« Le Temps retrouvé/II » : différence entre les versions
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{{chapitreNav|[[Auteur :Marcel Proust|Marcel Proust]]|Le Temps retrouvé<br /><br />1927|[[À la recherche du temps perdu]]|[[Le Temps retrouvé/I|Chapitre premier
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Un des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir {{Mme}} Verdurin, car elle était, avec {{Mme}} Bontemps, une des reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l’ensemencement d’une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l’être une contemporaine de {{Mme}} Tallien. Par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très «
Le Louvre, tous les musées étaient fermés, et quand on lisait en tête d’un article de journal
M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l’Allemagne eût été réduite au même morcellement qu’au moyen âge, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée, Guillaume ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que Brichot appelait un «
Je dois, du reste, dire que la connaissance du mari d’Andrée n’était ni très facile ni très agréable à faire, et que l’amitié qu’on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était, en effet, à ce moment déjà fort malade et s’épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient devoir peut-être lui donner du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu’il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance d’être différents des autres. Mais pour ceux qu’il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, comment ils seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la peine d’une fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C’était, en somme, un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l’audace frénétique qu’il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table. Quant à {{Mme}} Verdurin, elle voulait à chaque fois me faire faire la connaissance d’Andrée, ne pouvant admettre que je l’eusse connue depuis longtemps. D’ailleurs Andrée venait rarement avec son mari, mais elle était pour moi une amie admirable et sincère. Fidèle à l’esthétique de son mari, qui était en réaction contre les Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac
D’ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l’esthétisme, qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c’était munichois) ni les appartements blancs et n’aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre.
On fut très étonné à cette époque, où {{Mme}} Verdurin pouvait avoir chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne qu’elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu’elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu’était devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps qu’elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l’amitié. Et puis le phénomène qui amène non seulement les mourants à ne prononcer que des noms autrefois familiers, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d’enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l’entreprise de faire revenir Odette chez elle, {{Mme}} Verdurin n’employa pas, bien entendu, les «
Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant différentes, qu’on retrouvait tout naturellement les mots d’autrefois
{{Mme}} Verdurin disait
Tous ces téléphonages de {{Mme}} Verdurin n’étaient pas, d’ailleurs, sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le «
Avant l’heure où les thés d’après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému parce qu’on sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel d’été n’était ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. Le souvenir des aéroplanes que j’avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n’entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m’était devenu indifférent.
À l’heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un hochement de tête philosophe, sans haine, que, prêt à repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables
Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués, auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d’hôtel qui n’y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique
Le maître d’hôtel n’eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents et qu’on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu’il lisait
Je n’étais pas, du reste, demeuré longtemps à Paris et j’avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu’en principe le docteur nous traitât par l’isolement, on m’y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m’écrivait (c’était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu’elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu’elle s’était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n’était même pas allé à Combray et que ce n’était que grâce à la charrette d’un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d’un trajet atroce, qu’elle avait pu gagner Tansonville
De même que les héros d’un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des événements, qui en eux-mêmes ne sont rien, mais de la banale esthétique, dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant, comme ils eussent fait dix ans plus tôt, de la «
Et maintenant, à mon second retour à Paris, j’avais reçu dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte, qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j’ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d’une manière assez différente. «
Le lendemain du jour où j’avais reçu cette lettre, c’est-à-dire l’avant-veille de celui où, cheminant dans l’obscurité, j’entendais sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d’y retourner, m’avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l’annonce seule m’avait violemment ému. Françoise avait d’abord voulu se précipiter sur lui, espérant qu’il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même en pensant à l’inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d’animaux avait changé de boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignît de perdre notre clientèle, soit qu’elle fût de bonne foi, elle avait déclaré à Françoise qu’elle ignorait où ce garçon, «
Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l’avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu’on éprouve quand on est introduit auprès d’une personne atteinte d’un mal mortel et qui cependant se lève, s’habille, se promène encore. Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n’avait pas vécu comme moi loin de Paris, l’habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d’impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu’il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait
Je crus comprendre que Robert avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s’était aussi mal conduit avec lui qu’avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs de le revoir, qu’il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n’avait qu’à aller chez {{Mme}} Verdurin.
Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris, il me dit que même à Paris c’était quelquefois «
Je demandai à Saint-Loup si cette guerre avait confirmé ce que nous disions des guerres passées à Doncières. Je lui rappelai des propos que lui-même avait oubliés, par exemple sur les pastiches des batailles par les généraux à venir. «
Il faut dire pourtant que si la guerre n’avait pas modifié le caractère de Saint-Loup, son intelligence, conduite par une évolution où l’hérédité entrait pour une grande part, avait pris un brillant que je ne lui avais jamais vu. Quelle distance entre le jeune blondin qui jadis était courtisé par les femmes chic ou aspirait à le devenir, et le discoureur, le doctrinaire qui ne cessait de jouer avec les mots
Tout en me rappelant la visite de Saint-Loup j’avais marché, puis, pour aller chez {{Mme}} Verdurin, fait un long crochet
Morel qui était au bureau de la presse et dont personne ne connaissait la situation irrégulière affectait de trouver, son sang français bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray, que c’était peu de chose que d’être dans un bureau pendant la guerre et feignait de vouloir s’engager (alors qu’il n’avait qu’à rejoindre) pendant que {{Mme}} Verdurin faisait tout ce qu’elle pouvait pour lui persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de Cambremer, à son âge, fût dans un état-major, et de tout homme qui n’allait pas chez elle elle disait
Mais si M. de Charlus et {{Mme}} Verdurin ne se fréquentaient plus, chacun — avec quelques petites différences sans grande importance — continuait, comme si rien n’avait changé, {{Mme}} Verdurin à recevoir, M. de Charlus à aller à ses plaisirs
Encore le premier de ces traits caractéristiques du salon Verdurin s’effaça-t-il assez vite, car Cottard mourut bientôt «
Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de Charlus, il resta intermittent. Entretenant une nombreuse correspondance avec «
Mais les coups qu’elles échangeaient étaient réglés par cette boxe innombrable dont Saint-Loup m’avait exposé les principes
*
M. de Charlus allait plus loin que ne pas souhaiter passionnément la victoire de la France
Mais enfin, je ne peux que supposer ce que j’aurais fait si je n’avais pas été acteur, si je n’avais pas été une partie de l’acteur France, comme dans mes querelles avec Albertine, où mon regard triste et ma gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu’il n’était plus qu’un spectateur, tout devait le porter à être germanophile, du moment que, n’étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tous pays les plus nombreux
La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine, quand ils causaient avec vous, de s’excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d’autres, qu’ils oublieraient aussi vite. C’était l’époque où il y avait continuellement des raids de gothas
M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot qui avant la guerre avaient été militaristes, reprochant surtout à la France de ne pas l’être assez, ne se contentaient pas de reprocher les excès de son militarisme à l’Allemagne, mais même son admiration de l’armée. Sans doute ils changeaient d’avis dès qu’il s’agissait de ralentir la guerre contre l’Allemagne et dénonçaient avec raison les pacifistes. Mais, par exemple, Brichot, ayant accepté, malgré ses yeux, de rendre compte dans des conférences de certains ouvrages parus chez les neutres, exaltait le roman d’un Suisse où sont raillés comme semence de militarisme deux enfants tombant d’une admiration symbolique à la vue d’un dragon. Cette raillerie avait de quoi déplaire pour d’autres raisons à M. de Charlus, lequel estimait qu’un dragon peut être quelque chose de fort beau. Mais surtout il ne comprenait pas l’admiration de Brichot, sinon pour le livre, que le baron n’avait pas lu, du moins pour son esprit, si différent de celui qui animait Brichot avant la guerre. Alors tout ce que faisait un militaire était bien, fût-ce les irrégularités du général de Boisdeffre, les travestissements et machinations du colonel du Paty de Clam, le faux du colonel Henry. Par quelle volte-face extraordinaire (et qui n’était en réalité qu’une autre face de la même passion fort noble, la passion patriotique, obligée, de militariste qu’elle était quand elle luttait contre le dreyfusisme, lequel était de tendances antimilitaristes, à se faire presque antimilitariste puisque c’était maintenant contre la Germanie sur-militariste qu’elle luttait) Brichot s’écriait-il
«
M. de Charlus, qui pouvait être si agréable, devenait odieux quand il abordait ces sujets. Il y apportait la satisfaction qui agace déjà chez un malade qui vous fait tout le temps valoir sa bonne santé. J’ai souvent pensé que, dans le tortillard de Balbec, les fidèles qui souhaitaient tant les aveux devant lesquels il se dérobait n’auraient peut-être pas pu supporter cette espèce d’ostentation d’une manie et, mal à l’aise, respirant mal comme dans une chambre de malade ou devant un morphinomane qui tirerait devant vous sa seringue, ce fussent eux qui eussent mis fin aux confidences qu’ils croyaient désirer. De plus, on était agacé d’entendre accuser tout le monde, et probablement bien souvent sans aucune espèce de preuve, par quelqu’un qui s’omettait lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu’il appartenait et où il rangeait si volontiers les autres. Enfin, lui si intelligent, s’était fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans «
Que cette parenthèse sur {{Mme}} de Forcheville m’autorise, tandis que je descends les boulevards côte à côte avec M. de Charlus, à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de {{Mme}} Verdurin avec Brichot. En effet, si le pauvre Brichot était, ainsi que Norpois, jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins inconsciemment germanophile), il était encore bien plus maltraité par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d’autre part n’étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait {{Mme}} Verdurin. Mais d’abord on se rappelle peut-être que, déjà à la Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin du grand homme qu’il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de Turc comme Saniette, du moins l’objet de leurs railleries à peine déguisées. Du moins restait-il, à ce moment-là, un fidèle entre les fidèles, ce qui lui assurait une part des avantages prévus tacitement par les statuts à tous les membres fondateurs associés du petit groupe. Mais au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre peut-être, ou par la rapide cristallisation d’une élégance si longtemps retardée, mais dont tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient depuis longtemps le salon des Verdurin, celui-ci s’était ouvert à un monde nouveau et que les fidèles, appâts d’abord de ce monde nouveau, avaient fini par être de moins en moins invités, un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l’Institut, sa notoriété n’avait pas jusqu’à la guerre dépassé les limites du salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire, presque quotidiennement, des articles parés de ce faux brillant qu’on l’a vu si souvent dépenser sans compter pour les fidèles, riches, d’autre part, d’une érudition fort réelle, et qu’en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler de quelques formes plaisantes qu’il l’entourât, le «
Après le raid de l’avant-veille, où le ciel avait été plus mouvementé que la terre, il s’était calmé comme la mer après une tempête. Mais comme la mer après une tempête il n’avait pas encore repris son apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d’astres, d’errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s’insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces «
La nuit était aussi belle qu’en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l’effroi que j’avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait, par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense. «
Malheureusement, dès le lendemain, disons-le tout de suite, M. de Charlus se trouva dans la rue face à face avec Morel
À l’accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus avait, en me parlant de Morel, scandé ses paroles, au regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux, j’eus l’impression qu’il y avait autre chose qu’une banale insistance. Je ne me trompais pas et je dirai tout de suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement (j’anticipe de beaucoup d’années pour le second de ces faits, postérieur à la mort de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard, et nous aurons l’occasion de le revoir plusieurs fois, bien différent de ce que nous l’avons connu, et en particulier la dernière fois, à une époque où il avait entièrement oublié Morel). Quant au premier de ces faits, il se produisit deux ans seulement après le soir où je descendais ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ deux ans après cette soirée, je rencontrai Morel. Je pensai aussitôt à M. de Charlus, au plaisir qu’il aurait à revoir le violoniste, et j’insistai auprès de lui pour qu’il allât le voir, fût-ce une fois. «
Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de M. de Charlus, lequel vient de me prendre comme vague intermédiaire pour des ouvertures de paix entre lui et Morel. Voyant que je ne lui répondais pas, il continua ainsi
Il faisait une nuit transparente et sans un souffle. J’imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant. Pour un instant encore il resta en arrêt devant un Sénégalais en me disant adieu et en me serrant la main à me la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les gens qui sentent comme le baron, et en continuant pendant quelque temps à me la malaxer, eût dit jadis Cottard, comme si M. de Charlus avait voulu rendre à mes articulations une souplesse qu’elles n’avaient point perdue. Chez certains aveugles, le toucher supplée dans une certaine mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place ici. Il croyait peut-être seulement me serrer la main comme il crut sans doute ne faire que voir le Sénégalais qui passait dans l’ombre et ne daigna pas s’apercevoir qu’il était admiré. Mais, dans ces deux cas, le baron se trompait, il péchait par excès de contact et de regards. «
Quelque chose pourtant me frappa qui n’était pas sa figure que je ne voyais pas, ni son uniforme dissimulé dans une grande houppelande, mais la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différents par où passa son corps et le petit nombre de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l’air de la sortie tentée par un assiégé, s’exécuta. De sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas formellement — je ne dirai pas même à la tournure ni à la sveltesse, ni à l’allure, ni à la vélocité de Saint-Loup — mais à l’espèce d’ubiquité qui lui était si spéciale. Le militaire capable d’occuper en si peu de temps tant de positions différentes dans l’espace avait disparu, sans m’avoir aperçu, dans une rue de traverse, et je restais à me demander si je devais ou non entrer dans cet hôtel dont l’apparence modeste me fit fortement douter que ce fût Saint-Loup qui en fût sorti. Je me rappelai involontairement que Saint-Loup avait été injustement mêlé à une affaire d’espionnage parce qu’on avait trouvé son nom dans les lettres saisies sur un officier allemand. Pleine justice lui avait d’ailleurs été rendue par l’autorité militaire. Mais malgré moi je rapprochai ce fait de ce que je voyais. Cet hôtel servait-il de lieu de rendez-vous à des espions
Le baron en voulait même légèrement à Jupien, car il savait que dans cette maison, qu’il avait chargé son factotum d’acheter pour lui et de faire gérer par un sous-ordre, tout le monde, par les maladresses de l’oncle de Mlle d’Oloron, feu {{Mme}} de Cambremer, connaissait plus ou moins sa personnalité et son nom (beaucoup seulement croyaient que c’était un surnom et, le prononçant mal, l’avaient déformé, de sorte que la sauvegarde du baron avait été leur propre bêtise et non la discrétion de Jupien). Mais il trouvait plus simple de se laisser rassurer par ses assurances, et tranquillisé de savoir qu’on ne pouvait les entendre, le baron lui dit
Je descendis et rentrai dans la petite antichambre où Maurice, incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard dit d’attendre, était en train de faire une partie de cartes avec un de ses camarades. On était très agité d’une croix de guerre qui avait été trouvée par terre, et on ne savait pas qui l’avait perdue, à qui la renvoyer pour éviter au titulaire un ennui. Puis on parla de la bonté d’un officier qui s’était fait tuer pour tâcher de sauver son ordonnance. «
Le patron, pour en revenir à la scène de l’hôtel (dans lequel les deux Russes s’étaient décidés à pénétrer
La mauvaise impression du baron fut d’ailleurs accrue par la façon dont le bénéficiaire le remercia, car il dit
Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu’il ne blairait pas les flics et pousser l’audace jusqu’à dire au baron
«
En même temps qu’on croyait M. de Charlus prince, en revanche on regrettait beaucoup, dans l’établissement, la mort de quelqu’un dont les gigolos disaient
«
Dans une même salle de la maison de Jupien beaucoup d’hommes, qui n’avaient pas voulu fuir, s’étaient réunis. Ils ne se connaissaient pas entre eux, mais étaient pourtant à peu près du même monde, riche et aristocratique. L’aspect de chacun avait quelque chose de répugnant qui devait être la non-résistance à des plaisirs dégradants. L’un, énorme, avait la figure couverte de taches rouges, comme un ivrogne. J’avais appris qu’au début il ne l’était pas et prenait seulement son plaisir à faire boire des jeunes gens. Mais, effrayé par l’idée d’être mobilisé (bien qu’il semblât avoir dépassé la cinquantaine), comme il était très gros il s’était mis à boire sans arrêter pour tâcher de dépasser le poids de cent kilos, au-dessus duquel on était réformé. Et maintenant, ce calcul s’étant changé en passion, où qu’on le quittât, tant qu’on le surveillait, on le retrouvait chez un marchand de vin. Mais dès qu’il parlait on voyait que, médiocre d’ailleurs d’intelligence, c’était un homme de beaucoup de savoir, d’éducation et de culture. Un autre homme du grand monde, celui-là fort jeune et d’une extrême distinction physique, était entré. Chez lui, à vrai dire, il n’y avait encore aucun stigmate extérieur d’un vice, mais, ce qui était plus troublant, d’intérieurs. Très grand, d’un visage charmant, son élocution décelait une tout autre intelligence que celle de son voisin l’alcoolique, et, sans exagérer, vraiment remarquable. Mais à tout ce qu’il disait était ajoutée une expression qui eût convenu à une phrase différente. Comme si, tout en possédant le trésor complet des expressions du visage humain, il eût vécu dans un autre monde, il mettait à jour ces expressions dans l’ordre qu’il ne fallait pas, il semblait effeuiller au hasard des sourires et des regards sans rapport avec le propos qu’il entendait. J’espère pour lui, si, comme il est certain, il vit encore, qu’il était non la proie d’une maladie durable mais d’une intoxication passagère. Il est probable que si l’on avait demandé leur carte de visite à tous ces hommes on eût été surpris de voir qu’ils appartenaient à une haute classe sociale. Mais quelque vice, et le plus grand de tous, le manque de volonté qui empêche de résister à aucun, les réunissait là, dans des chambres isolées il est vrai, mais chaque soir, me dit-on, de sorte que si leur nom était connu des femmes du monde, celles-ci avaient peu à peu perdu de vue leur visage et n’avaient plus jamais l’occasion de recevoir leur visite. Ils recevaient encore des invitations, mais l’habitude les ramenait au mauvais lieu composite. Ils s’en cachaient peu, du reste, au contraire des petits chasseurs, ouvriers, etc. qui servaient à leur plaisir. Et en dehors de beaucoup de raisons que l’on devine, cela se comprend par celle-ci. Pour un employé d’industrie, pour un domestique, aller là c’était, comme pour une femme qu’on croyait honnête, aller dans une maison de passe. Certains qui avouaient y être allés se défendaient d’y être plus jamais retournés, et Jupien lui-même, mentant pour protéger leur réputation ou éviter des concurrences, affirmait
Dès le début de l’alerte, j’avais quitté la maison de Jupien. Les rues étaient devenues entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin, je pensais à ce jour où, allant à la Raspelière, j’avais rencontré, comme un Dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le Dieu du mal me tuerait. Je pressais le pas pour le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle autour des places noires d’où je ne pouvais plus sortir. Enfin les flammes d’un incendie m’éclairèrent et je pus retrouver mon chemin cependant que crépitaient sans arrêt les coups de canons. Mais ma pensée s’était détournée vers un autre objet. Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi comme je venais seulement d’en sortir, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire «
Certains des habitués plus que de retrouver leur liberté morale furent tentés par l’obscurité qui s’était soudain faite dans les rues. Quelques-uns de ces pompéiens, sur qui pleuvait déjà le feu du ciel, descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient, en effet, n’y être pas seuls. Or l’obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain pied dans un domaine de caresses où l’on n’accède d’habitude qu’après quelque temps
Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite de collaborer à nos habitudes, qu’elle laisse à leur développement sans plus s’occuper d’elles, et combien dès lors nous pouvons être étonnés si nous constatons simplement du dehors, et en supposant qu’elles engagent tout l’individu, les actions d’hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment dans un sens tout différent. C’était évidemment un vice d’éducation, ou l’absence de toute éducation, joints à un penchant à gagner de l’argent de la façon sinon la moins pénible (car beaucoup de travaux devaient, en fin de compte, être plus doux, mais le malade, par exemple, ne se tisse-t-il pas, avec des privations et des remèdes, une existence beaucoup plus pénible que ne la ferait la maladie souvent légère contre laquelle il croit ainsi lutter), du moins la moins laborieuse possible qui avait amené ces «
Or, les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l’amour se reconnaît encore. L’insistance de M. de Charlus à demander qu’on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d’une solidité éprouvée, à réclamer la barre de justice, et, à ce que me dit Jupien, des accessoires féroces qu’on avait la plus grande peine à se procurer, même en s’adressant à des matelots — car ils servaient à infliger des supplices dont l’usage est aboli même là où la discipline est la plus rigoureuse, à bord des navires — au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attestée au besoin par des actes brutaux, et toute l’enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, que décorait son imagination moyenâgeuse. C’est dans le même sentiment que, chaque fois qu’il arrivait, il disait à Jupien
Enfin la berloque sonna comme j’arrivais à la maison. Le bruit des pompiers était commenté par un gamin. Je rencontrai Françoise remontant de la cave avec le maître d’hôtel. Elle me croyait mort. Elle me dit que Saint-Loup était passé en s’excusant pour voir s’il n’avait pas, dans la visite qu’il m’avait faite le matin, laissé tomber sa croix de guerre. Car il venait de s’apercevoir qu’il l’avait perdue et, devant rejoindre son corps le lendemain matin, avait voulu à tout hasard voir si ce n’était pas chez moi. Il avait cherché partout avec Françoise et n’avait rien trouvé. Françoise croyait qu’il avait dû la perdre avant de venir me voir, car, disait-elle, il lui semblait bien, elle aurait pu jurer qu’il ne l’avait pas quand elle l’avait vu. En quoi elle se trompait. Et voilà la valeur des témoignages et des souvenirs. D’ailleurs, je sentis tout de suite, à la façon peu enthousiaste dont ils parlèrent de lui, que Saint-Loup avait produit une médiocre impression sur Françoise et sur le maître d’hôtel. Sans doute tous les efforts que le fils du maître d’hôtel et le neveu de Françoise avaient faits pour s’embusquer, Saint-Loup les avait faits en sens inverse, et avec succès, pour être en plein danger. Mais cela, jugeant d’après eux-mêmes, Françoise et le maître d’hôtel ne pouvaient pas le croire. Ils étaient convaincus que les riches sont toujours mis à l’abri. Du reste, eussent-ils su la vérité relativement au courage héroïque de Robert, qu’elle ne les eût pas touchés. Il ne disait pas «
Mon départ de Paris se trouva retardé par une nouvelle qui, par le chagrin qu’elle me causa, me rendit pour quelque temps incapable de me mettre en route. J’appris, en effet, la mort de Robert de Saint-Loup, tué le surlendemain de son retour au front, en protégeant la retraite de ses hommes. Jamais homme n’avait eu moins que lui la haine d’un peuple (et quant à l’empereur, pour des raisons particulières, et peut-être fausses, il pensait que Guillaume II avait plutôt cherché à empêcher la guerre qu’à la déchaîner). Pas de haine du Germanisme non plus
Robert m’avait souvent dit avec tristesse, bien avant la guerre
Il avait dû être bien beau en ces dernières heures
Saint-Loup causa, sinon par sa mort, du moins par ce qu’il avait fait dans les semaines qui l’avaient précédée, des chagrins plus grands que celui de la duchesse. En effet, le lendemain même du soir où j’avais vu M. de Charlus, le jour même où le baron avait dit à Morel
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