« Sodome et Gomorrhe/Partie 2 - chapitre 2 » : différence entre les versions

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Le lendemain, le fameux mercredi, dans ce même petit chemin de fer que je venais de prendre à Balbec, pour aller dîner à la Raspelière, je tenais beaucoup à ne pas manquer Cottard à Graincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage de {{Mme}} Verdurin m’avait dit que je le retrouverais. Il devait monter dans mon train et m’indiquerait où il fallait descendre pour trouver les voitures qu’on envoyait de la Raspelière à la gare. Aussi, le petit train ne s’arrêtant qu’un instant à Graincourt, première station après Doncières, d’avance je m’étais mis à la portière tant j’avais peur de ne pas voir Cottard ou de ne pas être vu de lui. Craintes bien vaines ! Je ne m’étais pas rendu compte à quel point le petit clan ayant façonné tous les « habitués » sur le même type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner, attendant sur le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à un certain air d’assurance, d’élégance et de familiarité, à des regards qui franchissaient comme un espace vide, où rien n’arrête l’attention, les rangs pressés du vulgaire public, guettaient l’arrivée de quelque habitué qui avait pris le train à une station précédente et pétillaient déjà de la causerie prochaine. Ce signe d’élection, dont l’habitude de dîner ensemble avait marqué les membres du petit groupe, ne les distinguait pas seulement quand, nombreux, en force, ils étaient massés, faisant une tache plus brillante au milieu du troupeau des voyageurs — ce que Brichot appelait le « pecus » — sur les ternes visages desquels ne pouvait se lire aucune notion relative aux Verdurin, aucun espoir de jamais dîner à la Raspelière. D’ailleurs ces voyageurs vulgaires eussent été moins intéressés que moi si devant eux on eût prononcé — et malgré la notoriété acquise par certains — les noms de ces fidèles que je m’étonnais de voir continuer à dîner en ville, alors que plusieurs le faisaient déjà, d’après les récits que j’avais entendus, avant ma naissance, à une époque à la fois assez distante et assez vague pour que je fusse tenté de m’en exagérer l’éloignement. Le contraste entre la continuation non seulement de leur existence, mais du plein de leurs forces, et l’anéantissement de tant d’amis que j’avais déjà vus, ici ou là, disparaître, me donnait ce même sentiment que nous éprouvons quand, à la dernière heure des journaux, nous lisons précisément la nouvelle que nous attendions le moins, par exemple celle d’un décès prématuré et qui nous semble fortuit parce que les causes dont il est l’aboutissant nous sont restées inconnues. Ce sentiment est celui que la mort n’atteint pas uniformément tous les hommes, mais qu’une lame plus avancée de sa montée tragique emporte une existence située au niveau d’autres que longtemps encore les lames suivantes épargneront. Nous verrons, du reste, plus tard la diversité des morts qui circulent invisiblement être la cause de l’inattendu spécial que présentent, dans les journaux, les nécrologies. Puis je voyais qu’avec le temps, non seulement des dons réels, qui peuvent coexister avec la pire vulgarité de conversation, se dévoilent et s’imposent, mais encore que des individus médiocres arrivent à ces hautes places, attachées dans l’imagination de notre enfance à quelques vieillards célèbres, sans songer que le seraient, un certain nombre d’années plus tard, leurs disciples devenus maîtres et inspirant maintenant le respect et la crainte qu’ils éprouvaient jadis. Mais si les noms des fidèles n’étaient pas connus du « pecus », leur aspect pourtant les désignait à ses yeux. Même dans le train (lorsque le hasard de ce que les uns et les autres d’entre eux avaient eu à faire dans la journée les y réunissait tous ensemble), n’ayant plus à cueillir à une station suivante qu’un isolé, le wagon dans lequel ils se trouvaient assemblés, désigné par le coude du sculpteur Ski, pavoisé par le « Temps » de Cottard, fleurissait de loin comme une voiture de luxe et ralliait, à la gare voulue, le camarade retardataire. Le seul à qui eussent pu échapper, à cause de sa demi-cécité, ces signes de promission était Brichot. Mais aussi l’un des habitués assurait volontairement à l’égard de l’aveugle les fonctions de guetteur et, dès qu’on avait aperçu son chapeau de paille, son parapluie vert et ses lunettes bleues, on le dirigeait avec douceur et hâte vers le compartiment d’élection. De sorte qu’il était sans exemple qu’un des fidèles, à moins d’exciter les plus graves soupçons de bamboche, ou même de ne pas être venu « par le train », n’eût pas retrouvé les autres en cours de route. Quelquefois l’inverse se produisait : un fidèle avait dû aller assez loin dans l’après-midi et, en conséquence, devait faire une partie du parcours seul avant d’être rejoint par le groupe ; mais, même ainsi isolé, seul de son espèce, il ne manquait pas le plus souvent de produire quelque effet. Le Futur vers lequel il se dirigeait le désignait à la personne assise sur la banquette d’en face, laquelle se disait : « Ce doit être quelqu’un », discernait, fût-ce autour du chapeau mou de Cottard ou du sculpteur Ski, une vague auréole, et n’était qu’à demi étonnée quand, à la station suivante, une foule élégante, si c’était leur point terminus, accueillait le fidèle à la portière et s’en allait avec lui vers l’une des voitures qui attendaient, salués tous très bas par l’employé de Doville, ou bien, si c’était à une station intermédiaire, envahissait le compartiment. C’est ce que fit, et avec précipitation, car plusieurs étaient arrivés en retard, juste au moment où le train déjà en gare allait repartir, la troupe que Cottard mena au pas de course vers le wagon à la fenêtre duquel il avait vu mes signaux. Brichot, qui se trouvait parmi ces fidèles, l’était devenu davantage au cours de ces années qui, pour d’autres, avaient diminué leur assiduité. Sa vue baissant progressivement l’avait obligé, même à Paris, à diminuer de plus en plus les travaux du soir. D’ailleurs il avait peu de sympathie pour la Nouvelle Sorbonne où les idées d’exactitude scientifique, à l’allemande, commençaient à l’emporter sur l’humanisme. Il se bornait exclusivement maintenant à son cours et aux jurys d’examen ; aussi avait-il beaucoup plus de temps à donner à la mondanité. C’est-à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à celles qu’offrait parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, tremblant d’émotion. Il est vrai qu’à deux reprises l’amour avait manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient plus : détacher Brichot du petit clan. Mais {{Mme}} Verdurin, qui « veillait au grain », et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dans l’intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avait irrémédiablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant, comme elle le disait, « mettre bon ordre à tout » et « porter le fer rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d’autant plus aisé pour l’une des personnes dangereuses que c’était simplement la blanchisseuse de Brichot, et {{Mme}} Verdurin, ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlate d’orgueil quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu qu’à mettre à la porte cette femme de rien. « Comment, avait dit la Patronne à Brichot, une femme comme moi vous fait l’honneur de venir chez vous, et vous recevez une telle créature ? » Brichot n’avait jamais oublié le service que {{Mme}} Verdurin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer dans la fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu’en contraste avec ce regain d’affection, et peut-être à cause de lui, la Patronne commençait à se dégoûter d’un fidèle par trop docile et de l’obéissance de qui elle était sûre d’avance. Mais Brichot tirait de son intimité chez les Verdurin un éclat qui le distinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils étaient éblouis par les récits qu’il leur faisait de dîners auxquels on ne les inviterait jamais, par la mention, dans des revues, ou par le portrait exposé au Salon, qu’avaient fait de lui tel écrivain ou tel peintre réputés dont les titulaires des autres chaires de la Faculté des Lettres prisaient le talent mais n’avaient aucune chance d’attirer l’attention, enfin par l’élégance vestimentaire elle-même du philosophe mondain, élégance qu’ils avaient prise d’abord pour du laisser-aller jusqu’à ce que leur collègue leur eût bienveillamment expliqué que le chapeau haute forme se laisse volontiers poser par terre, au cours d’une visite, et n’est pas de mise pour les dîners à la campagne, si élégants soient-ils, où il doit être remplacé par le chapeau mou, fort bien porté avec le smoking. Pendant les premières secondes où le petit groupe se fut engouffré dans le wagon, je ne pus même pas parler à Cottard, car il était suffoqué, moins d’avoir couru pour ne pas manquer le train, que par l’émerveillement de l’avoir attrapé si juste. Il en éprouvait plus que la joie d’une réussite, presque l’hilarité d’une joyeuse farce. « Ah ! elle est bien bonne ! dit-il quand il se fut remis. Un peu plus ! nom d’une pipe, c’est ce qui s’appelle arriver à pic ! » ajouta-t-il en clignant de l’œil, non pas pour demander si l’expression était juste, car il débordait maintenant d’assurance, mais par satisfaction. Enfin il put me nommer aux autres membres du petit clan. Je fus ennuyé de voir qu’ils étaient presque tous dans la tenue qu’on appelle à Paris smoking. J’avais oublié que les Verdurin commençaient vers le monde une évolution timide, ralentie par l’affaire Dreyfus, accélérée par la musique « nouvelle », évolution d’ailleurs démentie par eux, et qu’ils continueraient de démentir jusqu’à ce qu’elle eût abouti, comme ces objectifs militaires qu’un général n’annonce que lorsqu’il les a atteints, de façon à ne pas avoir l’air battu s’il les manque. Le monde était d’ailleurs, de son côté, tout préparé à aller vers eux. Il en était encore à les considérer comme des gens chez qui n’allait personne de la société mais qui n’en éprouvent aucun regret. Le salon Verdurin passait pour un Temple de la Musique. C’était là, assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la Sonate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Enfin certains jeunes gens du faubourg s’étant avisés qu’ils devaient être aussi instruits que des bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d’une réputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain respect {{Mme}} Verdurin, dans sa première loge, qui suivait la partition. Jusqu’ici cette mondanité latente des Verdurin ne se traduisait que par deux faits. D’une part, {{Mme}} Verdurin disait de la princesse de Caprarola : « Ah ! celle-là est intelligente, c’est une femme agréable. Ce que je ne peux pas supporter, ce sont les imbéciles, les gens qui m’ennuient, ça me rend folle. » Ce qui eût donné à penser à quelqu’un d’un peu fin que la princesse de Caprarola, femme du plus grand monde, avait fait une visite à {{Mme}} Verdurin. Elle avait même prononcé son nom au cours d’une visite de condoléances qu’elle avait faite à {{Mme}} Swann après la mort du mari de celle-ci, et lui avait demandé si elle les connaissait. « Comment dites-vous ? avait répondu Odette d’un air subitement triste. — Verdurin. — Ah ! alors je sais, avait-elle repris avec désolation, je ne les connais pas, ou plutôt je les connais sans les connaître, ce sont des gens que j’ai vus autrefois chez des amis, il y a longtemps, ils sont agréables. » La princesse de Caprarola partie, Odette aurait bien voulu avoir dit simplement la vérité. Mais le mensonge immédiat était non le produit de ses calculs, mais la révélation de ses craintes, de ses désirs. Elle niait non ce qu’il eût été adroit de nier, mais ce qu’elle aurait voulu qui ne fût pas, même si l’interlocuteur devait apprendre dans une heure que cela était en effet. Peu après elle avait repris son assurance et avait même été au-devant des questions en disant, pour ne pas avoir l’air de les craindre : « {{Mme}} Verdurin, mais comment, je l’ai énormément connue », avec une affectation d’humilité comme une grande dame qui raconte qu’elle a pris le tramway. « On parle beaucoup des Verdurin depuis quelque temps », disait {{Mme}} de Souvré. Odette, avec un dédain souriant de duchesse, répondait : « Mais oui, il me semble en effet qu’on en parle beaucoup. De temps en temps il y a comme cela des gens nouveaux qui arrivent dans la société », sans penser qu’elle était elle-même une des plus nouvelles. « La princesse de Caprarola y a dîné, reprit {{Mme}} de Souvré. — Ah ! répondit Odette en accentuant son sourire, cela ne m’étonne pas. C’est toujours par la princesse de Caprarola que ces choses-là commencent, et puis il en vient une autre, par exemple la comtesse Molé. » Odette, en disant cela, avait l’air d’avoir un profond dédain pour les deux grandes dames qui avaient l’habitude d’essuyer les plâtres dans les salons nouvellement ouverts. On sentait à son ton que cela voulait dire qu’elle, Odette, comme {{Mme}} de Souvré, on ne réussirait pas à les embarquer dans ces galères-là.