« Une Promenade à Ceylan » : différence entre les versions

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{{journal|Une promenade à Ceylan|[[André Bellessort]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 152, 1899}}
 
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Nous sommes arrivés à Ceylan au milieu du jour, et l’apparition des forêts de cocotiers au bord des vagues lourdes et pâles m’a d’abord déçu, tant le soleil aveuglait le paysage d’une teinte de cendre chaude. Des pirogues sans grâce sillonnaient la rade où de grands navires plongeaient leur noir sommeil. Nous descendîmes à terre et je vis devant moi un hôtel monumental, des maisons en construction dont les échafaudages de bambou dressaient dans l’air comme une flottille de mâts, et une avenue brûlante où couraient de petits tilburys traînés par des hommes à demi nus. Dans le jardin de l’hôtel, où étaient déjà réunis nos compagnons de route, des charmeurs de serpens déballaient leurs reptiles et des bateleurs couronnés de turbans jetaient des cris gutturaux. L’un d’eux donnait le répugnant spectacle de soulever des poids attachés à des godets de plomb qu’il avait introduits entre ses prunelles et ses paupières. L’autre accroupi soufflait sur un petit tas de sable d’où une bouture de palmier grandissait à vue d’œil. Le charmeur jouait avec son cobra et n’y avait pas plus de mérite que les Belles Fatma de nos foires avec leurs boas engourdis. Ce n’était point que la bête fût paresseuse, mais ses crocs arrachés la rendaient inoffensive. Son corps allongé sur le sol faisait en pleine lumière une coulée d’or mat, et le coup de pinceau de ses étranges lunettes avait le velouté sombre des yeux de la pensée.
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Parfois elle s’échappait en fusée ou glissait comme à travers des mailles invisibles. Parfois, sous la main de son maître, elle se redressait hostile, étendait brusquement son capuchon et recourbait la tête, admirable d’orgueil et de farouche grâce. Sa queue nerveuse vibrait au ras du sol et la première moitié de son corps s’élançait de la terre comme une anse merveilleuse. Je ne crois pas qu’un artiste puisse concevoir de ligne plus souple, plus harmonieuse, ni à la fois plus ferme.
 
Les montreurs s’étaient éloignés, et les mendians de Colombo s’abattirent sur nous. Ce furent d’abord les garçons de l’hôtel, Cynghalais à moitié femmes par la douceur de leur figure et par leur chignon surmonté d’un peigne d’écaillé. Ils tendaient tous vers nous des mains de supplians, pendant que nous gravissions les escaliers inondés de soleil. Vinrent ensuite des Tamouls qui vendaient des cobras de bronze et des éléphans d’ébène. Ils s’approchaient sur leurs pieds nus, avec des gestes insinuans, précédés d’un sourire qui luisait dans le buisson noir de leur barbe, et leurs yeux étaient noyés de tendresse. Nous nous étions sauvés, mais, comme nous enfilions les arcades de la grande rue, les Musulmans embusqués sur le seuil de leur boutique nous livrèrent un furieux assaut. Les traîneurs de voitures et les cochers poussant leurs chevaux se pressaient le long du trottoir, si bien que nous avancions entre deux haies de bonimens criards. Les Musulmans sont encore plus tenaces que les Cynghalais et les Tamouls. L’horloger Abdul-Kader, qui a la beauté d’un guerrier more, nous barre la route ; le parfumeur Abdul-Hamid agrippe insidieusement notre manche ; le petit Mohamood nous implore ; et il y va de l’existence de Yoosoof que nous visitions son bazar. Que devenir, à moins de sauter dans une voiture ? Nous n’avions pas fait dix tours de roue que le siège et les marchepieds étaient escaladés par de jeunes gueux au torse nu qui criaient à tue-tête : « Je suis catholique ! » et qui, si nous avions parlé anglais, eussent crié avec la même conviction : « Je suis protestant ! » Le cocher, en bon frère, ralentissait sa marche pour nous mieux mettre à leur merci. Nous ne pûmes nous délivrer de ces coquins qu’en les chassant à coups d’ombrelles.
 
Cependant une fillette restait assise sur le marchepied, le buste renversé vers nous dans une pose si gracieuse que nos armes se relevèrent. Elle était vêtue d’une robe trouée qui l’enveloppait en guise de jupon et d’une petite camisole, autrefois
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blanche, qui ballottait. Ses cheveux bouclés lui tombaient aux épaules et encadraient une figure de bronze clair délicieusement ovale. Son âme semblait voltiger sur l’émail éclatant de son sourire ; elle avait des yeux noisette, des yeux plus âgés qu’elle, des yeux d’innocente comédienne. Elle était catholique, elle aussi, et mettait au service de sa foi ses œillades les plus ensorcelantes. « Comment t’appelles-tu ? — Maggie. — Quel âge as-tu ? — Douze ans. » Et elle ajouta en anglais : « Je vous conduirai partout où il vous plaira, aujourd’hui, demain et les autres jours. » Quand elle comprit que nous ne la renverrions pas, elle s’installa sur le marchepied et demeura, la tête levée, attentive à nos moindres regards. De temps en temps, elle écartait de la main ses cheveux que le mouvement de la voiture ramenait sur son visage. Si des gamins nous poursuivaient, elle leur criait dans sa langue : « Allez-vous-en ! On ne veut pas de vous. Allez-vous-en ! » Et elle riait en coulant vers nous des yeux dont les bayadères eussent jalousé la langueur et la caresse. « Eh bien ! Maggie, petite Maggie, tu seras notre guide et notre truchement. Montre-nous Colombo. »
 
Jusqu’ici je n’ai vu que des boutiques de juifs ou de mahométans ; d’énormes magasins anglais sans apparence, mais qui vendent tout ce qu’on peut vendre ; des banques en bois où les comptables indigènes travaillent sous le balancement de longs et sales pankas suspendus au-dessus de leurs têtes comme des frises de théâtre. Je ne suis point venu de si loin pour admirer des casernes, des préfectures, des hôtels, ni même le palais des Postes et Télégraphes. Les vieux bastions espagnols ou portugais, qui donnaient à la face meurtrie des conquêtes asiatiques un masque de féodalité européenne, ont cédé la place aux caravansérails confortables dont il semble que le type soit réalisé sur notre Côte d’Azur. On peut faire aujourd’hui le tour du monde et se croire toujours à Monte-Carlo. C’est le triomphe de l’architecture monégasque. « Maggie, conduis-nous dans la ville indigène ! » Et Maggie, qui sent toute l’importance de son rôle, nous a demandé la permission de s’asseoir près du cocher.
 
Nos haridelles, coiffées de chapeaux de paille qu’on dirait empruntés à l’Armée du Salut, suivent une large route entre des prairies et le rivage de la mer. Au bout de cette promenade découverte, un grand hôtel, le ''Galle face'', détache sur un fond de verdure sa façade de briques roses où s’enchâssent les énormes diamans de ses fenêtres embrasées. Nous tournons à droite et
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nous nous enfonçons dans un parc dont les avenues, ombragées d’arbres géans ou bordées de villas et de huttes, sont d’un rouge de terre cuite qui s’enflamme au soleil couchant et les revêt d’une richesse incomparable. Ce n’est ni la ville ni la forêt ; je ne sais pas de mot qui puisse rendre l’impression de ce jardin où l’homme s’est tracé des voies libres dans le triomphe de la nature. Les taudis alignés le long des routes sont aussi misérables qu’elles paraissent somptueuses. Leurs auvens de bois projettent une ombre infirme sur l’immobilité de ces fleuves de pourpre. Quand nous passons, des enfans presque nus courent auprès de notre voiture en chantant des chansons anglaises, et d’autres nous offrent des fleurs qui n’ont point de parfum. Séparées de la route par des jardins sauvages, les villas, avec leur fronton et leurs colonnades, figurent des temples de porphyre et de marbre, et les cocotiers, les bananiers, les caféiers, les flamboyans, les recouvrent jusqu’à terre d’une toison de leurs douces ténèbres. Nous traversons des faubourgs encombrés d’une populace brillante qui marche pieds nus et ne fait pas plus de bruit qu’un flot d’ombres. Des couples d’hommes cheminent en se tenant par un doigt de la main. Quelques silhouettes de prêtres bouddhistes se dressent à l’orée des chemins obscurs, et de loin, dans le soleil, on ne voit que leurs toges jaunes retroussées sur leurs noirs tibias et surmontées d’une tête ronde et rase. Puis la campagne, cette prodigieuse campagne qui tient de la forêt vierge et du jardin paradisiaque, nous reprend et nous enveloppe de sa solitude où pas un oiseau ne chante, mais qui résonne parfois d’un bruit sacré de trompettes et de gongs. Une calèche nous dépasse, la calèche du gouverneur : il file au grand trot, renversé dans sa voiture, près d’une jeune fille si blonde, si diaphane, qu’elle me produit l’effet d’une apparition exotique et fragile dans cette nature qui reçoit tant de soleil et qui verse tant de nuit. Le cocher et les grooms portent des turbans et des livrées rouge et or, et, derrière la calèche, deux cipayes à cheval agitent des drapeaux. Le Cynghalais qui nous conduit continue de fouetter ses bêtes ; Maggie continue de conduire le Cynghalais. Je ne sais où nous allons, je n’ai plus de regards pour les gens qui nous croisent : j’ignore s’ils vivent d’une vie réelle. Il me souvient que nous avons aperçu, dans un site charmant qui ressemblait à une clairière, une enceinte carrée de blanches galeries à colonnes, et que j’ai dit : « Voici un monastère bouddhiste, » et que Maggie m’a répondu en riant : « C’est un
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poste de police. » Plus loin, un sergent de ville s’approcha de notre cocher et lui conseilla de prendre une allée ombreuse, afin d’éviter aux ladies qu’il avait l’honneur de promener les rayons obliques du soleil couchant. Et nous fûmes bientôt près d’un lac où de la cime des arbres inclinés se miraient de grandes fleurs sanglantes. L’eau noire sous l’épaisseur des rameaux et des lianes reflétait vers le centre la dernière flambée du jour. Il y eut un instant où, déjà la nuit planant au fiel, nous vîmes à travers le feuillage les routes se teindre en cramoisi, comme si le soleil, au lieu de plonger dans l’abîme, s’était enfoncé dans la terre et l’avait imprégnée de sa splendeur. La vision s’éteignit, et nous n’entendions, en cette nuit soudaine, que le rire de Maggie qui excitait les chevaux.
 
Nous avons dîné au ''Galle face'', à deux pas de la mer, les fenêtres ouvertes, au milieu d’une salle magnifiquement illuminée. Les pieds nus des serviteurs cynghalais glissaient autour de nous ; leurs manches nous frôlaient, et le rythme des pankas nous caressait d’une illusion de brise marine. Puis nous repartons. Colombo dort. Dans l’immensité touffue où çà et là tremble une étoile humaine, seule la terre travaille sans bruit et sans relâche, et ses jets de sève nourrissent et multiplient d’innombrables essences. L’ombre est chaude et lourde. Il ne s’exhale aucun parfum de ces jardins dont l’humidité grasse absorbe l’âme des fleurs. Mais, comme nous longions les champs vagues que l’on nomme le ''Cinnamon Garden'', nous respirons l’arôme de ces épi ces qui embaumèrent les coques de bois des antiques caravelles. Leur senteur monte à peine jusqu’à nous. Au sein des flammes immobiles et noires où les nuits tropicales semblent tisser leur voile, cette piquante haleine, si étrangement parfumée, et dont le charme vient de si loin à travers les âges, cette haleine qui alluma tant de fièvres et fit appareiller tant de navires nous effleure un instant de sa brûlure presque fraîche. Notre cocher, en quête de la représentation annoncée partout des ''Fantoches « françaises'' », s’égare, arrête son attelage, s’oriente et lance ses chevaux dans le dédale fantastique des tunnels de verdure. Nous rencontrons parfois un traîneur de tilbury ou un bicycliste attardé. Enfin nous côtoyons un petit lac, et, vers dix heures du soir, nous débouchons devant une salle de théâtre grande ouverte, étincelante et vide. La noirceur de la nuit, la grâce sinistre du lac, le silence des hautes végétations donnaient à ce théâtre je ne sais quelle apparence de fantaisie paradoxale et merveilleuse. Le rideau baissé éclatait de
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broderies et d’or ; le velours nacarat des fauteuils et des stalles s’avivait sous la lumière des lustres, et les murs étaient tapissés de palmes vertes. Des sergens de ville en bonnet rouge au matricule doré, et des Cynghalais drapés de blanc qui gardaient les portes s’empressèrent vers nous. Mais nous n’attendîmes point que les ''fantoches'' et le public parussent, et nous repartîmes dans les ténèbres.
 
Jeudi, 14 octobre.
 
Je me suis réveillé ce matin avec un si profond détachement des biens de ce monde que ma première pensée a été de voiturer mes hommages au seigneur Bouddha. La chaleur de cette terre surchauffée près d’une mer sans brise me produit l’impression bizarre que je ne m’appartiens plus comme autrefois. Etes-vous jamais descendu chez un hôte dont les implacables prévenances ne vous laissaient point souffler et qui ne vous lâchait non plus qu’un trésor ? Malgré que vous en eussiez, il fallait renoncer aux entretiens avec vous-même et subir l’ascendant de votre garde du corps. Cet hôte qui m’obsède est le soleil. Le rayon qui me cuit et m’aveugle, me devance et me poursuit, ce rayon qui m’a chassé du lit et qui maintenant remplit ma chambre, ce rayon torturant me pénètre, envahit mon âme, en saccage la pénombre, y installe le silence et le vide. Je ne suis plus seul et ne vis plus dans mon intimité. La nature entre en moi comme chez elle ; et cet état de kaléidoscope impersonnel où me réduisent les successions de phénomènes m’incline au renoncement bouddhiste. Tout effort me paraît si pénible, que je serais peut-être capable d’en faire un qui me dispensât à jamais des autres.
 
Quelques instans plus tard, montés dans des djinrikisha, nous filions à toutes jambes, — je parle des jambes de nos coureurs, — vers le temple de Calani où repose un fameux Bouddha couché. Les routes, pareilles à celles d’hier, étaient encombrées de voitures à bâche traînées par des bœufs, dont la robe couleur de granit est brûlée aux épaules de marques noires. Des charrettes défilaient, et les conducteurs, les uns, la main sur le timon, marchant entre leurs bœufs, les autres trônant au sommet de leurs piles de sacs, avaient tous, sous les plis de leur toge blanche, une majesté de patriarches ou de triomphateurs. L’ombre des arbres et la lumière du ciel, qui se jouaient sur ces hautes litières, en faisaient comme des damiers mouvans d’ébène et d’or.
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Les lacs réveillés se peuplaient de baigneurs ; des corps de bronze ruisselant de perles émergeaient d’entre les herbes, et les blanchisseurs, sans battoir, frappaient le linge tordu sur des pierres luisantes.
 
Nous parvînmes jusqu’au marché. Deux halles, charpente en fer et toit de bambou, s’élèvent au milieu de démolitions déjà conquises par la verdure, sur une place que bordent des échoppes couvertes de tuiles rouges. J’aime les marchés ; on y saisit la physionomie d’une ville ou d’un peuple. Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ; dis-moi surtout comment tu t’approvisionnes, si tu sais attirer et retenir les chalands, si tu as le goût des longs marchandages, si ta vie sociale fait un bruit de forum dans ton champ de foire. La rumeur du marché de Colombo n’assourdit point, et l’on croirait d’abord à un ronflement de dormeurs, tant on y voit de corps étendus parmi les fruits. Et ces fruits, noix de coco, mandarines vertes, poivrons, pastèques, cédrats, bananes, ananas, empilés sur des nattes ou entassés sur des tables, s’écroulent de toutes parts, comme s’ils avaient rompu les tabliers de leurs porteurs. Nous pouvons circuler à travers ce pêle-mêle sans que les marchands nous harcèlent. Les uns sommeillent ; les autres, assis sur leurs talons, mâchent des feuilles de bétel dont le jus coule aux coins de leurs lèvres en salive rose. La halle poissonnière est plus bruyante et aussi plus pittoresque, avec ses rangées de corbeaux qui, perchés sur les poutres, la tête en avant, observent l’écaillage des poissons, et ses grands nègres cynghalais qui, debout, revêtus d’une gravité sacerdotale, font à coups de hachette pleuvoir autour d’eux des éclairs de nacre. Par-dessus les toits on aperçoit des mais de navires. Les boutiques, très basses et barbouillées de cou leurs, sont toutes formées d’un comptoir incliné dont les compartimens renferment des pâtes gluantes. Hommes ou femmes, les gens indolens qui passent, accoutrés d’étoffes à ramage, appartiennent aux castes misérables. Leur peau varie de l’olive au noir. J’ai noté des figures où revit encore le type portugais, d’autres où se trahit l’influence anglaise. Mais je suis surtout frappé de voir comme des races distinctes peuvent cohabiter dans le même faubourg, porte à porte, sans que leurs coutumes et leurs costumes se ressentent de leur perpétuel frottement. Depuis des siècles, les Cynghalais vont tête nue, le peigne au chignon ; depuis des siècles, les Tamouls se ceignent le front de turbans blancs ou rouges ; les Malais se coiffent d’un mouchoir, les Maures
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d’un chapeau pointu, et tous ces êtres, parqués dans leurs traditions, leur orgueil ou leur misère, ne semblent nullement soucieux les uns des autres. Il n’y a rien de commun entre eux que le soleil et la fatigue de vivre. Mes impressions d’hier se précisent et mes premiers étonnemens se convertissent en mélancolie. La ville de Colombo m’apparaît comme une immense oasis où le hasard aurait disséminé des villages d’étrangers indifférens. Ce marché que j’ai sous les yeux n’est le centre d’aucune vie nationale. On devine qu’acheteurs et marchands ne sont liés par d’autre intérêt que l’intérêt insignifiant et passager d’une vente ou d’un achat. Aux différences des races se juxtaposent celles des castes : la tyrannie sociale achève et complique l’œuvre de la nature. On dirait que sur cette terre de libres et sauvages épanouissemens l’homme, épouvanté de tant d’audace, s’est évertué à énerver ses ambitions et à mutiler son existence. Le régime cellulaire qu’il a conçu tourne à la dérision de l’humanité. Ceylan n’est point une patrie. L’île, dont nos enchantemens ont voulu faire le Paradis Terrestre, demeure une mystérieuse hôtellerie des mers où les peuples se succèdent, s’installent, se morcèlent, et n’arrivent pas plus à fonder une nation qu’une table d’hôte ne forme une famille. Cependant, sur tous les murs, au-dessus de toutes les boutiques, je lis en lettres noires : ''Victoria’s Diamond Jubilee'' 1897 ; mais l’hommage rendu à l’Impératrice dont la majesté vieillit sur une île très lointaine et voilée de brouillards n’a pas de sens pour la plupart de ces gens qui, emprisonnés dans leurs superstitions et leurs préjugés, ont passé sans effort sous une domination étrangère. Si le maître a changé, c’est toujours la même cage. Quel triste spectacle que celui de ces tronçons de peuples qui palpitent au soleil et qui n’essayent ni de se joindre, ni de souder leurs solitaires infortunes !
 
Nos coureurs ont traversé des faubourgs, et maintenant, ils rivalisent de vitesse en pleine campagne, sur une route populeuse et bariolée. De tous côtés, des bois de cocotiers, montant d’un seul jet vers le ciel, tordent en cerceau l’éventail de leurs cimes et impriment au paysage un caractère de fantasque exubérance. Une rivière roule des flots d’ocre à travers un fouillis d’ombres opulentes et de vertes lumières.
 
Ah ! ce chemin, ce long chemin resserré qui mène au temple, quelle avenue pour un Dieu ! L’homme ne polira jamais de plus sublimes colonnes que ces fûts vivans qui ont la noblesse du
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cèdre et la grâce du lis. Il ne déroulera pas de plus riches tapis que cette terre rouge où l’ombre met des tons pâles. Et si le Dieu aime le silence des pas humains, s’il lui plaît de reposer près des hommes, mais de ne point entendre la vanité bourdonnante de leur vie, on ne bordera jamais sa voie triomphale de mausolées plus discrets que ces villas endormies sous la caresse des lianes, de boutiques plus taciturnes que ces huttes de potiers ou de vanniers, de campemens plus paisibles que ces bâches tressées avec des palmes sèches où des familles somnolent près d’un jaunâtre étang. A peine une charrette vide, et rouge d’avoir transporté de la terre, fait-elle, au pas lent des buffles, gémir quelques graviers. Des femmes en jupes de safran, parées de bijoux d’or ; des mères et leur petit à cheval sur leur hanche ; des jeunes hommes dont l’épaule soutient une tige de bambou flexible où se balancent deux paniers à volailles ; de vieux philosophes barbus foulent la route somptueuse, et leurs pieds nus n’y laissent point de vestige. Le Dieu rêve sans doute, et ces simulacres humains ne sont que les reflets de ses rêves ironiques ou bienveillans ; et les enfans nus ainsi qu’au jour de leur naissance, petits Bacchus de bronze encadrés par des plantes tropicales, sont des songes aussi, mais des songes de beauté. Il me souvint alors de la légende bouddhique où l’esclave Puma, qui n’avait jamais entendu prononcer le nom de Bouddha, aussitôt que ce nom frappa ses oreilles, sentit son poil se hérisser sur son corps et demanda plein de respect : « Seigneur, quel est celui que vous nommez Bouddha ? »
 
Voici son temple. A droite, au fond d’une allée, il surgit sale et délabré : escaliers noircis, portails solitaires comme des ruines, campanile caduc, et plus loin des murs décrépits sous un auvent couvert de tuiles. Notre guide nous conduit devant un registre gardé par un moine. Maigre, le visage émacié, les regards tournés en dedans, le bonze laisse dédaigneusement tomber de ses lèvres immobiles une demande d’offrande. Je lui tends une roupie : il ne bronche pas. « C’est quatre roupies, murmure le Cynghalais. — J’en donnerai deux, » lui dis-je en tirant de ma poche un billet de dix roupies. Le bonze, à qui notre guide traduisit ma réponse, avança la main, prit le billet, et, posément, en homme pour qui le temps compte beaucoup moins que l’argent, il aligna sur le registre six pièces blanches. Je me retournai vers le Cynghalais. Les deux hommes échangèrent quelques paroles et
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le guide reprit : « Le bonze affirme que, sur les six pièces qu’il vous rend, il y en a deux qui, plus lourdes que les autres, valent double. » Je ne pus m’empêcher de rire de cette supercherie grossière ; mais, quand ils virent que je tiendrais bon, le disciple du grand comtempteur des biens terrestres se décida à me remettre deux autres roupies qui, si j’en juge à la difficulté qu’il éprouva, devaient peser un poids considérable. Cet impôt acquitté on nous permit de contempler près de la loge du bonze, étendu sur une table de pierre, un Bouddha de la taille d’un enfant. Je ne sais s’il était en cire, en bois ou en carton, mais on l’avait enduit de couleurs luisantes. Son ventre était gras ; et sa figure glabre, aux yeux mi-clos, bouffie et pleine de fard, ébauchait un équivoque sourire. J’ai vu bien des idoles ; je n’en avais point conçu de plus répugnante que cette image polychrome et d’un sexe douteux. Mais ce fut pire quand on nous introduisit dans l’étroite et longue salle du grand Bouddha. Là, derrière un vitrage à petits carreaux, qui prenait toute l’obscure galerie et qui ressemblait aux vitrines poudreuses des vieux laboratoires, un monstre, mesurant vingt-sept pieds de longueur, les jambes collées l’une sur l’autre, le bras droit replié sous la tête et le bras gauche démesurément allongé, projetait un ventre énorme qui, dans la pénombre, m’apparut cuirassé d’écaillés. Je distinguai peu à peu ses paupières tombantes, ses traits empâtés, l’ambiguïté de son demi-sourire, sa gorge décolletée. Ce corps, dont il semble que la graisse ait fondu les os, les nerfs et les muscles, n’a pas plus de grandeur que l’éléphantiasis n’a de majesté. Réunissez les eunuques de l’Orient ; qu’ils imaginent un dieu à leur ressemblance, et leurs efforts aboutiront à la conception de ce colosse mou.
 
Notre guide nous dit d’un air confidentiel : « Il y aura fête au temple cet après-midi. Une nouvelle convertie, une dame fort riche, a fait annoncer sa visite. C’est la comtesse de Canaverro ; les journaux s’occupent beaucoup d’elle et les bonzes la recevront en grande pompe. — Nous la connaissons, » lui dis-je. Nous avions voyagé ensemble. Grande, élégante, la taille svelte encore malgré la quarantaine, le profil coupant, mais le sourire très doux, des yeux qui brûlent sans rayonner, la tête droite sous le fardeau de sa chevelure, elle offrait un curieux mélange de hauteur et de bienveillance, de fanatisme et de distinction mondaine. Fille d’une Espagnole et d’un Américain et femme d’un diplomate portugais, elle avait quitté son mari, ses enfans, son foyer pour venir
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à Ceylan se faire Upasika, nonne bouddhiste pareille aux nonnes qui mendient de porte en porte. Elle parlait de sa conversion et de ses projets avec la simplicité d’une femme du monde qui vous entretient de sa saison d’hiver. Sur le navire, on la reconnaissait de loin à son écharpe qui, le soir, la ceignait de blancheur et, le jour, de lumière. Pauvre femme ! On ouvrira pour elle, ainsi qu’on l’a fait pour nous, ces réduits où les Bouddhas, enfermés dans leurs boîtes de verre, ont l’air d’embryons d’un musée de tératologie ; et quand elle aura visité ces déplorables exhibitions et les décombres de l’ancienne bibliothèque, on ne manquera pas de lui amener la gloire de la maison, un petit éléphant pas plus haut qu’un buffle, qui, moyennant une demi-roupie, s’agenouille et, la trompe levée vers le ciel, barrit comme d’autres braient.
 
Certes, je suis loin de méconnaître la beauté parfois chrétienne du Bouddhisme, et je n’ignore point que Çakya-Mouni a prononcé des paroles définitives sur l’inclémence de la vie et la détresse des âmes. Il n’est pas responsable de cet embonpoint posthume dont sa promotion à la classe des dieux l’a singulièrement affligé. Mais je ne me sens de goût ni pour les dieux qui sont gras, ni pour les dieux qui restent couchés. La pose horizontale. ne sied pas à la divinité ; il me déplaît qu’elle se prélasse sur un lit de repos, quand nous sommes tous les matins obligés de quitter le nôtre. Si j’admets que l’Etre Suprême s’indigne de notre démence, si je conçois surtout qu’il nous prenne en pitié, je n’entends point que nous lui soyons un aimable sujet de moquerie, car notre ignorance et notre bonne foi lui donnent en vérité la partie trop belle, et même les dieux se déconsidèrent à faire étalage d’ironie aux dépens du pauvre monde. Je ne sais plus de quel planteur on m’a conté jadis que son dernier plaisir était de grouper autour de lui ses nègres à genoux et de leur chatouiller avec une plume les narines et les oreilles. Ils n’avaient pas le droit de se gratter le visage et chacun d’eux tenait en équilibre sur sa tête une cruche dont la chute eût entraîné pour lui les rigueurs de la bastonnade. Le spectacle de leurs grimaces impuissantes divertissait le maître. Je ne puis voir le sourire du Bouddha sans songer à la plume du planteur et j’en supporte malaisément l’agaçante caresse. De la commisération aux souffrances humaines qui élargit le cœur de l’ascète Gotama, c’est en vain que je cherche la trace sur les traits du Gotama déifié. L’idole ne respire que suffisance et contentement de soi. Mais ce qui m’étonne surtout, c’est qu’une
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philosophie religieuse, une doctrine d’amère désespérance, qui est descendue peut-être plus avant que nulle autre dans le vide effrayant de la vie et qui aspire à nous délivrer de la tyrannie des apparences, ait enfanté ce symbole de quiétude pansue, de sieste obèse. Comment du Gotama, vainqueur immatériel de la mort, l’imagination des fidèles a-t-elle fait l’image d’un dieu qui présente tant de surface à la destruction ? Ceux-là mêmes que révolte la sécheresse des formules bouddhistes, et qui repoussent avec répugnance une morale dont le but suprême est de tuer en nous tout principe actif, n’auraient pu inventer une caricature plus satirique de cette religion qui, par l’atrophie du désir et de la saine douleur, semble permettre au corps un développement monstrueux et enfler la chair de cette vie impatiente qu’elle retire à l’Ame. Et, pendant que nous nous en retournions vers la ville et que nous repassions devant les cabanes misérables, où végètent tant de captifs du soleil et de la mort, je me disais que ce dieu allongé dans sa méditation paresseuse n’était ni un éducateur ni un consolateur d’affligés, et que, monté au terme de la délivrance d’où l’on domine en pleine stérilité l’infortune féconde du genre humain, il ressemblait aux millionnaires qui ne savent plus de quelle importance peut être « un pot cassé dans un triste ménage. » D’ailleurs, je ne pense pas que ces hommes en souffrent : ils ne demandent à leur idole que le spectacle reposant pour eux de son épaisse langueur. Tout leur culte consiste à suspendre autour d’elle des pantins de calicot ou de papier, à lui offrir des fleurs, à lui allumer de petites lampes et à répéter un certain nombre de fois des mots qu’ils ne comprennent pas, mais dont la vertu leur assure, après bien des métempsycoses, on ne sait quelle anonyme oisiveté dans on ne sait quel morne au-delà.
 
A l’entrée d’un faubourg nous aperçûmes une mosquée. Nos traîneurs nous y conduisirent. Elle s’élevait au milieu d’un enclos, et ses murs, plaqués de mousse noire, semblaient avoir été léchés par l’incendie. Sous des arbres clairsemés, des mahométans assis laissaient pendre leurs pieds sur l’eau sombre d’un réservoir. D’autres accomplissaient leurs ablutions et leur groupe bruyant se mouvait dans l’étrange lumière d’une touffe d’ombre. Je m’approchai d’eux, mais ils me firent signe de me déchausser, si je voulais franchir le seuil du temple. Par la porte entr’ouverte, j’apercevais une salle blanche, presque fraîche, traversée dans sa longueur d’un chemin de nattes où des hommes accroupis
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ça et là, comme les derniers pions sur un échiquier vide, dodelinaient de la tête. Au milieu de rires dont j’aurais dû me défier, j’enlevai mes chaussures. Alors les rieurs à la peau de cuivre et aux dents d’ivoire m’entourèrent d’un cercle plus étroit, et le vieillard de la bande, dont le menton grisonnait d’une barbiche de chèvre, me toisa d’un air moqueur et me cracha quelques mots dont le geste signifiait : « Maintenant rechausse-toi et va-t’en ! » Les fils du Prophète et même ses petits-fils qui, nus comme des têtards, se baignaient dans le réservoir, accompagnèrent de leurs éclats de rire cet excellent badinage, et, ma foi, leur rire me gagna, et ce fut un plaisant concert sur le parvis de la mosquée, tandis que les dévots enfoncés dans leurs prières remuaient la tête en cadence devant l’unique et invisible dieu qui leur promet des jardins pleins de fruits, des sources jaillissantes, des habits de soie et de satin, et des femmes aux yeux noirs.
 
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Nous avons déjeuné aujourd’hui à Mount Lavinia, avec deux êtres qui m’en disent plus sur l’Orient que tous les paysages du monde. Senathi-Raja, descendant de princes Tamouls, grand possesseur terrien, un des premiers avocats de Colombo, revient avec sa femme du Jubilé de la Reine, où sa province l’avait délégué. Tous deux, bronzes vivans aux reflets cuivrés, forment un couple saisissant. La femme qui, mariée depuis sept ans, en compte à peine vingt, n’a point adopté nos modes européennes ; elle est vêtue de ces étoffes lamées d’or qu’on tisse à Bénarès, et l’or de sa ceinture est incrusté de perles et de rubis. Le cou cerclé d’un mince filet d’or, enveloppée de couleurs vives, de pourpre ou de safran, elle marche avec la molle souplesse des femmes dont la gorge n’a jamais respiré que sous l’écharpe légère. Son front étroit, son nez un peu gros, ses joues un peu grasses, la candeur de ses yeux et le rire de ses lèvres donnent à sa beauté le charme de l’adolescence. Comme toutes les nobles femmes de Ceylan, elle n’était jamais entrée chez un marchand et ne connaissait guère que la société de ses pareilles, avant que son mari lui fît visiter l’Angleterre et traverser la France. A Londres, elle a couru les magasins, assisté à des galas et paru en princesse orientale sous les yeux de l’Impératrice des Indes. La souveraine a demandé d’où venait ce costume, et Mme Senathi rayonne au souvenir de l’auguste regard qui se posa sur ses joyaux. C’est une
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femme enfant, dans toute la grâce du terme, et telle que l’Orient en produit pour l’ornement de la vie des hommes. Ni son éducation presque anglaise, ni son passage à travers les salons européens n’ont fait une dame moderne de cette héritière des rajas Tamouls. Elle semble encore imprégnée de la jeunesse du monde. C’est à peine si parfois quelque gaucherie trahit dans ses gestes un souci de nos élégances. Elle appartient à une famille dont les femmes ont été converties au catholicisme. Son orgueil est vif, mais tempéré par sa bonté naturelle et sa curiosité. Les nouveautés qu’elle a entrevues dans son voyage la hantent du désir de les revoir et d’en jouir plus longtemps. On a soulevé devant elle le voile d’un Occident toujours en fêtes, et, timidement, dans son ignorance de ce que dissimulent nos plaisirs, elle a avancé sa figure de nuit douce que réchauffent des lueurs d’or.
 
Près d’elle, la dépassant de toute la tête, son mari. Il est superbe sous la tunique blanche et le turban rouge qui rehaussent son masque bourbonien légèrement atténué ; mais nos vêtemens qu’il porte d’ordinaire, ne lui enlèvent rien de son grand air de domination. C’est un de ces hommes en qui la nature paraît avoir réalisé une œuvre excellente. La force qu’elle prodiguait à ses premières créations assouplit encore ses membres et anime ses yeux. Ses voyages en Europe l’ont affiné sans l’affaiblir. Paris lui a donné une clairvoyance plus aiguë, Londres une sagesse plus pratique. Il parle l’anglais, le français, comprend le latin, lit couramment le sanscrit et le pâli. Ce brahmaniste qui a publié un livre sur le culte de Siva rêve aujourd’hui de fonder une banque à Colombo. Homme d’affaires épris de métaphysique, nourri de symbolisme hindou et capable d’ironie voltairienne, lecteur de Renan, admirateur de Spencer, affranchi de préjugés et rivé à l’orgueil de sa caste, si je ne pense pas avoir jamais rencontré d’homme plus complexe, du moins n’en ai-je jamais connu dont les facultés fussent dans un plus juste équilibre. Les idées qu’il a acquises contrepèsent les idées qu’il a reçues : il reste aussi Tamoul qu’on peut l’être quand on a fréquenté chez les beaux esprits et les esprits forts ; il s’est fait Européen autant qu’on peut le devenir quand on est né Tamoul. Je sens que pour organiser un être si merveilleusement compliqué, des siècles ont dû travailler sans relâche, et j’admire en lui la patience du temps qui rapproche les mondes. La surface de son âme est toute en lumière, comme pour en défendre les profondeurs. Il a une telle
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possession de soi jusque dans ses abandons, une telle maîtrise de ses pensées jusque dans ses paradoxes, qu’on éprouve près de lui la même sécurité que sur une mer qui serait inaccessible aux vents, mais où il vaudrait mieux contempler l’éclat des eaux qu’y jeter la sonde. Il entoure sa femme d’une affection dont les nuances témoignent que cet avocat moderne est tout à la fois, comme le héros antique, le père, le frère, l’époux et le maître. Il rit volontiers, se lie facilement, ne se dérobe point aux questions, y répond avec la netteté des gens qui savent toujours ce qu’ils veulent dire et ne pas dire. Ses sens l’emporteraient, je crois, sur sa sensibilité ; et trop Hindou pour se fier aux mirages de la Maya, mais trop Anglais pour n’y attacher aucune valeur, il s’est fait une intelligence qui se montre satisfaite de la vie.
 
L’hôtel de Mount Lavinia est bâti sur un promontoire vert près d’une forêt de cocotiers qui longe les flots. C’est le plus beau spectacle que m’ait encore offert Ceylan, c’est du moins celui que j’ai contemplé avec le plus de bonheur. La brise et l’immensité de la mer me délivraient d’une oppression splendide. Je m’étais évadé jusqu’au seuil de cette nature, comme un homme qui, longtemps égaré à travers des profondeurs éblouissantes et ténébreuses, revoit le ciel et respire la fraîcheur des claires étendues. Derrière nous, le chemin rouge se dérobait sous la voûte éclatante des palmes, et les gens qui passaient, fantômes bigarrés, semblaient en s’éloignant disparaître pour toujours. Dressés sur le rivage, les uns droits, les autres penchés comme des mâts dans la tempête, les cocotiers hérissaient leurs cimes effarées. Leur innombrable armée que la terre ravitaille et reforme sans cesse contre l’Océan, gardait, sous l’embrasement du ciel et devant le sourire des vagues, la mémoire des grands vents et l’empreinte des tourmentes. Ils présentaient un front de bataille à l’infini des mers, et leur attitude de panaches irrités suscitait l’image d’un combat séculaire entre les ruses de l’eau, tour à tour caressante et formidable, et l’ivresse belliqueuse de la terre, qui ne se fatigue point d’enfanter des remparts et des formes terribles.
 
Mais, si cette halte à Mount Lavinia m’a laissé une forte impression, je la dois moins encore au paysage qu’à l’entretien du noble Tamoul qui m’en faisait les honneurs. Nous nous étions assis en face de la mer et je goûtais une fois de plus la liberté d’esprit de cet homme qui personnifiait si bien une race conquérante. Près de lui, je me sentais très loin des Cynghalais, dont
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les façons efféminées m’inspirent un sentiment voisin de la répugnance. Les Tamouls, ces anciens envahisseurs, ont-ils sauvé du naufrage de leur indépendance un peu de la vigueur qu’atteste leur passé ? Leur mépris pour les Cynghalais les a-t-il maintenus dans une heureuse fierté ? Ont-ils le sang plus généreux, ou faut-il attribuer à leur éloignement du Bouddhisme leur intelligence plus active, leur pensée plus personnelle ? En est-il de leur caractère comme de leur idiome pur encore de toute influence étrangère, alors que le hollandais et le portugais ont manifestement déteint sur la langue cynghalaise ? Durant la traversée, je m’étais assez lié avec Senathi pour apprécier sa rare valeur ; mais, aujourd’hui que je le considère dans le naturel décor où sa race a grandi, il représente à mes yeux toute une caste d’hommes et non la moins intéressante du monde asiatique.
 
L’instruction de ces hommes commence de bonne heure : de quatre ans à dix, on leur enseigne le tamoul et le cynghalais dont la connaissance leur est également indispensable ; à dix ans, leurs maîtres les initient aux langues étrangères et aux langues mortes. En même temps qu’ils apprennent l’anglais, ils traduisent du latin et du grec, déchiffrent le sanscrit et le pâli. Nos programmes classiques, dont la charge nous paraît excessive, ne pèsent guère, si on les met en balance avec ceux des hautes classes de Ceylan. Quand le jeune homme atteint sa vingtième année, il part pour l’Angleterre, la France, l’Allemagne, et y achève son éducation. C’est vers le droit qu’il se porte d’ordinaire comme vers les seules armes offensives et défensives qui lui restent permises. L’histoire de son pays lui en favorise et lui en illustre l’étude. Les Anglais se sont bien gardés de saccager inutilement les us et coutumes des peuples conquis. S’ils exportent aux colonies leur droit criminel, ils n’y transplantent point leur droit civil et ne tranchent pas avec un dogmatisme utopiste et sous couleur d’émancipation sociale les racines que les communautés humaines plongent dans l’humus du passé. Leur autorité s’accommode des anciennes traditions, et toutes les sortes de jurisprudence vivent sur la terre cynghalaise. La propriété, collective à Kandy, est individuelle à Colombo. Le jeune homme dont l’Europe aura complété l’équipement y pourra donc trouver de belles occasions pour s’escrimer de sa science.
 
Mieux instruit que la plupart d’entre nous, descendant d’aïeux batailleurs et métaphysiciens, élevé dans le respect tout extérieur
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du pouvoir britannique, il revient à Ceylan désireux d’agir et d’entreprendre, sous le bénéfice des libertés anglaises, l’affranchissement de ses concitoyens ou plutôt leur éducation civique. Il ne nourrit aucun projet d’insurrection. Les révoltes ne profitent qu’aux sujets déjà mûrs pour se gouverner. D’ailleurs, les Anglais administrent sagement et n’usent qu’avec modération de leur droit de conquête. Le souvenir de leurs atrocités et des palais ensanglantés ne tyrannise point sa mémoire. Son hérédité hindoue envisage ces massacres qui déshonorent notre civilisation comme des accidens prévus et sur lesquels il ne convient pas d’arrêter sa pensée. Notre jeune homme aspire bien moins à en tirer vengeance qu’à remonter au rang dont l’invasion étrangère l’a fait déchoir. S’il renonce aux honneurs de ses ancêtres et aux magnifiques loisirs de l’état de prince, il rêve d’emprunter à ses maîtres leurs armes de précision pour leur disputer légalement l’influence et la richesse. Puisque la moitié du monde appartient aux avocats et l’autre aux industriels, il s’exercera dans l’art de la parole et le maniement des codes, et ses capitaux s’orienteront décidément vers les maisons de banque et les cheminées d’usine. L’île n’est pas encore exploitée : elle recèle des mines de plomb, peut-être d’argent ; et Simbad le Marin ne l’a pas dévalisée de tous ses rubis ni de toutes ses pierres précieuses. La domination anglaise ne sera pas éternelle ; et le jeune héritier des vieux adorateurs de Siva ne souffre point d’une tutelle dont sa philosophie aperçoit déjà le terme au cours des siècles, C’est ainsi que j’imagine le jeune homme des hautes classes de Ceylan, celui qui compte des princes ou des rois parmi ses aïeux, quand, après avoir aspiré l’air de l’Europe, il remet le pied sur sa terre d’origine.
 
Là, que fera-t-il ? Il entrera au Conseil législatif ; il jouera son rôle dans l’Association nationale composée d’indigènes qui se réunissent environ une fois par mois et transmettent au gouverneur des vœux touchant l’intérêt du pays ; il se donnera l’illusion de cette vie publique qui l’enthousiasmait du temps qu’il parcourait l’Europe. Mais, député ou délégué de Ceylan, il ne représentera jamais qu’une caste étrangère aux autres castes. Je n’ignore point que ces castes se sont multipliées et se multiplient encore, ce qui est excellent, car c’est le seul moyen qu’elles aient de se détruire. Elles dégénèrent heureusement en corporations. Il n’avait pas tout à fait tort, le Cynghalais qui me disait : « Nous aurons bientôt réalisé l’idéal des temps modernes. Les castes,
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monsieur, sont d’admirables syndicats ! » Syndicats, corporations, en effet, comment appeler d’un autre nom des groupemens de charpentiers, de tailleurs, de pêcheurs, de vanniers ? Mais ces syndicats ne sont reliés par aucune idée commune. Chacun d’eux est à soi-même son monde et sa patrie. Lorsque les Grecs d’Alexandre débouchèrent dans l’Inde, ils furent frappés de l’indifférence des paysans hindous, qui continuaient sur leur passage à labourer paisiblement la terre. On n’a pas besoin de pénétrer à l’intérieur de Ceylan pour trouver des Cynghalais qui ne se doutent pas que leur pays appartient aux Anglais. Que pourraient donc des hommes comme Senathi ? Quel ascendant prendraient-ils ? Toute leur science indo-européenne ne fait que les éloigner davantage, s’il est possible, du reste de leurs concitoyens. Leur scepticisme religieux a rompu les derniers fils qui les rattachaient à leurs inférieurs. Parmi les Brahmes, les uns, par goût de l’étude, ont obliqué vers les écoles anglaises et ont abdiqué le sacerdoce pour l’enseignement ; les autres, dégradés, avilis, ne forment plus qu’une abjecte prêtraille. Le Bouddhisme, chassé de l’Inde, agonise à Ceylan. Ses moines, que ne retient plus la crainte d’un conseil ecclésiastique, ont fait de l’austère solitude, où jadis leur âme se lavait des souillures du monde, une scandaleuse abbaye de Thélème. Ils ânonnent des textes qu’ils ont cessé de comprendre, et, quand ils sont las de leur désœuvrement, ils fabriquent de la fausse monnaie.
 
Ce peuple hétérogène n’a point de vertu, mais il pousse encore vers le ciel de puissantes et solitaires intelligences où s’épanouissent tous les dons de la race. Leur floraison, moins luxuriante qu’au temps passé, ne fut peut-être jamais plus belle. La serpe anglaise les a émondées des lianes parasites dont les accablait leur débauche de songeries funèbres. Elles tiennent plus profondément au sol et s’élancent, avec la légèreté majestueuse des gerbes de bambous, vers la lumière occidentale. Mais elles ne donnent point d’ombre et leurs fruits n’ont pas de saveur pour ceux qui végètent à leur pied. Ce Tamoul dont j’écoutais la parole près des cocotiers farouches et de la pâle torpeur des vagues me faisait l’impression d’un grand exilé sur sa terre natale.
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<center>II</center>
 
25 Octobre.
 
Je reviens de l’intérieur. Mon voyage a-t-il duré huit mois ou huit jours ? De Colombo, ville récente et vivante, j’ai voulu fuir aux vieilles cités mortes, cénotaphes de peuples évanouis que recouvre la paix des jungles. Mes impressions sont fortes et pourtant confuses. J’ai plongé sous des eaux étranges et mon âme en garde un reflet trouble où scintillent quelques points lumineux, une perle mystérieuse, une ombelle charmante, l’étoile d’une anémone. Des visions exactes et brèves étincellent dans ma mémoire appesantie, comme de petits astres dans une nuit d’orage.
 
De Colombo à Kandy, c’est une succession de rizières enserrées par des forêts, de champs mal défrichés au bord desquels se masse l’avant-garde des jungles, une houle de cimes vertes et noires qui prolonge jusqu’à l’horizon ses lames immobiles. La lumière tombe sur nous d’un ciel épais, comme une menace de mort d’un visage fermé. Sous sa réverbération, le paysage ne paraît éclairé que par de la chaleur. Des Cynghalais, le torse nu, vêtus d’un pagne blanc, cheminent dans les hautes herbes. Un Hindou en turban rouge dirige à la perche un mince radeau sur le lourd miroir d’un marécage. Çà et là, au milieu de la plaine grasse, devant le seuil d’informes chaumières, des hommes cassent du bois, des femmes ramassent des feuilles sèches ; et des buffles, plongés jusqu’aux naseaux dans des étangs vaseux où fleurissent des lotus, gorgent d’humidité sombre leur puissante animalité près de ces fleurs mystiques.
 
Puis le soleil éclate ; les marais se diamantent, et, sous les vagues d’émeraude des fougères arborescentes, l’or frisé des bambous, le vert chatoyant des aréquiers et le vert tendre des cocotiers, l’ombre même se colore. Sur le quai des gares, la foule est taciturne. Les hommes ont le geste sobre, les traits calmes. La grâce de l’individu se fond dans la simplicité hiératique du type. Les femmes, pesantes, écrasées, évidemment inférieures au mâle, ont souvent la bouche déformée par des dents saillantes. Les vieillards sont très doux ; le soleil miroite dans la pâleur de leurs yeux à demi consumés, et l’approche de la mort plisse leurs lèvres d’un éternel sourire. Des coqs et des pintades picorent au milieu d’eux ; les marchands de feuilles de bétel, de
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bananes, de noix de coco, circulent sans hâte, sans cri, les regards loin de leurs paniers. Nous avons quitté la plaine, et le train s’engage sur une rampe étroite entre des rochers qui suintent et se tapissent de fleurs. Autour de nous, les plantations de thé parfument l’air déjà plus frais. Mais ce qui m’est resté dans la mémoire, ce qui m’enchante encore lorsque j’en évoque le souvenir, ce ne sont point les ravins et les flancs des collines où la nature s’enivre de sa fécondité, où la folie des lianes et des plantes parasites donne aux arbres des attitudes de bêtes éperdues, bondissantes ou pâmées ; ni les rizières en gradins arrondis ; ni l’aurore des sentiers grimpans ; ni les grandes herbes lumineuses qui fouettaient nos fronts penchés à la portière ; non : j’ai vu, au centre même d’un fouillis de splendeurs, près d’un cocotier qui, ployé jusqu’à terre, battait le sol de ses larges palmes, dans un site absolument sauvage, une petite hutte plus misérable qu’un nid tombé de l’arbre ; et de sa porte entrouverte sortait un bras de femme nu jusqu’à l’épaule, un beau bras sombre et cerclé d’or.
 
Kandy : une avenue montante, un lac, une pagode sacrée, des îlots de bambous, des allées d’essences merveilleuses, des collines où la lumière pousse en gerbes fauves, s’éparpille en vertes chevelures, se condense en fûts rouilles, se déploie en éventails, s’aiguise en fers de lance, retombe en pluie, s’épanouit en fleurs. C’est un sous-bois éblouissant et parfumé. La sève qui jaillit de la terre est plus brûlante que le vin au sortir du pressoir et communique aux massifs, aux halliers, aux labyrinthes je ne sais quelle divine ébriété. Les racines des arbres saillissent du sol, serpentent à travers les sentiers, se chevauchent, roulent comme des laves. Les cocotiers escaladent les hauteurs, dévalent dans les plaines ; les jaquiers succombent sous leur opulente parure ; les petites feuilles des canneliers papillotent ; d’autres feuilles, dont j’ignore les noms, se teintent de rose, de pourpre, de blanc de créruse ou de bleu sombre ; des fleurs grasses hérissent leurs dards, et les palmiers, plus souples et plus drus que les épis en messidor, déroulent dans l’air l’immensité de leurs palmes ; des troncs éclatent au ras du sol, dont les éclats tordus se couvrent de feuillage ; toute la nature déborde d’un silencieux délire et les collines qui ferment l’horizon s’exhalent en vapeurs capiteuses. Et c’est là, au seuil même d’un sentier dont les hautes herbes s’étoilaient de fleurs inquiétantes, que j’ai contemplé le spectacle d’une vie végétative telle que j’en garde un tragique souvenir.
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Une énorme liane qui rampait s’était brusquement élancée de terre et ruée sur un arbre qui, à demi déraciné, rejetait en arrière sa tête verdoyante. Elle se dressait à une hauteur d’homme et fondait sur sa proie. Sa furieuse étreinte l’avait écrasée et comme incrustée dans le tronc pitoyable autour duquel elle enroulait ensuite une spirale amoureuse et rassasiée.
 
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Nous y avons pénétré à la tombée du soir, en compagnie d’un illustre Cynghalais, caissier d’une banque anglaise. Les Anglais réservent ces places de confiance à des personnages dont le nom et la caste imposent aux indigènes. Roi mage à barbe grise, Raswalte, en même temps qu’il veille sur la caisse de ses patrons, administre le temporel de l’église bouddhiste. Il est le chef laïque de la pagode, « le président de la fabrique, » et, de plus, il possède des éléphans. Nous avons, au milieu de mendians qui agitaient leur sébile, gravi des escaliers et parcouru d’abord une galerie extérieure où nous vîmes danser, à la lueur des torchères, des fresques de démons suppliciant les damnés. J’admirai leurs ventres verts tachetés de noir, leurs fourches, leurs gueules, et leurs crocs qui tenaient de la corne des buffles et de la défense des éléphans. Les damnés, bras rigides et cuisses en équerre, grillés par le feu, dévorés par les bêtes, enveloppés d’un tourbillonnement d’oiseaux rapaces et de serpens multicolores, ne me parurent pas moins dignes de pitié que les maudits de notre
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enfer. Puis notre guide nous introduisit dans un long vestibule où étincelaient des lustres en verre et des lanternes rouges. Près du seuil, six Cambodgiens, accroupis sous leurs voiles blancs, imberbes et ratatinés, avec leurs masques de vieilles femmes, marmottaient des oraisons devant leurs mouchoirs étalés et semés d’aumônes. Derrière une balustrade, des hommes sombres frappaient la peau dorée des tambourins, et d’autres, immobiles, soufflaient dans des trompettes stridentes. L’air était imprégné de l’arôme des frangipanes et du jasmin et d’un parfum de miel où se mêlaient des odeurs d’huile rance.
 
Au fond de la salle, on se déchaussait près d’un étroit escalier dont les degrés obscurs nous menèrent à une cellule embrasée. Les portes en sont d’ivoire travaillé ; la flamme des torches et des chandelles odorantes y léchait aux murs de grands Bouddhas peints en cinabre. Au milieu d’une table d’argent, s’amoncelaient des fleurs de jasmin ; et, à travers une grille vermeille, fermée de lourds cadenas et gardée par un bonze qui soulevait un flambeau parfumé, on nous permit de contempler une cloche resplendissante, terminée en pointe comme un casque, bombée comme une cuirasse, sertie de rubis et de topazes, chargée de carcans d’or. « C’est là, nous dit le vénérable Raswalte, que nous gardons la dent du Bouddha. Il y a seize cents ans qu’une princesse hindoue, pour la soustraire à l’impiété des Brahmes, nous l’apporta de l’Inde au creux de son chignon. On ne l’expose que les jours de grandes fêtes. Le roi de Siam, à son passage, voulut la voir, mais nous n’y avons point consenti. »
 
L’étrange petit palais vibrait tout entier de la répercussion sonore des tambours et des cuivres. Il s’animait d’une vie fantasque : des lueurs, des parfums, des glissemens de toges jaunes, et les sons enragés d’une musique barbare montaient et descendaient ses ténébreux dédales. Quand nous eûmes visité le pavillon octogone, bibliothèque des livres sacrés, mystérieux grimoires tracés sur des palmes étroites et longues, et réunis sous des couvertures d’argent incrustées de rubis, nous revînmes à l’étage inférieur, dans une salle resserrée ; où les Bouddhas attendaient nos hommages. L’un, en bois doré, derrière une vitrine, trônait sur une fleur de lotus ; l’autre, plus petit, tout en cristal, croisait les jambes dans une châsse d’argent et d’ivoire. Un moine debout, drapé à l’antique, le bruni de son épaule nue tranchant sur sa robe orangée, tenait un plateau de fleurs. Raswalte alla se
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laver les mains à une fontaine en cuivre et s’approcha du dieu pour déposer son offrande. Mais, au lieu de lui présenter le plateau, le bonze, mal inspiré, lui tendit une poignée de pétales. Le caissier de la banque anglaise, chef de la pagode et possesseur d’éléphans, saisit les jasmins, les jeta sur les dalles et, reculant de quelques pas, la tête renversée, les yeux ardens, invectiva le prêtre. Celui-ci reçut le choc sans broncher. Pas un muscle de son visage ne tressaillit ; ses lèvres n’eurent pas un frémissement ; ses impassibles yeux continuèrent de fixer un point vague. Seulement, quand il crut l’orage passé, il avança le plateau. Sa tardive déférence acheva d’exaspérer le noble Cynghalais, qui haussa les épaules et tourna le dos. Cette petite scène devant l’autel de Çakia-Mouni me fit rentrer dans la vie réelle, d’où m’avait tiré l’étrangeté de ces lucernaires bouddhistes.
 
La rue principale de Kandy, qui se prolonge en route jusqu’au jardin botanique de Peradenya, accuse plus de misère que le plus misérable de nos bourgs. Mais le soleil des tropiques transfigure le dénuement comme il magnifie les haillons. Les maisons et les taudis n’ont qu’une ou deux pièces, meublées parfois d’une table sordide et d’un lit de repos à demi défoncé : la table resplendit et le lit sert de piédestal au sommeil d’un beau corps de bronze. Des écrans écarlates flambent devant les portes des masures. Les enfans nus qui se baignent dans leur baquet se versent sur la tête des pots de fer pleins d’eau. Les petites filles, luisantes et douces, la tête ébouriffée, les reins entourés d’une chaînette où tremble une feuille d’argent, mordent des fruits avec leurs dents de sauvagesses apprivoisées. Leurs mères, lourdes, tassées, se traînent comme des pauvresses sous les parures qui les cerclent de la cheville à la gorge et distendent le lobe de leurs oreilles tombantes. Partout s’élèvent des écoles et des églises étrangères. Les catholiques ont leur cathédrale ; toutes les sectes protestantes ont édifié leur chapelle, et je ne suis pas moins surpris de voir, au milieu de ces décors luxurians, un temple méthodiste, que je ne l’ai été de lire près de la gare les gigantesques réclames du ''Dewar’s whisky''. La mosquée, plus imposante, érige sur une haute terrasse sa blanche façade découpée et surmontée de croissans, où se pose un vol de pigeons noirs.
Du côté des collines, par-delà le marché aux étoffes, aux fruits, aux viandes et aux poissons, nous avons frappé à la porte d’une petite forteresse carrée dont les murailles sont couronnées d’une
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crénelure de briques : c’est la prison. Parqués en des stalles étroites et assis sur des tronçons d’arbres, les prisonniers dépouillent des noix de coco de leur jaune tignasse et entassent ces filamens pour en faire des matelas. D’autres, au milieu d’une cour embrasée, tournent en file indienne autour d’une palissade à auvent. Ils portent de lourds fardeaux de terre, et chaque touraccompli se marque sur un cadran de bois dont leur chef de file déclenche l’aiguille automatiquement. Quand ils ont achevé six tours, on leur permet de changer leur faix d’épaule. Ils marchent ainsi quatre heures le matin, quatre heures le soir, et subissent ce régime trois mois. Voilà bien un de ces travaux inutiles et par-là même absurdes, dont parle l’auteur de ''la Maison des Morts'', un de ces châtimens « qui sont moins une correction qu’une atroce vengeance. » Mais je ne lus point de désespoir sur ces faces brutales ou rusées de Cynghalais, de Malais et de Mores. Les paroles et les sentimens de Dostoiewsky sont d’un homme libre. Ceux-ci, déchus de leur personnalité par le fatalisme musulman ou les superstitions bouddhiques, ne sauraient souffrir moralement de l’avilissante stérilité de leur tâche. Ils défilent, vêtus comme nos baigneurs d’un costume bleu à raies blanches, devant des surveillans en tunique beige, casqués contre le soleil et armés de petites massues. Les cellules des condamnés à mort s’ouvrent sur une galerie radieuse. L’une d’elles était occupée. Debout, devant la porte close, un factionnaire, quand il aperçut le directeur, porta vivement la main à son casque et cria le mot d’ordre : « Tout va bien ! » Un prêtre, un grand missionnaire italien, que sa soutane noire grandissait encore, sortit et traversa la cour de ses larges enjambées.
 
Je suis revenu à la pagode ; j’ai erré dans les jardins qui l’entourent, parmi les arbres sacrés, les monticules herbeux, les sanctuaires écaillés où somnolent des Bouddhas peints et les vieux autels de pierre jonchés de fleurs. Derrière le temple et le couvent, dans des maisons de bourgeoise apparence, et qui s’élèvent sur l’emplacement du palais des rois cynghalais, logent aujourd’hui des notaires, des agens d’affaires, des ''solicitors'' anglais. Leurs écussons de cuivre sont cloués au-dessous de leurs sonnettes. On se croirait dans une petite ville d’Occident. Mais, à deux pas de leur seuil, l’art prestigieux de nos frères orientaux a fait d’un pavillon de bois rectangulaire la merveille de Kandy. Ses colonnes dont la sombre lumière défie l’éclat du marbre, sa charpente d’une grâce puissante et massive, ses chapiteaux étranges,
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et si simples dans leur étrangeté, ses fines sculptures, tout y respire la délicatesse dans la force et donne l’impression du fini dans le grandiose. Il est ciselé comme un coffre à bijoux, majestueux comme une basilique. Les Anglais y ont établi leur cour de justice. Vers midi, le juge monte sur son estrade ; les avocats s’installent autour d’une table ronde et compulsent leurs dossiers ; la foule entre. Point de cérémonial ; défenseurs et magistrats s’entretiennent d’un ton familier, sans gestes, sans pose ; et les Cynghalais, nu-tête et pieds nus, adossant aux colonnes leur attitude de pâtres antiques, suivent le procès de leurs beaux yeux mobiles. D’autres, étendus, sommeillent sur les dalles ombreuses. Si quelque chose pouvait justifier l’iniquité sanglante de la conquête, ce serait assurément un spectacle pareil : des gentilshommes bienveillans et bien élevés, venus de très loin pour rendre la justice à un peuple indigène, selon l’esprit de sa vieille jurisprudence et dans ce qui reste debout du palais de ses rois.
 
Parmi les résidens étrangers, qui m’ont paru composer une colonie plus discrète et plus aimable que celle de Colombo, il en est un dont l’image se lève d’elle-même, quand je fixe au fond de mes souvenirs les hauteurs radieuses de Kandy. C’est un prince, un prince de l’Eglise, le Délégué Apostolique des Indes. Il a choisi pour résidence une de ces villas qui dominent le lac et dont les blanches vérandahs reposent au sein des palmes ainsi que des papillons endormis dans un calice de fleur. Un domestique cynghalais nous pria de l’attendre au salon. Par la porte qui donnait sur la terrasse, à travers un rideau de lianes étincelantes, on découvrait toute la vallée de Kandy, et, sous des grappes d’or vert et des grêles d’or mat, le lac de diamant noir. Je regardai autour de moi : les murs étaient tendus d’étoffes de Madras où des Hindous luttaient contre des lions. Console, bahut d’ébène brun, de cet ébène cynghalais aujourd’hui introuvable, prie-Dieu dont les dossiers ont la forme et l’élégance de grandes feuilles ogivales, les meubles fleuraient l’amour de l’exquis et du rare. Sur la table, recouverte d’un tapis rouge, une rose était négligemment posée, et, au milieu du luxe de végétation qui nous accablait, je ne saurais dire combien cette simple rose, encore perlée d’aurore et déjà défaillante, me fut, dans son charme solitaire, douce à respirer. Le prélat parut : il était grand, blond, mince, et séduisant d’un mélange inexprimable de grâce et d’autorité. Le ciel des tropiques n’avait point fatigué ses traits et semblait luire dans
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l’azur de ses yeux d’où s’échappaient des flots de lumière. Il parlait le français à la façon des Slaves, qui le parlent mieux que nous. Le feu de son entretien me fut un ravissement, et, par un de ces contrastes dont je suis si friand en voyage et que nous offrent les jeux du hasard, de la nature et de l’humanité, il me sembla que je rencontrais, à quelques pas de la vieille civilisation cynghalaise et dans un décor que les poètes de la Renaissance n’ont pas rêvé, un de ces grands prélats, contemporains de Léon X, philosophes et artistes, pétris de romaine éloquence et d’ironie platonicienne. Il me traça d’une touche large et vivante l’histoire de Ceylan depuis le jour où le roi de Cotta, près de Colombo, reçut la nouvelle d’un débarquement d’hommes pâles qui portaient des bottes et des chapeaux de fer, mangeaient une pierre blanche et buvaient du sang, jusqu’au jour où les Anglais rougirent les dalles du palais de Kandy. J’assistais, en l’écoutant, aux convulsions de ces royaumes qui moururent, comme tant d’autres, d’avoir ouvert leurs portes à l’Europe civilisée. Le roi de Cotta se livre aux Portugais pour qu’ils l’aident à refouler les Mores ; le roi de Kandy s’abandonne aux Hollandais pour qu’ils chassent les Portugais, et les Anglais délogent les Hollandais à leur tour et recueillent l’héritage d’un peuple exténué par ses guerres intestines.
 
« Ah, disait le prélat, que les Portugais ne sont-ils restés les maîtres du pays ! Leurs prêtres y avaient enraciné si profondément la foi chrétienne, que le temps n’a pu mordre sur cette œuvre de la première heure. Ils auraient peut-être arraché toutes les âmes à la torpeur bouddhiste. Vous venez des milieux savans où l’on écrit de fort beaux livres sur le Bouddhisme et le Brahmanisme. Je les ai lus et j’en admire, comme il sied, l’ingénieuse métaphysique. Nos érudits excellent à construire des systèmes, et c’est merveille de les voir dévider les plus grossiers cocons et en ourdir des trames subtiles où se prennent tant de rêves. Les religions confuses que les Hindous ont ébauchées se précisent et s’épurent dans les âmes européennes. De l’écuelle informe elles font un vase mystique pour y verser leur trop-plein de chimères. Le Bouddha renaît à Paris ou à Berlin, transfiguré. Mais, nous qui foulons la terre de sa légende, c’est en vain que nous cherchons dans les cœurs la marque de ses vertus. Le Sublime que chantent vos poètes, et dont vos logiciens s’évertuent à coordonner les songes, n’a laissé derrière lui que l’ombre funeste d’une grosse idole. Voyez la société qui nous entoure :
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athéisme dans les hautes classes, fétichisme chez les humbles. Ceux qui ne nient pas Dieu vivent ployés sous la crainte du diable. Ils ont peur et ne se lassent point d’avoir peur, et leurs bonzes, sauf un ou deux dont le savoir masque aux yeux des passans l’ignorance des autres, leurs bonzes avilis entretiennent cette peur, et leurs arbres sacrés, leurs prières, leurs pèlerinages ne sont que des conjurations de maléfices. Ils passent leur existence à détourner de leur tête je ne sais quels lugubres sorts. Ils tremblent et n’aiment pas. Et pourtant ces beaux Aryens que le soleil a cuivrés, ces Cynghalais qui se disent les fils d’un lion, sont une des races les plus intelligentes et les plus souples du monde. Si le Bouddhisme ne les avait pas stupéfiés, nous les verrions aujourd’hui dans toute la gloire de l’espèce humaine. Les Tamouls remportent par la culture de leurs castes supérieures, mais les Cynghalais, par l’égalité de leur esprit et la haute moyenne de leur entendement. Ils ont une pente naturelle à la douceur et au rêve, et ils imaginent des formes exquises. Dieu, qui leur a donné le royaume des perles et l’empire des pierres précieuses, leur a mis dans l’âme un peu de cette magie dont il dota jadis les orfèvres florentins et les potiers grecs. Tenez, je veux vous montrer ce que font des laboureurs et des piqueurs de bœufs ! »
 
Nous le suivîmes dans son cabinet de travail. Il ouvrit ses tiroirs, et sa table fut en un instant encombrée de chandeliers d’argent, de coupes, d’amphores, d’aiguières, de brûle-parfums. Ces joyaux, que l’esprit des longues générations avait martelés et ciselés, dans une paillotte, près des rizières, entre les doigts d’un pauvre paysan, ces vases au col allongé, au bec rigide, à l’anse fièrement tordue, légers sous la richesse de leurs sculptures, et d’un galbe un peu grêle, s’ennoblissaient d’une gaucherie hiératique qui répandait autour d’eux un prestige sacré. Le prélat s’exaltait à caresser leurs contours ; la fièvre de l’artiste et l’allégresse du collectionneur lui sortaient des yeux. Il nous fit admirer des plats d’argent repoussé dont il avait orné ses murs, et, comme nos regards se portaient vers une lithographie où la figure d’une jeune mère à demi voilée souriait au milieu de ces étincellemens :
 
— « C’est la Vierge de mon village, dit-il. » Puis il nous découvrit sur les rayons d’une armoire des moulins à prières qui venaient du Thibet, et un musée de statuettes en argent, petit Panthéon de Bouddhas indigènes.
 
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— « Celui-là, fit-il, en prenant le dernier de la rangée, celui-là n’est ni grand ni beau, mais il vaut plus que les autres. Il a été vendu par un bonze qui l’avait volé dans sa pagode. »
 
Le soir, Kandy s’enveloppe de silence, à moins que des épousailles n’emplissent les rues du bourdonnement de la foule, du bruit des pétards et de l’éclat des feux de Bengale. Le dernier souvenir qui me reste de cette ville est précisément celui d’une soirée où un mariage musulman avait mis en branle des cortèges de lanternes et d’enfans, les bras chargés d’épis et de palmes. Les deux fiancés étaient exposés, chacun dans sa maison, depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures du matin. Alors le jeune homme, escorté de ses parens et de ses amis, irait en grande pompe retrouver la jeune fille. Dans une salle blanchie à la chaux, qu’illustraient quelques peintures de mosquées et de palais mauresques, sous un dais de pourpre et sur des coussins de soie, nous vîmes, en rentrant, le marié, beau garçon à fine moustache noire, immobile comme une idole, pendant que ses amis achevaient sa toilette au bruit des tamtams et des fifres. le dos de la main à plat sur le genou et les doigts recourbés, il attendait que le henné séchât autour de ses premières phalanges et dans le creux de sa paume. Son visage de statue et ses yeux aux prunelles d’escarboucle planaient sur les cris, les rires, les voix rauques et les rangs accroupis des chanteurs et des musiciens. A l’autre bout de la rue, dans une salle mêmement décorée, la jeune fille, parée de ses plus riches atours, la tête hérissée d’or, les oreilles tendues de girandoles, le col et les poignets non moins resplendissans que des écrins ouverts, le sein gonflé sous des esclavages de pierreries, croisait ses mains rougies et baissait les paupières. Elle était déjà forte ; son nez allongé, ses joues grasses, son menton court et pointu, lui donnaient une vague ressemblance avec ces divinités égyptiennes étrangement sournoises. Ceux qui entraient déposaient devant elle des épis, symboles de la fécondité, et, dans l’air surchauffé de parfums et de mélopées aiguës, au-dessus d’un grouillement de têtes qui jetaient des reflets d’ambre et de voiles rutilans, sa gorge haletait d’une mystérieuse angoisse. Les heures de la nuit brûlaient dans les lustres de verre ; au dehors, la foule s’était évanouie, et les deux êtres qui allaient s’unir, séparés par d’épaisses ténèbres, continuaient de trôner, impassibles et solitaires, dans la magnificence et le sabbat de leur veillée de noces.
 
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Nous avons quitté Kandy et poursuivi notre route vers le Nord. Le chemin de fer se prolonge jusqu’à Matale, à travers le même éblouissement sauvage de forêts de cocotiers, entrecoupées de rizières, et de halliers dont les feuilles éclatantes et pourprées sont plus belles que des pétales de fleurs. Et toujours, le long des routes, des vieillards clignotant et souriant dans leur collier de barbe blanche, des bouviers poussant leurs buffles au milieu des marécages, des enfans aux formes adorables, plantés comme des statues de l’Amour, sous une ombre transparente et rose.
 
Nous achevons la journée à Matale, en compagnie d’un magistrat de police qui revient, lui aussi, du jubilé de la Reine, ainsi qu’en témoignent ses nombreuses photographies de prince cynghalais tirées à Londres. Il nous emmène à quelque distance du village, où surgissent d’énormes rochers dont la tête, enfin chauve, s’assombrit sous un ciel de braise. Avez-vous vu les entassemens de rocs que battent les flots sur les grèves bretonnes ? Ceux que je vois ici n’ont point d’aspect sinistre ; leur parure de fleurs et les grandes ondes de végétation qui leur donnent si doucement l’assaut ensevelissent ces mastodontes dans une ivresse parfumée. Mais, au-dessus des cimes et des lianes, la piété bouddhiste a creusé un temple, et depuis dix-neuf ans le Bouddha y sourit aux ténèbres. Nous avons grimpé un long escalier de pierre où nos pieds écrasaient des fleurs, et nous sommes parvenus à une terrasse de granit, devant une galerie taillée dans la roche. L’enfer y étalait en peinture ses serpens à tête humaine et ses bêtes fantastiques aux formes de calebasses et d’outrés. J’y aperçus aussi un défilé d’éléphans noirs, qui écarquillaient des yeux ronds et blancs. Deux figures sculptées en relief, ensafranées et coiffées de tiares, gardaient le seuil de la caverne. Elle était obscure et pleine d’une odeur de jasmins et de suif. Un Bouddha, les cuisses repliées et les pieds équarris, y soutient son ventre de ses mains croisées ; un autre, boudeur et joufflu, semble assis sur les anneaux d’un cobra, du cobra heptacéphale, du Roi des Nagas, qui se redresse derrière lui et déploie en égide les sept capuchons de ses sept têtes, car le fabuleux reptile a du goût pour les dieux et, quand l’orage crève, abrite indifféremment Brahma ou Çakia Mouni. Un troisième Bouddha couvre de son corps toute la largeur de l’antre, dont sa nuque et ses pieds touchent les parois latérales. Revêtu d’une robe sang de bœuf et décolletée en pointe, la tête posée sur un oreiller de pierre, les yeux vaguement étonnés, les lèvres
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entr’ouvertes et teintes de vermillon, le colosse étendu cuve son Nirvana.
 
Au moment où nous sortions, cinq ou six paysans, qui s’étaient barbouillé le front avec de la bouse de vache, se précipitèrent à genoux et, prosternés contre le sol, entonnèrent de si douloureuses litanies, que notre ''De profundis'' n’a pas d’accent plus funèbre. Ils clamaient en cadence : « Dieu puissant, ayez pitié de nous ! Dieu bienfaisant, ayez pitié de nous ! » et, pendant que, par un autre sentier, nous regagnions le grand chemin à travers un morceau de jungle, nous entendions encore leur lamentation désolée.
 
Sur le bord de la route, aux approches du village, près des plantations de café, des temples hindous s’illuminaient, et leurs façades en pyramides tronquées, leurs mascarons grimaçans, les bêtes d’airain qu’on entrevoyait dans leur profondeur, leur symphonie burlesque de sistres, de tamtam et de cymbales produisaient l’effet d’une étonnante parade de bateleurs. On allumait aussi les veilleuses de la mosquée, et de grands corps, noblement drapés, entouraient le réservoir aux ablutions, dont l’eau se décolorait sous la tombée de la nuit. Des troupeaux de chèvres brunes défilaient devant nous, conduits par des enfans. De petits chiens malingres et galeux jappaient sur le seuil des cases. Quand l’ombre sans étoile eut tout submergé et que les boutiques de Matalc eurent éteint leurs quinquets et souillé leurs torchères, on ne perçut plus, en traversant le village, que de faibles lueurs et des rythmes de rauques prières, qui filtraient entre les planches des contrevens mal clos.
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Vers six heures du matin, la trompette de la ''Royal Mail'' qui devait nous emporter à travers les jungles vers l’ancienne capitale
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d’Anuradhapura sonna sous les rouges flamboyans sa fanfare cassée. Elle était extraordinaire, cette ''Royal Mail'' : vieux break délabré, essieux tordus, roues zigzagantes, timon rompu en deux endroits et grossièrement ligaturé, des cordes en guise de harnais, des fibres de plantes en place de crochets, et, suspendu au siège, un débris de noix de coco pour remédier, dans les descentes, à la paralysie du frein. On ne se disait pas en la voyant : « Comme elle a roulé ! » Mais bien : « Comme elle a versé ! Que de côtes descendues les roues en l’air ! Que de chutes et de sommeils dans les ornières et les fossés ! » Le maître de poste y attelait des chevaux fringans et vicieux que leur conducteur, un vieil Hindou du continent, maintenait au galop, et la pauvre patache, festonnant et grinçant sous ses éclisses et ses bandages, avait l’air d’une vieille infirme d’hôpital entraînée par deux casse-cou et prise de la folie des courses dératées.
 
Matale avait disparu au tournant de la route et nous galopions sous le dôme ininterrompu des arbres sublimes et de leurs rameaux embrasés. Les ombres des troncs, qui s’allongeaient sur les chemins montans, semblaient les découper en escaliers de lumière bordés de marbre noir. Je n’avais jamais conçu d’aurore pareillement triomphale, et je songeai aux matins que me réservaient d’autres ciels et dont l’éclat ne saurait plus me satisfaire. Des laboureurs s’en allaient aux champs : ils passaient, splendides comme les choses, portant sur la tête des gerbes de paille et sur l’épaule leur bêche étincelante au manche d’ébène ; les femmes marchaient à leur côté, les oreilles, le col et les chevilles brillant de cuivre ou d’or. Leur théorie se déroulait avec la sobre harmonie de l’allure et des gestes que la nature enseigne aux êtres qui ne se sont point détachés d’elle ; et des parias, gracieux aussi, descendaient dans les fossés, par signe de respect, au bruit de notre attelage. De loin en loin des villages, des hameaux, des cases isolées se dressaient au bord de la route, le chaume de leurs toits trop lourds croulant jusqu’à terre. Et c’étaient des coins de vie réelle entrevus et rapidement saisis : un potier assis devant sa roue et modelant son argile ; un prêtre bouddhiste appuyé à son parapluie noir pendant qu’un petit bonze, se haussant sur la pointe des pieds, lui écarte les paupières et souffle dans son œil qu’une mouche ou un grain de poussière avait aveuglé ; un Cynghalais accroupi et grelottant de fièvre près d’un feu de sarmens au milieu d’une aire ensoleillée ; des enfans nus cheminant sur la hanche
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demi-nue de leur mère et formant avec elle un admirable entrelacement de bras et de jambes dorés ; des femmes bibliques accoudées à la margelle d’un puits ; sous l’ombre d’un arbre à mangues, une négresse vautrée dans l’herbe et jouant avec ses petits qui la chevauchent, la tirent par les cheveux et crient ''Mma ! Mma'' ! et, devant un étalage de fruits et de feuilles de bétel, où nous nous arrêtons, l’étrange rencontre d’un blême Européen, habillé comme un Cynghalais, fuyant mes regards et ramenant les plis de sa jupe pour me dissimuler la blancheur de sa peau.
 
Environ toutes les deux heures, nous arrivons à un relais : on nous amène des chevaux dont les naseaux sont pris et serrés dans des nœuds coulans. Ils se mordent, se cabrent, ruent, s’emballent ; les palefreniers courent pendant une demi-lieue en les tenant à la crinière. Aux tournans et aux descentes, le postillon saute à terre et leur saisit la bride. Que ne le fit-il toujours ! A un certain moment, l’attelage partit à fond de train, dévia de la chaussée et, notre roue heurtant et défonçant une borne de pierre, nous nous retrouvâmes étalés avec la ''Royal Mail'' dans les chaudes broussailles. Nos compagnons de voyage, un maigre patriarche cynghalais à tête d’oiseau, deux femmes dont la mâchoire en saillie grimaçait un immuable rire, et un enfant de trois ou quatre ans, se relevèrent sans pousser un cri, sans prononcer une parole, sans manifester la moindre surprise. Seul notre cocher se tenait les côtes et, probablement pour éviter les reproches, geignait des ''Hullah ! Hullah'' ! Les chevaux dételés commencèrent à paître d’une âme satisfaite, et la patache semblait avoir retrouvé sa position naturelle. Les deux femmes et l’enfant s’accroupirent au bord du fossé, pendant que nous remettions la pauvre vieille sur ses roues. « Bah, disait-elle, vous en verrez bien d’autres et tout ici-bas n’est qu’apparence. » A Dambulla, sa roue de devant nous faussa compagnie, mais elle le fit le plus poliment du monde, à dix pas de chez un forgeron.
 
J’en profitai pour escalader, au soleil de midi, d’énormes des de rochers et visiter une pagode souterraine. Au pied même de l’ardente montée, je passai devant une maisonnette à vérandah où un bonze, nonchalamment couché sur un lit de rotin, goûtait la fraîcheur des acacias et lisait un vieux livre. Mon guide lui ayant adressé la parole, il daigna lever la tête, ébaucha un léger signe, et laissa tomber sur l’être ignorant, curieux et futile que j’étais, un regard de si parfait mépris, que j’eus conscience de mon indignité.
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La caverne sainte était plus large et plus sombre que celle de Matale et, sculpté dans le roc même, le Bouddha, qui gisait au fond de ce repaire, plus monstrueux que les autres. On ne le voyait pas ; on l’explorait. Plusieurs bonzes survinrent ; chacun d’eux alluma une chandelle et, moyennant quelque menue monnaie, ils se postèrent l’un devant la tête, l’autre face au ventre, le troisième près des pieds. Mais le gigantesque mammifère m’eût paru plus effrayant encore de ces demi-clartés, si je n’avais été rassuré par sa grosse figure hébétée de Lotophage.
 
Après Dambulla, la végétation, toujours aussi verdoyante, est moins haute ; nous entrons dans les jungles. La route, que bientôt les pluies défonceront et jusqu’aux bords de laquelle s’avancent parfois les éléphans sauvages, se prolonge indéfiniment, et presque en ligne droite, entre deux remparts impénétrables de bambous, de lianes et de broussailles. De distance en distance, avec une régularité géométrique, s’élèvent des cônes de terre que j’aurais pris pour des tombeaux et qui ne sont que des fourmilières de fourmis blanches. La sonnerie de nos grelots débusque et met en fuite des lézards, des coqs de bruyère, des mangoustes, tout un petit peuple de volatiles et de rongeurs, et, çà et là, un serpent lové sur l’herbe se détend et plonge dans l’ombre inextricable. Plus familiers avec les bruits du monde, des singes traversent la route en bonds fantasques et suspendent aux arbres, qui bordent les fossés, la parodie de leurs grappes humaines. Les villages, dont les toits chancellent comme des meules de foin après un ouragan, sentent la fièvre et la misère.
 
Quand le soleil couchant, qui semblait avoir durant le jour épuisé sa splendeur, colora le ciel de nuances délicates et fugitives, nous galopions encore, et ses derniers rayons illuminèrent doucement, dans une éclaircie des jungles, un lac presque rose, limité par de lointaines futaies. Toute la mélancolie du crépuscule se mirait sur la teinte fanée de ses eaux. La nature l’avait jeté là comme la rose du prélat romain, et sa solitude mourante lui donnait une grâce indicible et de l’immensité. La nuit tomba ; nous galopions toujours. Les chevaux du dernier relais, plus vifs encore de la fraîcheur nocturne, allaient un train d’enfer, et notre postillon, debout près du cocher, soufflait à en cracher l’âme dans son buccin de cuivre. Nous traversâmes ventre à terre un carrefour en croix, où j’entrevis une forme blanche, immobile, pareille à l’image de la Perplexité. Et tout devint prodigieux.
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Des myriades de lucioles jaillirent, comme si les pierreries de Ceylan prenaient leur vol à travers des ténèbres nuptiales : du haut des arbres, sur l’étendue de la route et le murmure des rivières inaperçues, parmi les fossés et les sentes des jungles, leurs éclairs ailés tissaient des réseaux onduleux et vibrans de diamans et de saphirs. Les hameaux plus nombreux, et leurs cercles taciturnes de gens accroupis en plein air autour d’un feu de cuisine, faisaient, dans la noirceur de l’ombre, des explosions de lumière où la violence des couleurs contrastait avec le calme des effigies humaines. Les sonnailles de l’attelage carillonnaient à toute volée ; le clairon faussé crevait en sonneries déchirantes, et, devant la patache enragée, dont les vieux os rendaient un bruit de ferrailles, les charrettes, qui sous leur caisson balancent lentement une lanterne au ras du sol, ne se garaient pas assez vite pour que leur charge de riz ne nous frôlât point la figure ; une foule de blancs fantômes aux masques noirs s’écartaient des deux côtés de la route avec la molle douceur des vagues écumeuses que fend le navire ; et des hommes nus, sortis de leurs cabanes, brandissaient des torches rouges. Mon cœur battait à rompre : je m’enivrais furieusement de cette galopade effrénée, de ce vent de ténèbres qui me soufflait au visage, de ces solitudes où la nuit mène en silence son orgie de mystères, et de ce cordon fantastique de lampadaires ensanglantés. Et brusquement nous vîmes, à notre droite, se dégager de l’ombre un dôme plus noir qu’elle et qui sortait du sol. « Dagoba ! Anuradhapura ! » nous cria le conducteur. Puis ce fut une enfilade de boutiques éclairées devant lesquelles notre tourbillon passa, et nous fûmes repris, happés, engloutis par la nuit béante.
 
Un instant après, nous traversions le jardin du ''Resthouse'', et un Cynghalais au beau peigne d’écaillé, dont la lanterne de papier crépitait sous l’essaim des phalènes, nous conduisit à notre chambre. Elle était immense. J’y comptais huit fenêtres, toutes munies de barreaux par crainte des voleurs.
 
C’est là, pendant que les ouvriers microscopiques de la nuit, les insectes, limaient, sciaient, jouaient du marteau et remplissaient l’énorme silence de leur vaine rumeur, c’est là que j’ai lu les fastes de l’antique capitale des rois cynghalais, une des villes les plus anciennes du monde. Durant treize ou quatorze siècles, les Cynghalais ont lutté contre les invasions hindoues et, dans cette plaine ouverte aux conquérans, se sont évertués à bâtir une
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ville colossale et sainte. Son emplacement reste sacré, et tous les mois de mai ramènent autour de son cadavre encore vivant des pèlerins plus nombreux que les herbes qui le recouvrent. L’étrange histoire ! Le rêve douloureux de Bouddha, qui s’y abîme, la teint d’une irradiation funèbre. Imaginez un peuple de moines bouddhistes, de vampires drapés de safran, impassibles et rapaces, dont l’insatiable mendicité capte les terres, les eaux, les bois, les routes et accumule des trésors ; autour d’eux, les flots cuivrés d’une multitude humaine que domine la sombre masse des éléphans, et qui pétrit des milliards de briques, charrie des carrières de granit, taille, sculpte, édifie des palais déconcertans et d’invraisemblables monastères ; une cour barbare, souillée de crimes et d’assassinats, et hantée par des remords qui précipitent les coupables dans un délire de constructions cyclopéennes ; des frères qui s’égorgent, des parricides, des révolutions de palais, des fuites de vieux rois trahis, et l’étang près duquel l’escorte tue son maître ; un défilé de personnages déjà fameux sous d’autres ciels, réincarnations tragiques de Messaline et d’Héliogabale ; des combats singuliers, où les héros sont montés sur des éléphans ; des cortèges triomphaux, plus somptueux que ceux qui traversèrent la petite ville de Rome ; des rois sages, des rois bouddhistes parfumés d’une hécatombe de jasmins, des rois amis de la terre, qui creusent les réservoirs, multiplient les lacs, répandent à travers la plaine le murmure des eaux vives, et semblent, dans la pourpre de leur couchant, les Empereurs des Moissons ; des âmes enfin assez pareilles aux nôtres, sauf qu’elles ont moins de tendresse et moins de chevalerie, aiguillonnées des mêmes instincts, tourmentées des mêmes cauchemars, dont parfois l’éclat du ciel exaspère les violences ou grandit la sérénité, mais que la morphine bouddhique énerve d’inquiétudes fiévreuses suivies de lourds abattemens ; une foule d’âmes qui s’écoula durant des siècles et des siècles, tandis qu’au seuil des temples, les prêtres immuables sonnaient dans leurs conques la fuite des heures et la délivrance éternelle.
 
Cette ville fut plus d’une fois mise à feu et à sang par les envahisseurs hindous ; les Tamouls la ruinèrent, et la jungle s’en empara. Aujourd’hui, chef-lieu d’une province anglaise, de la ''North Central Province'', elle alimente l’ambition de quelques archéologues, qui, méthodiquement, avec la lenteur dont il convient de réveiller un tel sommeil, essayent de retrouver et de comprendre,
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de restaurer et de réunir ses lambeaux de vie dispersés. Nous avons erré, du matin au soir, sur des routes qu’embrasaient les ruines ardentes, et sous une forêt pleine d’apparitions. Longues jambes noires et robes jaunes, des bonzes, mâcheurs de bétel, les yeux fixes et l’éventail à la main, rôdaient dans ces débris déserts, comme de grands échassiers autour de leur nid dévasté ; et les chemins étaient fleuris de parterres miraculeux, papillons groupés, fleurs immobiles et vivantes que le bruit de nos pas dispersait en milliers d’ailes.
 
Et nous vîmes d’abord les dagobas, qui s’érigent de tous côtés et qui sont ce que l’architecture cynghalaise a produit de plus original, car, si l’Inde en a peut-être ornementé les dépendances, leur forme appartient à Ceylan. Monumens bouddhiques, elles n’étonnent plus quand on a mesuré des yeux l’énormité des Bouddhas couchés. Il était naturel d’honorer ces dieux par des constructions aussi lourdes que gigantesques. Je n’ai jamais mieux compris la grâce des pyramides que devant ces cloches en maçonnerie dont plusieurs ont trois cent cinquante pieds de diamètre et en eurent jusqu’à trois cents de hauteur. Toutes en briques, revêtues jadis d’un enduit blanc, surmontées d’un pinacle étincelant, comme un casque de sa pointe, elles reposent sur un socle de granit qui s’étage en trois degrés circulaires, au milieu d’une terrasse carrée, dallée, ceinte de murs à créneaux pointus, hérissée des statues, presque assyriennes, de rois mutilés et de bonzes sans tête. Aux quatre points cardinaux, des autels de pierre ornés de bas-reliefs se dressent pour recevoir les fleurs des fidèles, et, devant chacun d’eux, un large escalier descend dans la première enceinte, habitée par les prêtres et qu’entouraient autrefois des éléphans en briques armés de vrais ivoires. Au pied de l’escalier, de la même largeur que ses marches, s’arrondit la pierre de lune, cette dalle demi-circulaire où se déroulent entre des bandes d’arabesques et de feuilles de lotus, une frise d’animaux invariablement composée d’un éléphant, d’un buffle, d’un lion et d’un cheval, et un cordon d’oies rapides qui parfois laissent pendre de leur bec la fleur sacrée. Les deux rampes de l’escalier se recourbent en trompes d’éléphans, et, de chaque côté de la pierre de lune, sculptés dans le bloc même et sous le cintre d’une niche de granit, les gardiens des portes, tous pareils, tous charmans avec leurs paupières baissées, leur figure de femme dont on ne sait trop si elle va sourire ou pleurer, leurs
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rangées de colliers élargies sur leur poitrine délicate, et la chaste souplesse de leur déhanchement, soulèvent à la hauteur de l’épaule un vase mystérieux dans la paume d’une main, et de l’autre étreignent, légèrement penchés vers elle, une tige qui jaillit de la pierre, s’élance, se recourbe et s’épanouit en ciselures merveilleuses. Le naga qui les auréole de ses capuchons forme derrière leur tête comme une grande coquille de Saint-Jacques. A leurs pieds, deux nains ventrus et couverts de bijoux s’égayent eux-mêmes de leurs contorsions. Et ces nains, on les retrouve partout, comme la trompe de l’éléphant, le lotus et le cobra, sur les contremarches des escaliers, la frise des autels, les brûle-parfums et les chapiteaux qui jonchent la terrasse.
 
Là s’organisaient jadis les processions. Elles descendaient l’escalier et franchissaient la porte ouverte du côté de l’Orient. Le soleil vertical prêtait une vie torride à ce peuple pétrifié de rois, de prêtres, de nains, d’éléphans, de lions, de reptiles, et concentrait toute sa splendeur sur les flancs arrondis de la dagoba. La lourde masse devenait alors comme le centre de la flamme inextinguible ; elle absorbait en elle le feu qui dévore les mondes et sur la foule impuissante à la fixer dardait une ivresse brûlante et d’autant plus sacrée que ses millions de briques recouvraient un trésor de pierres précieuses et une relique de Bouddha. D’ailleurs, toute la ville, qui s’étendait, dit-on, sur une longueur de deux lieues et demie, était sanctifiée de pieux souvenirs. Ici reposait une clavicule du maître, là l’unique cheveu de son crâne. Avant d’émigrer à Kandy, la Dent y avait son temple : on en voit encore les colonnes, qui rappellent le style corinthien. Plus loin, près d’une pagode rocheuse, affreusement restaurée par les bonzes, on nous montra l’empreinte du pied de Bouddha sur la pierre. Nous avons gravi les trois terrasses où depuis plus de deux mille ans continue de vivre l’authentique rejeton du figuier hindou sous lequel Gotama se sentit naître à la divinité. Sa vieillesse l’accable et l’appauvrit, et, dans cette enceinte qu’ombragent d’autres figuiers âgés seulement de quelques siècles, il semble épuisé de ses longs honneurs et de la forêt d’arbres sacrés qui, sortis de son tronc, se sont répandus à travers tous les temples de l’île : c’est le seul arbre dont j’ai pensé qu’il pourrait mourir. Que cet endroit était beau ! Des escaliers sculptés, des colonnes monolithes ornées de chapiteaux, des tables de granit où, sous le doigt qui les mouille, les inscriptions renaissent, des pierres de lune plus luisantes que
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les boucliers d’airain ; des Bouddhas aux bras cassés émergeant de la verdure comme des naufragés, et d’autres, étendus, le nez camard, leur figure informe ne gardant plus de ses traits que la ligne du sourire, mais cent fois plus vivans que les idoles peinturées des pagodes ; d’antiques autels parfumés d’offrandes matinales ; des Cynghalais cuisant leur riz au milieu de ces ruines éclatantes, et, sur nos têtes, le cri des singes.
 
De la cour royale il ne reste aucun vestige. Le Palais de Bronze, dont les seize cents colonnes se déploient en carré de menhirs et qui jadis, cuirassées de métal, supportaient une pyramide de neuf étages, n’était qu’un vaste monastère où logeaient plus de mille bonzes. Les pokunas, ces piscines de granit, dépendent des couvens et des églises, même celle qu’on a nommée le Bain des Rois. La fermeté de leurs moulures, l’harmonie de leurs escaliers, le poli de leurs pierres de taille, semblent garder la noblesse des formes humaines qui s’y dévoilèrent et l’image d’une beauté qu’on ne reverra plus. Et tout respire et ne respire que la vie religieuse, une vie débordante, étouffante, sous le poids de laquelle l’homme, anéanti, n’a d’autre volonté que celle d’ajouter une nouvelle pierre à la prison dont il meurt. Le Bouddha, ruiné et triomphant encore, emplit la solitude. C’est en vain que la jungle a marché, qu’elle a envahi les vestibules, brisé les dalles, abattu les piliers, fait éclater les toits, et lancé jusqu’au faîte des dagobas des arbres dont les feuilles s’agitent comme des mains victorieuses : il vit et rien ne vit autour de lui que ce qu’il a inspiré. Parmi les décombres, une divinité hindoue, une femme aux huit bras, le visage dur et fermé, la seule étrangère qu’on ait retrouvée sur ce coin de terre bouddhiste, contemple, déesse en exil, le champ de bataille que fait la chute d’un dieu.
 
Vers le milieu du jour, nous avons traversé le bourg cynghalais qui végète dans la cité des ruines. On y promenait un éléphant. L’animal s’était blessé à la patte, la semaine précédente, et son cornac lui permettait celte première sortie de convalescence. Les gens s’avançaient hors de leurs pauvres boutiques et s’informaient de sa santé. Un grand Cynghalais qui travaillait devant une machine à coudre se leva et vint tendre un fruit au Seigneur Porte-défenses, dont la trompe et les oreilles avaient la couleur de vieux fûts de bambou. Un prêtre bouddhiste rasait l’ombre des échoppes, l’écuelle aux aumônes dissimulée sous les plis de sa toge ; et des pêcheurs, le filet sur l’épaule,
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s’acheminaient vers un lac dont les eaux brasillaient au soleil et nous séparaient des jungles. Puis, le jour déclina et nous rentrâmes dans la forêt.
 
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ANDRE BELLESSORT.
 
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