« Nouvelles Histoires extraordinaires/L’Île de la fée » : différence entre les versions

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L'autre côté, le côté est de l'île, était submergé dans l'ombre la plus noire. Là, une mélancolie sombre, mais pleine de calme et de beauté, enveloppait toutes choses. Les arbres étaient d'une couleur noirâtre, lugubres de forme et d'attitude, — se tordant en spectres moroses et solennels, traduisant des idées de chagrin mortel et de mort prématurée. Le gazon y revêtait la teinte profonde du cyprès, et ses brins baissaient languissamment leurs pointes. Là, s'élevaient éparpillés plusieurs petits monticules maussades, bas, étroits, pas très longs, qui avaient des airs de tombeaux, mais qui n'en étaient pas, quoique au-dessus et tout autour grimpassent la rue et le romarin. L'ombre des arbres tombait pesamment sur l'eau et semblait s'y ensevelir, imprégnant de ténèbres les profondeurs de l'élément. Je m'imaginais que chaque ombre, à mesure que le soleil descendait plus bas, toujours plus bas, se séparait à regret du tronc qui lui avait donné naissance et était absorbée par le ruisseau, pendant que d'autres ombres naissaient à chaque instant des arbres, prenant la place de leurs aînées défuntes.
 
Cette idée, une fois qu'elle se fut emparée de mon imagination, l'excita fortement, et je me perdis immédiatement en rêveries. <<« Si jamais île fut enchantée, — me disais-je —, celle-ci l'est, bien sûr. C'est le rendez-vous des quelques gracieuses Fées qui ont survécu à la destruction de leur race. Ces vertes tombes sont-elles les leurs ? Rendent-elles leurs douces vies de la même façon que l'humanité ? Ou plutôt leur mort n'est-elle pas une espèce de dépérissement mélancolique ? Rendent-elles à Dieu leur existence petit à petit, épuisant lentement leur substance jusqu'à la mort, comme ces arbres rendent leurs ombres l'une après l'autre ? Ce que l'arbre qui s'épuise est à l'eau qui en boit l'ombre et devient plus noire de la proie qu'elle avale, la vie de la Fée ne pourrait-elle pas bien être la même chose à la Mort qui l'engloutit ? >>»
 
Comme je rêvais ainsi, les yeux à moitié clos, tandis que le soleil descendait rapidement vers son lit et que des tourbillons couraient tout autour de l'île, portant sur leur sein de grandes, lumineuses et blanches écailles, détachées des troncs des sycomores, — écailles qu'une imagination vive aurait pu, grâce à leurs positions variées sur l'eau, convertir en tels objets qu'il lui aurait plus —, pendant que je rêvais ainsi, il me sembla que la figure d'une de ces mêmes Fées dont j'avais rêvé, se détachant de la partie lumineuse et occidentale de l'île, s'avançait lentement vers les ténèbres. — Elle se tenait droite sur un canot singulièrement fragile, et le mouvait avec un fantôme d'aviron. Tant qu'elle fut sous l'influence des beaux rayons attardés, son attitude parut traduire la joie, — mais le chagrin altéra sa physionomie quand elle passa dans la région de l'ombre. Lentement, elle glissa tout le long, fit peu à peu le tour de l'île, et rentra dans la région de la lumière.
 
<<« La révolution qui vient d'être accomplie par la Fée, — continuai-je, toujours rêvant —, est le cycle d'une brève année de sa vie. Elle a traversé son hiver et son été. Elle s'est rapprochée de la mort d'une année ; car j'ai bien vu que, quand elle entrait dans l'obscurité, son ombre se détachait d'elle et était engloutie par l'eau sombre, rendant sa noirceur encore plus noire. >>»
 
Et de nouveau, le petit bateau apparut, avec la Fée ; mais dans son attitude il y avait plus de souci et d'indécision, et moins d'élastique allégresse. Elle navigua de nouveau de la lumière vers l'obscurité, — qui s'approfondissait à chaque minute —, et de nouveau son ombre, se détachant, tomba dans l'ébène liquide et fut absorbée par les ténèbres. — Et plusieurs fois encore elle fit le circuit de l'île —, pendant que le soleil se précipitait vers son lit, — et, à chaque fois qu'elle émergeait dans la lumière, il y avait plus de chagrin dans sa personne, et elle devenait plus faible, et plus abattue, et plus indistincte ; et, à chaque fois qu'elle passait dans l'obscurité, il se détachait d'elle un spectre plus obscur qui était submergé par une ombre plus noire. Mais à la fin, quand le soleil eut totalement disparu, la Fée, maintenant pur fantôme d'elle-même, entra avec son bateau, pauvre inconsolable ! dans la région du fleuve d'ébène, — et si elle en sortit jamais, je ne puis le dire —, car les ténèbres tombèrent sur toutes choses, et je ne vis plus son enchanteresse figure.