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<div align="center">XXIX</div>
 
 
 
Le matin suivant se leva doux et brillant ; il y avait une
promesse d’été dans l’air. La lumière du soleil enfilait joyeusement
la rue de Lily, ravalait la façade lépreuse de sa maison,
dorait le grillage dépeint de sa porte, et faisait jouer toutes
les gloires du prisme sur les carreaux de sa fenêtre sombre.
 
Lorsqu’un tel jour coïncide avec notre humeur, il y a
comme une griserie dans son haleine, et Selden, qui suivait
d’un pas rapide la rue encore malpropre à cette heure, sentait
frémir en lui un juvénile esprit d’aventure. Il avait coupé les
amarres qui le rattachaient aux plages familières de l’habitude,
et s’était lancé sur des mers inexplorées d’émotion ; toutes les
vieilles méthodes étaient abandonnées, sa course se réglait sur
des étoiles nouvelles.
 
Cette course, pour le moment, n’avait d’autre but que la
pension de miss Bart ; mais cette misérable porte était devenue
soudain le portique de l’Inconnu. En approchant, Selden leva
les yeux vers le triple rang de fenêtres : il se demandait comme
un enfant laquelle était celle de Lily. Il était neuf heures et la
maison, habitée par des travailleurs, montrait déjà une façade
éveillée. Il se rappela, par la suite, avoir observé qu’un seul
store était baissé. Il remarqua aussi qu’il y avait un pot de
pensées à une des fenêtres, et il en conclut aussitôt que cette
fenêtre devrait être la sienne : il était inévitable qu’il établît un
rapport entre elle et le seul accent de beauté qu’il y eût dans
ce médiocre décor.
 
Neuf heures était une heure matinale pour faire une visite,
mais Selden n’en était plus à se préoccuper de ces rites conventionnels.
Il ne savait qu’une chose, c’est qu’il lui fallait voir
Lily Bart tout de suite : il avait trouvé le mot qu’il voulait lui
dire, et ce mot ne pouvait attendre un moment de plus. Il était
étrange qu’il ne lui fût pas venu aux lèvres plus tôt, que lui,
Selden, eût laissé partir Lily, la veille au soir, sans être capable
de le prononcer. Mais qu’importait, maintenant qu’un jour
nouveau avait lui ? Ce n’était pas un mot de crépuscule, c’était
un mot du matin.
 
Selden allègrement tira la sonnette ; et, même dans son état
d’absorption, il fut surpris de voir la porte s’ouvrir si promptement.
Il fut encore plus surpris de voir, en entrant, qu’elle
avait été ouverte par Gerty Farish, et que, derrière elle,
dans une confusion agitée, se profilaient plusieurs autres
visages de mauvais augure.
 
— Lawrence ! — cria Gerty d’une voix étrange. — Comment
avez-vous pu arriver si vite ?
 
Et la main tremblante qu’elle posa sur lui sembla aussitôt
lui serrer le cœur.
 
Il remarqua les autres figures, vaguement effrayées à la
fois et intriguées. Il vit l’imposante personne de la propriétaire
qui s’avançait vers lui d’un air professionnel ; mais il recula,
levant la main, tandis que ses yeux grimpaient machinalement
le raide escalier de noyer sombre, en haut duquel il avait
l’immédiate certitude que sa cousine voulait le conduire.
 
Une voix, dans le fond, dit que le docteur pouvait revenir
d’un moment à l’autre, et que rien, là-haut, ne devait être
dérangé.
 
Quelqu’un d’autre s’écria :
 
— C’est encore un bonheur que…
 
Puis Selden sentit que Gerty lui prenait doucement la main,
et qu’on leur permettait de monter seuls.
 
Il grimpèrent en silence les trois étages et suivirent le couloir
jusqu’à une porte fermée. Gerty ouvrit la porte et Selden
entra derrière elle. Bien que le store fût baissé, l’irrésistible
soleil versait l’or d’une lumière tempérée dans la pièce, et
Selden aperçut un lit étroit, le long du mur, et, sur ce lit, des
mains immobiles et une figure calme, indifférente, l’image
de Lily Bart.
 
Que ce fût vraiment elle, tout son être, à lui, le niait ardemment.
La vraie Lily s’était appuyée, toute chaude, contre son
cœur, quelques heures auparavant : qu’avait-il à faire avec
cette face étrangère et paisible qui, pour la première fois, ne
pâlissait ni ne s’animait à son approche ?
 
Gerty, singulièrement paisible, elle aussi, avec le sang-froid
conscient d’une personne qui a assisté bien des souffrances, se
tenait près du lit, parlant avec douceur comme si elle transmettait
un message suprême.
 
— Le docteur a trouvé un flacon de chloral… elle dormait
mal depuis longtemps, et elle aura pris une dose trop forte,
par erreur… Il n’y a aucun doute là-dessus… aucun doute…
on ne fera pas d’enquête… le docteur a été très bon. Je lui
ai dit que vous et moi nous aimerions bien qu’on nous laisse
seuls avec elle… pour examiner ses affaires avant que personne
d’autre vienne… Je sais que c’est ce qu’elle aurait désiré.
 
Selden percevait à peine ce qu’elle disait. Debout, il
gardait les yeux baissés vers la figure endormie qui semblait
posée comme un masque délicat et subtil sur les traits vivants
qu’il avait connus. Il sentait que la Lily véritable était encore
là, toute proche de lui, invisible pourtant et inaccessible ; et la
ténuité même de l’obstacle tendu entre eux le convainquait
d’une impuissance dérisoire. Il n’y avait jamais eu rien de plus
entre eux qu’un léger, un impalpable obstacle — et pourtant
il avait permis que cet obstacle les séparât ! Et maintenant,
bien qu’il semblât plus mince et plus fragile que jamais, il
était devenu soudain aussi dur que le diamant, et lui, Selden,
ne pouvait plus qu’y briser vainement sa vie.
 
Il était tombé à genoux près du lit, mais Gerty le toucha du
doigt et il revint à lui. Il se leva, et comme leurs yeux se rencontraient,
il fut frappé de l’extraordinaire clarté que dégageait
le visage de sa cousine.
 
Vous comprenez ce que le médecin est allé faire ? Il a
promis qu’il n’y aurait pas d’ennuis… mais, bien entendu, il
faut que les formalités suivent leur cours. Et je l’ai prié de nous
donner le temps de vérifier ses affaires d’abord…
 
Il acquiesça de la tête, et elle jeta un coup d’œil sur la petite
chambre nue.
 
— Ce ne sera pas long, conclut-elle.
 
— Non… ce ne sera pas long.
 
Elle retint la main de Lawrence dans la sienne, encore un
moment ; puis, avec un dernier regard du côté du lit, elle se
dirigea en silence vers la porte. Sur le seuil, elle s’arrêta pour
ajouter :
 
Vous me trouverez en bas, si vous avez besoin de moi.
 
Selden se réveilla pour la retenir :
 
— Mais pourquoi vous en allez-vous ? Elle aurait désiré…
 
Gerty secoua la tête avec un sourire.
 
— Non : voilà ce qu’elle aurait désiré.
 
Et, tandis qu’elle parlait, une lumière se fit jour à travers
la dure misère de Selden, et il vit profondément dans les
choses cachées de l’amour.
 
La porte se referma sur Gerty, et il resta seul avec la dormeuse
immobile qui gisait là. Son instinct le pressait de
retourner auprès d’elle, de s’agenouiller, de reposer sa tête
palpitante contre la joue paisible, sur l’oreiller. Ils n’avaient
jamais été en paix l’un avec l’autre, eux deux ; et maintenant
il se sentait attiré par elle dans les étranges et mystérieuses
profondeurs de sa tranquillité.
 
Mais il se rappela l’avertissement de Gerty bien que le
temps se fut arrêté dans cette chambre, il reprenait déjà sa
marche impitoyablement. Gerty avait donné à Selden cette
demi-heure suprême : il devait l’employer selon ses vœux.
 
Il se retourna et regarda autour de lui, se contraignant
sévèrement à reprendre connaissance du monde extérieur. Il
y avait très peu de meubles dans la pièce. Sur la pauvre commode
s’étalait une couverture de dentelle, et dessus se trouvaient
quelques boites et flacons à bouchons dorés, une pelote
rose, un plateau de verre jonché d’épingles à cheveux en
écaille : il recula devant l’intimité poignante de ces babioles,
et devant la surface blême du miroir qui les dominait.
 
C’était là les seules traces de luxe, de cet attachement à
l’observance minutieuse des bienséances personnelles, et ces
traces montraient combien les autres renoncements avaient dû
lui coûter. Nul autre témoignage de sa personnalité dans cette
chambre, sinon la scrupuleuse propreté des quelques meubles :
un lavabo, deux fauteuils, un petit bureau à pupitre et la petite
table au chevet du lit. Sur cette table, la fiole vide et le verre ;
et de ces objets encore il détourna les yeux.
 
Le pupitre était fermé, mais sur le couvercle en pente étaient
posées deux lettres dont il s’empara. L’une portait l’adresse
d’une banque, et, comme elle était affranchie et cachetée,
Selden, après un moment d’hésitation, la mit de côté. Sur
l’autre, il lut le nom de Gus Trenor ; et l’enveloppe était
encore entre-baillée.
 
La tentation l’assaillit comme un coup de couteau. Il chancela
et dut s’appuyer sur le pupitre. Pourquoi avait-elle écrit
à Trenor ?… écrit, sans doute, juste après l’avoir quitté, la
veille au soir ? Cette pensée profanait le souvenir de la dernière
heure qu’ils avaient passée ensemble, tournait en dérision
le mot qu’il était venu prononcer, et souillait même le silence
de réconciliation où ce mot tombait. Selden se sentit rejeté à
toutes les vilaines incertitudes dont il avait cru se délivrer
pour toujours. Après tout, que savait-il de sa vie, à elle ?
Seulement ce qu’elle avait bien voulu lui en montrer, et,
mesuré selon la règle du monde, comme c’était peu de chose !
De quel droit — la lettre qu’il tenait à la main semblait le lui
demander — de quel droit aujourd’hui entrait-il dans sa confidence
par la porte que la mort avait laissée ouverte ? Son cœur
criait que c’était du droit de la dernière heure qu’ils avaient
vécue ensemble, cette heure où elle-même lui avait mis la clef
en main. Oui… mais si la lettre pour Trenor avait été écrite
après ?…
 
Il l’écarta, cette lettre, avec une soudaine horreur, et, serrant
les lèvres, il aborda résolument le reste de sa tâche. Après tout,
cette tâche serait plus facile, maintenant que son enjeu personnel
se trouvait annulé.
 
Il souleva le couvercle du pupitre, et vit à l’intérieur un
livre de comptes, un carnet de chèques et quelques liasses de
factures et de lettres rangées avec la précision ordonnée qui
caractérisait toutes les habitudes personnelles de miss Bart.
Il parcourut d’abord les lettres, parce que c’était là le plus
pénible de sa besogne. Elles étaient peu nombreuses et sans
importance, mais parmi elles il trouva, avec une étrange
palpitation de cœur, le mot qu’il lui avait écrit le lendemain de
la fête des Bry.
 
« Quand puis-je venir vous voir ?… » Ces mots l’accablèrent
sous le sentiment de la lâcheté qui l’avait éloigné d’elle au
moment même où il était tout près de l’atteindre… Oui, il avait
toujours eu peur de son destin, et il était trop loyal pour nier
sa lâcheté maintenant : tous ses anciens doutes n’étaient-ils pas
ressuscités à la seule vue du nom de Trenor ?
 
Il mit le mot dans son porte-cartes, après l’avoir plié soigneusement,
comme un objet précieux par le fait qu’elle l’avait
tenu pour tel ; puis, l’idée lui revenant que le temps passait, il
continua l’examen des papiers.
 
À sa grande surprise, il découvrit sur toutes les factures
cette annotation, de la main de Lily « Payé ». Il ouvrit le
livre de comptes et il vit que, la veille au soir, un chèque
de dix mille dollars, provenant des exécuteurs testamentaires
de Mrs. Peniston, y avait été inscrit. Le legs avait donc été
payé plus tôt que Gerty ne le lui avait donné à supposer.
Mais, tournant quelques pages, il découvrit avec étonnement
que, malgré cette récente rentrée de fonds, la balance était déjà
réduite à quelques dollars. Un coup d’œil rapide sur les talons
des derniers chèques, qui tous portaient la date de la veille,
lui apprit qu’environ quatre ou cinq cents dollars du legs
avaient été employés à régler ces factures, tandis que tout le
reste était compris en un seul chèque, daté du même jour,
au nom de Charles-Augustus Trenor.
 
Selden mit de côté le livre et le carnet, puis s’affaissa dans le
fauteuil. Il appuya ses coudes sur le bureau, et cacha sa figure
dans ses mains. Les eaux amères de la vie montaient autour
de lui, leur saveur stérile était sur ses lèvres. Le chèque au
nom de Trenor expliquait-il le mystère ou ne faisait-il que
l’approfondir ? Tout d’abord l’esprit de Selden refusait de
fonctionner : il ne faisait, que sentir la souillure d’une transaction
pareille entre un homme comme Trenor et une jeune fille
comme Lily Bart. Puis, graduellement, sa vision troublée
s’éclaircit ; d’anciennes allusions et rumeurs lui revinrent, et,
avec les insinuations mêmes qu’il avait craint de contrôler, il
réussit à construire une explication du mystère. C’était donc
vrai, alors, qu’elle avait accepté de l’argent de Trenor ; mais
vrai aussi, comme le déclarait le contenu de ce pupitre, que
cette obligation lui avait été intolérable, et qu’à la première
occasion elle s’en était libérée, bien qu’en agissant de la sorte
elle demeurât face à face avec la pauvreté absolue.
 
C’était tout ce qu’il savait, tout ce qu’il pouvait espérer
débrouiller de l’histoire ; les lèvres muettes qu’il voyait là, sur
l’oreiller, refusaient d’en livrer davantage, — à moins en vérité
qu’elles ne lui eussent dit le reste dans le baiser qu’elles avaient
posé sur son front. Oui, il pouvait maintenant lire dans cet
adieu tout ce que son cœur aspirait à y trouver ; il pouvait
même y puiser le courage nécessaire pour ne pas s’accuser de
n’avoir pas été à la hauteur de l’occasion qui s’était offerte.
 
Il voyait que toutes les conditions de la vie avaient conspiré
à les tenir séparés, puisque son propre détachement des puissances
extérieures qui l’avaient gouvernée, elle, avaient
accru ses exigences morales et lui avaient rendu plus difficile
de vivre et d’aimer sans esprit critique. Mais du moins il
l’avait aimée, il avait été disposé à risquer son avenir sur la
foi qu’il avait en elle, et, si le destin avait voulu que l’heure
favorable passât sans qu’ils pussent la saisir, il voyait maintenant
que, pour tous deux, cette heure était sauve dans la
ruine de leurs existences.
 
C’était cet amour d’une heure, ce triomphe fugitif sur eux-mêmes,
qui les avait gardés de l’atrophie et de l’extinction ; qui,
chez elle, s’était tourné vers lui dans toutes ses luttes contre
l’influence du milieu, et, chez lui, avait maintenu vivante la
foi qui le ramenait pénitent et réconcilié à son chevet.
 
Il s’agenouilla et se pencha sur elle, épuisant jusqu’à la lie
ce dernier instant de tête à tête ; et, dans le silence, passa entre
eux le mot qui éclaircissait tout.
 
 
 
 
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