« Albertine disparue » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Transclusion --> p 60
Transclusion --> p 70
Ligne 111 :
{{Page|Albertine disparue.djvu/59|num=59}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/60|num=60}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/61|num=61}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/62|num=62}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/63|num=63}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/64|num=64}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/65|num=65}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/66|num=66}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/67|num=67}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/68|num=68}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/69|num=69}}
{{Page|Albertine disparue.djvu/70|num=70}}
==Texte à mettre en page==
hangar, de couloir,
elle commença à ébaucher un sourire qui ne quitta plus ses lèvres. « Comment, le même aigle ? Vous êtes folle. Sur celle qui n’a pas de rubis il y a bien un aigle, mais sur l’autre c’est une espèce de tête d’homme qui est ciselée. » « Une tête d’homme, où Monsieur a vu ça ? Rien qu’avec mes lorgnons, j’ai tout de suite vu que c’était une des ailes de l’aigle ; que Monsieur prenne sa loupe, il verra l’autre aile sur l’autre côté, la tête et le bec au milieu. On voit chaque plume. Ah ! c’est un beau travail. » L’anxieux besoin de savoir si Albertine m’avait menti me fit oublier que j’aurais dû garder quelque dignité envers Françoise et lui refuser le plaisir méchant qu’elle avait sinon à me torturer, du moins à nuire à mon amie. Je haletais tandis que Françoise allait chercher ma loupe, je la pris, je demandai à Françoise de me montrer l’aigle sur la bague au rubis, elle n’eut pas de peine à me faire reconnaître les ailes, stylisées de la même façon que dans l’autre bague, le relief de chaque plume, la tête. Elle me fit remarquer aussi des inscriptions semblables, auxquelles, il est vrai, d’autres étaient jointes dans la bague au rubis. Et à l’intérieur des deux le chiffre d’Albertine. « Mais cela m’étonne que Monsieur ait eu besoin de tout cela pour voir que c’était la même bague, me dit Françoise. Même sans les regarder de près on sent bien la même façon, la même manière de plisser l’or, la même forme. Rien qu’à les apercevoir j’aurais juré qu’elles venaient du même endroit. Ça se reconnaît comme la cuisine d’une bonne cuisinière. » Et en effet, à sa curiosité de domestique attisée par la haine et habituée à noter des détails avec une effrayante précision, s’était joint, pour l’aider dans cette expertise, ce goût qu’elle avait, ce même goût en effet qu’elle montrait dans la cuisine et qu’avivait peut-être, comme je m’en étais aperçu en partant pour Balbec dans sa manière de s’habiller, sa coquetterie de femme qui a été jolie, qui a regardé les bijoux et les toilettes des autres. Je me serais trompé de boîte de médicament et, au lieu de prendre quelques cachets de véronal un jour où je sentais que j’avais bu trop de tasses de thé, j’aurais pris autant de cachets de caféine, que mon cœur n’eût pas pu battre plus violemment. Je demandai à Françoise de sortir de la chambre. J’aurais voulu voir Albertine immédiatement. À l’horreur de son mensonge, à la jalousie pour l’inconnu, s’ajoutait la douleur qu’elle se fût laissé ainsi faire des cadeaux. Je lui en faisais plus, il est vrai, mais une femme que nous entretenons ne nous semble pas une femme entretenue tant que nous ne savons pas qu’elle l’est par d’autres. Et pourtant puisque je n’avais cessé de dépenser pour elle tant d’argent, je l’avais prise malgré cette bassesse morale ; cette bassesse je l’avais maintenue en elle, je l’avais peut-être accrue, peut-être créée. Puis, comme nous avons le don d’inventer des contes pour bercer notre douleur, comme nous arrivons, quand nous mourons de faim, à nous persuader qu’un inconnu va nous laisser une fortune de cent millions, j’imaginai Albertine dans mes bras, m’expliquant d’un mot que c’était à cause de la ressemblance de la fabrication qu’elle avait acheté l’autre bague, que c’était elle qui y avait fait mettre ses initiales. Mais cette explication était encore fragile, elle n’avait pas encore eu le temps d’enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, et ma douleur ne pouvait être si vite apaisée. Et je songeais que tant d’hommes qui disent aux autres que leur maîtresse est bien gentille, souffrent de pareilles tortures. C’est ainsi qu’ils mentent aux autres et à eux-mêmes. Ils ne mentent pas tout à fait ; ils ont avec cette femme des heures vraiment douces ; mais songez à tout ce que cette gentillesse qu’elles ont pour eux devant leurs amis et qui leur permet de se glorifier, et à tout ce que cette gentillesse qu’elles ont seules avec leurs amants, et qui leur permet de les bénir, recouvrent d’heures inconnues où l’amant a souffert, douté, fait partout d’inutiles recherches pour savoir la vérité ! C’est à de telles souffrances qu’est liée la douceur d’aimer, de s’enchanter des propos les plus insignifiants d’une femme, qu’on sait insignifiants, mais qu’on parfume de son odeur. En ce moment, je ne pouvais plus me délecter à respirer par le souvenir celle d’Albertine. Atterré, les deux bagues à la main, je regardais cet aigle impitoyable dont le bec me tenaillait le cœur, dont les ailes aux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardais dans mon amie, et sous les serres duquel mon esprit meurtri ne pouvait pas échapper un instant aux questions posées sans cesse relativement à cet inconnu dont l’aigle symbolisait sans doute le nom, sans pourtant me le laisser lire, qu’elle avait aimé sans doute autrefois, et qu’elle avait revu sans doute il n’y avait pas longtemps, puisque c’est le jour si doux, si familial de la promenade ensemble au Bois que j’avais vu, pour la première fois, la seconde bague, celle où l’aigle avait l’air de tremper son bec dans la nappe de sang clair du rubis.
 
 
Du reste si, du matin au soir, je ne cessais de souffrir du départ
d’Albertine, cela ne signifiait pas que je ne pensais qu’à elle. D’une
part, son charme ayant depuis longtemps gagné de proche en proche des
objets qui finissaient par en être très éloignés, mais n’étaient pas
moins électrisés par la même émotion qu’elle me donnait, si quelque
chose me faisait penser à Incarville, ou aux Verdurin, ou à un nouveau
rôle de Léa, un flux de souffrance venait me frapper. D’autre part,
moi-même, ce que j’appelais penser à Albertine, c’était penser aux
moyens de la faire revenir, de la rejoindre, de savoir ce qu’elle
faisait. De sorte que, si, pendant ces heures de martyre incessant, un
graphique avait pu représenter les images qui accompagnaient mes
souffrances, on eût aperçu celles de la gare d’Orsay, des billets de
banque offerts à Mme Bontemps, de Saint-Loup penché sur le pupitre
incliné d’un bureau de télégraphe où il remplissait une formule de
dépêche pour moi, jamais l’image d’Albertine. De même que dans tout le
cours de notre vie notre égoïsme voit tout le temps devant lui les buts
précieux pour notre moi, mais ne regarde jamais ce ''Je'' lui-même qui ne
cesse de les considérer, de même le désir qui dirige nos actes descend
vers eux, mais ne remonte pas à soi, soit que, trop utilitaire, il se
précipite dans l’action et dédaigne la connaissance, soit que nous
recherchions l’avenir pour corriger les déceptions du présent, soit que
la paresse de l’esprit le pousse à glisser sur la pente aisée de
l’imagination plutôt qu’à remonter la pente abrupte de l’introspection.
En réalité, dans ces heures de crise où nous jouerions toute notre vie,
au fur et à mesure que l’être dont elle dépend révèle mieux l’immensité
de la place qu’il occupe pour nous, en ne laissant rien dans le monde
qui ne soit bouleversé par lui, proportionnellement l’image de cet être
décroît jusqu’à ne plus être perceptible. En toutes choses nous trouvons
l’effet de sa présence par l’émotion que nous ressentons ; lui-même, la
cause, nous ne le trouvons nulle part. Je fus pendant ces jours-là si
incapable de me représenter Albertine que j’aurais presque pu croire que
je ne l’aimais pas, comme ma mère, dans les moments de désespoir où elle
fut incapable de se représenter jamais ma grand’mère (sauf une fois dans
la rencontre fortuite d’un rêve dont elle sentait tellement le prix,
quoique endormie, qu’elle s’efforçait, avec ce qui lui restait de forces
dans le sommeil, de le faire durer), aurait pu s’accuser et s’accusait
en effet de ne pas regretter sa mère, dont la mort la tuait mais dont
les traits se dérobaient à son souvenir.
 
Pourquoi eussé-je cru qu’Albertine n’aimait pas les femmes ? Parce
qu’elle avait dit, surtout les derniers temps, ne pas les aimer : mais
notre vie ne reposait-elle pas sur un perpétuel mensonge ? Jamais elle ne
m’avait dit une fois : « Pourquoi est-ce que je ne peux pas sortir
librement ? pourquoi demandez-vous aux autres ce que je fais ? » Mais
c’était, en effet, une vie trop singulière pour qu’elle ne me l’eût pas
demandé si elle n’avait pas compris pourquoi. Et à mon silence sur les
causes de sa claustration, n’était-il pas compréhensible que
correspondît de sa part un même et constant silence sur ses perpétuels
désirs, ses souvenirs innombrables, ses innombrables désirs et
espérances ? Françoise avait l’air de savoir que je mentais quand je
faisais allusion au prochain retour d’Albertine. Et sa croyance semblait
fondée sur un peu plus que sur cette vérité qui guidait d’habitude notre
domestique, que les maîtres n’aiment pas à être humiliés vis-à-vis de
leurs serviteurs et ne leur font connaître de la réalité que ce qui ne
s’écarte pas trop d’une action flatteuse, propre à entretenir le
respect. Cette fois-ci la croyance de Françoise avait l’air fondée sur
autre chose, comme si elle eût elle-même déjà entretenu la méfiance dans
l’esprit d’Albertine, surexcité sa colère, bref l’eût poussée au point
où elle aurait pu prédire comme inévitable son départ. Si c’était vrai,
ma version d’un départ momentané, connu et approuvé par moi, n’avait pu
rencontrer qu’incrédulité chez Françoise. Mais l’idée qu’elle se faisait
de la nature intéressée d’Albertine, l’exaspération avec laquelle, dans
sa haine, elle grossissait le « profit » qu’Albertine était censée tirer
de moi, pouvaient dans une certaine mesure faire échec à sa certitude.
Aussi quand devant elle je faisais allusion, comme à une chose toute
naturelle, au retour prochain d’Albertine, Françoise regardait-elle ma
figure pour voir si je n’inventais pas, de la même façon que, quand le
maître d’hôtel pour l’ennuyer lui lisait, en changeant les mots, une
nouvelle politique qu’elle hésitait à croire, par exemple la fermeture
des églises et la déportation des curés, même du bout de la cuisine et
sans pouvoir lire, elle fixait instinctivement et avidement le journal,
comme si elle eût pu voir si c’était vraiment écrit.
 
Quand Françoise vit qu’après avoir écrit une longue lettre j’y mettais
l’adresse de Mme Bontemps, cet effroi jusque-là si vague qu’Albertine
revînt grandit chez elle. Il se doubla d’une véritable consternation
quand, un matin, elle dut me remettre dans mon courrier une lettre sur
l’enveloppe de laquelle elle avait reconnu l’écriture d’Albertine. Elle
se demandait si le départ d’Albertine n’avait pas été une simple
comédie, supposition qui la désolait doublement, comme assurant
définitivement pour l’avenir la vie d’Albertine à la maison et comme
constituant pour moi, c’est-à-dire, en tant que j’étais le maître de
Françoise, pour elle-même l’humiliation d’avoir été joué par Albertine.
Quelque impatience que j’eusse de lire la lettre de celle-ci, je ne pus
m’empêcher de considérer un instant les yeux de Françoise d’où tous les
espoirs s’étaient enfuis, en induisant de ce présage l’imminence du
retour d’Albertine, comme un amateur de sports d’hiver conclut avec joie
que les froids sont proches en voyant le départ des hirondelles. Enfin
Françoise partit, et quand je me fus assuré qu’elle avait refermé la
porte, j’ouvris sans bruit, pour n’avoir pas l’air anxieux, la lettre
que voici :
 
« Mon ami, merci de toutes les bonnes choses que vous me dites, je suis à
vos ordres pour décommander la Rolls si vous croyez que j’y puisse
quelque chose, et je le crois. Vous n’avez qu’à m’écrire le nom de votre
intermédiaire. Vous vous laisseriez monter le cou par ces gens qui ne
cherchent qu’une chose, c’est à vendre ; et que feriez-vous d’une auto,
vous qui ne sortez jamais ? Je suis très touchée que vous ayez gardé un
bon souvenir de notre dernière promenade. Croyez que de mon côté je
n’oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire (puisque la nuit
venait et que nous allions nous quitter) et qu’elle ne s’effacera de mon
esprit qu’avec la nuit complète. »
 
Je sentis que cette dernière phrase n’était qu’une phrase et
qu’Albertine n’aurait pas pu garder, pour jusqu’à sa mort, un si doux
souvenir de cette promenade où elle n’avait certainement eu aucun
plaisir puisqu’elle était impatiente de me quitter. Mais j’admirai aussi
comme la cycliste, la golfeuse de Balbec, qui n’avait rien lu
qu’''Esther'' avant de me connaître, était douée et combien j’avais eu
raison de trouver qu’elle s’était chez moi enrichie de qualités
nouvelles qui la faisaient différente et plus complète. Et ainsi, la
phrase que je lui avais dite à Balbec : « Je crois que mon amitié vous
serait précieuse, que je suis justement la personne qui pourrait vous
apporter ce qui vous manque »--je lui avais mis comme dédicace sur une
photographie : « avec la certitude d’être providentiel »,--cette phrase,
que je disais sans y croire et uniquement pour lui faire trouver
bénéfice à me voir et passer sur l’ennui qu’elle y pouvait avoir, cette
phrase se trouvait, elle aussi, avoir été vraie. De même, en somme,
quand je lui avais dit que je ne voulais pas la voir par peur de
l’aimer, j’avais dit cela parce qu’au contraire je savais, que dans la
fréquentation constante mon amour s’amortissait et que la séparation
l’exaltait, mais en réalité la fréquentation constante avait fait naître
un besoin d’elle infiniment plus fort que l’amour des premiers temps de
Balbec.
 
La lettre d’Albertine n’avançait en rien les choses. Elle ne me parlait
que d’écrire à l’intermédiaire. Il fallait sortir de cette situation,
brusquer les choses, et j’eus l’idée suivante. Je fis immédiatement
porter à Andrée une lettre où je lui disais qu’Albertine était chez sa
tante, que je me sentais bien seul, qu’elle me ferait un immense plaisir
en venant s’installer chez moi pour quelques jours et que, comme je ne
voulais faire aucune cachotterie, je la priais d’en avertir Albertine.
Et en même temps j’écrivis à Albertine comme si je n’avais pas encore
reçu sa lettre : « Mon amie, pardonnez-moi ce que vous comprendrez si
bien, je déteste tant les cachotteries que j’ai voulu que vous fussiez
avertie par elle et par moi. J’ai, à vous avoir eue si doucement chez
moi, pris la mauvaise habitude de ne pas être seul. Puisque nous avons
décidé que vous ne reviendrez pas, j’ai pensé que la personne qui vous
remplacerait le mieux, parce que c’est celle qui me changerait le moins,
qui vous rappellerait le plus, c’était Andrée, et je lui ai demandé de
venir. Pour que tout cela n’eût pas l’air trop brusque, je ne lui ai
parlé que de quelques jours, mais entre nous je pense bien que cette
fois-ci c’est une chose de toujours. Ne croyez-vous pas que j’aie
raison ? Vous savez que votre petit groupe de jeunes filles de Balbec a
toujours été la cellule sociale qui a exercé sur moi le plus grand
prestige, auquel j’ai été le plus heureux d’être un jour agrégé. Sans
doute c’est ce prestige qui se fait encore sentir. Puisque la fatalité
de nos caractères et la malchance de la vie a voulu que ma petite
Albertine ne pût pas être ma femme, je crois que j’aurai tout de même
une femme--moins charmante qu’elle, mais à qui des conformités plus
grandes de nature permettront peut-être d’être plus heureuse avec
moi--dans Andrée. » Mais après avoir fait partir cette lettre, le soupçon
me vint tout à coup que, quand Albertine m’avait écrit : « J’aurais été
trop heureuse de revenir si vous me l’aviez écrit directement », elle ne
me l’avait dit que parce que je ne lui avais pas écrit directement et
que, si je l’avais fait, elle ne serait pas revenue tout de même,
qu’elle serait contente de voir Andrée chez moi, puis ma femme, pourvu
qu’elle, Albertine, fût libre, parce qu’elle pouvait maintenant, depuis
déjà huit jours, détruisant les précautions de chaque heure que j’avais
prises pendant plus de six mois à Paris, se livrer à ses vices et faire
ce que minute par minute j’avais empêché. Je me disais que probablement
elle usait mal, là-bas, de sa liberté, et sans doute cette idée que je
formais me semblait triste mais restait générale, ne me montrant rien de
particulier, et, par le nombre indéfini des amantes possibles qu’elle me
faisait supposer, ne me laissait m’arrêter à aucune, entraînait mon
esprit dans une sorte de mouvement perpétuel non exempt de douleur, mais
d’une douleur qui, par le défaut d’une image concrète, était
supportable, pourtant cette douleur cessa de le demeurer et devint
atroce quand Saint-Loup arriva. Avant de dire pourquoi les paroles qu’il
me dit me rendirent si malheureux, je dois relater un incident que je
place immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troubla
ensuite tellement qu’il affaiblit, sinon l’impression pénible que me
produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portée pratique
de cette conversation. Cet incident consiste en ceci. Brûlant
d’impatience de voir Saint-Loup, je l’attendais sur l’escalier (ce que
je n’aurais pu faire si ma mère avait été là, car c’est ce qu’elle
détestait le plus au monde après « parler par la fenêtre ») quand
j’entendis les paroles suivantes : « Comment ! vous ne savez pas faire
renvoyer quelqu’un qui vous déplaît ? Ce n’est pas difficile. Vous
n’avez, par exemple, qu’à cacher les choses qu’il faut qu’il apporte.
Alors, au moment où ses patrons sont pressés, l’appellent, il ne trouve
rien, il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui : « Mais
qu’est-ce qu’il fait ? » Quand il arrivera, en retard, tout le monde sera
en fureur et il n’aura pas ce qu’il faut. Au bout de quatre ou cinq fois
vous pouvez être sûr qu’il sera renvoyé, surtout si vous avez soin de
salir en cachette ce qu’il doit apporter de propre, et mille autres
trucs comme cela. » Je restais muet de stupéfaction car ces paroles
machiavéliques et cruelles étaient prononcées par la voix de Saint-Loup.
Or je l’avais toujours considéré comme un être si bon, si pitoyable aux
malheureux, que cela me faisait le même effet que s’il avait récité un
rôle de Satan : ce ne pouvait être en son nom qu’il parlait. « Mais il
faut bien que chacun gagne sa vie », dit son interlocuteur que j’aperçus
alors et qui était un des valets de pied de la duchesse de Guermantes.
« Qu’est-ce que ça vous fiche du moment que vous serez bien ? répondit
méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus le plaisir d’avoir un
souffre-douleur. Vous pouvez très bien renverser des encriers sur sa
livrée au moment où il viendra servir un grand dîner, enfin ne pas lui
laisser une minute de repos jusqu’à ce qu’il finisse par préférer s’en
aller. Du reste, moi je pousserai à la roue, je dirai à ma tante que
j’admire votre patience de servir avec un lourdaud pareil et aussi mal
tenu. » Je me montrai, Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui
était ébranlée depuis que je venais de l’entendre tellement différent de
ce que je connaissais. Et je me demandai si quelqu’un qui était capable
d’agir aussi cruellement envers un malheureux n’avait pas joué le rôle
d’un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès de Mme Bontemps.
Cette réflexion servit surtout à ne pas me faire considérer son insuccès
comme une preuve que je ne pouvais pas réussir, une fois qu’il m’eut
quitté. Mais pendant qu’il fut auprès de moi, c’était pourtant au
Saint-Loup d’autrefois, et surtout à l’ami qui venait de quitter Mme
Bontemps, que je pensais. Il me dit d’abord : « Tu trouves que j’aurais dû
te téléphoner davantage, mais on disait toujours que tu n’étais pas
libre. » Mais où ma souffrance devint insupportable, ce fut quand il me
dit : « Pour commencer par où ma dernière dépêche t’a laissé, après avoir
passé par une espèce de hangar, j’entrai dans la maison, et au bout d’un
long couloir on me fit entrer dans un salon. » À ces mots de hangar, de
couloir, de salon, et avant même qu’ils eussent fini, d’être prononcés,
mon cœur fut bouleversé avec plus de rapidité que par un courant
électrique, car la force qui fait le plus de fois le tour de la terre en
une seconde, ce n’est pas l’électricité, c’est la douleur. Comme je les
répétai, renouvelant le choc à plaisir, ces mots de hangar, de couloir,
de salon, quand Saint-Loup fut parti ! Dans un hangar on peut se coucher
avec une amie. Et dans ce salon, qui sait ce qu’Albertine faisait quand