« L’Allemagne depuis 1830 » : différence entre les versions

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Si nous nous reportons à 89, nous trouvons le Saint-Empire encore debout, tronc décrépit, aux vieilles racines, qui, s'il ne végète plus, empêche l'épanouissement de toute vie nouvelle. Cette vénérable institution n'exerçait, il est vrai, depuis les conquêtes de Frédéric II et l'apparition de la Russie sur la scène du monde politique, qu'une impuissante autorité de chancellerie. Lorsque les électeurs de Brandebourg. menaçaient la couronne impériale et qu'une czarine se portait, à Teschen, garante de la paix de l'Allemagne, il était manifeste, assurément, que le vieux droit public, restauré avec art au congrès de Westphalie, mais que la réforme avait atteint à sa source même, avait à peine conservé une existence nominale. Autour de cette ruine se groupaient néanmoins, confusément pressées, des principautés innombrables, membres épars d'un vaste corps auquel la force féodale sut donner une forme hiérarchique, mais sans parvenir à le rendre compacte. C'étaient ici des rois et des princes, des comtes et des évêques, des abbés et des abbesses, une multitude de chevaliers, sujets immédiats de l'empire, qui se refusaient à reconnaître une autre souveraineté, et réclamaient l'anarchie à titre de droit héréditaire; c'étaient, à Ratisbonne et à Wetzlar, des jurisconsultes et des publicistes, secouant la poussière des chartes et s'efforçant de concilier le droit catholique de la bulle d'or avec les principes consacrés à Osnabruck après Maurice et Gustave-Adolphe, pendant que le siècle, dans son cours rapide, emportait également tous ces souvenirs : chaos sans grandeur, mosaïque sans harmonie, où s'éteignait la plus grande des passions de l'homme, le patriotisme, sous la plus petite, la vanité héraldique; puissance sans autorité par elle-même, mais qui assez long-temps avait agi sur les peuples pour leur ôter la force de la briser.
 
La révolution française eut à peine touché l'édifice qu'il s'entr'ouvrit et croula. Les victoires de la république et du consulat, l'influence de la Prusse, fidèle à son rôle de novatrice et à son oeuvreœuvre ambitieuse, l'impuissance misérable de ces souverainetés hybrides, où la couronne compromettait la mitre, amenèrent l'Autriche à sanctionner, à Lunéville, le principe des sécularisations. A Presbourg, la prépondérance française fut fondée d'une manière très exagérée sans doute; mais ces abus de la victoire paraissent au moins compensés, dans l'intérêt de la civilisation germanique, par l'indépendance des états méridionaux, qui pèsent déjà d'un si grand poids sur les destinées de ce pays: alors fut largement appliqué ce principe de médiatisation, avec lequel disparurent les derniers vestiges du Saint-Empire, dont le nom même s'abîma dans cet immense naufrage.
 
Après avoir jeté son code à l'Allemagne comme à l'Italie, après y avoir fait germer de toutes parts des idées d'égalité civile, il était réservé à la France de préparer ces peuples à la liberté, en réveillant au milieu d'eux l'idée de l'indépendance et de l'unité nationales. La Prusse, anéantie à Tilsitt; l'Autriche, abaissée à Vienne, au point de consommer le sacrifice le plus sensible à son orgueil, essayèrent le prestige d'idées nouvelles, et parlèrent une langue jusqu'alors inentendue. Cette langue fut comprise, et, du Rhin à la Mémel, l'on courut mourir en chantant des hymnes que, pour la première fois, la patrie répétait en choeurchœur. Foulée sous le talon d'un conquérant, la Germanie se releva, savamment orgueilleuse de son passé, humiliée de son présent, et comme illuminée de l'avenir. Les plus hardies espérances du XIXe siècle se mêlèrent aux traditions les plus confuses de l'histoire : toutes les convictions s'accordèrent, toutes les écoles se donnèrent la main, et la nation fut soulevée par tous les leviers à la fois.
 
Les gouvernemens considérèrent le but de la grande croisade comme atteint, lorsque la prise de Paris les eut vengés des humiliations de Berlin et de Vienne, et que le rocher de Sainte-Hélène eut reçu le Titan qui avait escaladé les mystérieuses hauteurs de la royauté. L'opinion n'en jugea point ainsi au-delà du Rhin : des promesses avaient été faites, il fallait penser à les tenir. Toutefois les intérêts nouveaux n'étaient pas assez développés pour se produire d'une manière unanime et précise, et peut-être y avait-il alors autant de ménagemens à garder avec les droits à restreindre qu'avec les droits à consacrer. Aussi des expressions équivoques furent-elles introduites dans rédaction officielle des actes destinés à ouvrir une ère nouvelle au droit public de l'Allemagne, expressions invoquées tour à tour par les peuples et par les cabinets; les uns s'efforçant d'en étendre la signification, les autres arguant de leur ambiguïté calculée pour justifier la mesure restreinte de leurs concessions.
 
Les traités de Vienne ont été, pour l'Europe, ce que fut pour la France la Charte de 1814, une halte entre le droit public du passé et celui de l'avenir, une transaction entre des souvenirs impuissans et des théories mal formulées. Le passé avait posé les prétendues lois d'un équilibre dont les bases, assises à Munster, furent bientôt après bouleversées par Louis XIV, puis, lors des succès de la coalition contre la France, reprises en sous-oeuvreœuvre à Utrecht, ce congrès de Vienne du XVIIe siècle, puis encore bouleversées; rétablies, altérées, selon les intrigues des cours ou les arrêts dictés par la victoire depuis Frédéric jusqu'à Napoléon. En place de cet équilibre, qu'il a fallu autant de guerres pour maintenir que cet équilibre même n'en a prévenu, l'avenir semble destiné à consacrer un droit nouveau, celui des nationalités. On cherchera sans doute graduellement, dans la sanction donnée à ces nationalités elles-mêmes, une force qui manqua trop souvent aux combinaisons arbitraires d'une politique artificielle.
 
Mais cette idée était encore un peu moins avancée en 1815 qu'elle ne peut l'être aujourd'hui; on croyait alors très sincèrement à la possibilité de renouer la chaîne des temps; on voulait restaurer l'Europe, qu'il n'était pas, en effet; temps de refondre; on subissait néanmoins, dans une certaine mesure, au milieu de beaucoup d'incohérences et d'hésitations, assurément fort légitimes, l'influence de ces passions contemporaines si subitement éveillées. Aussi, sans autre préoccupation que d'échapper, pour le moment, à une position difficile, combina-t-on les faits avec les principes, les droits antiques avec les idées nouvelles, et l'acte fédéral fut la dernière et la plus complète expression de ces inévitables incohérences.
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Ces institutions politiques, qui, pendant dix années, n'exercèrent qu'une action peu sensible au-delà du Rhin, et dont l'influence ne semblait pas d'abord devoir être d'un grand poids dans les relations diplomatiques de ce pays, se présentent en ce moment sous un aspect nouveau.
 
Après 1830, l'Europe s'est trouvée divisée en deux zones distinctes; et par ses sympathies non équivoques, par ses manifestations les plus éclatantes, l'Allemagne méridionale a témoigné vouloir prendre son rôle politique au sérieux, et appartenir, du moins de coeurcœur, à l'alliance des peuples constitutionnels.
 
Nulle part en Europe, si ce n'est peut-être en Angleterre, le mouvement de juillet n'excita une émotion plus universelle et plus vive. Il fut facile de voir que les longs efforts de l'école historique pour reconstituer la nationalité allemande, en dehors des théories modernes, efforts que, selon leur esprit et leur intérêt respectifs, la Prusse et l'Autriche favorisaient depuis 1815, n'avaient exercé aucune influence sérieuse sur l'opinion ; il dut demeurer évident que le torrent des idées nouvelles avait complètement envahi l'Allemagne, malgré les digues élevées par la science à si grand'peine, et le plus souvent à si grands frais. L'exaltation qu'avait entretenue dans ce pays la lutte de la Grèce de 1821 à 1825, avait déjà pu donner aux gouvernemens allemands la mesure de ces dispositions, dont les vives sympathies manifestées plus tard pour la Pologne constatèrent le véritable caractère; personne ne put douter, en effet, que celles-ci ne s'adressassent moins à l'indépendance de la Pologne qu'à l'esprit révolutionnaire.
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Disons-le ici, non pas pour exprimer quelque regret d'un immense service rendu à la paix du monde, mais pour que la France ne méconnaisse pas sa force, et que l'Europe lui sache au moins quelque gré de sa modération; disons-le pour qu'on honore notre sagesse, au lieu d'affecter pour notre impuissance des dédains qui n'ont rien de sincère : un drapeau tricolore aurait passé le Rhin dans ce redoutable moment, que l'Allemagne, recommençant sa guerre de trente ans, aurait vu s'ouvrir pour elle un avenir rempli des plus terribles perplexités.
 
La courageuse persévérance du gouvernement français en face des factions sut épargner au monde une telle épreuve, dans laquelle ce gouvernement courait peut-être la chance de disparaître, mais avec celle beaucoup plus assurée de faire tomber aussi tous les autres. L'attitude prise par le ministère du 13 mars sauva l'Allemagne monarchique. D'un autre côté, le mouvement remuant d'abord la jeunesse et les masses populaires, au lieu d'avoir pour centre et pour règle l'opposition des corps légalement constitués, dut tourner vite au jacobinisme, et les intérêts alarmés firent taire des sympathies d'abord unanimes. Lorsqu'aux fêtes de Weinheim, de Koenigstein et de Hambach, on vit les passions démocratiques se produire sous les expressions les plus ardentes, et que sur des ruines contemporaines des Hauhenstaufen, on entendit l'hymne enflammé de la ''Marseillaise'', répété en choeurchœur par vingt mille hommes, lorsque la ''Tribune allemande'' provoquait ouvertement à la chute de tous les trônes, et que des publicistes, solennellement absous par le jury, confessaient en plein tribunal l'intimité de leurs rapports avec les sociétés républicaines (1), alors une réaction ne put manquer de s'opérer dans l'opinion de ces contrées, réaction dont les gouvernemens surent profiter avec autant d'à-propos que de décision. Lorsqu'elle commença, la Pologne d'ailleurs avait succombé, et l'on avait cessé de compter sur la France. De plus, celle-ci se présentait alors sous un aspect peu propre à encourager l'esprit novateur : d'une part, elle avait soulevé contre elle la conscience des populations religieuses, par le sac du plus vieux temple de sa capitale et ses insultes au signe vénéré de la foi et de la liberté du monde; de l'autre, elle n'avait point encore acquis, en compensation de la force inhérente à tout élément indompté, cette autre force d'opinion et de crédit qui s'attache aux situations régulières et solidement assises; on ne croyait plus à sa verve révolutionnaire, et l'on doutait encore de sa puissance légale.
 
Ce fut le moment choisi par la diète de Francfort. Alors parurent ces ordonnances mémorables, qu'on peut appeler avec justice les ordonnances de juillet d'outre-Rhin, mesures qui devaient changer radicalement l'état politique de l'Allemagne, et revêtir la diète d'attributions auxquelles n'avaient jamais pensé, à coup sûr, les rédacteurs des traités de 1815, mais qu'on put avec fondement appuyer sur les principes énoncés d'une manière générale dans l'acte final de 1820 (2).
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Dira-t-on que ce feu de paille n'a brillé qu'un jour, que les décrets de Francfort ont été acceptés, les écrivains muselés, les universités réformées ou dissoutes, et que dès la fin de 1834, l'Allemagne commençait à rentrer dans son repos ? et de ce qu'aujourd'hui les états, de concert avec les gouvernemens, s'occupent beaucoup de chemins de fer, et moins de politique, serait-on admis à conclure, avec certains publicistes, que le mouvement constitutionnel de 1832 était sans portée, que ce pays cédait à un entraînement factice, et que les intérêts nouveaux n'y ont pas acquis les développemens qu'il nous convient de leur supposer? Étrange conclusion que celle-là, vraiment! Eh! que vouliez-vous donc que fissent les petits états en face des forces fédérales prêtes à marcher? Le désir non équivoque des deux grandes puissances militaires n'était-il pas, et qui l'ignorait ? d'intervenir à main armée, en appuyant sur une violation des obligations fédérales la suppression des institutions représentatives ? Quelle résistance était possible dans un moment où la France se considérait comme dégagée de tout intérêt dans les affaires d'Allemagne? La seule résistance vraiment sérieuse, du moment où il ne pouvait y avoir de concours à attendre de notre gouvernement, impliquait, d'ailleurs, l'emploi de moyens purement révolutionnaires, et le propre de l'opinion bourgeoise, en pareille alternative, n'est-il pas de se résigner même au despotisme ? Entre un nouvel essai de république démagogique et une nouvelle dictature impériale, l'opinion constitutionnelle n'eût-elle pas embrassé le dernier parti, même en France ?Est-ce donc à dire que cette opinion y soit sans racines et sans force propre?
 
L'Allemagne a, du reste, bien moins cédé, comme on le dit, que transigé sur la plupart des grandes questions soulevées. Quelle qu'ait été la mesure des concessions réclamées par une position impérieuse, il faut savoir reconnaître que les six dernières années ont avancé, à l'égal d'un demi-siècle, son éducation constitutionnelle. Les états méridionaux ont conquis des garanties importantes; la Saxe, le Hanovre, d'autres puissances inférieures, ont reçu des institutions plus libérales; enfin, et c'est ici le point capital, ce pays a manifestement acquis une conscience plus distincte de ses voeuxvœux, une aperception plus lucide de ses destinées politiques.
 
L'opinion constitutionnelle y a été prudente et mesurée, parce qu'il est dans sa nature de l'être, parce qu'en Allemagne, où l'on passe à grand'peine des spéculations de l'intelligence à leur réalisation pratique, les moeursmœurs inclinent vers le pouvoir, et que le vieux sang de ces princes, qui, pendant cinquante années de tourmente, ont partagé toutes les épreuves des peuples, est encore cher à la Germanie.
 
Quoi qu'il en soit, une révélation complète de l'état intime de ce pays est désormais acquise pour la France comme pour l'Europe. Nous ne pouvons ignorer que s'il entre un jour dans les plans d'une politique, non pas propagandiste et conquérante, mais nationale et modérée, d'appuyer au-delà du Rhin le principe représentatif menacé dans son indépendance, ce concours serait accepté avec transport. Si la France avait été en mesure, et s'il avait pu convenir à ses intérêts d'alors de donner ce concours à l'Allemagne, en 1832, on sait assez que les décrets de Francfort auraient rencontré devant eux bien autre chose que des pétitions collectives et des protestations parlementaires. Qui ne sait qu'assurés d'un point d'appui de ce côté, certains gouvernemens constitutionnels auraient peut-être devancé les peuples dans une résistance habilement calculée pour en recueillir eux-mêmes le bénéfice? Il est, dans l'Allemagne méridionale, des cabinets qui ont encore plus l'ambition de s'agrandir qu'ils n'ont peur de la liberté politique, et ceux-là seront tôt ou tard funestes à l'oeuvreœuvre de 1815.
 
La France, intervenant en Allemagne sitôt après juillet dans les ardeurs de son prosélytisme révolutionnaire, aurait pu soulever contre elle les repoussemens de populations honnêtes et religieuses; la France agitant au bord du Rhin les aigles de l'empire, et s'emparant de ce qu'elle appelle ses frontières naturelles, aurait excité plus sûrement encore contre elle l'esprit national, sur lequel pesaient, comme une douleur et comme une flétrissure, les insolens souvenirs de nos jours de conquête. A cet égard, les gouvernemens allemands comprennent à merveille leur véritable situation; ils s'efforcent par tous les moyens de persuader à l'Allemagne que l'action française ne saurait jamais s'exercer autrement. Impuissans ou dévastateurs, tel est le rôle qu'on aimerait à nous faire aux yeux de l'Europe. Le terrain serait bon, en effet, en cas de complications politiques; mais qu'on nous permette aussi de choisir le nôtre, tel qu'il nous conviendra, le cas échéant, de le prendre et de le garder.
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Les sentimens les moins définissables sont par cela même les plus persistans. Quelques efforts que fasse l'Autriche, quelques fautes qu'ait faites la France , rien n'empêchera que les Français ne soient reçus avec bonheur dans un pays qui a eu vingt-cinq ans pour oublier leurs exigences. L'impassibilité de l'officier autrichien, engoncé dans son hausse-col et méditant sur sa consigne, rappelle et conserve le souvenir de cette autre domination qui, pour prix du sang abondamment versé et des trésors lestement enlevés, fondait au moins des monumens d'art, faisait chanter les poètes, portait le code civil aux magistrats, distribuait des croix d'honneur aux militaires, domination acceptée par la famille, par les salons, par la société tout entière, aux jouissances de laquelle elle savait étroitement s'associer.
 
En cas de guerre, la France agirait sur l'Allemagne par ses idées, sur l'Italie par son génie même, par l'autorité du gouvernement représentatif au-delà du Rhin, par l'attractive puissance de ses moeursmœurs au-delà des Alpes.
 
Si l'Italie est la plus vulnérable, ce n'est pas, on le sait, la seule partie faible de cet empire que les rivalités politiques s'attachent, au sein même de la confédération, à présenter comme une puissance moins allemande que slave. En Hongrie, le cabinet de Vienne doit lutter à la fois, et contre le libéralisme moderne, et contre l'esprit féodal associé dans une opposition nationale. Les états de Transylvanie, dissous après une session de huit mois (10), signalée par des résistances violentes, pour ne pas dire séditieuses, ont révélé toute une situation qu'il est plus facile de cacher à l'Europe que de dissimuler à soi-même.
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Depuis 1815, deux pensées ont simultanément préoccupé ce gouvernement actif et hardi, qui a fondé son crédit sur un contraste constant avec la somnolence de l'Autriche. Pendant que, d'un côté, il étendait ses relations sur l'Allemagne, en reculant chaque jour, par de nouveaux traités d'accession, les postes de ses douanes, de l'autre, il s'occupait avec ardeur du soin de rendre plus étroits les liens qui unissent ses provinces, étrangères les unes aux autres. Pénétrer d'une vie intime et vraiment nationale les parties disjointes de ce vaste corps sans cohésion et sans ensemble, telle a été et telle devait être l'idée-mère de la politique prussienne.
 
Peut-être pouvait-on comprendre, sous quelques rapports, autrement que ne l'a fait ce cabinet si éclairé d'ailleurs, et ses intérêts à venir et les lois de sa position. Il est loisible de penser, par exemple, que l'érection d'une tribune politique à Berlin aurait plus avancé que tous les efforts du gouvernement prussien l'oeuvreœuvre à laquelle il s'est laborieusement dévoué. Autour de ce centre, qui eût exercé une si constante domination sur toute l'Allemagne constitutionnelle, auraient pu se grouper assez vite ces provinces arrachées tour à tour à l'Autriche comme à la Saxe, à la Pologne comme à l'empire français. Alors, au lieu d'avoir à combattre le fanatisme luthérien en Silésie, le catholicisme sur le Rhin, le génie national dans le duché de Posen, on se serait trouvé, un demi-siècle plus tôt tout au plus, face à face avec des embarras politiques, il est vrai, mais avec une force immense pour les supporter.
 
La Prusse a compris autrement son rôle; et celui qu'elle a pris a eu assez de succès pour qu'il pût y avoir quelque ridicule à lui tracer après coup un programme tout différent. Aujourd'hui que pas un état de quelque importance, au Hanovre près, n'est en dehors du vaste réseau de ses tarifs, et que son influence domine visiblement la confédération germanique, elle peut assurément arguer de ses oeuvresœuvres.
 
Rejetant, pour appuyer l'unité prussienne, le principe de la liberté politique, le cabinet de Berlin conçut la pensée de puiser sa force dans le principe protestant, qui avait, à bien dire, fondé la monarchie en face du Saint-Empire. Depuis vingt ans, il se présente à l'Allemagne comme le centre de l'esprit réformé, en même temps que comme le modèle des gouvernemens éclairés et progressifs en dehors de l'action des théories françaises. Ce principe le séparait, en effet, de l'Autriche, en même temps qu'il lui servait de garantie contre la France. Si M. Ancillon a dit en 1818 : « Ce n'est pas une triple ligne de forteresses qui nous préservera de la France, ce sera le rempart d'airain du protestantisme, » il a prononcé un mot fort juste; il ne manquait à cette idée que de se produire dans des conditions compatibles avec la prudence, et surtout avec le respect dû à la foi des peuples.
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L'idée de confondre dans une unité nouvelle, d'embrasser dans un rituel national les deux cultes réformés, fut la préoccupation dominante d'un roi patriote et pieux. Calviniste sincère, Frédéric-Guillaume III fit à ce plan de toute sa vie quelques sacrifices théologiques, et ''l'église évangélique'' fut fondée sur des bases, sinon durables, du moins assez généralement acceptées (11). Cette église est arrivée, en prenant soin de s'occuper beaucoup moins du dogme que de la liturgie extérieure, à fonctionner assez régulièrement, à la manière de toutes les institutions officielles réglementées et salariées; établissement royal parfaitement inoffensif du reste, qui est à une autre église de même origine ce qu'un bon mari morganatique est au terrible époux d'Anna Boleyn.
 
Mais cette tâche n'était pas la plus ardue; une autre restait entière, et c'est ici que se sont rencontrées des résistances dont il est encore difficile d'assigner le terme, et qui projettent un jour nouveau sur la situation de ce pays. Les cinq sixièmes des populations adjugées à la Prusse par le congrès de Vienne professaient le catholicisme, et cette croyance dominait surtout presque sans exception toutes les populations rhénanes, qu'il s'agissait de pénétrer de cet esprit anti-français, jugé nécessaire pour consolider l'oeuvreœuvre de 1815 (12).
 
A-t-il existé un plan parfaitement arrêté à Berlin pour protestantiser les provinces rhénanes et westphaliennes? nous ne le croyons pas. Assurément une telle idée ne s'est présentée ni à Frédéric-Guillaume ni à Guillaume de Nassau, comme pouvant comporter une exécution immédiate. Ce sont là de ces parties trop hasardeuses pour les jouer de sang-froid et cartes sur table. Dans ce cas, on procède bien plutôt par tendances que par entreprises avouées.
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Quoi qu'il en soit, le roi de Prusse, qui est parvenu à faire vivre en bonne intelligence Luther et Calvin, au moyen de bons traitements, a pu se flatter d'arriver à effacer graduellement, et pour ainsi dire de génération en génération, toutes les aspérités du dogme catholique; il a pu croire qu'il agirait assez à la longue sur le génie intime de l'église romaine, tout en respectant scrupuleusement sa hiérarchie extérieure, pour modifier les points par lesquels la foi catholique sépare radicalement ses disciples des chrétiens appartenant aux communions dissidentes.
 
L'action incessante du gouvernement prussien depuis 1815 s'est en effet exercée en ce sens par l'administration, par l'enseignement, par la presse, par les innombrables moyens d'influence dont dispose un pouvoir fort sur des moeursmœurs faibles et sur des intérêts trop facilement excités.
 
Le concordat conclu en 1821 avec le saint-siège a donné au gouvernement prussien, sur l'administration de l'église catholique, des droits qui n'ont rien de plus exorbitant, il est vrai, que ceux reconnus au gouvernement français d'après les lois organiques et les décrets impériaux. Mais à Berlin l'application de ces dispositions se fait par des ministres et des présidens de province, tous étrangers au catholicisme, souvent en état de méfiance, si ce n'est d'irritation, contre lui. Les fidèles de cette religion, totalement exclus de la haute administration aussi bien que des grades supérieurs de la hiérarchie militaire (13), sont dans un état d'infériorité évidente, qui impose des sacrifices difficiles à l'ambition, pénibles à l'amour-propre. L'armée et l'enseignement universitaire sont deux moyens puissans dont dispose le gouvernement pour agir et sur le peuple et sur les classes éclairées.
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Par l'enseignement universitaire, le gouvernement domine le clergé catholique, s'attachant à favoriser, dans l'intérêt d'un vague ecclectisme religieux, ces tendances rationalistes qui se développent de plus en plus en Allemagne. Il n'y a aucune université catholique pour plus de cinq millions de sujets professant cette religion. Deux universités seulement sont mixtes, celles de Bonn et de Breslau; les autres restent exclusivement protestantes. Encore à Bonn comme à Breslau, le commissaire royal est-il protestant, et les évêques sont-ils sans influence directe sur le choix des professeurs de théologie catholique, contre l'orthodoxie desquels ils sont seulement admis à présenter des objections au ministre.
 
Il est résulté de l'ensemble de ces causes, qu'en Silésie surtout, le catholicisme dogmatique est descendu à l'état le plus déplorable. L'interprétation libre du symbole y bouleverse chaque jour davantage les bases mêmes de la doctrine chrétienne. Aux bords du Rhin, l'enseignement du docteur Hermès avançait également cette oeuvreœuvre de décomposition, déjà trop favorisée par le relâchement des moeursmœurs et la faiblesse de la discipline. Aussi le gouvernement prussien n'avait-il pas vu sans vif déplaisir un bref pontifical frapper la doctrine hermésienne, « en ce qu'elle établissait le doute positif comme base de tout enseignement théologique, et qu'elle posait en principe que la raison est l'unique moyen pour arriver à la connaissance des vérités de l'ordre surnaturel (14). »
 
Un écrit, émané d'une source officielle, a récemment dénoncé cette condamnation comme « le premier pas décisif du chef de l'église pour arrêter le développement de la science catholique en Allemagne (15).» On ne s'étonnera pas, dès-lors, que la publication de ce bref fût interdite dans toutes les provinces de la monarchie. Mais, lorsque des feuilles étrangères l'eurent porté à la connaissance des catholiques, une scission profonde éclata dans le clergé, la majorité adhérant à la décision de Rome, une autre partie se refusant à reconnaître un bref qui n'avait pas été officiellement publié ''cum placito regis''.
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Rome a été bercée au vent de toutes les fortunes : selon le cours des idées et des siècles, selon ces nécessités temporaires, que subit, en les dominant, toute pensée immortelle, elle a navigué, tantôt avec les puissances, tantôt avec les peuples; ainsi triomphante au sein du calme, ou le front souvent caché sous l'écume des flots, s'avance vers ses mystérieuses destinées, cette église dont la barque du pêcheur est le naïf et sacré symbole.
 
La Prusse a entrepris un duel que la prudence semblait commander d'éviter. Le champ clos, d'ailleurs, est bien rapproché de la Belgique où flottent enlacés les drapeaux de la liberté civile et religieuse; pays que ses souvenirs, ses moeursmœurs, ses intérêts, lient d'une manière si étroite aux provinces rhénanes, et dont il nous est arrivé d'écrire dans ce recueil même, bien avant les complications actuelles : « Dans vingt-cinq ans la Belgique aura obtenu le pays entre Meuse et Rhin, ou elle sera réunie à la France (22).»
 
Les affaires religieuses de la Prusse sont trop graves pour que nous n'en tenions pas compte, en appréciant notre véritable position en Europe.