Béranger. (Il voulait par là s'excusers’excuser d'abordd’abord sur ce qu'ilqu’il y avait, dans les papiers qu'ilqu’il m'apportaitm’apportait, des ''documents'' sur les grands hommes, provenant de grands hommes, des documents ''historiques'', sur les hommes ''historiques'', et, naturellement, des documents inédits.) Il y a des lettres de la conquête de l'Algériel’Algérie, de l'expéditionl’expédition du Mexique, de la guerre de Crimée. (Ou peut-être plutôt de la guerre d'Italied’Italie.) (Il voulait s'excusers’excuser par là, alléguer qu'ilqu’il y avait, dans ces papiers, des documents ''historiques'', sur les grands événements de ''l'histoirel’histoire'', provenant, venant directement des grands événements et naturellement des documents authentiques, et naturellement des documents inédits.) Je lui répondis non.
 
Je lui dis non vous comprenez. Ne vous excusez pas. Glorifiez-vous au contraire. Des lettres de Béranger, des lettres de Victor Hugo, il y en a plein la chambre. Nous en avons par-dessus la tête. Il y en a plein les bibliothèques et c'estc’est même de cela (et pour cela) que les bibliothèques sont faites. C'estC’est même de cela que les bibliothécaires aussi sont faits. Et nous autres aussi les amis des bibliothécaires. Nous en avons nous en avons nous en avons. On nous en publie encore tous les jours. Et quand il n'yn’y en aura plus on en publiera encore. Parce que, dans le besoin, nous en ferons. Que dis-je, nous en faisons, on en fait. Et la famille nous aidera à en faire. Parce que ça fera toujours des droits d'auteurd’auteur à toucher.
 
Mais ce que nous voulons avoir, ''ce'' ''que'' ''nous'' ''ne'' ''pouvons'' ''pas'' ''faire'', c'estc’est précisément les lettres de gens qui ne sont pas Victor Hugo. Quinet, Raspail, Blanqui, – Fourier –, c'estc’est très bien. Mais ce que nous voulons savoir, c'estc’est exactement, c'estc’est précisément quelles troupes avaient derrière eux, quelles admirables troupes, ces penseurs et ces chefs républicains, grands fondateurs de la République.
 
 
''Une'' ''famille'' ''de'' ''républicains'' ''fouriéristes''. – '''les''' '''Milliet'''. – Après tant d'heureuses rencontres, après les cahiers de Vuillaume c'est une véritable bonne fortune pour nos ''cahiers'' que de pouvoir commencer aujourd'hui la publication de ces archives d'une famille républicaine. Quand M. Paul Milliet m'en apporta les premières propositions, avec cette inguérissable modestie des gens qui apportent vraiment quelque chose il ne manqua point de commencer par s'excuser, disant : Vous verrez. Il y a là dedans des lettres de Victor Hugo, de Béranger. (Il voulait par là s'excuser d'abord sur ce qu'il y avait, dans les papiers qu'il m'apportait, des ''documents'' sur les grands hommes, provenant de grands hommes, des documents ''historiques'', sur les hommes ''historiques'', et, naturellement, des documents inédits.) Il y a des lettres de la conquête de l'Algérie, de l'expédition du Mexique, de la guerre de Crimée. (Ou peut-être plutôt de la guerre d'Italie.) (Il voulait s'excuser par là, alléguer qu'il y avait, dans ces papiers, des documents ''historiques'', sur les grands événements de ''l'histoire'', provenant, venant directement des grands événements et naturellement des documents authentiques, et naturellement des documents inédits.) Je lui répondis non.
 
Je lui dis non vous comprenez. Ne vous excusez pas. Glorifiez-vous au contraire. Des lettres de Béranger, des lettres de Victor Hugo, il y en a plein la chambre. Nous en avons par-dessus la tête. Il y en a plein les bibliothèques et c'est même de cela (et pour cela) que les bibliothèques sont faites. C'est même de cela que les bibliothécaires aussi sont faits. Et nous autres aussi les amis des bibliothécaires. Nous en avons nous en avons nous en avons. On nous en publie encore tous les jours. Et quand il n'y en aura plus on en publiera encore. Parce que, dans le besoin, nous en ferons. Que dis-je, nous en faisons, on en fait. Et la famille nous aidera à en faire. Parce que ça fera toujours des droits d'auteur à toucher.
 
Mais ce que nous voulons avoir, ''ce'' ''que'' ''nous'' ''ne'' ''pouvons'' ''pas'' ''faire'', c'est précisément les lettres de gens qui ne sont pas Victor Hugo. Quinet, Raspail, Blanqui, – Fourier –, c'est très bien. Mais ce que nous voulons savoir, c'est exactement, c'est précisément quelles troupes avaient derrière eux, quelles admirables troupes, ces penseurs et ces chefs républicains, grands fondateurs de la République.
 
Voilà ce que nous voulons avoir, ce que nul ne peut faire, ce que nul ne peut controuver.
 
Sur les grands patrons, sur les chefs l'histoirel’histoire nous renseignera toujours, tant bien que mal, plutôt mal que bien, c'estc’est son métier, et à défaut de l'histoirel’histoire les historiens, et à défaut des historiens les professeurs (d'histoired’histoire). Ce que nous voulons savoir et ce que nous ne pouvons pas inventer, ce que nous voulons connaître, ce que nous voulons apprendre, ce n'estn’est point les premiers rôles, les grands masques, le grand jeu, les grandes marques, le théâtre et la représentation ; ce que nous voulons savoir c'estc’est ce qu'ilqu’il y avait derrière, ce qu'ilqu’il y avait dessous, comment était fait ce peuple de France, enfin ce que nous voulons savoir c'estc’est quel était, en cet âge héroïque, le ''tissu'' même du peuple et du parti républicain. Ce que nous voulons faire, c'estc’est bien de ''l'histologiel’histologie'' ethnique. Ce que nous voulons savoir c'estc’est de quel tissu était tissé, tissu ce peuple et ce parti, comment vivait une famille républicaine ''ordinaire'', moyenne pour ainsi dire, obscure, prise au hasard, pour ainsi dire, prise dans le tissu ordinaire, prise et taillée à plein drap, à même le drap, ce qu'onqu’on y croyait, ce qu'onqu’on y pensait, – ce qu'onqu’on y faisait, car c'étaientc’étaient des hommes d'actiond’action, – ce qu'onqu’on y écrivait ; comment on s'ys’y mariait, comment on y vivait, de quoi, comment on y élevait les enfants ; – comment on y naissait, d'abordd’abord, car on naissait, dans ce temps-là ; – comment on y travaillait ; comment on y parlait ; comment on y écrivait ; et si l'onl’on y faisait des vers quels vers on y faisait ; dans quelle terre enfin, dans quelle terre commune, dans quelle terre ordinaire, sur quel terreau, sur quel terrain, dans quel terroir, sous quels cieux, dans quel climat poussèrent les grands poètes et les grands écrivains. Dans quelle terre de pleine terre poussa cette grande République. Ce que nous voulons savoir, c'estc’est ce que c'étaitc’était, c'estc’est quel était le tissu même de la bourgeoisie, de la République, du peuple quand la bourgeoisie était grande, quand le peuple était grand, quand les républicains étaient héroïques et que la République avait les mains pures. Pour tout dire quand les républicains étaient républicains et que la république était la république. Ce que nous voulons voir et avoir ce n'estn’est point une histoire endimanchée, c'estc’est l'histoirel’histoire de tous les jours de la semaine, c'estc’est un peuple dans la texture, dans la tissure, dans le tissu de sa quotidienne existence, dans l'acquêtl’acquêt, dans le gain, dans le labeur du pain de chaque jour, ''panem'' ''quotidianum'', c'estc’est une race dans son réel, dans son épanouissement profond.
 
Maintenant s'ils’il y a des lettres de Victor Hugo et des vers de Béranger, nous ne ferons pas exprès de les éliminer. D'abordD’abord Hugo et Béranger sortaient de ces gens-là. Mais avec ces familles-là il faut toujours se méfier des procès.
 
Comment vivaient ces hommes qui furent nos ancêtres et que nous reconnaissons pour nos maîtres. Quels ils étaient profondément, communément, dans le laborieux train de la vie ordinaire, dans le laborieux train de la pensée ordinaire, dans l'admirablel’admirable train du dévouement de chaque jour. Ce que c'étaitc’était que le peuple du temps qu'ilqu’il y avait un peuple. Ce que c'étaitc’était que la bourgeoisie du temps qu'ilqu’il y avait un bourgeoisie. Ce que c'étaitc’était qu'unequ’une race du temps qu'ilqu’il y avait une race, du temps qu'ilqu’il y avait cette race, et qu'ellequ’elle poussait. Ce que c'étaitc’était que la conscience et cœur d'und’un peuple, d'uned’une bourgeoisie et d'uned’une race. Ce que c'étaitc’était que la République enfin du temps qu'ilqu’il avait une République : voilà ce que nous voulons savoir ; voilà très précisément ce que M. Paul Milliet nous apporte.
 
Comment travaillait ce peuple, qui aimait le travail, ''universus'' ''universum'', qui tout entier aimait le travail tout entier, qui était laborieux et encore plus travailleur, qui se délectait à travailler, qui travaillait tout entier ensemble, bourgeoisie et peuple, dans la joie et dans la santé ; qui avait un véritable culte du travail ; un culte, une religion du travail bien fait. Du travail fini. Comment tout un peuple, toute une race, amis, ennemis, tous adversaires, tous profondément amis, était gonflée de sève et de santé et de joie, c'estc’est ce que l'onl’on trouvera dans les archives, parlons modestement dans les papiers de cette famille républicaine.
 
On y verra ce que c'étaitc’était qu'unequ’une culture, comment c'étaitc’était infiniment autre (infiniment plus précieux) qu'unequ’une science, une archéologie, un enseignement, un renseignement, une érudition et naturellement un système. On y verra ce que c'étaitc’était que la culture du temps que les professeurs ne l'avaientl’avaient point écrasée. On y verra ce que c'étaitc’était qu'unqu’un peuple du temps que le primaire ne l'avaitl’avait point oblitéré.
 
On y verra ce que c'étaitc’était qu'unequ’une culture du temps qu'ilqu’il y avait une culture ; comment c'estc’est presque indéfinissable, tout un âge, tout un monde dont aujourd'huiaujourd’hui nous n'avonsn’avons plus l'idéel’idée.
 
On y verra ce que c'étaitc’était que la moelle même de notre race, ce que c'étaitc’était que le tissu cellulaire et médullaire. Ce qu'étaitqu’était une famille française. On y verra des caractères. On y verra tout ce que nous ne voyons plus, tout ce que nous ne voyons pas aujourd'huiaujourd’hui. Comment les enfants faisaient leurs études du temps qu'ilqu’il y avait des études.
 
Enfin tout ce que nous ne voyons plus aujourd'huiaujourd’hui.
 
On y verra dans le tissu même ce que c'étaitc’était qu'unequ’une cellule, une famille ; non point une de ces familles qui fondèrent des dynasties, les grandes dynasties républicaines ; mais une de ces familles qui étaient comme des dynasties de peuple ''républicaines''. Les dynasties du tissu commun de la République.
 
Ces familles qui justement comptent pour nous parce qu'elles sont du tissu commun.
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Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s'en font gloire et orgueil.
 
Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n'en remontre pas, de ceux à qui on n'en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n'a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. ''C'est''-''à''-''dire'' : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l'athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. ''Exactement'' : le monde de ceux qui n'ont pas de mystique. Et qui s'en vantent. Qu'on ne s'y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d'un côté ni de l'autre. Le mouvement de ''dérépublicanisation'' de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa ''déchristianisation''. C'est ensemble un même, un seul mouvement profond de ''démystication''. C'est du même mouvement profond, d'un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu'il ne croit plus à Dieu, qu'il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu'il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu'il en a assez), on pourrait presque dire qu'il ne veut plus croire aux idoles et qu'il ne veut plus croire au vrai Dieu. ''La'' ''même'' incrédulité, ''une'' ''seule'' incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les dieux anciens et le Dieu des chrétiens. Une même stérilité dessèche la cité et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la cité de Dieu. C'est proprement la stérilité moderne. Que nul donc ne se réjouisse, voyant le malheur qui arrive à l'ennemi, à l'adversaire, au voisin. Car ''le'' ''même'' malheur, ''la'' ''même'' stérilité lui arrive. Comme je l'ai mis tant de fois dans ces cahiers, du temps qu'on ne me lisait pas, le débat n'est pas proprement entre la République et la Monarchie, entre la République et la Royauté, surtout si on les considère comme des formes politiques, comme deux formes politiques, il n'est point seulement, il n'est point exactement entre l'ancien régime et le nouveau régime français, le monde moderne ne s'oppose pas seulement à l'ancien régime français, il s'oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C'est en effet la première fois dans l'histoire du monde que tout un monde vit et prospère, ''paraît'' prospérer ''contre'' ''toute'' ''culture''.
 
 
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Aujourd'hui la République est une thèse, acceptée, par les jeunes gens. Acceptée, refusée ; indifféremment ; cela n'a pas d'importance ; prouvée, réfutée. Ce qui importe, ce qui est grave, ce qui signifie, ce n'est pas que ce soit appuyé ou soutenu, plus ou moins indifféremment, c'est que ce soit une thèse.
 
C'est-à-dire, précisément, ''qu'il'' ''faille'' l'appuyer ou la soutenir.
 
Quand un régime est une thèse, parmi d'autres, (parmi tant d'autres), il est par terre. Un régime qui est debout, qui tient, qui est vivant, n'est pas une thèse.
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Nous tournant donc vers les jeunes gens, nous tournant d'autre part, nous tournant de l'autre côté nous ne pouvons que dire et faire, nous ne pouvons que leur dire : Prenez garde. Vous nous traitez de vieilles bêtes. C'est bien. Mais prenez garde. Quand vous parlez à la légère, quand vous traitez légèrement, si légèrement la République, vous ne risquez pas seulement d'être injustes, (ce qui n'est peut-être rien, au moins vous le dites, dans votre système, mais ce qui, dans notre système, est grave, dans nos idées, considérable), vous risquez plus, dans votre système, même dans vos idées vous risquez d'être sots. Pour entrer dans votre système, dans votre langage même. Vous oubliez, vous méconnaissez qu'ils y a eu une mystique républicaine ; et de l'oublier et de la méconnaître ne fera pas qu'elle n'ait pas été. Des hommes sont morts pour la liberté comme des hommes sont morts pour la foi. Ces élections aujourd'hui vous paraissent une formalité grotesque, universellement menteuse, truquée de toutes parts. Et vous avez le droit de le dire. Mais des hommes ont vécu, des hommes sans nombre, des héros, des martyrs, et je dirai des saints, – et quand je dis ''des'' ''saints'' je sais peut-être ce que je dis, – des hommes ont vécu sans nombre, héroïquement, saintement, des hommes ont souffert, des hommes sont morts, tout un peuple a vécu pour que le dernier des imbéciles aujourd'hui ait le droit d'accomplir cette formalité truquée. Ce fut un terrible, un laborieux, un redoutable enfantement. Ce ne fut pas toujours du dernier grotesque. Et des peuples autour de nous, des peuples entiers, des races travaillent du même enfantement douloureux, travaillent et luttent pour obtenir cette formalité dérisoire. Ces élections sont dérisoires. Mais il y a eu un temps, mon cher Variot, un temps héroïque où les malades et les mourants se faisaient porter dans des chaises pour aller ''déposer'' ''leur'' ''bulletin'' ''dans'' ''l'urne''. Déposer son bulletin dans l'urne, cette expression vous paraît aujourd'hui du dernier grotesque. Elle a été préparée par un siècle d'héroïsme. Non pas d'héroïsme à la manque, d'un héroïsme à la littéraire. Par un siècle du plus incontestable, du plus authentique héroïsme. Et je dirai du plus français. Ces élections sont dérisoires.
 
Mais il y a eu une élection. C'est le grand partage du monde, la grande élection du monde moderne entre l'Ancien Régime et la Révolution. Et il y a eu un sacré ballottage, Variot, Jean Variot. Il y a eu ce petit ballottage qui commença au moulin de Valmy et qui finit à peine sur les hauteurs de Hougoumont. D'ailleurs ça a fini comme toutes les affaires politiques, par une espèce de compromis, de cote mal taillée entre les deux partis qui étaient en présence.
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Vous nous parlez de la dégradation républicaine, c'est-à-dire, proprement, de la dégradation de la mystique républicaine en politique républicaine. N'y a-t-il pas eu, n'y a-t-il pas d'autres dégradations. Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par ''la'' mystique, par une mystique, par sa (propre) mystique et tout finit par ''de'' ''la'' politique. La question, importante, n'est pas, il est important, il est intéressant que, mais l'intérêt, la question n'est pas que telle politique l'emporte sur telle ou telle autre et de savoir qui l'emportera de toutes les politiques L'intérêt, la question, l'essentiel est que ''dans'' ''chaque'' ''ordre'', ''dans'' ''chaque'' ''système'' '''la''' '''mystique''' '''ne''' '''soit''' '''point''' '''dévorée''' '''par''' '''la''' '''politique''' '''à''' '''laquelle''' '''elle''' '''a''' '''donné''' '''naissance'''.
 
L'essentiel n'est pas, l'intérêt n'est pas, la question n'est pas que telle ou telle politique triomphe, mais que dans chaque ordre, dans chaque système chaque mystique, cette mystique ne soit point dévorée par la politique issue d'elle.
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Vous nous parlez toujours de la dégradation républicaine. N'y a-t-il point eu, par le même mouvement, n'y a-t-il point une dégradation monarchiste, une dégradation royaliste parallèle, complémentaire, symétrique, plus qu'analogue. C'est-à-dire, proprement parlant, une dégradation de la mystique monarchiste, royaliste en une certaine politique, issue d'elle, correspondante, en une, en la politique monarchiste, en la politique royaliste. N'avons-nous pas vu pendant des siècles, ne voyons-nous pas tous les jours les effets de cette politique. N'avons-nous pas assisté pendant des siècles à la dévoration de la mystique royaliste par la politique royaliste. Et aujourd'hui même, bien que ce parti ne soit pas au pouvoir, dans ses deux journaux principaux nous voyons, nous lisons tous les jours les effets, les misérables résultats d'une politique ; et même, je dirai plus, pour qui sait lire, un déchirement continuel, un combat presque douloureux, même à voir, même pour nous, un débat presque touchant, vraiment touchant entre une mystique et une politique, entre leur mystique et leur politique, entre la mystique royaliste et la politique royaliste, la mystique étant naturellement à ''l'Action'' ''française'', sous des formes rationalistes qui n'ont jamais trompé qu'eux-mêmes, et la politique étant au ''Gaulois'' comme d'habitude sous des formes mondaines. Que serait-ce s'ils étaient au pouvoir. (Comme nous, hélas).
 
 
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Et alors il faut être juste, tout de même. Quand on veut comparer un ordre à un autre ordre, un système à un autre système, il faut les comparer par des plans et sur des plans du même étage. Il faut comparer les mystiques entre elles ; et les politiques entre elles. Il ne faut pas comparer une mystique à une politique ; ni une politique à une mystique. Dans toutes les écoles primaires de la République, et dans quelques-unes des secondaires, et dans beaucoup des supérieures on compare inlassablement la politique royaliste à la mystique républicaine. Dans ''l'Action'' ''française'' tout revient à ce qu'on compare presque inlassablement la politique républicaine à la mystique royaliste. Cela peut durer longtemps.
 
On ne s'entendra jamais. Mais c'est peut-être ce que demandent les partis.
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C'est peut-être le jeu des partis.
 
Nos maîtres de l'école primaire nous avaient masqué la mystique de l'ancienne France, la mystique de l'ancien régime, ils nous avaient masqué dix siècles de l'ancienne France. Nos adversaires d'aujourd'hui nous veulent masquer cette mystique d'ancien régime, cette ''mystique'' ''de'' ''l'ancienne'' ''France'' ''que'' ''fut'' ''la'' ''mystique'' ''républicaine''.
 
''Et'' ''nommément'' ''la'' ''mystique'' ''révolutionnaire''.
 
Car le débat n'est pas, comme on le dit, entre l'Ancien Régime et la Révolution. L'Ancien Régime était un régime de l'ancienne France. La Révolution est éminemment une opération de l'ancienne France, La date discriminante n'est pas le premier janvier 1789, entre minuit et minuit une. La date discriminante est située aux environs de 1881.
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C'est ce que l'on verra, ce qui éclate avec une évidence saisissante dans les ''papiers'' de cette ''famille'' ''républicaine'' ''fouriériste''. Ou plutôt, car c'est un peu moins compact, un peu moins tassé, dans les ''cahiers'' de cette ''famille'' ''de'' ''républicains'' ''fouriéristes''. Mon Dieu, s'il y a des lettres de Victor Hugo, eh bien, oui, nous les publierons. Nous ne serons pas méchants. Nous ne ferons pas exprès d'embêter cette grande mémoire. Mais ce que nous publierons surtout, ce sont les dossiers, ce sont les papiers des Milliet. On y verra comment le tissu même du parti républicain était héroïque, et ce qui est presque plus important combien il était cultivé ; combien il était classique ; en un mot, pour qui sait voir, pour qui sait lire, combien il était ancienne France, et, au fond, ancien régime.
 
 
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La réalité est beaucoup moins simple, beaucoup plus complexe et peut-être même beaucoup plus compliquée. La Révolution française fonda une tradition, amorcée déjà depuis un certain nombre d'années, une conservation, elle fonda un ordre nouveau. Que cet ordre nouveau ne valût pas l'ancien, c'est ce que beaucoup de bons esprits ont été amenés aujourd'hui à penser. Mais elle fonda certainement un ordre nouveau, non pas un désordre, comme les réactionnaires le disent. Cet ordre ensuite dégénéra en désordre(s), qui sous le Directoire atteignirent leur plus grande gravité. Dès lors si nous nommons, comme on le doit, ''restaurations'' les restaurations d'ordre, quel qu'il soit, d'un certain ordre, de l'un ou de l'autre ordre, et si nous nommons ''perturbations'' les introductions de désordre(s), le 18 Brumaire fut certainement une restauration (ensemble, inséparablement républicaine et monarchiste, ce qui lui confère un intérêt tout particulier, un ton propre, un sens propre, ce qui en fait une opération réellement très singulière, comparable à nulle autre, et qu'il faudrait étudier de près, à laquelle surtout il ne faut rien comparer dans toute l'histoire du dix-neuvième siècle français, et même et autant dans toute l'histoire de France, à laquelle enfin il ne faut référer, comparer nulle autre opération française, à laquelle on ne trouverait d'analogies que dans certaines opérations peut-être d'autres pays) ; (et surtout à qui il faut bien se garder de comparer surtout le 2 Décembre) ; 1830 fut une restauration, républicaine ; ah j'oubliais, on oublie toujours Louis XVIII ; la Restauration fut une restauration, monarchiste ; 1830 fut une restauration, républicaine ; 1848 fut une restauration républicaine, et une explosion de la mystique républicaine ; les journées de juin même furent une deuxième explosion, une explosion redoublée de la mystique républicaine ; au contraire le 2 Décembre fut une perturbation, une introduction d'un désordre, la plus grande perturbation peut-être qu'il y eut dans l'histoire du dix-neuvième siècle français ; il mit au monde, il introduisit, non pas seulement à la tête, mais dans le corps même, dans la nation, dans le tissu du corps politique et social un personnel nouveau, nullement mystique, purement politique et démagogique ; il fut proprement l'introduction d'une démagogie ; le 4 septembre fut une restauration, républicaine ; le 31 octobre, le 22 janvier même fut une journée républicaine ; le 18 mars même fut une journée républicaine, une restauration républicaine en un certain sens, et non pas seulement un mouvement de température, un coup de fièvre obsidionale, mais une deuxième révolte, une deuxième explosion de la mystique républicaine et nationaliste ensemble, républicaine et ensemble, inséparablement patriot(iqu)e ; les journées de mai furent certainement une perturbation et non pas une restauration, la République fut une restauration jusque vers 1881 où l'intrusion de la tyrannie intellectuelle et de la domination primaire commença d'en faire un gouvernement de désordre.
 
C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que le 2 Décembre fut ''le'' ''Châtiment'', ''l'Expiation'' du 18 Brumaire, et que le Deuxième Empire fut ''le'' ''Châtiment'' du Premier. Mais loin d'être la réplique du premier le Second Empire fut en un sens tout ce qu'il y eut de plus contraire au premier. Le Premier Empire fut un régime d'ordre, d'un certain ordre. Il fut même, sous beaucoup d'indisciplines, même militaires, comme une sorte d'apothéose de la discipline, éminemment de la discipline militaire. Il fut un régime d'un très grand ordre et d'une très grande histoire. Le Deuxième Empire fut un régime de tous les désordres. Il fut réellement l'introduction d'un désordre, d'un certain désordre, l'introduction, l'installation au pouvoir d'une certaine bande, déconsidérée, très ''moderne'', très ''avancée'', nullement ancienne France, nullement ancien régime. Ou encore on peut dire que le Deuxième Empire est le plus gros boulangisme que nous ayons eu, et aussi le seul qui ait réussi.
 
 
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Parlons plus simplement de ces grands hommes. Et moins durement. Leur politique est devenue un manège de chevaux de bois. Ils nous disent : Monsieur, vous avez changé, vous n'êtes plus à la même place. ''La'' ''preuve'', ''c'est'' ''que'' ''vous'' ''n'êtes'' ''plus'' ''en'' ''face'' ''du'' ''même'' ''chevau'' ''de'' ''bois''. – Pardon, monsieur le député, ce sont les chevaux de bois qui ont tourné.
 
Il faut rendre d'ailleurs cette justice à ces malheureux qu'ils sont généralement très gentils avec nous, ''excepté'' la plupart de ''ceux'' ''qui'' sortant du personnel enseignant ''constituent'' ''le'' ''parti'' ''intellectuel''. Tous les autres, les députés propres, les politiciens proprement dits, les parlementaires professionnels ont bien autre chose à faire que de s'occuper de nous, et surtout que de nous ennuyer ou de nous être désagréables : les concurrents, les compétiteurs, les électeurs, la réélection, les compétitions, les affaires, la vie. Ils aiment mieux nous laisser tranquilles. Et puis nous sommes si petits (en volume, en masse) pour eux. En masse politique et sociale. Ils ne nous aperçoivent même pas. Nous n'existons pas pour eux. Ne nous gonflons pas jusqu'à croire que nous existons pour eux, qu'ils nous voient. Ils nous méprisent trop pour nous haïr pour nous en vouloir de nous être infidèles, je veux dire de ce qu'ils nous sont infidèles, à nous et à notre mystique, ''leur'' mystique, la mystique qui nous est commune, censément, réellement commune, (à nous parce que nous nous en nourrissons et qu'inséparablement nous vivons pour elle, à eux parce qu'ils en profitent et qu'ils la parasitent), pour même nous (en) tenir rigueur. Quand nous sollicitons, à notre tour de bêtes, ils mettent même souvent une sorte de dilection, secrète, un certain point d'honneur, d'un certain honneur, une coquetterie à nous rendre service. Ils ont l'air de dire : Vous voyez bien. Nous faisons ce métier-là. Nous savons très bien ce qu'il vaut. Il faut bien gagner sa vie. Il faut bien faire une carrière. Au moins rendez-nous cette justice que quand il le faut, quand on le peut, quand l'occasion s'en présente, nous sommes encore compétents, nous sommes encore capables de nous intéresser aux grands intérêts spirituels, de les défendre.
 
Ils ont raison. Et il faut bien que nous leur fassions cette Justice. C'est une espèce de coquetterie qu'ils ont, fort louable, une dilection, (un remords), une sorte de garantie intérieure qu'ils prennent, un regret qui leur vient, comme une réponse qu'ils font à un avertissement secret. Ceux qui sont intraitables, ceux qui sont bien fermés, ce ne sont que les anciens intellectuels devenus députés, notamment les anciens professeurs, nommément les anciens normaliens Ceux-là en veulent véritablement à la culture. Ils ont contre elle une sorte de haine véritablement démoniaque.
 
Il faut d'ailleurs bien faire attention Quand on parle de parti intellectuel et de l'envahissement de la domination du primaire il faut prendre garde. Il ne suffit pas de dire primaire, primaire. Il faut bien voir aujourd'hui que le primaire n'est pas tout, (tout entier), dans le primaire. Il s'en faut. Il n'est point tant dans le primaire. Il s'en faut, et ce n'est même pas là qu'il est le plus. Il faut prendre garde que c'est sans aucun doute dans le supérieur aujourd'hui qu'il y a le plus de primaire, de contamination primaire, de domination primaire. Pour moi j'ai la conviction qu'il se distribue beaucoup plus de véritable culture aujourd'hui même encore, dans la plupart des écoles primaires, dans la plupart des écoles des villages de France, entre les carrés de vignes, à l'ombre des platanes et des marronniers, qu'il ne s'en distribue entre les quatre murs de la Sorbonne. Voici quelle est à peu près aujourd'hui, dans la réalité, la hiérarchie des trois enseignements : Un très grand nombre d'instituteurs encore, même radicaux et radicaux-socialistes, même francs-maçons, même libre-penseurs professionnels, pour toutes sortes de raisons de situation et de race continuent encore d'exercer, généralement à leur insu, dans les écoles des provinces et même des villes un certain ministère de la culture. Ils sont encore, souvent malgré eux, des ministres, des maîtres de la distribution de la culture. Ils exercent cet office. L'enseignement secondaire donne un admirable exemple, fait un admirable effort pour maintenir, pour (sauve)garder, pour défendre contre l'envahissement de la barbarie cette culture antique, cette culture classique dont il avait le dépôt, dont il garde envers et contre tout la tradition. C'est un spectacle admirable que (celui que) donnent tant de professeurs de l'enseignement secondaire, pauvres, petites gens, petits fonctionnaires, exposés à tout, sacrifiant tout, luttant contre tout, résistant à tout pour défendre leurs ''classes''. Luttant contre tous les pouvoirs, les autorités temporelles, les puissances constituées. Contre les familles, ces électeurs, contre l'opinion ; contre le proviseur, qui suit les familles, qui suivent l'opinion ; contre ''les'' ''parents'' ''des'' ''élèves'' ; contre le proviseur, le censeur, l'inspecteur d'Académie, le recteur de l'Académie, l'inspecteur général, le directeur de l'enseignement secondaire, le ministre, les députés, toute la machine, toute la hiérarchie, contre les hommes politiques, contre leur avenir, contre leur carrière, contre leur (propre) avancement ; littéralement contre leur pain. Contre leurs chefs, contre leurs maîtres, contre l'administration, la grande Administration, contre leurs supérieurs hiérarchiques, contre leurs défenseurs naturels, contre ceux qui devraient naturellement les défendre. Et qui les abandonnent au contraire. Quand ils ne les trahissent pas. Contre tous leurs propres intérêts. Contre tout le gouvernement, notamment contre le plus redoutable de tous, contre le gouvernement de l'opinion, qui partout est toute moderne. Pourquoi. Par une indestructible probité. Par une indestructible piété. Par un invincible, un insurmontable attachement de race et de liberté à leur métier, à leur office, à leur ministère, à leur vieille vertu, à leur fonction sociale, à un vieux civisme classique et français. Par un inébranlable attachement à la vieille culture, qui en effet était la vieille vertu, qui était tout un avec la vieille vertu, par une continuation, par une sorte d'héroïque attachement au vieux métier, au vieux pays, au vieux lycée. Pour quoi. Pour tâcher d'en sauver un peu. C'est par eux, par un certain nombre de maîtres de l'enseignement secondaire, par un assez grand nombre encore heureusement, que toute culture n'a point encore disparu de ce pays. Je connais, je pourrais citer moi tout seul, moi tout petit cent cinquante professeurs de l'enseignement secondaire qui font tout, qui risquent tout, qui bravent tout, même et surtout l'ennui, le plus grand risque, la petite fin de carrière, pour maintenir, pour sauver tout ce qui peut encore être sauvé. On trouverait difficilement cinquante maîtres de l'enseignement supérieur, et même trente, et même quinze, qui se proposent autre chose (outre la carrière, et l'avancement, et pour commencer précisément d'être de l'enseignement supérieur) qui se proposent autre chose que d'ossifier, que de momifier la réalité, les réalités qui leur sont imprudemment confiées, que d'ensevelir dans le tombeau des fiches la matière de leur enseignement.
 
Je citerais cent cinquante professeurs de l'enseignement secondaire qui font tout ce qu'ils peuvent, et même plus, pour essayer seulement de sauvegarder un peu, dans ce vieux pays, un peu de bon goût, un peu de tenue, un peu d'ancien goût, un peu des anciennes mœurs de l'esprit, un peu de ce vieil esprit de la liberté de l'esprit.
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Les instituteurs ne font point tant partie du parti intellectuel. Ni tant qu'ils le croient. Ni tant qu'ils le voudraient bien. Ils ont tant d'autres attaches encore dans le pays réel, quoi qu'ils fassent. Ils sont beaucoup plus les agents de la culture qu'ils ne le voudraient. Les professeurs de l'enseignement secondaire n'en font pour ainsi dire aucunement partie, excepté les politiciens, les quelques-uns qui ont chauffé leur avancement, leur rapide acheminement sur Paris. Autrement, pour tout le reste, pour tous les autres, pour tout le corps, on peut dire, il faut dire que l'enseignement secondaire, tout démantelé qu'il soit, tout défait que l'on l'ait fait, est encore la citadelle, le réduit de la culture en France.
 
On fait quelquefois grand état, dans le supérieur, au moins dans le commencement, dois-je dire pour épater les nouveaux, les jeunes gens, de ce que les professeurs de l'enseignement secondaire font des ''classes'', tandis que messieurs les maîtres et professeurs de l'enseignement supérieur ''au'' ''contraire'' font des ''cours''. Il faut malheureusement le leur dire : Dans l'état actuel de l'enseignement, c'est dans les ''classes'' que se distribue encore beaucoup de culture, et c'est dans les ''cours'' qu'il n'y en a plus.
 
 
 
Ceux qui sont acharnés surtout, comme parti politique, comme parti intellectuel, ceux qui sont forcenés, ce sont ces jeunes gens qui passent directement de l'ancienne et de la nouvelle École Normale au Parti Socialiste Unifié. Les dernières élections viennent de nous envoyer encore tout un paquet de ces jolis garçons. Les ''enfants'' ''de'' ''chœur'', notamment celui qui est si joli et joufflu. Comme c'est son devoir d'enfant de chœur.
 
 
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Au point de rebroussement il ne faut rien garder de la vieille analyse, de la vieille idée. De l'habitude Il faut être prêt à recommencer, il faut recommencer ''de'' ''plano'' l'analyse.
 
 
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Quand nos instituteurs comparent incessamment la mystique républicaine à la politique royaliste et quand tous les matins nos royalistes comparent la mystique royaliste à la politique républicaine, ils font, ils commettent le même manquement, deux manquements mutuellement complémentaires, deux manquement mutuellement contraires, mutuellement inverses, mutuellement réciproques, deux manquements contraires, le même, un manquement conjugué ; ensemble ils manquent à la justice et à la justesse ensemble.
 
Une première conséquence de cette distinction, une première application de ce reconnaissement, de ce discernement, de cette redistribution, c'est que les mystiques sont beaucoup moins ennemies entre elles que les politiques, et qu'elles le sont tout autrement. Il ne faut donc pas faire porter aux mystiques la peine des dissensions, des guerres, des inimitiés politiques, il ne faut pas reporter sur les mystiques la malendurance des politiques. Les mystiques sont beaucoup moins ennemies entre elles que les politiques ne le sont entre elles. Parce qu'elles n'ont point comme les politiques à se partager sans cesse une matière, temporelle, un monde temporel, une puissance temporelle incessamment limitée. Des dépouilles temporelles. Des dépouilles mortelles. Et quand elles sont ennemies, elles le sont tout autrement, à une profondeur infiniment plus essentielle, avec une noblesse infiniment plus profonde. Par exemple jamais la mystique civique, la mystique antique, la mystique de la cité et de la supplication antique ne s'est opposée, n'a pu s'opposer à la mystique du salut comme la politique païenne s'est opposée à la politique chrétienne ; aussi grossièrement, aussi bassement, aussi temporellement, aussi mortellement que les empereurs païens se sont opposés aux empereurs chrétiens, et réciproquement. Et la mystique du salut aujourd'hui ne peut pas s'opposer à la mystique de la liberté comme la politique cléricale s'oppose par exemple à la politique radicale. Il est aisé d'être ensemble bon chrétien et bon citoyen, ''tant'' ''qu'on'' ''ne'' ''fait'' ''pas'' ''de'' ''la'' ''politique''.
 
 
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Il faut donc le dire, et le dire avec solennité : ''l'affaire'' ''Dreyfus'' ''fut'' ''une'' ''affaire'' ''élue''. Elle fut une crise éminente dans trois histoires elles-mêmes éminentes. Elle fut une crise éminente dans l'histoire d'Israël. Elle fut une crise éminente, évidemment, dans l'histoire de France. Elle fut surtout une crise éminente, et cette dignité apparaîtra de plus en plus, elle fut surtout une crise éminente dans l'histoire de la chrétienté. Et peut-être de plusieurs autres. Ainsi par un recoupement, par une élection peut-être unique elle fut triplement critique. Elle fut triplement éminente. Elle fut proprement une affaire culminante. Pour moi, si je puis continuer ces études que nous avons commencées de la situation faite à l'histoire et à la sociologie dans la philosophie générale du monde moderne, suivant cette méthode que nous gardons de ne jamais rien écrire que de ce que nous avons éprouvé nous-mêmes, nous prendrons certainement cette grande crise comme exemple, comme référence de ce que c'est qu'une crise, un événement qui a une valeur propre éminente.
 
 
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Pour moi si ayant achevé une œuvre infiniment plus grave je viens à l'âge des ''Confessions'', qui est, comme on sait, cinquante ans révolus, à neuf heures du matin, c'est ce que je me proposerai certainement d'y représenter. J'essaierai, reprenant, achevant mon ancienne ''décomposition'' ''du'' ''dreyfusisme'' ''en'' ''France'' de donner non pas une idée, mais j'essaierai de donner une représentation de ce que fut dans la réalité cette immortelle affaire Dreyfus. Elle fut, comme toute affaire qui se respecte, une affaire essentiellement mystique. Elle vivait de sa mystique. Elle est morte de sa politique. C'est la loi, c'est la règle. ''C'est'' ''le'' ''niveau'' ''des'' ''vies''. Tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique. C'est ce que j'essaierai de représenter. J'avoue, je commence à croire que ce ne sera pas inutile. Je soupçonne qu'il y a sur cette affaire Dreyfus de nombreux malentendus. J'avoue que je ne me reconnais pas du tout dans le ''portrait'' que Halévy a tracé ici même ''du'' ''dreyfusiste''. Je ne me sens nullement ce poil de chien battu. Je consens d'avoir été vainqueur, je consens (ce qui est mon jugement propre) d'avoir été vaincu (ça dépend du point de vue auquel on se place), je ne consens point d'avoir été battu. Je consens d'avoir été ruiné, (dans le temporel, et fort exposé dans l'intemporel), je consens d'avoir été trompé, je consens d'avoir été berné. Je ne consens point d'avoir été mouillé. Je ne me sens point ce poil de chien mouillé. Je ne me reconnais point dans ce portrait. Nous étions autrement fiers, autrement droits, autrement orgueilleux, infiniment fiers, portant haut la tête, infiniment pleins, infiniment gonflés des vertus ''militaires''. Nous avions, nous tenions un tout autre ton, un tout autre air, un tout autre port de tête, nous portions, à bras tendus, un tout autre propos. Je ne me sens aucunement l'humeur d'un pénitent. Je hais une pénitence qui ne serait point une pénitence chrétienne, qui serait une espèce de pénitence civique et laïque, une pénitence laïcisée, sécularisée, temporalisée, désaffectée, une imitation, une contrefaçon de ''la'' pénitence. Je hais une humiliation, une humilité qui ne serait point une humilité chrétienne, l'humilité chrétienne, qui serait une espèce d'humilité civile, civique, laïque, une imitation, une contrefaçon de l'humilité. Dans le civil, dans le civique, dans le laïque, dans le profane je veux être bourré d'orgueil. Nous l'étions. Nous en avions le droit. Nous en avions le devoir. Non seulement nous n'avons rien à regretter. Mais nous n'avons rien, nous n'avons rien fait dont nous n'ayons à nous glorifier. Dont nous ne puissions, dont nous ne devions nous glorifier. On peut commencer demain matin la publication de mes œuvres complètes. On pourrait même y ajouter la publication de mes propos, de mes paroles complètes. Il n'y a pas, dans tous ces vieux cahiers, un mot que je changerais, excepté quatre ou cinq mots que je connais bien, sept ou huit mots de théologie qui pourraient donner matière à un malentendu, être interprétés à contresens, parce qu'ils sont au style indirect et que l'on ne voit pas assez dans la phrase qu'ils sont au style indirect. Non seulement nous n'avons rien à désavouer, mais nous n'avons rien dont nous n'ayons à nous glorifier. Car dans nos plus ardentes polémiques, dans nos invectives, dans nos pamphlets nous n'avons jamais perdu le respect du respect. Du respectable respect. Nous n'avons, nous n'avons à avoir ni regret ni remords. Dans ces ''confessions'' ''d'un'' ''dreyfusiste'' qui feront une part importante de nos ''Confessions'' générales, il y aura, je l'ai promis, de nombreux cahiers qui s'intituleront ''Mémoires'' ''d'un'' ''âne'' ou peut-être, plus platement, ''mémoires'' ''d'un'' ''imbécile''. ''Il'' n'y en aura aucun qui s'intitulera ''mémoires'' ''d'un'' ''lâche'', ou ''d'un'' ''pleutre'' (nous laisserons ceux-ci à faire à M. Jaurès et ils ne seront certainement pas mal faits). (Il est si bon maquignon.) Il n'y en aura aucun qui s'intitulera ''cahiers'', ''mémoires'' ''d'un'' ''faible'' ; ''d'un'' ''repentant''. Il n'y en aura aucun qui s'intitulera ''mémoires'' ''d'un'' ''homme'' ''politique''. Ils seront tous, dans le fond, les mémoires d'un homme mystique.
 
 
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Sans doute les ''apparences'' donneraient raison à Halévy, les apparents seraient pour lui. Je veux dire que si l'on (ne) considère (que) les dreyfusistes apparents, les hommes en vue, journalistes, publicistes, conférenciers, Universités Populaires, parlementaires, candidats, hommes politiques, tout ce qui parle et tout ce qui cause, tout ce qui écrit et tout ce qui publie, l'immense majorité des hommes en vue, la presque totalité des ''apparents'' s'empressèrent d'entrer dans les démagogies dreyfusistes, je veux dire dans les démagogies politiques issues de la mystique dreyfusiste. Mais ce que je conteste précisément, ce que je nie, c'est que ceux qui sont ''apparents'' pour l'histoire (et que l'histoire, en retour, saisit avec tant d'empressement) aient une grande importance dans les profondeurs de la réalité. Atteignant donc à des réalités profondes, seules importantes, je prétends que ''tous'' les dreyfusistes mystiques sont demeurés dreyfusistes, qu'ils sont demeurés mystiques, et qu'ils sont demeurés les mains pures. Qu'importe que tous les ''apparents'', tous les ''phénomènes'', tous les officiels, tous les avantageux aient abandonné, aient raillé, aient renié, aient trahi cette mystique pour la politique issue, pour toutes sortes de politiques, pour toutes les démagogies politiques. Cela, mon cher Halévy, vous l'avez dit vous-même : ''C'est'' ''le'' ''niveau'' ''des'' ''vies''. Qu'importe qu'ils nous raillent. Seuls nous représentons et eux ils ne représentent pas. Qu'importe qu'ils nous tournent en dérision. Eux-mêmes ils ne vivent que par nous, ils ne sont que par nous. Les vanités mêmes qu'ils sont, sans nous ils ne le seraient pas.
 
 
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La politique se moque de la mystique, mais c'est encore la mystique qui nourrit la politique même.
 
Car les politiques se rattrapent, croient se rattraper en disant qu'au moins ils sont pratiques et que nous ne le sommes pas. Ici même ils se trompent. Et ils trompent. Nous ne leur accorderons pas même cela. Ce sont les mystiques qui sont même pratiques et ce sont les politiques qui ne le sont pas. C'est nous qui sommes pratiques, ''qui'' ''faisons'' ''quelque'' ''chose'', et c'est eux qui ne le sont pas, ''qui'' ''ne'' ''font'' ''rien''. C'est nous qui amassons et c'est eux qui pillent. C'est nous qui bâtissons, c'est nous qui fondons, et c'est eux qui démolissent. C'est nous qui nourrissons et c'est eux qui parasitent. C'est nous qui faisons les œuvres et les hommes, les peuples et les races. Et c'est eux qui ruinent.
 
 
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Je le disais précisément à Isaac pendant les vacances de Pâques. Nous déjeunions ensemble, une fois par an. Je lui disais : Vous croyez, vous dites que nous sommes purs, que nous avons les mains pures Vous le croyez, vous le dites. Mais vous ne savez pas ce que vous dites. Vous ne pouvez pas mesurer ce que vous croyez. Il faut vivre à Paris, dans ce que l'on a fait de la République, pour savoir, pour mesurer ce que c'est que d'être pur.
 
J'ai la certitude en effet que nos amis de province nous font confiance. Mais ils ne peuvent pas savoir, ils ne peuvent pas soupçonner ''de'' ''quoi'' ''ils'' nous font confiance, quelle est la matière, le terrain de la confiance qu'ils nous font.
 
 
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Il y a une politique juive. Pourquoi le nier. Ce serait le contraire au contraire qui serait suspect. Elle est sotte, comme toutes les politiques. Elle est prétentieuse, comme toutes les politiques. Elle est envahissante, comme toutes les politiques. Elle est inféconde, comme toutes les politiques. Elle fait les affaires d'Israël comme les politiciens républicains font les affaires de la République. Elle est surtout occupée, comme toutes les politiques, à étouffer, à dévorer, à supprimer sa propre mystique, la mystique dont elle est issue. Et elle ne réussit guère qu'à cela.
 
Loin donc qu'il faille considérer l'affaire Dreyfus comme une combinaison, politique, un agencement, comme une opération de la politique juive, il faut ''au'' ''contraire'' la considérer comme une opération, comme une œuvre, comme une explosion de la mystique juive. Les politiciens, les rabbins, les communautés d'Israël, pendant des siècles et des siècles de persécutions et d'épreuves, n'avaient que trop pris l'habitude, politique, le pli de sacrifier quelques-uns de leurs membres pour avoir la paix, la paix du ménage politique, la paix des rois et des grands, la paix de leurs débiteurs, la paix des populations et des princes, la paix des antisémites. Ils ne demandaient qu'à recommencer. Ils ne demandaient qu'à continuer. Ils ne demandaient qu'à sacrifier Dreyfus pour conjurer l'orage. La grande majorité des Juifs est comme la grande majorité des (autres) électeurs. Elle craint la guerre. Elle craint le trouble. Elle craint l'inquiétude. Elle craint, elle redoute plus que tout peut-être le : simple dérangement. Elle aimerait mieux le silence, une tranquillité basse. Si on pouvait s'arranger moyennant un silence entendu, acheter la paix en livrant le bouc, payer de quelque livraison, de quelque trahison, de quelque bassesse une tranquillité précaire. Livrer le sang innocent, elle sait ce que c'est. En temps de paix elle craint la guerre. Elle a peur des coups. Elle a peur des affaires. Elle est forcée à sa propre grandeur. Elle n'est conduite à ses grands destins douloureux que forcée par une poignée de factieux une ''minorité'' ''agissante'', une bande d'énergumènes et de fanatiques, une bande de forcenés, groupés autour de quelques têtes qui sont très précisément les prophètes d'Israël. Israël a fourni des prophètes innombrables, des héros, des martyrs, des guerriers sans nombre. Mais enfin, en temps ordinaire, le peuple d'Israël est comme tous les peuples, il ne demande qu'à ne pas entrer dans un temps extraordinaire. Quand il est dans une période, il est comme tous les peuples, il ne demande qu'à ne pas entrer dans une époque. Quand il est dans une période, il ne demande qu'à ne pas entrer dans une crise. Quand il est dans une bonne plaine, bien grasse, où coulent les ruisseaux de lait et de miel, il ne demande qu'à ne pas remonter sur la montagne, cette montagne fût-elle la montagne de Moïse. Israël a fourni des prophètes innombrables ; plus que cela elle est elle-même prophète, elle est elle-même la race prophétique. Tout entière, en un seul corps, un seul prophète. Mais enfin elle ne demande que ceci : c'est de ne pas donner matière aux prophètes à s'exercer. Elle sait ce que ça coûte. Instinctivement, historiquement, organiquement pour ainsi dire elle sait ce que ça coûte. Sa mémoire, son instinct, son organisme même, son corps temporel, son histoire, toute sa mémoire le lui disent. Toute sa mémoire en est pleine. Vingt, quarante, cinquante siècles d'épreuves le lui disent. Des guerres sans nombre, des meurtres, des déserts, des prises de villes, des exils, des guerres étrangères, des guerres civiles, des captivités sans nombre. Cinquante siècles de misères, quelquefois dorées. Comme les misères modernes. Cinquante siècles de détresses, quelquefois anarchistes, quelquefois masquées de joies, quelquefois masquées, maquillées de voluptés. Cinquante siècles peut-être de neurasthénie. Cinquante siècles de blessures et de cicatrices, des points toujours douloureux, les Pyramides et les Champs-Élysées, les rois d'Égypte et les rois d'Orient, le fouet des eunuques et la lance romaine, le Temple détruit et non rebâti, une inexpiable dispersion leur en ont dit le prix pour leur éternité. Ils savent ce que ça coûte, eux, que d'être la voix charnelle et le corps temporel. Ils savent ce que ça coûte que de porter Dieu et ses agents les prophètes. Ses prophètes les prophètes. Alors, obscurément, ils aimeraient mieux qu'on ne recommence pas. Ils ont peur des coups. Ils en ont tant reçu. Ils aimeraient mieux qu'on n'en parle pas. Ils ont tant de fois payé pour eux-mêmes et pour les autres. On peut bien parler d'autre chose. Ils ont tant de fois payé pour tout le monde, pour nous. Si on ne parlait de rien du tout. Si on faisait des affaires, de(s) bonnes affaires. Ne triomphons pas. Ne triomphons pas d'eux. Combien de chrétiens ont été poussés à coups de lanières dans la voie du salut. C'est partout pareil. Ils ont peur des coups. Toute l'humanité a généralement peur des coups. Au moins avant. Et après. Heureusement elle n'a quelquefois pas peur des coups pendant. Les plus merveilleux soldats peut-être du grand Napoléon, ceux de la fin, ne provenaient-ils pas généralement de bandes de déserteurs et d'insoumis que les gendarmes impériaux avaient poussés, menottes aux mains, avaient refoulés comme un troupeau jusqu'en cette île de Walcheren. De là sortit pourtant Lutzen, Bautzen, la Bérésina, le glorieux Walcheren-Infanterie, 131me de l'arme.
 
Ils ont tant fui, tant et de telles fuites, qu'ils savent le prix de ne pas fuir. Campés, entrés dans les peuples modernes, ils voudraient tant s'y trouver bien. Toute la politique d'Israël est de ne pas faire de bruit, dans le monde (on en a assez fait), d'acheter la paix par un silence prudent. Sauf quelques écervelés prétentieux, que tout le monde nomme, de se faire oublier. Tant de meurtrissures lui saignent encore. Mais toute la mystique d'Israël est qu'Israël poursuive dans le monde sa retentissante et douloureuse mission. De là des déchirements incroyables, les plus douloureux antagonismes intérieurs qu'il y ait eu peut-être entre une mystique et une politique. Peuple de marchands. Le même peuple de prophètes. Les uns savent pour les autres ce que c'est que des calamités.
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Les uns savent pour les autres ce que c'est que des ruines ; toujours et toujours des ruines ; un amoncellement de ruines ; habiter, passer dans un peuple de ruines, dans une ville de ruines.
 
Je connais bien ce peuple. Il n'a pas sur la peau un point qui ne soit pas douloureux, où il n'y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, la mémoire d'une douleur sourde, une cicatrice, une blessure, une meurtrissure d'Orient ou d'Occident. Ils ont les leurs, et toutes celles des autres. Par exemple on a meurtri ''comme'' ''Français'' tous ceux de l'Alsace et de la Lorraine annexée.
 
 
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Ils se méfiaient. Prévoyaient-ils ce tumulte énorme, cet énorme ébranlement. On ne prévoit jamais tout. En tout cas ils n'aiment pas soulever des tumultes.
 
Quand donc la famille de M. Dreyfus, pour obtenir une réparation individuelle, envisageait un chambardement total de la France, et d'Israël, et de toute la chrétienté, non seulement elle allait contre la politique française, mais elle n'allait pas moins contre la politique juive qu'elle n'allait évidemment contre la politique cléricale. Une mystique peut aller contre toutes les politiques ''à'' ''la'' ''fois''. Ceux qui apprennent l'histoire ailleurs que dans les polémiques, ceux qui essaient de la suivre dans les réalités, dans la réalité même, savent que c'est en Israël que la famille Dreyfus, que l'affaire Dreyfus naissante, que le dreyfusisme naissant rencontra d'abord les plus vives résistances. La sagesse est aussi une vertu d'Israël. S'il y a les Prophètes il y a l'Ecclésiaste. Beaucoup disaient ''à'' ''quoi'' ''bon''. Les sages voyaient surtout qu'on allait soulever un tumulte, instituer un commencement dont on ne verrait peut-être jamais la fin, dont surtout on ne voyait pas quelle serait la fin. Dans les familles, dans le secret des familles on traitait communément de folie cette tentative. Une fois de plus la folie devait l'emporter, dans cette race élue de l'inquiétude. Plus tard, bientôt tous, ou presque tous, marchèrent, parce que quand un prophète a parlé en Israël, tous le haïssent, tous l'admirent, tous le suivent. Cinquante siècles d'épée dans les reins les forcent à marcher.
 
Ils reconnaissent l'épreuve avec un instinct admirable, avec un instinct de cinquante siècles. Ils reconnaissent, ils saluent le coup. C'est encore un coup de Dieu. La ville encore sera prise, le Temple détruit, les femmes emmenées. Une captivité vient, après tant de captivités. De longs convois traîneront dans le désert. Leurs cadavres jalonneront les routes d'Asie. Très bien, ils savent ce que c'est. Ils ceignent leurs reins pour ce nouveau départ. Puisqu'il faut y passer ils y passeront encore. Dieu est dur, mais il est Dieu. Il punit, et il soutient. Il mène. Eux qui ont obéi, impunément, à tant de maîtres extérieurs, temporels, ils saluent enfin le maître de la plus rigoureuse servitude, le Prophète, le maître intérieur.
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Le prophète, en cette grande crise d'Israël et du monde, fut Bernard-Lazare. Saluons ici l'un des plus grands noms des temps modernes, et après Darmesteter l'un des plus grands parmi les prophètes d'Israël. Pour moi, si la vie m'en laisse l'espace, je considérerai comme une des plus grandes récompenses de ma vieillesse de pouvoir enfin fixer, restituer le portrait de cet homme extraordinaire.
 
J'avais commencé d'écrire un ''portrait'' ''de'' ''Bernard''-''Lazare''. Mais pour ces hommes de cinquante siècles il faut bien peut-être un recul de cinquante ans. D'énormes quantités d'imbéciles, et en Israël et en Chrétienté, croient encore que Bernard-Lazare fut un jeune homme, un homme jeune, on ne sait pas bien, un jeune écrivain, venu à Paris comme tant d'autres, pour s'y pousser, pour y faire sa fortune, dans les lettres, comme on disait encore alors, dans le théâtre, dans les contes, dans les nouvelles, dans le livre, dans la nouvelle, dans le recueil, dans le conte, dans le fatras, dans le journal, dans la politique, dans toute la misère temporelle, venu au Quartier, comme tous les jeunes gens de ces pays-là, un jeune juif du Midi, d'Avignon et de Vaucluse, ou des Bouches du Rhône, ou plutôt du Gard et de l'Hérault. Un jeune juif de Nîmes ou de Montpellier. Je ne serais pas surpris, j'ai même la certitude que le jeune Bernard-Lazare le croyait lui-même. Le prophète d'abord ne se connaît point. On trouverait encore des gens qui feraient tout un travail sur Bernard-Lazare symboliste et jeune poète ou ami des symbolistes ou ennemi des symbolistes. On ne sait plus. Et dans l'affaire Dreyfus même je ne serais pas surpris que l'État-Major dreyfusiste, l'entourage de Dreyfus, la famille de Dreyfus et Dreyfus lui-même aient toujours considéré Bernard-Lazare comme un agent, que l'on payait, comme une sorte de conseil juridique, ou judiciaire, non pas seulement dans les matières juridiques, comme un faiseur de mémoires, salarié, comme un publiciste, comme un pamphlétaire, à gages, comme un polémiste et un polémiqueur, comme un journaliste sans journal, comme un avocat officieux, honoré, comme un officieux, comme un avocat non plaidant. Comme un faiseur, comme un établisseur de mémoires et dossiers, comme une sorte d'avocat consultant en matières juridiques et surtout en matières politiques, enfin comme un folliculaire. Comme un écrivain professionnel. Par conséquent comme un homme que l'on méprise. Comme un homme qui travaillait, qui écrivait sur un thème. Qu'on lui donnait, qu'on lui avait donné. Comme un homme qui gagnait sa vie, qui gagnait ce qu'il pouvait, qui gagnait ce qu'il gagnait. Par conséquent comme un homme que l'on méprise. Comme un homme à la suite. Peut-être comme un agent d'exécution. Israël passe à côté du Juste, et le méprise. Israël passe à côté du Prophète, le suit, et ne le voit pas.
 
La méconnaissance des prophètes par Israël et pourtant la conduite d'Israël par les prophètes, c'est toute l'histoire d'Israël.
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Quand le prophète passe, Israël croit que c'est un publiciste. Qui sait, peut-être un sociologue.
 
Si on pouvait lui faire une situation en Sorbonne. Ou plutôt à l'École (''pratique'' ( ?) ( !) des Hautes Études. Quatrième section. Ou cinquième. Ou troisième. Enfin section des '''sciences''' ''religieuses''. À la Sorbonne, ''au'' ''bout'' ''de'' ''la'' ''galerie'' ''des'' ''Sciences'', escalier E, au premier étage. On pourra toujours. On est si puissant dans l'État français.
 
 
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Car il était mort avant d'être mort. Israël une fois de plus, Israël poursuivait ses destinées temporellement éternelles. Il est extrêmement remarquable que le seul journal où on ait jamais traité dignement notre ami, je veux dire selon sa dignité, selon sa grandeur, selon sa mesure, dans son ordre de grandeur, où on l'ait traité en ennemi sans doute, violemment, âprement, comme un ennemi, mais enfin à sa mesure, où on l'ait considéré à la mesure de sa grandeur, où on ait dit, en termes ennemis, mais enfin où on ait dit combien il aimait Israël et combien il était grand fut ''la'' ''Libre'' ''Parole'', et que le seul homme qui l'ait dit fut M. Édouard Drumont. C'est une honte pour nous que le nom de Bernard-Lazare, depuis cinq ans, sept ans qu'il est mort, n'ait jamais figuré que dans son journal ennemi. Je ne parle pas des cahiers, dont il demeure l'ami intérieur, l'inspirateur secret, je dirai très volontiers, et très exactement, le patron. En dehors de nous, je dis très limitativement, comme on dit dans le droit, en dehors de nous des cahiers, il n'y a que M. Edouard Drumont qui ait su parler de Bernard-Lazare, qui ait voulu en parler, qui lui ait fait sa mesure.
 
Les autres, les nôtres se taisaient dès avant sa mort, se sont tus depuis avec un soin honteux, avec une perfection, avec une patience, avec une réussite extraordinaire.
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C'étaient les politiciens, c'était la politique même qui avait honte de soi devant la mystique.
 
Combien de fois n'ai-je pas monté cette rue de Florence. Il y a pour tous les quartiers de Paris non seulement une personnalité constituée, mais cette personnalité a une histoire comme nous. Il n'y a pas bien longtemps et pourtant tout date. Déjà. Le propre de l'histoire, c'est ce changement même, cette ''génération'' ''et'' ''corruption'', cette abolition constante, cette révolution perpétuelle. Cette mort. Il n'y a que quelques années, huit ans, dix ans, et quelle méconnaissance déjà, quelle méconnaissance immobilière. – ''Le'' ''vieux'' ''Paris'' ''n'est'' ''plus'' (''la'' ''forme'' ''d'une'' ''ville''
 
''Change'' ''plus'' ''vite'', ''hélas'' ! ''que'' ''le'' ''cœur'' ''d'un'' ''mortel'') ;
 
On demeurait alors dans ce haut de Paris où personne aujourd'hui ne demeure plus. On bâtit tant de maisons partout, boulevard Raspail. M. Salomon Reinach devait demeurer encore 36 ou ''38'' rue de Lisbonne. Ou un autre numéro. Mais enfin Bernard-Lazare y passait, y pouvait passer comme en voisin, en passant. Le quartier Saint-Lazare. La rue de Rome et la rue de Constantinople. Tout le quartier de l'Europe. Toute l'Europe. Des résonances de noms qui secrètement flattaient leur besoin de voyager, leur aisance à voyager, leur résidence européenne. Un quartier de gare qui flattait leur besoin de chemin de fer, leur goût du chemin de fer, leur aisance en chemin de fer. Tout le monde a déménagé. Quelques-uns dans la mort. Et même beaucoup. Zola demeurait rue de Bruxelles, 81 ou 81 ''bis'' ou 83 rue de Bruxelles. ''Première'' ''audience''. – ''Audience'' ''du'' ''7'' ''février''. – ''Vous'' ''vous'' ''appelez'' ''Émile'' ''Zola'' ? – ''Oui'', ''monsieur''. – ''Quelle'' ''est'' ''votre'' ''profession'' ? – ''Homme'' ''de'' ''lettres''. – ''Quel'' ''est'' ''votre'' ''âge'' ? – ''Cinquante''-''huit'' ''ans''. – ''Quel'' ''est'' ''votre'' ''domicile'' ? – ''21'' ''bis'', ''rue'' ''de'' ''Bruxelles''. M. Ludovic Halévy ne demeurait-il pas rue de Douai, qui doit être dans le même quartier. 22, rue de Douai, et encore aujourd'hui 62, rue de Rome, 155, boulevard Haussmann, c'étaient des adresses de ce temps-là. Dreyfus même était de ce quartier. Labori seul demeure encore ''41'' ou 45 rue Condorcet. On me dit qu'il vient seulement d'émigrer 12, rue Pigalle, Paris IXème. Toute une population, tout un peuple demeurait ainsi sur les hauteurs de Paris, dans le flanc des hauteurs de Paris, dans ce haut Paris serré, tout un peuple, amis, ennemis, qui se connaissaient, ne se connaissaient pas, mais se sentaient, se savaient voisins de campagne dans cet immense Paris.
 
 
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Il revenait vers nous comme par sa pente naturelle. Il était comme sacré, c'est-à-dire qu'on le comptait pour son compte, on le mesurait à sa mesure, on le prisait à sa valeur et en même temps et surtout on ne voulait plus entendre parler de lui. Tout le monde le taisait. Ceux qu'il avait sauvés le taisaient plus obstinément, plus silencieusement que tous, l'enfonçaient dans un silence plus sourd, plus obstiné. Quelques-uns, dans la criminelle pénombre de l'arrière-pensée, commençaient à laisser se penser en eux qu'il était peut-être bien heureux, qu'il mourait peut-être juste à temps pour sa gloire. Quelques-uns le pensaient peut-être, quelques-uns le pensaient sans doute. Le fait est, il faut lui rendre cette justice, qu'il mourait opportunément ; commodément pour beaucoup. Presque pour tout le monde. Quelques personnes qu'il avait fait abonner aux cahiers pendant la crise de l'affaire Dreyfus attendaient impatiemment qu'il mourût pour nous envoyer leur désabonnement, se débarrasser de cet énorme tribut de vingt francs par an qu'il leur avait imposé ''pendant'' ''l'affaire'' ''Dreyfus'', comme on disait déjà. Nous reçûmes le désabonnement de M. Louis Louis-Dreyfus dans la quinzaine ou dans le mois, peut-être dans la semaine qui suivit la mort de Bernard-Lazare.
 
 
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Je vois encore sur moi son regard de myope, si intelligent et ensemble si bon, d'une si invincible, si intelligente, si éclairée, si éclairante, si lumineuse douceur, d'une si inlassable, si renseignée, si éclairée, si désabusée, si incurable bonté. Parce qu'un homme porte un binocle bien planté sur un nez gras barrant, vitrant deux bons gros yeux de myope, le moderne ne sait pas reconnaître, il ne sait pas voir le regard, le feu allumé il y a cinquante siècles. Mais moi je l'ai approché. Seul j'ai vécu dans son intimité et dans sa confidence. Il fallait écouter, il fallait voir cet homme qui naturellement se croyait un moderne. Il fallait regarder ce regard, il fallait entendre cette voix. Naturellement il était très sincèrement athée. Ce n'était pas alors la métaphysique dominante seulement, c'était la métaphysique ambiante, celle que l'on respirait, une sorte de métaphysique climatérique, atmosphérique ; qui allait de soi, comme d'être bien élevé ; et en outre il était entendu, positivement, scientifiquement, victorieusement, que ce n'était pas, qu'elle n'était pas une métaphysique ; il était positiviste, scientificiste, intellectuel, moderne, enfin tout ce qu'il faut ; surtout il ne voulait pas entendre parler de métaphysique(s). Un de ses arguments favoris, celui qu'il me servait toujours, était qu'Israël étant de tous les peuples celui qui croyait le moins en Dieu, c'était évidemment celui qu'il serait le plus facile de débarrasser des anciennes superstitions ; et ainsi ce serait celui qui montrerait la route aux autres. L'excellence des Juifs était selon lui, venait de ce qu'ils étaient comme d'avance les plus libres penseurs. même avec un trait d'union. Et là-dessous, et là-dedans un cœur qui battait à tous les échos du monde, un homme qui sautait sur un journal et qui sur les quatre pages, sur les six, huit, sur les douze pages d'un seul regard comme la foudre saisissait une ligne et dans cette ligne il y avait le mot Juif, un être qui rougissait, palissait, un vieux journaliste, un routier du journal(isme) qui blêmissait sur un écho qu'il trouvait dans ce journal, sur un morceau d'article, sur un filet, sur une dépêche, et dans cet écho, dans ce journal, dans ce morceau d'article, dans ce filet, dans cette dépêche il y avait le mot Juif ; un cœur qui saignait dans tous les ghettos du monde, et peut-être encore plus dans les ghettos rompus, dans les ghettos diffus, comme Paris, que dans les ghettos conclus, dans les ghettos forclus ; un cœur qui saignait en Roumanie et en Turquie, en Russie et en Algérie, en Amérique et en Hongrie partout où le Juif est persécuté, c'est-à-dire, en un certain sens, partout ; un cœur qui saignait en Orient et en Occident, dans l'Islam et en Chrétienté ; un cœur qui saignait en Judée même, et un homme en même temps qui plaisantait les Sionistes ; ainsi est le juif ; un tremblement de colère, et c'était pour quelque injure subie dans la vallée du Dniepr. Aussi ce que nos Puissances ne voulaient pas savoir, qu'il fût le prophète, le juif, le chef, – le dernier colporteur juif le savait, le voyait, le plus misérable juif de Roumanie. Un tremblement, une vibration perpétuelle. Tout ce qu'il faut pour mourir à quarante ans. Pas un muscle pas un nerf qui ne fût tendu pour une mission secrète, perpétuellement vibré pour la mission. Jamais homme ne se tint à ce point chef de sa race et de son peuple, responsable pour sa race et pour son peuple. Un être perpétuellement tendu. Une arrière-tension, une sous-tension inexpiable. Pas un sentiment, pas une pensée, pas l'ombre d'une passion qui ne fût tendue, qui ne fût commandée par un commandement vieux de cinquante siècles, par le commandement tombé il y a cinquante siècles ; toute une race, tout un monde sur les épaules, une race, un monde de cinquante siècles sur les épaules voûtées ; sur les épaules rondes, sur les épaules lourdes ; un cœur élevé de feu, du feu de sa race, consumé du feu de son peuple ; le feu au cœur, une tête ardente, ''et'' ''le'' ''charbon'' ''ardent'' ''sur'' ''la'' ''lèvre'' ''prophète''.
 
 
 
Quand je viens en relation avec quelqu'un de nos anciens adversaires (c'est un phénomène de plus en plus fréquent, inévitable, désirable même, car il faut bien qu'un peuple se refasse, et se refasse de toutes ses forces), je commence par lui dire : Vous ne nous connaissez pas. Vous avez le droit de ne pas nous connaître. Nos politiciens ont fait une telle ''Foire'' ''sur'' ''la'' ''Place'' que vous ne pouviez pas voir ce qui se passait ''dans'' ''la'' ''maison''. Nos politiciens n'ont pas dévoré seulement, absorbé notre mystique. Ils la masquaient complètement, au moins au public, à ce qu'on nomme le grand public. Vous n'étiez pas abonné aux cahiers. C'est tout naturel. Vous aviez autre chose à faire. Vous ne lisiez pas les cahiers. Mais cette mystique dont nous parlons, nous ne l'inventons pas aujourd'hui pour les besoins de la cause, nous ne l'improvisons pas aujourd'hui. Elle fut pendant dix et quinze ans la mystique même de ces cahiers en toutes ces matières et nous l'avons assez souvent manifestée. La seule différence qu'il y avait, c'est que masqués par les politiciens nos cahiers ne parvenaient point alors auprès du grand public et qu'aujourd'hui, dans le désarroi des politiciens, et sans doute pour une autre cause, et au moins même pour deux, ils y parviennent.
 
La seule différence qu'il y a, c'est qu'on ne nous lisait point ; et que l'on commence à nous lire.
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C'est pour cela que je veux bien qu'il y ait une ''apologie'' ''pour'' ''notre'' ''passé'', et que je la trouve très bien faite, pourvu qu'il soit bien entendu seulement qu'il ne s'agit pas de ''notre'' passé, à nous, mais du passé des autres. Mon passé n'a besoin d'aucune apologie. Autrement il y aurait, il se produirait un effet, une illusion d'optique, extrêmement injurieuse pour nous ; et injuste ; et sotte. Un certain nombre, un petit nombre de dreyfusards, le dessus, ont fait, ont subi des démagogies, toute une démagogie, toute une ''politique'' dreyfusiste. Un certain nombre, un très grand nombre d'autres, nous les dessous, les profondeurs, les sots, nous avons tout fait, tout exposé pour demeurer fidèles à notre mystique, pour nous opposer à l'établissement de la domination de cette politique. C'est nous qui comptons. C'est nous qui représentons. C'est nous qui témoignons. C'est nous qui sommes la preuve. Nous voulons bien que les autres fassent des défenses et des apologies, des remords, des regrets et des soucis, qu'ils fassent des repentirs et des pénitences, laïques, qu'ils demandent et qu'ils obtiennent des absolutions, laïques, civiques, civiles et obligatoires. Nous leur en donnerons même les formules. Mais nous demandons qu'ils ne les demandent pas et ne les obtiennent pas pour nous ; qu'ils ne les exercent pas pour nous ; et deuxièmement qu'ils ne les demandent pas et ne les obtiennent pas et ne les exercent pas pour l'affaire Dreyfus elle-même et pour le dreyfusisme. Je ne veux point d'une ''apologie'' ''pour'' ''Péguy'', ni ''pour'' ''le'' ''passé'' ''de'' ''Péguy'', ni d'une ''apologie'' ''pour'' ''les'' ''cahiers'' ni ''pour'' ''le'' ''passé'' ''des'' ''cahiers''. Je ne veux pas qu'on me défende. Je n'ai pas besoin d'être défendu. Je ne suis accusé de rien.
 
Je ne redoute rien tant que ceci : qu'on me défende.
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Quand de loin en loin je viens en relation avec quelqu'un de ces anciens adversaires, je lui dis : Vous ne nous connaissez pas. Vous ne nous soupçonnez peut-être pas. Vous en avez le droit. Tant des nôtres ne nous connaissent pas. Nos politiciens ont tout fait pour nous dérober à vous, pour nous masquer à vous, pour nous désavouer, pour nous renier, pour nous trahir, notre mystique et nous. Il est tout naturel que placés en face d'eux dans la bataille vous n'ayez vu que le dessus, la politique, qui se manifestait, et que vous ne nous ayez pas vus, que vous n'ayez pas vu le dessous, les profondeurs, qui nourrissaient. Vous avez vu les manifestations et pendant que nous suivions les règles de notre honneur vous n'avez pas vu les forces. C'est la loi même du combat. Aujourd'hui vous ne pouvez pas tout lire. En arrière, en remontant. Vous ne pouvez pas tout nous connaître. On ne se rattrape pas, on ne se refait pas, on ne se remet pas de dix, douze ou quinze ans. Prenez seulement ceci. Et alors je leur donne ou je leur envoie un exemplaire du III-21, Jean Deck, ''pour'' ''la'' ''Finlande'', non point seulement pour qu'ils lisent ce gros et beau travail de notre collaborateur, au moment même où la Finlande, qui avait tout de même un peu résisté à l'autocratie pure, à la bureaucratie autocratique, ne peut plus résister à l'autocratie parlementaire, ne peut plus se défendre contre la bureaucratie autocratique déguisée, masquée d'un vague appareil parlementaire, mais parce qu'à la fin de ce cahier, dans ce désastreux mois d'août de 1902, nous avions, dans le désastre et dans le désarroi de notre zèle, dans le deuil de notre désastre, groupé hâtivement à la fin de ce cahier tout ce que nous avions pu grouper hâtivement de dreyfusiste, tout ce que nous avions pu ramasser contre politique, contre la démagogie de la ''loi'' ''des'' ''congrégations''. Lisez seulement, leur dis-je, à la fin du cahier, ce ''dossier'' de trente ou quarante pages ''pour'' ''et'' ''contre'' ''les'' ''congrégations''. Lisez même seulement, à la fin de ce dossier, cette ''consultation'' de Bernard-Lazare datée du 6 août 1902, intitulée ''la'' ''loi'' ''et'' ''les'' ''congrégations''. Vingt-cinq pages. Les dernières vraiment qu'il ait données. Un an après il était mort ou mourait.
 
 
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Il faut penser que, notamment dans cette ''consultation'', qui fut littéralement son testament mystique, il ne s'opposait pas seulement au combisme, qui fut l'abus, la démagogie du système. Il s'était opposé, non moins vigoureusement, au waldeckisme, qui en était censément l'usage et la norme. Il n'était point allé seulement à l'abus, mais il était remonté à la racine même de l'usage. Il était allé, il était remonté à la racine, jusqu'à la racine. Naturellement, d'un mouvement, d'une requête, d'une réquisition naturelle, comme tout homme de pensée profonde. Il avait discerné l'effet dans la cause, l'abus dans l'usage. Il faut penser donc qu'il s'était opposé, de toutes ses forces, de tout ce qui lui restait de forces, non point au développement seulement, et aux promesses de développement mais à l'origine même, au principe de la ''politique'' dreyfusiste. Il faut relire ce dossier, cette consultation, cette adjuration éloquente à Jaurès, presque cette mise en demeure, certainement déjà cette menace.
 
Il faut penser que c'était un homme, j'ai dit très précisément un prophète, pour qui tout l'appareil des puissances, la raison d'État, les puissances temporelles, les puissances politiques, les autorités de tout ordre, politiques, intellectuelles, mentales même ne pesaient pas une once devant une révolte, devant un mouvement de la conscience propre. On ne peut même en avoir aucune idée. Nous autres nous ne pouvons en avoir aucune idée. Quand nous nous révoltons contre une autorité, quand nous marchons contre les autorités, au moins nous les soulevons. Enfin nous en sentons le poids. Au moins en nous. Il faut au moins que nous les soulevions. Nous savons, nous sentons que nous marchons contre elles et que nous les soulevons. Pour lui elles n'existaient pas. Moins que je ne vous dis. Je ne sais même pas comment représenter à quel point il méprisait les autorités, temporelles, comment il méprisait les puissances, comment en donner une idée. Il ne les méprisait même pas. Il les ignorait, et même plus. Il ne les voyait pas, il ne les considérait pas. Il était myope. Elles n'existaient pas pour lui. Elles n'étaient pas de son grade, de son ordre de grandeur, de sa grandeur. Elles lui étaient totalement étrangères. Elles étaient pour lui moins que rien, égales à zéro. Elles étaient comme des dames qui n'étaient point reçues dans son salon. Il avait pour l'autorité, pour le commandement, pour le gouvernement, pour la force, temporelle, pour l'État, pour la raison d'État, pour les messieurs habillés d'autorité, vêtus de raison d'État une telle haine, une telle aversion, un ressentiment constant tel que cette haine les annulait, qu'ils n'entraient point, qu'ils n'avaient point l'honneur d'entrer dans son entendement. Dans cette affaire des congrégations, de cette loi des congrégations, ou plutôt de ces lois successives et de l'application de cette loi, où il était si évident que le gouvernement de la République, sous le nom de gouvernement Combes, manquait à tous les engagements que sous le nom de gouvernement Waldeck il avait pris, dans cette affaire, cette autre affaire, cette nouvelle affaire où il était si évident que le gouvernement faussait la parole d'un gouvernement et par conséquent du gouvernement, faussait enfin la parole de l'État, s'il est permis de mettre ces deux mots ensemble, Bernard-Lazare avait jugé naturellement qu'il fallait acquitter la parole de la République. Il avait jugé qu'il fallait que la République tint sa parole. Il avait jugé qu'il fallait appliquer, interpréter la loi comme le gouvernement, les deux Chambres, l'État enfin avaient promis de la faire appliquer, s'étaient engagés à l'appliquer, à l'interpréter eux-mêmes. Avaient promis qu'on l'appliquerait. Cela était pour lui l'évidence même. La Cour de Cassation, naturellement aussi, n'hésita point à se ranger à l'avis (de ces messieurs) du gouvernement. Je veux dire du deuxième gouvernement. Un ami (comme on dit) vint lui dire, triomphant : ''Vous'' ''voyez'', ''mon'' ''cher'' ''ami'', ''la'' ''Cour'' ''de'' ''Cassation'' ''a'' ''jugé'' ''contre'' ''vous''. Les dreyfusards devenus combistes crevaient déjà d'orgueil, et de faire les malins, et de la pourriture politicienne. Il faut avoir vu alors son œil pétillant de malice, mais douce, et de renseignement. Qui n'a pas vu son œil noir n'a rien vu, son œil de myope ; et le pli de sa lèvre. Un peu grasse. – ''Mon''. ''cher'' ''ami'', répondit-il doucement, ''vous'' ''vous'' ''trompez''. ''C'est'' ''moi'' ''qui'' ''ai'' ''jugé'' ''autrement'' ''que'' ''la'' ''Cour'' ''de'' ''Cassation''. L'idée qu'on pouvait un instant lui comparer, à lui Bernard-Lazare, la Cour de Cassation, toutes chambres éployées, lui paraissait bouffonne. Comme l'autre était tout de même un peu suffoqué. – ''Mais'', ''mon'' ''garçon'', lui dit-il très doucement, ''la'' ''Cour'' ''de'' ''Cassation'', ''c'est'' ''des'' ''hommes''. ''Il'' avait l'air souverain de parler très doucement, très délicatement comme à un petit imbécile d'élève. Qui n'aurait pas compris. Pensez que c'était le temps où tout dreyfusard politicien cousinait avec la Cour de Cassation, disait ''la'' ''Cour'' ''de'' ''Cassation'' en gonflant les joues, crevait d'orgueil d'avoir été historiquement, juridiquement authentiqué, justifié par la Cour de Cassation, roulait des yeux, s'assurait au fond de soi sur la Cour de Cassation que Dreyfus était bien innocent. Il était resté gamin, d'une gaminerie invincible, de cette gaminerie qui est la marque même de la grandeur, de cette gaminerie noble, de cette gaminerie aisée qui est la marque de l'aisance dans la grandeur. Et surtout de cette gaminerie homme qui est rigoureusement réservée aux cœurs purs. Non jamais je n'ai vu une aisance telle, aussi souveraine. Jamais je n'ai vu un spirituel mépriser aussi souverainement, aussi sainement, aussi aisément, aussi également une compagnie temporelle. Jamais je n'ai vu un spirituel annuler ainsi un corps temporel. On sentait très bien que pour lui la Cour de Cassation ça ne lui en imposait pas du tout, que pour lui c'étaient des vieux, des vieux bonshommes, que l'idée de les opposer à lui Bernard-Lazare comme autorité judiciaire était purement baroque, burlesque, que lui Bernard-Lazare était une tout autre autorité judiciaire, et politique, et tout. Qu'il avait un tout autre ressort, une tout autre juridiction, qu'il disait un tout autre droit. qu'ils les voyait parfaitement et constamment dévêtus de leur magistrature, dépouillés de tout leur appareil et de ces robes mêmes, qui empêchent de voir l'homme. Qu'il ne pouvait pas les voir autrement. Même en y mettant de la bonne volonté, toute sa bonne volonté. Parce qu'il était bon. Même en s'y efforçant. Qu'il ne concevait même pas qu'on pût les voir autrement. Que lui-même il ne pouvait les voir qu'en vieux singes tout nus. Nullement, comme on pourrait le croire, d'abord, comme un premier examen, superficiel, hâtif, pourrait d'abord le laisser supposer, en vieux singes revêtus de la simarre et de l'hermine. On sentait si bien qu'il savait que lui Bernard-Lazare il avait fait marcher ces gens-là, qu'on les ferait marcher encore, et que lui Bernard-Lazare on ne le ferait jamais marcher, que ces gens-là surtout ne le feraient jamais marcher. Qu'il avait temporellement fait marcher tout le monde ; et que tout le monde ne le ferait jamais spirituellement marcher. Pour lui ce n'était pas, ce ne serait jamais la plus haute autorité du royaume, la plus haute autorité judiciaire, la plus haute juridiction du royaume, le plus haut magistrat de la République. C'étaient des vieux juges. Et il savait bien ce que : c'était qu'un vieux juge. On sentait si bien qu'il savait qu'il avait fait marcher ces gens-là, et qu'ils ne le feraient jamais marcher. Quand l'autre fut parti : ''Vous'' ''l'avez'' ''vu'', me dit-il en riant. ''Il'' ''était'' ''rigolo'' ''avec'' '''sa''' ''Cour'' ''de'' ''Cassation''. Notez qu'il était, et très délibérément contre les lois Waldeck même. Contre la loi Waldeck Mais enfin, puisqu'il y avait une loi Waldeck, il voulait, il fallait qu'on s'y tînt juridiquement. Et même loyalement. Qu'on l'appliquât, qu'on l'interprétât comme elle était. Il n'aimait pas l'État. Mais enfin puisqu'il y avait un État, et qu'on ne pouvait pas faire autrement, il voulait au moins que le même État qui fît une loi fût le même aussi qui l'appliquât. Que l'État ne se dérobât point et ne changeât point de nom et de statut entre les deux, qu'il ne fît point ceci sous un nom et qu'il ne le défît point sous un autre, sous un deuxième nom. il voulait au moins que l'État fût, au moins quelques années, constant avec lui-même. L'autre voulait dire évidemment qu'il était d'un très grand prix, d'un prix suprême, d'un prix de cour suprême que la Cour de Cassation eût innocenté Dreyfus. Pour lui ce n'était d'aucun prix. Il considérait cette sorte de consécration juridique comme une consécration purement judiciaire, et uniquement comme une victoire temporelle, surtout sans doute comme une victoire de lui Bernard-Lazare sur la Cour de Cassation. Il ne lui venait point à la pensée qu'une Cour de Cassation pût faire ou ne pas faire, fît ou ne fît pas l'innocence de Dreyfus. Mais il sentait, il savait parfaitement que c'était lui Bernard-Lazare qui faisait l'autorité d'une Cour de Cassation, qui faisait ou ne faisait pas une Cour de Cassation même, parce qu'ils en faisait la nourriture et la matière, et qu'ainsi et en outre il en faisait la forme même. Qu'en un sens, qu'en ce sens il en faisait la magistrature. Ce n'était pas la Cour de Cassation qui lui faisait bien de l'honneur. C'était lui qui faisait bien de l'honneur à la Cour de Cassation. Jamais je n'ai vu un homme croire, savoir a ce point que les plus grandes puissances temporelles, que les plus grands corps de l'État ne tiennent, ne sont que par des puissances spirituelles intérieures. On sait assez qu'il était tout à fait opposé à faire jouer l'article 445 comme on l'a fait jouer (Clemenceau aussi y était opposé), et tous les embarras que nous avons eus du jeu de cet article, les embarras insurmontables qui se sont produits, qui sont résultés du jeu de cet article, ou plutôt de ce jeu de cet article étaient évités si on lui avait laissé le gouvernement de l'affaire. Il ne fait aucun doute qu'il considérait ce jeu comme une forfaiture, comme un abus, comme un coup de force judiciaire, comme une illégalité. En outre, avec son clair bon sens, bien français, ce juif, bien parisien, avec son clair regard juridique il prévoyait les difficultés inextricables où elle nous jetterait, qu'elle rouvrirait éternellement l'affaire ou plutôt qu'elle empêcherait éternellement l'affaire de se clore. Il me disait : ''Dreyfus'' ''passera'' ''devant'' ''cinquante'' ''conseils'' ''de'' ''guerre'', ''s'il'' ''faut'', ou encore : ''Dreyfus'' ''passera'' ''devant'' ''des'' ''conseils'' ''de'' ''guerre'' ''toute'' ''sa'' ''vie''. ''Mais'' ''il'' ''faut'' ''qu'il'' ''soit'' ''acquitté'' ''comme'' ''tout'' ''le'' ''monde''. Le fond de sa, pensée était d'ailleurs que Dreyfus était bien sot de se donner tant de mal pour faire consacrer son innocence par les autorités constituées ; que ces gens-là ne font rien à l'affaire ; puisqu'on l'avait arraché à une persécution inique le principal était fait, tout était fait ; que les revêtements d'autorité, les consécrations judiciaires sont bien superflues, n'existent pas, venant : de corps négligeables ; que c'est faire beaucoup d'honneur à ces messieurs ; qu'on est bien bon, quand on est innocent, en plus de le faire constater. Qu'on apporte, ainsi, à ces autorités, une autorité dont elles ont grand, besoin. Mais alors, au deuxième degré, si on y avait recours, il fallait y avoir recours droitement, il ne, fallait point biaiser, il ne fallait point tricher, ''surtout'' ''sans'' ''doute'' ''parce'' ''que'' ''c'était'' ''se'' ''donner'' ''les'' ''apparences'', ''et'' ''peut''-''être'' ''la'' ''réalité'', ''de'' ''s'incliner'' ''devant'' ''elles'', ''de'' ''les'' ''redouter''. Puisqu'on y allait, puisqu'on s'en servait, il fallait s'en servir, et y aller droitement. C'était encore un moyen de leur commander. Si c'était de la politique, il fallait au moins qu'elle fût droite. Il avait un goût incroyable de la droiture, surtout dans ce qu'il n'aimait pas, dans la politique et dans le judiciaire. Il se rattrapait pour ainsi dire ainsi d'y aller malgré lui en y étant droit malgré eux. Je n'ai jamais vu quelqu'un savoir aussi bien garder ses distances, être aussi distant, aussi doucement, aussi savamment, aussi horizontalement pour ainsi dire. Je n'ai jamais vu une puissance spirituelle, quelqu'un qui se sent, qui se sait une puissance spirituelle garder aussi intérieurement pour ainsi dire des distances horizontales aussi méprisantes envers les puissances temporelles. Et donc il avait une affection secrète, une amitié, une affinité profonde avec ''les'' ''autres'' puissances spirituelles, même avec les catholiques, qu'il combattait délibérément. Mais il ne voulait les combattre que par des armes spirituelles dans des batailles spirituelles. Sa profonde opposition intérieure et manifestée au waldeckisme même venait ainsi de deux origines. Premièrement, par une sorte d'équilibre, de balancement, d'équité, d'égalité, de justice, de santé politiques, de répartition équitable il ne voulait pas qu'on fit aux autres ce que les autres vous avaient fait, mais qu'on ne voulait pas qu'ils vous fissent. ''Les'' ''cléricaux'' ''nous'' ''ont'' ''embêtés'' ''pendant'' ''des'' ''années'', disait-il, et plus énergiquement encore, ''il'' ''ne'' ''s'agit'' ''pas'' ''à'' ''présent'' ''d'embêter'' ''les'' ''catholiques''. On n'a jamais vu un Juif aussi peu partisan, aussi peu pensant, aussi peu concevant du talion. Il ne voulait pas rendre précisément le bien pour le mal, mais très certainement le juste pour l'injuste. Il avait aussi cette idée que vraiment ça n'était pas malin, qu'il ne fallait guère se sentir fort pour avoir recours à de telles forces. Or il se sentait fort. Qu'il ne fallait guère avoir confiance en soi. Or il avait confiance en soi. Comme tous les véritables forts. Comme tous les véritables forts il n'aimait point employer des armes faciles, avoir des succès faciles, des succès diminués, dégradés, des succès qui ne fussent point du même ordre de grandeur que les combats qu'il voulait soutenir.
 
Deuxièmement il avait certainement une sympathie secrète, une entente intérieure avec les autres puissances spirituelles. Sa haine de l'État, du temporel se retrouvait là tout entière. ''On'' ''ne'' ''peut'' ''pas'' ''poursuivre'', disait-il, ''par'' ''des'' ''lois'', ''des'' ''gens'' ''qui'' ''s'assemblent'' ''pour'' ''faire'' ''leur'' ''prière''. ''Quand'' ''même'' ''ils'' ''s'assembleraient'' ''cinq'' ''cent'' ''mille''. ''Si'' ''on'' ''trouve'' ''qu'ils'' ''sont'' ''dangereux'', ''qu'ils'' ''ont'' ''trop'' ''d'argent'', ''qu'on'' ''les'' ''poursuive'', ''qu'on'' ''les'' ''atteigne'' ''par'' ''des'' ''mesures'' ''générales'', ''comme'' ''tout'' ''le'' ''monde'', (ce même mot, cette même expression, ''comme'' ''tout'' ''le'' ''monde'', dont il se servait toujours, dont il se servait précisément pour Dreyfus), ''par'' ''des'' ''lois'', ''économiques'' ''générales'', ''qui'' ''poursuivent'', ''qui'' ''atteignent'' ''tous'' ''ceux'' ''qui'' ''sont'' ''aussi'' ''dangereux'' ''qu'eux'', ''qui'' ''ont'' ''de'' ''l'argent'' ''comme'' ''eux''. Il n'aimait pas que les partis politiques, que l'État, que les Chambres, que le gouvernement lui enlevât la gloire du combat qu'il voulait soutenir, lui déshonorât d'avance son combat.
 
D'une manière générale il n'aimait pas, il ne pouvait pas supporter que le temporel se mêlât du spirituel. Tous ces appareils temporels, tous ces organes, tous ces appareils de levage lui paraissaient infiniment trop grossiers pour avoir le droit de mettre leur patte grossière non seulement dans les droits mais même dans les intérêts spirituels. Que des organes aussi grossiers que le gouvernement, la Chambre, l'État, le Sénat, aussi étrangers à tout ce qui est spirituel, missent les doigts de la main dans le spirituel c'était pour lui non pas seulement une profanation grossière, mais plus encore, un exercice de mauvais goût, un abus, l'exercice, l'abus d'une singulière incompétence. Il se sentait au contraire une secrète, une singulière complicité de compétence spirituelle au besoin avec le pape.
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Si on l'avait suivi, si on avait au moins suivi son enseignement et son exemple, si on avait continué dans son sens, si on avait seulement suivi le respect que l'on devait à sa mémoire, aujourd'hui la révision même du procès Dreyfus ne serait pas en danger ''comme'' ''elle'' ''l'est''. Elle ne serait pas exposée, comme elle l'est.
 
 
 
Aussi nous avons vu son enterrement. Je dirai quel fut son enterrement. Qui nous étions, combien peu dans ce cortège, dans ce convoi, dans cet accompagnement fidèle gris descendant et passant dans Paris. En pleines vacances. Dans ce mois d'août ou plutôt dans ce commencement de mois de septembre. Quelques-uns, les mêmes forcenés, les mêmes fanatiques, Juifs et chrétiens, quelques Juifs riches, très rares, quelques chrétiens riches, très rares, des Juifs et des chrétiens pauvres et misérables, eux-mêmes en assez petit nombre. Une petite troupe en somme, une très petite troupe. Comme une espèce de compagnie réduite qui traversait Paris. De misérables Juifs étrangers, je veux dire étrangers à la nationalité française, car il n'était pas un Juif roumain, je veux dire un Juif de Roumanie, qui ne le sût prophète, qui ne le tînt pour un véritable prophète. Il était pour tous ces misérables, pour tous ces persécutés, un éclair encore, un rallumage du flambeau qui éternellement ne s'éteindra point. Temporellement éternellement. Et comme toutes ces marques mêmes sont de famille, comme tout ce qui est d'Israël est de race, comme ces chose-là restent dans les familles, comment ne pas se rappeler, comment ne point voir cet ancien enterrement quand on voyait si peu de monde, il y a quelques semaines encore, à l'enterrement de sa mère. Relativement peu de monde. Et pourtant ils connaissaient beaucoup de monde. Je dirai sa mort, et sa longue et sa cruelle maladie, et tout le lent et si prompt acheminement de sa mort. Cette sorte de maladie féroce. Comme acharnée. Comme fanatique. Comme elle-même forcenée. Comme lui. Comme nous. Je ne sais rien de si poignant, de si saisissant, je ne connais rien d'aussi tragique que cet homme qui se roidissant de tout ce qui lui restait de force se mettait en travers de son parti victorieux. Qui dans un effort désespéré, où il se brisait lui-même, essayait, entreprenait de remonter cet élan, cette vague, ce terrible élan, l'insurmontable élan de la victoire et des abus, de l'abus de la victoire. Le seul élan qu'on ne remontera jamais. L'insurmontable élan de la victoire acquise. De la victoire faite. De l'entraînement de la victoire. L'insurmontable, le mécanique, l'automatique élan du jeu même de la victoire. Je le revois encore dans son lit. Cet athée, ce professionnellement athée, cet officiellement athée en qui retentissait, avec une force, avec une douceur incroyable, la parole éternelle ; avec une force éternelle ; avec une douceur éternelle ; que je n'ai jamais retrouvée égale nulle part ailleurs. J'ai encore sur moi, dans mes yeux, l'éternelle bonté de ce regard infiniment doux, cette bonté non pas lancée, mais posée, renseignée. Infiniment désabusée ; infiniment renseignée ; infiniment insurmontable elle-même. Je le vois encore dans son lit, cet athée ruisselant de la parole de Dieu. Dans la mort même tout le poids de son peuple lui pesait aux épaules. Il ne fallait point dire qu'il n'en était point responsable. Je n'ai jamais vu un homme ainsi chargé, aussi chargé d'une charge, d'une responsabilité éternelle. Comme nous sommes, comme nous nous sentons chargés de nos enfants, de nos propres enfants dans notre propre famille, tout autant, exactement autant, exactement ainsi il se sentait chargé de son peuple. Dans les souffrances les plus atroces il n'avait qu'un souci : que ses Juifs de Roumanie ne fussent point omis artificieusement, pour faire réussir le mouvement, dans ce mouvement de réprobation que quelques publicistes européens entreprenaient alors contre les excès des persécutions orientales. Je le vois dans son lit. On montait jusqu'à cette rue de Florence ; si rive droite, pour nous, si loin du Quartier. Les autobus ne marchaient pas encore. On montait par la rue de Rome, ou par la rue d'Amsterdam, cour de Rome ou cour d'Amsterdam, je ne sais plus laquelle des deux se nomme laquelle, jusqu'à ce carrefour montant que je vois encore. Cette maison riche, pour le temps, où il vivait pauvre. Il s'excusait de son loyer, disant : J'ai un bail énorme sur le dos. Je ne sais pas si je pourrai sous-louer comme je le voudrais. Quand j'ai pris cet appartement-là, je croyais que je ferais un grand journal et qu'on travaillerait ici. J'avais des plans. Il en était loin, de faire un grand journal. Les journaux des autres se faisaient, des autres mêmes, à condition qu'il n'y fût pas. Je revois encore cette grande 3 chambre, rue de Florence, 5, (ou ''7'') rue de Florence, la chambre du lit, la chambre de souffrance, la chambre de couchée, la chambre d'héroïsme, (la chambre de sainteté), la chambre mortuaire. La chambre du lit d'où il ne se releva point. L'ai-je donc tant oublié moi-même que ce 5, (ou ce 7), ne réponde plus mécaniquement à l'appel de ma mémoire, que ce 5 et ce 7 se battent comme des chiffonniers dans le magasin de ma mémoire, que chacun s'essaye et fasse valoir se titres. Et pourtant j'y suis allé. Et nous disions familièrement entre nous : Est-ce que tu es allé rue de Florence. Dans la grande chambre rectangulaire, je vois le grand lit rectangulaire. Une, ou deux, ou trois grandes fenêtres rectangulaires donnaient de grand jours de gauche obliques rectangulaires ; tombant descendant lentement ; lentement penchés. Le lit venait du fond, non pas du fond opposé aux fenêtres où étaient les portes, et, je pense, les corridors, mais du fond qu'on avait devant soi quand on avait le fenêtres à gauche. De ce fond le lit venait bien a milieu, bien carrément, la tête au fond, jointe le fond, les pieds vers le milieu de la chambre. Lui-même juste au milieu de son lit, sur le dos, symétrique, comme l'axe de son lit, comme un axe d'équité. Les deux bras bien à gauche et à droite. C'étaient dans les derniers temps. La maladie approchait de sa consommation. Une profonde, une vigilante affection fraternelle, la diligence d'une affection fraternelle pensait déjà à lui faire, à lui préparer une mort qui ne fût point la consommation de cette cruauté, qui fût plus douce, un peu adoucie, qui n'eût point toute la cruauté, toute la barbarie de cette maladie forcenée. Qui ne fût point le couronnement de cette cruauté. On lui avait conté des histoires sur sa maladie, des histoires et des histoires. Qu'en croyait-il ? Il faisait, comme tout le monde, semblant de les croire. Qu'en croyait-il c'est le secret des morts. ''Morientium'' ''ac'' ''mortuorum''. Dans cette incurable lâcheté du monde moderne, où nous osons tout dire à l'homme, excepté ce qui l'intéresse, où nous n'osons pas dire à l'homme la plus grande nouvelle, la nouvelle de la seule grande échéance nous avons menti nous-mêmes tant de fois, nous avons tant menti à tant de mourants et à tant de morts qu'il faut bien espérer que quand c'est notre tour nous ne croyons pas nous-mêmes tout à fait aux mensonges que l'on nous fait. Il faisait donc semblant d'y croire. Mais dans ses beaux yeux doux, dans ses grands et gros yeux clairs il était impossible de lire. Ils étaient trop bons. Ils étaient trop doux. Ils étaient trop beaux. ''Ils'' ''étaient'' ''trop'' ''clairs''. Il était impossible de savoir si c'était pas un miracle d'espérance (temporelle) (et peut-être plus) qu'il espérait encore ou si c'était par un miracle de charité, pour nous, qu'il faisait semblant d'espérer. Son œil même, son œil clair, d'une limpidité d'enfant, était comme un binocle, comme un deuxième verre, comme une deuxième vitre, comme un deuxième binocle de douceur et de bonté, de lumière, de clarté. Impénétrable. Parce qu'on y lisait comme on voulait. C'étaient les derniers temps. Peu de gens pouvaient encore le voir, des parents mêmes. Mais il m'aimait tant qu'il me maintenait sur les dernières listes. J'étais assis au long de son lit à gauche au pied. À sa droite par conséquent. Il parlait de tout comme s'il dût vivre cent ans. Il me demanda comment je venais. Il me dit, avec beaucoup d'orgueil enfantin, que le métro Amsterdam était ouvert. Ou quelque autre. Il se passionnait ingénument pour tout ce qui était voies et moyens de communications. Tout ce qui était allées et venues, géographiques, topographiques, télégraphiques, téléphoniques, aller et retour, circulations, déplacements, replacements, voyages, exodes et deutéronomes lui causait un amoncellement de joie enfantine inépuisable. Le métro particulièrement lui était une victoire personnelle. Tout ce qui était rapidité, accélération, fièvre de communication, déplacement, circulation rapide l'emplissait d'une joie enfantine, de la vieille joie, d'une joie de cinquante siècles. C'était son affaire, propre. ''Être'' ''ailleurs'', le grand vice de cette race, la grande vertu secrète ; la grande vocation de ce peuple. Une renommée de cinquante siècles ne le mettait point en chemin de fer que ce ne fût quelque caravane de cinquante siècles. Toute traversée pour eux est la traversée du désert. Les maisons les plus confortables, les mieux assises, avec des pierres de taille grosses comme les colonnes du temple, les maisons les plus immobilières, les plus immeubles, les immeubles les plus écrasants ne sont jamais pour eux que la tente dans le désert. ''Le'' ''granit'' ''remplaça'' ''la'' ''tente'' ''aux'' ''murs'' ''de'' ''toile''. Qu'importe ces pierres de taille plus grosses que les colonnes du temple. Ils sont toujours sur le dos des chameaux. Peuple singulier. Combien de fois n'y ai-je point pensé. Pour qui les plus immobilières maisons ne seront jamais que des tentes. Et nous au contraire, qui avons réellement couché sous la tente, sous des vraies tentes, combien de fois n'ai-je point pensé à vous, Lévy, qui n'avez jamais couché sous une tente, autrement que dans la Bible, au bout de quelques heures ces tentes du camp de Cercottes étaient déjà nos maisons. ''Que'' ''vos'' ''pavillons'' ''sont'' ''beaux'', ''ô'' ''Jacob'' ; ''que'' ''vos'' ''tentes'' ''sont'' ''belles'', ''ô'' ''Israël''. Combien de fois n'y ai-je point pensé, combien de fois n'ai-je point pensé à vous, combien de fois ces mots ne me remontaient-ils pas sourdement comme une remontée d'une gloire de cinquante siècles, comme une grande joie secrète de gloire, dont j'éclatais sourdement par un ressouvenir sacré quand nous rentrions au camp, mon cher Claude, par ces dures nuits de mai. Peuple pour qui la pierre des maisons sera toujours la toile des tentes. Et pour nous au contraire c'est la toile des tentes qui était déjà, qui sera toujours la pierre de nos maisons. Non seulement il n'avait donc pas eu pour le métropolitain cette aversion, cette distance qu'au fond nous lui gardons toujours, même quand il nous rend les plus grands services, ''parce'' ''qu'il'' ''nous'' ''transporte'' ''trop'' ''vite'', et au fond qu'il nous rend trop de services, mais au contraire il avait pour lui une affection propre toute orgueilleuse, comme un orgueil d'auteur. On le perçait alors, la ligne numéro I seulement je crois était en exploitation. Il avait un orgueil local, un orgueil de quartier, qu'ils eût abouti, déjà, jusqu'à lui, un des premiers, qu'il eût percé jusqu'à lui, qu'il eût commencé à monter vers ces hauteurs. Il me l'avait dit, quelques mois auparavant, quand on avait essayé de l'envoyer, comme tout le monde, vers les réparations du Midi. Il était allé d'hôtel en hôtel. Il était heureux comme un enfant. Jusqu'à ce qu'il trouva une espèce de petite maison de paysan ; qu'il me présenta dans une lettre comme le paradis réalisé. Et d'où naturellement il revint rapidement, il rentra à Paris. Il me l'avait dit alors, dans un de ces mots qui éclairent un homme, un peuple, une race. ''Voyez''-''vous'', ''Péguy'', me disait-il, ''je'' ''ne'' ''commence'' ''à'' ''me'' ''sentir'' ''chez'' ''moi'' ''que'' ''quand'' ''j'arrive'' ''dans'' ''un'' ''hôtel''. Il le disait en riant, mais c'était vrai tout de même.
 
 
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Je le regardais donc ce matin-là, 7, rue de Florence. Et je l'écoutais. J'étais assis au pied de son lit à gauche comme un disciple fidèle. Tant de douceur, tant de mansuétude dans une si cruelle situation me désarmait, me dépassait. Tant de douceur pour ainsi dire inexpiable. J'écoutais dans une piété, dans un demi-silence respectueux, affectueux, ne lui fournissant que le propos pour se soutenir. Le ''Beethoven'' de Romain Rolland venait de paraître. Nos abonnés se rappellent encore quelle soudaine révélation fut ce cahier, quel émoi il souleva d'un bout à l'autre, comme il se répandit soudainement, comme une vague, comme en dessous, pour ainsi dire instantanément, comme il fut soudainement, instantanément, dans une révélation, aux yeux de tous, dans une entente soudaine, dans une commune entente, non point seulement le commencement de la fortune littéraire de Romain Rolland, et de la fortune littéraire des cahiers, mais infiniment plus qu'un commencement de fortune littéraire, une révélation morale, soudaine, un pressentiment dévoilé, révélé, la révélation, l'éclatement, la soudaine communication d'une grande fortune morale. Mais tout ce mouvement se gonflait, n'avait pas encore eu le temps de se manifester. Le cahier, je le répète, venait tout juste de paraître. Bernard-Lazare me dit : ''Ah'' ''j'ai'' ''lu'' ''votre'' ''cahier'' ''de'' ''Romain'' ''Rolland''. ''C'est'' ''vraiment'' ''très'' ''beau''. ''Il'' ''faut'' ''avouer'' ''que'' ''l'âme'' ''juive'' ''et'' ''l'âme'' ''hellénique'' ''ont'' ''été'' ''deux'' ''grands'' ''morceaux'' ''de'' ''l'âme'' ''universelle''. Je ne manifestai rien, parce que j'ai dit que quand on va voir un malade on est résolu à ne rien manifester. On est donc gardé par une cuirasse, invincible, par un masque impénétrable. Mais je fus saisi, je me sentis poursuivi jusque dans les vertèbres. Car j'étais venu pour voir, je m'étais attendu à voir les avancées de la mort. Et c'est déjà beaucoup. Et je voyais brusquement les avancées des au-delà de la mort. Pour mesurer la profondeur, la nouveauté d'un tel mot, ''l'âme'' ''éternelle'', et même ''l'âme'' ''juive'', et ''l'âme'' ''hellénique'', il faut savoir à quel point, avec quel scrupule religieux ces hommes, les hommes de cette génération évitaient d'employer le moindre mot du jargon mystique. On parlait alors de ''recommencer'' l'affaire Dreyfus, de ''reprendre'' l'affaire Dreyfus. Il faut se rappeler qu'entre l'affaire Dreyfus elle-même et la deuxième affaire Dreyfus il y eut un long temps de calme plat, du silence, d'une solitude totale. On ne savait pas alors, du tout, pendant tout ce temps, si l'affaire recommencerait ; jamais. Mieux eût valu qu'elle ne recommençât point. Nous n'eussions point été acquittés par la Cour de Cassation. Mais nous demeurions ce que nous étions, nous demeurions purs devant le pays et devant l'histoire. Mais tout pantelants de cette grande Affaire, de cette première grande histoire, tout suants et tout bouillants de la bataille, tout déconcertés du repos, du calme, du plat, de la paix fourrée, du repos louche, du traité louche, de l'inaction, de la paix des dupes, tout anxieux de n'avoir point obtenu, atteint tous les résultats temporels que nous espérions, que nous attendions, que nous escomptions, de n'avoir point réalisé le royaume de la justice sur la terre et le royaume de la vérité, tout anxieux surtout de voir notre mystique nous échapper, nous ne pensions dans le secret de nos cœurs qu'une reprise de l'affaire, à ce que nous nommions entre nous, comme des conjurés, la ''reprise''. Nous ne prévoyions pas, hélas, que cette reprise n'en serait que plus basse dégradation, un détournement total, un détournement grossier de la mystique en politique. Nous en parlions. Lui, dans son lit, m'en parlait doucement. Je vis rapidement qu'il m'en parlait comme d une conjuration, mais comme d'une conjuration étrangère, à laquelle il demeurait étranger. De gré, de force ? Je lui dis : Mais enfin qu'est-ce qu'ils vont faire. Ils ne vous ont donc pas demandé conseil ? Il me répondit doucement : ''Ils'' ''ont'' ''préféré'' ''s'adresser'' ''à'' ''Jaurès''. '''Ils''' '''sont''' '''si''' '''contents''' '''de''' '''faire''' '''quelque''' '''chose''' '''sans''' '''moi'''.
 
 
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On pourrait même dire que l'affaire Dreyfus fut un ''beau'' ''cas'' de religion, de mouvement religieux, de commencement, d'origine de religion, un cas rare, peut-être un cas unique.
 
 
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Nous y déployâmes proprement les vertus, les qualités françaises, les vertus de la race : la vaillance claire, la rapidité, la bonne humeur, la constance, la fermeté, un courage opiniâtre, mais de bon ton, de belle tenue, de bonne tenue, fanatique à la fois et mesuré, forcené ensemble et pleinement sensé ; une tristesse gaie, qui est le propre du Français ; un propos délibéré ; une résolution chaude et froide ; une aisance, un renseignement constant ; une docilité et ensemble une révolte constante à l'événement ; une impossibilité organique à consentir à l'injustice, à prendre son parti de rien. Un délié, une finesse de lame. Une acuité de pointe. Il faut dire simplement que nous fûmes des héros. Et plus précisément des héros à la française. (La preuve, c'est que nous ne nous en sommes pas relevés, que nous ne nous en sommes pas retirés). (Toute notre vie peut-être nous serons des demi-soldes). Il faut bien voir en effet comment la question se posait. La question ne se posait nullement alors, pour nous, de savoir si Dreyfus était innocent ou coupable. Mais de savoir si on n'aurait pas le courage de le déclarer, de le savoir innocent.
 
Quand nous écrirons cette ''histoire'' ''de'' ''l'affaire'' ''Dreyfus'' qui sera proprement les ''mémoires'' ''d'un'' ''dreyfusiste'' il y aura lieu d'examiner, d'étudier de très près et nous établirons très attentivement, dans le plus grand détail, ce que je nommerai la ''courbe'' ''de'' ''la'' ''croyance'' ''publique'' ''à'' ''l'innocence'' ''de'' ''Dreyfus''. Cette courbe a subi naturellement les variations les plus extraordinaires. Naturellement aussi les antidreyfusistes ont tout fait pour la faire ''monter'' et il faut rendre cette justice aux dreyfusistes qu'ils ont généralement tout fait pour la faire ''descendre''. Partie des environs de ''zéro'' en 1894 (la famille et quelques très rares personnes exceptées), on peut dire qu'elle monta, qu'à travers des soubresauts de toute sorte, des fluctuations politiques et historiques comme il ne manque jamais de s'en produire pour ces sortes de courbes elle monta constamment jusqu'au jour où le bateau qui ramenait Dreyfus en France introduisit parmi nous le corps même du débat. Dès lors, malgré les apparences, malgré un palier apparent, malgré une apparence d'horizontalité, en réalité elle commença de baisser lentement, régulièrement. Malgré des fortunes diverses, malgré des apparences de fortunes en réalité elle commença de tomber. Cette descente, cette chute, cette baisse est arrêtée aujourd'hui, on peut croire qu'elle est arrêtée pour toujours, parce qu'elle ne peut guère aller plus avant, tomber plus bas, parce que beaucoup de monde aujourd'hui s'en moquent totalement, et surtout parce que nous sommes retombés à un certain équilibre, dans un certain équilibre très tentant, très solide, très commun, le même où nous nous étions arrêtés si longtemps à la montée : la France, le monde, l'histoire coupés en deux, en deux partis bien distincts, bien coupés, bien arrêtés, croyant professionnellement, officiellement, l'un à la culpabilité et l'autre à l'innocence, faisant profession de croire l'un à la culpabilité et l'autre à l'innocence. C'est la situation, c'est la position commune, usuelle, familière, pour ainsi dire classique, c'est la situation connue, le monde coupé en deux sur une question. C'est la situation commode, car c'est la situation de guerre, la situation de haine, mutuelle. C'est la situation à laquelle tout le monde est habitué. C'est donc celle qui durera, qui déjà faillit durer pendant la montée de notre courbe, qui s'est retrouvée, qui s'est reçue, qui s'est recueillie elle-même au même niveau dans la descente, qui ne se reperdra plus, qui sera définitive. Avec les amortissements successifs naturellement par la successive arrivée des nouvelles générations ; avec les amortissements croissants et l'extinction finale, l'extinction historique. Ce qu'il y a de remarquable, c'est combien cette situation, ce palier intermédiaire est commode, du pays coupé en deux, combien nous nous y sommes arrêtés complaisamment, commodément, à la montée, comment, combien nous nous y sommes retrouvés aisément, rapidement à la descente. Commodément. Combien nous nous y mouvions aisément, naturellement à la montée, en pleine bataille, combien nous y bataillions aisément, naturellement, comme chez nous, et combien nous nous y sommes même attardés. Et combien au retour, à la descente nous l'avons retrouvé aisément, combien rapidement nous nous y sommes retrouvés chez nous. Mais ce qui est incontestable c'est que cette courbe, dans ces soubresauts, à l'issue de cette montée atteignit plusieurs fois un ''maximum'' qui était même un ''universum''. Je veux dire que dans ces fluctuations, dans ces agitations, dans cette crise, dans ces sautes, dans ces coups de force et dans ces coups de théâtre il y eut au moins deux ou trois fois quarante-huit heures où tout le pays (nos adversaires mêmes et je dis même leurs chefs) crut à l'innocence de Dreyfus. Par exemple, notamment dans ce coup de foudre, instantanément après ce coup de théâtre du colonel Henry au Mont-Valérien (mort ou simulation de mort, assassinat, meurtre, suicide ou simulation de suicide). (Enfin disparition). Comment nous sommes retombés, redescendus de ce ''summum'', qui ce jour, qui dans cet éclair paraissait définitivement acquis, comment on nous en a fait redescendre, comment on a ainsi, autant réussi à faire redescendre cette courbe, c'est le secret des politiciens. C'est le secret des politiques. C'est le secret de la politique même. C'est le secret de Dreyfus même, dans la mesure, et elle est totale, où nous quittant il s'est remis tout entier aux mains des politiques. Comment on a réussi à tenir cette gageure, à nous faire tomber de ce ''maximum'' total, c'est la grande habileté, c'est le secret des politiciens. Comment on perd une bataille qui était gagnée, demandez-le à Jaurès. Aujourd'hui nous sommes condamnés à la contestation, perpétuelle, jusqu'à cet émoussement, cette hébétude, cette oblitération, inévitable, qui vient du temps, des générations suivantes, qu'on nomme proprement l'histoire, la position, l'acquisition de l'histoire. Quand nos ennemis, quand nos adversaires nous reprochaient d'être le parti de l'étranger, ils avaient totalement tort, absolument tort sur nous et contre nous (sur notre mystique et contre nos mystiques ; ils avaient partiellement raison sur et contre notre État-Major, qui précisément nous masquait à eux, qui faisait même tout ce qu'il pouvait pour nous masquer, devant le monde, et qui y a si parfaitement, si complètement réussi ; ils avaient partiellement raison, (peut-être pour un tiers, en quotité), sur et contre nos chefs, sur et contre notre politique, sur et contre nos politiciens, l'adhésion à Hervé et à l'hervéisme, la flatterie pour Hervé et pour l'hervéisme, la lâcheté, le tremblement de Jaurès, la platitude, l'aplatissement devant Hervé et devant le hervéisme, plus que cela l'empressement, la sollicitude empressée pour Hervé et l'hervéisme l'ont bien prouvé) ; mais enfin ils avaient le droit de ne pas nous connaître, dans le fatras de la bataille il pouvaient à la rigueur, historiquement, à la rigueur historique ils pouvaient ne pas nous connaître ; la Foire sur la Place pouvait leur masquer l'intérieur de la maison ; ils pouvaient ne voir que la parade politique ; mais enfin au pis aller, à l'extrême, à la limite, à l'extrême rigueur quand nos ennemis, quand nos adversaires nous accusaient d'être le parti de l'étranger, ils ne pouvaient jamais que nous faire un tort temporel ; un tort extrême temporel, un tort capital temporel, mais en fin un tort temporel. Ils ne pouvaient pas nous déshonorer. Ils pouvaient nous faire perdre nos biens, ils pouvaient nous faire perdre la liberté, ils pouvaient nous faire perdre la vie, ils pouvaient nous faire perdre la terre même de la patrie, Ils ne pouvaient pas nous faire perdre l'honneur. Au contraire quand Jaurès, par une suspecte, par une lâche complaisance à tout le hervéisme, et à Hervé lui-même, à Hervé personnellement, d'une part, pour la patrie, laissait dire et laissait faire qu'il fallait renier, trahir et détruire la France ; créant ainsi cette illusion politique, que le mouvement dreyfusiste était un mouvement antifrançais ; et quand d'autre part, pour la foi, quand mû par les plus bas intérêts électoraux, poussé par la plus lâche, par la plus basse complaisance aux démagogies, aux agitations radicales il disait, il faisait que l'affaire Dreyfus et le dreyfusisme entrassent, comme une partie intégrante, dans la démagogie, dans l'agitation radicale anticléricale, anticatholique, antichrétienne, dans la séparation des Églises et de l'État, dans la loi des Congrégations, waldeckiste, dans la singulière application, dans l'application combiste de cette loi ; créant ainsi cette illusion, politique, que le mouvement dreyfusiste était un mouvement antichrétien ; il ne nous trahissait pas seulement, il ne nous faisait pas seulement dévier, il nous déshonorait. Il ne faut jamais oublier que le combisme, le système combiste, la tyrannie combiste, d'où sont venus tous ces maux, a été une invention de Jaurès, que c'est Jaurès qui par sa détestable force politique, par sa force oratoire, par sa force parlementaire a imposé cette invention, cette tyrannie au pays, cette domination, que lui seul l'a maintenue et a pu la maintenir ; que pendant trois et même quatre ans il a été, sous le nom de M. Combes, le véritable maître de la République. « ''Quand'' ''Jaurès'', disait déjà Bernard-Lazare dans cet admirable dossier, dans cet admirable mémoire, dans cette admirable consultation, datée de ''Paris'', ''6'' ''août'' ''1902'', quand on voulait que la loi Waldeck eût un effet global, et qu'elle eût un effet rétroactif, ''Quand'' ''Jaurès'' ''se'' ''présente'' ''devant'' ''nous'' ''pour'' ''soutenir'' ''une'' ''œuvre'' ''qu'il'' ''approuve'', ''à'' ''laquelle'' ''il'' ''veut'' ''collaborer'', ''il'' ''doit'', ''parce'' ''qu'il'' ''est'' ''Jaurès'', ''parce'' ''qu'il'' ''a'' ''été'' ''notre'' ''compagnon'' ''dans'' ''une'' ''bataille'' ''qui'' ''n'est'' ''pas'' ''finie'', (ce qu'il y avait d'admirable en effet, même au point de vue politique, au seul point de vue politique, et Bernard-Lazare, avec sa grande lucidité ''politique'', l'avait aperçu instantanément, c'était qu'on n'avait même pas attendu la fin de l'affaire Dreyfus, la conclusion pour opérer la contamination, la dégénération, le déshonneur, la déviation, la dégradation de mystique en politique, mais c'était entre les deux affaires Dreyfus même que l'on se préparait à la commettre, à l'accomplir, avant même d'avoir liquidé l'affaire, au moment même où on se préparait à la rouvrir, à la reprendre), (c'est-à-dire qu'on avait commencé d'opérer la dégénération de mystique en politique au moment même où l'on se préparait à faire appel de nouveau à toutes les forces, aux forces incalculables de la mystique.
 
C'est pour cela que nos politiciens, que nos politiques furent les derniers des criminels, qu'ils furent des criminels au deuxième degré. S'ils n'avaient fait que leur politique, pour ainsi dire professionnellement, s'ils n'avaient fait qu'exercer leur métier de politiciens, ils pouvaient n'être coupables qu'au premier degré, criminels qu'au premier degré. Mais ils voulaient en même temps conserver tous les avantages de la mystique. Et c'est cela très précisément qui constitue le deuxième degré. Ils voulaient bien en même temps trahir la mystique et en même temps non pas seulement s'en réclamer, non pas seulement s'en revêtir et s'en servir et apparaître avec, mais continuer à l'exciter. Ils voulaient, ils entendaient jouer le double jeu, ils voulaient jouer ensemble les deux jeux contraires, et le mystique, et le politique, qui exclut le mystique, ils se préparaient à jouer le double jeu, ils entendaient jouer ensemble de ''leur'' politique et de ''notre'' mystique, cumuler les avantages de leur politique et de notre mystique, s'avantager ensemble de leur politique et de notre mystique, jouer toujours ensemble le temporel et l'éternel.
 
Jouer le temporel avec les puissants de ce monde et en même temps faire appel à la mystique et à l'argent des pauvres gens, puiser toujours dans le cœur et dans la bourse des pauvres gens. C'est ce qui fait que la responsabilité de Jaurès dans ce crime, dans ce double crime, dans ce crime au deuxième degré est culminante. Lui entre tous, lui au chef de l'opération il était un politicien comme les autres, pire que les autres, un retors entre les retors, un fourbe entre les fourbes ; mais lui il faisait semblant de n'être pas un politicien. De là sa nocivité culminante. De là sa responsabilité culminante. Quand les nationalistes, professionnels, disaient que nous étions ''le'' ''parti'' ''de'' ''l'étranger'', ils ne pouvaient que nous calomnier, ils ne pouvaient que nous faire un tort temporel, à la limite un tort temporel limite, à l'extrême un tort temporel extrême. Quand Jaurès au contraire parlait pour nous, s'avouait pour nous, quand à ce titre, à notre titre, il intercalait le dreyfusisme et l'affaire Dreyfus d'une part dans l'antipatriotisme, politique, dans l'antipatriotisme hervéiste, dans la politique antipatriotique, hervéiste, dans l'agitation, dans la démagogie antipatriotique, hervéiste, quand il l'intercalait d'autre part dans cette autre démagogie politique, dans la démagogie antichrétienne, il atteignait, il touchait, il blessait au cœur le dreyfusisme même.
 
Ce qui fait à Jaurès dans ce double crime, dans ce crime au deuxième degré, une responsabilité culminante, c'est que lui entre tous il était un politique, un politicien comme les autres et que lui il disait qu'il était un mystique. Il me chicanerait naturellement sur ce mot, car c'est un homme de marchandage, et de plus maquignon que je connaisse. Mais il sait très bien ce que nous voulons dire.
 
Par son passé universitaire, intellectuel, par son commencement de carrière universitaire, intellectuelle, par ses relations, par tout son ton, par le grand nombre, par le faisceau d'amitiés ''ardentes'' qui montaient vers lui et qu'il encourageait, complaisamment, qu'il excitait constamment à monter vers lui, amitié de pauvres, de petites gens, de professeurs, de nous, et qu'il récapitulait pour ainsi dire en lui, qu'il ramassait comme un foyer ramasse un faisceau de lumière et de chaleur, Jaurès faisait figure d'une sorte de professeur délégué dans la politique, mais qui n'était pas politique, d'un intellectuel, d'un philosophe (dans ce temps-là tous les agrégés de philosophie étaient philosophes, comme aujourd'hui ils sont tous sociologues). D'un homme qui travaillait, qui savait ce que c'est que de travailler. Qui avait un métier. Il faisait essentiellement figure d'un impolitique, d'un homme qui était comme chargé de nous représenter, de nous transmettre dans la politique. Au contraire c'était un politicien qui avait fait semblant d'être un professeur qui avait fait semblant d'être un intellectuel qui avait fait semblant de travailler et de savoir travailler, d'avoir un métier, qui avait fait semblant d'être des nôtres, qui avait fait semblant de tout. Quand les politiciens, quand ceux qui font métier et profession de la politique font leur métier, exercent leur profession, quand ils jouent, quand ils fonctionnent professionnellement, officiellement, sous leur nom, ceux qui sont connus comme tels, il n'y a rien à dire. Mais quand ceux qui font métier et profession d'être impolitiques font, sous ce nom, de la politique, il y a le double crime de ce détournement perpétuel. Faire de la politique et la nommer politique, c'est bien. Faire de la politique et la nommer mystique, prendre de la mystique et en faire de la politique, c'est un détournement inexpiable. Voler les pauvres, c'est voler deux fois. Tromper les simples, c'est tromper deux fois. Voler ce qu'il y a de plus cher, la croyance. La confidence. La confiance. Et Dieu sait si nous étions des âmes simples, des pauvres gens, des petites gens. C'est bien ce qui les fait rire aujourd'hui. ''Quels'' ''sont'', dit-il, ''quels'' ''sont'' ''ces'' ''imbéciles'' ''qui'' ''croyaient'' ''ce'' ''que'' ''je'' ''disais'' ? Qu'il se rassure, qu'il attende. Les vies sont longues, les mouvements contraires, qu'il ne nous tombe jamais dans les mains. Il ne rirait peut-être pas toujours.
 
 
 
Quoi de plus poignant que ce témoignage, que cette adjuration de Bernard-Lazare condamné, de Bernard-Lazare destiné, quoi de plus redoutable que ce témoignage, redoutable, par sa mesure même. ''Quand'' ''Jaurès'', écrivait Bernard-Lazare, ''se'' ''présente'' ''devant'' ''nous'' ''pour'' ''soutenir'' ''une'' ''œuvre'' ''qu'il'' ''approuve'', ''à'' ''laquelle'' ''il'' ''veut'' ''collaborer'', ''il'' ''doit'', ''parce'' ''qu'il'' ''est'' ''Jaurès'', ''parce'' ''qu'il'' ''a'' ''été'' ''notre'' ''compagnon'' ''dans'' ''une'' ''bataille'' ''qui'' ''n'est'' ''pas'' ''finie'', ''nous'' ''donner'' ''d'autres'' ''raisons'' ''que'' ''des'' ''raisons'' ''théologiques''. (Il voyait très nettement combien il y avait de théologie grossière dans Jaurès, dans toute cette ''mentalité'' moderne, dans ce radicalisme politique et parlementaire, dans cette pseudométaphysique, dans cette pseudophilosophie, dans cette sociologie.) ''Or'' ''c'est'' ''une'' ''raison'' ''théologique'' ''que'' ''de'' ''nous'' ''dire'' : « (Ici je préviens que c'est du Jaurès, cité par Bernard-Lazare) : « ''Il'' ''y'' ''a'' ''des'' ''crimes'' ''politiques'' ''et'' ''sociaux'' ''qui'' ''se'' ''payent'', ''et'' ''le'' ''grand'' ''crime'' ''collectif'' ''commis'' ''par'' ''l'Eglise'' ''contre'' ''la'' ''vérité'', ''contre'' ''l'humanité'', ''contre'' ''le'' ''droit'' ''et'' ''contre'' ''la'' ''République'', ''va'' ''enfin'' ''recevoir'' ''son'' ''juste'' ''salaire''. ''Ce'' ''n'est'' ''pas'' ''en'' ''vain'' ''qu'elle'' ''a'' ''révolté'' ''les'' ''consciences'' ''par'' ''sa'' ''complicité'' ''avec'' ''le'' ''faux'', ''le'' ''parjure'' ''et'' ''la'' ''trahison''. » (Fin du Jaurès, de la citation de Jaurès. Bernard-Lazare disait plus simplement : ''On'' ''ne'' ''peut'' ''pas'' ''embêter'' ''des'' ''hommes'' ''parce'' ''qu'ils'' ''font'' ''leur'' ''prière''. Il les avait, celui-là, les mœurs de la liberté. Il avait la liberté dans la peau ; dans la moelle et dans le sang ; dans les vertèbres. Non point, non plus, une liberté intellectuelle et conceptuelle, une liberté livresque, une liberté toute faite, une liberté de bibliothèque. Une liberté d'enregistrement. Mais une liberté, aussi, de source, une liberté toute organique et vivante. Je n'ai jamais vu un homme croire, à ce point, avoir à ce point la certitude, avoir conscience à ce point qu'une conscience d'homme était un absolu, un invincible, un éternel, un libre, qu'elle s'opposait victorieuse, éternellement triomphante, à toutes les grandeurs de la terre. ''Il'' ''ne'' ''faut'' ''pas'' ''recevoir'' ''des'' ''justifications'' ''semblables'', écrivait encore Bernard-Lazare, ''même'' ''et'' ''surtout'' ''quand'' ''elles'' ''sont'' ''données'' ''par'' ''Jaurès'', ''car'', ''au''-''dessous'', ''d'autres'' ''sont'' ''prêts'' ''à'' ''les'' ''interpréter'' ''dans'' ''un'' ''sens'' ''pire'', ''à'' ''en'' ''tirer'' ''des'' ''conséquences'' '''redoutables''' '''pour''' '''la''' '''liberté'''. Il énumérait, sur quelques exemples éclatants, dans un style éclatant, coupant, bref, quelques-unes de ces antinomies, les capitales, quelques-uns de ces antagonismes. Il te prévoyait, Bernus, et la ''résistance'' ''du'' ''peuple'' ''polonais'' ''aux'' ''exactions'' ''de'' ''la'' ''germanisation'' ''prussienne''. Dès lors il écrivait en effet, et ces paroles sont claires, elles sont capitales, elles sont actuelles comme au premier jour : ''Si'' ''nous'' ''n’y'' ''prenons'' ''garde'', ''demain'' ''on'' ''nous'' ''mettra'' ''en'' ''demeure'' ''d'applaudir'' ''le'' ''gendarme'' ''français'' ''qui'' ''prendra'' ''l'enfant'' ''par'' ''le'' ''bras'' ''pour'' ''l'obliger'' ''à'' ''entrer'' ''dans'' ''l'école'' ''laïque'', ''tandis'' ''que'' ''nous'' ''devrons'' ''réprouver'' ''le'' ''gendarme'' ''prussien'' ''contraignant'' ''l'écolier'' ''polonais'' ''de'' ''Wreschen''. Voilà l'homme, voilà l'ami que nous avons perdu. Il écrivait encore, et ces paroles sont à considérer, elles sont à méditer aujourd'hui comme hier, aujourd'hui comme alors, elles seront à méditer toujours, car elles sont d'une hauteur de vues, d'une portée incalculable : « ''Que'' ''demain'' ''on'' ''nous'' ''propose'' ''les'' ''moyens'' ''de'' ''résoudre'' ''la'' ''question'' ''de'' ''l'enseignement'' ''et'' ''nous'' ''la'' ''discuterons''. ''Dès'' ''aujourd'hui'' ''on'' ''peut'' ''dire'' ''que'' ''le'' ''monopole'' ''universitaire'' ''n'en'' ''est'' ''pas'' ''la'' ''solution''. '''Nous''' '''nous''' '''refuserons''' '''aussi''' '''bien''' '''à''' '''accepter''' '''les''' '''dogmes''' '''formulés''' '''par''' '''l'État''' '''enseignant''', '''que''' '''les''' '''dogmes''' '''formulés''' '''par''' '''l'Église'''. '''Nous''' '''n'avons''' '''pas''' '''plus''' '''confiance''' '''en''' '''l'Université''' '''qu'en''' '''la''' '''Congrégation'''. » Mais il faut que je m'arrête de citer. Je ne peux pourtant pas citer toute cette admirable ''consultation'', citer tout un cahier dans un cahier, refaire les cahiers dans les cahiers, mettre tout le III-21 dans le XI-12.
 
Voilà l'homme, voilà l'ami que nous avons perdu. Pour un tel homme nous ne ferons jamais une apologie, nous ne souffrirons jamais qu'on en fasse une.
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Comment ne pas noter aussi son exact, son parfait, son réel internationalisme, Israël excepté, l'exactitude, l'aisance, l'allant de soi de son internationalisme, qui était beaucoup plus simple, beaucoup trop naturel, nullement appris, nullement forcé, nullement livresque, beaucoup trop aisé, beaucoup trop allant de soi pour jamais être un antinationalisme. Quand il parlait des Polonais pour les Bretons, ce n'était point un amusement, un rapprochement piquant. Ce n'était point un jeu d'esprit et pour jouer un bon tour. C'était naturellement qu'il voyait sur le même plan les Bretons et les Polonais. Il voyait vraiment la Chrétienté comme l'Islam, ce que nul de nous, même ceux qui le voudraient le plus, ne peut obtenir. Parce qu'ils était bien réellement également en dehors des deux. Vue, angle du regard que nul de nous ne peut obtenir. Au moment où on faisait, même et peut-être surtout autour de lui, tout ce que l'on pouvait humainement pour évincer ses Juifs de Roumanie, par politique pour ne pas compromettre, pour ne pas charger le mouvement arménien, et qu'il y voyait très clair, dans cet assourdissement, un vieil ami de Quartier venait de le quitter. Il me dit doucement, haussant doucement les épaules, comme il faisait, me le montrant pour ainsi dire des épaules, par-dessus le haut de ses épaules : Il ''veut'' ''encore'' ''me'' ''rouler'' ''avec'' ''ses'' ''Arméniens''. ''C'est'' ''toujours'' ''la'' ''même'' ''chose''. ''Ils'' ''en''...''treprennent'' ''le'' ''Grand'' ''Turc'' ''parce'' ''qu'il'' ''est'' ''Turc'' ''et'' ''ils'' ''ne'' ''veulent'' ''pas'' ''qu'on'' ''dise'' ''un'' ''mot'' ''du'' ''roi'' ''de'' ''Roumanie'' ''parce'' ''qu'il'' ''est'' ''chrétien''. '''C'est''' '''toujours''' '''la''' '''collusion''' '''de''' '''la''' '''chrétienté'''.
 
 
 
Comment ne pas noter enfin comme c'est bien écrit, posé, mesuré, clair, ''noble'', ''français''. ''Il'' ''ne'' ''faut'' ''pas'' ''recevoir'' ''des'' ''justifications'' ''semblables''. ''Une'' certaine proposition, un certain propos. Une certaine délibération. Un certain ton, une certaine résonance cartésienne même.
 
 
 
''Apologie'' ''pour'' ''Bernard''-''Lazare''. – Nourris, abreuvés, de notre mystique, la déformant, la dégradant aussitôt, la détournant instantanément en politique nos politiciens, Jaurès en tête, Jaurès le premier, créèrent cette double illusion, politique, premièrement que le dreyfusisme était antichrétien, deuxièmement qu'il était antifrançais. Il faut s'arrêter quelques instants à la deuxième.
 
 
 
Notre socialisme même, notre socialisme antécédent, à peine ai-je besoin de le dire, n'était nullement antifrançais, nullement antipatriote, nullement antinational. Il était essentiellement et rigoureusement, exactement international. Théoriquement il n'était nullement antinationaliste. Il était exactement internationaliste. Loin d'atténuer, loin d'effacer le peuple, au contraire il l'exaltait, il l'assainissait. Loin d'affaiblir, ou d'atténuer, loin d'effacer la nation, au contraire il l'exaltait, il l'assainissait. Notre thèse était au contraire, et elle est encore, que c'est au contraire la bourgeoisie, le bourgeoisisme, le capitalisme bourgeois, le sabotage capitaliste et bourgeois qui oblitère la nation et le peuple. Il faut bien penser qu'il n'y avait rien de commun entre le socialisme d'alors, notre socialisme, et ce que nous connaissons aujourd'hui sous ce nom. Ici encore la politique a fait son œuvre, et nulle part autant qu'ici la politique n'a ''défait'', dénaturé la mystique. La politique, je dis la politique des politiques, professionnels, des politiciens, des politiques parlementaires. Mais plus encore, sans aucun doute, par l'invention, par l'intervention, par l'intercalation du sabotage, qui est une invention politique, au même titre que le vote, ''plus'' ''encore'' ''que'' ''le'' ''vote'', pire, je veux dire plus politique, plus profondément politique, plus encore sans aucun doute les antipolitiques professionnels, les antipoliticiens, les syndicalistes, les antipolitiques antiparlementaires. Nous pensions alors, nous pensons toujours, mais il y a quinze ans tout le monde pensait comme nous, pensait avec nous, ou affectait de penser avec nous, il n'y avait sur ce point, sur ce principe même pas l'ombre d'une hésitation, pas l'ombre d'un débat. Il est de toute évidence que ce sont les bourgeois et les capitalistes qui ''ont'' commencé. Je veux dire que les bourgeois ''et'' les capitalistes ''ont'' cessé de faire leur office, social, avant les ouvriers le leur, et longtemps avant. Il ne fait aucun doute que le sabotage d'en haut est de beaucoup antérieur au sabotage d'en bas, que le sabotage bourgeois et capitaliste est antérieur, et de beaucoup, au sabotage ouvrier ; que les bourgeois et les capitalistes ont cessé d'aimer le travail bourgeois et capitaliste longtemps avant que les ouvriers eussent cessé d'aimer le travail ouvrier. C'est exactement dans cet ordre, en commençant par les bourgeois et les capitalistes, que s'est produite cette désaffection générale du travail qui est la tare la plus profonde, la tare centrale du monde moderne. Telle étant la situation générale du monde moderne, il ne s'agissait point, comme nos politiciens syndicalistes l'ont inventé, d'inventer, d'ajouter un désordre ouvrier au désordre bourgeois, un sabotage ouvrier au sabotage bourgeois et capitaliste. Il s'agissait ''au'' ''contraire'', notre socialisme était essentiellement et en outre officiellement une théorie, générale, une doctrine, une méthode générale, une philosophie de l'organisation et de la réorganisation du travail, de la ''restauration'' du travail. Notre socialisme était essentiellement et en outre officiellement une restauration, et même une restauration générale, une restauration universelle. Nul alors ne le contestait. Mais depuis quinze ans les politiciens ont marché. Les doubles politiciens, les politiciens propres et les antipoliticiens. Les politiciens ont passé. Il s'agissait au contraire d'une restauration générale, d'une restauration totale, d'une restauration universelle ''en'' ''commençant'' ''par'' ''le'' ''monde'' ''ouvrier''. Il s'agissait d'une restauration totale fondée sur une restauration préalable du monde ouvrier ; sur une restauration totale préalable du monde ouvrier. Il s'agissait très exactement, et nul alors ne le contestait, tous au contraire, l'enseignaient, tous le déclaraient, il s'agissait au contraire d'effectuer un assainissement général du monde ouvrier, une réfection, un assainissement moléculaire, organique, et commençant par cet assainissement de proche en proche un assainissement de toute la cité. C'était déjà cette morale, cette méthode générale, cette philosophie des producteurs qui devait trouver en M. Sorel, moraliste et philosophe, son expression la plus haute, son expression définitive J'ajoute même que ce ne pouvait être que cela.
 
Et qu'il ne pouvait nullement, aucunement être question que ce fût rien d'autre. Disons-le ; pour philosophe, pour tout homme philosophant notre socialisme était et n'était pas moins qu'une religion du salut temporel. Et aujourd'hui encore il n'est pas moins que cela. Nous ne cherchions pas moins que salut temporel de l'humanité par l'assainissement du monde ouvrier, par l'assainissement du travail et du monde du travail, par la restauration du travail et la dignité du travail, par un assainissement, par un réfection organique, moléculaire du monde du travail et par lui de tout le monde économique, industriel. C'est ce que nous nommons le monde industrie opposé au monde intellectuel et au monde politique au monde scolaire et au monde parlementaire ; c'est ce que nous nommons ''l'économie'' ; la morale de producteurs ; la morale industrielle ; le monde des producteurs ; le monde économique ; le monde ouvrier ; la structure (organique, moléculaire) économique, industrielle ; c'est ce que nous nommons l'industrie, le régime industriel ; c'est ce que nous nommons le régime de la production industrielle. Le monde intellectuel et le monde politique au contraire, le monde scolaire et le monde parlementaire vont ensemble. Par la restauration des mœurs industrielles, par l'assainissement de l'atelier industriel nous n'espérions pas moins, nous ne cherchions pas moins que le salut temporel de l'humanité. Ceux-là seuls s'en moqueront qui ne veulent pas voir que le christianisme même, qui est la religion du salut éternel, est embourbé dans cette boue, dans la boue des mauvaises mœurs économiques, industrielles ; que lui-même il n'en sortira point, qu'il ne s'en tirera point à moins d'une révolution économique, industrielle ; qu'enfin il n'y a point de lieu de perdition mieux fait, mieux aménagé, mieux outillé pour ainsi dire, qu'il n'y a point d'outil de perdition mieux adapté que l'atelier moderne.
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On mène aujourd'hui grand bruit, je vois qu'on fait un grand état de ce que depuis la séparation le catholicisme, le christianisme n'est plus la religion officielle, la religion d(e l)'État, de ce que, ainsi, l'Église est libre. Et on a raison en un certain sens. La position de l'Église est évidemment tout autre, tout à fait autre sous le nouveau régime. Sous toutes les duretés de la liberté, d'une certaine pauvreté, l'Église est autrement elle-même sous le nouveau régime. Jamais on n'obtiendra sous le nouveau régime des évêques aussi mauvais que les évêques concordataires. Mais il ne faut point exagérer non plus. Il ne faut pas se dissimuler que si l'Eglise a cessé de faire la religion officielle de l'État, elle n'a point cessé de faire la religion officielle de la bourgeoisie de l'État. Elle a perdu, elle a laissé politiquement, mais elle n'a guère perdu, elle n'a guère laissé socialement toutes les charges de servitude qui lui venaient de son officialité. C'est pour cela qu'il ne faut pas triompher. C'est pour cela que l'atelier lui est fermé, et qu'elle est fermée à l'atelier. Elle fait, elle est la religion officielle, la religion formelle du riche. Voilà ce que le peuple, obscurément ou formellement, très assurément sent très bien. Voilà ce qu'il voit. Elle n'est donc rien, voilà pourquoi elle n'est rien. Et surtout et elle n'est rien de ce qu'elle était, et elle est, devenue, tout ce qu'il y a de plus contraire à elle-même, tout ce qu'il y a de plus contraire à son institution. Et elle ne se rouvrira point l'atelier, et elle ne se rouvrira point le peuple à moins que de faire, elle aussi, elle comme tout le monde, à moins que de ''faire'' ''les'' ''frais'' d'une révolution économique, d'une révolution sociale, d'une révolution industrielle, pour dire le mot d'une révolution ''temporelle'' pour le salut ''éternel''. Tel est, éternellement, temporellement, (éternellement temporellement et temporellement éternellement), le mystérieux assujettissement de l'éternel même au temporel. Telle est proprement l'inscription de l'éternel même dans le temporel. Il faut faire les frais économiques, les frais sociaux, les frais industriels, ''les'' ''frais'' ''temporels''. Nul ne s'y peut soustraire, non pas même l'éternel, non pas même le spirituel, non pas même la vie intérieure. C'est pour cela que notre socialisme n'était pas si bête, et qu'il était profondément chrétien.
 
 
 
C'est pour cela que lorsqu'on leur met sous les yeux la vieille chrétienté, quand on les met en face de ce que c'était dans la réalité qu'une paroisse chrétienne, une paroisse française au commencement du quinzième siècle, du temps qu'il y avait des paroisses françaises, quand on leur montre, quand on leur fait voir ce que c'était dans la réalité que la chrétienté, du temps qu'il y avait une chrétienté, ce que c'était qu'une grande sainte, la plus grande peut-être de toutes, du temps qu'il y avait une sainteté, du temps qu'il y avait une ''charité'', du temps qu'il y avait des saintes et des saints, tout un peuple chrétien, tout un monde chrétien, tout un peuple, tout un monde de saints et de pécheurs, aussitôt quelques-uns de nos catholiques modernes, modernes à leur insu, mais profondément modernes, jusque dans les moelles, intellectuels à leur insu et qui se vantent de ne pas l'être, intellectuels tout de même, profondément intellectuels, intellectuels jusqu'aux moelles, bourgeois et fils de bourgeois, rentiers et fils de rentiers, pensionnés du gouvernement, pensionnés de l'État, fonctionnaires, pensionnés des autres, des autres citoyens, des autres électeurs, des autres contribuables, et qui fort ingénieusement ont préalablement fait inscrire sur le Grand-Livre de la Dette Publique les assurances d'ailleurs modestes de leur pain quotidien, ainsi armés quelques-uns de ces contemporains catholiques, devant une soudaine révélation de l'antique, de la vieille, de la chrétienté ancienne se hâtent de pousser quelques cris, comme de pudeur outragée. Dans un besoin ils renieraient Joinville, comme trop grossier, comme trop peuple. ''Le'' ''sire'' de Joinville. Ils renieraient peut-être bien saint Louis. Comme trop roi de France.
 
 
 
''Il'' ''faut'' ''faire'' ''les'' ''frais'' ''temporels''. C'est-à-dire que nul, fût-ce l'Église, fût-ce n'importe quelle puissance spirituelle, ne s'en tirera à moins d'une révolution temporelle, d'une révolution économique, d'une révolution sociale. D'une révolution industrielle. À moins de payer cela. Pour ne pas payer, pour ne pas les faire un singulier concert s'est accordé, une singulière collusion s'est instituée, s'est jouée, se joue entre l'Église et le parti intellectuel. Ce serait même amusant, ce serait risible si ce n'était aussi profondément triste. Ce concert, cette collusion consiste à décaler, à déplacer le débat, le terrain même du débat. L'objet du débat. À dissimuler dans un coin le modernisme du cœur, le modernisme de la charité pour mettre en valeur, en fausse valeur, en lumière, en fausse lumière, pour mettre en surface, en vue, dans toute la surface le modernisme intellectuel, l'appareil du modernisme intellectuel, le solennel, le glorieux appareil. Ainsi tout le monde y gagne, car ça ne coûte plus rien, ça ne coûte plus aucune révolution économique, industrielle, sociale, temporelle, et nos bourgeois de l'un et l'autre côté, nos capitalistes de l'un et l'autre bord, de l'une et l'autre confession, les cléricaux et les radicaux, les cléricaux radicaux et les radicaux cléricaux, les intellectuels et les clercs, les intellectuels clercs et les clercs intellectuels ne veulent rien tant, ne veulent que ceci : ''ne'' ''pas'' ''payer''. Ne point faire de frais. Ne point faire les frais. Ne point lâcher les cordons de la bourse. On me pardonnera cette expression grossière. Mais il en faut une, il la faut dans cette situation grossière. Concert merveilleux, merveilleuse collusion. Tout le monde y gagne tout. Non seulement que ça ne coûte rien, mais aussi, en surplus, naturellement la gloire, qui ne vient jamais jusqu'à ceux qui la méritent. Tout le monde y trouve son compte, et même le notre. Une fois de plus deux partis contraires sont d'accord, se sont trouvés, se sont mis d'accord non pas seulement pour fausser le débat qui les divise ou paraît les diviser, mais pour fausser, pour transporter le terrain même du débat là où le débat leur sera le plus avantageux, leur coûtera le moins cher à l'un et à l'autre, poussés par la seule considération de leurs intérêts temporels. L'opération consiste à effacer, à tenir dans l'ombre cet effrayant modernisme du cœur et à mettre en première place, en seule place, le modernisme intellectuel, à tout attribuer, tout ce qui se passe, à la feinte toute-puissance, à l'effrayante, à la censément effrayante puissance du modernisme intellectuel. C'est un décalage, une substitution, un transfert, un transport, une transposition merveilleuse. Un déplacement perfectionné. Les intellectuels sont enchantés. ''Voyez'', s'écrient-ils, ''comme'' ''nous'' ''sommes'' ''puissants''. ''Nous'' ''en'' ''avons'' ''une'' ''tête''. ''Nous'' ''avons'' ''trouvé'' ''des'' ''arguments'', ''des'' ''raisonnements'' ''si'' ''extraordinaires'' ''que'' ''par'' ''ces'' ''seuls'' ''raisonnements'' ''nous'' ''avons'' ''ébranlé'' ''la'' ''foi''. ''La'' ''preuve'' ''que'' ''c'est'' ''vrai'', '''c'est''' '''que''' '''ce''' '''sont''' '''les''' '''curés''' '''qui''' '''le''' '''disent'''. Et les curés ensemble et les bons bourgeois cléricaux, censés catholiques, prétendus chrétiens, oublieux des anathèmes sur le riche, des effrayantes réprobations sur l'argent dont l'Evangile est comme saturé, moelleusement assis dans la paix du cœur, dans la paix sociale, tous nos bons bourgeois se récrient : ''Tout'' ''ça'' ''aussi'', se récrient-ils, ''c'est'' ''de'' ''la'' ''faute'' ''à'' ''ces'' ''sacrés'' ''professeurs'', ''qui'' ''ont'' ''inventé'', ''qui'' ''ont'' ''trouvé'' ''des'' ''arguments'', ''des'' ''raisonnements'' ''si'' ''extraordinaires''. ''La'' ''preuve'' ''que'' ''c'est'' ''vrai'', '''c'est''' '''que''' '''c'est''' '''nous''', '''curés''', '''qui''' '''le''' '''disons'''. Alors ça va bien, et non seulement tout le monde est en République, mais tout le monde est content. Les porte-monnaies restent dans les poches, et les argents restent dans les porte-monnaie. On ne met pas la main au porte-monnaie. C'est l'essentiel. Mais je le redis en vérité, tous ces raisonnements ne pèseraient pas lourd, s'il y avait une once de charité.
 
 
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Ainsi dans ce monde moderne tout entier tendu l'argent, tout à la tension à l'argent, cette tension à l'argent contaminant le monde chrétien même lui fait sacrifier sa foi et ses mœurs au maintien de sa paix économique et sociale.
 
C'est là proprement ce modernisme du cœur, modernisme de la charité, ce ''modernisme'' ''des'' ''mœurs''.
 
 
 
Il y a deux sortes de riches : les riches ''athées'', qui ''riches'' n'entendent rien à la religion. Ils se sont donc mis à l'histoire ''des'' religions, et ils y excellent, (et d'ailleurs il faut leur faire cette justice qu'ils ont tout fait pour n'en point faire une histoire ''de'' ''la'' religion.) C'est eux qui ont inventé les ''sciences'' religieuses ;
 
 
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Cela étant, il fut serrer de plus près, d'un peu plus près, il faut serrer au plus près cette affaire Hervé. Il faut bien voir ce que cela veut dire, ce qu'il y avait dedans. Et la serrant, il faut bien dire que ceux qui ont fait et endossé Hervé, fait et endossé le hervéisme sont ceux qui ont fait une atteinte mortelle, qui ont porté un coup incalculable, un coup mortel à la ''croyance'' ''publique'' ''à'' ''l'innocence'' ''de'' ''Dreyfus''. C'est par eux, surtout par eux, par Jaurès dans la mesure où il a autorisé Hervé, par Dreyfus même dans la mesure où il a autorise Jaurès, que nous sommes retombés sur ce palier moyen, sur ce palier sans fin, à mi-côte, dont nous avons dit que nous ne sortirions, que nous ne remonterons jamais, dont nous avons dit que l'histoire ne remonterait jamais.
 
 
 
Car il faut enfin, en quelques mots, démonter le mécanisme de cette dangereuse, de cette démagogie mortelle. Il me semble bien, si ma mémoire est bonne, si mes souvenirs sont justes, que pendant toute l'affaire Dreyfus nous nous efforcions de démontrer que Dreyfus ''n'était'' ''pas'' un traître. Autant que je me rappelle c'étaient nos adversaires qui s'efforçaient de démontrer ou enfin qui prétendaient ''qu'il'' ''était'' un traître. Ce n'était pas nous. Autant que je me rappelle. Nous nous prétendions qu'il ''n'était'' ''pas'' un traître. Les uns et les autres, autant qu'il me souvienne, nous avions un postulat commun, un lieu commun, c'est ce qui faisait notre dignité, commune, c'est ce qui faisait la dignité de toute cette bataille, c'est ce qui fit bientôt notre force, et cette proposition commune initiale, qui allait de soi, sur laquelle on ne discutait même pas, sur laquelle tout le monde était, tombait d'accord, dont on ne parlait même pas, tant elle allait de soi, qui était sous-entendue partout, qu'on a honte à dire, tant elle allait de soi, c'était ''qu'il'' ''ne'' ''fallait'' ''pas'' trahir, que la trahison, nommément la trahison militaire, était un crime monstrueux. Tout a changé de face, depuis que sur ces bords. Tout le mécanisme a été démonté, détourné, remonté à l'envers, depuis que Hervé est venu, de ce que Hervé est venu. Hervé est un homme qui dit au contraire.
 
Les antidreyfusistes et nous les dreyfusistes nous parlions le même langage. Nous parlions sur le même plan. Nous parlions exactement le même langage patriotique. Nous parlions sur le même plan patriotique. Nous avions les mêmes prémisses, le même postulat patriotique. Qu'en fait eux ou nous nous fussions des meilleurs patriotes, c'était précisément l'objet du débat, mais que ce fût l'objet du débat, c'est précisément ce qui prouve que les uns et les autres nous étions patriotes. Qu'en droit, en intention ce fût l'objet du débat. Nous autres, de ce côté-ci, nous ne l'étions pas seulement sincèrement, nous l'étions profondément d'abord, d'autant plus qu'on nous le contestait. Nous l'étions ensuite frénétiquement, peut-être avec une sorte de rage, parce qu'on nous le niait publiquement, et surtout peut-être parce que notre situation géographique dans la carte mentale et sentimentale, parce que les circonstances, les événements historiques nous avaient plusieurs fois donné les apparences de ne pas l'être.
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Fondés sur le même postulat, partant du même postulat nous parlions le même langage. Les antidreyfusistes disaient : La trahison militaire est un crime et Dreyfus a trahi militaire. Nous disions : La trahison militaire est un crime et Dreyfus n'a pas trahi. Il est innocent de ce crime. Tout a changé de face depuis que Hervé est venu. La même conversation eut l'air de se poursuivre. L'affaire continue. Mais elle n'était plus la même affaire, la même conversation. Elle n'était plus la même. Elle en était une tout autre, infiniment autre, parce que le langage même était autre, infiniment autre parce que le plan même du débat n'était plus le même. Hervé est un homme qui dit : Il faut trahir. Nommément il faut trahir militairement.
 
Les antidreyfusistes professionnels disaient : Il ne faut pas être un traître et Dreyfus est un traître. Nous les dreyfusistes professionnels nous disions : Il ne faut pas être un traître et Dreyfus n'est pas un traître. Hervé est un qui dit, et Jaurès laisse dire à Hervé, et Dreyfus même laisse Jaurès laisser dire à Hervé, et en un sens, et en ce sens au moins Dreyfus même laisse dire à Jaurès même : ''Il'' ''faut'' ''être'' un traître.
 
Nommément il faut être un traître militaire.
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Par cet entraînement de proche en proche, par cette sorte de dérapage de proche en proche, par cette dérivation, par ce détournement, par ce déglinguement Jaurès est entré dans le crime de Hervé ; par cette réversion, par cette réversibilité des responsabilités ; et de la plus basse façon que l'on y pût entrer, non point même par une complicité active, qui a ses risques, qui a son efficience, qui peut avoir même pour ainsi dire sa grandeur, mais obliquement, mais bassement, par une complicité tacite, sournoise, par une complicité de laisser faire et de laisser passer, par une complicité les yeux baissés. La plus basse de toutes. Et Dreyfus, faute de marquer les temps, est entré, s'est laissé entrer dans le crime Jaurès.
 
Quelle fut la répercussion de cette double dérivation, de cette double décadence, de ce double détournement, de ce détournement à deux temps sur l'efficacité de nos démonstrations dreyfusistes, il était aisé de le prévoir. Quand on s'efforce de démontrer qu'un homme n'est point un traître pensant profondément qu'il ''ne'' ''faut'' ''pas'' être un traître, on est au moins écouté. Mais quand on s'efforce de démontrer qu'un homme n'est point un traître laissant dire et disant qu'il ''faut'' être un traître, l'opération, la démonstration devient extrêmement suspecte. Car alors, dans l'hypothèse hervéiste, qu'il faut trahir, qu'il faut être un traître, s'il n'a pas trahi, il a eu les plus grands torts, ce Dreyfus. Et alors pourquoi le défendre. Par une sorte de gageure, de suprême élégance on le défendrai d'avoir commis un crime que précisément il faudrait commettre, on le défendrait d'avoir fait ce que précisément il fallait faire : c'est bien de l'honneur c'est bien de la politesse. C'est trop poli pour être honnête. S'il faut être un traître militaire, Dreyfus a eu les plus grands torts de ne le point être. Et on le défendrait précisément d'avoir fait ce qu'il faut faire. On dirait : Il n'a pas trahi. Il a eu tort, car il faut trahir. Aussi nous le défendons. Ce serait, ce ferait un retournement de politesse bien acrobatique, une galanterie bien française, un retournement diagonal, diamétral de politesse. Une opération bien suspecte. Ces gens ne vous avaient point habitués à ces gageures de politesse. Tant de politesse devient extrêmement suspecte. Dans le raisonnement hervéiste en effet, s'il est permis de le nommer ainsi, Dreyfus, ''tant'' ''qu'il'' ''ne'' ''trahit'' ''pas'', est un bien grand coupable. Il est un grand criminel. D'autant plus criminel et d'autant plus coupable qu'il était mieux situé, militairement, qu'il avait une admirable situation pour trahir. Militairement. Hervé, lui, n'avait pas cet honneur, il n'avait pas ce bonheur d'avoir, de pouvoir avoir à sa disposition les graphiques des chemins de fer. Comment, voilà un homme, Dreyfus, qui pouvait avoir en main les graphiques des chemins de fer et il ne les aurait pas instantanément sabotés. Quel être. Il ne faut pas oublier que Hervé est un monsieur qui le premier jour de la mobilisation, plus précisément dans la première heure du premier jour, c'est-à-dire, je pense, de minuit 01 à 1 heure 00 fusillera les cinq cent trente-sept mille hommes de l'armée (française) active ; plus les treize cent cinquante-sept mille hommes de la réserve de l'armée active, qui forment avec elle le premier ban ; puis les cinq cent soixante-seize mille hommes de l'armée territoriale ; puis les sept cent cinquante et un mille hommes de la réserve de l'armée territoriale, qui forment avec elle le deuxième ban ; sans compter le premier et le deuxième ban des volontaires ; et si on ne l'arrête il fusillera aussi les troupes noires, de récente formation, la célèbre, la fameuse ''division'' ''noire'', les Toucouleurs, Ouolofs, Sarakollés, Malinkés, et les autres populations, Djermas, Bellas, Baribas, Baoulés, Bobos, Soussous, et Nagots et les Tourelourous et mesdames leurs épouses. Tout ça avec des revolvers ''américains'', car il ne veut point encourager la production nationale. Je me garderai de dire que ce sont des ''Brownings'', on leur a déjà assez fait de publicité. À cette marque. Auprès de ce grand massacre, bien connu sous le nom de ''massacre'' ''des'' ''deux'' ''bans'', que pèse la tradition d'un graphique des chemins de fer. Hervé parle souvent de l'affaire Dreyfus, il en écrit dans son journal. S'il était conséquent, constant avec lui-même, s'il était logique, – et logicien, mais les plus rigoureux, les plus cruels logiciens, pour les autres, ne sont pas toujours ceux qui sont les plus impitoyables pour soi, – s'il était logique avec lui-même il dirait : Nous avons défendu ce Dreyfus, nous avons eu tort. Pensez donc : Il était capitaine ; capitaine d'État-Major ; enfin il travaillait dans les bureaux de l'État-Major de l'armée. Il était merveilleusement outillé, merveilleusement situé pou trahir. Et malheureusement il n'a pas trahi. Cet homme insuffisant n'a pas trahi.
 
Voilà ce que Hervé dirait, s'il était logique et s'il était libre. Voilà ce que les événements, ce que réalité dit pour lui. On voit assez quelle est pour nous la conséquence, quelle est sur notre situation historique la répercussion de ce changement de situation géographique. Quand je dis nous, naturellement, je veux dire notre parti, nos politiciens. Car il ne s'agit pas de nous mêmes. C'est un retour en arrière, une répercussion en arrière, une répercussion remontante, reportée en arrière, réversible, reversée, reportée sur tout ce que nous avions dit, sur tout ce que nous avions fait, sur tout ce que nous avions été. Quand nous repoussions l'accusation d'être un traître repoussant profondément l'idée même d'être un traître, on pouvait nous combattre, mais au moins nous nous faisions écouter. Quand au contraire nous repoussons l'accusation d'être un traître accueillant profondément l'idée d'être un traître, comment ne pas voir que nous devenons instantanément suspects. Que nous perdons l'audience même.
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Hervé même, qui fait tant le fendant depuis que ça lui rapporte, fût-ce des mois de prison, et des années, quatre années aujourd'hui, mais c'est toujours un rapport, Hervé au contraire, qui fait profession de tout dire, lui, et de n'avoir peur de rien, Hervé était au contraire d'une sorte de prudence consommée, même cauteleuse, il ne faut pas dire bretonne pendant tout le temps de son introduction. Tout eut été si simple, si direct, s'il nous eut dit directement : Mesdames et messieurs, citoyennes et citoyens, j'arrive de Sens. Vous voyez en moi le traître. Ce que Dreyfus n'a malheureusement pas été, je le suis. Ce que Dreyfus n'a malheureusement pas fait, je le veux faire, je suis venu à Paris pour le faire. ''Je'' ''me'' ''suis'' ''fait'' ''venir'' ''de'' ''Sens'' ''pour'' ''être'' ''traître''. Je suis celui qui enseignerai désormais la trahison militaire, techniquement parlant. On s'était trompé jusqu'ici. Il faut être un traître, et nommément un traître militaire.
 
Comme le disaient nos maîtres, nos communs maîtres, j'ai ''renouvelé'' ''la'' ''question''.
 
 
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On peut se démentir en arrière. C'est même ce qui l'on fait le plus souvent. Dans la décomposition du dreyfusisme cette rétroaction, cette rétroversion fut au moins triple, elle fut peut-être quadruple. Par son endossement, par son invention, par son imposition du combisme Jaurès créa ''en'' ''arrière'' cette illusion que le dreyfusisme était anticatholique, antichrétien. Par son endossement de l'hervéisme il créa ''en'' ''arrière'' cet illusion que le dreyfusisme était antinationaliste, antipatriote, antifrançais. Par son endossement (dans le combisme) de la démagogie primaire et laïque il crée ''en'' ''arrière'' cette illusion que le dreyfusisme était barbare, était contre la culture. Par son endossement (dans le socialisme) du syndicalisme démagogique, je veux dire de ce qu'il y a de démagogique dans le syndicalisme, dans l'invention et dans l'enseignement du sabotage, il créa ''en'' ''arrière'' cette illusion que dreyfusisme était un élément important, peut-être, capital, du désordre, de la désorganisation industrielle, de la désorganisation nationale.
 
 
 
Nous fûmes des héros. Il faut le dire très simplement, car je crois bien qu'on ne le dira pas pour nous Voici très exactement en quoi et pourquoi nous fûmes des héros. Dans tout le monde où nous circulions dans tout le monde où nous achevions alors les année de notre apprentissage, dans tout le milieu où nous circulions, où nous opérions, où nous croissions encore et où nous achevions de nous former, la question qui se posait, pendant ces deux ou trois années de cette courbe montante, n'était nullement de savoir si ''en'' ''réalité'' Dreyfus était innocent (ou coupable). C'était de savoir si on aurait le courage de le reconnaître, de le déclarer innocent. De le manifester innocent. C'était de savoir si on aurait le double courage. Premièrement le premier courage, le courage extérieur, le grossier courage, déjà difficile, le courage social, public de le manifester innocent dans le monde, aux yeux du public, de l'avouer au public, (de le glorifier), de l'avouer publiquement, de le déclarer publiquement, de témoigner pour lui publiquement. De risquer là-dessus, de ''mettre'' sur lui tout ce que l'on avait, tout un argent misérablement gagné, tout un argent de pauvre et de misérable, tout un argent de petites gens, de misère et de pauvreté ; tout le temps, toute la vie, toute la carrière ; toute la santé, tout le corps et toute l'âme ; la ruine du corps, toutes les ruines, la rupture du cœur, la dislocation des familles, le reniement des proches, le détournement (des regards) des yeux, la réprobation muette ou forcenée, muette et forcenée, l'isolement, toutes les quarantaines ; la rupture d'amitiés de vingt ans, c'est-à-dire, pour nous, d'amitiés commencées depuis toujours. Toute la vie sociale. Toute la vie du cœur, enfin tout. Deuxièmement le deuxième courage, plus difficile, le courage intérieur, le courage secret, s'avouer à soi-même en soi-même qu'il était innocent. Renoncer pour cet homme à la paix du cœur.
 
Non plus seulement à la paix de la cité, à la paix du foyer. À la paix de la famille, à la paix du ménage. Mais à la paix du cœur.
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Les théoriciens de ''l'Action'' ''française'' veulent que l'affaire Dreyfus ait été dans son principe même, dans son origine non seulement une affaire pernicieuse, une affaire véreuse, mais une affaire intellectuelle, une invention, une construction intellectuelle ; un complot intellectuel. Je me permettrai de dire à mon tour, et en retour, que cette idée même me paraît être le résultat d'une construction intellectuelle. Si l'on engageait la conversation, je dis une conversation un peu suivie avec les hommes de ce parti, on (dé)montrerait peut-être aisément, on en viendrait, je crois, rapidement à poser qu'ils sont et surtout qu'ils se croient les grands ennemis du parti intellectuel et du monde moderne, mais qu'en réalité ils sont eux-mêmes une certaine sorte de parti intellectuel et de parti moderne. Très notamment un parti de logiciens, un parti logique. C'est ce qu'il y aurait à dire sur eux de plus probant Sinon de plus profond. Aussi on ne le dit pas. Cela se voit notamment à la forme de leur bataille même notamment à l'idée qu'ils ont, qu'ils se font du parti intellectuel, de leurs adversaires intellectuels du parti intellectuel. Ils s'en font une idée, une représentation toute intellectuelle. Elle-même. Ils soutiennent contre eux, on serait tenté de dire avec eux un combat, une bataille intellectuelle, sur un plan, sur le plan intellectuel, en langage intellectuel, avec des armes intellectuelles. Ainsi généralement ils se font de leurs adversaires une idée intellectuelle, parce qu'étant eux-mêmes intellectuels ils se font une idée intellectuelle de tout, et deuxièmement, par un recoupement, par un secret accord du mécanisme des mentalités, ils font des intellectuels, du parti intellectuel, une idée comme doublement intellectuelle ; intellectuelle dans son corps et dans son mode ; dans sa matière et dans sa forme ; dans son auteur et dans son objet ; dans son point d'origine et dans son point d'application ; de tout son trajet.
 
 
 
Sur cette question historique particulière de l'origine de l'affaire Dreyfus quand je lis dans ''l'Action'' ''française'' les souvenirs notamment de M. Maurice Pujo je vois qu'il croit (et naturellement qu'il croit rappeler, mais je crois, moi, que c'est une opération purement intellectuelle, un phénomène très connu ce siècle de domination intellectuelle, une sorte de report de l'intellectuel sur la mémoire même, une introduction de l'intellectuel dans la même d'obumbration, une ombre portée, sur la mémoire, de l'idéation intellectuelle) il croit se rappeler que l'affaire Dreyfus a été préparée de toutes pièces, qu'elle a été comme montée dès l'origine, dès le principe, par le parti intellectuel.
 
 
 
Il obéit ainsi, il obéit ici à la plus grande illusion intellectuelle peut-être, je veux dire et à celle qui est la plus grande en nombre, en quotité, la plus nombreuse, à celle qui s'exerce le plus fréquemment, et à celle qui est la plus grande en quantité, dont l'effet est le plus grand, et plus grave ; non pas seulement à cette illusion intellectuelle pour ainsi dire générale, de substituer partout, dans tout l'événement historique, la formation organique ; mais très particulièrement à cette illusion d'optique historique intellectuelle qui consiste à reporter incessamment le présent sur le passé, l'ultérieur incessamment sur l'antérieur, tout l'ultérieur incessamment sur tout l'antérieur ; illusion pour ainsi dire technique ; et organique elle-même, je veux dire organique de l'intellectuel ; illusion de perspective, ou plutôt substitution totale, essai de substitution totale de la perspective à l'épaisseur, à la profondeur, essai de substitution totale du regard de perspective à la connaissance réelle, au regard en profondeur, au regard de profondeur ; essai de substitution totale du regard de perspective, à deux dimensions, à la connaissance réelle à trois dimensions d'un réel, d'une réalité à trois dimensions ; illusion d'optique, illusion de regard, illusion de recherche et de connaissance que j'essaie d'approfondir lui-même, entre toutes les illusions, (car elle est capitale, et d'une importance capitale), dans la thèse ''de'' ''la'' ''situation'' ''faite'' ''à'' ''l'histoire'' ''dans'' ''la'' ''philosophie'' ''générale'' ''du'' ''monde'' ''moderne'' ; illusion qui consiste à substituer constamment au mouvement organique réel de l'événement de l'histoire, qui se meut perpétuellement du passé vers le futur en passant, en tombant perpétuellement par cette frange du présent, une sorte d'ombre dure angulaire portée à chaque instant du présent sur le passé, l'ombre du coin du mur et du coin de la maison, du pignon que nous croyons avoir sur la rue.
 
 
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Ils commettent une erreur du même ordre, plus qu'une erreur analogue, une erreur inverse et parallèle quand ils nous nomment ''le'' ''parti'' ''de'' ''l'étranger''. Ils reportent sur nous les abusements de Hervé. Ou plutôt ils commettent une erreur parallèle et non point de sens contraire, mais de même sens, car en un sens Hervé est lui aussi un profiteur. Il est un parasite. Il est même un parasite de nous. Sur ce point particulier c'est encore nous qui avons été des fondateurs, les fondateurs, et c'est Hervé qui en un sens a été un profiteur. Il n'eût point atteint en quelques jours, en quarante-huit heures, cette sorte non pas seulement de réputation, de célébrité, mais de gloire propre qu'il a s'il ne s'était pas fondé sur nos propres, sur nos lentes fondations, s'il n'avait pas profité, abusé de nos grandes préparations. Nos adversaires feraient bien, ils auraient le droit, et même le devoir, ils auraient raison de nommer Hervé ''le'' ''parti'' ''de'' ''l'étranger''. Ils ne le font généralement point, pour des raisons fort honorables, comme de respecter un prisonnier, et aussi pour un fort honorable compagnonnage de prison, pour avoir été en prison ensemble, pour d'autres aussi qui le sont peut-être moins, comme par une sorte de sympathie de trouble, une secrète amitié de désordre, une secrète complaisance de démagogie. Une complaisance à l'opposition, quelle qu'elle soit, quand même elle est au fond encore plus une opposition à eux-mêmes ; une complaisance à tout ce qui trouble un régime détesté. À tout ce qui embête un gouvernement haï. Alors ils se rattrapent, de cette indulgence et de ce compagnonnage et de cette sympathie et de cette complaisance en nous nommant, nous, ''le'' ''parti'' ''de'' ''l'étranger''. C'est une sorte de virement. C'est aussi le même report. On reporte sur nous fondateurs la trahison de Hervé profiteur. On reporte sur nous antécédents la trahison de Hervé suivant, de Hervé successeur. C'est un transfert. On reporte sur nous fondateurs la trahison de Hervé parasite. L'attention que l'on préfère ne point accorder à Hervé, on nous l'accorde à nous généreusement. Seulement, passant de Hervé à nous son contraire elle change de signe Puisqu'elle passe au contraire gardant le même signe Alors que, passant au contraire, elle devrait prendre le signe contraire. Il faut donc que par une opération intérieure, purement arbitraire, elle change de signe. On la fasse arbitrairement changer de signe. Le grief que l'on devrait faire à Hervé, c'est précisément celui là que l'on nous fait à nous son contraire.
 
 
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Il est certain qu'il y a eu une trahison au moins dans l'affaire Dreyfus, et c'est la trahison du dreyfusisme même. Mais c'est commettre une erreur totale que de s'imaginer que cette trahison a été montée, délibérément commise, délibérément exercée par des Juifs sur des chrétiens. Dans l'État-Major de cette trahison il y avait Jaurès, qui n'est pas juif, il y eut, il vint Hervé, qui n'est pas juif. Jaurès est toulousain, Hervé est breton. Dans ''le'' ''parti'' ''de'' ''l'étranger'' je vois Hervé ; si Hervé avait du courage (non point du courage moral si je puis dire et sentimental, je suis assuré qu'il en a, mais du courage mental et intellectuel même, de la conséquence), il dirait : Voyez, je suis ''en'' ''fait'' le ''parti'' ''de'' ''l'étranger'' ; dans le parti de l'étranger je vois Hervé ; par endossement de Hervé, nous avons vu Jaurès. Par endossement de Jaurès nous en atteindrions, j'en ai bien peur, quelque autre. Mais enfin je ne vois dans ce parti, dans cet État-Major aucun Juif qui ait la taille, le volume social de Jaurès.
 
Ce que nos adversaires par contre ne peuvent pas savoir, ce que sincèrement ils ne peuvent pas imaginer, ce qu'ils ne peuvent pas compter, ce qu'ils ne connaissent pas, ce qu'ils ne peuvent pas se représenter, ce qu'ils ne soupçonnent pas, ce qu'ils ne peuvent pas même supposer, c'est combien de Juifs ont été irrévocablement développés dans le désastre de l'affaire Dreyfus, combien de Juifs ont été les victimes, les réelles victimes, et sont demeurés les victimes de l'affaire Dreyfus, de cette trahison, de cette livraison de l'affaire Dreyfus. Combien de carrières, combien de vies juives ont été irréparablement ruinées, brisées, cela, nous le savons, combien de misères juives, nous le savons, nous qui étions de ce côté-ci de la bataille e pour le savoir il fallait être de ce côté-ci de la bataille, combien en sont restés marqués de misère pour leur vie entière ; sans recompter celui qui est mort, sans compter ceux qui sont morts, comme des nôtres. Car enfin c'est une prétention qui fait sourire, que cette prétention des antisémites, que tous les Juifs sont riches. Je ne sais pas où ils le prennent, comment ils font leur compte. Ou plutôt je le sais trop, quand ils sont sincères. Mettons que je le sais bien. L'explication est bien simple. C'est que dans le monde moderne, comme je l'ai indiqué si souvent dans ces cahiers mêmes, nul pouvoir n'existe, n'est, ne compte auprès du pouvoir de l'argent, nulle distinction n'existe, n'est, ne compte auprès de l'abîme qu'il y a entre les riches et les pauvres, et ces deux classes, malgré les apparences, et malgré tout le jargon politique et les grands mots de solidarité, s'ignorent comme à beaucoup près elles ne se sont jamais ignorées. Infiniment autrement, infiniment plus elles s'ignorent et se méconnaissent. Sous les apparences du jargon politique parlementaire il y a un abîme entre elles, un abîme d'ignorance et de méconnaissance, de l'une à l'autre, un abîme de non communication. Le dernier des serfs était de la même chrétienté que le roi. Aujourd'hui il n'y a plus aucune cité. Le monde riche et le monde pauvre vivent ou enfin font semblant comme deux masses, comme deux couches horizontales séparées par un vide, par un abîme d'incommunication. Les antisémites bourgeois ne connaissent donc que les Juifs bourgeois, les antisémites mondains ne connaissent et haïssent que les Juifs mondains, les antisémites qui font des affaires ne connaissent et ne haïssent que les Juifs qui font des affaires. Nous qui sommes pauvres, comme par hasard nous connaissons un très grand nombre de Juifs pauvres, et même misérables. Dans cette région des Juifs pauvres l'affaire Dreyfus, la trahison politique et politicienne, la trahison parlementaire, la banqueroute frauduleuse de l'affaire Dreyfus et du dreyfusisme a causé des ravages effroyables et qui ne seront jamais réparés. Ravages d'argent, de travail, de situations, de carrière, – de santé, – mais aussi ravages de cœur, désabusement qui est venu se joindre à l'éternel désabusement de la race.
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Voici exactement ce que je veux dire de Bernard-Lazare. Dans ''le'' ''Temps'' du vendredi 27 mai 1910 je lis ce simple filet, dans les petits caractères de la dernière heure : ''Dernière'' ''heure''. – ''L'expulsion'' ''des'' ''juifs'' ''de'' ''Kief''. – ''Saint''-''Pétersbourg'', ''26'' ''mai''. – ''Les'' ''autorités'' ''de'' ''Kief'' ''ont'' ''procédé'' ''à'' ''l'expulsion'' ''de'' ''1''.''300'' ''familles'' ''israélites'' ''condamnées'' ''par'' ''une'' ''récente'' ''circulaire'' ''du'' ''ministère'' ''de'' ''l'intérieur'', ''à'' ''quitter'' ''la'' ''ville''. – ''La'' ''misère'' ''des'' ''expulsés'' ''est'' ''très'' ''grande''. (Havas) – Ce qu'il y a de poignant dans cette dépêche, ce n'est point seulement la sécheresse et la brièveté. C'est à quel point de telles dépêches passent aujourd'hui inaperçues. Ce que je veux dire, c'est que sous Bernard-Lazare elles ne passaient point inaperçues.
 
 
 
Le même ''Temps'', – du mercredi 15 juin 1910 : ''Les'' ''travaux'' ''de'' ''la'' ''Douma''. – ''On'' ''a'' ''déposé'' ''sur'' ''le'' ''bureau'' ''de'' ''l'Assemblée'' ''un'' ''projet'' ''de'' ''loi'' ''tendant'' ''à'' ''abolir'' ''la'' ''séquestration'' ''des'' ''Juifs'' ''dans'' ''des'' ''quartiers'' ''spéciaux''. ''Ce'' ''projet'' ''a'' ''l'appui'' ''de'' ''166'' ''députés'' ''de'' ''l'opposition'' ''et'' ''de'' ''quelques'' ''octobristes''.
 
 
 
Dans ''le'' ''Matin'' du dimanche 12 juin 1910, car il y en a presque tous les jours : ''Les'' ''droits'' ''électoraux'' ''de'' ''la'' ''Pologne'' ''russe''. – ''Saint''-''Pétersbourg'', ''11'' ''juin''. – Dépêche particulière du « Matin ». – ''La'' ''Douma'' ''a'' ''voté'' ''aujourd'hui'' ''une'' ''loi'' ''créant'' ''des'' ''zemstvos'' ''électifs'' ''dans'' ''six'' ''provinces'' ''du'' ''sud''-''ouest'' ''et'' ''assurant'' ''aux'' ''paysans'' ''un'' ''minimum'' ''du'' ''tiers'' ''des'' ''conseillers'' ''et'' ''aux'' ''propriétaires'' ''polonais'' ''un'' ''maximum'' ''qui'' ''est'' ''également'' ''fixé'' ''à'' ''un'' ''tiers''. ''Les'' ''Polonais'' ''sont'' ''éligibles'' ''comme'' ''membres'' ''des'' ''comités'' ''exécutifs'' ''et'' ''reconnus'' ''qualifiés'' ''pour'' ''servir'' ''comme'' ''employés'' ''des'' ''zemstvos''. '''Les''' '''juifs''', '''par''' '''contre''', (c'est moi qui souligne), ''les'' ''Juifs'' ''par'' ''contre'' ''sont'' ''entièrement'' ''exclus'', '''sauf''' '''comme''' '''employés'''.
 
''Le'' ''projet'' ''présenté'' ''par'' ''le'' ''gouvernement'' ''privait'' ''les'' ''Polonais'' ''de'' ''la'' ''majeure'' ''partie'' ''de'' ''ces'' ''droits'' ; ''mais'' ''l'opposition'', ''soutenue'' ''par'' ''les'' ''octobristes'', ''a'' ''imposé'' ''ces'' ''amendements''.
 
 
 
Dans ''le'' ''Matin'' du lundi 13 juin 1910 : ''Six'' ''mille'' ''israélites'' ''sont'' ''expulsés'' ''de'' ''Kieff''. – ''Saint''-''Pétersbourg'', ''12'' ''juin''. – ''D'après'' ''la'' Rietch, ''près'' ''de'' ''six'' ''mille'' ''israélites'' ''ont'' ''été'' ''expulsés'' ''de'' ''Kieff''. ''La'' ''plupart'' ''sont'' ''de'' ''pauvres'' ''gens''. ''Beaucoup'' ''d'entre'' ''eux'', ''sans'' ''foyer'' ''et'' ''dans'' ''la'' ''plus'' ''grande'' ''misère'', ''errent'' ''aux'' ''environs'' ''de'' ''la'' ''ville''.
 
''Un'' ''fait'' ''à'' ''peine'' ''croyable'' ''est'' ''que'' ''leur'' ''expulsion'' ''a'' ''eu'' ''lieu'' ''en'' ''vertu'' ''de'' ''la'' ''circulaire'' ''de'' ''1906'' ''de'' ''M''. ''Stolypine'', ''circulaire'' ''qui'' ''accordait'' ''à'' ''tous'' ''les'' ''israélites'' ''alors'' ''à'' ''Kieff'' ''sans'' ''droit'' ''légal'' ''de'' ''résidence'' ''la'' ''permission'' ''d'y'' ''rester''. ''Tous'' ''les'' ''israélites'' ''pouvant'' ''prouver'' ''qu'en'' ''1906'' ''ils'' ''résidaient'' ''légalement'' ''à'' ''Kieff'' ''son'' ''laissés'' ''tranquilles'' ; ''mais'' ''ceux'' ''au'' ''contraire'' ''qui'' ''s'y'' ''trouvaient'' ''alors'' ''illégalement'' ''tombent'' ''sous'' ''le'' ''coup'' ''d'arrêtés'' ''d'expulsion'' ''Chaque'' ''jour'', ''de'' ''nouveaux'' ''groupes'' ''de'' ''victimes'' ''sont'' ''chassés'' ''de'' ''la'' ''ville''. (Times.)
 
 
 
Et ''dans'' ''le'' ''même'' numéro du ''Matin'', pour que ce soit complet, cette extraordinaire nouvelle, cette extraordinaire annonce de Salonique : les bateliers ''juifs'' exerçant un boycottage ''turc'' des marchandises ''grecques''. C'est assez bien. ''Le'' ''boycottage'' ''antigrec'' ''à'' ''Salonique''. – ''Constantinople'', ''12'' ''juin''. – ''Les'' ''bateliers'' ''de'' ''Salonique'', '''qui''' '''pour''' '''la''' '''plupart''' '''sont''' '''des''' '''israélites''', (c'est encore moi qui souligne), ''ont'' ''décrété'' ''le'' ''boycottage'' ''des'' ''steamers'' ''grecs''.
 
''Ici'', ''cependant'', ''l'agitation'' ''antigrecque'' ''semble'' ''devenir'' ''moins'' ''violente'' ''et'' ''on'' ''espère'' ''que'' ''le'' ''gouvernement'' ''prendra'' ''les'' ''mesures'' ''nécessaires'' ''pour'' ''empêcher'' ''toute'' ''nouvelle'' ''propagation'' ''du'' ''mouvement''. (Times.) Singulier peuple, qui a toutes ses querelles, propres, et qui épouse les querelles des autres, qui a toutes ses infortunes propres et épouse les fortunes et les infortunes des autres.
 
 
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Nul n'en profite et tout le monde en souffre. Tout le monde en est atteint. Les modernes mêmes en souffrent. Ceux qui s'en vantent, qui s'en glorifient, qui s'en réjouissent, en souffrent. Ceux qui l'aiment le mieux, aiment leur mal. Ceux mêmes que l'on croit qui n'en souffrent pas en souffrent. Ceux qui font les heureux sont aussi malheureux, plus malheureux que les autres, plus malheureux que nous. ''Dans'' ''le'' ''monde'' ''moderne'' ''tout'' ''le'' ''monde'' ''souffre'' ''du'' ''mal'' ''moderne''. Ceux qui font ceux que ça leur profite sont aussi malheureux, plus malheureux que nous. ''Tout'' ''le'' ''monde'' ''est'' ''malheureux'' ''dans'' ''le'' ''monde'' ''moderne''.
 
 
 
''Les'' ''Juifs'' ''sont'' ''plus'' ''malheureux'' ''que'' ''les'' ''autres''. Loin que le monde moderne les favorise particulièrement, leur soit particulièrement avantageux, leur ait fait un siècle de repos, une résidence de quiétude et de privilège, contraire le monde moderne a ajouté sa ''dispersion'' propre moderne, sa dispersion intérieure, à leur dispersion séculaire, à leur dispersion ethnique, à leur antique dispersion. Le monde moderne a ajouté son trouble à leur trouble ; dans le monde moderne cumulent ; le monde moderne a ajouté sa misère à leur misère, sa détresse à leur antique détresse ; il a ajouté sa mortelle inquiétude, son inquiétude incurable à la mortelle, à l'inquiétude incurable de la race, à l'inquiétude propre, à l'antique, à l'éternelle inquiétude.
 
Il a ajouté l'inquiétude universelle à l'inquiétude propre.
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Les antisémites parlent des Juifs. Je préviens que je vais dire une énormité : '''Les''' '''antisémites''' '''ne''' '''connaissent''' '''point''' '''les''' '''Juifs'''. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point. Ils en souffrent, évidemment beaucoup, ''mais'' ''ils'' ''ne'' ''les'' ''connaissent'' ''point''. Les antisémites riches connaissent peut-être les Juifs riches. Les antisémites capitalistes connaissent peut-être les capitalistes. Les antisémites d'affaires connaissent peut-être les Juifs d'affaires. Pour la même raison, je ne connais guère que des Juifs pauvres et des Juifs misérables. Il y en a. Il y en a tant que l'on n'en sait pas le nombre. J'en vois partout.
 
Il ne sera pas dit qu'un chrétien n'aura pas porté témoignage pour eux. Il ne sera pas dit que je n'aurai pas témoigné pour eux. Comme il ne sera pas dit qu'un chrétien ne témoignera pas pour Bernard-Lazare.
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Des riches il y aurait beaucoup à dire. Je les connais beaucoup moins. Ce que je puis dire, c'est que depuis vingt ans j'ai passé par beaucoup de mains. Le seul de mes créanciers qui se soit conduit avec moi non pas seulement comme un usurier, mais ce qui est un peu plus, comme un créancier, comme un usurier de Balzac, le seul de mes créanciers qui m'ait traité avec une dureté balzacienne, avec la dureté, la cruauté d'un usurier de Balzac n'était point un Juif. C'était un Français, j'ai honte à le dire, on a honte à le dire, c'était hélas un « chrétien », trente fois millionnaire. ''Que'' ''n'aurait''-''on'' ''pas'' ''dit'' ''s'il'' ''avait'' ''été'' ''Juif''.
 
 
 
Jusqu'à quel point leurs riches les aident-ils ? Je soupçonne qu'ils les aident un peu plus que les nôtres ne nous aident. Mais enfin il ne faudrait peut-être pas le leur reprocher. C'est ce que je disais à un jeune antisémite, joyeux mais qui m'écoute ; sous une forme que je me permets de trouver saisissante. Je lui disais : ''Mais'' ''enfin'', ''pensez''-''y'', '''c'est''' '''pas''' '''facile''' '''d'être''' '''Juif'''. ''Vous'' ''leur'' ''faites'' ''toujours'' ''des'' ''reproches'' ''contradictoires''. ''Quand'' ''leurs'' ''riches'' ''ne'' ''les'' ''soutiennent'' ''pas'', ''quand'' ''leurs'' ''riches'' ''sont'' ''durs'' ''vous'' ''dites'' : '''C'est''' '''pas''' '''étonnant''', '''ils''' '''sont''' '''Juifs'''. ''Quand'' ''leurs'' ''riches'' ''les'' ''soutiennent'', ''vous'' ''dites'' : '''C'est''' '''pas''' '''étonnant''', '''ils''' '''sont''' '''Juifs'''. '''Ils''' '''se''' '''soutiennent''' '''entre''' '''eux'''. – ''Mais'', ''mon'' ''ami'', ''les'' ''riches'' ''chrétiens'' ''n'ont'' ''qu'à'' ''en'' ''faire'' ''autant''. ''Nous'' ''n'empêchons'' ''pas'' ''les'' ''chrétiens'' ''riches'' ''de'' ''nous'' ''soutenir'' ''entre'' ''nous''.
 
 
 
''C'est'' ''pas'' ''facile'' ''d'être'' ''Juif''. ''Avec'' ''vous''. ''Et'' ''même'' ''sans'' ''vous''. Quand ils demeurent insensibles aux appels de leurs frères, aux cris des persécutés, aux plaintes, aux lamentations de leurs frères meurtris dans tout le monde vous dites : ''C'est'' ''des'' ''mauvais'' ''Juifs''. Et s'ils ouvrent seulement l'oreille aux lamentations qui montent du Danube et du Dniepr vous dites : ''Ils'' ''nous'' ''trahissent''. ''C'est'' ''des'' ''mauvais'' ''Français''.
 
 
 
Ainsi vous les poursuivez, vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Vous dites : ''Leur'' ''finance'' ''est'' ''juive'', ''elle'' ''n'est'' ''pas'' ''française''. – Et la finance française, mon ami, est-ce qu'elle est française.
 
Est-ce qu'il y a une ''finance'' qui est française.
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''Que'' ''n'aurait''-''on'' ''pas'' ''dit'' ''s'il'' ''avait'' ''été'' ''Juif''. Ils sont victimes d'une illusion d'optique très fréquente, très connue dans les autres ordres, dans l'ordre de l'optique même. De l'optique propre. Comme on pense toujours à eux, à présent, comme on ne pense qu'à eux, comme l'attention est toujours portée sur eux depuis que la question de l'antisémitisme est soulevée (et sur cette question même de l'antisémitisme il faudrait (en) faire toute une histoire, il faudrait en faire l'histoire, voir comment il vient pour un tiers, d'eux, pour un tiers des antisémites, professionnels, ''et'' ''pour'' ''les'' ''deux'' ''autres'' ''tiers'', comme disait un professeur pour les deux autres tiers de mécanismes), depuis que la question de l'antisémitisme est ainsi posée, comme on ne pense qu'à eux, comme toute l'attention est toujours sur eux, comme ils sont toujours dans le faisceau de lumière, comme ils sont toujours dans le blanc du regard ils sont très exactement victimes de cette illusion d'optique bien connue qui nous fait voir un carré ''blanc'' ''sur'' ''noir'' beaucoup plus grand que le même carré ''noir'' ''sur'' ''blanc'', qui paraît tout petit. Tout carré ''blanc'' ''sur'' ''noir'' paraît ''beaucoup'' plus grand que le même carré ''noir'' ''sur'' ''blanc''. Tout ainsi tout acte, toute opération, tout carré ''juif'' ''sur'' ''chrétien'' nous paraît, nous le voyons beaucoup plus grand que le même carré ''chrétien'' ''sur'' ''juif''. C'est une pure illusion d'optique historique, d'optique pour ainsi dire géographique et topographique, d'optique politique et sociale qu'il y aura lieu quelque jour d'examiner dans un plus grand détail.
 
Pour mesurer toute la valeur, toute la grandeur, toute l'amplitude, tout l'angle de cette illusion, pour corriger cet angle d'erreur, pour faire la correction, les corrections nécessaires, pour nous redonner, pour retrouver la ligne, la direction, pour nous redonner, pour retrouver la justice et la justesse, il est un exercice salubre, excellent pour la justice, pour la justesse, pour la bonne santé intellectuelle et morale, excellent pour l'hygiène intellectuelle et mentale, un exercice salutaire, une sorte de gymnastique suédoise de l'esprit, un ''Müller'' mental. Il consiste à faire la meilleure des preuves, qui est la preuve par le contraire. Est-ce Pesloüan, est-ce moi qui l'avons inventé. Les questions d'origine se perdent toujours dans la nuit des temps. C'est plutôt nous deux. Ce que je sais c'est que nous le pratiquons souvent ensemble, dans nos pourparlers d'expérience. Les résultats sont toujours merveilleux. Il consiste à faire le contraire. C'est un exercice d'assouplissement, de rectification merveilleux. Il consiste à retenir certains faits, nombreux, à mesure qu'ils passent, et à dire, à se demander, de l'auteur, ce que nous venons par exemple de nous demander une fois : ''Qu'est''-''ce'' ''qu'on'' ''dirait'' ''s'il'' ''était'' ''juif''. Non seulement cet exercice rend toujours, mais on est surpris de voir comme il rend, comme il rectifie. ''Combien'' il rend. On voit vite alors, on compte aisément que les plus grands scandales et les plus nombreux ne sont point des scandales juifs. Et il s'en faut.
 
Sans nous livrer délibérément ici à cet exercice, n'est-il pas frappant déjà, au premier abord, que nos grandes hontes, nos hontes nationales, Jaurès, Hervé, Thalamas, ne sont point juives, ne sont point des Juifs. Il est même très remarquable au contraire, une fois que l'on compte ainsi, combien peu de nos hontes sont juives, il est remarquable que parmi les protagonistes de nos hontes nationales il n'y a aucun Juif. ''Qu'est''-''ce'' ''que'' ''l''‘''on'' ''dirait'' ''si'' ''Jaurès'' ''était'' ''juif''. ''Qu'est''-''ce'' ''que'' ''l'on'' ''dirait'', surtout, ''si'' ''Hervé'' ''était'' ''juif''. C'est-à-dire, précisément, si un Juif avait été lâche le vingtième de ce que Jaurès l'a été, si un Juif avait dit contre la patrie, française, avait prononcé, contre ''notre'' ''patrie'', le vingtième des monstruosités que ''notre'' ''compatriote'' Hervé a si superbement sorties, ''qu'est''-''ce'' ''qu'on'' ''aurait'' ''dit''. Et pareillement ''qu'est''-''ce'' ''que'' ''l'on'' ''dirait'' si Thalamas était juif.
 
 
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Dans l'affaire Dreyfus même, sans y revenir, ou plutôt sans y entrer, dans l'État-Major même du dreyfusisme et de l'affaire Dreyfus il est fort notable que ce sont les Juifs, les grands Juifs qui ont encore le moins faibli. L'exemple de M. Joseph Reinach est caractéristique. On peut dire que dans l'affaire Dreyfus, dans l'État-Major de l'affaire Dreyfus et du parti dreyfusiste il représentait en un certain sens, et même pour ainsi dire officiellement, ce que l'on a nommé le parti juif. Dans le parti politique dreyfusiste il représentait pour ainsi dire le parti politique juif. Seul en outre il était d'un volume politique et social, d'un ordre de grandeur au moins égal à celui d'un Jaurès. Or que voyons-nous. Il faut toujours dire ce que l'on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit. Nous voyons que de tout notre État-Major il est le seul qui n'ait point faibli devant les démagogies dreyfusistes, devant les démagogies politiques issues de notre mystique dreyfusiste. Il est le seul notamment qui n'ait pas faibli, qui n'ait pas plié devant la démagogie combiste, devant la démagogie de la tyrannie combiste. Il est le seul nommément, et ceci est d'autant plus remarquable qu'il est par toute sa carrière un homme politique, il est le seul qui un des premiers se soit résolument opposé à la ''délation'' aux ''Droits'' ''de'' ''l'Homme'', comme on le voit dans le dossier que nous avons constitué en ce temps. Si l'on voulait bien prendre la peine de lire les six ou sept gros volumes de son ''Histoire'' ''de'' ''l'affaire'' ''Dreyfus'' et si on ne laissait pas au seul M. Sorel tout le soin de les lire, on verrait aussitôt que nul (historien) ne fut aussi sévère que lui pour toutes les démagogies dreyfusistes, issues du dreyfusisme, pour toutes les déviations politiques, pour toutes les dégradations du dreyfusisme. On en est même surpris. Il y a là comme une sorte de stoïcisme politique assez curieux. Et même quelquefois comme une espèce de gageure. On est surpris, et c'est bien le plus grand éloge que je connaisse d'un homme, on est surpris que cet homme politique, riche et puissant, ait eu plusieurs fois les vertus politiques d'un pauvre. ''De'' ''quel'' ''non''-''Juif'' ''pourrait''-''on'' ''en'' ''dire'' ''autant''.
 
 
 
De Dreyfus même, pour aller au cœur du débat, à l'objet, à la personne même, de Dreyfus il est évident que je n'ai rien voulu dire, que je n'ai rien dit ni rien pu dire qui atteignît l'homme privé. Je me rends bien compte de tout ce qu'il y a de tragique, de fatal dans la vie de cet homme. Mais ce qu'il y a de plus tragique, de plus fatal c'est précisément qu'il n'a pas le droit d'être un homme privé. C'est que nous avons incessamment le droit de lui demander des comptes, le droit, ''et'' ''le'' ''devoir'' de lui demander les comptes les plus sévères. Les plus rigoureux.
 
Autrement je saurais bien tout ce qu'il y a de tragique, de fatal dans la vie privée de cet homme. Ce que je sais de plus touchant de lui est certainement cet attachement profond, presque paternel, qu'il a inspiré à notre vieux maître M. Gabriel Monod. M. Monod me le disait encore aux cahiers il n'y a que quelques semaines. À peine. Dreyfus venait encore d'avoir un deuil, très proche, très douloureux, très ''fatal'', dans sa famille. M. Monod nous le rapportait, nous le contait avec des larmes dans la voix. Il nous disait en même temps, ou plutôt il ne nous le disait pas, mais il nous disait beaucoup plus éloquemment que s'il nous l'eût dit, combien il l'aimait, nous assistions un peu surpris, un peu imprévus, un peu dépassés, parce qu'on ne le croit pas, on ne s'y attend pas, à cette affection profonde, à cette affection sentimentale, à cette affection ''privée'', à cette affection quasi paternelle, paternelle même qu'il a pour Dreyfus. Nous en étions presque un peu gênés, comme d'une découverte toujours nouvelle, et comme si on nous ouvrait des horizons nouveaux, comme si on nous avait fait entrer dans une famille sans bien nous demander notre avis, un peu inconsidérément, un peu indiscrètement, tant nous avons pris l'habitude de ne vouloir connaître en Dreyfus que l'homme public, de ne vouloir le traiter qu'en homme public, durement comme un homme public. Laissant de côté, non seulement devant une réalité, mais devant une aussi saisissante, aussi tragique, aussi poignante réalité laissant de côté tout l'appareil des méthodes prétendues scientifiques, censément historiques, laissant de côté tout l'appareil des métaphysiques métahistoriques notre vieux maître assis, disait, avec des larmes intérieures : ''On'' ''dirait'' ''qu'il'' ''y'' ''a'' ''une'' ''fatalité''. ''On'' ''dirait'' ''que'' ''c'est'' ''un'' ''homme'' ''qui'' ''est'' ''marqué'' ''d'une'' ''fatalité''. ''Il'' ''ne'' ''sort'' ''point'' ''constamment'' ''du'' ''malheur''. ''Je'' ''viens'' ''de'' ''le'' ''quitter'' ''encore''. (Et il nous contait cette dernière entrevue, ce dernier deuil, cette sorte d'embrassement, ce deuil familial, privé). ''Je'' ''l'ai'' ''vu'', nous disait-il, ''ce'' ''héros'', ''ce'' ''grand'' ''stoïcien'', ''cette'' ''sorte'' ''d'âme'' ''antique''. (C'est ainsi qu'il parle de Dreyfus, une âme inflexible, un héros, douloureux, mais antique). ''Je'' ''viens'' ''de'' ''le'' ''voir''. ''Cet'' ''homme'' ''héroïque'', ''cette'' ''âme'' ''stoïque'', ''ce'' ''stoïcien'' ''que'' ''j'ai'' ''vu'' ''impassible'' ''et'' ''ne'' ''jamais'' ''pleurer'' ''dans'' ''les'' ''plus'' ''grandes'' ''épreuves''. ''Je'' ''viens'' ''de'' ''le'' ''voir''. ''Il'' ''était'' ''courbé'', ''il'' ''pleurait'' ''sur'' ''cette'' ''mort''. ''Il'' ''me'' ''disait'' : « ''Je'' ''crois'' ''qu''‘''il'' ''y'' ''a'' ''une'' ''fatalité'' ''sur'' ''moi''. ''Toutes'' ''les'' ''fois'' ''que'' ''nous'' ''nous'' ''attachons'' ''à'' ''quelqu'un'', ''que'' ''nous'' ''voyons'' ''un'' ''peu'' ''de'' ''bonheur'', ''que'' ''nous'' ''pourrions'' ''un'' ''peu'' ''commencer'' ''d'être'' ''heureux'', ''ils'' ''meurent''. » Nous étions saisis, dans cette petite boutique, de cette révélation soudaine. ''Quand'' ''nous'' ''pourrions'' ''un'' ''peu'' ''commencer'' ''d'être'' ''heureux'', n'était-ce point le mot même, le cri d'Israël, plus qu'un symbole, la destination même d'Israël. Et en outre nous voyions passer, venant d'un historien, passant par-dessus un historien, par-dessus les épaules d'un historien, rompant toutes les méthodes, rompant toutes les métaphysiques positivistes, rompant toutes les disciplines modernes, rompant toutes les histoires et toutes les sociologies nous voyions passer les au-delà de l'histoire. L'arrière-pensée, l'arrière-intention, la mystérieuse arrière-inquiétude, arrière-pensée de tant de peuples, des peuples antiques nous était ramenée, la même, intacte, intégrale, toute neuve, nous était reconduite entière par le plus vieux maître vivant de nos historiens modernes, par le plus respecté, par le plus considéré. Et c'était toujours ''l'histoire'', plus que l'histoire, ''la'' ''destination'' ''du'' ''peuple'' ''d'Israël''. L'émotion des autres était décuplée pour moi par cette sorte d'affection presque filiale, par cette sorte de piété secrète que depuis mes années de normalien j'ai toujours gardée pour notre vieux maître. Affection, piété un peu rude, on l'a vu. Mais d'autant plus secrètement profonde. D'autant plus filiale, d'autant plus comme personnelle, d'autant plus jalousement gardée. Je me sentais dans son affection un peu frère en pensée de Dreyfus, frère en affection, et cela me gênait beaucoup. Nous étions là. Nous étions des hommes. Le même souffle nous courbait, qui courba les peuples antiques. Le même problème nous soulevait, qui souleva les peuples antiques. Ce problème, cet anxieux problème de la fatalité, qui se pose pour tout peuple, pour tout homme non livresque. Et associant dans sa pensée dans sa parole, sans même s'en apercevoir, tant c'était naturel, tant on voyait que c'était l'habitude, son habitude, associant l'homme et l'œuvre, le héros et l'histoire, l'objet et l'entreprise, partant déjà il nous disait s'en allant : ''Quelle'' ''affaire''. ''Quel'' ''désastre''. ''Quand'' ''on'' ''pense'' ''à'' ''tout'' ''ce'' ''qui'' ''pouvait'' ''sortir'' ''de'' ''bien'' ''de'' ''cette'' ''affaire''-'''' ''pour'' ''la'' ''France''. Et en effet on ne savait plus si c'était Dreyfus ou l'affaire Dreyfus qui était malheureuse, qui était fatale, qui était mal douée pour le bonheur, incapable de bonheur, marquée de la fatalité. Car c'étaient bien tous les deux ensemble, inséparablement, inséparément, indivisément, indivisiblement, l'un portant l'autre, l'une dans l'autre. Et déjà il partait, (il était venu acheter une ''Antoinette'', dans l'édition des cahiers), et nous nous serrions la main, repartant vers nos travaux différents, vers nos soucis différents, vers nos préoccupations différentes. Et nous nous serrions bien la main comme à un enterrement. Nous étions les parents du défunt. Et même les parents pauvres.
 
 
 
La plus grande fatalité, c'est précisément que cet homme ait été cette affaire, qu'il ait été jeté irrévocablement dans l'action publique, et même la plus publique Il avait peut-être toutes les vertus privées. Il aurait fait sans doute un si bon homme d'affaires. Qu'est-ce qu'il est allé faire capitaine. Qu'est-ce qu'il est allé faire dans les bureaux de l'État-Major. Là est la fatalité. Qu'est-ce qu'il est allé faire dans une réputation, dans une célébrité, dans une gloire mondiale. Victime malgré lui, héros malgré lui, martyr malgré lui. Glorieux malgré lui il a trahi sa gloire. Là est la fatalité. ''Invitus'' ''invitam'' ''adeptus'' ''gloriam''. Parce qu’il était devenu capitaine, parce qu’il était entré dans les capitaines, parce qu’il était entré dans les bureaux de l’État-Major cet homme fut contraint de revêtir une charge, une gloire inattendue, une charge, une gloire inexpiable. Mystérieuse destination du peuple d’Israël. Tant d’autres, qui voudraient la gloire, sont forcés de se tenir tranquilles. Et lui, qui voudrait bien se tenir tranquille, il est forcé à la vocation, il est forcé à la charge, il est forcé à la gloire. Là est sa fatalité même. Voilà un homme qui était capitaine. Il pensait monter colonel ou peut-être général. Il est monté Dreyfus. Comment voulez-vous qu’il s’y reconnaisse. Il fallait pourtant qu’il s’y reconnût, il devait pourtant s’y reconnaître. On l’a improvisé pilote, gouverneur, ''gubernator'' d’un énorme bateau qu’il n’a pas su conduire, qu’il n’a pas su gouverner. Et pourtant il en est responsable. Là est la fatalité. Là est la mystérieuse destination d’Israël. Brusquement revêtu, revêtu malgré lui d’une énorme magistrature, d’une magistrature capitale, de la magistrature de victime, de la magistrature de héros, de la magistrature de martyr il s’en est lamentablement tiré. Et ce qu’il y a de fatal, ce qu’il y a de douloureux, ce qu’il y a de tragique, c’est que nous ne pouvons pas ne pas lui en demander compte.
 
Celui qui est désigné doit marcher. Celui qui est appelé doit répondre. C'est la loi, c'est la règle, c'est le niveau des vies héroïques, c'est le niveau des vies de sainteté. Investi victime malgré lui, investi héros malgré lui, investi victime malgré lui, investi martyr malgré lui il fut indigne de cette triple investiture. Historiquement, réellement indigne. Insuffisant ; au-dessous ; incapable. Impéritie et incurie. Incapacité profonde. Indigne de ce triple sacre, de cette triple magistrature. Et ce qu'il y a de pire, ce qu'il y a de fatal, ce qu'il y a de plus tragique, c'est qu'à moins d'entrer dans son crime et sous peine de participer de son indignité, de cette indignité même nous ne pouvons pas ne pas lui en demander compte. Quiconque a eu le monde en main, est responsable du monde. Nous ne pouvons pas entrer dans son jeu. Nous n'avons pas le droit d'entrer dans ses raisons, fussent-elles légitimes ; privément légitimes. Et c'est surtout si elles sont légitimes qu'il faut nous en défier. Car elles nous tenteraient. Nous devons tout oublier, le bien que nous savons de lui, l'affection que nous aurions pour lui, que nous serions tentés d'avoir pour lui, la touchante, la paternelle affection de ce vieil homme pour lui ; de ce vieil homme que lui-même nous respectons tant, que nous aimons tant. Nous ''devons'' tout oublier et nous ne pouvons que lui demander compte. Compte de cette immense bataille qu'ils a perdue. Il s'est trouvé engagé sans le vouloir général en chef, plus que cela, drapeau d'une immense armée dans une immense bataille contre une immense armée. Et il a perdu cette immense bataille. Et nous ne pouvons lui parler que de cela. Nous n'avons le droit que de lui parler de cela. Nous n'avons le droit d'engager, d'accepter de lui, avec lui nulle autre conversation, aucun autre entretien. Nul autre propos.
 
Nous devons taire, nous devons faire taire tous nos autres sentiments. Il a été constitué un homme public. Il a été constitué un homme de gloire, d'un retentissement universel. Nous ne pouvons que lui demander compte de son action publique, de ses sentiments publics, de ce désastre public. Celui qui perd une bataille, en est responsable. Et il a perdu cette immense bataille. Nous ne pouvons que lui demander compte de tout ce qui était engagé dans cette bataille, dans cette action publique. Nous ne pouvons que lui demander compte des mœurs publiques, de la France ''d'Israël'' ''même'', de l'humanité dont il fut un moment.
 
Singulière destinée. Il fut investi, institué malgré lui homme public. Tant d'autres ont voulu devenir hommes publics, et y ont mis le prix, et en ont été implacablement refoulés par l'événement. Il fut investi, institué malgré lui homme de gloire. Tant d'autres ont voulu la gloire, et y ont mis le prix, et en ont été implacablement refoulés par l'événement. Et lui il a eu tout cela. Il a eu tout malgré lui. Il a eu tout ce qu'il ne voulait pas. Mais il faut que celui qui est investi marche.
 
Tant d'hommes, des milliers et des milliers d'hommes, soldats, poètes, écrivains, artistes hommes d'action, (victimes), héros, martyrs, tant d'hommes, des milliers et des milliers d'hommes ont voulu entrer dans l'action publique, devenir, se faire des hommes publics ; et ils y ont mis le prix. Tant d'hommes ont brigué la gloire, temporelle, des milliers et des milliers d'hommes, et d'être immortel temporellement immortels dans la mémoire des hommes. Et ils y ont mis le prix. Ils y ont mis le génie, l'héroïsme, des efforts sans nombre, des effort effrayants ; des souffrances effrayantes ; des vies entières, et quelles vies, de véritables martyres. Et rien, jamais rien. Et lui, sans rien faire, malgré lui en quelques semaines il est devenu l'homme dont l'humanité entière a le plus retenti, son nom est devenu le nom, il est devenu l'homme dont tout le monde a le plus répété, a le plus célébré le nom depuis la mort de ''notre'' ''maître'' ''Napoléon''. Ce que cent batailles avaient donné à l'autre, il l'a eu malgré lui. Et il n'en était pas plus fier. C'est bien pour cela que nous ne pouvons écrire et parler de lui que comme nous l'avons fait dans les deux premiers tiers de ce cahier.
 
 
 
Cette situation tragique me rappelle un mot de Bernard-Lazare. Il faut toujours en revenir, on en revient toujours à un mot de Bernard-Lazare. Ce mot-ci sera le mot décisif de l'affaire. Puisqu'il vient, puisqu'il porte de son plus grand prophète sur la victime même. Il est donc culminant par son point d'origine et par son point d'arrivée. ''Bernard''-''Lazare'', ''né'' ''à'' ''Nîmes'' ''le'' ''14'' ''juin'' ''1865'' ; ''mort'' ''à'' ''Paris'' ''le'' ''premier'' ''septembre'' ''1903''. Il avait donc trente-huit ans. Parce qu'un homme porte lorgnon, parce qu'il porte un binocle transverse barrant un pli du nez devant les deux gros yeux, le moderne le croit moderne, le moderne ne sait pas voir, ne voit pas, ne sait pas reconnaître l'antiquité du regard prophète. C'était le temps où quand il rencontrait Maurice Montégut il disait. L'autre avait mal à l'estomac, comme tout le monde, comme tout pauvre mercenaire intellectuel. Et lui aussi il croyait avoir mal à l'estomac comme tout le monde. Il disait à Montégut : ''Hein'', ''Montégut'', en riant, car il était profondément gai, intérieurement gai : ''Eh'' ''bien'', ''Montégut'', ''hein'' ''ça'' ''va'' ''bien'' ''avant'' ''le'' ''déjeuner'', ''quand'' ''on'' ''n'a'' ''rien'' ''dans'' ''l'estomac''. ''On'' ''est'' ''léger''. ''On'' ''travaille''. ''Mais'' ''après''. ''Il'' ''ne'' ''faudrait'' ''jamais'' ''manger''. Dreyfus venait de revenir. Dreyfus était rentré et presque instantanément, aux premières démarches, aux premiers pourparlers, au premier contact tout le monde avait eu brusquement l'impression qu'il y avait une paille, que ce n'était pas cela, qu'il était comme il était, et non point comme nous l'avions rêvé. Quelques-uns déjà se plaignaient. Quelques-uns, sourdement, bientôt publiquement l'accusaient. Sourdement, publiquement Bernard-Lazare le défendait. Aprement, obstinément. Tenacement. Avec cet admirable aveuglement volontaire de ceux qui aiment vraiment, avec cet acharnement obstiné invincible avec lequel l'amour défend un être qui a tort, évidemment tort, publiquement tort. – ''Je'' ''ne'' ''sais'' ''pas'' ''ce'' ''qu'ils'' ''veulent'', disait-il, riant mais ne riant pas, riant dessus mais dedans ne riant pas, ''je'' ''ne'' ''sais'' ''pas'' ''ce'' ''qu'ils'' ''demandent''. ''Je'' ''ne'' ''sais'' ''pas'' ''ce'' ''qu'ils'' lui ''veulent''. ''Parce'' ''qu'il'' ''a'' ''été'' ''condamné'' ''injustement'', on lui demande tout, ''il'' ''faudrait'' ''qu'il'' ''ait'' ''toutes'' ''les'' ''vertus''. '''Il''' '''est''' '''innocent''', '''c'est''' '''déjà''' '''beaucoup'''.
 
 
 
Non seulement nous fûmes des héros, mais l'affairé Dreyfus au fond ne peut s'expliquer que par ce besoin d'héroïsme qui saisit périodiquement ce peuple, cette race, par un besoin d'héroïsme qui alors nous saisi nous toute une génération. Il en est de ces grands mouvements, de ces grandes épreuves de tout un peuple comme de ces autres grandes épreuves les guerres. Ou plutôt il n'y a pour les peuples qu'une sorte de grandes épreuves temporelles, qui sont les guerres, et ces grandes épreuves-ci sont elles-mêmes des guerres. Dans toutes ces grandes épreuves, dans toutes ces grandes histoires c'est beaucoup plutôt la force intérieure, la violence d'éruption qui fait la matière, historique, que ce n'est la matière qui fait et qui impose l'épreuve. Quand une grande guerre éclate, une grande révolution, cette sorte de guerre, c'est qu'un grand peuple, une grande race a besoin de sortir ; qu'elle en a assez ; notamment qu'elle en a assez de la paix. C'est toujours qu'une grande masse éprouve un violent besoin, un grand, un profond besoin, un besoin mystérieux d'un grand mouvement. Si le peuple, si la race, si la masse française eût eu envie d'une grande guerre il y a quarante ans, cette misérable, cette malheureuse guerre elle-même de 1870, si mal commencée, si mal engagée qu'elle fût, fût devenue une grande guerre, comme les autres, et en mars 1871 elle n'eut fait que commencer. Une grande histoire, je dis une grande histoire militaire comme ces guerres de la Révolution et de l'Empire ne s'explique aucunement que par ceci : un saisissement de besoin, un très profond besoin de gloire, de guerre, d'histoire qui à un moment donné saisit tout un peuple, toute une race, et lui fait faire une explosion, une éruption. Un mystérieux besoin d'une inscription. Historique. Un mystérieux besoin d'une sorte de fécondité historique. Un mystérieux besoin d'inscrire une grande histoire dans l'histoire éternelle Toute autre explication est vaine, raisonnable, rationnelle, inféconde, irréelle. De même notre affaire Dreyfus ne peut s'expliquer que par un besoin, le même, par un besoin d'héroïsme qui saisit toute une génération, la nôtre, par un besoin de guerre, de guerre ''militaire'', et de gloire militaire, par un besoin de sacrifice et jusque de martyre, peut-être, (sans doute), par un besoin de sainteté. Ce que nos adversaires n'ont pu voir que en face, de l'autre côté, de face, ce qu'ils n'ont pu recevoir que en creux, ce que nos chefs mêmes ont toujours ignoré, c'est à quel point nous marchâmes comme une armée, militaire. Comment tant d'espérance, tant d'entreprise a été brisée sans obtenir, sans : effectuer une inscription historique, c'est précisément ce que j'ai essayé non pas seulement d'expliquer, mais de représenter ''à'' ''nos'' ''amis'' et ''à'' ''nos'' ''abonnés'' dans un cahier de l'année dernière sensiblement à la même date. Que si nous avons été, une fois de plus, une armée de lions conduite par des ânes, c'est alors que nous sommes demeurés, très exactement, dans la plus pure tradition française.
 
 
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''Voilà'', ''cher'' ''Halévy'', ''à'' ''quel'' ''point'' ''nous'' ''en'' ''sommes'' ; voilà, mon cher Halévy, ce que je nomme un examen de conscience. Voilà ce que je nomme exprimer des regrets, faire des (mes) excuses. Voilà ce que je nomme une amende honorable, faire amende honorable. M'infliger un désaveu. C'est ce que je nomme être timoré. C'est ma manière d'être timoré. C'est comme ça que je porte la chemise longue, et la corde au cou, la corde de chanvre. C'est comme ça que je tiens mon cierge. On parle toujours comme si dans une société d'ordre nous étions venus introduire un désordre. Arbitrairement. Gratuitement. Mais il faut tout de même voir qu'il y a des ordres apparents qui recouvrent, qui sont les pires désordres. Nous retrouvons ici ce que nous avons dit de l'égoïsme des riches dans le monde moderne, de la classe riche, de l'égoïsme bourgeois. Cet égoïsme porte sur leur entendement même. Sur leur vue. Même sur leur vue politique du monde politique. Il y avait un ordre sous Méline. C'était un ordre pourri, un ordre mou, un ordre apparent, un ordre purement bourgeois. Notre collaborateur Halévy l'a très bien marqué, c'était un ordre comme sous Louis-Philippe, comme sous Guizot, comme dans les huit, dix, douze dernières années de Louis-Philippe. Un ordre de surface, (comme aujourd'hui d'ailleurs), un ordre gangrené, mortifère, mort, une chair morte, (comme aujourd'hui). De toute façon une crise venait, comme elle vient aujourd'hui.
 
Un ordre mortel pour la fécondité, pour les intérêt profonds, pour les intérêts durables de la race et du peuple, de la patrie.
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En réalité la véritable situation des gens que nous avions devant nous était pendant longtemps non pas de dire et de croire Dreyfus coupable, mais de croire et dire qu'innocent ou coupable on ne troublait pas, on ne bouleversait pas, on ne ''compromettait'' pas, on ne risquait pas pour un homme, pour un seul homme, la vie et le salut d'un peuple, l'énorme salut de tout un peuple. On sous-entendait : le salut ''temporel''. Et précisément notre mystique chrétienne culminait si parfaitement, si exactement avec notre mystique française, avec notre mystique patriotique dans notre mystique dreyfusiste que ce qu'il faut bien voir, et ce que je dirai, ce que je mettrai dans mes confessions, ''c'est'' ''que'' ''nous'' ''ne'' ''nous'' ''placions'' ''pas'' ''moins'' ''qu'au'' ''point'' ''de'' ''vue'' '''du''' '''salut''' '''éternel''' '''de''' '''la''' '''France'''. Que disions-nous en effet ? Tout était contre nous, la sagesse et la loi, j'entends la sagesse humaine, la loi humaine. Ce que nous faisions était de l'ordre de la folie ou de l'ordre de la sainteté, qui ont tant de ressemblances, tant de secrets accords, pour la sagesse humaine, pour un regard humain. Nous allions, nous étions contre la sagesse, contre la loi. Contre la sagesse humaine, contre la loi humaine. Voici ce que je veux dire. Qu'est-ce que nous disions en effet. Les autres disaient : Un peuple, tout un peuple est un énorme assemblage des intérêts, des droits les plus légitimes. Les plus sacrés. Des milliers, des millions de vies en dépendent, dans le présent, dans le passé, (dans le futur), des milliers, des millions, des centaines de millions de vies, le constituent, dans le présent, dans le passé, (dans le futur), (des millions de mémoires), et par le jeu de l'histoire, par le dépôt de l'histoire la garde d'intérêts incalculables. De droits légitimes, sacrés, incalculables. Tout un peuple d'hommes, tout un peuple de familles ; tout un peuple de droits, tout un peuple d'intérêts, légitimes ; tout un peuple de vies ; toute une race ; tout un peuple de mémoires ; toute l'histoire, toute la montée, toute la poussée, tout le passé, tout le futur, toute la promesse d'un peuple et d'une race ; tout ce qui est inestimable, incalculable, d'un prix infini, parce que ça ne se fait qu'une fois, parce que ça ne s'obtient qu'une fois, parce que ça ne se recommencera jamais ; parce que c'est une réussite, unique ; un peuple, et notamment nommément ce peuple-ci, qui est d'un prix unique ; ce vieux peuple ; un peuple n'a pas le droit, et le premier devoir, le devoir étroit d'un peuple est de ne pas exposer tout cela, de ne pas s'exposer pour un homme, quel qu'il soit, quelque légitimes que soient ses intérêts ou ses droits. Quelque sacrés même. Un peuple n'a jamais le droit. On ne perd point une cité, un cité ne se perd point pour un (seul) citoyen. C'était le langage même et du véritable civisme et de sagesse, c'était la sagesse même, la sagesse antique. C'était le langage de la raison. À ce point de vue il était évident que Dreyfus devait se dévouer pour la France ; non pas seulement pour le repos de la France mais pour le salut même de la France, qu'il exposait. Et s'il ne voulait pas se dévouer lui-même, dans le besoin on devait le dévouer. Et nous que disions-nous. Nous disions une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l'humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre, d'honneur, à déshonorer tout un peuple. C'est un point de gangrène, qui corrompt tout le corps. Ce que nous défendons, ce n'est pas seulement notre honneur. Ce n'est pas seulement l'honneur de tout notre peuple, dans le présent, c'est l'honneur historique de notre peuple, tout l'honneur historique de toute notre race, l'honneur de nos aïeux, l'honneur de nos enfants. Et plus nous avons de passé, plus nous avons de mémoire, (plus ainsi, comme vous le dites, nous avons de responsabilité), plus ainsi aussi ici nous devons la défendre ainsi. Plus nous avons de passé derrière nous, plus (justement) il nous faut le défendre ainsi, le garder pur. ''Je'' ''rendrai'' ''mon'' ''sang'' ''pur'' ''comme'' ''je'' ''l'ai'' ''reçu''. C'était la règle et l'honneur et la poussée cornélienne, la vieille poussée cornélienne. C'était la règle et l'honneur et la poussée chrétienne. Une seule tache entache toute une famille. Elle entache aussi tout un peuple. Un seul point marque l'honneur de toute une famille. Un seul point marque aussi l'honneur de tout un peuple. Un peuple ne peut pas rester sur une injure, subie, exercée, sur un crime, aussi solennellement, aussi définitivement endossé. L'honneur d'un peuple est d'un seul tenant.
 
 
 
Qu'est-ce à dire, à moins de ne pas savoir un mot de français, sinon que nos adversaires parlaient le langage de la raison d'État, qui n'est pas seulement le langage de la raison politique et parlementaire, du méprisable intérêt politique et parlementaire, mais beaucoup plus exactement, beaucoup plus haut qui est le langage, le très respectable langage de la continuité, de la continuation temporelle du peuple et de la race, ''du'' ''salut'' ''temporel'' ''du'' ''peuple'' ''et'' ''de'' ''la'' ''race''. Ils n'allaient pas à moins. Et nous par un mouvement chrétien profond, par une poussée très profonde révolutionnaire et ensemble traditionnelle de christianisme, suivant en ceci une tradition chrétienne des plus profondes, des plus vivaces, des plus dans la ligne, dans l'axe et au cœur du christianisme, nous nous n'allions pas à moins qu'à nous élever je ne dis pas (jusqu')à la conception mais à la passion, mais au souci d'un salut éternel, du salut éternel de ce peuple, nous n'atteignions pas à moins qu'à vivre dans un souci constant, dans une préoccupation, dans une angoisse mortelle, éternelle, dans une anxiété constante du salut éternel de notre peuple, du salut éternel de notre race. Tout au fond nous étions les : hommes du salut éternel et nos adversaires étaient les hommes du salut temporel. Voilà la vraie, la réelle, division de l'affaire Dreyfus. Tout au fond nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel. Il n'y a que la doctrine chrétienne au monde, dans le monde moderne, dans aucun monde ; qui mette à ce point, aussi délibérément, aussi totalement, aussi absolument la mort temporelle comme rien, comme une insignifiance, comme un zéro au prix de la mort éternelle, et le risque de la mort temporelle comme rien au prix du péché mortel, au prix du risque de la mort éternelle. Tout au fond nous ne voulions pas que par un seul péché, mortel, complaisamment accepté, complaisamment endossé, complaisamment acquis pour ainsi dire notre France fût non pas seulement déshonorée devant le monde et devant l'histoire : qu'elle fût proprement constituée en état de péché mortel. Un jour, au point le plus douloureux de cette crise, un ami vint me voir, qui fortuitement passait par Paris. Un ami qui était chrétien. – Je ne connais pas cette affaire, me dit-il. Je vis dans le fond de ma province. J'ai assez de mal à gagner ma vie. Je ne connais rien de cette affaire. Je ne soupçonnais pas l'état où je trouve Paris. Mais enfin on ne peut pas sacrifier tout un peuple pour un homme. Je n'eus rien à lui répondre que de prendre un livre dans mon armoire, un petit livre cartonné, une petite édition Hachette – ''27''. lui dis-je. « ''Or'' ''vous'' ''demant''-''je'', ''fist''-''il'', ''lequel'' ''vous'' ''ameriés'' ''miex'', ''ou'' ''que'' ''vous'' ''fussiés'' ''mesiaus'', (''mesiaus'', c'est lépreux), ''ou'' ''que'' ''vous'' ''eussiés'' ''fait'' ''un'' ''pechié'' ''mortel'' ? » ''Et'' ''je'', ''qui'' ''onques'' ''ne'' ''li'' ''menti'', ''li'' ''respondi'' ''que'' ''je'' ''en'' ''ameroie'' ''miex'' ''avoir'' ''fait'' ''trente'' ''que'' ''estre'' ''mesiaus''. ''Et'' ''quant'' ''li'' ''frere'' ''s'en'' ''furent'' ''parti'', (c'étaient deux frères qu'il avait appelés), ''il'' ''m'appela'' ''tout'' ''seul'', ''et'' ''me'' ''fist'' ''seoir'' ''à'' ''ses'' ''piez'' ''et'' ''me'' ''dist'' : « ''Comment'' ''me'' ''deistes''-''vous'' ''hier'' ''ce'' ? » ''Et'' ''je'' ''li'' ''diz'' ''que'' ''encore'' ''li'' ''disoie''-''je''. ''Et'' ''il'' ''me'' ''dist'' : « ''Vous'' ''deistes'' ''comme'' ''hastis'' ''musarz'' ; ''car'' ''vous'' ''devez'' ''savoir'' ''que'' ''nulle'' ''si'' ''laide'' ''mezelerie'' ''n'est'' ''comme'' ''d'estre'' ''en'' ''pechié'' ''mortel'', ''pour'' ''ce'' ''que'' ''l'ame'' ''qui'' ''est'' ''en'' ''pechié'' ''mortel'' ''est'' ''semblable'' ''au'' ''dyable'' : ''par'' ''quoy'' ''nulle'' ''si'' ''laide'' ''meselerie'' ''ne'' ''puet'' ''estre''. ['''avec''' '''rappel''' « '''en''' '''début''' '''de''' '''chaque''' '''ligne''']
 
''28''. – « ''Et'' ''bien'' ''est'' ''voirs'' ''que'' ''quant'' ''li'' ''hom'' ''meurt'', ''il'' ''est'' ''gueris'' ''de'' ''la'' ''meselerie'' ''dou'' ''cors'' ; ''mais'' ''quant'' ''li'' ''hom'' ''qui'' ''a'' ''fait'' ''le'' ''pechié'' ''mortel'' ''meurt'', ''il'' ''ne'' ''sait'' ''pas'' ''ne'' ''n'est'' ''certeins'' ''que'' ''il'' ''ait'' ''eu'' ''en'' ''sa'' ''vie'' ''tel'' ''repentance'' ''que'' ''Diex'' ''li'' ''ait'' ''pardonnei'' : ''par'' ''quoy'' ''grant'' ''poour'' ''doit'' ''avoir'' ''que'' ''celle'' ''mezelerie'' ''li'' ''dure'' ''tant'' ''comme'' ''Diex'' ''yert'' ''en'' ''paradis''. ''Si'' ''vous'' ''pri'', ''fist''-''il'', ''tant'' ''comme'' ''je'' ''puis'', ''que'' ''vous'' ''metés'' ''votre'' ''cuer'' ''à'' ''ce'', ''pour'' ''l'amour'' ''de'' ''Dieu'' ''et'' ''de'' ''moy'', ''que'' ''vous'' ''amissiez'' ''miex'' ''que'' ''touz'' ''meschiez'' ''avenist'' ''au'' ''cors'', ''de'' ''mezelerie'' ''et'' ''de'' ''toute'' ''maladie'', ''que'' ''ce'' ''que'' ''li'' ''pechiés'' ''mortex'' ''venist'' ''à'' ''l'ame'' ''de'' ''vous''. » On voit que si pour une présentation, dans une présentation récente, je me référais à ce grand chroniqueur ; à ce grand chroniqueur d'un autre grand saint ; et d'un autre grand saint français, j'avais pour le faire de multiples autorités de raison.
 
 
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Voilà, mon cher Variot, quelques-uns des propos que j'eusse tenus aux cahiers le jeudi, si on y parlait moins haut, et si on m'y laissait quelquefois la parole. Dans ces cahiers de M. Milliet vous trouverez ce que c'était que cette mystique républicaine. Et vous monsieur qui me demandez qu'il faudrait bien définir un peu par voie de raison démonstrative, par voie de raisonnement de raison ratiocinante ce que c'est que mystique, et ce que c'est que politique, ''quid'' ''sit'' ''mysticum'', ''et'' ''quid'' ''politicum'', la mystique républicaine, c'était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c'est à présent qu'on en vit. Vous comprenez, n'est-ce pas.
 
 
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La seule valeur, la seule force du royalisme, mon cher Variot, la seule force d'une monarchie traditionnelle, c'est que le roi est plus ou moins aimé. La seule force de la République, c'est que la République est plus ou moins aimée. La seule force, la seule valeur, la seule dignité de tout, c'est d'être aimé. Que tant d'hommes aient tant vécu et tant souffert pour la République, qu'ils aient tant cru en elle, qu'ils soient tant morts pour elle, que pour elle ils aient supporté tant d, épreuves, souvent extrêmes, voilà ce qui compte, voilà ce qui m'intéresse, voilà ce qui existe. Voilà ce qui fonde, voilà ce qui fait la légitimité d'un régime. Quand je trouve dans ''l'Action'' ''française'' tant de dérisions et tant de sarcasmes, souvent tant d'injures, j'en suis peiné, car il s'agit d'hommes qui veulent restaurer, restituer les plus anciennes dignités de notre race et on ne fonde, on ne refonde aucune culture sur la dérision et la dérision et le sarcasme et l'injure sont des barbaries. Ils sont même des barbarismes. On ne fonde, on ne refonde, on ne restaure, on ne restitue rien sur la dérision. Des calembours ne font pas une restitution de culture. J'avoue que je n'arrive point à comprendre tout ce que l'on met, tout ce qu'ils y a évidemment d'esprit dans cette graphie des ''Respubliquains'' que l'on nous répète à satiété. Cela me paraît un peu du même ordre que les sots de l'autre côté qui écrivent toujours ''le'' ''roy''. Avec un ''y''. Cet ''s'' et ce ''qu'' me paraissent du même alphabet que cet ''y''. J'ai peur qu'ils ne soit presque également sot de se moquer de l'un et de l'autre. Le roi a pour lui toute la majesté de la tradition française. La République a pour elle toute la grandeur de la tradition républicaine. Si on met cet ''s'' à ''Respubliquains'' on ne fait rien, on ne peut rien faire que de lui conférer un peu de la majesté romaine. Je suis plongé en ce moment-ci, pour des raisons particulières, dans le ''de'' ''Viris''. J'avoue que ''respublica'' y est un mot d'une grandeur extraordinaire. D'une amplitude, d'une voûte romaine. Quant au changement de ''c'' en ''qu'' au féminin de ''public'' en ''publique'', il ne me paraît pas plus déshonorant que le féminin de ''Turc'' en ''Turque'', et de ''Grec'' en ''Grecque'', et de ''sec'' en ''sèche'' comme la grammaire (française) nous l'enseigne. On a le féminin qu'on peut. Quand je trouve dans ''l'Action'' ''française'', dans Maurras des raisonnements, des logiques d'une rigueur implacable, des explications impeccables, invincibles comme quoi la royauté vaut mieux que la république, et la monarchie que la république, et surtout le royalisme mieux que le républicanisme et le monarchisme mieux que le républicanisme, j'avoue que si je voulais parler grossièrement je dirais que ça ne prend pas. On pense ce que je veux dire. Ça ne prend pas comme un mordant prend ou ne prend pas sur un vernis. Ça n'entre pas. Des explications, toute notre éducation, toute notre formation intellectuelle, universitaire, scolaire nous a tellement appris à en donner, à en faire, des explications et des explications, que nous en sommes saturés. Au besoin nous ferions les siennes. Nous allons au-devant des siennes, et c'est précisément ce qui les émousse pour nous. Nous sortons d'en prendre. Nous savons y faire. Dans le besoin nous les ferions. Mais qu'au courant de la plume, et peut-être, sans doute sans qu'il y ait pensé dans un article de Maurras je trouve, comme il arrive, non point comme un argument, présentée comme un argument, mais comme oubliée au contraire cette simple phrase : ''Nous'' ''serions'' ''prêts'' ''à'' ''mourir'' ''pour'' ''le'' ''roi'', ''pour'' ''le'' ''rétablissement'' ''de'' ''notre'' ''roi'', oh alors on me dit quelque chose, alors on commence à causer. Sachant, d'un tel homme, que c'est vrai comme il le dit, alors j'écoute, alors j'entends, alors je m'arrête, alors je suis saisi, alors on me dit quelque chose. Et l'autre jour aux cahiers, cet autre jeudi, quand on eut discuté bien abondamment, quand on eut commis bien abondamment ce péché de l'explication, quand tout à coup Michel Arnauld, un peu comme exaspéré, un peu comme à bout, de cette voix grave et sereine, douce et profonde, blonde, légèrement voilée, sérieuse, soucieuse comme tout le monde, à peine railleuse et prête au combat que nous lui connaissons, que nous aimons en lui depuis dix-huit ans, interrompit, conclut presque brusquement : ''Tout'' ''cela'' ''c'est'' ''très'' ''bien'' ''parce'' ''qu'ils'' ''ne'' ''sont'' ''qu'une'' ''menace'' ''imprécise'' ''et'' ''théorique''. ''Mais'' ''le'' ''jour'' '''' ''ils'' ''deviendraient'' ''une'' ''menace'' ''réelle'' ''ils'' ''verraient'' ''ce'' ''que'' ''nous'' ''sommes'' ''encore'' ''capables'' ''de'' ''faire'' ''pour'' ''la'' ''République'', tout le monde comprit qu'enfin on venait de dire quelque chose.