« Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/10 » : différence entre les versions

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Les écrivains polygraphes sont quelquefois difficiles à classer: s’ils se sont répandus sur une infinité de genres et de sujets, sur l’histoire, la politique du jour, la poésie légère, les essais de critique et les jeux du théâtre, on cherche leur centre, un point de vue dominant d’où l’on puisse les saisir d’un coup d’oeil et les embrasser. Quelquefois ce point de vue manque; le jugement qu’on porte sur eux s’étend alors un peu au hasard et demeure dispersé comme leur vie et les productions mêmes de leur plume. Mais on est heureux lorsqu’à travers cette variété d’emplois et de talens, on arrive de tous les côtés, on revient par tous les chemins au moraliste et à l’homme, à une physionomie distincte et vivante qu’on reconnaît d’abord et qui sourit.
 
C’est ce qui doit nous rassurer aujourd’hui que nous avons à parler de M. de Ségur. Sa longue vie, traversée de tant de vicissitudes serait intéressante à coup sûr, peu aisée pourtant à dérouter dans son étendue et à rassembler lui-même, en la racontant, il s’est arrêté après la période brillante de sa jeunesse. Ses ouvrages littéraires sont nombreux, divers, nés au gré des mille circonstances ses oeuvresœuvres dites complètes ne les renferment pas tout entiers. Mais à travers tout, ce qui importe le plus, l’homme est là pour nous guider et nous rappeler; il reparaît en chaque ouvrage et dans les intervalles avec sa nature expressive et bienveillante, avec son esprit net, judicieux et fin, son tour affectueux et léger, sa morale perpétuelle, touchée à peine, cette philosophie aimable de tous les instans qui répand sa douce teinte sur des fortunes si différentes, et qui fait comme l’unité de sa vie.
 
Ses ''Mémoires'' nous le peignent à ravir durant les quinze dernières années de l’ancienne monarchie jusqu’à l’heure où éclata la révolution de 89. Né en 1753, il avait vingt ans à l’avènement de Louis XVI au trône. Lui, le vicomte de Ségur son frère, La Fayette, Narbonne, Lauzun, et quelques autres, ils étaient ce que Fontanes appelait les ''princes de la jeunesse''. C’est toujours une belle chose d’avoir vingt ans; mais c’est chose doublement belle et heureuse de les avoir au matin d’un règne, au commencement d’une époque, de se trouver du même âge que son temps, de grandir avec lui, de sentir harmonie et accord dans ce qui nous entoure. Avoir vingt ans en 1800, à la veille de Marengo, quel idéal pour une ame héroïque! avoir vingt ans en 1774, quand on tenait à Versailles et à la cour, c’était moins grandiose, mais bien flatteur encore: on avait là devant soi quinze années à courir d’une vive, éblouissante et fabuleuse jeunesse.
 
M. de Ségur nous fait toucher en mainte page de ses ''Mémoires'' la réunion de circonstances favorables qui rendait comme unique dans l’histoire ce moment d’illusion et d’espérance. La littérature du XVIIIe siècle avait été presque en entier consacrée à établir dans l’opinion les droits des peuples, à retrouver et à promulguer les titres du genre humain. Les classes privilégiées avaient, les premières accepté avec ardeur ces doctrines grandissantes qui les atteignaient si directement: c’était générosité à elles, et l’on aime en France à être généreux. La jeune noblesse, en particulier, se piquait de marcher en avant et de sacrifier de plein gré ce que nul en fait ne lui contestait à cette heure et ce que cette bonne grace en elle relevait singulièrement. Elle manifestait son adoption des idées nouvelles par toutes sortes d’indices plus ou moins frivoles, par l’anglomanie dans les modes, par la simplicité du ''frac'' et des costumes: « Consacrant tout notre temps, dit M. de Ségur, à la société, aux fêtes, aux plaisirs, aux devoirs peu assujétissans de la cour et des garnisons, nous jouissions à la fois avec incurie et des avantages que nous avaient transmis, les anciennes institutions, et de la liberté que nous apportaient les nouvelles moeursmœurs: ainsi ces deux régimes flattaient également, l’un notre vanité, l’autre nos penchans pour les plaisirs.
 
« Retrouvant dans nos châteaux, avec nos paysans, nos gardes et nos baillis, quelques vestiges de notre ancien pouvoir féodal, jouissant à la cour et à la ville des distinctions de la naissance, élevés par notre nom seul aux grades supérieurs dans les camps, et libres désormais de nous mêler sans faste et sans entraves à tous nos concitoyens pour goûter les douceurs de l’égalité plébéienne, nous voyions s’écouler ces courtes années de notre printemps dans un cercle d’illusions et dans une sorte de bonheur qui, je crois, en aucun temps, n’avait été destiné qu’à nous. Liberté, royauté, aristocratie, démocratie, préjugés, raison, nouveauté, philosophie, tout se réunissait pour rendre nos jours heureux, et jamais réveil plus terrible ne fut précédé par un sommeil plus doux et par des songes plus séduisans. »
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Ce qu’il faut se hâter de dire à la louange de ces hommes aimables, de ces courtisans philosophes si élégans et si accomplis, c’est que, quand vinrent les épreuves sérieuses, ils ne se trouvèrent pas trop au-dessous : la fortune eut beau s’armer de ses foudres et de ses orages, elle échoua le plus souvent contre leur humeur. On sait l’attitude inaltérable de Lauzun au pied de l’échafaud, celle de Narbonne au milieu des rigueurs fameuses de cette retraite glacée. Sans avoir eu à se mesurer à ces conjonctures tout-à-fait extrêmes, les deux frères Ségur, le comte et le vicomte, avec les nuances particulières qui les distinguaient, surent garder, eux aussi, leur bonne grace et toutes leurs qualités d’esprit, plume en main, dans l’adversité.
 
Ce que ne gardèrent pas moins, en général, les personnages de cette époque et de ce rang qui survécurent et dont la vieillesse honorée s’est prolongée jusqu’à nous, c’est une fidélité remarquable, sinon à tous les principes, du moins à l’esprit des doctrines et des moeursmœurs dont s’était imbue leur jeunesse; c’est le don de sociabilité, la pratique affable, tolérante, presque affectueuse, vraiment libérale, sans ombre de misanthropie et d’amertume, une sorte de confiance souriante et deux fois aimable après tant de déceptions, et ce trait qui, dans l’homme excellent dont nous parlons, formait plus qu’une qualité vague et était devenu le fond même du caractère et une vertu, la bienveillance.
 
Mais ne devançons point les temps; nous sommes à ces années d’avant la révolution, lesquelles toutefois il ne faudrait pas juger trop frivoles. Pour M. de Ségur, cette époque peut se partager en deux moitiés séparées par la guerre d’Amérique. A son retour, il entre dans la vie déjà sérieuse et dans la seconde jeunesse. Jusqu’alors il n’avait fait qu’entremêler avec agrément les camps et la cour, cultiver la littérature légère, et arborer les goûts de son âge, non sans profiter vivement de toutes les occasions de s’éclairer ou de se mûrir au sein de ces inappréciables sociétés d’alors, qu’il appelle si bien des écoles brillantes de civilisation. C’est ce sérieux dissimulé sous des formes aimables qui en faisait le charme principal, et dont le secret s’est perdu depuis. On en retrouve le regret en même temps que l’expression en plus d’une page des ''Mémoires'' de M. de Ségur; car combien, sous cette plume facile, d’aperçus historiques, profonds et vrais ! Le lecteur amusé qui court est tenté de n’en pas saisir toute la réflexion, tant cela est dit aisément.
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Lorsque M. de Ségur rentra dans sa patrie après cinq années d’absence, la révolution de 89 venait d’éclater: un autre ordre d’évènemens et de conjonctures s’ouvrait au milieu de bien des espérances déjà compromises et de bien des craintes déjà justifiées. Pour la plupart des hommes de la période précédente, les rêves éblouissans allaient s’évanouir ; les rivages d’Utopie et d’Atlantide s’enfuyaient à l’horizon; les voyages en Crimée étaient terminés. Les ''Mémoires'' de M. de Ségur finissent là aussi, comme s’il avait voulu les clore sur les derniers souvenirs de sa belle et vive jeunesse. Son rôle pourtant en ces années agitées ne fut pas inactif ; il suivit honorablement la ligne constitutionnelle où plusieurs de ses amis le précédaient. Nommé au mois d’avril 91 ambassadeur extraordinaire à Rome en remplacement du cardinal de Bernis, la querelle flagrante avec le Saint-Siège l’empêcha de se rendre à sa destination. Il refusa bientôt le ministère des affaires étrangères qui lui fut offert à la sortie de M. de Montmorin; mais il accepta de la part de Louis XVI une mission particulière à Berlin auprès du roi Frédéric-Guillaume. Il ne s’agissait de rien moins qu’après les conférenes de Pilnitz, de détacher doucement le monarque prussien de l’alliance autrichienne, et de le détourner de la guerre. Dans un intéressant ouvrage publié en 1801 sur les dix années de règne de Frédéric-Guillaume, M. de Ségur a touché les circonstances de cette négociation délicate où il crut pouvoir se flatter, un très court moment, d’avoir réussi. Les ''Mémoires d’un Homme d’Etat'' sont venus depuis éclairer d’un jour nouveau et par le côté étranger toute cette portion long-temps voilée de la politique européenne; les mille causes qui déjouèrent la diplomatie de M.. de Ségur, et qui auraient fait échouer tout autre en sa place, y sont parfaitement définies (5). Le moment était arrivé où, dans ce déchaînement de passions violentes et de préventions aveugles, il n’y avait certes aucun déshonneur pour les hommes sages, pour les esprits modérés, à se sentir inhabiles et impuissans.
 
Les évènemens se précipitaient; M. de Ségur et les siens demeurèrent attachés au sol de la France lorsqu’il n’était déjà plus qu’une arène embrasée Son père le maréchal fut incarcéré à la Force, et lui détenu avec sa famille dans une maison de campagne à Châtenay, celle même où l’on dit qu’est né Voltaire. Le volume intitulé ''Recueil de Famille'' nous le montre, en ces années de ruine, plein de sérénité et de philosophie, adonné aux vertus domestiques, égayant, dès que le grand moment de terreur fut passé, les tristesses et les misères des êtres chéris qui l’entouraient. Son esprit n’avait jamais plus de vivacité que quand il servait son coeurcœur. Chaque évènement, chaque anniversaire de cette vie intérieure était célébré par de petites comédies, par des vaudevilles qu’on jouait entre soi, par de gais ou tendres couplets qui parfois circulaient au-delà: quelques personnes de cette société renaissante se rappellent encore la chanson qui a pour titre: ''les Amours de Laure''. En même temps, dès qu’il le put, M. de Ségur reprit son rôle de témoin attentif aux choses publiques; de Châtenay il accourait souvent à Paris; il voyait beaucoup Boissy-d’Anglas et les hommes politiques de cette nuance. S’il ne fut point lui-même à cette époque membre des assemblées instituées sous le régime de la constitution de l’an III, s’il n’eut point l’honneur de compter parmi ceux qui, comme les Siméon, les Portalis, luttèrent régulièrement pour la cause de l’ordre, de la modération et des lois, et qui, eux aussi, suivant une expression mémorable, faisaient alors au civil ''leur campagne d’Italie'' (6), il la fit au dehors du moins et comme en volontaire dans les journaux. Plus d’une fois, m’assure-t-on, dans les momens d’urgence, il prêta sa plume aux discours de Boissy-d’Anglas et de ses autres amis. En 1801 enfin, il contribua au rétablissement des saines notions historiques et au redressement de l’opinion par deux publications importantes et qui méritent d’étre rappelées.
 
''La Politique de tous les Cabinets de l’Europe'' sous Louis XV et sous Louis XVI, contenant les écrits de Favier et la correspondance secrète du comte de Broglie, avait déjà paru en 93; mais M. de Ségur en donna une édition plus complète, accompagnée de notes et de toutes sortes d’additions qui en font un ouvrage nouveau où il mit ainsi son propre cachet. La politique extérieure de la France avait subi un changement décisif de système lors du traité de Versailles (1756), au début de la guerre de sept ans : de la rivalité jusqu’alors constante avec l’Autriche, on avait passé à une étroite alliance en haine du roi de Prusse et de sa grandeur nouvelle. Les principaux chefs et agens de la diplomatie secrète que Louis XV entretenait à l’insu de on ministère, étaient très opposés à cette alliance; selon eux décevante et inféconde, avec le cabinet de Vienne, et ils ne cessaient de conseiller le retour aux anciennes traditions où la France avait puisé Si long-temps gloire et influence. Ils n’avaient pour cela qu’à énumérer, comme résultats du système contraire, les pertes de la dernière guerre, le partage honteux de la Pologne, et à constater une sorte d’abaissement manifeste du cabinet de Versailles dans les conseils de l’Europe. D’une autre part, il était incontestable que d’habiles ministres, tels que M. de Choiseul et M. de Vergennes, avaient su tirer de cette situation nouvelle, l’un par le pacte de famille, l’autre à l’époque de la guerre d’Amérique, des ressources imprévues qui avaient balancé les désavantages et réparé jusqu’à un certain point l’honneur de notre politique. Élevé à l’école de ces deux ministres, M. de Ségur oppose fréquemment ses vues modérées et judicieuses aux raisonnemens un peu exclusifs du comte de Broglie et de Favier, et il en résulte d’heureux éclaircissemens. Il nous est toutefois impossible de ne pas admirer la sagacité et presque la prophétie de Favier, quand il insiste sur les inconvéniens constans de cette alliance autrichienne qu’on a vue depuis encore si fertile en erreurs et en déceptions: «Il faut, écrivait-il en faisant allusion au mariage du dauphin (Louis XVI) et de Marie-Antoinette, il faut avoir peu de connaissance de l’histoire pour croire qu’on puisse en politique se reposer sur les assurances amicales qu’on se prodigue, ou au moment de la formation d’une alliance, ou à celui d’une union faite ou resserrée par des mariages. La prudence exige de n’y compter qu’autant que les intérêts communs s’y trouvent, et l’expérience de tous les siècles apprend que ces liaisons de parenté sont souvent plus embarrassantes qu’utiles quand les intérêts sont naturellement opposés. » - Un des soins de M. de Ségur dans ses notes est de rejoindre, autant que possible, la morale et la politique, et de ne plus les vouloir séparer. VoeuVœu honorable, mais qui est plus de mise dans les livres que dans la pratique, même depuis qu’on croit l’avoir renouvelée : De telles maximes, d’ailleurs, qui n’ont pas pour principe unique l’agrandissement, avaient peu le temps de prendre racine au lendemain du grand Frédéric et au début de Napoléon.
 
Une autre publication de M. de Ségur, qui date de la même année (1801), est sa ''Décade historique'', ou son tableau des dix années que comprend le règne du roi de Prusse Frédéric-Guillaume II (1786-1797). Sous ce titre un peu indécis, l’auteur n’avait sans doute cherché qu’un cadre pour retracer l’histoire des préliminaires de notre révolution, ses diverses phases au dedans et ses contre-coups au dehors jusqu’à l’époque de la paix de Bâle. On peut soupçonner toutefois qu’en y rattachant si expressément en tête le nom assez disparate du roi de Prusse, en serrant de près avec une exactitude sévère le règne de ce champion si empressé de la coalition, qui fut le premier à rengainer l’épée et à déserter dans l’action ses alliés compromis, M. de Ségur prenait à sa manière, et comme il lui convenait sa revanche de la non-réussite de Berlin. Si ce roi eut avec lui des torts de procédé, comme on l’a dit et comme vient de le répéter un écrit récent, il les paya dans ce tableau fidèle: une plume véridique est une arme aussi. M. de Ségur ne l’a jamais eue si ferme, si franchement historique. Ici d’ailleurs comme toujours (est-il besoin de le dire?) et soit qu’il jugeât les affaires du dehors, soit qu’il déroulât les crises révolutionnaires du dedans, il usait d’une équitable mesure. Marie-Joseph Chénier, en parlant de cet écrit en son ''Tableau de la Littérature'', lui a rendu une justice à laquelle ses réserves même donnent plus de prix. Placé à son point de vue modéré et purement constitutionnel de 91, l’auteur eut le mérite d’exposer les faits intérieurs et de faire ressortir ses vues sans trop irriter les passions rivales. Quant au point de vue extérieur et européen, ce livre d’un diplomate instruit et qui avait tenu en main quelques-uns des premiers fils, commençait pour la première fois en France à tirer un coin du voile que les ''Mémoires d’un Homme d’État'' ont, bien plus tard, soulevé par l’autre côté. M. d’Hauterive, l’année précédente, avait publié son ouvrage de l’''État de la France à la fin de l’an VIII''. Au sein de cette régénération universelle d’alors qui s’opérait simultanément dans les lois, dans la religion, dans les lettres, les publications de M. de Ségur et d’Hauterive eurent donc, leur part : elles contribuèrent à remettre sur un bon pied et à restaurer, en quelque sorte, la connaissance historique et diplomatique contemporaine.
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« C’est un legs précieux, honorable, sacré... J’avais perdu par une goutte sereine un oeil dans la guerre d’Amérique; de longs travaux avaient affaibli l’autre; les médecins me menaçaient de le perdre, si je l’exerçais trop. Cependant la ruine de ma fortune me rendait le travail indispensable; je me décidai à écrire cet ouvrage; et pour me conserver la vue, ma femme, votre tendre et vertueuse mère,... élevée dans toutes les délicatesses, du grand monde, âgée de soixante ans, presque toujours souffrante,...me servant de secrétaire avec une constance et une patience inimitables, a écrit de sa main, d’abord toutes les notes qui m’ont servi à rédiger, et ensuite tout ce livre: ainsi toute cette ''Histoire universelle'' a été tracée par sa main... »
 
Cette ''Histoire universelle'' qui aboutissait à la fin du Bas-Empire avait pour suite naturelle une ''Histoire de France'', et M. de Ségur se décida à l’entreprendre : il l’a poussée jusqu’au règne de Louis XI inclusivement. En louant les qualités saines de jugement, de composition et de diction qui ne cessent de recommander ce long et utile travail, nous n’essaierons pas de le discuter par comparaison avec tant d’autres plus modernes qui ont eu pour but et même pour prétention de renouveler presque tous les aspects d’un si vaste champ. Mais ce nous est un vif regret que l’auteur, eût-il dû courir sur certains intervalles, n’ait pu mener son oeuvreœuvre jusqu’à travers le XVIIIe siècle; nul n’était plus désigné que lui pour retracer la suite et l’ensemble politique de ce temps encore neuf à peindre par cet aspect; il s’y fût montré original en restant lui-même.
 
M. de Ségur se délassait de ces travaux sévères par des morceaux plus courts, par des essais d’observation et de causerie qui, insérés d’abord dans plusieurs journaux, ont été recueillis sous le titre de ''Galerie morale et politique'' (1817-1823) : cet ouvrage, où l’auteur apparaît aussi peu que possible et où l’homme se découvre au naturel, était aussi celui des siens qu’il préférait. Nous partageons de grand coeurcœur cette prédilection. M. de Ségur prend là sa place au rang de nos moralistes les plus fins et les plus aimables; on a comme la monnaie, la petite monnaie blanche de Montaigne, du Saint-Évremond sans afféterie, du Nivernais excellent. Je ne sais qui a dit de Nicole qu’il réussissait particulièrement dans les sujets moyens qui ne fourniraient pas tout-à-fait la matière d’un sermon. M. de Ségur réussit volontiers de même dans quelques-uns de ces petits sujets qui feraient aussi bien le refrain d’un couplet philosophique et qui lui fournissent un essai : - ''Rien de trop''! - ''Arrêtez-vous donc''! - On est embarrassé avec lui de citer, parce que cette causerie plaît surtout par sa grace courante et qu’elle s’insinue plus qu’elle ne mord. Son frère le vicomte, avec moins de fond, avait plus de trait et de pointe : M. de Ségur est plutôt un esprit uni, orné, nuancé; il ne sort pas des tons adoucis. N’allez rien demander non plus de bien imprévu, de bien surprenant, à la morale qu’il propose; Horace, Voltaire et bien d’autres y ont passé avant lui; c’est celle d’un Aristippe non égoïste et affectueux. Il ne croit pas pouvoir changer l’homme, il ne se pique même pas de le sonder trop à fond; mais il le sent tel qu’il est, et il tâche d’en tirer parti. Il sait le mal, mais il y glisse plutôt que d’enfoncer, et il vous incline au mieux, au possible. Sa morale est surtout usuelle. A côté des exemples à la Plutarque dont il l’autorise, et qui feraient un peu trop lieu commun en se prolongeant, arrive un souvenir d’hier, un mot de Catherine, une de ces anecdotes de XVIIIe siècle que M de Ségur conte si bien; on passe avec lui d’Épaminondas à l’abbé de Breteuil, et le tout s’assaisonne, et l’on rentre en souriant dans le réel de la vie. Un des essais nous le résume surtout et nous le rend dans sa physionomie habituelle et dans l’esprit qui ne cessait de l’animer; c’est le morceau sur la ''Bienveillance'': « Il est une vertu, dit-il, la plus douce et la plus éclairée de toutes, un sentiment généreux plus actif que le devoir, plus universel que la bienfaisance, plus obligeant que la bonté... » Qu’on lise le reste de l’essai, on l’y trouvera tout entier. La bienveillance, comme il l’entend, n’est autre que la ''charité'' sécularisée, se souvenant et se rapprochant de son étymologie de ''grace'', telle qu’il l’avait entrevue dans sa jeunesse chez Mme Geoffrin, telle qu’il l’eût pu désigner non moins heureusement par un nom plus moderne de femme dont c’est le don accompli et l’immortelle couronne.
 
Ces pages agréables et sensibles de la ''Galerie'' eurent leur récompense que les livres de morale n’obtiennent pas toujours. Si elles firent alors plaisir à beaucoup, elles firent du bien à quelques-uns. L’indulgence pratique et communicative qu’elles respirent ne fut pas toute stérile. Un jour, en avril 1822, M. de Ségur reçut une lettre timbrée de Montpellier dont voici quelques extraits :
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M. de Ségur mourut au lendemain du triomphe de juillet. Quinze jours auparavant, un matin, sur son canapé, quatre vieillards étaient assis, lui, le général Lafayette, le général Mathieu Dumas et M. de Barbé-Marbois; le plus jeune des quatre était septuagénaire; ils causaient ensemble de la situation politique et le leurs craintes des révolutions qu’ils avaient vues et de celle qu’ils présageaient encore. C’était un spectacle touchant et inexprimable pour qui l’a pu surprendre que cet entretien prudent, fin et doux, que ces vieillesses amies dont l’une allait être bien jeune encore, et dont aucune n’était lassée.
 
Mais j’aime mieux finir sur un trait plus humble, plus assorti à la morale familière dont M. de Ségur n’était un si fidèle et si persuasif organe que parce qu’il la pratiqua. Sa bonté de coeurcœur attentive et délicate ne se démentit pas un seul jour au milieu des souffrances souvent très-vives qui précédèrent sa fin. Un jour qu’il dictait selon sa coutume, son secrétaire distrait peut-être, ou entendant mal la voix déjà altérée, lui fit répéter le même mot deux et trois fois; à la troisième, un mouvement de vivacité et d’humeur échappa. La dictée continuant, M. de Ségur eut soin d’adresser à plusieurs reprises la parole au jeune homme, comme pour couvrir ce mouvement involontaire; mais il put deviner, à l’accent un peu ému des réponses; l’impression pénible qu’il avait causée. La dictée s’achevait et le secrétaire finissait d’écrire, lorsque tout d’un coup il aperçut le vieillard de soixante-dix-huit ans qui s’était levé du canapé où il reposait et qui s’approchait de lui en tâtonnant: « Mon ami, je vous ai fait tout à l’heure de la peine, pardonnez-moi. » Ce furent ses paroles. Le secrétaire, bien digne d’ailleurs d’un tel témoignage, ne put que saisir cette main vénérable qui le cherchait, en la baignant de larmes. Je ne sais si je m’abuse, mais un tel trait bien simple, si on l’omettait quand on en a connaissance, ferait faute au portrait du moraliste, et l’on n’aurait pas tout entier devant les yeux l’auteur de l’essai sur la ''Bienveillance''.