« Discours de réception à l’Académie française d’André Theuriet » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Pruneau (discussion | contributions)
→‎Voir aussi : Alexandre Dumas fils
m coquille
Ligne 26 :
Il avait été déclaré à l’état civil comme enfant né de père inconnu ; ce n’est point une indiscrétion de le dire, car lui-même n’en faisait point mystère. Il avait huit ans, lorsque Dumas père, pris de scrupules, le reconnut et résolut de se charger de son éducation. Ce changement d’état donna lieu à une scène pénible. L’enfant fut enlevé à sa mère ''manu militari'' et mis en pension comme interne, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. « De là, a-t-il raconté plus tard, j’ai passé vers neuf ans, à la pension Saint-Victor, dirigée par M. Goubaux, ami et collaborateur de mon père dans ''Richard Darlington''. Cette pension Saint-Victor, qui contenait deux cent cinquante pensionnaires et dont j’ai essayé de peindre les mœurs plus que bizarres dans ''L’affaire Clémenceau'', occupait tout l’emplacement où se trouvent aujourd’hui le ''Casino de Paris'' et le ''Pôle-Nord''… » Pendant son séjour dans cet établissement, il eut cruellement à souffrir de la sauvage intolérance de ses camarades, qui avaient appris sa naissance irrégulière et en prenaient prétexte pour lui infliger de féroces humiliations. On retrouve, en effet, dans ''L’affaire Clémenceau'', un écho tout vibrant encore de l’indignation d’Alexandre Dumas, au souvenir des raffinements de cruauté imaginés par cette enfance sans pitié : « De cette première empreinte que j’ai reçue de l’humanité, dit son héros, mon âme ne s’est jamais tout à fait remise, et je ne veux pas me montrer meilleur que je ne suis. Non, je n’ai pas pardonné à ces premiers ennemis. Ma rancune ne vient pas de s’éveiller tout à coup, sous l’évocation de souvenirs pénibles… elle ne s’est jamais endormie complètement, même aux jours les plus heureux de ma vie… » Cela n’est que trop vrai, Messieurs ; ces blessures imméritées faites à une âme d’enfant risquent de la flétrir en pleine verdeur ; mais, comme l’écrit Balzac, qui eut à se plaindre lui aussi des misères du collège : « ces continuelles tourmentes l’habituent à déployer une force qui s’accroît par son exercice et la prédisposent aux résistances morales ». Lorsque, après ces dures années d’apprentissage, Alexandre Dumas rentra en 1841 au logis paternel, il y apporta une puissance de réflexion et une précoce expérience dont il allait avoir plus que jamais besoin.
 
Ce logis paternel où l’on travaillait beaucoup, mais où l’on s’amusait et où l’on dépensait l’argent dans la même proportion, offrait à un jeune homme de vingt ans toutes les distractions permises, – et même celles qui ne l’étaient pas. – Dumas père, quel que fût son génie, était un médiocre éducateur, et en associant son fils à sa vie passablement vagabonde, il est probable qu’il lui tint un langage assez semblable à celui du comte de la Rivonnière dans ''Un père prodigue'' : « J’ai obéi à ma nature, je t’ai donné mes qualités et mes défauts sans compter. J’ai recherché ton affection plus que ton obéissance et ton respect ; je ne t’ai pas appris l’économie, c’est vrai, mais je ne la savais pas… Mettre tout en commun, notre cœur comme notre bourse, tout nous donner et tout nous dire, telle fut notre devise. » CelteCette façon de comprendre l’existence séduisit d’abord cet adolescent, qui arrivait ennuyé et endolori de son collège. Il se jeta dans cette vie de plaisir « par laisser aller, par imitation et par oisiveté ». Il y épuisa la fougue de la prime jeunesse. Un de vos anciens confrères, le poète Autran, qui s’était lié d’amitié avec Alexandre Dumas fils, a dessiné de lui, à cette époque, un charmant portrait où l’on voit le jeune homme dans toute la grâce de son printemps, mordant à belles dents à la grappe du plaisir : « Qui n’a pas connu, écrivait Autran, Dumas fils à vingt ans, ne sait pas ce que peuvent être les qualités les plus séduisantes de la jeunesse. S’il a fait des victimes en ce temps-là, je n’en veux rien savoir, mais je crois que le Père éternel leur aura pardonné, car la séduction était vraiment trop forte. Toutes les facultés qui, plus tard, se sont produites chez lui avec tant d’éclat s’y faisaient déjà pressentir. Ce n’étaient pas encore les fruits, c’était la plus précoce et la plus riche des floraisons… Dans ce glorieux héritier d’un nom illustre, il y avait déjà un poète, un philosophe, un moraliste, et par-dessus tout un causeur étincelant. Il avait des mots qui partaient comme d’éblouissantes fusées ; il avait des pensées qui ouvraient sur le monde moral les horizons les plus inattendus. Je ne dis rien de sa personne, une vraie figure de héros de roman, comme en rêve une jeune femme penchée à son balcon. » (J. Autran, ''Lettres et notes de voyage'').
 
Ce philosophe dont parle Autran, ce moraliste qui perçait déjà sous le jeune mondain, ne pouvait pas se contenter longtemps d’une vie bruyante et désœuvrée. Alexandre Dumas fils se lassa vite de passer les nuits à retourner des cartes, de se lever tard, de vivre dans le jour « avec des maquignons, et le soir, avec des parasites… » D’ailleurs une nécessité impérieuse l’obligeait à enrayer : il n’avait ni capital ni revenus. Un matin, il s’éveilla avec un joli chiffre de dettes et, confiant dans la profession de foi paternelle : « Tout nous donner et tout nous dire », il alla conter son embarras à Dumas père, qui lui répondit avec son insouciante bonhomie : « Tu as cinquante mille francs de dettes ?… J’en ai cinq cent mille… Fais comme moi, travaille pour les payer ! »