« Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Mémoires d’un fou » : différence entre les versions

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J'aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures - pour toi, tu n'en feras pas.
 
Seulement, tu croiras peut-être en bien des endroits que l'expression est forcée et le tableau assombri à plaisir. Rappelle-toi que c'est un fou qui a écrit ces pages, et, si le mot paraît souvent surpasser le sentiment qu'il exprime, c'est que, ailleurs, il a fléchi sous le poids du coeurcœur.
 
Adieu, pense à moi et pour moi.
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Pourquoi écrire ces pages ? - À quoi sont-elles bonnes ? - Qu'en sais-je moi-même ? Cela est assez sot à mon gré d'aller demander aux hommes le motif de leurs actions et de leurs écrits. - Savez-vous vous-même pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles que la main d'un fou va tracer ?
 
Un fou. Cela fait horreur. Qu'êtes-vous, vous, lecteur ? Dans quelle catégorie te ranges-tu, dans celle des sots ou celle des fous ? - Si l'on te donnait à choisir, ta vanité préférerait encore la dernière condition. Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre qui n'est ni instructif, ni amusant ni chimique ni philosophique ni agricultural ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer ni de la Bourse ni des replis intimes du coeurcœur humain, ni des habits Moyen Age, ni de Dieu ni du diable, mais qui parle d'un fou, c'est-à-dire le monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de siècles dans l'espace sans faire un pas, et qui hurle et qui bave et qui se déchire lui-même ?
 
Je ne sais pas plus que vous ce que vous allez lire. Car ce n'est point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec des jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au cordeau.
 
Seulement, je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions mes rêves mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l'âme - du rire et des pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d'abord du coeurcœur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores ; - et des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille d'encre, que je vais ennuyer le lecteur et m'ennuyer moi-même. J'ai tellement pris l'habitude du rire et du scepticisme qu'on y trouvera depuis le commencement jusqu'à la fin une plaisanterie perpétuelle ; et les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l'auteur et d'eux-mêmes.
 
On y verra comment il faut croire au plan de l'univers, aux devoirs moraux de l'homme, à la vertu et à la philanthropie, mot que j'ai envie de faire inscrire sur mes bottes, quand j'en aurai, afin que tout le monde puisse le lire et l'apprendre par coeurcœur, même les vues les plus basses, les corps les plus petits, les plus rampants, les plus près du ruisseau.
 
On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d'un pauvre fou. Un fou !
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II
 
Je vais donc écrire l'histoire de ma vie. - quelle vie ! Mais ai-je vécu ? je suis jeune, j'ai le visage sans ride, - et le coeurcœur sans passion. - Oh ! comme elle fut calme, comme elle paraît douce et heureuse, tranquille et pure. Oh ! oui, paisible et silencieuse comme un tombeau dont l'âme serait le cadavre.
 
À peine ai-je vécu : je n'ai point connu le monde, - c'est-à-dire je n'ai point de maîtresses, de flatteurs, de domestiques, d'équipages, - je ne suis pas entré (comme on dit) dans la société, car elle m'a paru toujours fausse et sonore et couverte de clinquant, ennuyeuse et guindée.
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J'aimais les chars les chevaux les armées les costumes de guerre les tambours battants, le bruit la poudre et les canons roulant sur le pavé des villes.
 
Enfant, j'aimais ce qui se voit, adolescent, ce qui se sent, homme, je n'aime plus rien. Et cependant, combien de choses j'ai dans l'âme, combien de forces intimes et combien d'océans de colère et d'amours se heurtent, se brisent dans ce coeurcœur si faible, si débile si lassé si épuisé !
 
On me dit de reprendre à la vie, de me mêler à la foule !... et comment la branche cassée peut-elle porter des fruits, comment la feuille arrachée par les vents et traînée dans la poussière peut-elle reverdir ? et pourquoi, si jeune, tant d'amertume ? Que sais-je ! Il était peut-être dans ma destinée de vivre ainsi, lassé avant d'avoir porté le fardeau, haletant avant d'avoir couru...
 
J'ai lu, j'ai travaillé dans l'ardeur de l'enthousiasme... j'ai écrit... Oh ! comme j'étais heureux alors, comme ma pensée dans son délire s'envolait haut dans ces régions inconnues aux hommes, où il n'y a ni monde ni planètes ni soleils ! J'avais un infini plus immense s'il est possible que l'infini de Dieu, où la poésie se berçait et déployait ses ailes dans une atmosphère d'amour et d'extase, et puis il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots, et comment rendre par la parole cette harmonie qui s'élève dans le coeurcœur du poète et les pensées de géant qui font ployer les phrases comme une main forte et gonflée fait crever le gant qui la couvre ?
 
Là encore, la déception, car nous touchons à la terre, à cette [...] de glace où tout feu meurt, où toute énergie faiblit. Par quels échelons descendre de l'infini au positif ? Par quelle gradation la pensée s'abaisse-t-elle sans se briser ? Comment rapetisser ce géant qui embrasse l'infini ?
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Homme qui veut comprendre ce qui n'est pas, et faire une science du néant ; homme, âme faite à l'image de Dieu et dont le génie sublime s'arrête à un brin d'herbe et ne peut franchir le problème d'un grain de poussière.
 
Et la lassitude me prit, je vins à douter de tout. Jeune, j'étais vieux, mon coeurcœur avait des rides et en voyant des vieillards encore vifs, pleins d'enthousiasme et de croyances, je riais amèrement sur moi-même, si jeune, si désabusé de la vie, de l'amour, de la gloire, de Dieu, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être. J'eus cependant une horreur naturelle avant d'embrasser cette foi au néant ; au bord du gouffre, je fermai les yeux, - j'y tombai.
 
Je fus content : je n'avais plus de chute à faire, j'étais froid et calme comme la pierre d'un tombeau. - je croyais trouver le bonheur dans le doute, insensé que j'étais ! On y roule dans un vide incommensurable.
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Je vous conterai plus tard toutes les phases de cette vie morne et méditative passée au coin du feu les bras croisés, avec un éternel bâillement d'ennui - seul pendant tout un jour - et tournant de temps en temps mes regards sur la neige des toits voisins, sur le soleil couchant avec ses jets de pâle lumière sur le pavé de ma chambre, ou sur une tête de mort jaune, édentelée et grimaçant sans cesse sur ma cheminée, symbole de la vie et comme elle froide et railleuse.
 
Plus tard, vous lirez peut-être toutes les angoisses de ce coeurcœur si battu, si navré d'amertume. Vous saurez les aventures de cette vie si paisible et si banale, si remplie de sentiments, si vide de faits.
 
Et vous me direz ensuite si tout n'est pas une dérision et une moquerie, si tout ce qu'on chante dans les écoles, tout ce qu'on délaie dans les livres, tout ce qui se voit, se sent, se parle, si tout ce qui existe
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Puis, quand ils n'y furent plus, tout ce qu'ils avaient touché, les lambris, l'escalier, le plancher, tout cela était rougi par eux.
 
J'avais un goût d'amertume dans le coeurcœur, il me sembla que j'avais mangé de la chair. Et j'entendis un cri prolongé, rauque, aigu et les fenêtres et les portes s'ouvrirent lentement, et le vent les faisait battre et crier, comme une chanson bizarre dont chaque sifflement me déchirait la poitrine avec un stylet.
 
Ailleurs, c'était dans une campagne verte et émaillée de fleurs, le long d'un fleuve ; j'étais avec ma mère qui marchait du côté de la rive - elle tomba.- Je vis l'eau écumer, des cercles s'agrandir et disparaître tout à coup. - L'eau reprit son cours et puis je n'entendis plus que le bruit de l'eau qui passait entre les joncs et faisait ployer les roseaux.
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Le collège m'était antipathique. Ce serait une curieuse étude que ce profond dégoût des âmes nobles et élevées manifesté de suite par le contact et le froissement des hommes. Je n'ai jamais aimé une vie réglée, des heures fixes, une existence d'horloge où il faut que la pensée s'arrête avec la cloche, où tout est remonté d'avance pour des siècles et des générations. Cette régularité sans doute peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à l'amour et à toutes les balivernes, c'est l'éveiller sans cesse de ce songe sublime, c'est ne pas lui laisser ni moment de repos, c'est l'étouffer en le ramenant dans notre atmosphère de matérialisme et de bon sens dont il a horreur et dégoût.
 
J'allais à l'écart avec un livre de vers, un roman - de la poésie, quelque chose qui fasse tressaillir un coeurcœur de jeune homme vierge de sensations et si désireux d'en avoir.
 
Je me rappelle avec quelle volupté je dévorais alors les pages de Byron et de Werther, avec quels transports je lus Hamlet, Roméo et les ouvrages les plus brûlants de notre époque, toutes ces oeuvresœuvres enfin qui fondent l'âme en délices, ou la brûlent d'enthousiasme.
 
Je me nourris donc de cette poésie âpre du Nord qui retentit si bien, comme les vagues de la mer, dans les oeuvresœuvres de Byron. Souvent j'en retenais à la première lecture des fragments entiers et je me les répétais à moi-même comme une chanson qui vous a charmé et dont la mélodie vous poursuit toujours. Combien de fois n'ai-je pas dit le commencement du Giaour : « Pas un souffle d'air »... ou bien dans Childe Harold : « Jadis dans l'antique Albion » et « O mer, je t'ai toujours aimée ». La platitude de la traduction française disparaissait devant les pensées seules, comme si elles eussent eu un style à elles sans les mots eux-mêmes.
 
Ce caractère de passion brûlante, joint à une si profonde ironie, devait agir fortement sur une nature ardente et vierge. Tous ces échos inconnus à la somptueuse dignité des littératures classiques avaient pour moi un parfum de nouveauté, un attrait qui m'attirait sans cesse vers cette poésie géante qui vous donne le vertige et nous fait tomber dans le gouffre sans fond de l'infini.
 
Je m'étais donc faussé le goût et le coeurcœur, comme disaient mes professeurs, et, parmi tant d'êtres aux penchants si ignobles, mon indépendance d'esprit m'avait fait estimer le plus dépravé de tous, j'étais ravalé au plus bas rang par la supériorité même. À peine si on me cédait l'imagination, c'est-à-dire, selon eux, une exaltation de cerveau voisine de la folie.
 
Voilà quelle fut mon entrée dans la société, et l'estime que je m'y attirai.
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VI
 
Si l'on calomniait mon esprit et mes principes on n'attaquait pas mon coeurcœur, car j'étais bon alors et les misères d'autrui m'arrachaient des larmes.
 
Je me souviens que, tout enfant j'aimais à vider mes poches dans celles du pauvre, de quel sourire ils accueillaient mon passage et quel plaisir aussi j'avais à leur faire du bien. C'est une volupté qui m'est depuis longtemps inconnue - car maintenant j'ai le coeurcœur sec, les larmes se sont séchées. Mais malheur aux hommes qui m'ont rendu corrompu et méchant, de bon et de pur que j'étais ! Malheur à cette aridité de la civilisation qui dessèche et étiole tout ce qui s'élève au soleil de la poésie et du coeurcœur ! Cette vieille société corrompue qui a tant séduit et tant usé, ce vieux juif cupide mourra de marasme et d'épuisement sur ces tas de fumier qu'il appelle ses trésors, sans poète pour chanter sa mort, sans prêtre pour lui fermer les yeux, sans or pour son mausolée, car il aura tout usé pour ses vices.
 
VII
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Et j'ai des petites joies à moi seul, des réminiscences enfantines qui viennent encore me réchauffer dans mon isolement comme des reflets de soleil couchant par les barreaux d'une prison. Un rien, la moindre circonstance, un jour pluvieux, un grand soleil, une fleur, un vieux meuble, me rappellent une série de souvenirs qui passent tous, confus, effacés comme des ombres. - Jeux d'enfants sur l'herbe au milieu des marguerites dans les prés, derrière la haie fleurie, le long de la vigne aux grappes dorées, sur la mousse brune et verte, sous les larges feuilles, les frais ombrages. Souvenirs calmes et riants comme un souvenir du premier âge, vous passez près de moi comme des roses flétries.
 
La jeunesse, ses bouillants transports, ses instincts confus du monde et du coeurcœur, ses palpitations d'amour, ses larmes, ses cris. Amour du jeune homme, ironies de l'âge mûr. Vous revenez souvent avec vos couleurs sombres ou ternes, fuyant poussées les unes par les autres, comme les ombres des morts qui passent en courant sur les murs dans les nuits d'hiver ; et je tombe souvent en extases devant le souvenir de quelque bonne journée passée depuis bien longtemps, journée folle et joyeuse avec des éclats et des rires qui vibrent encore à mes oreilles, et qui palpite encore de gaieté et qui me fait sourire d'amertume. - C'était quelque course à cheval bondissante et couverte d'écume, quelque promenade bien rêveuse sous une large allée couverte d'ombre, à regarder l'eau couler sur les cailloux, ou une contemplation d'un beau soleil resplendissant avec ses gerbes de feu et ses auréoles rouges, et j'entends encore le galop du cheval, ses naseaux qui fument, j'entends l'eau qui glisse, la feuille qui tremble, le vent qui courbe les blés comme une mer.
 
D'autres sont mornes et froids comme des journées pluvieuses, des souvenirs amers et cruels qui reviennent aussi - des heures de calvaire passées à pleurer sans espoir, et puis à rire forcément pour chasser ces larmes qui cachent les yeux, les sanglots qui couvrent la voix. -
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... Je suis si lassé que j'ai un profond dégoût à continuer, ayant relu ce qui précède.
 
Les oeuvresœuvres d'un homme ennuyé peuvent-elles amuser le public ?
 
Je vais cependant m'efforcer de divertir davantage l'un et l'autre.
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X
 
Ici sont mes souvenirs les plus tendres et les plus pénibles à la fois, et je les aborde avec une émotion toute religieuse. Ils sont vivants à ma mémoire et presque chauds encore pour mon âme, tant cette passion l'a fait saigner. C'est une large cicatrice au coeurcœur qui durera toujours, mais, au moment de retracer cette page de ma vie, mon coeurcœur bat comme si j'allais remuer des ruines chéries. Elles sont déjà vieilles ces ruines : en marchant dans la vie, l'horizon s'est écarté par-derrière, et que de choses depuis lors, car les jours semblent longs, un à un depuis le matin jusqu'au soir ! mais le passé paraît rapide, tant l'oubli rétrécit le cadre qui l'a contenu. Pour moi tout semble vivre encore, j'entends et je vois le frémissement des feuilles, je vois jusqu'au moindre pli de sa robe. J'entends le timbre de sa voix, comme si un ange chantait près de moi.
 
Voix douce et pure. - Qui vous enivre et qui vous fait mourir d'amour. Voix qui a un corps, tant elle est belle, et qui séduit, comme s'il y avait un charme à tes mots.
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Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués ; sa peau était ardente et comme veloutée avec de l'or ; elle était mince et fine, on voyait des veines d'azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée. Joignez à cela un duvet fin qui brunissait sa lèvre supérieure et donnait à sa figure une expression mâle et énergique à faire pâlir les beautés blondes. On aurait pu lui reprocher trop d'embompoint ou plutôt un négligé artistique - aussi les femmes en général la trouvaient-elles de mauvais ton ; - elle parlait lentement, c'était une voix modulée, musicale et douce. - Elle avait une robe fine de mousseline blanche qui laissait voir les contours moelleux de son bras.
 
Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche avec un seul noeudnœud rose. Elle le noua d'une main fine et potelée, une de ces mains qu'on rêve longtemps et qu'on brûlerait de baisers.
 
Chaque matin, j'allais la voir baigner, je la contemplais de loin sous l'eau, j'enviais la vague molle et paisible qui battait sur ses flancs et couvrait d'écume cette poitrine haletante, je voyais le contour de ses membres sous les vêtements mouillés qui la couvraient, je voyais son coeurcœur battre, sa poitrine se gonfler, je contemplais machinalement son pied se poser sur le sable, et mon regard restait fixé sur la trace de ses pas, et j'aurais pleuré presque en voyant le flot les effacer lentement.
 
Et puis, quand elle revenait et qu'elle passait près de moi, que j'entendais l'eau tomber de ses habits et le frôlement de sa marche, mon coeurcœur battait avec violence, je baissais les yeux, le sang me montait à la tête - j'étouffais - je sentais ce corps de femme à moitié nu passer près de moi avec le parfum de la vague. Sourd et aveugle j'aurais deviné sa présence, car il y avait en moi quelque chose d'intime et de doux qui se noyait en extase et en gracieuses pensées quand elle passait ainsi.
 
Je crois voir encore la place où j'étais fixé sur le rivage, je vois les vagues accourir de toutes parts, se briser, s'étendre, je vois la plage festonnée d'écume ; j'entends le bruit des voix confuses des baigneurs parlant entre eux ; j'entends le bruit de ses pas, j'entends son haleine quand elle passait près de moi.
 
J'étais immobile de stupeur comme si la Vénus fût descendue de son piédestal et s'était mise à marcher. C'est que, pour la première fois alors, je sentais mon coeurcœur, je sentais quelque chose de mystique, d'étrange comme un sens nouveau. J'étais baigné de sentiments infinis, tendres, j'étais bercé d'images vaporeuses, vagues ; j'étais plus grand et plus fier à la fois.
 
J'aimais.
 
Aimer : se sentir jeune et plein d'amour, sentir la nature et ses harmonies palpiter en vous, avoir besoin de cette rêverie, de cette action du coeurcœur et s'en sentir heureux ! Oh ! les premiers battements du coeurcœur de l'homme, ses premières palpitations d'amour, qu'elles sont douces et étranges ! et plus tard, comme elles paraissent niaises et sottement ridicules !
 
Chose bizarre, il y a tout ensemble du tourment et de la joie dans cette insomnie - est-ce par vanité encore ?... Ah ! l'amour ne serait-il que de l'orgueil ? Faut-il nier ce que les impies respectent ? Faudrait-il rire du coeurcœur?
 
Hélas ! hélas !
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Ce fut d'abord un singulier état de surprise et d'admiration ; - une sensation toute mystique en quelque sorte, toute idée de volupté à part. Ce ne fut que plus tard que je ressentis cette ardeur frénétique et sombre de la chair et de l'âme et qui dévore l'une et l'autre.
 
J'étais dans l'étonnement du coeurcœur qui sent sa première pulsation. J'étais comme le premier homme quand il eût connu toutes ses facultés.
 
À quoi je rêvais ? serait fort impossible à dire, -je me sentais nouveau et tout étranger à moi-même, une voix m'était venue dans l'âme ; un rien, un pli de sa robe, un sourire, son pied, le moindre mot insignifiant m'impressionnaient comme des choses surnaturelles et j'avais pour tout un jour à en rêver. Je suivais sa trace à l'angle d'un long mur et le frôlement de ses vêtements me faisait palpiter d'aise.
 
Quand j'entendais ses pas, les nuits qu'elle marchait ou qu'elle avançait vers moiÉ
...non, je ne saurais vous dire combien il y a de douces sensations d'enivrement du coeurcœur, de béatitude et de folie dans l'amour.
 
Et maintenant si rieur sur tout, si amèrement persuadé du grotesque de l'existence, je sens encore que l'amour, cet amour comme je l'ai rêvé au collège sans l'avoir, et que j'ai ressenti plus tard, qui m'a tant fait pleurer et dont j'ai tant ri, combien je crois encore que ce serait tout à la fois la plus sublime des choses, ou la plus bouffonne des bêtises.
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Maria l'allaitait elle-même, et un jour je la vis découvrir sa gorge et lui présenter son sein.
 
C'était une gorge grasse et ronde, avec une peau brune et des veines d'azur qu'on voyait sous cette chair ardente. Jamais je n'avais vu de femme nue alors. - Oh ! la singulière extase où me plongea la vue de ce sein, - comme je le dévorai des yeux, comme j'aurais voulu seulement toucher cette poitrine ! Il me semblait que si j'eusse posé mes lèvres, mes dents l'auraient mordue de rage - et mon coeurcœur se fondait en délices en pensant aux voluptés que donnerait ce baiser.
 
Oh ! comme je l'ai revue longtemps, cette gorge palpitante, ce long cou gracieux et cette tête penchée avec ses cheveux noirs en papillotes vers cette enfant qui tétait, et qu'elle berçait lentement sur ses genoux en fredonnant un air italien !
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XIII
 
Comment rendre par des mots ces choses pour lesquelles il n'y a pas de langage, ces impressions du coeurcœur, ces mystères de l'âme inconnus à elle-même, comment vous dirai-je tout ce que j'ai ressenti, tout ce que j'ai pensé, toutes les choses dont j'ai joui cette soirée-là ?
 
C'était une belle nuit d'été ; vers neuf heures, nous montâmes sur la chaloupe, - on rangea les avirons, nous partîmes. - Le temps était calme, la lune se reflétait sur la surface unie de l'eau et le sillon de la barque faisait vaciller son image sur les flots. La marée se mit à remonter et nous sentîmes les premières vagues bercer lentement la chaloupe.
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Est-ce que je pourrai jamais vous dire toutes les mélodies de sa voix, toutes les grâces de son sourire, toutes les beautés de son regard, vous dirai-je jamais comme c'était quelque chose à faire mourir d'amour que cette nuit pleine du parfum de la mer, avec ses vagues transparentes, son sable argenté par la lune, - cette onde belle et calme, ce ciel resplendissant, et puis, près de moi, cette femme - toutes les joies de la terre, toutes ses voluptés, ce qu'il y a de plus doux, de plus enivrant ?
 
C'était tout le charme d'un rêve avec toutes les jouissances du vrai. - Je me laissais entraîner par toutes ces émotions, je m'y avançais plus avant avec une joie insatiable, je m'enivrais à plaisir de ce calme plein de voluptés, de ce regard de femme, de cette voix ; je me plongeais dans mon coeurcœur et j'y trouvais des voluptés infinies.
 
Comme j'étais heureux, - bonheur du crépuscule qui tombe dans la nuit, bonheur qui passe comme la vague expirée, comme le rivage.
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Il fallut partir. Nous nous séparâmes sans pouvoir lui dire adieu. Elle quitta les bains le même jour que nous - c'était un dimanche - elle partit le matin, nous le soir.
 
Elle partit et je ne la revis plus. Adieu pour toujours ! Elle partit comme la poussière de la route qui s'envola derrière ses pas. - Comme j'y ai pensé depuis - combien d'heures, confondu devant le souvenir de son regard, ou l'intonation de ses paroles ! - Dans la voiture, je reportais mon coeurcœur plus avant dans la route que nous avions parcourue, je me replaçais dans le passé qui ne reviendrait plus ; je pensais à la mer, à ses vagues, à son rivage, à tout ce que je venais de voir, tout ce que j'avais senti - les paroles dites, les gestes, les actions, la moindre chose, tout cela palpitait et vivait ; c'était dans mon coeurcœur un chaos, un bourdonnement immense - une folie.
 
Tout était passé comme un rêve - Adieu pour toujours à ces belles fleurs de la jeunesse si vite fanées et vers lesquelles plus tard on se reporte de temps en temps avec amertume et plaisir à la fois ! Enfin, je vis les maisons de ma ville, je rentrai chez moi ; tout m'y parut désert et lugubre, vide et creux. Je me mis à vivre, à boire, à manger, à dormir.
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Si je vous disais que j'ai aimé d'autres femmes, je mentirais comme un infâme.
 
Je l'ai cru cependant ; je me suis efforcé d'attacher mon coeurcœur à d'autres passions : il y a glissé comme sur la glace.
 
Quand on est enfant, on a tant lu de choses sur l'amour, on trouve ce mot-là si mélodieux, on le rêve tant, on souhaite si fort d'avoir ce sentiment qui vous fait palpiter à la lecture des romans et des drames, qu'à chaque femme qu'on voit on se dit : n'est-ce pas là l'amour ? On s'efforce d'aimer pour se faire homme.
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Le voici tel qu'il était :
 
Parmi tous les rêves du passé, les souvenirs d'autrefois et mes réminiscences de jeunesse, j'en ai conservé un bien petit nombre avec quoi je m'amuse aux heures d'ennui. À l'évocation d'un nom, tous les personnages reviennent avec leurs costumes et leur langage jouer leur rôle comme ils le jouèrent dans ma vie, et je les vois agir devant moi comme un Dieu qui s'amuserait à regarder ses mondes créés. Un surtout - le premier amour, qui ne fut jamais violent ni passionné, effacé depuis par d'autres désirs, mais qui reste encore au fond de mon coeurcœur comme une antique voie romaine qu'on aurait traversée par l'ignoble wagon d'un chemin de fer.
 
C'est le récit de ces premiers battements du coeurcœur, de ces commencements des voluptés indéfinies et vagues, de toutes les vaporeuses choses qui se passent dans l'âme d'un enfant à la vue des seins d'une femme, de ses yeux, à l'audition de ses chants et de ses paroles, c'est ce salmigondis de sentiment et de rêverie que je devais étaler comme un cadavre devant un cercle d'amis qui vinrent un jour dans l'hiver, en décembre, pour se chauffer et me faire causer paisiblement au coin du feu, tout en fumant une pipe dont on arrose l'âcreté par un liquide quelconque.
 
Après que tous furent venus, que chacun se fut assis, qu'on eut bourré sa pipe et empli son verre, après que nous fûmes en cercle autour du feu, l'un avec les pincettes en main, l'autre soufflant, un troisième remuant les cendres avec sa canne, et que chacun eut une occupation, je commençai.
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Mais, grâce à Dieu, j'ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce que j'ai perdu en innocence et en candeur.
 
Elles étaient deux jeunes filles - des soeurssœurs, des camarades de la mienne, de pauvres Anglaises qu'on avait fait sortir de leur pension pour les mener au grand air, dans la campagne, pour les promener en voiture, les faire courir dans le jardin, et les amuser enfin sans l'oeil d'une surveillante qui jette de la tiédeur et de la retenue dans les ébats de l'enfance.
 
La plus âgée avait quinze ans, la seconde, douze à peine - celle-ci était petite et mince, ses yeux étaient plus vifs, plus grands et plus beaux que ceux de sa soeursœur aînée, mais celle-ci avait une tête si ronde et si gracieuse, sa peau était si fraîche, si rosée, ses dents courtes si blanches sous ses lèvres rosées, et tout cela était si bien encadré par des bandeaux de jolis cheveux châtains qu'on ne pouvait s'empêcher de lui donner la préférence. Elle était petite et peut-être un peu grosse, c'était son défaut le plus visible ; mais ce qui me charmait le plus en elle, c'était une grâce enfantine sans prétention, un parfum de jeunesse qui embaumait autour d'elle - il y avait tant de naïveté et de candeur que les plus impies même ne pouvaient s'empêcher d'admirer.
 
Il me semble la voir encore, à travers les vitres de ma chambre, qui courait dans le jardin avec d'autres camarades. Je vois encore leur robe de soie onduler brusquement sur leurs talons en bruissant, et leurs pieds se relever pour courir sur les allées sablées du jardin ; puis s'arrêter haletantes, se prendre réciproquement par la taille et se promener gravement, en causant, sans doute, de fêtes, de danses, de plaisirs et d'amours, les pauvres filles !
 
L'intimité exista bientôt entre nous tous ; au bout de quatre mois je l'embrassais comme ma soeursœur ; nous nous tutoyions tous. - J'aimais tant à causer avec elle ! son accent étranger avait quelque chose de fin et de délicat qui rendait sa voix fraîche comme ses joues.
 
D'ailleurs, il y a dans les moeursmœurs anglaises un négligé naturel et un abandon de toutes nos convenances qu'on pourrait prendre pour une coquetterie raffinée, mais qui n'est qu'un charme qui attire, comme ces feux follets qui fuient sans cesse.
 
Souvent nous faisions des promenades en famille, et je me souviens qu'un jour dans l'hiver nous allâmes voir une vieille dame qui demeurait sur une côte qui domine la ville ; pour arriver chez elle, il fallait traverser des vergers plantés de pommiers où l'herbe était haute et mouillée ; un brouillard ensevelissait la ville et, du haut de notre colline, nous voyions les toits entassés et rapprochés couverts de neige - et puis le silence de la campagne, et au loin le bruit éloigné des pas d'une vache ou d'un cheval dont le pied s'enfonce dans les ornières.
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- Voilà que tu vas devenir bête, dit un des auditeurs en m'interrompant.
 
- D'accord, mon cher, le coeurcœur est stupide.
 
L'après-midi, j'avais le coeurcœur rempli d'une joie douce et vague. - Je rêvais délicieusement en pensant à ses cheveux papillotés qui encadraient ses yeux vifs, et à sa gorge déjà formée que j'embrassais toujours aussi bas qu'un fichu rigoriste me le permettait. Je montai dans les champs ; j'allai dans les bois, je m'assis dans un fossé et je pensai à elle.
 
J'étais couché à plat ventre, j'arrachais les brins d'herbes, les marguerites d'avril, et, quand je levais la tête, le ciel blanc et mat formait sur moi un dôme d'azur qui s'enfonçait à l'horizon derrière les près verdoyants. Par hasard, j'avais du papier et un crayon, je fis des vers...
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Fatiguée du jeu et de la balançoire...
 
Je me battais les flancs pour peindre une chaleur que je n'avais vue que dans les livres, puis, à propos de rien, je passais à une mélancolie sombre et digne d'Antony, quoique réellement j'eusse l'âme imbibée de candeur et d'un tendre sentiment mêlé de niaiserie, de réminiscences suaves et de parfums du coeurcœur, et je disais à propos de rien :
 
Ma douleur est amère, ma tristesse profonde,
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Les vers n'étaient même pas des vers, mais j'eus le sens de les brûler, manie qui devrait tenailler la plupart des poètes.
 
Je rentrai à la maison et la retrouvai qui jouait sur le rond de gazon. La chambre où elles couchèrent était voisine de la mienne, je les entendis rire et causer longtemps. . . tandis que moi. . . je m'endormis bientôt comme elle.., malgré tous les efforts que je fis pour veiller le plus possible. Car vous avez fait sans doute comme moi à quinze ans, vous avez cru une fois aimer de cet amour brûlant et frénétique, comme vous en avez vu dans les livres, tandis que vous n'aviez sur l'épiderme du coeurcœur qu'une légère égratignure de cette griffe de fer qu'on nomme la passion, et vous souffliez de toutes les forces de votre imagination sur ce modeste feu qui brûlait à peine.
 
Il y a tant d'amours dans la vie pour l'homme ! À quatre ans, amour des chevaux, du soleil, des fleurs, des armes qui brillent, des livrées de soldat ; à dix, amour de la petite fille qui joue avec vous, à treize, amour d'une grande femme à la gorge replète, car je me rappelle que ce que les adolescents adorent à la folie, c'est une poitrine de femme, blanche et mate, et, comme dit Marot :
 
Tetin refaict plus blanc qu'un oeufœuf
Tetin de satin blanc tout neuf
 
Je faillis me trouver mal la première fois que je vis tout nus les deux seins d'une femme. Enfin, à quatorze ou quinze, amour d'une jeune fille qui vient chez vous. Un peu plus qu'une soeursœur, moins qu'une amante. Puis à seize, amour d'une autre femme jusqu'à vingt-cinq. Puis on aime peut-être la femme avec qui on se mariera.
 
Cinq ans plus tard, on aime la danseuse qui fait sauter sa robe de gaze sur ses cuisses charnues. Enfin, à trente-six, amour de la députation, de la spéculation, des honneurs ; à cinquante, amour du dîner du ministre ou de celui du maire ; à soixante, amour de la fille de joie qui vous appelle à travers les vitres et vers laquelle on jette un regard d'impuissance - un regret vers le passé.
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... puis elle repartit et nous vécûmes ainsi comme si tous étaient de la famille, allant toujours ensemble dans nos promenades, nos vacances, nos congés. -
 
Nous étions tous frères et soeurssœurs.
 
Il y avait dans nos rapports de chaque jour tant de grâce et d'effusion, d'intimité et de laisser-aller, que cela peut-être dégénéra en amour - de sa part du moins, et j'en eus des preuves évidentes.
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XVII
 
Je me demandais si c'était bien là les délices que j'avais rêvés, ces transports de feu que je m'étais imaginés dans la virginité de ce coeurcœur tendre et enfant. - Est-ce là tout ? est-ce qu'après cette froide jouissance, il ne doit pas y en avoir une autre, plus sublime, plus large, quelque chose de divin - et qui fasse tomber en extase ? Oh ! non, tout était fini ; j'avais été éteindre dans la boue ce feu sacré de mon âme. - O Maria, j'avais été traîner dans la fange l'amour que ton regard avait créé, je l'avais gaspillé à plaisir, à la première femme venue, sans amour, sans désir, poussé par une vanité d'enfant - par un calcul d'orgueil, pour ne plus rougir à la licence, pour faire une bonne contenance dans une orgie ! pauvre Maria. . .
 
J'étais lassé, un dégoût profond me prit à l'âme. - Et j'eus en pitié ces joies d'un moment, et ces convulsions de la chair.
 
Il fallait que je fusse bien misérable - moi qui étais si fier de cet amour si haut, de cette passion sublime, et qui regardais mon coeurcœur comme plus large et plus beau que ceux des autres hommes, moi - aller comme eux... Oh ! non, pas un d'eux peut-être ne l'a fait pour les mêmes motifs ; presque tous y ont été poussés par les sens, ils ont obéi comme le chien à l'instinct de la nature, mais il y avait bien plus de dégradation à en faire un calcul, à s'exciter à la corruption, à aller se jeter dans les bras d'une femme, à manier sa chair, à se vautrer dans le ruisseau, pour se relever et montrer ses souillures.
 
Et puis j'en eus honte comme d'une lâche profanation; j'aurais voulu cacher à mes propres yeux l'ignominie dont je m'étais vanté. -
 
Je me reportais vers ces temps où la chair pour moi n'avait rien d'ignoble et où la perspective du désir me montrait des formes vagues et des voluptés que mon coeurcœur me créait.
 
Non, jamais on ne pourra dire tous les mystères de l'âme vierge, toutes les choses qu'elle sent, tous les mondes qu'elle enfante - comme ses rêves sont délicieux - comme ses pensées sont vaporeuses et tendres ! comme sa déception est amère et cruelle.
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Si j'ai éprouvé des moments d'enthousiasme, c'est à l'art que je les dois. - Et cependant quelle vanité que l'art ! vouloir peindre l'homme dans un bloc de pierre, ou l'âme dans des mots, les sentiments par des sons et la nature sur une toile vernie !
 
Je ne sais quelle puissance magique possède la musique. J'ai rêvé des semaines entières au rythme cadencé d'un air ou aux larges contours d'un choeurchœur majestueux - il y a des sons qui m'entrent dans l'âme et des voix qui me fondent en délices.
 
J'aimais l'orchestre grondant avec ses flots d'harmonie, ses vibrations sonores et cette vigueur immense qui semble avoir des muscles et qui meurt au bout de l'archet. Mon âme suivait la mélodie déployant ses ailes vers l'infini et montant en spirales, pure et lente, comme un parfum vers le ciel.
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J'aimais le bruit, les diamants qui brillent aux lumières, toutes ces mains de femmes gantées et applaudissant avec des fleurs ; je regardais le ballet sautillant, les robes roses ondoyantes, j'écoutais les pas tomber en cadence - je regardais les genoux se détacher mollement avec les tailles penchées.
 
D'autres fois, recueilli devant les oeuvresœuvres du génie, saisi par les chaînes avec lesquelles il vous attache, alors, au murmure de ces voix, au glapissement flatteur, à ce bourdonnement plein de charmes, j'ambitionnais la destinée de ces hommes forts qui manient la foule comme du plomb, qui la font pleurer, gémir, trépigner d'enthousiasme. Comme leur coeurcœur doit être large à ceux-là qui y font entrer le monde, et comme tout est avorté dans ma nature ! Convaincu de mon impuissance et de ma stérilité, je me suis pris d'une haine jalouse; je me disais que cela n'était rien, que le hasard seul avait dicté ces mots. - Je jetais de la boue sur les choses les plus hautes que j'enviais.
 
Je m'étais moqué de Dieu ; je pouvais bien rire des hommes.
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XIX
 
Oh ! l'infini, l'infini, gouffre immense, spirale qui monte du fond des abîmes aux plus hautes régions de l'inconnu - vieille idée dans laquelle nous tournons tous, pris par le vertige - abîme que chacun a dans le coeurcœur, abîme incommensurable, abîme sans fond.
 
Nous aurons beau pendant bien des jours, bien des nuits, nous demander dans notre angoisse : Qu'est-ce que ces mots... Dieu - éternité - infini ? - et nous tournons là-dedans, emportés par un vent de la mort, comme la feuille roulée par l'ouragan. - on dirait que l'infini prend alors plaisir à nous bercer nous-mêmes dans cette immensité du doute. Nous nous disons toujours cependant : après bien des siècles, des milliers d'ans, quand tout sera usé, il faudra bien qu'une borne soit là.
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Tu te vantes d'être libre, de pouvoir faire ce que tu appelles le bien et le mal, sans doute pour qu'on te condamne plus vite, car que saurais-tu faire de bon ? Y a-t-il un seul de tes gestes qui ne soit stimulé par l'orgueil ou calculé par l'intérêt ?
 
Toi, libre ! - Dès ta naissance, tu es soumis à toutes les infirmités paternelles, tu reçois avec le jour la semence de tous tes vices, de ta stupidité même, de tout ce qui te fera juger le monde, toi-même, tout ce qui t'entoure, d'après ce terme de comparaison, cette mesure que tu as en toi. Tu es né avec un esprit étroit, avec des idées faites ou qu'on te fera sur le bien ou sur le mal. On te dira qu'on doit aimer son père et le soigner dans sa vieillesse, tu feras l'un et l'autre, et tu n'avais pas besoin qu'on te l'apprît, n'est-ce pas ? Cela est une vertu innée comme le besoin de manger. Tandis que, derrière la montagne où tu es né, on enseignera à ton frère à tuer son père devenu vieux, et il le tuera, car cela, pense-t-il, est naturel, et il n'était pas nécessaire qu'on le lui apprît. On t'élèvera en te disant qu'il faut te garder d'aimer d'un amour charnel ta soeursœur ou ta mère ; tandis que tu descends comme tous les hommes d'un inceste, car le premier homme et la première femme, eux et leurs enfants, étaient frères et soeurssœurs ; tandis que le soleil se couche sur d'autres peuples qui regardent l'inceste comme une vertu et le fratricide comme un devoir. Es-tu déjà libre des principes d'après lesquels tu gouverneras ta conduite ? Est-ce toi qui présides à ton éducation ? Est-ce toi qui as voulu naître avec un caractère heureux ou triste, physique ou robuste, doux ou méchant, moral ou vicieux ?
 
Mais d'abord pourquoi es-tu né ? est-ce toi qui l'as voulu ? t'a-t-on conseillé là-dessus ? tu es donc né fatalement parce que ton père un jour sera revenu d'une orgie, échauffé par le vin et des propos de débauche, et que ta mère en aura profité, qu'elle aura mis en jeu toutes les ruses de femme poussée par ses instincts de chair et de bestialité que lui a donnés la nature en lui faisant une âme, et qu'elle sera parvenue à animer cet homme que les filles publiques ont fatigué dès l'adolescence. Quelque grand que tu sois, tu as d'abord été quelque chose d'aussi sale que de la salive et de plus fétide que de l'urine, puis tu as subi des métamorphoses comme un ver, et enfin tu es venu au monde, presque sans vie, pleurant, criant et fermant les yeux, comme par haine pour ce soleil que tu as appelé tant de fois.
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On te donne à manger. - Tu grandis, tu pousses comme la feuille, - c'est bien hasard si le vent ne t'emporte pas de bonne heure, car à combien de choses es-tu soumis ? A l'air, au feu, à la lumière, au jour, à la nuit, au froid, au chaud, à tout ce qui t'entoure, tout ce qui est : tout cela te maîtrise, te passionne ; tu aimes la verdure, les fleurs, et tu es triste quand elles se fanent, tu aimes ton chien, tu pleures quand il meurt ; une araignée arrive à toi, tu recules de frayeur, tu frissonnes quelquefois en regardant ton ombre et lorsque ta pensée s'enfonce dans les mystères du néant, tu es effrayé et tu as peur du doute.
 
Tu te dis libre et chaque jour tu agis poussé par mille choses, tu vois une femme et tu l'aimes, tu en meurs d'amour : es-tu libre d'apaiser ce sang qui bat, de calmer cette tête brûlante, de comprimer ce coeurcœur, d'apaiser ces ardeurs qui te dévorent ? Es-tu libre de ta pensée ? Mille chaînes te retiennent, mille aiguillons te poussent, mille entraves t'arrêtent. Tu vois un homme pour la première fois, un de ses traits te choque, et durant ta vie tu as de l'aversion pour cet homme, que tu aurais peut-être chéri s'il avait eu le nez moins gros. - Tu as un mauvais estomac et tu es brutal envers celui que tu aurais accueilli avec bienveillance. Et de tous ces faits découlent ou s'enchaînent aussi fatalement d'autres séries de faits, d'où d'autres dérivent à leur tour.
 
Es-tu le créateur de ta constitution physique et morale ? Non, tu ne pourrais la diriger entièrement que si tu l'avais faite et modelée à ta guise.
 
Tu te dis libre parce que tu as une âme - d'abord c'est toi qui as fait cette découverte que tu ne saurais définir ; une voix intime te dit que oui -d'abord tu mens : une voix te dit que tu es faible et tu sens en toi un immense vide que tu voudrais combler par toutes les choses que tu y jettes. Quand même tu croirais que oui, en es-tu sûr ? Qui te l'a dit ? Quand, longtemps combattu par deux sentiments opposés, après avoir bien hésité, bien douté, tu penches vers un sentiment, tu crois avoir été le maître de l'avoir fait. Mais, pour être maître, il faudrait n'avoir aucun penchant. Es-tu maître de faire le bien, si tu as le goût du mal enraciné dans le coeurcœur, si tu es né avec de mauvais penchants développés par ton éducation ? Et si tu es vertueux, si tu as horreur du crime, pourras-tu le faire ? Es-tu libre de faire le bien ou le mal ? puisque c'est le sentiment du bien qui te dirige toujours, tu ne peux faire le mal.
 
Ce combat est la lutte de ces deux penchants et si tu fais le mal, c'est que tu es plus vicieux que vertueux et que la fièvre la plus forte a eu le dessus.
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Chaque jour, en effet, tu bouleverses la terre, tu creuses des canaux, tu bâtis des palais, tu enfermes les fleuves entre des pierres, tu cueilles l'herbe, tu la pétris et tu la manges ; tu remues l'océan avec la quille de tes vaisseaux, et tu crois tout cela beau, tu te crois meilleur que la bête fauve que tu manges, plus libre que la feuille emportée par les vents, plus grand que l'aigle qui plane sur les tours, plus fort que la terre dont tu tires ton pain et tes diamants et que l'océan sur lequel tu cours, mais, hélas ! - la terre que tu remues renaît d'elle-même, tes canaux se détruisent, les fleuves envahissent tes champs et tes villes, les pierres de tes palais se disjoignent et tombent d'elles-mêmes, les fourmis courent sur tes couronnes et sur tes trônes, toutes tes flottes ne sauraient marquer plus de traces de leur passage sur la surface de l'océan qu'une goutte de pluie et que le battement d'aile de l'oiseau. Et, toi-même, tu passes sur cet océan des âges sans laisser plus de traces de toi-même que ton navire n'en laisse sur les flots. Tu te crois grand parce que tu travailles sans relâche, mais ce travail est une preuve de ta faiblesse. Tu étais donc condamné à apprendre toutes ces choses inutiles au prix de tes sueurs, tu étais esclave avant d'être né, et malheureux avant de vivre ! Tu regardes les astres avec un sourire d'orgueil parce que tu leur as donné des noms, que tu as calculé leur distance, comme si tu voulais mesurer l'infini et enfermer l'espace dans les bornes de ton esprit. Mais tu te trompes ! Qui te dit que derrière ces mondes de lumières, il n'y en a pas d'autres infinis encore, et toujours ainsi ? Peut-être que tes calculs s'arrêtent à quelques pieds de hauteur, et que là commence une échelle nouvelle de faits... Comprends-tu toi-même la valeur des mots dont tu te sers... étendue - espace ? Ils sont plus vastes que toi et ton globe.
 
Tu es grand et tu meurs, comme le chien et la fourmi, avec plus de regret qu'eux, et puis tu pourris, et je te le demande, quand les vers t'ont mangé, quand ton corps s'est dissous dans l'humidité de la tombe, et que ta poussière n'est plus, où es-tu, homme ? Où est même ton âme - cette âme qui était le moteur de tes actions, qui livrait ton coeurcœur à la haine, à l'envie, à toutes les passions, cette âme qui te vendait et qui te faisait fuite tant de bassesses, où est-elle ? Est-il un lieu assez saint pour la recevoir ?
 
Tu te respectes et tu t'honores comme un Dieu - tu as inventé l'idée de dignité de l'homme, idée que rien dans la nature ne pourrait avoir en te voyant ; tu veux qu'on t'honore et tu t'honores toi-même, tu veux même que ce corps, si vil pendant sa vie, soit honoré quand il n'est plus. Tu veux qu'on se découvre devant ta charogne humaine - qui se pourrit de corruption, quoique plus pure encore que toi quand tu vivais. C'est là ta grandeur.
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Je revoyais le même océan avec ses mêmes vagues, toujours immense, triste et mugissant sur ses rochers ; ce même village avec ses tas de boue, ses coquilles qu'on foule et ses maisons en étage. - Mais tout ce que j'avais aimé, tout ce qui entourait Maria, ce beau soleil qui passait à travers les auvents et qui dorait sa peau, l'air qui l'entourait, le monde qui passait près d'elle, tout cela était parti sans retour. Oh ! que je voudrais seulement un seul de ces jours - sans pareils - entrer sans y rien changer !
 
Quoi ! rien de tout cela ne reviendra ? Je sens comme mon coeurcœur est vide, car tous ces hommes qui m'entourent me font un désert où je meurs.
 
Je me rappelai ces longues et chaudes après-midi d'été où je lui parlais sans qu'elle se doutât que je l'aimais, et où son regard indifférent entrait comme un rayon d'amour jusqu'au fond de mon coeurcœur. Comment aurait-elle pu, en effet, voir que je l'aimais, car je ne l'aimais pas alors, et, en tout ce que je vous ai dit, j'ai menti ; c'était maintenant que je l'aimais, que je la désirais, que, seul sur le rivage, dans les bois ou dans les champs, je me la créais là, marchant à côté de moi, me parlant, me regardant. Quand je me couchais sur l'herbe, et que je regardais les herbes ployer sous le vent et la vague battre le sable, je pensais à elle, et je reconstruisais dans mon coeurcœur toutes les scènes où elle avait agi, parlé. Ces souvenirs étaient une passion.
 
Si je me rappelais l'avoir vue marcher sur un endroit, j'y marchais, - j'ai voulu retrouver le timbre de sa voix pour m'enchanter moi-même ; cela était impossible. Que de fois j'ai passé devant sa maison et j'ai regardé à sa fenêtre !
 
Je passai donc ces quinze jours dans une contemplation amoureuse - rêvant à elle. Je me rappelle des choses navrantes ; un jour, je revenais, vers le crépuscule, je marchais à travers les pâturages couverts de boeufsbœufs, je marchais vite, je n'entendais que le bruit de ma marche qui froissait l'herbe, j'avais la tête baissée et je regardais la terre. Ce mouvement régulier m'endormit pour ainsi dire : je crus entendre Maria marcher près de moi, elle me tenait le bras et tournait la tête pour me voir - c'était elle qui marchait dans les herbes. Je savais bien que c'était une hallucination que j'animais moi-même, mais je ne pouvais me défendre d'en sourire et je me sentais heureux - je levai la tête : le temps était sombre, devant moi, à l'horizon, un magnifique soleil se couchait sous les vagues ; on voyait une gerbe de feu s'élever en réseaux, disparaître sous de gros nuages noirs qui roulaient péniblement sur eux, et puis un reflet de ce soleil couchant reparaître plus loin derrière moi dans un coin du ciel limpide et bleu.
 
Quand je découvris la mer, il avait presque disparu ; son disque était à moitié enfoncé sous l'eau et une légère teinte de rose allait s'élargissant et s'affaiblissant vers le ciel.
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Une autre fois, je revenais à cheval en longeant la grève. Je regardais machinalement les vagues dont la mousse mouillait les pieds de ma jument, je regardais les cailloux qu'elle faisait jaillir en marchant, et ses pieds s'enfoncer dans le sable. Le soleil venait de disparaître tout à coup - Et il y avait sur les vagues une couleur sombre comme si quelque chose de noir eût plané sur elles. À ma droite, étaient des rochers entre lesquels l'écume s'agitait au souffle du vent comme une mer de neige, les mouettes passaient sur ma tête et je voyais leurs ailes blanches s'approcher tout près de cette eau sombre et terne. Rien ne pourra dire tout ce que cela avait de beau, cette mer, ce rivage avec son sable parsemé de coquilles, avec ses rochers couverts de varechs humides et l'écume qui se balançait sur eux au souffle de la brise.
 
Je vous dirais bien d'autres choses, bien plus belles et plus douces, si je pouvais dire tout ce que je ressentis d'amour, d'extase, de regrets. - Pouvez-vous dire par des mots le battement du coeurcœur, pouvez-vous dire une larme et peindre son cristal humide qui baigne l'oeil d'une amoureuse langueur ? Pouvez-vous dire tout ce que vous ressentez en un jour ?
 
Pauvre faiblesse humaine, avec tes mots, tes langues, tes sons, tu parles et tu balbuties - tu définis Dieu, le ciel et la terre, la chimie et la philosophie, et tu ne peux exprimer, avec ta langue, toute la joie que te cause une femme nue - ou un plum-pudding.
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O Maria ! Maria, cher ange de ma jeunesse, toi que j'ai vue dans la fraîcheur de mes sentiments, toi que j'ai aimée d'un autour si doux, si plein de parfum, de tendres rêveries, adieu.
 
Adieu - d'autres passions reviendront - je t'oublierai peut-être - mais tu resteras toujours au fond de mon coeurcœur, car le coeurcœur est une terre, sur laquelle chaque passion bouleverse, remue et laboure sur les ruines des autres. Adieu.
 
Adieu, et cependant comme je t'aurais aimée, comme je t'aurais embrassée - serrée dans mes bras. Ah ! mon âme se fond en délices à toutes les folies que mon amour invente. Adieu.
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Adieu, et cependant je penserai toujours à toi ; - je vais être jeté dans le tourbillon du monde - j'y mourrai peut-être écrasé sous les pieds de la foule, déchiré en lambeaux. Où vais-je ? que serai-je ? Je voudrais être vieux, avoir les cheveux blancs - non, je voudrais être beau comme les anges, avoir de la gloire, du génie, et tout déposer à tes pieds pour que tu marches sur tout cela et je n'ai rien de tout cela - et tu m'as regardé aussi froidement qu'un laquais ou qu'un mendiant.
 
Et moi, sais-tu que je n'ai pas passé une nuit, pas un jour, pas une heure, sans penser à toi, sans te revoir sortant de dessous la vague, avec tes cheveux noirs sur tes épaules - ta peau brune avec ses perles d'eau salée, tes vêtements ruisselants et ton pied blanc aux ongles roses qui s'enfonçait dans le sable - et que cette vision est toujours présente, et que cela murmure toujours à mon coeurcœur ? - Oh ! non, tout est vide.
 
Adieu, et pourtant, quand je te vis, si j'avais été plus âgé de quatre à cinq ans, plus hardi... peut-être... oh ! non, je rougissais à chacun de tes regards. Adieu.