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Et d’abord, y a-t-il une question arménienne? Etrange point d’interrogation à poser au plus fort d’une crise dont tout le monde s’accorde à affirmer les origines purement arméniennes. Il n’en est pas moins vrai que le problème avec lequel l’Europe est aux prises serait peut-être moins insoluble si, au lieu d’être arbitrairement rétréci et en quelque sorte étranglé, il avait, dès le premier jour, été posé avec l’ampleur que les événemens n’ont pas tardé à lui donner. Non, il n’y a pas de question arménienne : il n’y a qu’une grande et redoutable question d’Orient, dont celle-là n’est que l’une des faces multiples; et même, à vrai dire, il n’y a pas de question d’Orient séparée de l’ensemble complexe des difficultés qui pèsent sur l’Europe moderne. La question d’Orient est avant tout et par-dessus toute chose une question d’Occident, et la solution en dépend, non pas des données plus ou moins simples qu’offre l’état intérieur de l’empire ottoman, mais du rapprochement, de la confrontation et de la comparaison attentive des intérêts, des droits, des forces, des craintes et des aspirations des grandes puissances de l’Europe.
 
 
La question d’Orient! Elle est née le jour où l’Europe a cessé d’être hantée par le cauchemar de la marée montante de l’Islam, — le jour où, au lieu d’invoquer comme elle le faisait encore, dans les prières liturgiques rédigées au XVIe siècle, l’assistance divine contre la peste, la famine, les tremblemens de terres, les inondations et le ''Turc'', elle a commencé à voir dans le fléau de Dieu un élément de son équilibre.
 
Et d’abord, y a-t-il une question arménienne ? Etrange point d’interrogation à poser au plus fort d’une crise dont tout le monde s’accorde à affirmer les origines purement arméniennes. Il n’en est pas moins vrai que le problème avec lequel l’Europe est aux prises serait peut-être moins insoluble si, au lieu d’être arbitrairement rétréci et en quelque sorte étranglé, il avait, dès le premier jour, été posé avec l’ampleur que les événemens n’ont pas tardé à lui donner. Non, il n’y a pas de question arménienne : il n’y a qu’une grande et redoutable question d’Orient, dont celle-là n’est que l’une des faces multiples ; et même, à vrai dire, il n’y a pas de question d’Orient séparée de l’ensemble complexe des difficultés qui pèsent sur l’Europe moderne. La question d’Orient est avant tout et par-dessus toute chose une question d’Occident, et la solution en dépend, non pas des données plus ou moins simples qu’offre l’état intérieur de l’empire ottoman, mais du rapprochement, de la confrontation et de la comparaison attentive des intérêts, des droits, des forces, des craintes et des aspirations des grandes puissances de l’Europe.
 
La question d’Orient ! Elle est née le jour où l’Europe a cessé d’être hantée par le cauchemar de la marée montante de l’Islam, — le jour où, au lieu d’invoquer comme elle le faisait encore, dans les prières liturgiques rédigées au XVIe siècle, l’assistance divine contre la peste, la famine, les tremblemens de terres, les inondations et le ''Turc'', elle a commencé à voir dans le fléau de Dieu un élément de son équilibre.
 
Cette maladie chronique d’un empire qui ne peut ni vivre ni mourir a eu d’étranges effets sur l’attitude des peuples voisins de la Turquie, ils se sont donné pour but de maintenir le plus longtemps possible en vie un Etat en pleine dissolution. En même temps ils n’auraient pu, sans renier leur passé, retirer leur protection à leur ancienne clientèle des nationalités chrétiennes, à qui
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les unit une solidarité sentimentale, et qui ne font que leur rendre le sincère hommage de l’imitation en cherchant à s’affranchir.
 
Bizarre situation ! Ces mêmes médecins qui entourent le lit de l’''Homme malade'' et qui lui prescrivent et lui administrent sinon des remèdes, du moins des caïmans et des anesthésiques, sont en même temps les hommes d’affaires qui ont mandé à son chevet ses héritiers futurs et qui s’occupent déjà, avant qu’il ait rendu le dernier soupir, de régler le partage de sa succession. C’est l’Europe qui a semé les germes de l’amour de la liberté dans l’âme des Grecs, des Serbes, des Roumains, des Bulgares, aujourd’hui des Arméniens ; c’est elle qui est intervenue pour leur procurer une indépendance d’abord limitée, puis complète : et c’est elle qui monte la garde autour de ce qui reste de l’empire ottoman et qui s’efforce de maintenir dans l’obéissance, en la faisant tolérable, les populations encore sujettes !
 
Ainsi la diplomatie est contrainte à des prodiges d’équilibre ou plutôt d’équilibriste. Elle est condamnée à un opportunisme absolu, si l’on peut allier ces deux mots. Elle est forcée de pratiquer le culte du fait accompli. Par là elle se donne l’apparence de pousser aux pires excès en sens opposé, — d’encourager tout ensemble les Turcs à sauvegarder leur suprématie par tous les moyens, puisqu’une fois perdue, ils ne la recouvreront jamais, et les rayahs à secouer le joug par tous les moyens, puisqu’une fois affranchis, ils ne seront plus réasservis. C’est immoral : c’est inévitable.
 
Ici se trouve le point où se rejoignent et se compliquent mutuellement les deux ordres de problèmes qui occupent la diplomatie contemporaine. D’un côté, les affres d’une décomposition graduelle, la lutte sans espoir de races qui ont cessé d’être dominantes contre des races, longtemps asservies, qui ont cessé de se sentir inférieures ; de l’autre, les maladies de croissance d’une santé trop drue, les excès de vitalité de l’Europe, les conflits d’ambition, les rivalités d’appétit territorial de nations pleines de vie, débordantes de forces et également résolues à se tailler leur part — et une large part — dans le gâteau colonial. Voilà le double pôle autour duquel tourne l’activité de la diplomatie contemporaine. Heureuse encore si les deux terrains étaient strictement délimités et n’empiétaient pas fréquemment l’un sur l’autre ; si, par exemple, l’occupation indéfiniment prolongée de l’Egypte n’avait pas son contre-coup sur le règlement de la question du Congo ou du Soudan et si la prise de possession accélérée de l’Afrique ne réagissait pas fatalement sur la politique des puissances à l’égard de la Turquie.
 
Lorsque, vers la fin de l’automne 1894, le bruit commença à se répandre sourdement en Europe d’un massacre dont le vilayet
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de Bitlis aurait été le théâtre dans le cours des mois de juin et de juillet précédens, personne ne pouvait prévoir la gravité de cet incident, ni que c’étaient les destinées mêmes de l’empire ottoman tout entier qui allaient être mises en jeu. Il s’agissait d’une région fort éloignée, presque inaccessible, profondément inconnue. Pendant longtemps force fut de se contenter de rumeurs vagues, aussitôt démenties.
 
Peu à peu toutefois, par bribes et morceaux, par brefs fragmens de récits et par aveux involontaires, la vérité se fit jour. On apprit qu’à la suite de mouvemens imprudens de la population arménienne du Sassoun, district montagneux du vilayet de Bitlis, un conflit s’était produit entre ces paysans chrétiens et une tribu kourde du voisinage. Le pacha de Bitlis voulut faire du zèle. Il rassembla des troupes et les lança contre les villageois chrétiens du Sassoun. La répression fut terrible. Elle fut sauvage. Les soldats de l’armée régulière rivalisèrent de férocité avec les irréguliers des tribus kourdes. Ce fut un massacre général. Hommes, vieillards, enfans, femmes, périrent en grand nombre : celles-ci après avoir subi les plus odieux outrages. Tout cela se faisait avec ordre ou plutôt par ordre, sous les yeux des autorités supérieures. On eût dit qu’une consigne, partie de haut, avait été donnée d’exterminer les Arméniens de ces régions. De quelque côté qu’ils tournassent les yeux, ils ne rencontraient que des bourreaux, point de protecteurs ni de juges.
 
D’où venait cette explosion de fanatisme ? Comment les Turcs, d’ordinaire fatalistes, passifs et tolérans, s’étaient-ils portés à ces excès ? Sans doute il faut faire la part de la surprise et de la colère. Il paraît bien avéré que les Arméniens du Sassoun auraient tiré les premiers. Suite et couronnement d’une sourde agitation née vers 1888, entretenue et propagée par des agens de toute sorte et de toute nationalité, et qui avait déjà éclaté à Constantinople en juin et juillet 1890. Ce n’était toutefois là qu’un incident dans une histoire bien plus ancienne.
 
Le haut plateau qui s’élève par terrasses successives jusqu’à une altitude moyenne de 1 500 à 2 000 mètres et qui s’adosse aux contreforts du Caucase comme pour servir de rempart entre l’Asie Mineure et la masse énorme du continent asiatique : c’est l’Arménie. Région montagneuse semée de pics élevés ; sillonnée de l’est à l’ouest de gorges profondes au fond desquelles coulent des cours d’eau dont plusieurs deviennent de grands fleuves ; creusée de trois grandes dépressions où s’étalent de vastes lacs, vraies mers intérieures ; l’Arménie est en quelque sorte l’articulation par laquelle se rattache au gros tronc asiatique le long bras qu’il tend vers l’Occident. Un trait capital de sa constitution
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physique, c’est la large brèche qu’ouvrent dans ses bastions, au nord, à l’est, et au sud, les quatre grands fleuves qui prennent leur source sur son sol. Ainsi l’Arménie, jetée au carrefour des grands chemins de deux continens, n’a pas eu le privilège d’être hermétiquement close par la nature.
 
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Cependant, l’aube des temps nouveaux et des jours meilleurs allait se lever de l’autre côté du Caucase. La Russie descendait pas à pas les pentes de la grande chaîne de montagnes qui sert de frontière à l’Europe et à l’Asie. Plus d’un sixième du total de la superficie de l’Arménie historique appartient aujourd’hui à l’empire russe. Un peu moins d’un sixième, au sud-est, est demeuré à la Perse. La Turquie a conservé de beaucoup la plus grosse part, la région occidentale, plus des deux tiers de l’ancien royaume. Les auteurs les plus dignes de foi évaluent à 600 000
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ou 700 000 le nombre des Arméniens sujets russes, à 300 000 ou 400 000 le total des Arméniens sujets du schah de Perse, enfin à 1 200 000 ou 1 300 000 le total des Arméniens sujets du sultan. Il est toutefois une circonstance qui enlève beaucoup de leur valeur à ces chiffres bruts. ''Nulle part'', pas même au cœur de leur ancien domaine patrimonial, pas même dans les vilayets de Ritlis, de Van el d’Erzeroum, les Arméniens ne forment la majorité de la population. Là où ils sont les plus nombreux absolument, dans le vilayet de Siwas, où ils ne sont pas moins de 170 000, ils se trouvent en présence de 840 000 musulmans, et ils ne forment que 15 pour 100 de la population totale. En somme, il n’est pas une province, pas un district, presque pas un seul canton où la population arménienne soit en majorité et puisse équitablement revendiquer la suprématie pour sa nationalité.
 
La question arménienne ne serait qu’un jeu d’enfant, sans la coexistence de deux races et de deux religions hostiles sur le même sol. Rustem-Pacha, l’ambassadeur chrétien qui vient de mourir à Londres, disait avec cette pointe de paradoxe qui ne gâte jamais rien : « ''Il n’y a pas d’Arménie ; il y a cinq ou six vilayets de la Turquie d’Asie peuplés, mais non en majorité, d’Arméniens''. » Voilà un fait que l’on dirait systématiquement passé sous silence dans la plupart des appels adressés à l’Europe en faveur de cette nationalité malheureuse. Et Dieu sait si ce genre de littérature a chômé depuis quelques années !
 
En effet, surtout depuis dix ans, le sentiment national a paru se réveiller avec une force extraordinaire chez les sujets de la Sublime-Porte. Le spectacle de ce qui se passe au-delà de la frontière, dans le grand empire des tsars, exerce un attrait fort légitime sur ceux des Arméniens qui sont restés sous la domination ottomane.
 
En Russie réside le chef suprême de l’Eglise nationale, le ''Catholicos'' d’Etchmiadzin, le pontife élu dont les patriarches de Constantinople, de Jérusalem et de Gilicie ne sont que les humbles acolytes. En Russie le régime légal accordé à l’église arménienne en dépit de M. Pobiedonostzef et des privilèges de l’orthodoxie constitue un traitement de faveur. Dans cet empire unitaire et centralisateur, renseignement de l’arménien, un instant menacé, a été consacré à nouveau par ordre supérieur. Les sujets d’Abdul-Hamid — si riches qu’ils aient pu devenir grâce à leur merveilleuse aptitude pour le négoce — ne peuvent se défendre d’un mouvement d’envie, quand ils comparent l’insécurité de leur fortune, la modestie forcée de leurs allures et la médiocrité de leurs jouissances à la solide assurance, au luxe effréné, aux plaisirs recherchés des grands négocians arméniens de Titlis, de Batoum ou de
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Poti. C’est entre les mains de leurs compatriotes que sont tombées, petites ou grandes, presque toutes les entreprises lucratives de cette portion de l’empire russe, depuis le commerce de détail jusqu’à la haute industrie et à la banque. Plus haut encore, la fortune des Bagration, cette branche cadette d’une dynastie arménienne réfugiée en Russie ; celle des Loris-Mélikoff, des Lazareff sont bien faites pour éblouir les pauvres diables qui tremblent devant un bey kourde ou un pacha turc, qui ne sont jamais sûrs d’engranger leur récolte ou de conserver leur bétail.
 
C’est à peine si l’Arménie ottomane aurait pu être retenue, je ne dis pas dans la libre obéissance du loyalisme, mais dans une morne et morose résignation, si les promesses de réformes du ''hatti-chérif'' de Goul Hané ou du ''hatti-houmayoum'' de février 1857, vingt ans après, avaient été réalisées sincèrement et sans délai. La Sublime-Porte, les sultans Abdul-Medjid et Abdul-Aziz laissèrent passer le moment propice. Aussi quand la guerre de 1877 éclata, la Russie, fort au courant de ce qui se passait de l’autre côté de sa frontière asiatique, sut-elle mettre à profit dans sa campagne l’état des esprits en Arménie. Après la guerre, elle n’abandonna point ses cliens d’un jour. Le traité de San Stefano lui assurait par son article 19 la possession d’Ardahan, Kars, Batoum, Bayazid et du territoire adjacent jusqu’au Soghamly ; en même temps que l’article 16 stipulait l’exécution immédiate, par la Porte, dans les provinces arméniennes, de réformes profondes.
 
L’Angleterre ayant réussi à annuler cette convention, il fallut que l’Europe, réunie en Congrès à Berlin, reprît à son compte, pour une partie tout au moins, l’œuvre de la Russie. Par l’article 61 du traité de Berlin, la Sublime-Porte s’engagea à accomplir sans délai toutes les réformes que réclament les besoins locaux des Arméniens dans les provinces qu’ils habitent et à garantir leur sécurité contre les Kourdes et les Tcherkesses. Elle s’obligea de plus à donner connaissance aux puissances, à des intervalles déterminés, des mesures prises à cette fin et dont celles-ci se réservaient de surveiller la mise à exécution. En outre, le 4 juin 1878, lord Salisbury signait avec la Turquie une convention secrète par laquelle l’Angleterre contractait avec l’empire ottoman une alliance défensive limitée à l’Asie, stipulait l’adoption de réformes dont elle se réservait l’appréciation et de l’exécution desquelles elle faisait dépendre la validité de sa garantie, et se faisait céder, à titre de pourboire, la possession temporaire de Chypre. Dans une dépêche du 8 août 1878 à sir Henry Layard, son ambassadeur à Constantinople, le ministre indiquait nettement la formation d’une gendarmerie internationale, la création de tribunaux d’appel avec assesseurs chrétiens et la nomination
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d’un receveur général des taxes européen comme les trois mesures à mettre immédiatement en vigueur.
 
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Un tel désordre au sommet de l’Etat ne pouvait manquer d’avoir le plus funeste retentissement aux extrémités. L’autorité centrale y est totalement paralysée. A la tête des ''vilayets'' sont placés des administrateurs sans cesse changés. Depuis le ''Vali'' jusqu’à l’humble ''caïmakan'' ou ''mutessarif'', les fonctionnaires ont à peine le temps de faire la connaissance de leurs bureaux. Les malheureux doivent payer argent comptant et fort cher leurs brefs proconsulats. Ils doivent également faire face aux frais fort élevés de déplacement et d’installation. Il faut enfin faire la moisson pendant que le soleil luit, c’est-à-dire s’enrichir le plus rapidement que faire se peut. Aussi mettent-ils en coupe réglée les contribuables, surtout ceux qui privés, de par la loi du Coran,
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du droit d’ester en justice, sont taillables et corvéables à merci.
 
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Or le peuple sur lequel s’exerce cette tyrannie n’est point un peuple abruti par l’esclavage. Il est doué d’une intelligence pratique remarquable. Il lui suffit de jeter un regard de l’autre côté de la frontière pour mesurer les avantages d’un régime civilisé. Des comités révolutionnaires siégeant à l’étranger entretiennent
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chez lui une continuelle agitation. Leurs mystérieux émissaires sèment de place en place un mot d’ordre presque toujours obéi.
 
Chose curieuse ! c’est surtout d’Angleterre, depuis quelque temps, que part le signal de ces menées patriotiques. C’est là une face de la révolution capitale qui s’est produite dans l’attitude des puissances occidentales à l’égard de la Turquie. Jadis, la Russie poursuivait imperturbablement sa marche vers le Bosphore. Protecteur traditionnel des sujets slaves et orthodoxes du sultan, le tsar leur prêtait toujours l’appui de sa diplomatie, parfois celui de ses armes. C’est la sainte Russie, c’est le tsar blanc qui, au prix de guerres sanglantes et coûteuses, firent ou assistèrent l’indépendance naissante de la Grèce, de la Serbie, de la Roumanie, enfin de la Bulgarie. Le jour où cette œuvre d’émancipation a été consommée, les affranchis de la veille se sont retournés contre leur libérateur. Une fois de plus il a été montré au monde ce que pèse dans la balance de la politique la gratitude d’un peuple !
 
Instruite par l’expérience, la Russie a compris, comme la France, que le premier usage qu’un peuple émancipé fait de son indépendance reconquise, c’est, en général, de témoigner avec éclat de l’indépendance de son cœur. Désormais, la politique du tsar, si elle n’a pas changé de but, a changé de moyens. Elle s’est appliquée à consolider provisoirement l’empire ottoman afin d’y acquérir, au centre même, une influence prépondérante sur l’esprit du sultan rassuré. La Russie a cessé d’arracher feuille après feuille à l’artichaut, parce qu’elle se propose de le mettre tout entier sur son assiette.
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Il n’est pas jusqu’à la religion qui ne s’en soit mêlée. Les missionnaires américains qui travaillent en Arménie ont réussi de
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façon assez curieuse à faire passer au protestantisme un nombre considérable de ces fidèles de l’Église nationale que le catholicisme a trouvés jusqu’ici presque totalement réfractaires. Fort naturellement les dangers de ces hommes apostoliques, qui n’entendent pousser que jusqu’au martyre, — exclusivement, — leur imitation des prédicateurs du christianisme primitif, ont vivement ému leurs coreligionnaires du Royaume-Uni.
 
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Cette négociation délicate n’en fit pas moins le plus grand honneur à la fermeté, à la hauteur de vues, à la souplesse de main du ministre des affaires étrangères, M. Hanotaux, — de qui l’on n’a jamais mieux mesuré la place qu’il tenait en Europe que depuis que ce n’est plus lui qui la remplit. M. Cambon, notre ambassadeur, a du reste rapidement conquis à Constantinople la position qui revient de droit à la France, mais que tous ses prédécesseurs n’avaient pas su lui assurer. Cependant à lord Rosebery succédait lord Salisbury. Si la Porte fonda quelque espérance sur le retour aux affaires de l’héritier de lord Beaconsfield, l’illusion ne fut pas de longue durée. Pour don de joyeux avènement, lord
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Salisbury tint officiellement un langage comminatoire comme le Commandeur des croyans n’en a pas souvent entendu.
 
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Peu à peu le calme revint. A quelque chose malheur est bon. Le sultan terrifié changea de grand vizir et de politique et céda sur toute la ligne aux exigences des trois puissances. Les petites finesses par lesquelles il s’efforça de ménager son amour-propre n’avaient pas grande importance et les trois cabinets auraient eu tout lieu de se congratuler du succès de leurs efforts si, par malheur, ceux-ci n’avaient réussi un peu tard.
 
Les Arméniens, ballottés depuis six mois entre la crainte et l’espérance, travaillés sourdement par des émissaires, commirent des fautes. Les musulmans, profondément irrités de l’intervention de l’étranger, s’indignèrent devoir les chrétiens, leurs inférieurs depuis des siècles, obtenir, grâce à cette protection, l’allégement de souffrances dont le peuple turc lui-même n’est pas exempt. Ils se soulevèrent en masse. Il est trop certain qu’ils trouvèrent un concours empressé de la part des soldats et que les autorités fermèrent les yeux, quand elles ne se mirent pas à la tête du mouvement. Faut-il croire à une inspiration d’un machiavélisme barbare et à un mot d’ordre parti de Yildiz-Kiosk et commandant des Vêpres siciliennes dans toute la Turquie d’Asie ? Les Arméniens l’affirment : les preuves irrécusables font défaut. Quoi qu’il en soit, il suffit de ce pandémonium déchaîné dans toute l’Asie Mineure, et que le gouvernement impérial ottoman s’est montré
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incapable de réprimer, pour justifier les graves mesures prises par l’Europe.
 
L’Europe ! c’est à ce moment, en effet, qu’elle est entrée en scène. Jusqu’alors elle était restée partagée en deux groupes, dont l’un avait agi, pendant que l’autre demeurait l’arme au pied. La triple alliance s’était contentée jusque-là du rôle du chœur dans la tragédie antique. À cette heure, il a fallu renoncer à cette méthode. Il a fallu mobiliser les réserves de l’Europe. La situation était devenue trop grave en Asie pour comporter des finesses de procédure diplomatique. Et puis...puis… et puis, s’il faut tout dire, le danger d’une action isolée ou du moins séparée avait tout à coup pris des proportions trop menaçantes à l’horizon. Le langage de la presse anglaise, celui même de certains hommes d’Etat, l’attitude énigmatique de la diplomatie britannique, tout semblait indiquer des velléités aventureuses. Les avances par trop significatives de l’Italie, cette façon de se jeter à la tête du cabinet de Saint-James et de s’offrir corps et Ame pour une entreprise quelconque, ne pouvaient qu’accroître l’anxiété.
 
Rien n’est imposant en apparence comme la majestueuse unité de la politique anglaise. Et cependant que d’évolutions surprenantes n’y révèle pas l’étude attentive de l’histoire diplomatique de ce siècle depuis 1815 ! Malgré les brillantes équipées du génie de George Canning, c’est, depuis la mort de lord Castlereagh, lord Aberdeen qui a le mieux incarné la politique étrangère du parti conservateur, — lord Aberdeen, ce grand seigneur écossais et calviniste, fier et timide, ami des formalités et des traditions, et au fond plus pénétré des principes progressistes et pacifiques-que les soi-disant radicaux, — quelque chose comme un duc Victor de Broglie d’outre-Manche. Au contraire, lord Palmerston, si bien surnommé par Disraeli le chef conservateur d’un parti radical, bien qu’il eût adhéré au fameux programme : ''Paix, reforme et économie'' ! fut le boute-feu et le trouble-fète perpétuel du continent ; intervenant sans cesse, mêlant toutes les cartes, menant toutes les danses et, quand il ne pouvait décidément pas invoquer les intérêts du libéralisme international, se rabattant sur son arrogante formule du ''Civis romamis sum''.
 
Ce fut longtemps le système de non-intervention qui l’emporta. M. Gladstone, tout entier à ses réformes héroïques, n’avait ni temps ni goût pour les complications du dehors. Son ministère, et c’est tout dire, laissa s’accomplir la révolution de 1870 et disparaître ce qui restait de l’équilibre européen sans remuer le petit doigt. La tradition semblait établie. Lord Derby, qui dirigeait le Foreign Office dans le cabinet Disraeli, était plus saturé
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des doctrines abstentionnistes de l’école de Manchester que Cobden et Bright eux-mêmes.
 
Toutefois, lord Beaconsfield sentit le besoin de chercher des diversions au dehors. Tout gouvernement conservateur qui a pour maxime : ''quieta non, movere'', à. l’intérieur, est forcé par la loi des compensations à occuper l’esprit public par une politique étrangère à sensation, voire à surprises. Depuis le coup de théâtre de l’achat des actions du canal de Suez jusqu’à son retour triomphal du Congrès de Berlin avec la devise ronflante et vide : ''Peace with honour'', le Sémite de génie qui s’était fait à la force du poignet le chef et le héros de l’aristocratie anglo-saxonne, sut distraire et enivrer les imaginations. Il trouva son meilleur auxiliaire, son élève et son héritier dans l’homme politique qui avait été longtemps son plus intime adversaire, qu’il avait criblé des traits de son ironie, et qui avait débuté par secouer la poussière de ses pieds contre le chef-d’œuvre de la politique du néo-torysme en donnant sa démission de ministre de l’Inde en 1867, plutôt que de s’associer au projet de réforme électorale.
 
Lord Salisbury, — c’était lui, — a eu sa crise. Il s’est converti à lord Beaconsfield, à ses procédés et à sa méthode. Sa carrière y a fort gagné. On n’oserait dire que son pays et l’Europe en aient autant profité. Le prince de Bismarck, après le Congrès de Berlin, disait que lord Salisbury était un roseau peint en barre de fer. Le mot était sévère jusqu’à l’injustice. Est-il tout à fait faux ? La situation politique en Angleterre se prête mieux encore qu’en 1878 à la recherche des aventures. Les élections ont donné au gouvernement unioniste carte blanche. Le gouvernement pour les affaires étrangères, c’est lord Salisbury, dictateur de la Chambre des lords et du Foreign Office.
 
Or, il ne faut pas oublier que l’état d’âme du peuple anglais n’est plus ce qu’il était il y a vingt ans. Les prestiges de l’école de Manchester se sont dissipés. Une puissante réaction s’est opérée en faveur de l’''impérialisme''. L’idée de l’unité indivisible de l’empire britannique n’apparaît plus comme une chimère. À la résolution passionnée de maintenir intact ce dépôt des conquêtes dés générations passées, se joint un non moins vif désir d’accroître encore ce patrimoine et de léguer à l’avenir une ''Greater Britain'' encore agrandie. Il ne dépendrait que de lord Salisbury de donner le signal d’une politique agressive. Un mot suffirait, et ce mot serait accueilli avec enthousiasme. Voilà le danger.
 
Quant à l’Italie, elle obéit en cette affaire à des impulsions complexes. Elle a gardé au fond du cœur l’amer ressentiment de ce Congrès de Berlin, d’où elle est revenue, seule ou presque seule, les mains vides. Tunis et Bizerte lui sont, lui seront encore
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longtemps une écharde dans la chair. Tripoli hante son imagination, et, avec Tripoli, l’Albanie, et, qui sait ? quelque autre débris de l’empire vénitien. Absorbée, hypnotisée par la méditation de cet axiome que la Méditerranée ne doit pas devenir un lac français, elle risque fort d’oublier que l’Adriatique est presque devenue un lac autrichien. Attelée à la politique africaine de l’Angleterre, affligée parfois d’un retour de cette mégalomanie qui se paye si cher et rapporte si peu, trop disposée à se laisser duper par le désir de faire pièce à la politique française, l’Italie a paru s’offrir, les yeux fermés, pour la plus aventureuse des parties.
 
C’est la triple alliance qui a mis le holà. Le comte Goluchowski, pour ses débuts, a fort opportunément ressuscité le concert européen. Il appartenait à l’Autriche-Hongrie, dont les intérêts dans la question d’Orient se résument tous dans le maintien du ''statu quo'', de prendre l’initiative d’une action collective de l’Europe. Certes, le cabinet de Vienne ne se serait point engagé sans la sanction préalable de Berlin, et c’est précisément cette attitude de l’Allemagne, longtemps immobile et silencieuse, qui est le nœud de la situation présente.
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Jadis le prince de Bismarck aimait à dire que toute la péninsule des Balkans ne valait pas les os d’un seul grenadier poméranien. Le jeune empire professait pour la Turquie une bienveillance protectrice. A cette heure, Guillaume II a senti que le meilleur moyen de servir Abdul-Hamid, c’est de se joindre sans arrière-pensée à ceux qui veulent le sauver malgré lui, même au prix d’une opération douloureuse. Il a vu que l’action commune de l’Europe était le meilleur préservatif contre l’action isolée de telle ou telle puissance.
 
Pour la seconde fois depuis une année, une grande affaire internationale offre à la France, à l’Allemagne, à la Russie, l’occasion toute naturelle de se rencontrer et de s’assister dans une politique toute conservatrice. Le ''consortium'' temporaire qui a porté de si excellens fruits à la Chine, pourquoi ne deviendrait-il pas comme le noyau du concert européen dans ces affaires du Levant ? Pour le moment cet accord est pleinement réalisé. A Constantinople, les ambassadeurs continuent à presser le sultan de tout faire pour rétablir l’ordre et pour donner autrement que par des missives à lord Salisbury des gages de sa bonne foi. Les puissances échangent leurs vues sur les éventualités d’une situation toujours grave. Ce sont même les incidens naturels d’une délibération de ce genre qui ont fourni aux nouvellistes à sensation le prétexte de ces télégrammes de Rome ou d’ailleurs où l’on s’efforce de rompre l’accord en le représentant comme rompu.
 
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Un fait est acquis : c’est la rentrée en scène du concert européen. Vieille conception bien démodée où les cabinets et les peuples n’en sont pas moins très heureux de trouver l’instrument le plus efficace d’une action énergique et la garantie la plus solide d’une action modérée. Cette question d’Orient était en train de glisser sur la pente au bas de laquelle s’ouvre l’abîme d’une grande guerre européenne. Elle est encore bien loin d’une solution satisfaisante. Toutefois elle a perdu quelque chose de sa gravité menaçante, depuis que l’Europe a repris pleinement conscience de sa solidarité. Il s’agit maintenant, à l’aide de cet outil puissant, d’obtenir à Constantinople le maximum d’effet utile avec le minimum de risques. Le monde aurait peine à pardonner à la diplomatie occidentale la surprise d’un nouveau Navarin.
 
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FRANCIS DE PRESSENSE.
 
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