« Un début dans la vie » : différence entre les versions

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Quoique les départs pour l’Isle-Adam dussent avoir lieu à heure fixe, Pierrotin et son co-messager pratiquaient à cet égard une indulgence qui leur conciliait l’affection des gens du pays, et leur valait de fortes remontrances de la part des étrangers, habitués à la régularité des grands établissements publics ; mais les deux conducteurs de cette voiture, moitié diligence, moitié coucou, trouvaient toujours des défenseurs parmi leurs habitués. Le soir, le départ de quatre heures traînait jusqu’à quatre heures et demie, et celui du matin, quoique indiqué pour huit heures, n’avait jamais lieu avant neuf heures. Ce système était d’ailleurs excessivement élastique. En été, temps d’or pour les messagers, la loi des départs, rigoureuse envers les inconnus, ne pliait que pour les gens du pays. Cette méthode offrait à Pierrotin la possibilité d’empocher le prix de deux places pour une, quand un habitant du pays venait de bonne heure demander une place appartenant à un oiseau de passage qui, par malheur, était en retard. Cette élasticité ne trouverait certes pas grâce aux yeux des puristes en morale ; mais Pierrotin et son collègue la justifiaient par la dureté des temps, par leurs pertes pendant la saison d’hiver, par la nécessité d’avoir bientôt de meilleures voitures, et enfin par l’exacte observation de la loi écrite sur des bulletins dont les exemplaires excessivement rares ne se donnaient qu’aux voyageurs de passage assez obstinés pour en exiger.
 
Pierrotin, homme de quarante ans, était déjà père de famille. Sorti de la cavalerie à l’époque de licenciement de 1815, ce brave garçon avait succédé à son père, qui menait de l’Isle-Adam à Paris un coucou d’allure assez capricieuse. Après avoir épousé la fille d’un petit aubergiste, il donna de l’extension au service de l’Isle-Adam, le régularisa, se fit remarquer par son intelligence et par une exactitude militaire. Leste, décidé, Pierrotin (ce nom devait être un surnom) imprimait, par la mobilité de sa physionomie, à sa figure rougeaude et faite aux intempéries une expression narquoise qui ressemblait à un air spirituel. Il ne manquait d’ailleurs pas de cette facilité de parler qui s’acquiert à force de voir le monde et différents pays. Sa voix, par l’habitude de s’adresser à des chevaux et de crier gare, avait contracté de la rudesse ; mais il prenait un ton doux avec les bourgeois. Son costume, comme celui des messagers du second ordre, consistait en de bonnes grosses bottes pesantes de clous, faites à l’Isle-Adam, et un pantalon de gros velours vert-bouteille, et une veste de semblable étoffe, mais par-dessus laquelle, pendant l’exercice de ses fonctions, il portait une blouse bleue, ornée au col, aux épaules et aux poignets de broderies multicolores. Une casquette à visière lui couvrait la tête. L’état militaire avait laissé dans les moeursmœurs de Pierrotin un grand respect pour les supériorités sociales, et l’habitude de l’obéissance aux gens des hautes classes ; mais s’il se familiarisait volontiers avec les petits bourgeois, il respectait toujours les femmes à quelque classe sociale qu’elles appartinssent. Néanmoins, à force de brouetter le monde, pour employer une de ses expressions, il avait fini par regarder ses voyageurs comme des paquets qui marchaient, et qui dès lors exigeaient moins de soins que les autres, l’objet essentiel de la messagerie.
 
Averti par le mouvement général qui, depuis la paix, révolutionnait sa partie, Pierrotin ne voulait pas se laisser gagner par le progrès des lumières. Aussi, depuis la belle saison, parlait-il beaucoup d’une certaine grande voiture commandée aux Farry, Breilmann et Compagnie, les meilleurs carrossiers de diligences, et nécessitée par l’affluence croissante des voyageurs. Le matériel de Pierrotin consistait alors en deux voitures. L’une, qui servait en hiver et la seule qu’il présentât aux agents du Fisc, lui venait de son père, et tenait du coucou. Les flancs arrondis de cette voiture permettaient d’y placer six voyageurs sur deux banquettes d’une dureté métallique, quoique couvertes en velours d’Utrecht jaune. Ces deux banquettes étaient séparées par une barre de bois qui s’ôtait et se remettait à volonté dans deux rainures pratiquées à chaque paroi intérieure, à la hauteur de dos de patient. Cette barre, perfidement enveloppée de velours et que Pierrotin appelait un dossier, faisait le désespoir des voyageurs par la difficulté qu’on éprouvait à l’enlever et à la replacer. Si ce dossier donnait du mal à manier, il en causait encore bien plus aux épaules quand il était en place ; mais quand on le laissait en travers de la voiture, il rendait l’entrée et la sortie également périlleuses, surtout pour les femmes. Quoique chaque banquette de ce cabriolet, au flanc courbé comme celui d’une femme grosse, ne dût contenir que trois voyageurs, on en voyait souvent huit serrés comme des harengs dans une tonne. Pierrotin prétendait que les voyageurs s’en trouvaient beaucoup mieux, car ils formaient alors une masse compacte, inébranlable ; tandis que trois voyageurs se heurtaient perpétuellement et souvent risquaient d’abîmer leurs chapeaux contre la tête de son cabriolet, par les violents cahots de la route. Sur le devant de cette voiture, il existait une banquette de bois, le siège de Pierrotin, et où pouvaient tenir trois voyageurs, qui, placés là, prennent, comme on le sait, le nom de lapins. Par certains voyages, Pierrotin y plaçait quatre lapins, et s’asseyait alors en côté sur une espèce de boite pratiquée au bas du cabriolet, pour donner un point d’appui aux pieds de ses lapins, et toujours pleine de paille ou de paquets qui ne craignaient rien. La caisse de ce coucou, peinte en jaune, était embellie dans sa partie supérieure par une bande d’un bleu de perruquier où se lisaient en lettres d’un blanc d’argent sur les côtés : l’Isle-Adam ─ Paris, et derrière : Service de l’Isle-Adam. Nos neveux seraient dans l’erreur s’ils pouvaient croire que cette voiture ne pouvait emmener que treize personnes, y compris Pierrotin ; dans les grandes occasions, elle en admettait parfois trois autres dans un compartiment carré recouvert d’une bâche où s’empilaient les malles, les caisses et les paquets ; mais le prudent Pierrotin n’y laissait monter que ses pratiques, et seulement à trois ou quatre cents pas de la Barrière. Ces habitants du poulailler, nom donné par les conducteurs à cette partie de la voiture, devaient descendre avant chaque village de la route où se trouvait un poste de gendarmerie. La surcharge interdite par les ordonnances concernant la sûreté des voyageurs était alors trop flagrante pour que le gendarme, essentiellement ami de Pierrotin, pût se dispenser de dresser procès-verbal de cette contravention. Ainsi le cabriolet de Pierrotin brouettait, par certains samedis soir ou lundis matin, quinze voyageurs ; mais alors, pour le traîner, il donnait, à son gros cheval hors d’âge, appelé Rougeot, un compagnon dans la personne d’un cheval gros comme un poney, dont il disait un bien infini. Ce petit cheval était une jument nommée Bichette, elle mangeait peu, elle avait du feu, elle était infatigable, elle valait son pesant d’or.
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─ Mais point de paquets, répondit Pierrotin, qué sort !
 
Et Pierrotin s’assit sur une des deux énormes bornes qui garantissaient le pied des murs contre le choc des essieux ; mais il s’assit d’un air inquiet et rêveur qui ne lui était pas habituel. Cette conversation, insignifiante en apparence, avait remué de cruels soucis cachés au fond du coeurcœur de Pierrotin. Et qui pouvait troubler le coeurcœur de Pierrotin, si ce n’est une belle voiture ? Briller sur la route, lutter avec les Touchard, agrandir son service, emmener des voyageurs qui le complimenteraient sur les commodités dues au progrès de la carrosserie, au lieu d’avoir à entendre de perpétuels reproches sur ses sabots, telle était la louable ambition de Pierrotin. Or, le messager de l’Isle-Adam, entraîné par son désir de l’emporter sur son camarade, de l’amener peut-être un jour à lui laisser à lui seul le service de l’Isle-Adam, avait outrepassé ses forces. Il avait bien commandé la voiture chez Farry, Breilmann et compagnie, les carrossiers qui venaient de substituer les ressorts carrés des Anglais aux cols de cygne et autres vieilles inventions françaises ; mais ces défiants et durs fabricants ne voulaient livrer cette diligence que contre des écus. Peu flattés de construire une voiture difficile à placer si elle leur restait, ces sages négociants ne l’entreprirent qu’après un versement de deux mille francs opéré par Pierrotin. Pour satisfaire à la juste exigence des carrossiers, l’ambitieux messager avait épuisé toutes ses ressources et tout son crédit. Sa femme, son beau-père et ses amis s’étaient saignés. Cette superbe diligence, il était allé la voir la veille chez les peintres, elle ne demandait qu’à rouler ; mais, pour la faire rouler le lendemain, il fallait accomplir le paiement. Or, il manquait mille francs à Pierrotin ! Endetté pour ses loyers avec l’aubergiste, il n’avait osé lui demander cette somme. Faute de mille francs, il s’exposait à perdre les deux mille francs donnés d’avance, sans compter cinq cents francs, prix du nouveau Rougeot, et trois cents francs de harnais neufs pour lesquels il avait obtenu trois mois de crédit. Et poussé par la rage du désespoir et par la folie de l’amour-propre, il venait d’affirmer que sa nouvelle voiture roulerait demain dimanche. En donnant quinze cents francs sur deux mille cinq cents, il espérait que les carrossiers attendris lui livreraient la voiture ; mais il s’écria tout haut, après trois minutes de méditation : ─ Non, c’est des chiens finis ! des vrais carcans. ─ Si je m’adressais à monsieur Moreau, le régisseur de Presle, lui qui est si bon homme ? se dit il frappé d’une nouvelle idée, il me prendrait peut-être mon billet à six mois.
 
En ce moment, un valet sans livrée, chargé d’une malle en cuir, et venu de l’établissement Touchard où il n’avait pas trouvé de place pour le départ de Chambly à une heure après midi, dit au messager : ─ Est-ce vous qu’êtes Pierrotin ?
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Un coup d’oeil rapidement jeté sur la vie de comte de Sérisy et sur celle de son régisseur est ici nécessaire pour bien comprendre le petit drame qui devait se passer dans la voiture à Pierrotin.
 
Monsieur Hugret de Sérisy descend en ligne directe du fameux président Hugret, anobli sous François Ier. Cette famille porte parti d’or et de sable à un orle de l’un à l’autre et deux losanges de l’un en l’autre, avec : I, SEMPER MELIUS ERIS, devise qui, non moins que les deux dévidoirs pris pour supports, prouve la modestie des familles bourgeoises au temps où les Ordres se tenaient à leur place dans l’Etat, et la naïveté de nos anciennes moeursmœurs par le calembour de ERIS, qui, combiné avec l’I du commencement et l’s final de Melius, représente le nom (Sérisy) de la terre érigée en comté. Le père du comte était Premier Président d’un Parlement avant la Révolution. Quant à lui, déjà Conseiller d’Etat au Grand-Conseil, en 1787, à l’âge de vingt-deux ans, il s’y fit remarquer par de très-beaux rapports sur des affaires délicates. Il n’émigra point pendant la Révolution, il la passa dans sa terre de Sérisy, d’Arpajon, où le respect qu’on portait à son père le préserva de tout malheur. Après avoir passé quelques années à soigner le président de Sérisy, qu’il perdit en 1794, il fut élu vers cette époque au Conseil des Cinq-Cents, et accepta ces fonctions législatives pour distraire sa douleur. Au Dix-Huit Brumaire, monsieur de Sérisy fut, comme toutes les vieilles familles parlementaires, l’objet des coquetteries du Premier Consul, qui le plaça dans le Conseil-d’Etat et lui donna l’une des administrations les plus désorganisées à reconstituer. Le rejeton de cette famille historique devint l’un des rouages les plus actifs de la grande et magnifique organisation due à Napoléon. Aussi le Conseiller-d’Etat quitta-t-il bientôt son administration pour un Ministère. Créé comte et sénateur par l’Empereur, il eut successivement le proconsulat de deux différents royaumes. En 1806, à quarante ans, le sénateur épousa la soeursœur du ci-devant marquis de Ronquerolles, veuve à vingt ans de Gaubert, un des plus illustres généraux républicains, et son héritière. Ce mariage, convenable comme noblesse, doubla la fortune déjà considérable du comte de Sérisy qui devint beau-frère du ci-devant marquis de Rouvre, nommé comte et chambellan par l’Empereur. En 1814, fatigué de travaux constants, monsieur de Sérisy, dont la santé délabrée exigeait du repos, résigna tous ses emplois, quitta le gouvernement à la tête duquel l’Empereur l’avait mis, et vint à Paris où Napoléon, forcé par l’évidence, lui rendit justice. Ce maître infatigable, qui ne croirait pas à la fatigue chez autrui, prit d’abord la nécessité dans laquelle se trouvait le comte de Sérisy pour une défection. Quoique le sénateur ne fût point en disgrâce, il passa pour avoir eu à se plaindre de Napoléon. Aussi, quand les Bourbons revinrent, Louis XVIII, en qui monsieur de Sérisy reconnut son souverain légitime, accorda-t-il au sénateur, devenu pair de France, une grande confiance en le chargeant de ses affaires privées, et le nommant Ministre d’Etat. Au 20 mars, monsieur de Sérisy n’alla point à Gand, il prévint Napoléon qu’il restait fidèle à la maison de Bourbon, il n’accepta point la pairie pendant les Cent-Jours, et passa ce règne si court dans sa terre de Sérisy. Après la seconde chute de l’Empereur, il redevint naturellement membre du Conseil privé, fut nommé Vice président du Conseil d’Etat et liquidateur, pour le compte de la France, dans le règlement des indemnités demandées par les puissances étrangères. Sans faste personnel, sans ambition même, il possédait une grande influence dans les affaires publiques. Rien ne se faisait d’important en politique sans qu’il fût consulté ; mais il n’allait jamais à la cour et se montrait peu dans ses propres salons. Cette noble existence, vouée d’abord au travail, avait fini par devenir un travail continuel. Le comte se levait dès quatre heures du matin en toute saison, travaillait jusqu’à midi, vaquait à ses fonctions de pair de France ou de Vice-président du Conseil-d’Etat, et se couchait à neuf heures. Pour reconnaître tant de travaux, le roi l’avait fait chevalier de ses Ordres. Monsieur de Sérisy était depuis long-temps Grand’Croix de la Légion-d’Honneur ; il avait l’ordre de la Toison-d’Or, l’ordre de Saint-André de Russie, celui de l’Aigle de Prusse, enfin presque tous les ordres des cours d’Europe. Personne n’était moins aperçu ni plus utile que lui dans le monde politique. On comprend que les honneurs, le tapage de la faveur, les succès du monde étaient indifférents à un homme de cette trempe. Mais personne, excepté les prêtres, n’arrive à une pareille vie sans de graves motifs. Cette conduite énigmatique avait son mot, un mot cruel. Amoureux de sa femme avant de l’épouser, cette passion avait résisté chez le comte à tous les malheurs intimes de son mariage avec une veuve, toujours maîtresse d’elle-même avant comme après sa seconde union, et qui jouissait d’autant plus de sa liberté, que monsieur de Sérisy avait pour elle l’indulgence d’une mère pour un enfant gâté. Ses constants travaux lui servaient de bouclier contre des chagrins de coeurcœur ensevelis avec ce soin que savent prendre les hommes politiques pour de tels secrets. Il comprenait d’ailleurs combien eût été ridicule sa jalousie aux yeux du monde qui n’eût guère admis une passion conjugale chez un vieil administrateur. Comment, dès les premiers jours de son mariage, fut-il fasciné par sa femme ? Comment souffrit-il d’abord sans se venger ? Comment n’osa-t-il plus se venger ? Comment laissa-t-il le temps s’écouler, abusé par l’espérance ? Par quels moyens une femme jeune, jolie et spirituelle l’avait-elle mis en servage ? La réponse à toutes ces questions exigerait une longue histoire qui nuirait au sujet de cette scène, et que, sinon les hommes, du moins les femmes pourront entrevoir. Remarquons cependant que les immenses travaux et les chagrins du comte avaient contribué malheureusement à le priver des avantages nécessaires à un homme pour lutter contre de dangereuses comparaisons. Aussi le plus affreux des malheurs secrets du comte était-il d’avoir donné raison aux répugnances de sa femme par une maladie uniquement due à ses excès de travail. Bon, et même excellent pour la comtesse, il la laissait maîtresse chez elle ; elle recevait tout Paris, elle allait à la campagne, elle en revenait, absolument comme si elle eût été veuve ; il veillait à sa fortune et fournissait à son luxe, comme l’eût fait un intendant. La comtesse avait pour son mari la plus grande estime, elle aimait même sa tournure d’esprit ; elle savait le rendre heureux par son approbation ; aussi faisait-elle tout ce qu’elle voulait de ce pauvre homme en venant causer une heure avec lui. Comme les grands seigneurs d’autrefois, le comte protégeait si bien sa femme que porter atteinte à sa considération eût été lui faire injure impardonnable. Le monde admirait beaucoup ce caractère, et madame de Sérisy devait immensément à son mari. Toute autre femme, quand même elle eût appartenu à une famille aussi distinguée que celle des Ronquerolles, aurait pu se voir à jamais perdue. La comtesse était fort ingrate ; mais ingrate avec charme. Elle jetait de temps en temps du baume sur les blessures du comte.
 
Expliquons maintenant le sujet du brusque voyage et de l’incognito du ministre.
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─ Hélas ! dit la mère, ce ne sera pas tout roses pour lui, pauvre enfant ; mais son avenir exige impérieusement ce voyage.
 
Cette réponse frappa Pierrotin, qui hésitait à confier ses craintes sur le régisseur à madame Clapart, de même quelle n’osait nuire à son fils en faisant à Pierrotin certaines recommandations qui eussent transformé le conducteur en mentor. Pendant cette délibération mutuelle, qui se traduisit par quelques phrases sur le temps, sur la route, sur les stations du voyage, il n’est pas inutile d’expliquer quels liens rattachaient madame Pierrotin à madame Clapart, et autorisaient les deux mots confidentiels qu’ils venaient d’échanger. Souvent, c’est-à-dire trois ou quatre fois par mois, Pierrotin trouvait à La Cave, à son passage quand il allait à Paris, le régisseur qui faisait signe à un jardinier en voyant venir la voiture. Le jardinier aidait alors Pierrotin à charger un ou deux paniers pleins de fruits ou de légumes selon la saison, de poulets, d’oeufsd’œufs, de beurre, de gibier. Le régisseur payait toujours la commission à Pierrotin en lui donnant l’argent nécessaire pour acquitter les droits à la Barrière, si l’envoi contenait des choses sujettes à l’Octroi. Jamais ces paniers, ces bourriches, ces paquets ne portaient de suscription. Une première fois, qui avait servi pour toutes, le régisseur avait indiqué de vive voix le domicile de madame Clapart au discret voiturier, en le priant de ne jamais confier à d’autres ce précieux message. Pierrotin, rêvant une intrigue entre quelque charmante fille et le régisseur, était allé rue de la Cerisaie, 7, dans le quartier de l’Arsenal, où il avait vu la madame Clapart qui vient de vous être pourtraite, au lieu de la belle et jeune créature qu’il s’attendait à y trouver. Les messagers sont appelés par leur état à pénétrer dans beaucoup d’intérieurs et dans bien des secrets ; mais le hasard social, cette sous-providence, ayant voulu qu’ils fussent sans éducation et dénués du talent d’observation, il s’ensuit qu’ils ne sont pas dangereux. Néanmoins, après quelques mois, Pierrotin ne savait comment expliquer les relations de madame Clapart et de monsieur Moreau, sur ce qu’il lui fut permis d’entrevoir dans le ménage de la rue de la Cerisaie. Quoique les loyers ne fussent pas chers à cette époque dans le quartier de l’Arsenal, madame Clapart était logée au troisième étage, au fond d’une cour, dans une maison qui jadis fut l’hôtel de quelque grand seigneur, au temps où la haute noblesse du royaume demeurait sur l’ancien emplacement du palais des Tournelles et de l’hôtel Saint-Paul. Vers la fin du seizième siècle, les grandes familles se partagèrent ces vastes espaces, autrefois occupés par les jardins du palais de nos rois, ainsi que l’indiquent les noms des rues de la Cerisaie, Beautreillis, des Lions, etc. Cet appartement, dont toutes les pièces étaient revêtues d’antiques boiseries, se composait de trois chambres en enfilade, une salle à manger, un salon et une chambre à coucher. Au-dessus se trouvaient une cuisine et la chambre d’Oscar. En face de la porte d’entrée, sur ce qui se nomme à Paris le carré, se voyait la porte d’une chambre en retour, ménagée à chaque étage dans une espèce de bâtiment qui contenait aussi la cage d’un escalier de bois, et qui formait une tour carrée, construite en grosses pierres. Cette chambre était celle de Moreau quand il couchait à Paris. Pierrotin avait vu dans la première pièce, où il déposait les bourriches, six chaises en noyer garnies de paille, une table et un buffet, aux fenêtres, de petits rideaux roux. Plus tard, quand il entra dans le salon, il y remarqua de vieux meubles du temps de l’Empire, mais passés. Il ne se trouvait d’ailleurs dans ce salon que le mobilier exigé par le propriétaire pour répondre du loyer. Pierrotin jugea de la chambre à coucher par le salon et par la salle à manger. Les boiseries, réchampies en grosse peinture à la colle et d’un blanc rouge qui empâte les moulures, les dessins, les figurines, loin d’être un ornement, attristaient le regard. Le parquet, qui ne se cirait jamais, était d’un ton gris comme les parquets des pensionnats. Quand le voiturier surprit monsieur et madame Clapart à table, leurs assiettes, leurs verres, les plus petites choses accusaient une effroyable gêne ; néanmoins ils se servaient de couverts d’argent ; mais les plats, la soupière, écornés et raccommodés autant que la vaisselle des plus pauvres gens, inspiraient la pitié. Monsieur Clapart, vêtu d’une méchante petite redingote, chaussé de pantoufles ignobles, ayant toujours des lunettes vertes aux yeux, lui montrait, en ôtant une affreuse casquette âgée de cinq ans, un crâne pointu du haut duquel tombaient des filaments grêles et sales auxquels un poète aurait refusé le nom de cheveux. Cet homme au teint blafard paraissait craintif et devait être tyrannique. Dans ce triste appartement, situé au nord, sans autre vue que celle d’une vigne étalée sur le mur opposé, d’un puits dans l’encoignure de la cour, madame Clapart prenait des airs de reine et marchait en femme qui ne savait pas aller à pied. Souvent, en remerciant Pierrotin, elle lui lançait des regards qui eussent attendri un observateur ; de temps en temps, elle lui glissait des pièces de douze sous dans la main. Sa voix était charmante. Pierrotin ne connaissait pas cet Oscar, par la raison que cet enfant sortait du collége et qu’il ne l’avait jamais rencontré au logis.
 
Voici la triste histoire que Pierrotin n’eût jamais devinée, même en demandant, comme il le faisait depuis quelque temps, des renseignements à la portière ; car cette femme ne savait rien, si ce n’est que les Clapart payaient deux cent cinquante francs de loyer, n’avaient qu’une femme de ménage pour quelques heures le matin, que madame faisait quelquefois de petits savonnages elle-même, et payait tous les jours ses ports de lettres en paraissant hors d’état de les laisser s’accumuler.
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Si les fautes de Moreau peuvent être excusées, ne serait-ce point par sa persistance à secourir une pauvre femme dont les bonnes grâces l’avaient jadis rendu fier, et chez laquelle il se cacha pendant ses dangers ! Cette femme, célèbre sous le Directoire par ses liaisons avec un des cinq rois du moment, épousa, par cette toute-puissante protection, un fournisseur qui gagna des millions, et que Napoléon ruina en 1802. Cet homme, nommé Husson, devint fou de son passage subit de l’opulence à la misère, il se jeta dans la Seine en laissant la belle madame Husson grosse. Moreau, très-intimement lié avec madame Husson, était alors condamné à mort ; il ne put donc pas épouser la veuve du fournisseur, il fut même obligé de quitter la France pour quelque temps. Agée de vingt-deux ans, madame Husson épousa, dans sa détresse, un employé nommé Clapart, jeune homme de vingt-sept ans, qui donnait, comme on dit, des espérances. Dieu garde les femmes des beaux hommes qui donnent des espérances ! A cette époque les employés devenaient promptement des gens considérables car l’Empereur recherchait les capacités. Mais Clapart, doué d’une beauté vulgaire, ne possédait aucune intelligence. En croyant madame Husson fort riche, il avait feint une grande passion pour elle ; il lui fut à charge en ne satisfaisant, ni dans le présent ni dans l’avenir, aux besoins qu’elle avait contractés pendant ses jours d’opulence. Clapart remplissait assez mal au Bureau des Finances une place qui ne comportait pas plus de dix-huit cents francs d’appointements. Quand Moreau, revenu chez le comte de Sérisy, apprit l’horrible situation dans laquelle se trouvait madame Husson, il put, avant de se marier, la placer comme première femme de chambre chez MADAME, mère de l’Empereur. Malgré cette puissante protection, Clapart ne put jamais avancer, sa nullité se laissait trop promptement voir. Ruinée en 1815 par la chute de l’Empereur, la brillante Aspasie du Directoire resta sans autres ressources qu’une place de douze cents francs d’appointements qu’on eut pour Clapart, par le crédit du comte de Sérisy, dans les Bureaux de la Ville de Paris. Moreau, le seul protecteur de cette femme à laquelle il avait connu plusieurs millions, obtint pour Oscar Husson une des demi-bourses de la Ville de Paris au collége Henri IV, et il envoyait par Pierrotin, rue de la Cerisaie, tout ce qui peut décemment s’offrir pour aider un ménage en détresse. Oscar était tout l’avenir, toute la vie de sa mère. Pour unique défaut, on ne pouvait reprocher à cette pauvre femme que l’exagération de sa tendresse pour cet enfant, la bête noire du beau-père. Oscar était malheureusement doué d’une dose de sottise que ne soupçonnait pas sa mère, malgré les épigrammes de Clapart. Cette sottise, ou, pour parler plus correctement, cette outrecuidance, inquiétait tellement le régisseur, qu’il avait prié madame Clapart de lui envoyer ce jeune homme pour un mois, afin de l’étudier et deviner à quelle carrière il fallait le destiner. Moreau pensait à présenter un jour Oscar au comte comme son successeur. Mais pour donner exactement au Diable et à Dieu ce qui leur revient, peut-être n’est-il pas inutile de constater les causes du stupide amour-propre d’Oscar, en faisant observer qu’il était né dans la maison de MADAME, mère de l’Empereur. Durant sa première enfance, ses yeux furent éblouis par les splendeurs impériales. Sa flexible imagination dut conserver les empreintes de ces étourdissants tableaux, garder une image de ce temps d’or et de fêtes, avec l’espérance de le retrouver. La jactance naturelle aux collégiens, tous possédés du désir de briller les uns à l’envi des autres, appuyée sur ces souvenirs d’enfance, s’était développée outre mesure. Peut-être aussi la mère se rappelait-elle au logis avec un peu trop de complaisance les jours où elle fut une des reines du Paris directorial. Enfin, Oscar qui venait d’achever ses classes, avait eu peut-être à repousser au collége les humiliations que les élèves payants déversent à tout propos sur les boursiers, quand les boursiers ne savent pas leur imprimer un certain respect par une force physique supérieure. Ce mélange d’ancienne splendeur éteinte, de beauté passée, de tendresse acceptant la misère, d’espérance en ce fils, d’aveuglement maternel, de souffrances héroïquement supportées, faisait de cette mère une de ces sublimes figures qui, dans Paris, sollicitent les regards de l’observateur.
 
Incapable de deviner l’attachement profond de Moreau pour cette femme, ni celui de cette femme pour son protégé de 1797, devenu son unique ami, Pierrotin ne voulut pas communiquer le soupçon qui lui passait dans la tête relativement au danger que courait Moreau. Le terrible « Nous avons bien assez à faire de nous occuper de nous-mêmes ! » du valet de chambre revint au coeurcœur du voiturier, ainsi que le sentiment d’obéissance à ceux qu’il appelait les chefs de file. D’ailleurs, en ce moment, Pierrotin se sentait dans la tête autant de pointes qu’il y a de pièces de cent sous dans mille francs ! Un voyage de sept lieues se dessinait, sans doute comme un voyage de long cours, à l’imagination de cette pauvre mère qui, dans sa vie élégante, avait rarement passé les Barrières ; car ces mots : ─ Bien, madame ! ─ Oui, madame ! répétés par Pierrotin, disaient assez que le voiturier désirait se soustraire à des recommandations évidemment trop verbeuses et inutiles.
 
─ Vous placerez les paquets de manière à ce qu’ils ne soient pas mouillés, si par hasard le temps changeait.
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─ Il le faut ! dit Georges d’un air fatal.
 
Oscar poussa un soupir en remarquant la façon cavalière du chapeau mis sur l’oreille comme pour montrer une magnifique chevelure blonde bien frisée, tandis qu’il avait, par l’ordre de son beau-père, ses cheveux noirs coupés en brosse sur le front et ras comme ceux des soldats. Le vaniteux enfant montrait une figure ronde et joufflue, animée par les couleurs d’une brillante santé, taudis que le visage de son compagnon de voyage était long, fin de forme et pâle. Le front de ce jeune homme avait de l’ampleur, et sa poitrine moulait un gilet façon cachemire. En admirant un pantalon collant gris de fer, une redingote à brandebourgs et à olives serrée à la taille, il semblait à Oscar que ce romanesque inconnu, doué de tant d’avantages, abusait envers lui de sa supériorité, de même qu’une femme laide est blessée par le seul aspect d’une belle femme. Le bruit du talon des bottes à fer que l’inconnu faisait un peu trop sonner au goût d’Oscar, lui retentissait jusqu’au coeurcœur. Enfin Oscar était aussi gêné dans ses vêtements faits peut-être à la maison et taillés dans les vieux habits de son beau-père, que cet envié garçon se trouvait à l’aise dans les siens.
 
─ Ce gars-là doit avoir quelques dix francs dans son gousset, pensa Oscar. Le jeune homme se retourna. Que devint Oscar en apercevant une chaîne d’or passée autour du cou, et au bout de laquelle se trouvait sans doute une montre d’or. Cet inconnu prit alors aux yeux d’oscar les proportions d’un personnage. Elevé rue de la Cerisaie depuis 1815, pris et reconduit au collége les jours de congé par son père, Oscar n’avait pas eu d’autres points de comparaison, depuis son âge de puberté, que le pauvre ménage de sa mère. Tenu sévèrement selon le conseil de Moreau, il n’allait pas souvent au spectacle, et il ne s’élevait pas alors plus haut que le théâtre de l’Ambigu-Comique où ses yeux n’apercevaient pas beaucoup d’élégance, si toutefois l’attention qu’un enfant prête au mélodrame lui permet d’examiner la salle. Son beau-père portait encore, selon la mode de l’Empire, sa montre dans le gousset de ses pantalons, et laissait pendre sur son abdomen une grosse chaîne d’or terminée par un paquet de breloques hétéroclites, des cachets, une clef à tête ronde et plate où se voyait un paysage en mosaïque. Oscar, qui regardait ce vieux luxe comme un nec plus ultra, fut donc étourdi par cette révélation d’une élégance supérieure et négligente. Ce jeune homme montrait abusivement des gants soignés et semblait vouloir aveugler Oscar en agitant avec grâce une élégante canne à pomme d’or. Oscar arrivait à ce dernier quartier de l’adolescence où de petites choses font de grandes joies et de grandes misères, où l’on préfère un malheur à une toilette ridicule, où l’amour-propre, en ne s’attachant pas aux grands intérêts de la vie, se prend à des frivolités, à la mise, à l’envie de paraître homme. On se grandit alors, et la jactance est d’autant plus exorbitante qu’elle s’exerce sur des [Oscar Husson] riens ; mais si l’on jalouse un sot élégamment vêtu, l’on s’enthousiasme aussi pour le talent, on admire l’homme de génie. Ces défauts, quand ils sont sans racines dans le coeurcœur, accusent l’exubérance de la sève, le luxe de l’imagination. Qu’un enfant de dix-neuf ans, fils unique, tenu sévèrement au logis paternel à cause de l’indigence qui atteint un employé à douze cents francs, mais adoré, et pour qui sa mère s’impose de dures privations, s’émerveille d’un jeune homme de vingt-deux ans, en envie la polonaise à brandebourgs doublée de soie, le gilet en faux cachemire et la cravate passée dans un anneau de mauvais goût, n’est-ce pas des peccadilles commises à tous les étages de la société, par l’inférieur qui jalouse son supérieur ? L’homme de génie lui-même obéit à cette première passion. Rousseau de Genève n’a-t-il pas admiré Venture et Bacle ? Mais Oscar passa de la peccadille à la faute, il se sentit humilié, il s’en prit à son compagnon de voyage, et il s’éleva dans son coeurcœur un secret désir de lui prouver qu’il le valait bien. Les deux beaux fils se promenaient toujours de la porte aux écuries, des écuries à la porte, allant jusqu’à la rue ; et quand ils retournaient, ils regardaient toujours Oscar, tapi dans son coin. Oscar, persuadé que les ricanements des deux jeunes gens le concernaient, affecta la plus profonde indifférence. Il se mit à fredonner le refrain d’une chanson mise alors à la mode par les Libéraux, et qui disait : C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau. Cette attitude le fit sans doute prendre pour un petit clerc d’avoué.
 
─ Tiens, il est peut être dans les choeurschœurs de l’Opéra, dit le voyageur.
 
Exaspéré, le pauvre Oscar bondit, leva le dossier et dit à Pierrotin : ─ Quand partirons-nous ?
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─ Nous allons partir, répondit Pierrotin. ─ Allons, démarrons, dit-il au facteur qui ôta les pierres avec lesquelles les roues étaient calées.
 
Le messager prit la bride de Rougeot, et fit ce cri guttural de kit ! kit ! pour dire aux deux bêtes de rassembler leurs forces, et quoique notablement engourdies, elles tirèrent la voiture que Pierrotin rangea devant la porte du Lion-d’Argent. Après cette manoeuvremanœuvre purement préparatoire, il regarda dans la rue d’Enghien, et disparut en laissant sa voiture sous la garde du facteur.
 
─ Eh ! bien, est-il sujet à ces attaques-là, votre bourgeois ? demanda Mistigris au facteur.
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La Chapelle est le village contigu à la barrière Saint-Denis.
 
Tous ceux qui ont voyagé savent que les personnes, réunies par le hasard dans une voiture, ne se mettent pas immédiatement en rapport ; et, à moins de circonstances rares, elles ne causent qu’après avoir fait un peu de chemin. Ce temps de silence est pris aussi bien par un examen mutuel, que par la prise de possession de la place où l’on se trouve ; les âmes ont tout autant besoin que le corps de se rasseoir. Quand chacun croit avoir pénétré l’âge vrai, la profession, le caractère de ses compagnons, le plus causeur commence alors, et la conversation s’engage avec d’autant plus de chaleur, que tout le monde a senti le besoin d’embellir le voyage et d’en charmer les ennuis. Les choses se passent ainsi dans les voitures françaises. Chez les autres nations, les moeursmœurs sont bien différentes. Les Anglais mettent leur orgueil à ne pas desserrer les dents, l’Allemand est triste en voiture, et les Italiens sont trop prudents pour causer ; les Espagnols n’ont plus guère de diligences, et les Russes n’ont point de routes. On ne s’amuse donc que dans les lourdes voitures de France, dans ce pays si babillard, si indiscret, où tout le monde est empressé de rire et de montrer son esprit, où la raillerie anime tout, depuis les misères des basses classes jusqu’aux graves intérêts des gros bourgeois. La Police y bride d’ailleurs peu la langue, et la Tribune y a mis la discussion à la mode. Quand un jeune homme de vingt-deux ans, comme celui qui se cachait sous le nom de Georges, a de l’esprit, il est excessivement porté, surtout dans la situation présente, à en abuser. D’abord, Georges eut bientôt décrété qu’il était l’être supérieur de cette réunion. Il vit un manufacturier de second ordre dans le comte qu’il prit pour un coutelier, un gringalet dans le garçon minable accompagné de Mistigris, un petit niais dans Oscar, et dans le gros fermier une excellente nature à mystifier. Après avoir pris ainsi ses mesures, il résolut de s’amuser aux dépens de ses compagnons de voyage.
 
─ Voyons, se dit-il pendant que le coucou de Pierrotin descendait de la Chapelle pour s’élancer sur la plaine Saint-Denis, me ferai-je passer pour être Etienne ou Béranger ?.. non, ces cocos-là sont gens à ne connaître ni l’un ni l’autre. Carbonaro ?... Diable ! je pourrais me faire empoigner. Si j’étais un des fils du maréchal Ney ?... Bah ! qu’est-ce que je leur dirais ? l’exécution de mon père. Ça ne serait pas drôle. Si je revenais du Champ-d’Asile ?... ils pourraient me prendre pour un espion, ils se défieraient de moi. Soyons un prince russe déguisé, je vais leur faire avaler de fameux détails sur l’empereur Alexandre... Si je prétendais être Cousin, professeur de philosophie ?... Oh ! comme je pourrais les entortiller ! Non, le gringalet à chevelure ébouriffée m’a l’air d’avoir traîné ses guêtres aux Cours de la Sorbonne. Pourquoi n’ai-je pas songé plus tôt à les faire aller ? j’imite si bien les Anglais, je me serais posé en lord Byron, voyageant incognito.. Sacristi ! j’ai manqué mon coup. Etre fils du bourreau ?... Voilà une crâne idée pour se faire faire de la place à déjeuner. Oh ! bon, j’aurai commandé les troupes d’Ali, pacha de Janina !....
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─ Mais il était dans la cavalerie, à ce qu’il paraît, dit le père Léger qui suivait avec attention le récit de Georges.
 
─ Oh ! comme on voit bien que l’orient est peu connu dans le département de Seine-et-Oise ! s’écria Georges. Monsieur, voilà les Turcs : vous êtes fermier, le Padischa vous nomme maréchal ; si vous ne remplissez pas vos fonctions à sa satisfaction, tant pis pour vous, on vous coupe la tête ; c’est sa manière de destituer les fonctionnaires. Un jardinier passe préfet, et un premier ministre redevient tchiaoux. Les ottomans ne connaissent point les lois sur l’avancement ni la hiérarchie ! De cavalier, Chosrew était devenu marin. Le Padischah Mahmoud l’avait chargé de prendre Ali par mer, et il s’est en effet rendu maître de lui, mais assisté par les Anglais, qui ont eu la bonne part, les gueux ! ils ont mis la main sur les trésors. Ce Chosrew, qui n’avait pas oublié la leçon d’équitation que je lui avais donnée, me reconnut. Vous comprenez que mon affaire était faite, oh ! raide ! si je n’avais pas eu l’idée de me réclamer en qualité de Français et de troubadour auprès de monsieur de Rivière. L’ambassadeur, enchanté de se montrer, demanda ma liberté. Les Turcs ont cela de bon dans le caractère, qu’ils vous laissent aussi bien aller qu’ils vous coupent la tête, ils sont indifférents à tout. Le consul de France, un charmant homme, ami de Chosrew, me fit restituer deux mille thalaris ; aussi son nom, je puis le dire, est-il gravé dans mon coeurcœur...
 
─ Vous le nommez ? demanda monsieur de Sérisy.
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─ Ne savez-vous donc pas, mon petit ami, qu’un plafond peint par un si grand maître se couvre d’or ? répondit le comte. Voyons ? Si la Liste civile vous paye trente mille francs ceux de deux salles au Louvre, reprit-il en regardant Schinner ; pour un bourgeois, comme vous dites de nous dans vos ateliers, un plafond vaut bien vingt mille francs ; or, à peine en donnera-t-on deux mille à un décorateur obscur.
 
─ L’argent de moins n’est pas la plus grande perte, répondit Mistigris. Songez donc que ce sera certes un chef-d’oeuvred’œuvre, et qu’il ne faut pas le signer pour ne point la compromettre !
 
─ Ah ! je rendrais bien toutes mes croix aux souverains de l’Europe pour être aimé comme l’est un jeune homme à qui l’amour inspire de tels dévouements ! s’écria monsieur de Sérisy.
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─ Un déjeuner qui va lui coûter dix francs ! s’écria en lui-même Oscar. Ainsi voilà maintenant vingt et quelques francs.
 
Tué par le sentiment de son infériorité, Oscar s’assit sur la borne et se perdit dans une rêverie qui ne lui permit pas de voir que son pantalon, retroussé par l’effet de sa position, montrait le point de jonction d’un vieux haut de bas avec un pied tout neuf, un chef-d’oeuvred’œuvre de sa mère.
 
─ Nous sommes confrères en bas, dit Mistigris en relevant un peu son pantalon pour montrer un effet du même genre ; mais les cordonniers sont toujours les plus mal chauffés.
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─ C’est le cas de dire, s’écria Schinner, dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu hais !
 
─ Apprenez, grand peintre, répliqua Georges sentencieusement, qu’on ne peut pas dire de mal des gens qu’on ne connaît pas, et le petit vient de nous prouver qu’il sait son Sérisy par coeurcœur. S’il nous avait seulement parlé de madame, on aurait pu croire qu’il était bien avec...
 
─ Pas un mot de plus sur la comtesse de Sérisy, jeunes gens ! s’écria le comte. Je suis l’ami de son frère, le marquis de Ronquerolles, et qui s’aviserait de mettre en doute l’honneur de la comtesse, aurait à me répondre de ses paroles.
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En reportant son habitation au premier étage, madame Moreau avait pu transformer en boudoir l’ancienne chambre à coucher. Le salon et ce boudoir, richement meublés de belles choses triées dans le vieux mobilier du château, n’eussent certes pas déparé l’hôtel d’une femme à la mode. Tendu de damas bleu et blanc, jadis l’étoffe d’un grand lit d’honneur, ce salon, dont le meuble en vieux bois doré était garni de la même étoffe, offrait au regard des rideaux et des portières très-amples, doublées de taffetas blanc. Des tableaux provenus de vieux trumeaux détruits, des jardinières, quelques jolis meubles modernes, et de belles lampes, outre un vieux lustre à cristaux taillés, donnaient à cette pièce un aspect grandiose. Le tapis était un ancien tapis de Perse. Le boudoir entièrement moderne et du goût de madame Moreau, affectait la forme d’une tente avec ses câblés de soie bleue sur un fond gris de lin. Le divan classique s’y trouvait avec ses oreillers et ses coussins de pied. Enfin, les jardinières, soignées par le jardinier en chef, réjouissaient les yeux par leurs pyramides de fleurs. La salle à manger et la salle de billard étaient meublées en acajou. Autour de son pavillon, la femme du régisseur avait fait régner un parterre soigneusement cultivé qui se rattachait au grand parc. Des massifs d’arbres exotiques cachaient la vue des communs. Pour faciliter l’entrée de sa demeure aux personnes qui la venaient voir, la régisseuse avait remplacé par une grille l’ancienne porte condamnée.
 
La dépendance dans laquelle leur place mettait les Moreau se trouvait donc adroitement dissimulée ; et ils avaient d’autant plus l’air de gens riches gérant pour leur plaisir la propriété d’un ami, que ni le comte ni la comtesse ne venaient rabattre leurs prétentions ; puis, les concessions octroyées par monsieur de Sérisy leur permettaient de vivre dans cette abondance, le luxe de la campagne. Ainsi, laitage, oeufsœufs, volaille, gibier, fruits, fourrage, fleurs, bois, légumes, le régisseur et sa femme récoltaient tout à profusion et n’achetaient exactement que la viande de boucherie, les vins et les denrées coloniales exigées par leur vie princière. La fille de basse-cour boulangeait. Enfin, depuis quelques années, Moreau payait son boucher avec des porcs de sa basse-cour, tout en gardant le nécessaire à sa consommation. Un jour, la comtesse, toujours excellente pour son ancienne femme de chambre, lui donna, comme souvenir peut-être, une petite calèche de voyage passée de mode que Moreau fit repeindre, et dans laquelle il promenait sa femme, en se servant de deux bons chevaux, d’ailleurs utiles aux travaux du parc. Outre ces chevaux, le régisseur avait son cheval de selle. Il labourait dans le parc et cultivait assez de terrain pour nourrir ses chevaux et ses gens ; il y bottelait trois cents milliers de foin excellent, et n’en comptait que cent, en s’autorisant d’une permission vaguement accordée par le comte. Au lieu de la consommer, il vendait sa moitié dans les redevances. Il entretenait largement sa basse-cour, son pigeonnier, ses vaches, aux dépens du parc ; mais le fumier de son écurie servait aux jardiniers du château. Chacune de ces petites voleries portait son excuse avec elle. Madame était servie par la fille d’un des jardiniers, tour à tour sa femme de chambre et sa cuisinière. Une fille de basse-cour, chargée de la laiterie, aidait également au ménage. Moreau avait pris un soldat réformé, nommé Brochon, pour panser ses chevaux et faire les gros ouvrages.
 
A Nerville, à Chauvry, à Beaumont, à Maffliers, à Préroles, à Nointel, partout la belle régisseuse était reçue chez des personnes qui ne connaissaient pas ou feignaient d’ignorer sa première condition. Moreau rendait d’ailleurs des services. Il disposa de son maître pour des choses qui sont des babioles à Paris, mais qui sont immenses au fond des campagnes. Après avoir fait nommer le juge de paix de Beaumont et celui de l’Ile-Adam, il avait, dans la même année, empêché la destitution d’un Garde-général des forêts, et obtenu la croix de la Légion-d’Honneur pour le maréchal-des-logis-chef de Beaumont. Aussi ne se festoyait-on jamais dans la bourgeoisie sans que monsieur et madame Moreau fussent invités. Le curé de Presles, le maire de Presles venaient jouer tous les soirs chez Moreau. Il est difficile de ne pas être brave homme après s’être fait un lit si commode.
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─ Mon Dieu ! s’écria le régisseur, je n’y comprends rien.
 
Moreau sentit son coeurcœur battre à le gêner quand, après avoir frappé deux coups à la porte de son maître, il entendit : ─ Est-ce vous, monsieur Moreau ?
 
─ Oui, monseigneur.
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─ Monseigneur...
 
─ C’est impardonnable. Blesser un homme dans ses intérêts, ce n’est rien ; mais l’attaquer dans son coeurcœur ?... Oh ! vous ne savez pas ce que vous avez fait ! Le comte se mit la tête dans les mains et resta silencieux pendant un moment. ─ Je vous laisse ce que vous avez, reprit-il, et je vous oublierai. Par dignité, pour moi, pour votre propre honneur, nous nous quitterons décemment, car je me souviens en ce moment de ce que votre père a fait pour le mien. Vous vous entendrez, et bien, avec monsieur de Reybert qui vous succède. Soyez, comme moi, calme. Ne vous donnez pas en spectacle aux sots. Surtout, pas de galvaudages ni de chipoteries. Si vous n’avez plus ma confiance, tâchez de garder le décorum des gens riches. Quant à ce petit drôle qui a failli me tuer, qu’il ne couche pas à Presles ! mettez-le à l’auberge, je ne répondrais point de ma colère en le voyant.
 
─ Je ne méritais point tant de douceur, monseigneur, dit Moreau les larmes aux yeux. Oui, si j’avais été tout à fait improbe, j’aurais cinq cent mille francs à moi ; d’ailleurs, j’offre de vous faire le compte de ma fortune, et de vous la détailler ! Mais laissez-moi vous dire, monseigneur, qu’en causant de vous avec madame Clapart, ce ne fut jamais en dérision ; mais, au contraire, pour déplorer votre état, et pour lui demander si elle ne connaissait point quelques remèdes inconnus aux médecins et que pratiquent les gens du peuple... Je me suis entretenu de vos sentiments devant le petit quand il dormait, (il parait qu’il nous entendait !) mais ce fut toujours en des termes pleins d’affection et de respect. Le malheur veut que des indiscrétions soient punies comme des crimes. Mais en acceptant les effets de votre juste colère, sachez au moins comment les choses se sont passées. Oh ! ce fut de coeurcœur à coeurcœur que j’ai parlé de vous avec madame Clapart. Enfin vous pouvez interroger ma femme, nous n’avons jamais entre nous parlé de ces choses...
 
─ Assez, dit le comte dont la conviction était entière, nous ne sommes pas des enfants, tout est irrévocable. Allez mettre ordre à vos affaires et aux miennes. Vous pouvez rester au pavillon jusqu’au mois d’octobre. Monsieur et madame de Reybert logeront au château ; surtout, tâchez de vivre avec eux en gens comme il faut, qui se haïssent, mais qui conservent les apparences.
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─ Oui, attendez-en de belles choses, répondit Clapart, il y causera du grabuge.
 
─ Ne cesserez-vous donc pas d’en vouloir à ce pauvre enfant, que vous a-t-il fait ? Hé ! mon Dieu, si quelque jour nous sommes à l’aise, peut-être le lui devrons-nous, car il a bon coeurcœur...
 
─ Quand ce garçon-là réussira dans le monde, il y aura longtemps que nos os seront en gélatine, s’écria Clapart. Il aura donc bien changé ! Mais vous ne le connaissez pas, votre enfant, il est vantard, il est menteur, il est paresseux, il est incapable...
 
─ Si vous alliez au-devant de monsieur Poiret, dit la pauvre mère atteinte au coeurcœur par cette diatribe qu’elle s’était attirée.
 
─ Un enfant qui n’a jamais eu de prix dans ses classes ! s’écria Clapart.
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Oscar promit tout ce que sa mère lui demanda de promettre, et après l’avoir attiré doucement à elle, madame Clapart finit par l’embrasser pour le consoler d’avoir été grondé.
 
─ Maintenant, dit-elle, tu écouteras ta mère, tu suivras ses avis, car une mère ne peut donner que de bons conseils à son fils. Nous irons chez ton oncle Cardot. Là est notre dernière espérance. Cardot a dû beaucoup à ton père, qui en lui accordant sa soeursœur, mademoiselle Husson, avec une énorme dot pour ce temps-là, lui a permis de faire une grande fortune dans la soierie. Je pense qu’il te placera chez monsieur Camusot, son successeur et son gendre, rue des Bourdonnais... Mais, vois-tu, ton oncle Cardot a quatre enfants. Il a donné son établissement du Cocon-d’Or à sa fille aînée, madame Camosot. Si Camusot a des millions, il a aussi quatre enfants de deux lits différents, et il sait à peine que nous existons. Cardot a marié Marianne, sa seconde fille, à monsieur Protez, de la maison Protez et Chiffreville. L’Etude de son fils aîné, le notaire, a coûté quatre cent mille francs, et il vient d’associer Joseph Cardot, son second fils, à la maison de droguerie Matifat. Ton oncle Cardot aura donc bien des raisons pour ne pas s’occuper de toi, qu’il voit quatre fois par an. Il n’est jamais venu me rendre visite ici : tandis qu’il savait bien, lui, venir me voir chez Madame-mère pour obtenir les fournitures des Altesses impériales, de l’Empereur et des grands de sa cour. Maintenant les Camusot font les ultrà ! Camusot a marié le fils de sa première femme à la fille d’un huissier du cabinet du roi ! Le monde est bien bossu quand il se baisse ! Enfin, c’est habile, le Cocon-d’Or a la pratique de la Cour sous les Bourbons comme sous l’Empereur. Demain nous irons donc chez ton oncle Cardot, j’espère que tu sauras t’y tenir comme il faut ; car là, je te le répète, est notre dernier espoir.
 
Monsieur Jean-Jérôme-Séverin Cardot était depuis six ans veuf de sa femme, mademoiselle Husson, à qui le fournisseur, au temps de sa splendeur, avait donné cent mille francs de dot en argent. Cardot, le premier commis du Cocon-d’Or, une des plus vieilles maisons de Paris, avait acheté cet établissement en 1793, au moment où ses patrons étaient ruinés par le maximum ; et l’argent de la dot de mademoiselle Husson lui avait permis de faire une fortune presque colossale en dix ans. Pour établir richement ses enfants, il avait eu l’idée ingénieuse de placer en viager une somme de trois cent mille francs sur la tête de sa femme et sur la sienne, ce qui lui produisait trente mille livres de renie. Quant à ses capitaux, il les avait partagés en trois dots de chacune quatre cent mille francs pour ses enfants. Le Cocon d’or, la dot de sa fille aînée, fut accepté pour cette somme par Camusot. Le bonhomme, presque septuagénaire, pouvait donc dépenser et dépensait ses trente mille francs par an, sans nuire aux intérêts de ses enfants, tous supérieurement établis, et dont les témoignages d’affection n’étaient alors entachés d’aucune pensée cupide. L’oncle Cardot habitait à Belleville, une des premières maisons situées au-dessus de la Courtille. Il y occupait, à un premier étage d’où l’on planait sur la vallée de la Seine, un appartement de mille francs, à l’exposition du midi, et avec la jouissance exclusive d’un grand jardin ; aussi ne s’embarrassait-il guère des trois ou quatre autres locataires logés dans cette vaste maison de campagne. Assuré par un long bail de finir là ses jours, il vivait assez mesquinement, servi par sa vieille cuisinière et par l’ancienne femme de chambre de feu madame Cardot qui s’attendaient à recueillir chacune quelque six cents francs de rente à sa mort, et qui, par conséquent, ne le volaient point. Ces deux femmes prenaient de leur maître des soins inouïs et s’y intéressaient d’autant plus que personne n’était moins tracassier ni moins vétilleux que lui. L’appartement, meublé par feu madame Cardot, restait dans le même état depuis six ans, le vieillard s’en contentait ; il ne dépensait pas en tout mille écus par an, car il dînait à Paris cinq fois par semaine, et rentrait tous les soirs à minuit dans un fiacre attitré dont l’établissement se trouvait à la barrière de la Courtille. La cuisinière n’avait guère à s’occuper que du déjeuner. Le bonhomme déjeunait à onze heures, puis il s’habillait, se parfumait et allait à Paris. Ordinairement les bourgeois préviennent quand ils dînent en ville, le père Cardot, lui, prévenait quand il dînait chez lui.
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─ Comment va-t-il ? demanda le marchand de biens au retour d’un voyage qui l’avait tenu pendant quelques mois éloigné de Paris.
 
─ Toujours trop de vanité, répondit Godeschal. Vous lui donnez de beaux habits et du beau linge, il a des jabots d’agent de change, et mon mirliflor va le dimanche aux Tuileries, chercher des aventures. Que voulez-vous ? c’est jeune. Il me tourmente pour que je le présente à ma soeursœur, chez laquelle il verrait une fameuse société : des actrices, des danseuses, des élégants, des gens qui mangent leur fortune... Il n’a pas l’esprit tourné à être avoué, j’en ai peur. Il parle assez bien cependant, il pourrait être avocat, il plaiderait des affaires bien préparées...
 
Au mois de novembre 1825, au moment où Oscar Husson prit possession de son poste et où il se disposait à soutenir sa thèse pour la Licence, il entra chez Desroches un nouveau quatrième clerc pour combler le vide produit par la promotion d’Oscar.
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Enfin, à la date du mois de juin 1822, époque de la prestation de serment de Desroches, se trouvait cette prose constitutionnelle :
 
« Moi, soussigné, François-Claude-Marie Godeschal, appelé par maître Desroches pour remplir les difficiles fonctions de premier clerc dans une Etude où la clientelle était à créer, ayant appris par maître Derville, de chez qui je sors, l’existence des fameuses archives architriclino-bazochiennes qui sont célèbres au Palais, ai prié notre gracieux patron de les demander à son prédécesseur, car il importait de retrouver ce document portant la date de l’an 1786, qui se rattache à d’autres archives déposées au Palais, dont l’existence nous a été certifiée par Messieurs Terrasse et Duclos, archivistes, et à l’aide desquels on remonte jusqu’à l’an 1525, en trouvant sur les moeursmœurs et la cuisine cléricales des indications historiques du plus haut prix.
 
Ayant été fait droit à cette requête, l’Etude a été mise en possession cejourd’hui de ces témoignages du culte que nos prédécesseurs ont constamment rendu à la dive bouteille et à la bonne chère.
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En conséquence, pour l’édification de nos successeurs et pour renouer la chaîne des temps et des gobelets, j’ai invité messieurs Doublet, deuxième clerc ; Vassal, troisième clerc ; Hérisson et Grandemain, clercs, et Dumets, petit clerc, à déjeuner dimanche prochain, au Cheval-Rouge, sur le quai Saint-Bernard, où nous célébrerons la conquête de ce livre qui contient la charte de nos gueuletons.
 
Ce dimanche, 27 juin, ont été bues 12 bouteilles de différents vins trouvés exquis. On a remarqué les deux melons, les pâtés au jus romanum, un filet de boeufbœuf, une croûte aux champignonibus. Mademoiselle Mariette, illustre soeursœur du premier clerc et Premier Sujet de l’Académie royale de musique et de danse, ayant mis à la disposition de l’Etude des places d’orchestre pour la représentation de ce soir, il est donné acte de cette générosité. De plus, il est arrêté que les clercs se rendront en corps chez cette noble demoiselle pour la remercier, et lui déclarer qu’à son premier procès si le diable lui en envoye, elle ne paierait que les déboursés, dont acte.
 
Godeschal a été proclamé la fleur de la Bazoche et surtout un bon enfant. Puisse un homme qui traite si bien traiter promptement d’une Etude. »
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Il y avait des taches de vin, des pâtés et des paraphes qui ressemblaient à des feux d’artifice. Pour faire bien comprendre le cachet de vérité qu’on avait su imprimer à ce registre, il suffira de rapporter le procès-verbal de la prétendue réception d’Oscar.
 
« Aujourd’hui lundi, 25 novembre 1822, après une séance tenue hier rue de la Cerisaie, quartier de l’Arsenal, chez madame Clapart, mère de l’aspirant bazochien, Oscar Husson, nous, soussignés, déclarons que le repas de réception a surpassé notre attente. Il se composait de radis noirs et roses, de cornichons, anchois, beurre et olives pour hors-d’oeuvred’œuvre, d’un succulent potage au riz qui témoigne d’une sollicitude maternelle, car nous y avons reconnu un délicieux goût de volaille ; et, par l’aveu du récipiendaire, nous avons appris qu’en effet l’abatis d’une belle daube préparée par les soins de madame Clapart avait été judicieusement inséré dans le pot-au-feu fait à domicile avec des soins qui ne se prennent que dans les ménages.
 
Item, la daube entourée d’une mer de gelée, due à la mère dudit.
 
Item, une langue de boeufbœuf aux tomates qui ne nous a pas trouvés automates.
 
Item, une compote de pigeons d’un goût à faire croire que les anges l’avaient surveillée.
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De 1820 à 1823, Florentine acquit l’expérience dont doivent jouir toutes les danseuses de dix-neuf à vingt ans. Ses amies furent les illustres Mariette et Tullia, deux Premiers Sujets de l’Opéra ; Florine, puis la pauvre Coralie, sitôt ravie aux arts, à l’amour et à Camusot. Comme le petit père Cardot avait acquis de son côté cinq ans de plus, il était tombé dans l’indulgence de cette demi-paternité que conçoivent les vieillards pour les jeunes talents qu’ils ont élevés, et dont les succès sont devenus les leurs. D’ailleurs où et comment un homme de soixante-huit ans eut-il refait un attachement semblable, retrouvé de Florentine qui connût si bien ses habitudes et chez laquelle il pût chanter avec ses amis la Mère Godichon. Le petit père Cardot se trouva donc sous un joug à demi conjugal et d’une force irrésistible. Ce fut l’âge d’airain.
 
Pendant les cinq ans de l’âge d’or et de l’âge d’argent, Cardot économisa quatre-vingt-dix mille francs. Ce vieillard, plein d’expérience, avait prévu que, lorsqu’il arriverait à soixante-dix ans, Florentine serait majeure ; elle débuterait peut-être à l’opéra, sans doute elle voudrait étaler le luxe d’un Premier Sujet. Quelques jours avant la soirée dont il s’agit, le père Cardot avait dépensé quarante-cinq mille francs afin de mettre sur un certain pied sa Florentine pour laquelle il avait repris l’ancien appartement où feu Coralie faisait le bonheur de Camusot. A Paris, il en est des appartements et des maisons, comme des rues, ils ont des prédestinations. Enrichie d’une magnifique argenterie, le Premier Sujet du Théâtre de la Gaîté donnait de beaux dîners, dépensait trois cents francs par mois pour sa toilette, ne sortait plus qu’en remise, avait femme de chambre, cuisinière et petit laquais. Enfin, on ambitionnait un ordre de début à l’Opéra. Le Cocon-d’Or fit alors hommage à son ancien chef de ses produits les plus splendides pour plaire à mademoiselle Cabirolle, dite Florentine, comme il avait, trois ans auparavant, comblé les voeuxvœux de Coralie, mais toujours à l’insu de la fille du père Cardot, car le père et le gendre s’entendaient à merveille pour garder le décorum au sein de la famille. Madame Camusot ne savait rien ni des dissipations de son mari ni des moeursmœurs de son père. Donc, la magnificence qui éclatait rue de Vendôme chez mademoiselle Florentine eut satisfait les comparses les plus ambitieuses. Après avoir été le maître pendant sept ans, Cardot se sentait entraîné par un remorqueur d’une puissance de caprice illimitée. Mais le malheureux vieillard aimait !... Florentine devait lui fermer les yeux, il comptait lui léguer une centaine de mille francs. L’âge de fer avait commencé !
 
Georges Marest, riche de trente mille livres de rente, beau garçon, courtisait Florentine. Toutes les danseuses ont la prétention d’aimer comme les aiment leurs protecteurs, d’avoir un jeune homme qui les mène à la promenade et leur arrange de folles parties de campagne. Quoique désintéressée, la fantaisie d’un Premier Sujet est toujours une passion qui coûte quelques bagatelles à l’heureux mortel choisi. C’est les dîners chez les restaurateurs, les loges au spectacle, les voitures pour aller aux environs de Paris et pour en revenir, des vins exquis consommés à profusion, car les danseuses vivent comme vivaient autrefois les athlètes. Georges s’amusait comme s’amusent les jeunes gens qui passent de la discipline paternelle à l’indépendance, et la mort de son oncle, en doublant presque sa fortune, changeait ses idées. Tant qu’il n’eut que les dix-huit mille livres de rente laissées par son père et sa mère, son intention fut d’être notaire ; mais, selon le mot de son cousin aux clercs de Desroches, il fallait être stupide pour commencer un état avec la fortune que l’on a quand on le quitte. Donc, le premier clerc célébrait son premier jour de liberté par ce déjeuner qui servait en même temps à payer la bienvenue de son cousin. Plus sage que Georges, Frédéric persistait à suivre la carrière du Ministère public. Comme un beau jeune homme aussi bien fait et aussi déluré que Georges pouvait très-bien épouser une riche créole, que le marquis de Las Florentinas y Cabirolos avait bien pu, dans ses vieux jours, au dire de Frédéric à ses futurs camarades, prendre pour femme plutôt une belle fille qu’une fille noble, les clercs de l’Etude de Desroches, tous issus de familles pauvres, n’ayant jamais hanté le grand monde, se mirent dans leurs plus beaux habits, assez impatients tous de voir la marquise mexicaine de Las Florentinas y Cabirolos.
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La trop confiante mère expliqua succinctement au premier clerc l’aventure arrivée à son pauvre Oscar dans la voiture de Pierrotin.
 
─ Je suis sûr, dit Godeschal, que ce blagueur-là nous a préparé quelque tour de sa façon pour ce soir... Moi, je n’irai pas chez la comtesse de Las Florentinas, ma soeursœur a besoin de moi pour les stipulations d’un nouvel engagement, je vous quitterai donc au dessert ; mais, Oscar, tiens-toi sur tes gardes. On vous fera peut-être jouer, il ne faut pas que l’Etude de Desroches recule. Tiens, tu joueras pour nous deux, voilà cent francs, dit ce brave garçon en donnant cette somme à Oscar dont la bourse allait être mise à sec par le bottier et le tailleur. Sois prudent, songe à ne pas jouer au delà de nos cent francs, ne te laisse griser ni par le jeu ni par les libations. Saperlotte ! un second clerc a déjà du poids, il ne doit pas jouer sur parole, ni dépasser une certaine limite en toute chose. Dès qu’on est second clerc, il faut songer à devenir avoué. Ainsi, ni trop boire, ni trop jouer, garder un maintien convenable, voilà la règle de ta conduite. Surtout n’oublie pas de rentrer à minuit, car demain tu dois être au Palais à sept heures pour y prendre ton jugement. Il n’est pas défendu de s’amuser, mais les affaires avant tout.
 
─ Entends-tu bien, Oscar ? dit madame Clapart. Vois combien monsieur Godeschal est indulgent, et comme il sait concilier les plaisirs de la jeunesse et les obligations de son état.
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Godeschal disparut après avoir signé, laissant les onze convives, stimulés par l’ancien capitaine de la Garde Impériale, se livrer aux vins, aux toasts et aux liqueurs d’un dessert dont les pyramides de fruits et de primeurs ressemblaient aux obélisques de Thèbes. A dix heures et demie, le petit clerc de l’Etude fut dans un état qui ne lui permit plus de rester, Georges l’emballa dans un fiacre en donnant l’adresse de la mère et payant la course. Les dix convives, tous gris comme Pitt et Dundas, parlèrent alors d’aller à pied par les boulevarts, vu la beauté du temps, chez la marquise de Las Florentinas y Cabirolos, où, vers minuit, ils devaient trouver la plus brillante société. Tous avaient soif de respirer l’air à pleins poumons ; mais, excepté Georges, Giroudeau, Du Bruel et Finot, habitués aux orgies parisiennes, personne ne put marcher ; Georges envoya chercher trois calèches chez un loueur de voitures, et promena son monde pendant une heure sur les boulevards extérieurs, depuis Montmartre jusqu’à la barrière du Trône. On revint par Bercy, les quais et les boulevarts, jusqu’à la rue de Vendôme.
 
Les clercs voletaient encore dans le ciel meublé de fantaisies où l’ivresse enlève les jeunes gens, quand leur amphitryon les introduisit au milieu des salons de Florentine. Là, scintillaient des princesses de théâtre qui, sans doute instruites de la plaisanterie de Frédéric, s’amusaient à singer les femmes comme il faut. On prenait alors des glaces. Les bougies allumées faisaient flamber les candélabres. Les laquais de Tullia, de madame du Val-Noble et de Florine, tous en grande livrée, servaient des friandises sur des plateaux d’argent. Les tentures, chefs-d’oeuvred’œuvre de l’industrie lyonnaise, rattachées par des cordelières d’or, étourdissaient les regards. Les fleurs des tapis ressemblaient à un parterre. Les plus riches babioles, des curiosités papillotaient aux yeux. Dans le premier moment et dans l’état où Georges les avait mis, les clercs et surtout Oscar crurent à la marquise de Las Florentinas y Cabirolos. L’or reluisait sur quatre tables de jeu dressées dans la chambre à coucher. Dans le salon, les femmes s’adonnaient à un vingt-et-un tenu par Nathan, le célèbre auteur. Après avoir erré, gris et presque endormis, sur les sombres boulevards extérieurs, les clercs se réveillaient donc dans un vrai palais d’Armide. Oscar, présenté par Georges à la prétendue marquise, resta tout hébété, ne reconnaissant pas la danseuse de la Gaîté dans cette femme aristocratiquement décolletée, enrichie de dentelles, presque semblable à une vignette de Kepseake, et qui le reçut avec des grâces et des façons sans analogie dans le souvenir ou dans l’imagination d’un clerc tenu si sévèrement. Après avoir admiré toutes les richesses de cet appartement, les belles femmes qui s’y gaudissaient, et qui toutes avaient fait assaut de toilette entre elles pour l’inauguration de cette splendeur, Oscar fut pris par la main et conduit par Florentine à la table du vingt-et-un.
 
─ Venez, que je vous présente à la belle marquise d’Anglade, une de mes amies....
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─ Nathan a gagné douze cents francs, dit l’actrice au clerc, les banquiers gagnent toujours, ne nous laissons pas embêter, lui souffla-t-elle dans l’oreille.
 
Les gens qui ont du coeurcœur, de l’imagination et de l’entraînement, comprendront comment le pauvre Oscar ouvrit son portefeuille, et en sortit le billet de cinq cents francs. Il regardait Nathan, le célèbre auteur, qui se remit avec Florine à jouer gros jeu contre la banque.
 
─ Allons, mon petit, empoignez, lui cria Fanny-Beaupré en faisant signe à Oscar de ramasser deux cents francs que Florine et Nathan avaient pontés.
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Georges et son partenaire perdirent cinq parties de suite. Après avoir dissipé ses mille francs, Oscar, que la rage du jeu saisit, voulut prendre les cartes. Par l’effet d’un hasard assez commun à ceux qui jouent pour la première fois, il gagna ; mais Georges lui fit tourner la tête par des conseils, il lui disait de jeter des cartes et les lui arrachait souvent des mains, en sorte que la lutte de ces deux volontés, de ces deux inspirations, nuisit au jet de la veine. Aussi, vers trois heures du matin, après des retours de fortune et des gains inespérés, en buvant toujours du punch, Oscar arriva-t-il à ne plus avoir que cent francs. Il se leva la tête lourde et perdue, fit quelques pas et tomba dans le boudoir sur un sofa, les yeux fermés par un sommeil de plomb.
 
─ Mariette, disait Fanny-Beaupré à la soeursœur de Godeschal qui était arrivée à deux heures après minuit, veux-tu dîner ici demain, mon Camusot y sera avec le père Cardot, nous les ferons enrager ?...
 
─ Comment ? s’écria Florentine, mais mon vieux chinois ne m’a pas prévenue.
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─ Vous, dit Godeschal, samedi.
 
─ Il pleut donc des billets de cinq cents francs ? s’écria Desroches. Tenez, Godeschal, vous êtes un brave garçon ; mais le petit Husson ne mérite pas tant de générosité. Je hais les imbéciles, mais je hais encore davantage les gens qui font des fautes malgré les soins paternels dont on les entoure. Il remit à Godeschal la lettre de Mariette et le billet de cinq cents francs qu’elle envoyait. ─ Vous m’excuserez de l’avoir ouverte, reprit-il, la soubrette de votre soeursœur m’a dit que c’était pour affaire d’Etude. Vous congédierez Oscar.
 
─ Le pauvre petit malheureux m’a-t-il donné du mal ? dit Godeschal. Ce grand vaurien de Georges Marest est son mauvais génie, il faut qu’il le fuie comme la peste ; car je ne sais pas ce dont il serait cause à une troisième rencontre.
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─ Faites-en un avocat, dit Desroches, il n’a plus que sa thèse à passer ; et, dans ce métier-là, ses défauts deviendront peut-être des qualités.
 
En ce moment Clapart tombé malade, était gardé par sa femme, tâche pénible, devoir sans aucune récompense. L’employé tourmentait cette pauvre créature, qui jusqu’alors ignorait les atroces ennuis et les taquineries venimeuses que se permet, dans le tête-à-tête de toute une journée, un homme imbécile à demi et que la misère rendait sournoisement furieux. Enchanté de fourrer une pointe acérée dans le coin sensible de ce coeurcœur de mère, il avait en quelque sorte deviné les appréhensions que l’avenir, la conduite et les défauts d’Oscar inspiraient à la pauvre femme. En effet, quand une mère a reçu de son enfant un assaut semblable à celui de l’affaire de Presles, elle est en des transes continuelles ; et, à la manière dont sa femme vantait Oscar toutes les fois qu’il obtenait un succès, Clapart reconnaissait l’étendue des inquiétudes secrètes de la mère, et il les réveillait à tout propos.
 
─ Enfin, Oscar va mieux que je ne l’espérais ; je me le disais bien, son voyage à Presles n’était qu’une inconséquence de jeunesse. Quels sont les jeunes gens qui ne commettent pas de fautes ? Ce pauvre enfant ! il supporte héroïquement des privations qu’il n’eût pas connues si son pauvre père avait vécu. Dieu veuille qu’il sache contenir ses passions ! etc., etc.
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─ S’il portait mon nom, répondit Moreau, je le verrais tranquillement tirer à la conscription ; et, s’il amenait un mauvais numéro, je ne lui payerais pas un homme pour le remplacer. Voici la seconde fois que votre fils commet des sottises par vanité. Eh ! bien, la vanité lui inspirera peut-être des actions d’éclat, qui le recommanderont dans cette carrière. D’ailleurs, six ans de service militaire lui mettront du plomb dans la tète ; et, comme il n’a que sa thèse à passer, il ne sera pas si malheureux de se trouver avocat à vingt-six ans, s’il veut continuer le métier du barreau après avoir payé, comme on dit, l’impôt du sang. Cette fois, du moins, il aura été puni sévèrement, il aura pris de l’expérience, et contracté l’habitude de la subordination. Avant de faire son stage au Palais, il aura fait son stage dans la vie.
 
─ Si c’est là votre arrêt pour un fils, dit madame Clapart, je vois que le coeurcœur d’un père ne ressemble en rien à celui d’une mère. Mon pauvre Oscar, soldat ?...
 
─ Aimez-vous mieux le voir se jeter la tête la première dans la Seine après avoir commis une action déshonorante ? Il ne peut plus être avoué, le trouvez-vous assez sage pour le mettre avocat ?... En attendant l’âge de raison, que deviendra-t-il ? un mauvais sujet ; au moins la discipline vous le conservera...
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En ce moment, le bruit d’un fiacre, dans lequel tenait tout le mobilier d’Oscar, annonça le malheureux jeune homme qui ne tarda pas à se montrer.
 
─ Ah ! te voilà, monsieur Joli-CoeurCœur ? s’écria Clapart.
 
Oscar embrassa sa mère et tendit à monsieur Moreau une main que celui-ci refusa de serrer, Oscar répondit à ce mépris par un regard auquel le reproche donna une hardiesse qu’on ne lui connaissait pas.
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─ Je puis tirer un bon numéro, dit Oscar.
 
─ Après ? Ta mère a bien rempli ses devoirs de mère envers toi : elle t’a donné de l’éducation, elle t’avait mis dans le bon chemin, tu viens d’en sortir, que tenterais-tu ? Sans argent, on ne peut rien, tu le sais aujourd’hui ; et tu n’es pas homme à commencer une carrière en mettant habit bas et prenant la veste du manoeuvremanœuvre ou de l’ouvrier. D’ailleurs, ta mère t’aime, veux-tu la tuer ? Elle mourrait en te voyant tombé si bas.
 
Oscar s’assit et ne retint plus ses larmes qui coulèrent en abondance. Il comprenait aujourd’hui ce langage, si complètement inintelligible pour lui lors de sa première faute.
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Moreau, désolé malgré son maintien sévère, laissa le ménage de la rue de la Cerisaie dans le désespoir. Trois jours après, Oscar amena le numéro vingt-sept. Dans l’intérêt de ce pauvre garçon, l’ancien régisseur de Presles eut le courage d’aller demander à monsieur le comte de Sérisy sa protection pour faire appeler Oscar dans la cavalerie. Or, le fils du Ministre-d’Etat ayant été classé dans les derniers en sortant de l’Ecole Polytechnique, était entré par faveur sous-lieutenant dans le régiment de cavalerie du duc de Maufrigneuse. Oscar eut donc, dans son malheur, le petit bonheur d’être, sur la recommandation du comte de Sérisy, incorporé dans ce beau régiment avec la promesse d’être promu fourrier au bout d’un an. Ainsi le hasard mit l’ex-clerc sous les ordres du fils de monsieur de Sérisy.
 
Après avoir langui pendant quelques jours, tant elle fut vivement atteinte par ces catastrophes, madame Clapart se laissa dévorer par certains remords qui saisissent les mères dont la conduite a été jadis légère et qui dans leur vieillesse inclinent au repentir. Elle se considéra comme une créature maudite. Elle attribua les misères de son second mariage et les malheurs de son fils à une vengeance de Dieu qui lui faisait expier les fautes les plaisirs de sa jeunesse. Cette opinion fut bientôt une certitude pour elle. La pauvre mère alla se confesser, pour la première fois depuis quarante ans, au vicaire de Saint-Paul, l’abbé Gaudron, qui la jeta dans les pratiques de la dévotion. Mais une âme aussi maltraitée et aussi aimante que celle de madame Clapart devait devenir simplement pieuse. L’ancienne Aspasie du Directoire voulut racheter ses péchés pour attirer les bénédictions de Dieu sur la tête de son pauvre Oscar, elle se voua donc bientôt aux exercices et aux oeuvresœuvres de la piété la plus vive. Elle crut avoir attiré l’attention du Ciel après avoir réussi à sauver monsieur Clapart, qui, grâce à ses soins, vécut pour la tourmenter ; mais elle voulut voir, dans les tyrannies de cet esprit faible, des épreuves infligées par la Main qui caresse en châtiant. Oscar, d’ailleurs, se conduisit si parfaitement, qu’en 1830 il était maréchal-des-logis-chef dans la compagnie du vicomte de Sérisy, ce qui lui donnait le grade de sous-lieutenant dans la Ligne, le régiment du duc de Maufrigneuse appartenant à la Garde-Royale. Oscar Husson avait alors vingt-cinq ans. Comme la Garde-Royale tenait toujours garnison à Paris ou dans un rayon de trente lieues autour de la capitale, il venait voir sa mère de temps en temps, et lui confiait ses douleurs, car il avait assez d’esprit pour comprendre qu’il ne serait jamais officier. A cette époque, les grades dans la cavalerie étaient à peu près dévolus aux fils cadets des familles nobles, et les gens sans particule à leur nom avançaient difficilement. Toute l’ambition d’Oscar était de quitter la Garde et d’être nommé sous-lieutenant dans un régiment de cavalerie de la Ligne. Au mois de février 1830, madame Clapart obtint par l’abbé Gaudron, devenu curé de Saint-Paul, la protection de madame la Dauphine, et Oscar fut promu sous-lieutenant.
 
Quoiqu’au dehors l’ambitieux Oscar parût être excessivement dévoué aux Bourbons, au fond du coeurcœur il était libéral. Aussi, dans la bataille de 1830, passa-t-il au peuple. Cette défection, qui eut une importance due au point sur lequel elle s’opéra, valut à Oscar l’attention publique. Dans l’exaltation du triomphe, au mois d’août, Oscar, nommé lieutenant, eut la croix de la Légion-d’Honneur, et obtint d’être attaché comme aide-de-camp à La Fayette qui lui fit avoir le grade de capitaine en 1832. Quand on destitua l’amateur de la meilleure des républiques de son commandement en chef des gardes nationales du royaume, Oscar Husson, dont le dévouement à la nouvelle dynastie tenait du fanatisme, fut placé comme chef d’escadron dans un régiment envoyé en Afrique, lors de la première expédition entreprise par le prince royal. Le vicomte de Sérisy se trouvait être lieutenant-colonel de ce régiment. A l’affaire de la Macta, où il fallut laisser le champ aux Arabes, monsieur de Sérisy resta blessé sous son cheval mort. Oscar dit alors à son escadron :
 
─ Messieurs, c’est aller à la mort, mais nous ne devons pas abandonner notre colonel... Il fondit le premier sur les Arabes, et ses gens électrisés le suivirent. Les Arabes, dans le premier étonnement que leur causa ce retour offensif et furieux, permirent à Oscar de s’emparer du vicomte qu’il prit sur son cheval en s’enfuyant au grand galop, quoique dans cette opération, tentée au milieu d’une horrible mêlée, il eût reçu deux coups de yatagan sur le bras gauche. La belle conduite d’Oscar fut récompensée par la croix d’officier de la Légion-d’Honneur et par sa promotion au grade de lieutenant-colonel. Il prodigua les soins les plus affectueux au vicomte de Sérisy que sa mère vint chercher et qui mourut, comme on sait, à Toulon, des suites de ses blessures. La comtesse de Sérisy n’avait point séparé son fils de celui qui, après l’avoir arraché aux Arabes, le soignait encore avec tant de dévouement. Oscar était si grièvement blessé que l’amputation du bras gauche fut jugée nécessaire par le chirurgien que la comtesse amenait à son fils. Le comte de Sérisy pardonna donc à Oscar ses sottises du voyage à Presles, et se regarda même comme son débiteur quand il eut enterré ce fils, devenu fils unique, dans la chapelle du château de Sérisy.
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─ Il me semble que vous pourriez bien me dire monsieur sans vous déchirer la gueule, répondit vivement l’entrepreneur des Services de la vallée de l’Oise.
 
Sans le son de voix, Oscar n’aurait pu reconnaître le mystificateur qui déjà deux fois lui avait été si fatal. Georges, presque chauve, ne conservait plus que trois ou quatre mèches de cheveux au-dessus des oreilles, et soigneusement ébouriffées pour déguiser le plus possible la nudité du crâne. Un embonpoint mal placé, un ventre pyriforme altéraient les proportions autrefois si élégantes de l’ex-beau jeune homme. Devenu presque ignoble de tournure et de maintien, Georges annonçait bien des désastres en amour et une vie de débauches continuelles par un teint couperosé, par des traits grossis et comme vineux. Les yeux avaient perdu ce brillant, cette vivacité de la jeunesse que les habitudes sages ou studieuses ont le pouvoir de maintenir. Georges, vêtu comme un homme insouciant de sa mise, portait un pantalon à sous-pieds, mais flétri, dont la façon voulait des bottes vernies. Ses bottes à semelles épaisses, mal cirées, étaient âgées de plus de trois trimestres ; ce qui, à Paris, équivaut à trois ans ailleurs. Un gilet fané, une cravate nouée avec prétention, quoique ce fût un vieux foulard, accusaient l’espèce de détresse cachée à laquelle un ancien élégant peut se trouver en proie. Enfin Georges se montrait à cette heure matinale en habit au lieu d’être en redingote, diagnostic d’une réelle misère ! Cet habit, qui devait avoir vu plus d’un bal, avait passé, comme son maître, de l’opulence qu’il représentait jadis, à un travail journalier. Les coutures du drap noir offraient des lignes blanchâtres, le col était graisseux, l’usure avait découpé les bouts de manche en dents de loup. Et Georges osait attirer l’attention par des gants jaunes, un peu salis à la vérité, sur l’un desquels une bague à la chevalière se dessinait en noir. Autour de la cravate, passée dans un anneau d’or prétentieux, se tortillait une chaîne de soie figurant des cheveux et à laquelle tenait sans doute une montre. Son chapeau, quoique mis assez crânement, révélait plus que tous ces symptômes la misère de l’homme hors d’état de donner seize francs à un chapelier, quand il est forcé de vivre au jour le jour. L’ancien amant de coeurcœur de Florentine agitait une canne à pomme de vermeil ciselée, mais horriblement bossuée. Le pantalon bleu, le gilet en étoffe dite écossaise, la cravate en soie bleu de ciel, et la chemise en calicot rayé de bandes roses exprimaient au milieu de tant de ruines un tel désir de paraître, que ce contraste formait non-seulement un spectacle, mais encore un enseignement.
 
─ Et c’est là Georges ?... se dit intérieurement Oscar, un homme que j’ai laissé riche de trente mille livres de rentes.
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─ Diable ! il paraît que sous tous les gouvernements les pairs de France voyagent par les voitures à Pierrotin. Je prends la place d’intérieur, répondit Georges qui se rappelait l’aventure de monsieur de Sérisy.
 
Il jeta sur Oscar et sur la veuve un regard d’examen et ne reconnut ni le fils ni la mère. Oscar avait le teint bronzé par le soleil d’Afrique, ses moustaches étaient excessivement fournies et ses favoris très-amples ; sa figure creusée et ses traits prononcés s’accordaient avec son attitude militaire. La rosette d’officier, le bras de moins, la sévérité du costume, tout aurait égaré les souvenirs de Georges, s’il avait eu quelque souvenir de son ancienne victime. Quant à madame Clapart, que Georges avait à peine jadis vue, dix ans consacrés aux exercices de la piété la plus sévère l’avaient transformée. Personne n’eût imaginé que cette espèce de SoeurSœur Grise cachait une des Aspasies de 1797.
 
Un énorme vieillard, vêtu simplement, mais d’une façon cossue, et dans lequel Oscar reconnut le père Léger, arriva lentement et lourdement ; il salua familièrement Pierrotin qui parut lui porter le respect dû, par tous pays, aux millionnaires.