« Julie ou la Nouvelle Héloïse/Troisième partie » : différence entre les versions

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Rendez grâce à cette vertu que vous croyez haïr, et qui fait plus pour vous que votre amour même. Il n’y a pas jusqu’à ma tante que vous n’ayez séduite par un sacrifice dont elle sent tout le prix. Elle n’a pu lire votre lettre sans attendrissement ; elle a même eu la faiblesse de la laisser voir à sa fille ; et l’effort qu’a fait la pauvre Julie pour contenir à cette lecture ses soupirs et ses pleurs l’a fait tomber évanouie.
 
Cette tendre mère, que vos lettres avaient déjà puissamment émue, commence à connaître, par tout ce qu’elle voit, combien vos deux cœurs sont hors de la règle commune, et combien votre amour porte un caractère naturel de sympathie que le temps ni les efforts humains ne sauraient effacer. Elle qui a si grand besoin de consolation consolerait volontiers sa fille, si la bienséance ne la retenait ; et je la vois trop près d’en devenir la confidente pour qu’elle ne me pardonne pas de l’avoir été. Elle s’échappa hier jusqu’à dire en sa présence, un peu indiscrètement peut-être : « Ah ! s’il ne dépendait que de moi...moi… » Quoiqu’elle se retînt et n’achevât pas, je vis, au baiser ardent que Julie imprimait sur sa main, qu’elle ne l’avait que trop entendue. Je sais même qu’elle a voulu parler plusieurs fois à son inflexible époux ; mais, soit danger d’exposer sa fille aux fureurs d’un père irrité, soit crainte pour elle-même, sa timidité l’a toujours retenue ; et son affaiblissement, ses maux, augmentent si sensiblement, que j’ai peur de la voir hors d’état d’exécuter sa résolution avant qu’elle l’ait bien formée.
 
Quoi qu’il en soit, malgré les fautes dont vous êtes cause, cette honnêteté de cœur qui se fait sentir dans votre amour mutuel lui a donné une telle opinion de vous, qu’elle se fie à la parole de tous deux sur l’interruption de votre correspondance, et qu’elle n’a pris aucune précaution pour veiller de plus près sur sa fille. Effectivement, si Julie ne répondait pas à sa confiance, elle ne serait plus digne de ses soins, et il faudrait vous étouffer l’un et l’autre si vous étiez capables de tromper encore la meilleure des mères, et d’abuser de l’estime qu’elle a pour vous.
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Mon Dieu ! quel transport égare une infortunée et lui fait oublier ses résolutions ? Où viens-je verser mes pleurs et pousser mes gémissements ? C’est le cruel qui les a causés que j’en rends le dépositaire ! C’est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j’ose les déplorer ! Oui, oui, barbare, partagez les tourments que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein maternel, gémissez des maux qui me viennent de vous, et sentez avec moi l’horreur d’un parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserais-je paraître aussi méprisable que je le suis ? Devant qui m’avilirais-je au gré de mes remords ? Quel autre que le complice de mon crime pourrait assez les connaître ? C’est mon plus insupportable supplice de n’être accusée que par mon cœur, et de voir attribuer au bon naturel les larmes impures qu’un cuisant repentir m’arrache. Je vis, je vis en frémissant la douleur empoisonner, hâter les derniers jours de ma triste mère. En vain sa pitié pour moi l’empêcha d’en convenir ; en vain elle affectait d’attribuer le progrès de son mal à la cause qui l’avait produit ; en vain ma cousine gagnée a tenu le même langage : rien n’a pu tromper mon cœur déchiré de regret ; et, pour mon tourment éternel, je garderai jusqu’au tombeau l’affreuse idée d’avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.
 
O vous que le ciel suscita dans sa colère pour me rendre malheureuse et coupable, pour la dernière fois recevez dans votre sein des larmes dont vous êtes l’auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager avec vous des peines qui devaient nous être communes. Ce sont les soupirs d’un dernier adieu qui s’échappent malgré moi. C’en est fait ; l’empire de l’amour est éteint dans une âme livrée au seul désespoir. Je consacre le reste de mes jours à pleurer la meilleure des mères ; je saurai lui sacrifier des sentiments qui lui ont coûté la vie ; je serais trop heureuse qu’il m’en coûtât assez de les vaincre, pour expier tout ce qu’ils lui ont fait souffrir. Ah ! si son esprit immortel pénètre au fond de mon cœur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n’est pas tout à fait indigne d’elle. Partagez un effort que vous m’avez rendu nécessaire. S’il vous reste quelque respect pour la mémoire d’un nœud si cher et si funeste, c’est par lui que je vous conjure de me fuir à jamais, de ne plus m’écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser oublier, s’il se peut, ce que nous fûmes l’un à l’autre. Que mes yeux ne vous voient plus ; que je n’entende plus prononcer votre nom ; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon cœur. J’ose parler encore au nom d’un amour qui ne doit plus être ; à tant de sujets de douleur n’ajoutez pas celui de voir son dernier vœu méprisé. Adieu donc pour la dernière fois, unique et cher...cher… Ah ! fille insensée !... Adieu pour jamais.
 
=== Lettre VI à madame d’Orbe ===
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Pour achever de me les rendre insupportables, plus les afflictions m’accablent, plus tout ce qui m’était cher semble se détacher de moi. Madame, il se peut que vous m’aimiez encore ; mais d’autres soins vous appellent, d’autres devoirs vous occupent. Mes plaintes que vous écoutiez avec intérêt sont maintenant indiscrètes. Julie, Julie elle-même se décourage et m’abandonne. Les tristes remords ont chassé l’amour. Tout est changé pour moi ; mon cœur seul est toujours le même, et mon sort en est plus affreux.
 
Mais qu’importe ce que je suis et ce que je dois être ? Julie souffre, est-il temps de songer à moi ? Ah ! ce sont ses peines qui rendent les miennes plus amères. Oui, j’aimerais mieux qu’elle cessât de m’aimer et qu’elle fût heureuse...heureuse… Cesser de m’aimer !... l’espère-t-elle ?... Jamais, jamais. Elle a beau me défendre de la voir et de lui écrire. Ce n’est pas le tourment qu’elle s’ôte, hélas ! c’est le consolateur. La perte d’une tendre mère la doit-elle priver d’un plus tendre ami ? Croit-elle soulager ses maux en les multipliant ? O amour ! est-ce à tes dépens qu’on peut venger la nature ?
 
Non, non ; c’est en vain qu’elle prétend m’oublier. Son tendre cœur pourra-t-il se séparer du mien ? Ne le retiens-je pas en dépit d’elle ? Oublie-t-on des sentiments tels que nous les avons éprouvés, et peut-on s’en souvenir sans les éprouver encore ? L’amour vainqueur fit le malheur de sa vie ; l’amour vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle passera ses jours dans la douleur, tourmentée à la fois de vains regrets et de vains désirs, sans pouvoir jamais contenter ni l’amour ni la vertu.
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Comment pourrait-on vous aimer moins en vous estimant chaque jour davantage ? Comment perdrais-je mes anciens sentiments pour vous tandis que vous en méritez chaque jour de nouveaux ? Non, mon cher et digne ami, tout ce que nous fûmes les uns aux autres dès notre première jeunesse, nous le serons le reste de nos jours ; et si notre mutuel attachement n’augmente plus, c’est qu’il ne peut plus augmenter. Toute la différence est que je vous aimais comme mon frère, et qu’à présent je vous aime comme mon enfant ; car quoique nous soyons toutes deux plus jeunes que vous, et même vos disciples, je vous regarde un peu comme le nôtre. En nous apprenant à penser, vous avez appris de nous à être sensible ; et, quoi qu’en dise votre philosophe anglais, cette éducation vaut bien l’autre ; si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit.
 
Savez-vous pourquoi je parais avoir changé de conduite envers vous ? Ce n’est pas, croyez-moi, que mon cœur ne soit toujours le même ; c’est que votre état est changé. Je favorisai vos feux tant qu’il leur restait un rayon d’espérance. Depuis qu’en vous obstinant d’aspirer à Julie vous ne pouvez plus que la rendre malheureuse, ce serait vous nuire que de vous complaire. J’aime mieux vous savoir moins à plaindre, et vous rendre plus mécontent. Quand le bonheur commun devient impossible, chercher le sien dans celui de ce qu’on aime, n’est-ce pas tout ce qui reste à faire à l’amour sans espoir ?
 
Vous faites plus que sentir cela, mon généreux ami, vous l’exécutez dans le plus douloureux sacrifice qu’ai jamais fait un amant fidèle. En renonçant à Julie, vous achetez son repos aux dépens du vôtre, et c’est à vous que vous renoncez pour elle.
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=== Lettre XII de Julie ===
 
Je voulais vous décrire la scène qui vient de se passer, et qui a produit le billet que vous avez dû recevoir ; mais mon père a pris ses mesures si justes qu’elle n’a fini qu’un moment avant le départ du courrier. Sa lettre est sans doute arrivée à temps à la poste ; il n’en peut être de même de celle-ci : votre résolution sera prise, et votre réponse partie avant qu’elle vous parvienne ; ainsi tout détail serait désormais inutile. J’ai fait mon devoir ; vous ferez le vôtre ; mais le sort nous accable, l’honneur nous trahit ; nous serons séparés à jamais, et, pour comble d’horreur, je vais passer dans les...les… Hélas ! j’ai pu vivre dans les tiens ! O devoir ! à quoi sers-tu ? O Providence !... il faut gémir et se taire.
 
La plume échappe de ma main. J’étais incommodée depuis quelques jours ; l’entretien de ce matin m’a prodigieusement agitée...agitée… La tête et le cœur me font mal...mal… je me sens défaillir...défaillir… le ciel aurait-il pitié de mes peines ?... Je ne puis me soutenir...soutenir… je suis forcée à me mettre au lit, et me console dans l’espoir de n’en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la dernière fois, cher et tendre ami de Julie. Ah ! si je ne dois plus vivre pour toi, n’ai-je pas déjà cessé de vivre ?
 
=== Lettre XIII de Julie à madame d’Orbe ===
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Il est donc vrai, chère et cruelle amie, que tu me rappelles à la vie et à mes douleurs ? J’ai vu l’instant heureux où j’allais rejoindre la plus tendre des mères ; tes soins inhumains m’ont enchaînée pour la pleurer plus longtemps ; et quand le désir de la suivre m’arrache à la terre, le regret de te quitter m’y retient. Si je me console de vivre, c’est par l’espoir de n’avoir pas échappé tout entière à la mort. Ils ne sont plus ces agréments de mon visage que mon cœur a payés si cher ; la maladie dont je sors m’en a délivrée. Cette heureuse perte ralentira l’ardeur grossière d’un homme assez dépourvu de délicatesse pour m’oser épouser sans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il se souciera peu du reste. Sans manquer de parole à mon père, sans offenser l’ami dont il tient la vie, je saurai rebuter cet importun : ma bouche gardera le silence ; mais mon aspect parlera pour moi. Son dégoût me garantira de sa tyrannie, et il me trouvera trop laide pour daigner me rendre malheureuse.
 
Ah ! cousine chère, tu connus un cœur plus constant et plus tendre qui ne se fût pas ainsi rebuté. Son goût ne se bornait pas aux traits et à la figure ; c’était moi qu’il aimait et non pas mon visage ; c’était par tout notre être que nous étions unis l’un à l’autre ; et tant que Julie eût été la même, la beauté pouvait fuir l’amour fût toujours demeuré. Cependant il a pu consentir...consentir… l’ingrat !... Il l’a dû puisque j’ai pu l’exiger. Qui est-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur cœur ? Ai-je donc voulu retirer le mien ?... l’ai-je fait ? O Dieu ! faut-il que tout me rappelle incessamment un temps qui n’est plus, et des feux qui ne doivent plus être ! J’ai beau vouloir arracher de mon cœur cette image chérie ; je l’y sens trop fortement attachée ; je le déchire sans le dégager, et mes efforts pour en effacer un si doux souvenir ne font que l’y graver davantage.
 
Oserai-je te dire un délire de ma fièvre, qui, loin de s’éteindre avec elle, me tourmente encore plus depuis ma guérison ? Oui, connais et plains l’égarement d’esprit de ta malheureuse amie, et rends grâces au ciel d’avoir préservé ton cœur de l’horrible passion qui le donne. Dans un des moments où j’étais le plus mal, je crus, durant l’ardeur du redoublement, voir à côté de mon lit cet infortuné, non tel qu’il charmait jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie, mais pâle, défait, mal en ordre, et le désespoir dans les yeux. Il était à genoux ; il prit une de mes mains et sans dégoûter de l’état où elle était, sans craindre la communication d’un venin si terrible, il la couvrait de baisers et de larmes. A son aspect j’éprouvai cette vive et délicieuse émotion que me donnait quelquefois sa présence inattendue. Je voulus m’élancer vers lui ; on me retint ; tu l’arrachas de ma présence ; et ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gémissements que je crus entendre à mesure qu’il s’éloignait.
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Je reviens à mon rêve. Ma cousine, raille-moi, si tu veux, de ma simplicité ; mais il y a dans cette vision je ne sais quoi de mystérieux qui la distingue du délire ordinaire. Est-ce un pressentiment de la mort du meilleur des hommes ? Est-ce un avertissement qu’il n’est déjà plus ? Le ciel daigne-t-il me guider au moins un fois, et m’invite-t-il à suivre celui qu’il me fit aimer ? Hélas ! l’ordre de mourir sera pour moi le premier de ses bienfaits.
 
J’ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent rien ; ils ne m’en imposent plus, et je sens que je les méprise. On ne voit point les esprits, je le veux croire ; mais deux âmes si étroitement unies ne sauraient-elles avoir entre elles une communication immédiate, indépendante du corps et des sens ? L’impression directe que l’une reçoit de l’autre ne peut-elle pas la transmettre au cerveau, et recevoir de lui par contre-coup les sensations qu’elle lui a données ?... Pauvre Julie, que d’extravagances ! Que les passions nous rendent crédules ! et qu’un cœur vivement touché se détache avec peine des erreurs même qu’il aperçoit !
 
=== Lettre XIV. Réponse ===
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Je te trouvai sensiblement mieux, l’éruption était achevée ; le médecin me rendit le courage et l’espoir. Je me concertai d’avance avec Babi ; et le redoublement, quoique moindre, t’ayant encore embarrassé la tête, je pris ce temps pour écarter tout le monde et faire dire à mon mari d’amener son hôte, jugeant qu’avant la fin de l’accès tu serais moins en état de le reconnaître. Nous eûmes toutes les peines du monde à renvoyer ton désolé père, qui chaque nuit s’obstinait à vouloir rester. Enfin je lui dis en colère qu’il n’épargnerait la peine de personne, que j’étais également résolue à veiller, et qu’il savait bien, tout père qu’il était, que sa tendresse n’était pas plus vigilante que la mienne. Il partit à regret ; nous restâmes seules. M. d’Orbe arriva sur les onze heures, et me dit qu’il avait laissé ton ami dans la rue : je l’allai chercher. Je le pris par la main ; il tremblait comme la feuille. En passant dans l’antichambre les forces lui manquèrent ; il respirait avec peine, et fut contraint de s’asseoir.
 
Alors, démêlant quelques objets à la faible lueur d’une lumière éloignée : « Oui, dit-il avec un profond soupir, je reconnais les mêmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traversés...traversés… à la même heure...heure… avec le même mystère...mystère… j’étais tremblant comme aujourd’hui...aujourd’hui… le cœur me palpitait de même...même… O téméraire ! j’étais mortel, et j’osais goûter...goûter… Que vais-je voir maintenant dans ce même objet qui faisait et partageait mes transports ? L’image du trépas, un appareil de douleur, la vertu malheureuse et la beauté mourante ! »
 
Chère cousine, j’épargne à ton pauvre cœur le détail de cette attendrissante scène. Il te vit, et se tut ; il l’avait promis : mais quel silence ! il se jeta à genoux ; il baisait tes rideaux en sanglotant ; il élevait les mains et les yeux ; il poussait de sourds gémissements ; il avait peine à contenir sa douleur et ses cris. Sans le voir, tu sortis machinalement une de tes mains ; il s’en saisit avec une espèce de fureur ; les baisers de feu qu’il appliquait sur cette main malade t’éveillèrent mieux que le bruit et la voix de tout ce qui t’environnait. Je vis que tu l’avais reconnu ; et, malgré sa résistance et ses plaintes, je l’arrachai de la chambre à l’instant, espérant éluder l’idée d’une si courte apparition par le prétexte du délire. Mais voyant ensuite que tu n’en disais rien, je crus que tu l’avais oubliée ; je défendis à Babi de t’en parler, et je sais qu’elle m’a tenu parole. Vaine prudence que l’amour a déconcertée, et qui n’a fait que laisser fermenter un souvenir qu’il n’est plus temps d’effacer !
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Nous renaissons, ma Julie ; tous les vrais sentiments de nos âmes reprennent leurs cours. La nature nous a conservé l’être, et l’amour nous rend à la vie. En doutais-tu ? L’osas-tu croire, de pouvoir m’ôter ton cœur ? Va, je le connais mieux que toi, ce cœur que le ciel a fait pour le mien. Je les sens joints par une existence commune qu’ils ne peuvent perdre qu’à la mort. Dépend-il de nous de les séparer, ni même de le vouloir ? Tiennent-ils l’un à l’autre par des nœuds que les hommes aient formés et qu’ils puissent rompre ? Non, non, Julie ; si le sort cruel nous refuse le doux nom d’époux, rien ne peut nous ôter celui d’amants fidèles ; il sera consolation de nos tristes jours, et nous l’emporterons au tombeau.
 
Ainsi nous recommençons de vivre pour recommencer de souffrir, et le sentiment de notre existence n’est pour nous qu’un sentiment de douleur. Infortunés, que sommes-nous devenus ? Comment avons-nous cessé d’être ce que nous fûmes ? Où est cet enchantement de bonheur suprême ? Où sont ces ravissements exquis dont les vertus animaient nos feux ? Il ne reste de nous que notre amour ; l’amour seul reste, et ses charmes se sont éclipsés. Fille trop soumise, amante sans courage, tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hélas ! un cœur moins pur t’aurait bien moins égarée ! Oui, c’est l’honnêteté du tien qui nous perd ; les sentiments droits qui le remplissent en ont chassé la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse filiale avec l’indomptable amour ; en te livrant à la fois à tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les accorder, et deviens coupable à force de vertu. O Julie, quel est ton inconcevable empire ! Par quel étrange pouvoir tu fascines ma raison ! Même en me faisant rougir de nos feux, tu te fais encore estimer par tes fautes ; tu me forces de t’admirer en partageant tes remords...remords… Des remords !... était-ce à toi d’en sentir ?... toi que j’aimais...j’aimais… toi que je ne puis cesser d’adorer...d’adorer… Le crime pourrait-il approcher de ton cœur ?... Cruelle ! en me le rendant ce cœur qui m’appartient, rends-le-moi tel qu’il me fut donné.
 
Que m’as-tu dit ?... qu’oses-tu me faire entendre ?... Toi, passer dans les bras d’un autre !... un autre te posséder !... N’être plus à moi !... ou, pour comble d’horreur, n’être pas à moi seul ? Moi, j’éprouverais cet affreux supplice !... je te verrais survivre à toi-même !... Non ; j’aime mieux te perdre que te partager...partager… Que le ciel ne me donna-t-il un courage digne des transports qui m’agitent !... avant que ta main se fût avilie dans ce nœud funeste abhorré par l’amour et réprouvé par l’honneur, j’irais de la mienne te plonger un poignard dans le sein ; j’épuiserais ton chaste cœur d’un sang que n’aurait point souillé l’infidélité. A ce pur sang je mêlerais celui qui brûle dans mes veines d’un feu que rien ne peut éteindre, je tomberais dans tes bras ; je rendrais sur tes lèvres mon dernier soupir...soupir… Je recevrais le tien...tien… Julie expirante !...ces…ces yeux si doux éteints par les horreurs de la mort !... ce sein, ce trône de l’amour déchiré par ma main, versant à gros bouillons le sang et la vie !... Non, vis et souffre ! porte la peine de ma lâcheté. Non, je voudrais que tu ne fusses plus ; mais je ne puis t’aimer assez pour te poignarder.
 
O si tu connaissais l’état de ce cœur serré de détresse ! Jamais il ne brûla d’un feu si sacré ; jamais ton innocence et ta vertu ne lui fut si chère. Je suis amant, je suis aimé, je le sens ; mais je ne suis qu’un homme, et il est au-dessus de la force humaine de renoncer à la suprême félicité. Une nuit, une seul nuit a changé pour jamais toute mon âme. Ote-moi ce dangereux souvenir, et je suis vertueux. Mais cette nuit fatale règne au fond de mon cœur, et va couvrir de son ombre le reste de ma vie. Ah ! Julie ! objet adoré ! s’il faut être à jamais misérables, encore une heure de bonheur, et des regrets éternels !
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Je fus rassurée sur des craintes que le ton de vos lettres commençait à confirmer ; et je le fus par un moyen qui eût pu mettre le comble aux alarmes d’une autre. Je parle du désordre où vous vous laissâtes entraîner, et dont le prompt et libre aveu fut de toutes les preuves de votre franchise celle qui m’a le plus touchée. Je vous connaissais trop pour ignorer ce qu’un pareil aveu devait vous coûter, quand même j’aurais cessé de vous être chère ; je vis que l’amour, vainqueur de la honte, avait pu seul vous l’arracher. Je jugeai qu’un cœur si sincère était incapable d’une infidélité cachée ; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à la confesser, et, me rappelant vos anciens engagements, je me guéris pour jamais de la jalousie.
 
Mon ami, je n’en fus pas plus heureuse ; pour un tourment de moins sans cesse il en renaissait mille autres, et je ne connus jamais mieux combien il est insensé de chercher dans l’égarement de son cœur un repos qu’on ne trouve que dans la sagesse. Depuis longtemps je pleurais en secret la meilleure des mères, qu’une langueur mortelle consumait insensiblement. Babi, à qui le fatal effet de ma chute m’avait forcée à me confier, me trahit et lui découvrit nos amours et mes fautes. A peine eus-je retiré vos lettres de chez ma cousine qu’elles furent surprises. Le témoignage était convaincant ; la tristesse acheva d’ôter à ma mère le peu de forces que son mal lui avait laissées. Je faillis expirer de regret à ses pieds. Loin de m’exposer à la mort que je méritais, elle voila ma honte, et se contenta d’en gémir ; vous-même, qui l’aviez si cruellement abusée, ne pûtes lui devenir odieux. Je fus témoin de l’effet que produisit votre lettre sur son cœur tendre et compatissant. Hélas ! elle désirait votre bonheur et le mien. Elle tenta plus d’une fois...fois… Que sert de rappeler une espérance à jamais éteinte ! Le ciel en avait autrement ordonné. Elle finit ses tristes jours dans la douleur de n’avoir pu fléchir un époux sévère, et de laisser une fille si peu digne d’elle.
 
Accablée d’une si cruelle perte, mon âme n’eut plus de force que pour la sentir ; la voix de la nature gémissante étouffa les murmures de l’amour. Je pris dans une espèce d’horreur la cause de tant de maux ; je voulus étouffer enfin l’odieuse passion qui me les avait attirés, et renoncer à vous pour jamais. Il le fallait, sans doute ; n’avais-je assez de quoi pleurer le reste de ma vie sans chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes ? Tout semblait favoriser ma résolution. Si la tristesse attendrit l’âme, une profonde affliction l’endurcit. Le souvenir de ma mère mourante effaçait le vôtre ; nous étions éloignés ; l’espoir m’avait abandonnée. Jamais mon incomparable amie ne fut si sublime ni si digne d’occuper seule tout mon cœur ; sa vertu, sa raison, son amitié, ses tendres caresses, semblaient l’avoir purifié ; je vous crus oublié, je me crus guérie. Il était trop tard ; ce que j’avais pris pour la froideur d’un amour éteint n’était que l’abattement du désespoir.
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Qu’étions-nous, et que sommes-nous devenus ? Deux tendres amants passèrent ensemble une année entière dans le plus rigoureux silence : leurs soupirs n’osaient s’exhaler, mais leurs cœurs s’entendaient ; ils croyaient souffrir ; et ils étaient heureux. A force de s’entendre, ils se parlèrent ; mais, contents de savoir triompher d’eux-mêmes et de s’en rendre mutuellement l’honorable témoignage, ils passèrent une autre année dans une réserve non moins sévère ; ils se disaient leurs peines, et ils étaient heureux. Ces longs combats furent mal soutenus ; un instant de faiblesse les égara ; ils s’oublièrent dans les plaisirs ; mais s’ils cessèrent d’être chastes, au moins ils étaient fidèles ; au moins le ciel et la nature autorisaient les nœuds qu’ils avaient formés ; au moins la vertu leur était toujours chère ; ils l’aimaient encore et la savaient encore honorer ; ils s’étaient moins corrompus qu’avilis. Moins dignes d’être heureux, ils l’étaient pourtant encore.
 
Que font maintenant ces amants si tendres, qui brûlaient d’une flamme si pure, qui sentaient si bien le prix de l’honnêteté ? Qui l’apprendra sans gémir sur eux ? Les voilà livrés au crime. L’idée même de souiller le lit conjugal ne leur fait plus d’horreur...d’horreur… ils méditent des adultères ! Quoi ! sont-ils bien les mêmes ? Leurs âmes n’ont-elles point changé ? Comment cette ravissante image que le méchant n’aperçut jamais peut-elle s’effacer des cœurs où elle a brillé ? Comment l’attrait de la vertu ne dégoûte-t-il pas pour toujours du vice ceux qui l’ont une fois connue ? Combien de siècles ont pu produire ce changement étrange ? Quelle longueur de temps put détruire un si charmant souvenir, et faire perdre le vrai sentiment du bonheur à qui l’a pu savourer une fois ? Ah ! si le premier désordre est pénible et lent, que tous les autres sont prompts et faciles ! Prestige des passions, tu fascines ainsi la raison, tu trompes la sagesse et changes la nature avant qu’on s’en aperçoive ! On s’égare un seul moment de la vie, on se détourne d’un seul pas de la droite route ; aussitôt une pente inévitable nous entraîne et nous perd ; on tombe enfin dans le gouffre, et l’on se réveille épouvanté de se trouver couvert de crimes avec un cœur né pour la vertu. Mon bon ami, laissons retomber ce voile : avons-nous besoin de voir le précipice affreux qu’il nous cache pour éviter d’en approcher ? Je reprends mon récit.
 
M. de Wolmar arriva, et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon père ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mère allait finir, et ma douleur était à l’épreuve du temps. Je ne pouvais alléguer ni l’un ni l’autre pour éluder ma promesse ; il fallut l’accomplir. Le jour qui devait m’ôter pour jamais à vous et à moi me parut le dernier de ma vie. J’aurais vu les apprêts de ma sépulture avec moins d’effroi que ceux de mon mariage. Plus j’approchais du moment fatal, moins je pouvais déraciner de mon cœur mes premières affections : elles s’irritaient par mes efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l’instant même où j’étais prête à jurer à un autre un éternelle fidélité, mon cœur vous jurait encore un amour éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l’on va l’immoler.
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Et vous ne seriez plus ma Julie ? Ah ! ne dites pas cela, digne et respectable femme. Vous l’êtes plus que jamais. Vous êtes celle qui méritez les hommages de tout l’univers ; vous êtes celle que j’adorai en commençant d’être sensible à la véritable beauté ; vous êtes celle que je ne cesserai d’adorer, même après ma mort, s’il reste encore en mon âme quelque souvenir des attraits vraiment célestes qui l’enchantèrent durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramène à tout votre vertu ne vous rend que plus semblable à vous-même. Non, non, quelque supplice que j’éprouve à le sentir et le dire, jamais vous ne fûtes mieux ma Julie qu’au moment que vous renoncez à moi. Hélas ! c’est en vous perdant que je vous ai retrouvée. Mais moi dont le cœur frémit au seul projet de vous imiter, moi tourmenté d’une passion criminelle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensais être ? Etais-je digne de vous plaire ? Quel droit avais-je de vous importuner de mes plaintes et de mon désespoir ! C’était bien à moi d’oser soupirer pour vous ! Eh ! qu’étais-je pour vous aimer ?
 
Insensé ! comme si je n’éprouvais pas assez d’humiliations sans en rechercher de nouvelles ! Pourquoi compter des différences que l’amour fit disparaître ? Il m’élevait, il m’égalait à vous, sa flamme me soutenait ; nos cœurs s’étaient confondus ; tous leurs sentiments nous étaient communs, et les miens partageaient la grandeur des vôtres. Me voilà donc retombé dans toute ma bassesse ! Doux espoir, qui nourrissais mon âme et m’abusas si longtemps, te voilà donc éteint sans retour ! Elle ne sera point à moi ! Je la perds pour toujours ! Elle fait le bonheur d’un autre !... O rage ! ô tourment de l’enfer !...Infidèle…Infidèle ! ah ! devais-tu jamais...jamais… Pardon, pardon, Madame ; ayez pitié de mes fureurs. O Dieu ! vous l’avez trop bien dit, elle n’est plus...plus… elle n’est plus, cette tendre Julie à qui je pouvais montrer tous les mouvements de mon cœur ! Quoi ! je me trouvais malheureux, et je pouvais me plaindre !... elle pouvait m’écouter ! J’étais malheureux ?... que suis-je donc aujourd’hui ?... Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C’en est fait, il faut renoncer l’un à l’autre, il faut nous quitter ; la vertu même en a dicté l’arrêt ; votre main l’a pu tracer. Oublions-nous...nous… oubliez-moi du moins. Je l’ai résolu, je le jure ; je ne vous parlerai plus de moi.
 
Oserai-je vous parler de vous encore, et conserver le seul intérêt qui me reste au monde, celui de votre bonheur ? En m’exposant l’état de votre âme, vous ne m’avez rien dit de votre sort. Ah ! pour prix d’un sacrifice qui doit être senti de vous, daignez me tirer de ce doute insupportable. Julie, êtes-vous heureuse ? Si vous l’êtes, donnez-moi dans mon désespoir la seule consolation dont je sois susceptible ; si vous ne l’êtes pas, par pitié daignez me le dire, j’en serai moins longtemps malheureux.
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Je vous conjure de faire quelque attention aux discours de votre amie, et de choisir pour aller au bonheur une route plus sûre que celle qui nous a si longtemps égarés. Je ne cesserai de demander au ciel, pour vous et pour moi, cette félicité pure, et ne serai contente qu’après l’avoir obtenue pour tous les deux. Ah ! si jamais nos cœurs se rappellent malgré nous les erreurs de notre jeunesse, faisons au moins que le retour qu’elles auront produit en autorise le souvenir et que nous puissions dire avec cet ancien : « Hélas ! nous périssions si nous n’eussions péri ! »
 
Ici finissent les sermons de la prêcheuse. Elle aura désormais assez à faire à se prêcher elle-même. Adieu, mon aimable ami, adieu pour toujours ; ainsi l’ordonne l’inflexible devoir. Mais croyez que le cœur de Julie ne sait point oublier ce qui lui fut cher...cher… Mon Dieu ! que fais-je ?... Vous le verrez trop à l’état de ce papier. Ah ! n’est-il pas permis de s’attendrir en disant à son ami le dernier adieu ?
 
=== Lettre XXI à milord Edouard ===
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Tu veux t’autoriser par des exemples ; tu m’oses nommer des Romains ! Toi, des Romains ! il t’appartient bien d’oser prononcer ces noms illustres ! Dis-moi, Brutus mourut-il en amant désespéré, et Caton déchira-t-il ses entrailles pour sa maîtresse ? Homme petit et faible, qu’y a-t-il entre Caton et toi ? Montre-moi la mesure commune de cette âme sublime et de la tienne. Téméraire, ah ! tais-toi. Je crains de profaner son nom par son apologie. A ce nom saint et auguste, tout ami de la vertu doit mettre le front dans la poussière, et honorer en silence la mémoire du plus grand des hommes.
 
Que tes exemples sont mal choisis ! et que tu juges bassement des Romains, si tu penses qu’ils se crussent en droit de s’ôter la vie aussitôt qu’elle leur était à charge ! Regarde les beaux temps de la république, et cherche si tu y verras un seul citoyen vertueux se délivrer ainsi du poids de ses devoirs, même après les plus cruelles infortunes. Régulus retournant à Carthage prévint-il par sa mort les tourments qui l’attendaient ? Que n’eût point donné Posthumius pour que cette ressource lui fût permise aux Fourches Caudines ? Quel effort de courage le sénat même n’admira-t-il pas dans le consul Varron pour avoir pu survivre à sa défaite ! Par quelle raison tant de généraux se laissèrent-ils volontairement livrer aux ennemis, eux à qui l’ignominie était si cruelle, et à qui il en coûtait si peu de mourir ? C’est qu’ils devaient à la patrie leur sang, leur vie et leurs derniers soupirs, et que la honte ni les revers ne les pouvaient détourner de ce devoir sacré. Mais quand les lois furent anéanties, et que l’Etatl’État fut en proie à des tyrans, les citoyens reprirent leur liberté naturelle et leurs droits sur eux-mêmes. Quand Rome ne fut plus, il fut permis à des Romains de cesser d’être : ils avaient rempli leurs fonctions sur la terre ; ils n’avaient plus de patrie ; ils étaient en droit de disposer d’eux, et de se rendre à eux-mêmes la liberté qu’ils ne pouvaient plus rendre à leur pays. Après avoir employé leur vie à servir Rome expirante et à combattre pour les lois, ils moururent vertueux et grands comme ils avaient vécu ; et leur mort fut encore un tribut à la gloire du nom romain, afin qu’on ne vît dans aucun d’eux le spectacle indigne de vrais citoyens servant un usurpateur.
 
Mais toi, qui es-tu ? Qu’as-tu fait ? Crois-tu t’excuser sur ton obscurité ? Ta faiblesse t’exempte-t-elle de tes devoirs, et pour n’avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins soumis à ses lois ? Il te sied bien d’oser parler de mourir, tandis que tu dois l’usage de ta vie à tes semblables ! Apprends qu’une mort telle que tu la médites est honteuse et furtive ; c’est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu’il a fait pour toi. « Mais je ne tiens à rien...rien… je suis inutile au monde...monde… » Philosophe d’un jour ! Ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre sans y trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l’humanité par cela seul qu’il existe ?
 
Ecoute-moi, jeune insensé : tu m’es cher, j’ai pitié de tes erreurs. S’il te reste au fond du cœur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t’apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d’en sortir, dis en toi-même : « Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir. » Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide ; ne crains d’abuser ni de ma bourse ni de mon crédit ; prends, épuise mes biens, fais-moi riche. Si cette considération te retient aujourd’hui, elle te retiendra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs : tu n’es qu’un méchant.
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=== Lettre XXVI à madame d’Orbe ===
 
Je pars, chère et charmante cousine, pour faire le tour du globe ; je vais chercher dans un autre hémisphère la paix dont je n’ai pu jouir dans celui-ci. Insensé que je suis ! Je vais errer dans l’univers sans trouver un lieu pour y reposer mon cœur ; je vais chercher un asile au monde où je puisse être loin de vous ! Mais il faut respecter les volontés d’un ami, d’un bienfaiteur, d’un père. Sans espérer de guérir, il faut au moins le vouloir, puisque Julie et la vertu l’ordonnent. Dans trois heures je vais être à la merci des flots ; dans trois jours je ne verrai plus l’Europe ; dans trois mois je serai dans des mers inconnues où règnent d’éternels orages ; dans trois ans peut-être...être… Qu’il serait affreux de ne vous plus voir ! Hélas ! le plus grand péril est au fond de mon cœur ; car, quoi qu’il en soit de mon sort, je l’ai résolu, je le jure, vous me verrez digne de paraître à vos yeux, ou vous ne me reverrez jamais.
 
Milord Edouard, qui retourne à Rome, vous remettra cette lettre en passant, et vous fera le détail de ce qui me regarde. Vous connaissez mon âme, et vous devinerez aisément ce qu’il ne vous dira pas. Vous connûtes la mienne, jugez aussi de ce que je ne vous dis pas moi-même. Ah ! milord, vos yeux les reverront !
 
Votre amie a donc ainsi que vous le bonheur d’être mère ! Elle devait donc l’être ?... Ciel inexorable !... O ma mère, pourquoi vous donna-t-il un fils dans sa colère ?
 
Il faut finir, je le sens. Adieu, charmantes cousines. Adieu, beautés incomparables. Adieu, pures et célestes âmes. Adieu, tendres et inséparables amies, femmes uniques sur la terre. Chacune de vous est le seul objet digne du cœur de l’autre. Faites mutuellement votre bonheur. Daignez vous rappeler quelquefois la mémoire d’un infortuné qui n’existait que pour partager entre vous tous les sentiments de son âme et qui cessa de vivre au moment qu’il s’éloigna de vous. Si jamais...jamais… J’entends le signal et les cris des matelots ; je vois fraîchir le vent et déployer les voiles. Il faut monter à bord, il faut partir. Mer vaste, mer immense, qui dois peut-être m’engloutir dans ton sein, puissé-je retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon cœur agité.
 
Fin de la troisième partie