« Poètes et romanciers modernes de la France/M. de Fontanes » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
MarcBot (discussion | contributions)
m Bot : Remplacement de texte automatisé (-oeu +œu)
Ligne 10 :
Plus la figure littéraire est simple, douce, pure, élégante, sensible sans grande passion, plus il devient précieux d’en étudier de près l’originalité au sein même de cette ressemblance. Si le poète n’a pas fait assez, s’il a trop négligé d’élever ou d’achever son monument, cela s’explique encore et doit sembler tout naturel ; c’est qu’un instinct secret lui disait : « La grande place est remplie, l’aïeul la tient. Il suffit que moi, qui viens tard, je ne sois pas indiquer de lui, que je l’honore par mon goût dans un siècle bien différent déjà, et que jamais du moins je n’aie faussé son lointain et supérieur accord par mes accens. »
 
Dans cette sobriété et cette paresse même du poète, se retrouve donc un sentiment touchant, modeste, et qu’on peut dire pieux. Je n’invente pas : M. de Fontanes le nourrissait en son cœur et l’a exprimé en plus d’un endroit. Dans son ode sur la littérature ''de l’empire'', rappelant les modèles du grand siècle, beaucoup moins méconnus et moins offensés alors par les docrines que par les oeuvresœuvres du jour, il se borne, lui, pour toute ambition, au rôle de Silius, à celui de Stace disant à sa muse :
 
::…Nec tu divinam AEneïda tenta,
Ligne 27 :
Et il avait autrement droit de se rendre ce témoignage, et de se dire ainsi l'adorateur domestique de Racine, que Silius pour Virgile.
 
Mais rien n'est tout-à-fait simple dans la nature des choses, et il ne faut pas, en tirant du personnage l'idée essentielle, ne voir en lui que cette idée. Dernier parent de Racine, et adorateur du XVIIe siècle, M. de Fontanes est pourtant du sien; il en est par les genres qu'il accepte, par ceux même qu'il veut renouveler; il en est par certaines teintes philosophiques et sentimentales qui font mélange à l'inspiration religieuse, par certaines faiblesses et langueurs de son style poétique élégant; mais, hâtons-nous d'ajouter, il en est surtout par le goût rapide, par le ton juste, par l'expression nette et simple, par tout ce que le XVIIIe siècle avait conservé de plus direct du XVIIe, et que Voltaire y avait transmis en l'aiguisant. De plus, M. de Fontanes n'était pas étranger au nôtre. Contraire aux nouveautés ambitieuses, il ne résistait pourtant pas à celles qui s'appuyaient de quelque titre légitime, de quelque juste accord dans le passé. Sur quelques-uns de ces points d'innovation, il devient lui-même la transition et la nuance d'intervalle, comme il convient à un esprit si modéré. Par ses pièces élégiaques et religieuses, par ''la Chartreuse'' et ''le tour des Morts'', il devançait de plus de trente ans et tentait le premier dans les vers français le genre d'harmonieuse rêverie ; il semblait donner la note intermédiaire entre les choeurschœurs ''d'Esther'' et les premières ''Méditations''. Mais surtout, à cette époque critique de 1800, par son amitié, par sa sympathique et active alliance avec M. de Châteaubriand, il entrait dans la meilleure part du nouveau siècle ; il s'y mêlait dans une suffisante et mémorable mesure. Le dernier des classiques donnait le premier les mains avec une joie généreuse à la consécration de la Muse enhardie, et lui-même il s'éclairait du triomphe. Tels, durant les étés du pôle, les derniers rayons d'un soleil finissant s'unissent dans un crépuscule presque insensible à la plus glorieuse des nouvelles aurores !
 
Pour nous, appelé aujourd'hui à parler de M. de Fontanes, nous ne faisons en cela qu'accomplir un désir déjà bien ancien. Quelle qu'ait été l'apparence bien contraire de nos débuts, nous avons toujours, dans notre liberté d'esprit, distingué à la limite du genre classique cette figure de Fontanes, comme une de celles qu'il nous plairait de pouvoir approcher, et, dans le voile d'ombre qui la couvrait déjà à demi, elle semblait nous promettre tout bas plus qu'elle ne montrait. Sensible (par pressentiment) à l'outrage de l'oubli pour les poètes, nous nous demandions si tout avait péri de cette muse discrète dont on ne savait que de rares accens, si tout en devait rester à jamais épars, comme, au vent d'automne, des feuilles d'heure en heure plus égarées. L'idée nous revenait par instans de voir recueillis ces fragmens, ces restes, ''disjecti membra poetœ'', de savoir où trouver enfin, où montrer l'urne close et décente d'un chantre aimable qui fut à la fois un dernier-venu et un précurseur. C'était donc déjà pour nous un caprice et un choix de goût, une inconstance de plus si l'on veut, mais, j'ose dire aussi, une piété de poésie, avant d'être, comme aujourd'hui, un honneur.
 
Louis de Fontanes naquit à Niort, le 6 mars 1757, d'une famille ancienne, mais que les malheurs du temps et les persécutions religieuses avaient fait déchoir. L'étoile du berceau de Mme de Maintenon semble avoir jeté quelque influence de goût, d'esprit et de destinée sur le sien. La famille Fontanes, autrefois établie dans les Cévennes (comté d'Alais), y avait possédé le fief ''d'Apennès'' ou ''des Appenès'', dont le nom lui était resté (Fontanes des Apennès) : un village y portait aussi le nom de ''Fontanes''. Mais, à l'époque où naquit le poète, ce n'étaient plus là que des souvenirs. Sa famille, comme protestante, ne vivait, depuis la révocation de l'édit de Nantes, que d'une vie précaire, errante et presque clandestine. Son grand-père, son père même étaient protestans ; il ne le fut pas. Sa mère, catholique, avait, en se mariant, exigé que ses fils ou filles entrassent dans la communion dominante. Les premières années de cet enfant à imagination tendre et sensible, furent très pénibles, très sombres. Son frère aîné avait étudié au collège des oratoriens de Niort : mais lui, le second, sans doute à cause de la gêne domestique; fût confié d'abord à un simple curé de village; ancien oratorien, le Père Bory, par malheur outré janséniste. Le digne curé, au lieu de tirer parti de cette jeune ame volontiers heureuse, sembla s'attacher à la noircir de terreurs : il envoyait son élève à la nuit close, seul, invoquer le Saint-Esprit dans l'église; il fallait traverser le cimetière, c'étaient des transes mortelles. M. de Fontanes y prit le sentiment terrible du religieux ; pourtant l'imagination était peut-être plus frappée que le coeurcœur. Le curé ne se bornait pas aux impressions morales, il y ajoutait souvent les duretés physiques; et le pauvre enfant, poussé à bout, s'échappait, un jour, pour s'aller faire mousse à La Rochelle; on le rattrapa. M. de Fontanes, en sauvant l'esprit religieux, conserva toute sa vie l'aversion des dogmes durs qui avaient contristé son enfance. S'il défendit le calvinisme dans son discours qui eut le prix à l'Académie, c'était au nom de la tolérance, par un sentiment de convenance domestique et d'équité civile; mais il n'en sépara jamais dans sa pensée les longs malheurs que lui avait dus sa famille, de même qu'il associait l'idée de jansénisme au souvenir de ses propres douleurs. Dans ''son Jour des Morts'', il a grand soin de nous dire de son humble pasteur :
 
::Il ne réveille pas ces combats des écoles,
Ligne 44 :
::J'ose au moins sans terreur me montrer à vos yeux.
::Hélas! depuis l'instant où vous m'avez fait naître,
::Ce coeurcœur à vos regards n'a point déplu peut-être.
::Vous frappiez, j'aï gémi. J'entrerai sans effroi
::Dans ce cercueil trompeur qui s'enfuit loin de moi.
Ligne 58 :
Fontanes eut le temps de voir beaucoup d'Alembert; laissons-le dire là-dessus : « Tout homme, écrit-il au ''Mercure'' à propos de Beaumarchais (3), tout homme qui a fait du bruit dans le monde a deux réputations : il faut consulter ceux qui ont vécu avec lui, pour savoir quelle est la bonne et la véritable. Linguet, par exemple, représentait d'Alembert comme un homme diabolique, comme ''le Vieux de la Montagne''. J'avais eu le bonheur d'être, élevé à l'Oratoire par un des amis de ce philosophe, et je l'ai beaucoup vu dans ma première jeunesse. Il était difficile d'avoir plus de bonté et d'élévation dans le caractère. Il se fâchait, à la vérité, comme un enfant, mais il s'apaisait de même. Jamais chef de parti ne fut moins propre à son métier.» Toutes ces relations précoces, ces comparaisons multipliées et contradictoires expliquent bien et préparent la modération de Fontanes dans ses jugemens, sa science de la vie, son insouciance de l'opinion, et ne rendent que plus remarquable le maintien de ses affections religieuses. Il écrivait ce mot sur d'Alembert, et il allait tout à l'heure appuyer M. de Bonald.
 
''L'Almanach des Muses'' de 1778 nous donne les premières nouvelles littéraires du poète. On y lit de lui une pièce composée à seize ans, qui a pour titre ''le Cri de mon CoeurCœur'', et un fragment d'un ''Poème sur la Nature et sur l'Homme'', qui sort déjà des simples essais juvéniles, ''Ce Cri de mon CoeurCœur'' ne serait qu'une boutade adolescente sans conséquence, s'il ne nous représentait assez bien toutes les impressions accumulées de l'enfance douloureuse de Fontanes. La mort de son frère aîné, celles de son père et de sa mère, qui l'ont frappé coup sur coup, achèvent d'égarer son ame. Il s'écrie contre l'existence; il va presque jusqu'à la maudire :
 
::Monarque universel, que peut-être j'outrage,
Ligne 78 :
::Sous la tombe, du moins, l'infortune est tranquille.
 
Mais à l'instant la terre s'entr'ouvre, l'ombre de son père en sort et le rappelle à la raison, à la constance, à la vertu, lui montre une soeursœur chérie qui lui reste, et l'invite aux beaux-arts, à la poésie noblement consolatrice. Ce ''Cri de mon CoeurCœur'' semble avoir exhalé en une fois toute cette ferveur troublée de la jeune ame de Fontanes, et on n'en retrouvera plus trace désormais dans son talent pur, tendre, mélancolique, et moins ardent que sensible (4).
 
''L'Almanach des Muses'', de 1780, le fit plus hautement connaître, en publiant ''la Forêt de Navarre''. Ce petit poème descriptif, vu à sa date, avait de la fraîcheur et de la nouveauté. L'auteur, en y développant une peinture déjà touchée dans ''la Henriade'', y faisait preuve de son admiration pour Voltaire et de son amour pour Henri IV, deux traits essentiels qui ne le quittèrent jamais. Il y marquait par un vers d'éloge sa déférence à Delille, déjà célèbre depuis 1770; mais, même à cette heure de jeunesse première, il semblait plus sobre, plus modéré en hardiesse que ce maître brillant. On remarquait, à travers les exclamations descriptives d'usage, bien des vers heureux et simples, de ces vers trouvés, qui peignent sans effort :
Ligne 96 :
::Se courbent sur ma tête en voûtes suspendus,
::S'entasse à chaque pas, s'élargit, se prolonge,
::''Croit toujours''; et mon coeurcœur dans l'extase se plonge.
 
 
Ligne 103 :
Garat, rendant compte de ''l'Almanach des Muses'' dans le ''Mercure'' (avril 1780), s'arrêta longuement sur le poème de Fontanes, et le critiqua avec une sévérité indirecte et masquée, qui put sembler piquante dans les habitudes du temps. Il fait bien ressortir l'absence de plan, les contradictions entre l'appareil didactique et certaines formes convenues d'enthousiasme : ''Que de tableaux divers!... A pas lents je m'égare''. Oui, à pas lents. Mais il ne va pas au fond. Quand il en vient au style, il frappe encore plus au hasard et souligne quelques-uns des vers que nous citions précisément à titre de beauté. Fontanes fut très sensible à l'article de Garat, et faillit en être découragé à cette entrée dans la carrière. La plus sûre preuve de l'impression profonde qu'il en reçut, c'est que trente-sept ans après, lorsqu'il fixa la rédaction dernière de ''la Forêt de Navarre'', il tint compte dans sa refonte de presque toutes les critiques de détail, même de celles où Garat avait tort. Voilà de la sensibilité de poète, mais bien modeste et docile.
 
Garat, que nous trouvons ainsi au début de Fontanes, et qui, nonobstant son article sévère, d'ailleurs très convenable, fut et resta lié avec lui dans les années qui précédèrent la révolution, Garat, plus âgé de plusieurs années, nous offre à certains égards, et en fait de destinée littéraire, le pendant du poète dans le camp opposé, dans les rangs philosophiques : grand talent de prosateur, s'essayant d'abord aux éloges académiques, se dispersant en tout temps aux journaux, puis intercepté brusquement par la révolution et désormais lancé à tous les souffles de l'orage ; exemple déplorable et frappant du danger de ne se recueillir sur rien, et, avec des facultés supérieures, de ne laisser qu'une mémoire éparse, bientôt naufragée ! Durant la révolution, soit sous la terreur, soit après fructidor, Fontanes crut avoir beaucoup à se plaindre de lui, et il rompit tout rapport avec un adversaire, au moins indiscret, qui se figurait peut-être, dans son sophisme d'imagination, continuer simplement envers le proscrit politique l'ancienne polémique littéraire. Mais, sans faire injure à aucune mémoire, et dans l'éloignement où l'on est de leur tombe, on ne peut s'empêcher de pousser le rapprochement : Garat, avec plus de verve et bien moins de goût, louant Desaix, et Kléber, comme Fontanes louait Washington; Garat se flattant toujours d'élever le monument métaphysique dont on ne sait que la brillante préface, comme Fontanes se flattait de l'achèvement de ''la Grèce sauvée''; mais, avec une imagination trop vive chez un philosophe, Garat n'était pas poète, et l'avantage incomparable de Fontanes, pour la durée, consiste en ce point précis : il lui suffit de quelques pièces qu'on sait par coeurcœur pour sauver son nom.
 
A leur date, ''la Chartreuse'' et ''le Jour des Morts'', déjà un peu passés, mais à maintenir dans la suite des tons et des nuances de la poésie française; sans date, et de tous les instans, les ''Stances à une Jeune Anglaise'', l'ode à une ''jeune Beauté'', ou celle ''au Buste de Vénus''! En un mot, le flacon scellé qui contient la goutte d'essence; voilà ce qui surnage, c'est assez. Les métaphysiciens échoués n'ont pas de ces débris-là.
 
Dans les premiers temps de son séjour à Paris, Fontanes travailla beaucoup, et il conçut, ébaucha, ou même exécuta dès-lors presque tous les ouvrages poétiques qu'il n'a publiés que plus tard et successivement. Un vers de la première ''Forêt de Navarre'' nous apprend qu'il avait déjà traduit à ce moment (9779) ''l'Essai sur l'homme'' de Pope, qui ne parut qu'en 1783. Une élégie de Flins, dédiée à Fontanes (5), nous le montre, en 1782, comme ayant terminé déjà son poème de ''l'Astronomie'', qui ne fut publié qu'en 1788 ou 89, et comme poursuivant un poème en six chants sur ''la Nature'', qui ne devait point s'achever. ''La Chartreuse'' paraissait en 1783, et on citait presque dans le même temps ''le Jour des Morts'', encore inédit, d'après les lectures qu'en faisait le poète. Ainsi, en ces courtes années, les oeuvresœuvres se pressent. Tous les témoignages d'alors, les articles du ''Mercure'', une Épître de Parny à Fontanes (6), nous montrent celui-ci dans la situation à part que lui avaient faite ses débuts, c'est-à-dire comme cultivant la grande poésie et aspirant à la gloire sévère. Mais bientôt la vie de Paris et du XVIIIe siècle, la vie de monde et de plaisir le prit et insensiblement le dissipa. Il voyait beaucoup les gens de lettres à la mode, Barthe, Rivarol; il dînait chaque semaine chez le chevalier de Langeac, son ami (encore aujourd'hui vivant) qui les réunissait. Et qui ne voyait-il pas, qui n'a-t-il pas connu au temps de cette jeunesse liante, de d'Alembert à Linguet, de Berquin à Mercier, de Florian à Rétif; tous les étages de la littérature et de la vie? Par momens, soit inquiétude d'ame rêveuse et reprise de poésie, soit blessure de coeurcœur, soit nécessité plus vulgaire, et, comme dit André Chénier,
 
::Quand ma main imprudente a tari mon trésor,
Ligne 145 :
Il est mieux que de l'école, il est du sentiment tendre et de l'inspiration émue de ce dernier dans ''la Chartreuse'' et dans ''le Jour des Morts''. Racine jeune, Racine déjà revenu d'Uzès et à la veille ''d'Andromaque'', Racine né au XVIIIe siècle, ayant beaucoup lu, au lieu de ''Théagène et Chariclée'', ''l'Épître'' de Colardeau, et se promenant, non pas à Port-Royal, mais au Luxembourg, aurait pu écrire ''la Chartreuse''.
 
La manière littéraire a beau changer; les formes du style ont beau se renouveler, se vouloir rajeunir, et, même en n'y réussissant pas toujours, faire pâlir du moins la couleur des styles précédens; les idées, sinon la pratique, en matière de goût et d'art sévère, ont beau s'élever, s'affermir, s'agrandir, je le crois, par une comparaison plus studieuse et plus étendue : il est des impressions heureuses, faciles, touchantes, qui, dans de courtes productions, tirent leur principal intérêt du coeurcœur, et qui durent sous un crayon un peu effacé. La lecture de ''la Chartreuse'', si l'on a l'imagination sensible, et si l'on n'a pas l'esprit barré par un système, cette lecture mélodieuse et plaintive, faite à certaine heure, à demi-voix, produira toujours son effet, émouvra encore et finira par mêler vos pleurs à ceux du poète :
 
::Cloître sombre, où l'amour est proscrit par le Ciel;
Ligne 157 :
::Pour moi des passions détruira les erreurs,
::Et leurs plaisirs trop courts souvent mêlés de pleurs;
::Quand mon coeurcœur nourrira quelque peine secrète;
::Dans ces momens plus doux, et si chers au poète,
::Où, fatigué du monde, il veut, libre du moins;
Ligne 195 :
::Aux pieds de Jéhovah chante l'hymne sans fin.
::C'est alors que sans peine un Dieu se fait entendre :
::Il se cache au savant, se révèle au coeurcœur tendre;
::Il doit moins se prouver qu'il ne doit se sentir.
 
Ligne 266 :
::Où la simplicité n'est qu'un luxe de plus.
 
Ermenonville, avec son ''Temple de la Philosophie'' et sa ''Tour de Gabrielle'', ne trouvait pas grace absolument devant son goût sans fadaise. L'ouvrage d'un Allemand; Hirschfeld, sur les jardins et les paysages, lui fournissait surtout matière à gaieté. Le professeur d'esthétique avait conseillé au bout du verger un étang, d'où monterait en choeurchœur le cri des grenouilles, effectivement si harmonieux de loin le soir, dans la tranquillité des airs. Mais cette harmonie qui sentait trop Aristophane, et que Jean-Baptiste Rousseau n'avait pas réhabilitée, ne revenait guère à Fontanes, non plus que l'étang bourbeux. Il prenait de là occasion pour se jeter sur le germanisme en littérature, et il en prévoyait dès-lors, il en combattait les conséquences en tout genre, avec une vivacité qui prouve encore moins sa prévention extrême que sa promptitude de coup d'oeil et d'avant-goût. Quand vint Mme de Staël, elle le trouva tout armé à l'avance et très averti.
 
On voit que M. de Fontanes n'était pas un homme de révolution; aussi la nôtre de 89 ne l'enleva point d'un entier élan. A trente ans passés, sa situation restée si précaire semblait le pousser en avant sa modération d'esprit le retint. Il partagea pourtant avec presque toute la France le premier mouvement et les espérances de l'aurore de 89; l'on a même un chant de lui sur la fête de la fédération en 90. Mais, ce fut sa limite extrême. Dès le commencement de 90, il participait avec son ami Flins à la rédaction d'un journal, ''le Modérateur'', qui remplissait son titre. On distingue difficilement les articles de Fontanes dans cette feuille, qui d'ailleurs a peu vécu, et comme il n'y a que l'esprit général qui en soit remarquable, il importe peu de les distinguer. ''Le Modérateur'' suit avec moins de verve et d'audace la ligne d'André Chénier. J'aime à y voir (12) le chevalier de Pange, cet autre André, loué pour ses ''Réflexions sur la Délation et sur le Comité des Recherches''. On y devine, à quelques mots jetés çà et là, combien Fontanes jugeait le moment peu favorable aux vers ; et il n'était pas homme à s'armer de l'ïambe. Des ébauches de tragédies qu'il conçut alors, ''Thrasybule, Thamar, Mazaniel'', n'eurent pas de suite et n'aboutirent qu'à quelques scènes. Il quitta Paris peu après, et, retiré à Lyon, il adressait de là cette gracieuse et un peu jeune Épître à Boisjolin (13). Un grand calme, un sourire d'imagination y règne. Il a retrouvé les champs, il a repris l'étude, et le voilà qui resonge à la belle gloire. Dans les conseils qu'il donne, lui-même il se peint, et à cette lenteur de poésie qu'il exprime si merveilleusement, on reconnaît son propre talent d'abeille :
Ligne 284 :
::Ce breuvage immortel attendu par les Dieux.
 
Je suis porté à placer alors la première inspiration de ''la Grèce sauvée''; je conjecture que ''l'Anacharsis'' de l'abbé Barthélemy, dont l'impression sur lui fut si vive, et qu'il célébra dans une Épître, lui en donna idée par contre-coup. Son poème de ''la Grèce sauvée'', en effet, eût été pour la couleur le contemporain du ''Voyage d'Anacharsis'', comme, sa ''Chartreuse'' et son ''Jour des Morts'' étaient bien des élégies contemporaines des ''Études de la Nature''. Arrivé à trente cinq ans et songeant à se recueillir enfin dans une oeuvreœuvre, Fontanes se disait sans doute un peu pour lui-même, ce qu'il écrivait à l'abbé Barthélemy :
 
::Tandis que le troupeau des écrivains vulgaires
Ligne 311 :
On a donc publié de lui ''le Vieux Château'', le poème des ''Pyrénées'', en vue de sa biographie d'ame, sinon de leur mérite même, et quoique ce soit un peu comme si l'on publiait pour la première fois ''le Voyageur'' de Goldsmith après que Byron est venu.
 
La terreur passée, Fontanes put reparaître, et son nom le désigna aussitôt à d'honorables choix dans l'oeuvreœuvre de reconstruction sociale qui s'essayait. Il se trouva compris sur la liste de l'Institut national dès la première formation (15), et fut nommé, comme professeur de belles-lettres, à l'École centrale des Quatre-Nations. Dans deux discours de lui, prononcés en séance publique au nom des autres professeurs, on trouve déjà l'exemple de cette manière qui lui est propre, comme orateur, de savoir insinuer ses opinions sous le couvert solennel. Dans la séance d'installation, parlant des législateurs de l'antiquité et de l'importance qu'ils attachaient à l'éducation, il s'exprimait ainsi : « Les législateurs anciens regardaient cet art comme le premier de tous, et comme le seul en quelque sorte. Ils ont fait des systèmes de moeursmœurs plus que des systèmes de lois. Quand ils avaient créé des habitudes et des sentimens dans l'esprit et dans l'ame de leurs concitoyens, ils croyaient leur tâche presque achevée. Ils confiaient la garde de leur ouvrage au pouvoir de l'imagination plutôt qu’à celui du raisonnement, aux inspirations du coeurcœur humain plutôt qu'aux ordres des lois et l'admiration des siècles a consacré le nom de ces grands hommes. Ils avaient tant de respect pour la toute puissance des habitudes, qu'ils ménagèrent même d'anciens préjugés peu compatibles en apparence avec un nouvel ordre de choses. La Grèce et Rome, en passant de l'empire des rois sous celui des archontes ou des consuls, ne virent changer ni leur culte, ni le fond de leurs usages et de leurs moeursmœurs. Les premiers chefs de ces républiques se persuadèrent, sans doute, qu'un mépris trop évident de l'autorité des siècles et des traditions affaiblirait la morale en avilissant la vieillesse aux yeux de l'enfance; ils craignirent de porter trop d'atteinte à la majesté des temps et à l'intérêt des souvenirs.
 
« La marche de l'esprit moderne a été plus hardie. Les lumières de la philosophie ont donné plus de confiance aux fondateurs de notre république. Tout fut abattu; tout doit être reconstruit. »
Ligne 319 :
« Chez les Latins, si vous exceptez Tacite, les auteurs qu'on appelle du second âge, inférieurs pour l'art de la composition, les convenances, l'harmonie et les graces, ont aussi bien moins de substance et: de vigueur, de vraie philosophie et d'originalité, que Virgile, Horace, Cicéron et Tite-Live. La France offre les mêmes résultats. A l'exception de trois ou quatre grands modernes qui appartiennent; encore à demi au siècle dernier, vous verrez que Racine, Corneille, La Fontaine, Boileau, Molière, Pascal, Fénelon, La Bruyère et Bossuet, ont répandu plus d'idées justes et véritablement profondes que ces écrivains à qui on a donné l'orgueilleuse dénomination de ''penseurs'', comme si on n'avait pas su penser, avant eux avec moins de faste et de recherche. »
 
La théorie littéraire de Fontanes est là; son originalité, comme critique, consiste, sur cette fin du XVIIIe siècle, à déclarer fausse l'opinion accréditée, « si agréable, disait-il, aux sophistes et aux rhéteurs, par laquelle on voudrait se persuader que les siècles du goût n'ont pas été ceux de la philosophie et de la raison. » C'était proclamer au nom des Écoles centrales précisément le contraire de ce que Garat venait de prêcher aux Écoles normales. Il devançait dans sa chaire et préparait honorablement la critique littéraire renouvelée, que le ''Génie du Christianisme'' devait bientôt illustrer et propager avec gloire. Ainsi, en parlant un jour des moeursmœurs héroïques de l'Odyssée, il les comparait aux moeursmœurs des patriarches, et rapprochait Éliézer et Rebecca de Nausicaa. Vite on le dénonça là-dessus dans un journal comme contre-révolutionnaire, et on l'y accusa de recevoir des rois de ''grosses sommes'' pour professer de telles doctrines.
 
Fontanes ne se renfermait pas, à cette époque, dans son enseignement; il prenait par sa plume une part plus active et plus hasardeuse au mouvement réactionnaire et, selon lui, réparateur, dont M. Fiévée, l'un des acteurs lui-même, nous a tracé récemment le meilleur tableau (16). Nous le trouvons, avec La Harpe et l'abbé de Vauxcelles, l'un des trois principaux rédacteurs du journal ''le Mémorial''; et, dans sa mesure toujours polie, il poussait comme eux au ralliement et au triomphe des principes et des sentimens que le 13 vendémiaire n'avait pas intimidés, et qu'allait frapper tout à l'heure le 18 fructidor.
 
C'était, durant les mois qui précédèrent cette journée, une grande polémique universelle, dans laquelle se signalaient, parmi les ''monarchiens'', La Harpe Fontanes Fiévée, Lacretelle, Michaud, écrivant soit dans ''le Mémorial'', soit dans ''la Quotidienne'', dans ''la Gazette française''; et parmi les républicains, Garat, Chénier, Daunou, dans les journaux intitulés ''la Clé du Cabinet, le Conservateur''; Roederer dans ''le Journal de Paris''; Benjamin Constant déjà dans des brochures. Le rôle de Fontanes, au milieu de cette presse animée, devient fort remarquable : la modération ne cesse pas d'être son caractère et fait contraste plus d'une fois avec les virulences et les gros mots de ses collaborateurs. Il est pour l'accord des lois et des moeursmœurs, des principes religieux et de la politique, pour le retour des traditions conservatrices, et (ce qui était rare, ce qui l'est encore) il n'en violait pas l'esprit en les prêchant. A part les jacobins, il ne hait ni n'exclut personne ! « Des gens qui ne se sont jamais vus, dit-il (28 août 1797), se battent pour des opinions et croient se détester; ils seraient bien étonnés quelquefois, en se voyant, de ne trouver aucune raison de se haïr. Tel adversaire conviendrait mieux au fond que tel allié. » En fait ode croyances religieuses, il exprime partout l'idée qu'elles sont nécessaires aux sociétés humaines comme aux individus, qu'elles seules remplissent une place qu'à leur défaut envahissent mille tyrans ou mille fantômes et à propos des superstitions des incrédules, il rappelle de belles paroles que Bonnet lui adressait en sa maison de Genthod, lorsqu'il l'y visitait en 1787: « Il faut laisser des alimens sains à l'imagination humaine si on ne veut pas qu'elle se nourrisse de poisons (17). » Je trouve, dans ce même'' Mémorial'', un parfait et incontestable jugement de Fontanes sur Mirabeau (18), et un autre, bien impartial, sur Lafayette, qu'on croyait encore prisonnier à Olmutz (19) : s'il exprime simplement une honorable compassion pour le général, il n'a que des paroles d'admiration pour son héroïque épouse; de même qu'en un autre endroit il sait allier à une expression peu flattée. sur l'ancien ministre Roland un hommage rendu à l'esprit supérieur et aux graces naturelles de Mme Roland, avec laquelle il avait eu occasion de passer quelques jours près de Lyon, en 1791. Enfin, nous trouvons Fontanes (sa ligne de parti étant donnée) aussi sage, aussi juste, aussi parfait de goût qu'on le peut souhaiter envers les personnes, envers toutes... excepté une seule : je veux parler de Mme de Staël. Car il la toucha malicieusement bien avant les fameux articles du ''Mercure'' en 1800. A plusieurs reprises, dans ''le Mémorial'', elle revient sous sa plume : en s'attaquant à une brochure de Benjamin Constant (20), il n'hésite pas à la reconnaître aux endroits les plus vifs, les plus heureux, et c'est pour l'en louer avec une ironie cavalière que dorénavant, à son égard, il ne désarmera plus. Le piquant des premières escarmouches fut tel, dès ce temps du ''Mémorial'' (21), que plusieurs lettres de réclamations anonymes lui arrivèrent. En déclarant le tort de M. de Fontanes, on sent le besoin de se l'expliquer.
 
Fontanes, comme Racine, comme beaucoup d'écrivains d'un talent doux, affectueux, tendre, avait tout à côté l'épigramme facile, acérée. Chez lui la goutte de miel lent et pur était gardée d'un aiguillon très vigilant. S'il ne montrait d'ordinaire que de la sensibilité dans le talent, il portait de la passion dans le goût. Il était, ai-je dit, de l'école française en tout point : et en effet, tout ce qui, à quelque degré, tenait au germanisme, à l'anglomanie, à l'idéologie, à l'économisme, au jansénisme, tout ce qui sentait l'outré, l'obscur, l'emphatique, se liait dans son esprit par une association rapide et invincible ; il voyait de très loin et très vite : son imagination faisait le reste. En somme, toutes les antipathies qu'on se figure que Voltaire aurait eues si vives durant la révolution et de nos jours, Fontanes les a eues et nous les représente, et non par routine ni par tradition, mais bien vives, bien senties, bien originales aussi ; il était né tel. De la famille de Racine par le coeurcœur et par les vers, il touchait à Voltaire par l'esprit et par le ton courant. Très aisément son tact fin tressaillait offensé, irrité : son accent se faisait moqueur; et, en même temps, sa veine de poète sensible, et son imagination plutôt riante, n'en souffraient pas. Qu'on approuve ou non, il faut convenir que tout cela constitue en M. de Fontanes un ensemble bien varié et qui se tient, une nature, un homme enfin.
 
Or, il n'aimait pas les femmes savantes, les femmes politiques, les femmes philosophes. S'il ne faisait dès-lors que prévoir et redouter ce qui s'est émancipé depuis, il doit sembler, comme, au reste, en un bon nombre de ses jugemens, beaucoup moins étroit que prompt. En admirateur du XVIIe siècle, il permettait sans doute à Mme de Sévigné ses lettres, à Mme de Lafayette ses tendres romans ; il aurait passé à Mme de Staël ses ''Lettres sur Jean-Jacques'', comme probablement il tolérait ses vers d'élégie chez Mme Dufresnoy; mais c'était là l'exception et l'extrême limite. Une célébrité plus active, l'influence politique surtout, et l'expression métaphysique, le révoltaient chez une femme, et lui paraissaient tellement sortir du sexe, qu'à lui-même il lui arriva, cette fois, de l'oublier. Mme de Staël ne se vengea qu'en retrouvant à l'instant son rôle de femme qu'on l'accusait d'abandonner, et en le marquant par la bonne grace supérieure et inaltérable de ses réponses (22).
Ligne 331 :
Pour revenir au ''Mémorial'', l'ensemble de la rédaction de Fontanes dans cette feuille nous montre un esprit dès-lors aussi mûr en tout que distingué, qui ne reviendra plus sur ses impressions, et qui, dans la science de la vie, est maître de ses résultats. La connaissance de cette rédaction est précieuse en ce qu'elle nous le révèle, à cette époque d'entière indépendance, essentiellement tel, au fond, qu'il se développera plus tard dans ses rôles publics et officiels ; avec tous ses principes, ses sentimens, ses aversions même; journaliste louant déjà Washington (23), dans le sens où, orateur, il le célébrera devant le premier Consul; attaquant déjà Mme de Staël, avant qu'on le puisse soupçonner par là de vouloir complaire à quelqu'un.
 
Mais le pressentiment le plus notable de Fontanes, à cette date, est son goût déclaré pour le général Bonaparte, alors conquérant de l'Italie : Le 15 août 1797, il lui adresse, dans le ''Mémorial'', une lettre trop piquante de verve et trop perçante de pronostic, pour qu'on ne la reproduise pas. C'est un de ces petits chefs-d'oeuvreœuvre de la presse politique, comme il s'en est tant dépensé et perdu en France depuis ''la Satyre Ménippée'' jusqu'à Carrel : sauvons du moins cette page-là Le bruit venait de se répandre dans Paris qu'une révolution républicaine avait éclaté à Rome et y avait changé la forme du gouvernement :
 
:::A BONAPARTE.
Ligne 376 :
Si Bonaparte lut la lettre (comme c'est très possible), son goût pour Fontanes doit remonter jusque-là.
 
Le 18 fructidor, en frappant le journaliste, eut pour effet, par contre-coup, de réveiller en Fontanes le poète, qui se dissipait trop dans cette vie de polémique et de parti. Laissant Mme de Fontanes à Paris, il se déroba à la déportation par la fuite, quitta la France, passa par l'Allemagne en Angleterre, et y retrouva M. de Châteaubriand, qu'il avait déjà connu en 89. C'est à l'illustre ami de nous dire en ses ''Mémoires'' (et il l'a fait) cette liaison étroitement nouée dans l'exil, ces entretiens à voix basse au pied de l'abbaye de Westminster, ces doubles confidences du coeurcœur et de la muse; et puis les longs regards ensemble vers ''cette Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir été quelque temps une grande douceur, devient une grande amertume''. Fontanes n'hésita pas un seul instant à reconnaître l'étoile à ce jeune et large front. Quand d'autres spirituels émigrés, le chevalier de Panat et ce monde léger du XVIIIe siècle, paraissaient douter un peu de l'astre prochain du jeune officier breton, tout rêveur et sauvage, Fontanes leur disait : « Laissez, messieurs, patience! il nous passera tous. » Et à son jeune ami il répétait : « Faites-vous illustre. » M. de Châteaubriand, à son tour, lui rendait en conseils et en encouragemens ce qu'il en recevait; et quand Fontanes, après avoir repris vivement à ''la Grèce sauvée'', semblait en d'autres momens s'en distraire, son ami l'y ramenait sans cesse : « Vous possédez le plus beau talent poétique de la France, et il est bien malheureux que votre paresse soit un obstacle qui retarde la gloire. Songez, mon ami, que les années peuvent vous surprendre, et qu'au lieu des tableaux immortels que la postérité est en droit d'attendre de vous, vous ne laisserez peut-être que quelques cartons. C'est une vérité indubitable qu'il n'y a qu'un seul talent dans le monde : vous le possédez cet art qui s'assied sur les ruines des empires, et qui seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples et les temps. Est-il possible que vous ne soyez pas touché de tout ce que le Ciel a fait pour vous, et que vous songiez à autre chose qu'à ''la Grèce sauvée''? » Ainsi au poète mélancolique, délicat, pur, élevé, noble, mais un peu désabusé, parlait l'ardent poète avec grandeur.
 
Ces paroles, tombant dans les heures fécondes du malheur, faisaient une vive et salutaire impression sur Fontanes, et, durant le reste de sa proscription, on le voit tout occupé de son monument. Son imagination se passionnait en ces momens extrêmes; il ressaisissait en idée la gloire. Il quitta l'Angleterre pour Amsterdam, revint à Hambourg, séjourna à Francfort-sur-le-Mein : ses lettres d'alors peignent plus vivement son ame à nu et ses goûts, du fond de la détresse: Il manquait des livres nécessaires, n'avait pour compagnon qu'un petit Virgile qu'il avait acheté ''près de la Bourse à Amsterdam''; il lui arrivait de rencontrer chez d'honnêtes fermiers du Holstein les ''Contes moraux'' de Marmontel, mais il n'avait pu trouver un Plutarque dans toute la ville de Hambourg (que n'allait-il tout droit à Klopstock?), et dans ces pays où son genre d'études était peu goûté Il s'estimait comme Ovide au milieu d'une terre barbare. Tant de souffrance était peu propre à le réconcilier avec l'Allemagne. A travers les mille angoisses, il travaillait à sa ''Grèce sauvée''; et, comme il l'écrit, ''s'y jeta il à corps perdu''. Enviant le sort de Lacretelle et de La Harpe, qui du moins vivaient cachés en France (et La Harpe l'avait été quelque temps chez Mme de Fontanes même), il songeait impatiemment à rentrer : «Je viens de lire une partie du décret; quelque sévère qu'il soit, je persiste dans mes idées. Je me cacherai et je travaillerai au milieu de mes livres. Je n'ai plus qu'un très petit nombre d'années à employer pour l'imagination; je veux en user mieux que des précédentes. Je veux finir mon poème. Peut-être me regrettera-t-on quand je ne serai plus, si je laisse quelque monument après moi.... » Son cri perpétuel, en écrivant à Mme de Fontanes et à son ami Joubert, était : « Ne me laissez point en Allemagne; un coin et des livres en France... Je ne veux que terminer dans une cave, au milieu des livres nécessaires, mon poème commencé. Quand il sera fini, ils me fusilleront; si tel est leur bon plaisir. » Un jour, apprenant qu'au nombre des lieux d'exil pour les déportés, on avait désigné l'île de Corfou, ce ciel de la Grèce tout d'un coup lui sourit « J'ai été vivement tenté d'écrire à cet effet au Directoire : je ne vois pas qu'il pût refuser à un poète déporté, qui mettrait sous ses yeux plusieurs chants (''il y avait donc dès-lors plusieurs chants'') d'un poème sur la Grèce, un exil à Corfou, puisqu'il y veut envoyer d'autres individus frappés par le même décret. Ceci vous paraît fou. Mais songez-y bien : qu'est-ce qui n'est pas cent fois mieux que Hambourg? » Durant toute cette proscription, Fontanes luttant contre le flot et cherchant à tirer son épopée du naufrage, me fait l'effet de Camoëns qui, soulève ses ''Lusiades'' d'un bras courageux : par malheur ''la Grèce sauvée'' ne s'en est tirée qu'en lambeaux.
Ligne 382 :
Mais, oserai-je le dire? ce furent moins ces rudes années de l'orage qui lui furent contraires, que les longs espaces du calme retrouvé et des grandeurs.
 
Au plus fort de sa lutte et de sa souffrance, et chantant la Grèce en automne, le long des brouillards de l'Elbe, ou en hiver, ''enfermé dans un poêle'', comme dit Descartes, Fontanes écrivait à son ami de Londres qu'il ne serait heureux que lorsque, rentré dans sa patrie, il lui aurait préparé ''une ruche et des fleurs à côté des siennes''; et l'ami poète lui répondait : « Si je suis la seconde personne à laquelle vous ayez trouvé quelques rapports d'ame avec vous (''l'autre personne était- M. Joubert'') , vous êtes la première qui ayez rempli toutes les conditions que je cherchais dans un homme. Tête, coeurcœur, caractère, j'ai tout trouvé en vous à ma guise, et je sens désormais que je vous suis attaché pour la vie.... Ne trouvez-vous pas qu'il y ait quelque chose qui parle au coeurcœur dans une liaison commencée par deux Français malheureux loin de la patrie? Cela ressemble beaucoup à celle de ''René et d'Outougami'' : nous avons juré dans un ''désert ''et sur des ''tombeaux''. » Ainsi se croisaient dans un poétique échange les souvenirs de l'Atlantique et ceux de l'Hymette, les antiques et les nouvelles images.
 
Le 18 brumaire trouva Fontanes déjà rentré en France, et qui s'y tenait d'abord caché. Je conjecture que ''la Maison rustique'', transformation heureuse de l'ancien ''Verger'', est le fruit aimable de ce premier printemps de la patrie. Il ne tarda pourtant pas à vouloir éclaircir sa situation, et il adressa au Consul la lettre suivante, dont la noblesse, la vivacité, et, pour ainsi dire, l'attitude, s'accordent bien avec la lettre de 1797, et qui ouvre dignement les relations directes de Fontanes avec le grand personnage.
Ligne 388 :
:::A BONAPARTE.
 
« Je suis opprimé, vous êtes puissant, je demande justice. La loi du 22 fructidor m'a indirectement compris dans la liste des écrivains déportés en masse et sans jugement. Mon nom n'y a pas été rappelé. Cependant j'ai souffert, comme si j'avais été légalement condamné, trente mois de proscription. Vous gouvernez et je ne suis point encore libre. Plusieurs membres de l'Institut, dont j'étais le confrère avant le 18 fructidor, pourront vous attester que j'ai toujours mis dans mes opinions et mon style, de la mesure, de la décence et de la sagesse. J'ai lu, dans les séances publiques de ce même Institut, des fragmens d'un long poème qui ne peut déplaire aux héros, puisque j'y célèbre les plus grands exploits de l'antiquité. C'est dans cet ouvrage, dont je m'occupe depuis plusieurs années, qu'il faut chercher mes principes, et non dans les calomnies des délateurs subalternes qui ne seront plus écoutés. Si j'ai gémi quelquefois sur les excès de la révolution, ce n'est point parce qu'elle m'a enlevé toute ma fortune et celle de ma famille (25), mais parce que j'aime passionnément la gloire de ma patrie. Cette gloire est déjà en sûreté, grace à vos exploits militaires. Elle s'accroîtra encore par la justice que vous promettez de rendre à tous les opprimés. La voix publique m'apprend que vous n'aimez point les éloges. Les miens auraient l'air trop intéressés dans ce moment pour qu'ils fussent dignes de vous et de moi. D'ailleurs, quand j'étais libre, avant le 18 fructidor, on a pu voir, dans le journal auquel je fournissais des articles, que j'ai constamment parlé de vous comme la renommée et vos soldats. Je n'en dirai pas plus. L'histoire vous a suffisamment appris que les grands capitaines ont toujours défendu contre l'oppression et l'infortune les amis des arts, et surtout les poètes, dont le coeurcœur est sensible et la voix reconnaissante. »
 
:::12 nivôse an VIII.
Ligne 394 :
On ne s'étonne plus, quand on connaît cette lettre, qu'un mois après, le premier Consul ait songé à Fontanes pour le charger de prononcer l'éloge funèbre de Washington aux Invalides (20 pluviôse, 8 février 1800).
 
Fontanes le composa en trente-six heures, dans toute la verve de sa limpide manière. Ce noble discours remplit-il toutes les intentions du Consul? A coup sûr, l'orateur y remplit ses propres intentions les plus chères. Une parole modérée, pacifique, compatissante, pieuse au sens antique, s'y faisait entendre devant les guerriers. C'était, dans ce ''temple de Mars'', quelque chose de ce bienfaisant esprit de Numa., dont parle Plutarque, qui allait s'insinuant comme un doux vent à travers l'Italie, et s'ouvrant les coeurscœurs, le lendemain des jours sauvages de Romulus : « Elles ne sont plus enfin ces pompes barbares, aussi contraires à la politique qu'à l'humanité, où l'on prodiguait l'insulte au malheur, le mépris à de grandes ruines et la calomnie des tombeaux. » Attestant les ombres du grand Condé, de Turenne et de Catinat, présentes sous ce dôme majestueux, l'orateur les réunissait en idée à celle du héros libérateur : « Si ces guerrier illustres n'ont pas servi la même cause pendant leur vie, la même renommée les réunit quand ils ne sont plus. Les opinions, sujettes aux caprices des peuples et des temps, les opinions, partie faible et changeante de notre nature, disparaissent avec nous dans le tombeau : mais la gloire et la vertu restent éternellement. » Il insistait sur Catinat; il faisait ressortir l'estime plus forte encore que la gloire; la modération, la simplicité, le désintéressement, toutes les vertus patriarcales, couronnant et appuyant le triomphe des armes en Washington. En face de ''ces hommes prodigieux qui apparaissent d'intervalle en intervalle avec le caractère de la grandeur et de la domination'', il proclamait, comme ''non moins utile au gouvernement des états qu'à la conduite de la vie, le bon sens'' trop méprisé, cette qualité que nous présente le héros américain dans un degré Supérieur, et qui ''donne plus de bonheur que de gloire à ceux qui la possèdent comme à ceux qui en ressentent les effets''. « Il me semble que des hauteurs de ce magnifique dôme, Washington crie à toute la France : Peuple magnanime, qui sais si bien honorer la gloire, j'ai vaincu pour l'indépendance ; mais le bonheur de ma patrie fut le prix de cette victoire. Ne te contente pas d'imiter la première moitié de ma vie : c'est la seconde qui me recommande aux éloges de la postérité. » -Une allusion délicate, rapide, naturellement amenée, allait jusqu'à offrir aux mânes de Marie-Antoinette, devant tous ces témoins qu'il y associait, un commencement d'expiation.
 
Si, d'ailleurs, on voulait chercher dans ce discours à inspiration généreuse et clémente, qui remplit éloquemment son objet, une étude approfondie de Washington, et le détail creusé de son caractère, on serait moins satisfait; on ne demandait pas cela alors; l'orateur, dans sa justesse qui n'excède rien, s'est tenu au premier aspect de la physionomie connue : et puis Washington, dans sa bouche, n'est qu'un beau prétexte. Si l'on voulait même y chercher aujourd'hui de ces traits de forme qui devinent et qui gravent le fond, ce génie d'expression qui crée la pensée, cette nouveauté qui demeure, on courrait risque de n'être plus assez juste pour la rapidité, le goût, la mesure, la netteté, l'élévation sans effort, l'éclat suffisant, le nombre, tout cet ensemble de qualités appropriées, dont la réunion n'appartient qu'aux maîtres.
Ligne 409 :
<small>(3) ''Mercure'', fructidor an VIII.</small>
 
<small>(4) Je veux être tout-à-fait exact : outre cette même pièce du ''Cri de mon CoeurCœur'', le ''Journal des Dames'', de 1777 (par conséquent un peu antérieur à ''l'Almanach des Muses'' de 1778), contenait une lettre de Fontanes à Dorat, toujours dans ce ton exalté qui contraste singulièrement avec les idées désormais attachées en sens divers à ces deux noms de Dorat et de Fontanes. En voici quelques passages :</small>
 
<small>« Monsieur, je m'étais promis de cacher avec soin les faibles essais de mon enfance, et de ne cultiver les lettres que pour me consoler de mes malheurs. C'était au fond d'un désert, et non dans le sein de la capitale, que j'avais résolu de vivre. La solitude convient mieux à l'infortune qui veut au moins se plaindre en liberté, que ces prisons fastueuses où des esclaves imitent les travers et les vices d'autres esclaves, où le vrai sage ne peut faire un pas sans colère ou sans pitié… Je me suis dit de bonne heure : Tu es malheureux, tu es sans appui; tu es trop fier pour ramper; végète donc dans une retraite ignorée. Paris n'est pas fait pour toi.</small>
 
<small>« Si l'amour de la poésie me forçait, malgré moi, de lui sacrifier quelques heures, je ne peignais que mes douleurs ou les tableaux de la campagne que j'avais sous les yeux. Je me contentais de répandre mes plaintes dans des vers toujours dictés par mon coeurcœur J'ai eu pour atelier le bord des mers, les forêts, le sommet des montagnes. Je n'ai tracé que des scènes lugubres, analogues à ma situation. Ma poésie doit avoir des traits un peu sauvages et peut-être barbares… Quand je portais les yeux sur Paris, j'étais effrayé des périls où je m'exposerais en m'y montrant. Un homme de dix-huit ans, ignorant l'art de l'intrigue et de l'adulation, pouvait-il espérer, en effet, d'être accueilli dans la république des lettres?... Ainsi, me disais-je, coulons dans le silence des jours déjà trop agités, et dont (ma faible santé l’annonce) le terme heureusement sera court.</small>
 
<small>« Tel était le plan que je m’étais formé. Je vous vis alors, et je compris qu’il y avait plusieurs classes dans la littérature, etc. »</small>
 
<small>Ce titre sentimental de la pièce, le ''Cri de mon CoeurCœur'', fut donné par Dorat lui-même; Fontanes, quand il y resongeait depuis, en rougissait toujours.</small>
 
<small>(5) ''Almanach des Muses''.</small>
Ligne 491 :
M. de Fontanes, que nous savons poète (disions-nous en terminant la première partie), devient un critique au ''Mercure''.
 
Il l'était déjà par le discours qui précède ''l'Essai sur l'Homme''; mais, ici il ne se renfermera plus dans un jugement formé à loisir sur des oeuvresœuvres passées et déjà classées : c'est à la critique actuelle, polémique, irritable, qu'il met la main. Dans ce rapide détroit de l'entrée du siècle, il se lance avec décision : d'une part il nie, de l'autre il accueille; il va proclamer avec éclat M. de Chateaubriand, il repousse d'abord Mme de Staël.
 
Dans le premier numéro du ''Mercure'' régénéré parut son premier ''extrait'' contre le livre de ''la Littérature'' : on vient de voir sa disposition de longue date envers l'auteur. J'ai moi-même analysé en détail et apprécié, dans un travail sur Mme de Staël (1), cette polémique de Fontanes. Ne voulant pas imiter un estimable, et du reste excellent, biographe, qui, dans la ''Vie de Fénelon'', est pour Fénelon contre Bossuet, et qui, dans la ''Vie de Bossuet'', passe à celui-ci contre Fénelon, je n'ai rien à redire ni à modifier. Seulement, tout ce qui précède explique mieux, de la part de Fontanes, cette spirituelle et éclatante malice de 1800; en étendant le tort sur un plus grand espace, je l'allège d'autant en ce point-là. Qu'y faire d'ailleurs? On relira toujours, en les blâmant, les deux articles de Fontanes contre Mme de Staël, comme on relit les deux petites lettres de Racine contre .Port-Royal : et Racine a de plus contre lui ce que M. de Fontanes n'a pas l'ingratitude.
Ligne 528 :
Quand on lit aujourd'hui cette suite de vers où se décharge et s'exhale son arrière-pensée, l'ode sur ''l'Assassinat du duc d'Enghien'', l'ode sur ''l'Enlèvement du Pape'', on est frappé de tout ce qu'il dut par momens souffrir et contenir, pour que la surface officielle ne trahît rien au-delà de ce qui était permis. Si l'on ne voyait ses discours publics que de loin, on n'en découvrirait pas l'accord avec ce fond de pensée, on n'y sentirait pas les intentions secrètes et, pour ainsi dire, les nuances d'accent qu'il y glissait, que le maître saisissait toujours, et dont il s'irrita plus d'une fois; on serait injuste envers Fontanes, comme l'ont été à plaisir plusieurs de ses contemporains, qui, serviteurs aussi de l'empire, n'ont jamais su l'être aussi décemment que lui (5).
 
Pour nous, qui n'avons jamais eu affaire aux rois ni aux empereurs de ce monde, mais qui avons eu maintefois à nous prononcer devant ces autres rois, non moins ombrageux, ou ces ''prétendans'' de la littérature, nous qui savons combien souvent, sous notre plume, la louange apparente n'a été qu'un conseil assaisonné, nous entrerons de près dans la pensée de M. de Fontanes, et, d'après les renseignemens les plus précis, les plus divers et les mieux comparés, nous tâcherons de faire ressortir, à travers les vicissitudes, l'esprit d'une conduite toujours honorable, de marquer, sous l'adresse du langage, les intentions d'un coeurcœur toujours généreux et bon.
 
M. de Fontanes fut président du corps législatif depuis le commencement de 1804 jusqu'au commencement de 1810; en tout, six fois porté par ses collègues, six fois nommé par Napoléon; mais, comme tel, il cessa de plaire dès 1808, et son changement fut décidé. Déjà, tout au début, la mort du duc d'Enghien avait amené une première et violente crise. Le 21 mars 1804, de grand matin, Bonaparte le fit appeler, et, le mettant sur le chapitre du duc d'Enghien, lui apprit brusquement l'évènement de la nuit. Fontanes ne contint pas son effroi, son indignation. « Il s'agit bien de cela, lui dit le Consul : « Fourcroy va clore après-demain le corps législatif; dans son discours il parlera, comme il doit, du complot réprimé; il faut, vous, que, dans le vôtre, vous y répondiez; il le faut. » - « Jamais! s'écria Fontanes, et il ajouta que, bien loin de répondre par un mot d'adhésion, il saurait marquer par une nuance expresse, au moins de silence, son improbation d'un tel acte. A cette menace, la colère faillit renverser Bonaparte; ses veines se gonflaient, il suffoquait : ce sont les termes de Fontanes, racontant le jour même la scène du matin à M. Molé, de la bienveillance de qui nous tenons le détail dans toute sa précision (6). En effet, deux jours après (3 germinal), Fourcroy, orateur du gouvernement, alla clore la session du corps législatif, et, dans un incroyable discours, il parla des ''membres de cette FAMILLE DÉNATURÉE'' « qui auraient voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle; mais, s'ils osaient souiller de leur présence notre sol, s'écriait l'orateur, la volonté du Peuple français est qu'ils y trouvent la mort ! » Fontanes répondit à Fourcroy dans son discours, il n'est question d'un bout à l'autre que du Code civil qu'on venait d'achever, et de l'influence des bonnes lois : « C'est par là, disait-il (et chaque mot, à ce moment, chaque inflexion de voix portait), c'est par là que se recommande encore la mémoire de Justinien, ''quoiqu'il ait mérité de graves reproches''. » Et encore : « L'épreuve de l'expérience va commencer: qu'ils (''les législateurs du Code civil'') ne craignent rien pour leur gloire : tout ce qu'ils ont fait de juste et de raisonnable demeurera éternellement; car la raison et la justice sont deux puissances indestructibles qui survivront à toutes les autres (7). » Il y a plus : le lendemain (4 germinal), Fontanes, à la tête de la députation du corps législatif, porta la parole devant le Consul, à qui l'assemblée, en se séparant, venait de décerner une statue, comme à l'auteur du Code civil (singulière et sanglante coïncidence); il disait : « Citoyen premier Consul, un empire immense repose depuis quatre ans sous l'abri de votre puissante administration. La sage uniformité de vos lois en va réunir de plus en plus tous les habitans. » Le discours parut dans le ''Moniteur'', et, au lieu de ''la sage uniformité'' DE VOS LOIS, on y lisait DE VOS MESURES. Qu'on n'oublie toujours pas le duc d'Enghien fusillé quatre jours auparavant : le Consul espérait, par cette fraude, confisquer à la ''mesure'' l'approbation du corps législatif et de son principal organe. Fontanes, indigné, courut au ''Moniteur'', et exigea un ''erratum'' qui fut inséré le 6 germinal, et qu'on y peut lire imprimé en aussi petit texte que possible. Cela fait, il se crut perdu; de même qu'il avait de ces premiers mouvemens qui sont de l'honnête homme avant tout, il avait de ces crises d'imagination qui sont du poète. En ne le jugeant que sur sa parole habile, on se méprendrait tout-à-fait sur le mouvement de son esprit et sur la vivacité de son ame. Quoi qu'il en soit, il avait quelque lieu ici de redouter ce qui n'arriva pas. Mais Bonaparte fut profondément blessé, et, depuis ce jour, la fortune de Fontanes resta toujours un peu barrée par son milieu. Nous sommes si loin de ces temps, que cela aura peine à se comprendre ; mais, en effet, si comblé qu'il nous paraisse d'emplois et de dignités, certaines faveurs impériales, alors très haut prisées, ne le cherchèrent jamais. Que sais-je? dotation modique, pas le grand cordon; ce qu'on appelait ''les honneurs du Louvre'', qu'il eut jusqu'à la fin à titre de sénateur, mais que ne conserva pas Mme de Fontanes, dès qu'il eut cessé d'être président du corps législatif : ''l'errata'' du Moniteur, au fond, était toujours là.
Ligne 534 :
Un autre ''errata'' s'ajouta ensuite au premier, nous le verrons; et, même en plein empire, à dater d'un certain moment, il pouvait dire tout bas à sa muse intime dans ses tristesses de ''l'Anniversaire'':
 
::De tant de voeuxvœux trompés fais rougir mon orgueil!
 
Pourtant Fontanes continua, durant quatre années, de tenir sans apparence de disgrace la présidence du corps législatif. Proposé à chaque session par les suffrages de ses collègues, il était choisi par l'empereur. La situation admise, on avait en lui par excellence l'orateur bienséant. Les discours qu'il prononçait à chaque occasion solennelle tendaient à insinuer au conquérant les idées de la paix et de la gloire civile, mais enveloppées dans des redoublemens d'éloges qui n'étaient pas de trop pour faire passer les points délicats. Napoléon avait un vrai goût pour lui, pour sa personne et pour son esprit; et lui-même, à ces époques d'Austerlitz et d'Iéna, avait, malgré tout, et par son imagination de poète, de très grands restes d'admiration pour un tel vainqueur. Mais un orage se forma : Napoléon était en Espagne, et de là il eut l'idée d'envoyer douze drapeaux conquis sur l'armée d'Estramadure au corps législatif, comme ''un gage de son estime''. Fontanes, en tête d'une députation, alla remercier l'impératrice : celle-ci, prenant le ''gage d'estime'' trop au sérieux, répondit qu'elle avait été très satisfaite de voir que le premier sentiment de l'empereur, dans son triomphe, eût été pour ''le corps qui représentait la nation''. Là-dessus une note, arrivée d'Espagne, comme une flèche, et lancée au ''Moniteur'', fit une manière ''d'errata'' à la réponse de l'impératrice, un ''errata'' injurieux et sanglant pour le corps législatif qu'on remettait à sa place de ''consultatif'' (8). Fontanes sentit le coup, et dans la séance de clôture du 31 décembre 1808, c'est-à-dire quinze jours après l'offense, au nom du corps blessé, répondant aux orateurs du gouvernement, et n'épargnant pas les félicitations sur les trophées du vainqueur de l'Ébre, il ajouta : « Mais les paroles dont 'empereur accompagne l'envoi de ses trophées méritent une attention particulière : il fait participer à cet honneur les collèges électoraux. Il ne veut point nous séparer d'eux, et nous l'en remercions. Plus le corps législatif se confondra dans le peuple, plus il aura de véritable lustre ; il n'a pas besoin de distinction, mais d'estime et de confiance... » Et la phrase, en continuant, retournait vite à l'éloge; mais le mot était dit, le coup était rendu. Napoléon le sentit avec colère, et dès-lors il résolut d'éloigner Fontanes de la présidence. L'établissement de l'université, qui se faisait, en cette même année, sur de larges bases, lui avait déjà paru une occasion naturelle d'y porter Fontanes comme grand-maître, et il songea à l'y confiner; car, si courroucé qu'il fût à certains momens, il ne se fâchait jamais avec les hommes que dans la mesure de son intérêt et de l'usage qu'il pouvait faire d'eux. Il dut pourtant, faute du candidat qu'il voulait lui substituer (9), le subir encore comme président du corps législatif durant toute l'année 1809. Fontanes, toujours président et déjà grand-maître, semblait cumuler toutes les dignités, et il était pourtant en disgrace positive.
Ligne 584 :
Un jour, à propos des choix trop religieux et royalistes de M. de Fontanes dans l'université, l'empereur le traita un peu rudement devant témoins, comme c'était sa tactique, puis il le retint seul et lui dit en changeant de ton : « Votre tort, c'est d'être trop pressé; vous allez trop vite; moi, je suis obligé de parler ainsi pour ces régicides qui m'entourent. Tenez, ce matin, j'ai vu mon architecte; il est venu me proposer le plan du ''Temple de la Gloire''. Est-ce que vous croyez que je veux faire un ''Temple de la Gloire''?.. dans Paris?... Non; je veux une église, et dans cette église il y aura une chapelle expiatoire, et l'on y déposera les restes de Louis XVI et de Marie Antoinette. Mais il me faut du temps, à cause de ces gens (''il disait un autre mot'') qui m'entourent. » Je donne les paroles; les prendra-t-on maintenant pour sincères? La politique de Bonaparte était là : tenir en échec les uns par les autres. Le dos tourné à Berlier et au côté de la révolution, il jetait ceci à l'adresse de Fontanes et des ''monarchiens''.
 
En 1811, dans cet intervalle de paix, il s'occupa beaucoup d'université. Un jour, dans un conseil présidé par l'empereur, Fontanes, en présence de conseillers-d'état qu'il jugeait hostiles, eut une prise avec Regnault de Saint-Jean-d'Angely, et il s'emporta jusqu'à briser une écritoire sur la table du conseil. L'empereur le congédia immédiatement : il rentra chez lui, se jugeant perdu et songeant déjà à Vincennes. La soirée se passa en famille dans des transes extrêmes, dont on n'a plus idée sous les gouvernemens constitutionnels. Mais, fort avant dans la soirée, l'empereur le fit mander et lui dit en l'accueillant d'un air tout aimable : « Vous êtes un peu vif, mais vous n'êtes pas un méchant homme. » - Il se plaisait beaucoup à la conversation de Fontanes, et il lui avait donné les petites entrées. Trois fois par semaine, le soir, Fontanes allait causer aux Tuileries. Au retour dans sa famille, quand il racontait la soirée de tout à l'heure, sa conversation si nette, si pleine de verve, s'animait encore d'un plus vif éclat (12). Il ne pouvait s'empêcher pourtant de trouver, à travers son admiration, que, dans le potentat de génie, perçait toute jours au fond le soldat qui trône ; et il en revenait par comparaison dans son coeurcœur à ses rêves de Louis XIV et du bon Henri, au souvenir de ces vieux rois qu'il disait formés d'un sang ''généreux et doux''.
 
Ce que nous tâchons là de saisir et d'exprimer dans son mélange en pur esprit de vérité, ce que Napoléon tout le premier sentait et rendait si parfaitement lorsqu'il écrivait de Fontanes à M. de Bassano : « Il veut de la royauté, mais pas la nôtre : il aime Louis XIV et ne fait que consentir à nous, » la suite des vers qu'on possède aujourd'hui le dit et l'achève mieux que nous ne pourrions. Car le haut dignitaire de l'empire ne cessa jamais d'être poète, et, comme ce berger à la cour, que la fable a chanté, et à qui il se compare, il eut toujours sa musette cachée pour confidente. Eh bien! qu'on lise, qu'on se laisse faire ! l'explication, l'excuse naturelle naîtra. Dans ses vers, si les griefs exprimés contre Bonaparte restèrent secrets, les éloges, prodigués tout à côté, ne devinrent pas publics. S'il se garda bien de divulguer ''l'Ode au duc d'Enghien'', il s'abstint aussi de publier ''l'Ode sur les Embellissemens de Paris''. C'est une consolation pour ceux qui jugent les éloges de ses discours exagérés, de les retrouver dans ses poésies, où ils ont certes deux caractères parfaitement nobles, la conviction et le secret. Fontanes, sous son manteau d'orateur impérial, n'était pas une nature de courtisan et de flatteur, comme on l'a tant cru et dit. Un jour, l'empereur lui demandait de lui réciter des vers, il désirait la pièce sur ''les Embellissemens de Paris'' dont il avait entendu parler : Fontanes lui récita des vers de ''la Grèce sauvée'' qui étaient plutôt républicains. - Un affidé de l'empereur vint un jour et lui dit : « Vous ne publiez rien depuis longtemps, publiez donc des vers, des vers où il soit question de l'empereur : il vous en saurait gré, il vous enverrait 100,000 francs, je gage! » Ces sortes de gratifications étaient d'usage sous l'empire, et elles ne venaient jamais hors de propos à cause des frais énormes de représentation qui absorbaient les plus gros appointemens. Fontanes raconta l'insinuation à une personne amie, qui lui dit : « Vous pourriez publier les vers sur ''les Embellissemens de Paris''; ils sont faits et l'éloge porte juste. » - «Oh! je m'en garderais bien, s'écria-t-il en se frottant les mains comme un enfant; ils seraient trop heureux dans les journaux de pouvoir tomber sur le grand-maître en une occasion qui leur serait permise. » - Il ne publia donc pas ''les Embellissemens de Paris'', mais il fit imprimer les stances à M. de Châteaubriand, lequel était peu en agréable odeur (13).
 
Au milieu des affaires et de tant de soins, Fontanes pensait toujours aux vers; la paresse chez lui, en partie réelle, était aussi, en partie, une réponse commode et un prétexte : il travaillait là-dessous. A diverses reprises, avant ses grandeurs, il avait songé à recueillir et à publier ses oeuvresœuvres éparses; il s'en était occupé en 89, en 96, et de nouveau en 1800. Les volumes même ont été vus alors tout imprimés entre ses mains; mais un scrupule le saisit : il les retint, puis les fit détruire. Si ce fut par pressentiment de sa fortune politique, bien lui en prit. Il n'eût peut-être jamais été grand-maître, s'il eût paru poète autant qu'il l'était. Son beau nom littéraire le servit mieux, sans trop de pièces à l'appui.
 
Son poème de ''la Grèce sauvée'', qu'il avait poussé si vivement durant les années de la proscription, ne lui tenait pas moins à coeurcœur dans les embarras de sa vie nouvelle. Forcé de renoncer à une gloire poétique plus prochaine par des publications courantes, il se rejetait en imagination vers la grande gloire, vers la haute palme des Virgile et des Homère, et y fondait son recours. Il parlait sans cesse, dans l'intimité, de ce poème qu'il avait fait, presque fait, disait-il; qu'il faisait toujours ! Il en hasardait parfois des fragmens à l'Institut. Il en expliquait à ses amis le plan, par malheur trop peu fixé dans leur mémoire. Une fois, après avoir passé six semaines presque sans interruption à Courbevoie, il écrivit à une personne amie d'y venir, si elle avait un moment : celle-ci accourut. Fontanes lui lut un chant tout entier terminé. Comme c'était au matin et qu'il n'était coiffé ni poudré, sa tête parut plus dépouillée de cheveux, et on le lui dit « Oh! répondit Fontanes, j'en ai encore perdu depuis quinze jours; quand je travaille, ''ma tête fume''! » Contraste à relever entre ce feu poétique ardent et ce que de loin on s'est figuré de la veine pure et un peu froide de Fontanes! - Fontanes avait l'imagination vive, ardente, ''primesautière'', sous son talent poétique élégant, comme, sous son habileté d'orateur et sa dignité de représentation, il avait une expérience d'enfant en beaucoup de choses, une vraie bonhomie et candeur et même brusquerie de caractère, le contraire du compassé, comme encore il avait de l'épicurien tout à côté de son respect religieux et de son affection chrétienne; il était plein de ces contrastes, le tout formant quelque chose de naïf et de bien sincère.
 
En composant il n'écrivait jamais; il attendait que l'oeuvreœuvre poétique fût achevée et parachevée dans sa tête, et encore il la retenait ainsi en perfection sans la confier au papier. Ses brouillons, quand il s'y décidait, restaient informes, et ce qu'on a de manuscrits n'est le plus souvent qu'une dictée faite par lui à des amis, et sur leur instante prière; plusieurs de ses ouvrages n'ont jamais été écrits de sa main. Je ne connaissais Fontanes que d'après les quelques vers d'ordinaire reproduits, et je me rappelle encore mon impression étonnée lorsque j'entendis, pour la première fois, ses odes inédites et d'éloquentes tirades de ''la Grèce sauvée'', récitées de mémoire, après des années, par une bouche amie et admiratrice, comme par un rhapsode passionné. Cette dernière tentative des épopées classiques élégantes et polies m'arrivait oralement et toute vive, un peu comme s'il se fût agi, avant Pisistrate, d'un antique chant d'Homère.
 
On s'explique pourtant ainsi comment il a dû se perdre bien des portions de ''la Grèce sauvée''. Et puis, dans son imagination volontiers riante et prompte, Fontanes se figurait peut-être en avoir achevé plus de chants qu'il n'en tenait en effet. La manière de travailler, dans l'école classique, ressemblait assez, il faut le dire, à la toile de Pénélope : on défaisait, on refaisait sans cesse; on s'attardait, on s'oubliait aux ''variantes'', au lieu de pousser en avant. On a réparé cela depuis : les immenses poèmes humanitaires gagnent aujourd'hui de vitesse les simples odes d'autrefois. Quoique les idées sur ''l'épopée'' proprement dite et régulière aient fort mûri dans ces derniers temps, et quoique le résultat le plus net de tant de dissertations et d'études soit qu'il n'en faut plus faire, on a fort à regretter que Fontanes n'ait pas donné son dernier mot dans ce genre épique virgilien. Les beautés mâles et chastes qui marquent son second chant sur Sparte et Léonidas, les beautés mythologiques, mystiques et magnifiquement religieuses du huitième chant, sur l'initiation de Thémistocle aux fêtes d'Eleusis, se seraient reproduites et variées en plus d'un endroit. Mais, telle qu'elle est, cette épopée inachevée renouvelle le sort et le naufrage de tant d'autres. Elle est allée rejoindre, dans les limbes littéraires, les poèmes persiques de Simonide de Céos, de Choerilus de Samos (14). De longue main, Eschyle, dans ses Perses, y a pourvu c'est lui qui a fait là, une fois pour toutes, l'épopée de Salamine.
Ligne 603 :
::Sint modà fata tuis mollia carminibus....
 
ce que je traduis ainsi : « 0 Ponticus! qui seras, j'en réponds, un autre Homère, ''pour peu que les destins te laissent achever tes grands vers''! » Et Properce oppose, non sans malice, ses modestes élégies qui prennent les devants pour plus de sûreté, et gagnent les coeurscœurs.
 
Par bonheur, ici, Fontanes est à la fois le Properce et le Ponticus. Bien qu'on n'ait pas retrouvé les quatre livres d'odes dont il parlait à un ami un an avant sa mort, il en a laissé une suffisante quantité de belles, de sévères, et surtout de charmantes. Il peut se consoler par ses petits vers, comme Properce, de l'épopée qu'il n'a pas plus achevée que Ponticus. Quatre ou cinq des sonnets de Pétrarque me font parfaitement oublier s'il a terminé ou non son ''Afrique''.
Ligne 627 :
::Je n'ai pas un sort plus heureux
::J'invoque la muse d'Horace,
::La muse est rebelle à mes voeuxvœux,
 
::Jouet de son humeur bizarre,
Ligne 684 :
Mais ne peut-on pas lui dire comme à Titus? Il n'est pas perdu, ô poète, le jour où tu as dit si bien que tu le perdais!
 
Dans l'ode au ''Pêcheur'', un trait touchant et délicat sur lequel je reviens, c'est le ''faible don'' que le poète déçu donne à son pauvre semblable, plus déçu que lui : cette obole doit leur porter bonheur à tous deux. Cet accent du coeurcœur dénote dans le poète ce qui était dans tout l'homme chez Fontanes, une inépuisable humanité, une facilité plutôt extrême. Jamais il ne laissa une lettre de pauvre solliciteur sans y répondre : et il n'y répondait pas seulement par un ''faible don'', comme on fait trop souvent en se croyant quitte; il y répondait de sa main avec une délicatesse, un raffinement de bonté : ''haud ignara mali''. - On aime, dans un poète virgilien, à entremêler ces considérations au talent, à les en croire voisines.
 
Les petites pièces délicieuses, à la façon d'Horace, nous semblent le plus précieux, le plus sûr de l'héritage poétique de Fontanes. Elles sont la plupart datées de Courbevoie, son Tibur : moins en faveur (somme toute et malgré le pardon de Fontainebleau) depuis 1809, plus libre par conséquent de ses heures, il y courait souvent et y faisait des séjours de plus en plus goûtés. Les stances ''à une jeune Anglaise'', qui se rapportaient à un bien ancien souvenir, ne lui sont peut-être venues que là, dans cette veine heureuse. Pureté, sentiment, discrétion, tout en fait un petit chef-d'oeuvreœuvre, à qui il ne manque que de nous être arrivé par l'antiquité. C'est comme une figure grecque, à lignes extrêmement simples, une virginale esquisse de la Vénusté ou de la Pudeur, à peine tracée dans l'agate par la main de Pyrgotèle. Il en faut dire autant de l'ode : ''Où vas-tu, jeune Beauté''; tout y est d'un Anacréon chaste, sobre et attendri. Fontanes aimait à la réciter aux nouvelles mariées, lorsqu'elles se hasardaient à lui demander des vers :
 
::Où vas-tu, jeune Beauté?
Ligne 703 :
::Tu sens des craintes nouvelles
::Est-ce un faon qui te fait peur?
::Est-ce la voix de ta soeursœur
::Qui t'appelle à la veillée?
::Est-ce un faune ravisseur
Ligne 740 :
::Si, perfide à ses sermens,
::Hélas! il devient volage,
::Du coeurcœur je sais les tourmens,
::Et ma lyre les soulage;
::Je chanterai dans ces lieux :
Ligne 799 :
Ce parfum de simplicité grecque, cet extrait de grace antique, qu'on respire dans quelques petites odes de Fontanes, le rapproche-t-il d'André Chénier? Ce dernier a, certes, plus de puissance et de hardiesse que Fontanes, plus de nouveauté dans son retour vers l'antique; il sait mieux la Grèce, et il la pratique plus avant dans ses vallons retirés ou sur ses sauvages sommets. Mais André Chénier, en sa fréquentation méditée, et jusqu'en sa plus libre et sa plus charmante allure, a du studieux à la fois et de l'étrange; il sait ce qu'il fait, et il le veut; son effort d'artiste se marque même dans son triomphe. Au contraire, dans le petit nombre de pièces par lesquelles il rappelle l'idée de la beauté grecque (les ''Stances a une jeune Anglaise'', l'ode ''à une jeune Beauté, au Buste de Vénus, au Pêcheur'') , Fontanes n'a pas trace d'effort ni de ressouvenir; il a, comme dans la Grèce du meilleur temps, l'extrême simplicité de la ligne, l'oubli du tour, quelque chose d'exquis et en même temps d'infiniment léger dans le parfum. Par ces cinq ou six petites fleurs, il est attique comme sous Xénophon, et pas du tout d'Alexandrie. Si, dans la comparaison avec Chénier à l'endroit de la Grèce, Fontanes n'a que cet avantage, on en remarquera du moins la rare qualité. Il y a pourtant des endroits où il s'essaie directement, lui aussi, à l'imitation de la forme antique : il y réussit dans l'ode ''au Jeune Pâtre'' et dans quelques autres. Mais les habitudes du style poétique du XVIIIe et même du XVIIe siècle, familières à Fontanes, vont mal avec cette tournure hardie, avec ce relief heureux et rajeunissant, ici nécessaire, qu'André Chénier possède si bien et qu'atteignit même Ronsard.
 
Malgré tout, je veux citer, comme un bel échantillon du succès de Fontanes dans cette inspiration directe et imprévue de l'antique à travers le plein goût de XVIIIe siècle, la fin d'une ode ''contre l'Inconstance'', qu'une convenance rigoureuse a fait retrancher à sa place dans la série des oeuvresœuvres. Cette petite pièce est de 89. Le poète se suppose dans la situation de Jupiter, qui, après maint volage égarement, revient toujours à Junon. En citant, je me place donc avec lui au pied de l'Ida, et le plus que je puis sous le nuage d'Homère :
 
::Que l'homme est faible et volage!
::Je promets d'être constant,
::Et du noeudnœud qui me rengage
::Je m'échappe au même instant!
 
Ligne 1 009 :
« Mais je n'en suis pas moins sensible aux témoignages de votre amitié : ils me rendent plus heureux que toutes les places du monde. »
 
Les deux amis s'embrassèrent une dernière fois, et ne se revirent plus. M. de Fontanes fut atteint, le 10 mars 1821, dans la nuit du samedi au dimanche, d'une attaque de goutte à l'estomac, qu'il jugea aussitôt sérieuse. Il appela son médecin, et fit demander un prêtre. Le lendemain, il semblait mieux; après quelques courtes alternatives, dans l'intervalle desquelles on le retrouva plus vivant d'esprit et de conversation que jamais, l'apoplexie le frappa le mercredi soir. Le prêtre vint dans la nuit : le malade, en l'entendant, se réveilla de son assoupissement, et, en réponse aux questions, s'écria avec ferveur : «''0 mon Jésus! mon Jésus''! » Poète du ''Jour des Morts'' et de ''la Chartreuse'', tout son coeurcœur revenait dans ce cri suprême. Il expira le samedi, 17 mars, à sept heures sonnantes du matin.
 
À deux reprises, dans la première nuit du samedi au dimanche, et dans celle du mardi au mercredi, il avait brûlé, étant seul, des milliers de papiers. Peut-être des vers, des chants inachevés de son poème, s'y trouvèrent-ils compris. Il était bien disciple de celui qui vouait au feu ''l'Enéide''.
 
On doit regretter que les oeuvresœuvres de M. de Fontanes n'aient point pu se recueillir et paraître le lendemain de sa mort : il semble que c'eût été un moment opportun. Ce qu'on a depuis appelé le combat romantique n'était qu'à peine engagé, et sans la pointe de critique qui a suivi. Dans la clarté vive, mais pure, des premières ''Méditations'', se serait doucement détachée et fondue à demi cette teinte poétique particulière qui distingue le talent de M. de Fontanes; et qui en fait quelque chose de nouveau par le sentiment en même temps que d'ancien par le ton. Sa strophe, accommodée à Rollin, aurait déploré tout haut la ruine du ''Château de Colombe'', et noté à sa manière ''la Bande noire'', contre laquelle allait tonner Victor Hugo. Les chants de ''la Grèce sauvée'' auraient pris soudainement un intérêt de circonstance, et trouvé dans le sentiment public éveillé un écho inattendu.
 
Aujourd'hui, au contraire, il est tard ; plusieurs de ces poésies, qui n'ont jamais paru, ont eu le temps de fleurir et de défleurir dans l'ombre : elles arrivent au jour pour la première fois dans une forme déjà passée; elles ont manqué leur heure. Mais, du moins, il en est quelques-unes pour qui l'heure ne compte pas, simples graces que l'haleine divine a touchées en naissant, et qui ont la jeunesse immortelle. Celles-ci viennent toujours à temps, et d'autant mieux aujourd'hui que l'ardeur de la querelle littéraire a cessé, et qu'on semble disposé par fatigue à quelque retour. Quoi qu'il en soit, ce recueil s'adresse et se confie particulièrement à ceux qui ont encore de la piété littéraire.
Ligne 1 097 :
<small>(19) C’est ainsi encore qu'il poussa très vivement, par un article au ''Journal de l'Empire'' (8 janvier 1806), et par ses éloges en tout lieu, au succès du début tout-à-fait distingué de M. Molé.</small>
 
<small>(20) ''Courage, coeurcœur''.</small>
 
<small>(21) On petit dire de ces vers, comme de tant de vers bien frappés de Boileau, ce que Fontanes a dit lui-même quelque part dans son ''Commentaire'' (imprimé) sur J.-B. Rousseau : « Il n’y a pas là ce qu'on appelle proprement ''harmonie imitative''; mais il existe un rapport très sensible entre le choix des expressions et le cactère de l’image. » On confond un peu tout cela maintenant.</small>
Ligne 1 103 :
<small>(22) Fructidor an VIII. On trouve encore un article de lui sur la nouvelle édition des ''Jardins'', fructidor an IX.</small>
 
<small>(23) On a, au reste, sur les circonstances de ce rapport, plus que les conjectures. La ''Revue Rétrospective'' du 31 octobre 1835 a publié la ''dictée'' de Napoléon par laquelle il traçait à la commission du sénat et au rapporteur le sens de leur examen et presque les ternes mêmes du rapport. Les derniers mots de l'indication impérieuse sont : « Bien dévoiler la perfidie anglaise avant de faire un appel au peuple. - Cette fin doit être une ''philippique''. » Malgré l'ordre précis, la ''philippique'' manque dans le rapport de M. de Fontanes, et la conclusion prend une toute autre couleur, plutôt pacifique : l'empereur ne put donc être content. La ''Revue Rétrospective'', qui fait elle-même cette remarque, n'en tient pas assez compte. Après tout, le rapporteur, dans le cas présent, ne ''manoeuvramanœuvra'' pas tout-à-fait comme le maître le voulait ; en obéissant, il éluda.</small>
 
<small>(24) Le trait est essentiel chez Fontanes : au temps même où il attaquait le plus vivement le Directoire dans ''le Mémorial'', il a exprimé en toute occasion son peu de goût pour les armes des étrangers et pour leur politique : on pourrait citer particulièrement un article du 19 août 1797, intitulé : ''Quelques vérités au Directoire, à l'Empereur et aux Vénitiens'', Par cette manière d'être Français en tout, il restait encore fidèle au Louis XIV.</small>