« La Littérature française au moyen-âge » : différence entre les versions

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La plupart des autres genres de littérature n'ont pas une origine aussi complètement latine que ceux dont je viens de parler. Ainsi, la poésie lyrique des troubadours et des trouvères, et surtout la portion de cette poésie qui roule sur les sentimens de galanterie chevaleresque, n'a pas une source latine; cette poésie est née avec la galanterie chevaleresque elle-même, et l'expression n'a pu précéder le sentiment. Cependant on trouve encore des liens qui rattachent à la latinité les chants des troubadours et des trouvères. La rime qu'ils emploient a commencé à se produire insensiblement dans la poésie latine des temps barbares. Enfin, le personnage même des troubadours procède des jongleurs, et ceux-ci sont, comme leur nom l'indique, une dérivation de l'ancien ''joculator'', qui faisait partie, aussi bien que les ''histrions'' et les ''mimes'', d'une classe d'hommes consacrée aux jeux dégénérés de la scène romaine.
 
Il va sans dire que la poésie épique, chevaleresque, n'a rien à faire non plus avec les origines latines; elle est dictée par les sentimens contemporains: ce qu'elle raconte en général, c'est la tradition populaire telle qu'elle s'est construite à travers les siècles et par l'effet des siècles ; il faut excepter cependant les poèmes qui ont pour sujet des évènemens empruntés aux fables de l'antiquité : la guerre de Troie, par exemple, telle qu'on la trouvait dans les récits apocryphes de Darès le Phrygien on de Dictys de Crète; la guerre de Thèbes, l'expédition des Argonautes, telles qu'on les trouvait dans Ovide ou dans Stace. Là le moyen-âge a eu devant les yeux des modèles latins, mais là encore la donnée populaire, nationale, moderne, a puissamment modifié, ou plutôt a complètement transformé la donnée antique. Si les hommes du moyen-âge n'étaient pas tout-à-fait étrangers aux aventures de la guerre de Troie, de la guerre de Thèbes ou à l'expédition des Argonautes, ils ne pouvaient comprendre l'antiquité dans son esprit, dans son caractère, dans ses moeursmœurs. Le moyen-âge, en donnant le costume et les habitudes chevaleresques à des guerriers grecs ou troyens, les enlevait en quelque sorte à l'antiquité, et se les appropriait par son ignorance.
 
Les poèmes dont Alexandre est le héros, bien que ce personnage appartienne à l'histoire ancienne, ne doivent pas cependant être confondus avec les précédents, car cet Alexandre n'est ni celui d'Arrien, ni celui de Quinte-Curce; c'est un Alexandre traditionnel et non historique, c'est celui que racontent les ''Vitoe Alexandri magni'', écrites d'après des originaux grecs, et contenant, non pas l'histoire, mais la tradition orale sur Alexandre, formée après sa mort dans les provinces qu'il avait soumises. Ainsi, l'Alexandre des épopées du moyen-âge n'appartient pas à l'antiquité, mais à la légende comme Charlemagne ou Arthur. Pour ces derniers, le fait est incontestable, et ce n'est pas de l'histoire qu'ont pu passer dans le domaine de la poésie chevaleresque ces deux noms qu'elle a tant célébrés. Quant aux chroniques dans lesquelles Charlemagne figure d'une manière plus ou moins analogue à celle dont il figure dans les romans de chevalerie, c'est, comme dans la chronique du moine de Saint-Gall, un récit fait d'après les traditions vivantes, ou, comme dans la chronique de Turpin, un récit fait d'après des chants populaires. Ces chroniques ne peuvent donc pas être considérées comme une source latine à laquelle auraient puisé les poèmes de chevalerie sur Charlemagne, mais comme un intermédiaire qui aurait recueilli avant eux des chants et des récits plus anciens. La chronique de Geoffroy de Mounmouth, dans laquelle sont racontés de fabuleux exploits d'Arthur, ne peut pas être envisagée non plus comme la source des poèmes chevaleresques sur ce personnage et sur les héros de son cycle, car elle ne contient que quelques germes des évènemens qu'ont développés, multipliés, variés à l'infini ces poèmes.
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Maintenant que nous avons vu d'où venait le moyen-âge français, quels étaient ses rapports avec les autres littératures, il nous reste à l'étudier en lui-même, à le considérer dans les quatre grandes inspirations qui ont fait sa vie, dans les quatre tendances principales qui le caractérisent; c'est l'inspiration chevaleresque, l'inspiration religieuse, la tendance par laquelle l'esprit humain aspire à l'indépendance philosophique; enfin, c'est l'opposition satirique qui fait la guerre à tout ce que le moyen-âge croit et révère le plus.
 
L'inspiration chevaleresque fut plus puissante encore au moyen-âge qu'on ne le pense d'ordinaire. La chevalerie n'est pas seulement une institution; c'est un fait moral et social immense, c'est tout un ordre d'idées, de croyances, c'est presque une religion. La chevalerie est née de l'alliance du christianisme avec certains sentimens terrestres de leur nature, mais élevés et pénétrés de l'esprit chrétien. Ayant prise sur les ames par ces sentimens naturels qu'elle respectait, mais qu'elle épurait et qu'elle exaltait, elle a lutté avec avantage contre la barbarie, contre la violence des moeursmœurs féodales; elle a fait énormément pour la civilisation intérieure, pour ce qu'on pourrait appeler la civilisation psychologique du moyen-âge. Aussi les idées, les moeursmœurs chevaleresques tiennent-elles une place immense dans la littérature de ce temps. Non-seulement elles animent et remplissent la poésie épique et la poésie lyrique, mais elles se font jour dans des genres de littérature très différens, et dans lesquels on s'attend bien moins à les rencontrer, jusque dans les traductions de la Bible. Certaines portions de l'ancien Testament ont été transformées, pour ainsi dire, en récits chevaleresques; tels sont les livres des Rois et le livre des Machabées. L'esprit chevaleresque s'est insinué dans les légendes, particulièrement dans celles où la vierge Marie joue le principal rôle. Les chevaliers ont pour Notre-Dame une dévotion analogue à celle qu'ils ont envers la dame de leurs pensées; Notre-Dame les aime, les protège, et va au tournoi tenir la place de l'un d'eux, qui s'était oublié au pied de ses autels. La chevalerie pénètre même les fabliaux railleurs, et jusqu'au roman satirique de ''Renart''. Les héros quadrupèdes de ce roman sont représentés chevauchant, piquant leurs montures, et portant le faucon au poing, tant était inévitable et invincible la préoccupation de l'idéal chevaleresque. La chevalerie a envahi le drame, composé primitivement pour les clercs et pour le peuple. Il n'y a pas de drame chevaleresque au moyen-âge, parce qu'il n'y a pas, pour les représentations théâtrales, de public chevaleresque. Mais l'empire des idées et des sentimens de la chevalerie est si fort, que, même dans ce drame, qui n'est pas fait pour les chevaliers, l'intérêt chevaleresque a souvent remplacé et effacé presque entièrement l'intérêt religieux, comme on peut le voir dans les ''miracles'' du XIVe siècle.
 
C'est surtout l'inspiration religieuse qu'on s'attend à trouver développée énergiquement au moyen-âge, et je puis dire que j'ai été bien surpris, quand, après deux années passées à étudier l'histoire de la littérature et de l'esprit humain à cette époque, je suis arrivé à ce résultat inattendu, que l'inspiration religieuse tient dans la poésie de ces siècles de foi une place assez médiocre. En général, tout ce qui appartient à la littérature religieuse est traduit du latin en français, et par conséquent froid; ce qui n'est pas traduit n'est guère plus animé. Il n'y a aucune comparaison entre la langueur de la poésie religieuse et l'exaltation de la poésie chevaleresque, la verve de la poésie satirique. Si l'on excepte quelques légendes, comme l'admirable récit du ''Chevalier au Barizel''; si l'on excepte quelques accens religieux assez profonds dans la poésie des troubadours, et quelques traits d'un christianisme qui ne manque ni de naïveté ni de grandeur, dans les plus anciennes épopées carlovingiennes, on ne découvre, en général, rien de bien saillant dans la poésie religieuse de la France au moyen-âge. Où est-elle donc, cette inspiration religieuse? Je la trouve ailleurs, je la trouve dans les sermons latins de saint Bernard, dans les ouvrages mystiques de saint Bonaventure, dans l'architecture gothique; mais je la cherche presque inutilement dans notre littérature, et même dans la littérature nationale des autres pays de l'Europe. Quelle est la grande oeuvreœuvre de l'Allemagne au moyen-âge? Quel est son produit littéraire le plus éminent? Les ''Niebelungen'', poème païen pour le fond, chevaleresque pour la forme. Le christianisme, qui est, pour ainsi dire, appliqué à la surface, n'a pas pénétré à l'intérieur, n'a pas modifié les sentimens de fougue et de férocité barbare, qui sont l'ame de cette terrible épopée. En Espagne, quel est le héros du moyen-âge? C'est le Cid; mais le Cid des romances, et surtout celui du vieux poème, est un personnage héroïque plutôt que religieux. Dans le poème, il s'allie avec les rois maures; dans les romances, il va à Rome tirer l'épée au milieu de l'église Saint-Pierre et faire trembler le pape. En Angleterre, quel est l'ouvrage le plus remarquable du moyen-âge? C'est le très jovial et passablement hérétique recueil de contes de Cantorbéry. En Italie, il y a Dante qui, à lui seul, rachète tout le reste, qui a élevé au catholicisme un monument sublime; mais hors la poésie de Dante et quelques effusions mystiques, comme celles de saint François d'Assise, je vois bien dans Pétrarque l'expression de l'amour chevaleresque élevée à la perfection de l'art antique, je vois bien dans Boccace des plaisanteries folâtres et des narrations badines; mais je ne vois pas que la poésie catholique, la poésie religieuse, tienne plus de place en Italie que dans le reste de l'Europe.
 
Il est difficile de s'expliquer un semblable résultat. Faut-il dire que précisément parce que l'église avait une autorité supérieure à toute autre autorité, le moyen-âge, dans tout ce qui n'a pas été écrit par une plume sacerdotale, a été porté à faire acte d'opposition à l'église, au moins de cette opposition qui se trahit par l'indifférence? Quand les clercs écrivaient, ils écrivaient en latin ; ceux qui écrivaient dans la langue vulgaire n'étaient pas, en général, des clercs, mais des individus sortis, ou des rangs du peuple, ou des rangs de l'aristocratie féodale, deux classes d'hommes qui chacune avait sa raison pour être en lutte avec l'église : la première par un instinct de résistance démocratique contre le pouvoir régnant, la seconde par une jalousie aristocratique d'autorité. Il serait arrivé ici le contraire de ce qui se passe dans l'apologue du ''Peintre et du Lion'', ce seraient les lions qui auraient été les peintres.