« Albertine disparue » : différence entre les versions

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==Texte à mettre en page==
je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été
promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes
plaines me seraient-elles moins cruelles ? Que de fois j’avais traversé
pour aller chercher Albertine, que de fois j’avais repris au retour avec
elle la grande plaine de Bricqueville, tantôt par des temps brumeux où
l’inondation du brouillard nous donnait l’illusion d’être entourés d’un
lac immense, tantôt par des soirs limpides où le clair de lune,
dématérialisant la terre, la faisant paraître à deux pas céleste, comme
elle n’est, pendant le jour, que dans les lointains, enfermait les
champs, les bois avec le firmament auquel il les avait assimilés, dans
l’agate arborisée d’un seul azur.
 
Françoise devait être heureuse de la mort d’Albertine, et il faut lui
rendre la justice que par une sorte de convenance et de tact elle ne
simulait pas la tristesse. Mais les lois non écrites de son antique code
et sa tradition de paysanne médiévale qui pleure comme aux chansons de
gestes étaient plus anciennes que sa haine d’Albertine et même
d’Eulalie. Aussi une de ces fins d’après-midi-là, comme je ne cachais
pas assez rapidement ma souffrance, elle aperçut mes larmes, servie par
son instinct d’ancienne petite paysanne qui autrefois lui faisait
capturer et faire souffrir les animaux, n’éprouver que de la gaîté à
étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards et, quand
j’étais malade, à observer, comme les blessures qu’elle eût infligées à
une chouette, ma mauvaise mine, qu’elle annonçait ensuite sur un ton
funèbre et comme un présage de malheur. Mais son « coutumier » de Combray
ne lui permettait pas de prendre légèrement les larmes, le chagrin,
choses qu’elle jugeait aussi funestes que d’ôter sa flanelle ou de
manger à contre-cœur. « Oh ! non, Monsieur, il ne faut pas pleurer comme
cela, cela ferait mal. » Et en voulant arrêter mes larmes elle avait
l’air aussi inquiet que si c’eût été des flots de sang. Malheureusement
je pris un air froid qui coupa court aux effusions qu’elle espérait et
qui, du reste, eussent peut-être été sincères. Peut-être en était-il
pour elle d’Albertine comme d’Eulalie, et maintenant que mon amie ne
pouvait plus tirer de moi aucun profit, Françoise avait-elle cessé de la
haïr. Elle tint à me montrer pourtant qu’elle se rendait bien compte que
je pleurais et que, suivant seulement le funeste exemple des miens, je
ne voulais pas « faire voir ». « Il ne faut pas pleurer, Monsieur », me
dit-elle d’un ton cette fois plus calme, et plutôt pour me montrer sa
clairvoyance que pour me témoigner sa pitié. Et elle ajouta : « Ça devait
arriver, elle était trop heureuse, la pauvre, elle n’a pas su connaître
son bonheur. »
 
Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l’été ! Un pâle
fantôme de la maison d’en face continuait indéfiniment à aquareller sur
le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit dans
l’appartement, je me cognais aux meubles de l’antichambre, mais dans la
porte de l’escalier, au milieu du noir que je croyais total, la partie
vitrée était translucide et bleue, d’un bleu de fleur, d’un bleu d’aile
d’insecte, d’un bleu qui m’eût semblé beau si je n’avais senti qu’il
était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup suprême que
dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour. L’obscurité
complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d’une
étoile vue à côté de l’arbre de la cour pour me rappeler nos départs en
voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le
clair de lune. Et même dans les rues, il m’arrivait d’isoler sur le dos
d’un banc, de recueillir la pureté naturelle d’un rayon de lune au
milieu des lumières artificielles de Paris--de Paris sur lequel il
faisait régner, en faisant rentrer un instant, pour mon imagination, la
ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués le
souvenir douloureux des promenades que j’y avais faites avec Albertine.
Ah ! quand la nuit finirait-elle ? Mais à la première fraîcheur de l’aube
je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été
où, de Balbec à Incarville, d’Incarville à Balbec, nous nous étions tant
de fois reconduits l’un l’autre jusqu’au petit jour.