« De la croyance » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Caton (discussion | contributions)
Caton (discussion | contributions)
Aucun résumé des modifications
Ligne 1 :
 
<center>[[Auteur:Victor Brochard|Victor Brochard]]
 
[[category:Fr:Philosophie]]
De la croyance</center>
 
 
Ligne 8 ⟶ 10 :
Dans la philosophie généralement enseignée en France, la croyance est considérée comme tout à fait distincte de la certitude ; elle est autre chose, si elle n’est pas le contraire, et elle est fort au-dessous. C’est une sorte de pis-aller dont on ne se contente qu’à regret et qui, par suite, ne mérite guère qu’on s’y arrête. L’œuvre propre du philosophe est de chercher la certitude ; c’est à elle seule qu’il a affaire. Rien de mieux, assurément, et ce n’est pas nous qui contesterons le devoir qui oblige tout philosophe à donner son adhésion à toute vérité clairement et distinctement aperçue. Nous n’avons garde de mé�connaître ce qu’il y a de noble et d’élevé dans cette manière de comprendre le rôle de la philosophie ; nous savons les dangers du fidéisme ; l’idéal que tant de philosophes se sont proposé, que les plus illustres d’entre eux se pro�posent encore, doit être poursuivi sans relâche. Mais cette certitude si entière, si absolue, qui ne laisse place à aucun doute, le philosophe la rencontre-t-il par�tout ? la rencontre-t-il souvent ? N’y a-t-il pas bien des questions où, après de longues recherches, en présence de difficultés toujours renaissantes, en face des divergences qui séparent irrémédiablement les meilleurs esprits, et les plus éclairés, et les plus sincères, il est forcé de s’avouer que la vérité ne s’impose pas avec la rigueur et la nécessité d’une dé�monstration géométrique ? Il peut croire pourtant, et sa croyance est légitime. Nous ne savons guère de doctrine plus dangereuse, et qui fasse au scepticisme plus beau jeu, que celle qui, entre la certitude absolue et néces�saire, et l’ignorance ou le doute, ne voit de place pour aucun intermédiaire. Mais si on revendique le droit de croire rationnelle�ment, n’a-t-on pas par là même le devoir d’examiner la nature de la croyance, de s’enquérir des motifs sur lesquels elle se fonde, de chercher comment elle se produit ? Si, comme il semble bien qu’il faut en convenir, la croyance tient, dans les systèmes de philosophie, autant de place que la certitude, pourquoi réserver toute son attention à la certitude et reléguer la croyance au second plan, comme chose secondaire ? Le temps n’est plus où les systèmes de méta�physique se présentaient comme des vérités rigoureusement déduites d’un principe évident, et prétendaient s’imposer de toutes pièces à l’esprit, comme ces démonstrations géométriques dont ils empruntaient quelquefois la forme et dont ils enviaient la rigueur incontestée. Spinoza, Leibnitz, Hegel, pou�vaient bien croire qu’ils démontraient a priori leur doctrine : qui oserait, aujourd’hui, afficher de telles prétentions ? Il y a encore bien des systèmes, et les explications de l’univers, en dépit des prédictions positivistes, qui procla�maient la métaphysique morte pour toujours, n'ont jamais été plus nombreuses que de notre temps. Mais elles déclarent que leurs principes sont des induc�tions : plus exactement, elles s’offrent comme des hypothèses capables de rendre compte de tous les faits, et dignes par conséquent, si cette prétention est fondée, de passer à l’état de vérité, suivant la méthode fort légitimement appliquée dans les sciences de la nature. La fierté dogmatique a singulière�ment baissé le ton ; la métaphysique est devenue modeste. Mais dire que les théories sont des hypothèses, c’est dire qu’elles font, en dernière analyse, appel à la croyance, et par la force des choses, la théorie de la croyance ne devient-elle pas une des parties principales de la théorie de la connaissance, si les systèmes se proposent comme des croyances, au lieu de s’imposer comme des certitudes ?
 
En supposant même que la croyance soit maintenue au rang subalterne où on l’a reléguée jusqu’ici, et qu’on contribue à la confondre, non sans quelque dédain, avec l’opinion ; en admettant qu’elle s’attache, dans la vie pratique et faute de mieux, à de simples probabilités, et qu’à ce titre elle soit fort éloignée de la haute et pleine certitude à laquelle aspire le philosophe, ne mériterait-elle pas encore une étude attentive ? La plupart des hommes, et même tous les hommes, dans les circonstances les plus importantes de leur vie, se décident sur des croyances et non sur des certitudes. « Le sage, disait déjà Cicéron, quand il entreprend un voyage sur mer, quand il ensemence son champ, quand il se marie, quand il a des enfants, dans mille autres occasions, fait-il autre chose que de suivre des probabilités ? » ([[Scriptor:Marcus Tullius Cicero|Cic.]], Acad., liv. II, 34, 109.) Que deviendrait l’art oratoire si la masse des hommes n’agissait [pas] plus par persuasion que par conviction ? Mais si la croyance tient tant de place dans la vie, et s’il y a une philosophie de l’esprit qui doit nous apprendre à nous rendre compte de ce que nous faisons, l’étude de la croyance ne doit-elle pas aussi tenir quelque place dans cette philosophie ? Que ce soit dans la psychologie ou dans la logique, c’est une autre question dont nous n’avons cure pour le moment. À coup sûr, le philosophe sans renoncer à son idéal de certitude, ne dérogera pas en s’en occupant.
 
Mais il y a plus : la théorie, trop facilement acceptée, qui distingue jus�qu’à les opposer la certitude et la croyance, est elle-même fort contestable. Généralement, on évite d’insister sur ce point : il semble qu’on s’en réfère au sens commun pour reconnaître entre la certitude et la croyance une différence spécifique. Mais peut-être ne faudrait-il pas insister beaucoup auprès du sens commun pour obtenir de lui l’aveu qu’après tout, être certain est une manière de croire, et que si on peut croire sans être certain, on n’est pas certain sans croire : en d’autres termes, la croyance est un genre dont la certitude est une espèce. En réalité, les rapports de la certitude et de la croyance sont une question à débattre entre philosophes. Or, il se trouve plusieurs penseurs qui la résolvent tout autrement qu’on ne fait d’ordinaire. [[Author:John Stuart Mill|Stuart Mill]] disait déjà, mais sans insister, et sans en tirer aucune conséquence, que la certitude est une espèce de croyance. C’est à M. Renouvier qu’appartient incontestable�ment l’honneur d’avoir le premier montré toute l’importance de la question, et de l’avoir traitée avec cette vigueur et cette rigueur qui sont la marque distinc�tive de son esprit. D’autres après lui sont entrés dans la même voie, et, tout récemment, M. Gayte, dans la très intéressante étude que nous signalions au début de cet article, a examiné, en ajoutant beaucoup d’arguments nouveaux, tous les points principaux de ce grave sujet : l’histoire d’abord, du moins l’his�toire moderne, car les théories anciennes sur la croyance, fort curieuses et fort importantes, demanderaient à elles seules tout un volume : puis l’objet de la croyance, ses rapports avec l’évidence, avec la passion, avec la volonté. Nous voudrions, à notre tour, examiner avec M. Gayte, mais en les envisa�geant sous un aspect un peu différent, les deux questions essentielles à nos yeux dans la théorie de la croyance, celle de l’évidence et celle du rôle de la volonté dans la croyance.
 
 
Ligne 25 ⟶ 27 :
Mais cet effet que l’évidence produit en nous, ce contre-coup qu’elle a dans notre âme, c’est précisément ce qu’on appelle la certitude. C’est par la certitude que nous jugeons de l’évidence : une chose est évidente parce que nous sommes certains ; l’évidence est moins le critérium de la certitude que la certitude celui de l’évidence. Cela est si vrai que nous disons indifféremment d’une chose qu’elle est évidente, ou qu’elle est certaine.
 
Tous les philosophes qui ont étudié attentivement la question conviennent de ce que nous venons de dire. Ne déclarent-ils pas, avec [[Auteur:Baruch Spinoza|Spinoza]], celui de tous peut-être qui s’est exprimé sur ce point avec le plus de netteté, que la vérité est à elle-même sa propre marque (''veritas norma sui et falsi est'', Eth., pr. XLIII, Schol), ou encore que l’évidence est comme un trait de lumière qui éblouit, et entraîne l’assentiment ? Comme nous reconnaissons la lumière à ce fait que nous sommes éclairés, nous reconnaissons l’évidence ou la vérité à ce signe que nous sommes certains.
 
Évidence et certitude sont donc deux expressions absolument synonymes : elles désignent la même chose, l’une à un point de vue objectif, l’autre à un point de vue subjectif. Ou plutôt ces mots de subjectif et d’objectif doivent être écartés de toute philosophie dogmatique : ils ne servent qu’à amener des équivoques. La certitude est bien un état du sujet, l’évidence est conçue com�me une propriété de l’objet : mais la certitude, état du sujet, ne peut se définir que comme la possession de l’objet. Il n’est pas d’expression plus impropre et plus incorrecte que celle de certitude subjective qu’on a vue quelquefois paraître de nos jours : c’est une contradiction dans les termes : la certitude n’a plus rien de la certitude si elle n’est que subjective. De même si l’évidence est une propriété de l’objet, l’objet ne possède cette qualité qu’à la condition d’être représenté dans le sujet : le mot même d’évidence implique présence d’un être qui voit. Au vrai, quand on parle de certitude ou d’évidence, le sujet et l’objet se confondent et ne font qu’un.
Ligne 33 ⟶ 35 :
C’est ce qu’ont expressément reconnu les philosophes qui ont le plus profondément étudié la question. La vérité, disent les stoïciens, grave son em�preinte dans l’esprit (''signat in animo suam speciem''), d’une manière si nette, si caractéristique, si unique, qu’une pareille empreinte ne saurait provenir d’un objets sans réalité. C’est la définition même de la représentation compré�hensive.
 
Les stoïciens sont sensualistes et parlent un langage matérialiste : Spinoza, placé à un tout autre point de vue, ne s’exprime pas autrement. Ce ne sont pas les objets sensibles qui, selon lui, font sur l’âme une impression matérielle. Mais l’idée claire et distincte s’offre à l’esprit de telle manière qu’elle diffère spécifiquement de toute autre, et elle est toujours accompagnée de certitude : la certitude est un état sui generis, que seule la vérité peut produire, et qui l’accompagne toujours. On n’est jamais certain du faux. « Jamais, dit-il éner�giquement, nous ne dirons qu’un homme qui se trompe puisse être certain, si forte que soit son adhésion à l’erreur. » (Spinoza, [[Éthique|Eth.]], prop. XLIX, Schol. ; pr. XLIII). L’impossibilité d’être certain du faux, l’impossibilité pour une chose qui n’est pas réelle de faire sur l’âme une impression égale à celle qui est produite par un objet réel, voilà où conduit forcément la thèse dogmatique. Il faut abso�lument renoncer à cette thèse, ou souscrire à cette conséquence.
 
Au premier abord cette conséquence peut paraître acceptable. Le sens commun lui-même semble l’admettre : si l’homme qui se trompe dit, au mo�ment où il se trompe : je suis certain ; quand il a reconnu son erreur, il dit : je me croyais certain. Et il n’y a là rien de choquant, si, comme le fait le sens commun, d’accord en cela avec le dogmatisme, on définit la certitude l’adhé�sion à la vérité. Mais le sens commun n’y regarde pas de très près : des philo�sophes ont le devoir d’être plus vigilants. Or, ils n’ont pas le droit de faire entrer cet élément, l’adhésion à la vérité, dans la définition de la certitude. On vient de voir en effet que la vérité n’est connue que par l’intermédiaire de la certitude ; on ne sait qu’une chose est vraie que parce qu’on en est certain ; on va de la certitude à la vérité, non de la vérité à la certitude. En d’autres termes, si on veut éviter un pitoyable cercle vicieux, il faut définir la certitude en elle-même, telle qu’elle apparaît dans le sujet, et ne faire entrer dans cette défini�tion que les données de la conscience ; elle doit être exprimée en termes purement psychologiques, et il faut en exclure tout élément métaphysique. On pourra dire qu’elle est une adhésion, ou un consentement entier, irrésistible, inébranlable, sans aucun mélange de doute. Et ainsi définie en termes pure�ment subjectifs, la certitude doit toujours différer spécifiquement de la croyance.