« Les Sœurs Rondoli (recueil, Ollendorff 1904)/Le Pain maudit » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
nouvelle page
 
MarcBot (discussion | contributions)
m Bot : Remplacement de texte automatisé (-oeu +œu)
Ligne 17 :
Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait ; demandait des renseignements sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir ; et quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle avait un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait, lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs ! La fillette n'était pas bête, après tout !
 
Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeurcœur du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés ; il avait décidément de la chance dans ses filles.
 
La noce fut décidée ; et on résolut qu'on la ferait d'importance. Elle aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'était pas coutume.
 
Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme un coeurcœur avec tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le temps de dire « ouf », puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurssœurs, puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises : « C'est bien, ça, petite, c'est bien, c'est bien. » Alors, elle dit tout de suite son affaire.— Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de Rose à Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah ! mais non. On la ferait chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé ; elle se chargeait de tout, voilà !
 
Le vieux répéta : « Ça, c'est bien, petite, c'est bien ». Mais un scrupule lui vint. Les Touchard consentiraient-ils ? Rose, la fiancée, surprise, demanda : « Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc ? Laisse faire, je m'en charge, je vais en parler à Philippe, moi ».
Ligne 56 :
Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parents occupaient un bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère présidait à droite, la jeune mariée présidait à gauche. Anna s'occupait de tous et de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins et les assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une certaine intimidation devant la richesse du logis et la solennité du service paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, qui aimait rire, tâchait d'animer la situation ; et, comme on arrivait au dessert, elle cria : « Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose. » Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix du Havre.
 
Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeursœur, par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec le sérieux du dîner.
 
Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour écouter. Tous les visages devinrent attentifs et vaguement souriants.
Ligne 90 :
 
 
Tous, même les deux servants restés debout contre les murs, hurlèrent en choeurchœur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient détonner les voix grasses des hommes.
 
La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille se mouchait avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé brandissait un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle tourmentait toujours.
Ligne 96 :
M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion générale : « Voilà des choses saines, bien différentes des gaudrioles. »
 
Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeursœur et lui montrait d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter.
 
Le jeune homme, grisé par le succès, reprit :