« Itinéraire de Paris à Jérusalem/Voyage/Partie 2 » : différence entre les versions

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M. Pengali me reçut avec toute la cordialité possible : son fils descendit au port ; il y trouva un caïque qui retournait à Tino et qui devait mettre à la voile le lendemain ; je résolus d'en profiter : cela m'avançait toujours un peu sur ma route.
 
Le vice-consul voulut me donner l'hospitalité, au moins pour le reste de la journée. Il avait quatre filles, et l'aînée était au moment de se marier ; on faisait déjà les préparatifs de la noce : je passai donc des ruines du temple de Sunium à un festin. C'est une singulière destinée que celle du voyageur. Le matin il quitte un hôte dans les larmes, le soir il en trouve un autre dans la joie ; il devient le dépositaire de mille secrets : Ibrahim m'avait conté à Sparte tous les accidents de la maladie du petit Turc ; j'appris à Zéa l'histoire du gendre de M. Pengali. Au fond, y a-t-il rien de plus aimable que cette naïve hospitalité ? N'êtes-vous pas trop heureux qu'on veuille bien vous accueillir ainsi dans des lieux où vous ne trouveriez pas le moindre secours ? La confiance que vous inspirez, l'ouverture de coeurcœur qu'on vous montre, le plaisir que vous paraissez faire et que vous faites sont certainement des jouissances très douces. Une autre chose me touchait encore beaucoup ; c'était la simplicité avec laquelle on me chargeait de diverses commissions pour la France, pour Constantinople, pour l'Egypte. On me demandait des services comme on m'en rendait ; mes hôtes étaient persuadés que je ne les oublierais point et qu'ils étaient devenus mes amis. Je sacrifiai sur-le-champ à M. Pengali les ruines d'Ioulis, où j'étais d'abord résolu d'aller, et je me déterminai, comme Ulysse, à prendre part aux festins d'Aristonoüs.
 
Zéa, l'ancienne Céos, fut célèbre dans l'antiquité par une coutume qui existait aussi chez les Celtes, et que l'on a retrouvée parmi les sauvages de l'Amérique : les vieillards de Céos se donnaient la mort. Aristée, dont Virgile a chanté les abeilles, ou un autre Aristée, roi d'Arcadie, se retira à Céos. Ce fut lui qui obtint de Jupiter les vents étésiens pour modérer l'ardeur de la canicule. Erasistrate le médecin et Ariston le philosophe étaient de la ville d'Ioulis, ainsi que Simonide et Bacchylide : nous avons encore d'assez mauvais vers du dernier dans les ''Poetae graeci minores''. Simonide fut un beau génie, mais son esprit était plus élevé que son coeurcœur. Il chanta Hipparque, qui l'avait comblé de bienfaits, et il chanta encore les assassins de ce prince. Ce fut apparemment pour donner cet exemple de vertu que les justes dieux du paganisme avaient préservé Simonide de la chute d'une maison. Il faut s'accommoder au temps, dit le sage : aussitôt les ingrats secouent le poids de la reconnaissance, les ambitieux abandonnent le vaincu, les poltrons se rangent au parti du vainqueur. Merveilleuse sagesse humaine, dont les maximes, toujours superflues pour le courage et la vertu, ne servent que de prétexte au vice et de refuge aux lâchetés du coeurcœur !
 
Le commerce de Zéa consiste aujourd'hui dans les glands du velani {{refa |1}} , que l'on emploie dans les teintures. La gaze de soie en usage chez les anciens avait été inventée à Céos {{refa |2}} ; les poètes, pour peindre sa transparence et sa finesse, l'appelaient du ''vent tissu''. Zéa fournit encore de la soie : " Les bourgeois de Zéa s'attroupent ordinairement pour filer de la soie, dit Tournefort, et ils s'asseyent sur les bords de leurs terrasses, afin de laisser tomber leurs fuseaux jusqu'au bas de la rue, qu'ils retirent ensuite en roulant le fil. Nous trouvâmes l'évêque grec en cette posture : il demanda quelles gens nous étions, et nous fit dire que nos occupations étaient bien frivoles, si nous ne cherchions que des plantes et de vieux marbres. Nous répondîmes que nous serions plus édifiés de lui voir à la main les oeuvresœuvres de Saint Chrysostome ou de saint Basile que le fuseau. "
 
J'avais continué à prendre du quinquina trois fois par jour : la fièvre n'était point revenue ; mais j'étais resté très faible, et j'avais toujours une main et une joue noircies par le coup de soleil. J'étais donc un convive très gai de coeurcœur, mais fort triste de figure. Pour n'avoir pas l'air d'un parent malheureux, je m'ébaudissais à la noce. Mon hôte me donnait l'exemple du courage : il souffrait dans ce moment même des maux cruels {{refa |3}} ; et au milieu du chant de ses filles, la douleur lui arrachait quelquefois des cris. Tout cela faisait un mélange de choses extrêmement bizarres ; ce passage subit du silence des ruines au bruit d'un mariage était étrange. Tant de tumulte à la porte du repos éternel ! Tant de joie auprès du grand deuil de la Grèce ! Une idée me faisait rire : je me représentais mes amis occupés de moi en Francs ; je les voyais me suivre en pensée, s'exagérer mes fatigues, s'inquiéter de mes périls : ils auraient été bien surpris s'ils m'eussent aperçu tout à coup, le visage à demi brûlé, assistant dans une des Cyclades à une noce de village, applaudissant aux chansons de Mlles Pengali, qui chantaient en grec :
 
::Ah ! vous dirai-je, maman, etc.
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Nous appareillâmes à midi. Le vent du nord nous porta assez rapidement sur Scio ; mais nous fûmes obligés de courir des bordées, entre l'île et la côte d'Asie, pour embouquer le canal. Nous voyions des terres et des îles tout autour de nous, les unes rondes et élevées comme Samos, les autres longues et basses comme les caps du golfe d'Ephèse : ces terres et ces îles étaient différemment colorées, selon le degré d'éloignement. Notre felouque, très légère et très élégante, portait une grande et unique voile taillée comme l'aile d'un oiseau de mer. Ce petit bâtiment était la propriété d'une famille : cette famille était composée du père, de la mère, du frère et de six garçons. Le père était le capitaine, le frère le pilote, et les fils étaient les matelots ; la mère préparait les repas. Je n'ai rien vu de plus gai, de plus propre et de plus leste que cet équipage de frères. La felouque était lavée, soignée et parée comme une maison chérie ; elle avait un grand chapelet sur la poupe, avec une image de la Panagia surmontée d'une branche d'olivier. C'est une chose assez commune dans l'Orient, de voir une famille mettre ainsi toute sa fortune dans un vaisseau, changer de climat sans quitter ses foyers et se soustraire à l'esclavage en menant sur la mer la vie des Scythes.
 
Nous vînmes mouiller pendant la nuit au port de Chio, " fortunée patrie d'Homère, " dit Fénelon dans les ''Aventures d'Aristonoüs'', chef-d'oeuvreœuvre d'harmonie et de goût antique. Je m'étais profondément endormi, et Joseph ne me réveilla qu'à sept heures du matin. J'étais couché sur le pont : quand je vins à ouvrir les yeux, je me crus transporté dans le pays des fées ; je me trouvais au milieu d'un port plein de vaisseaux, ayant devant moi une ville charmante, dominée par des monts dont les arêtes étaient couvertes d'oliviers, de palmiers, de lentisques et de térébinthes. Une foule de Grecs, de Francs et de Turcs étaient répandus sur les quais, et l'on entendait le son des cloches {{refa |5}} .
 
Je descendis à terre, et je m'informai s'il n'y avait point de consul de notre nation dans cette île. On m'enseigna un chirurgien qui faisait les affaires des Français : il demeurait sur le port. J'allai lui rendre visite ; il me reçut très poliment. Son fils me servit de cicérone pendant quelques heures, pour voir la ville, qui ressemble beaucoup à une ville vénitienne. Baudrand, Ferrari, Tournefort, Dapper, Chandler, M. de Choiseul et mille autres géographes et voyageurs ont parlé de l'île de Chio : je renvoie donc le lecteur à leurs ouvrages.
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:" Smyrne ne commença à sortir de ses ruines que lorsque les Turcs furent entièrement maîtres de l'empire : alors sa situation lui rendit les avantages que la guerre lui avait fait perdre ; elle redevint l'entrepôt du commerce de ces contrées. Les habitants, rassurés, abandonnèrent le sommet de la montagne et bâtirent de nouvelles maisons sur le bord de la mer : ces constructions modernes ont été faites avec les marbres de tous les monuments anciens, dont il reste à peine des fragments ; et l'on ne retrouve plus que la place du stade et du théâtre. On chercherait vainement à reconnaître les vestiges des fondations, ou quelques pans de murailles qui s'aperçoivent entre la forteresse et l'emplacement de la ville actuelle. "
 
Les tremblements de terre, les incendies et la peste ont maltraité la Smyrne moderne, comme les barbares ont détruit la Smyrne antique. Le dernier fléau que j'ai nommé a donné lieu à un dévouement qui mérite d'être remarqué entre les dévouements de tant d'autres missionnaires ; l'histoire n'en sera pas suspecte : c'est un ministre anglican qui la rapporte. Frère Louis de Pavie, de l'ordre des Récollets, supérieur et fondateur de l'hôpital Saint-Antoine, à Smyrne, fut attaqué de la peste : il fit voeuvœu si Dieu lui rendait la vie de la consacrer au service des pestiférés. Arraché miraculeusement à la mort, frère Louis a rempli les conditions de son voeuvœu. Les pestiférés qu'il a soignés sont sans nombre, et l'on a calculé qu'il a sauvé à peu près les deux tiers {{refa |8}} des malheureux qu'il a secourus.
 
Je n'avais donc rien à voir à Smyrne, si ce n'est ce Mélès, que personne ne connaît, et dont trois ou quatre ravines se disputent le nom {{refa |9}} .
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Il était minuit quand nous arrivâmes au kan de Ménémen. J'aperçus de loin une multitude de lumières éparses : c'était le repos d'une caravane. En approchant, je distinguai les chameaux, les uns couchés, les autres debout ; ceux-ci chargés de leurs fardeaux, ceux-là débarrassés de leurs bagages. Des chevaux et des ânes débridés mangeaient l'orge dans des seaux de cuir ; quelques cavaliers se tenaient encore à cheval, et les femmes, voilées, n'étaient point descendues de leurs dromadaires. Assis les jambes croisées sur des tapis, des marchands turcs étaient groupés autour des feux qui servaient aux esclaves à préparer le pilau ; d'autres voyageurs fumaient leur pipe à la porte du kan, mâchaient de l'opium, écoutaient des histoires. On brûlait le calé dans les poêlons ; des vivandières allaient de feu en feu, proposant des gâteaux de blé grué, des fruits et de la volaille ; des chanteurs amusaient la foule ; des imans faisaient des ablutions, se prosternaient, se relevaient, invoquaient le Prophète ; des chameliers dormaient étendus sur la terre. Le sol était jonché de ballots, de sacs de coton, de ''couffes'' de riz. Tous ces objets, tantôt distincts et vivement éclairés, tantôt confus et plongés dans une demi-ombre, selon la couleur et le mouvement des feux, offraient une véritable scène des ''Mille et une nuits''. Il n'y manquait que le calife Aroun al Raschild, le vizir Giaffar et Mesrour, chef des eunuques.
 
Je me souvins alors, pour la première fois, que je foulais les plaines de l'Asie, partie du monde qui n'avait point encore vu la trace de mes pas, hélas ! ni ces chagrins que je partage avec tous les hommes. Je me sentis pénétré de respect pour cette vieille terre où le genre humain prit naissance, où les patriarches vécurent, où Tyr et Babylone s'élevèrent, où l'Eternel appela Cyrus et Alexandre, où Jésus-Christ accomplit le mystère de notre salut. Un monde étranger s'ouvrait devant moi : j'allais rencontrer des nations qui m'étaient inconnues, des moeursmœurs diverses, des usages différents, d'autres animaux, d'autres plantes, un ciel nouveau, une nature nouvelle Je passerais bientôt l'Hermus et le Granique ; Sardes n'était pas loin ; je m'avançais vers Pergame et vers Troie : l'histoire me déroulait une autre page des révolutions de l'espèce humaine.
 
Je m'éloignai à mon grand regret de la caravane. Après deux heures de marche nous arrivâmes au bord de l'Hermus, que nous traversâmes dans un bac. C'est toujours le ''turbidus Hermus'' ; je ne sais s'il roule encore de l'or. Je le regardai avec plaisir, car c'était le premier fleuve proprement dit que je rencontrais depuis que j'avais quitté l'Italie. Nous entrâmes à la pointe du jour dans une plaine bordée de montagnes peu élevées. Le pays offrait un aspect tout différent de celui de la Grèce : les cotonniers verts, le chaume jaunissant des blés, l'écorce variée des pastèques, diapraient agréablement la campagne ; des chameaux paissaient çà et là avec les buffles. Nous laissions derrière nous Magnésie et le mont Sipylus : ainsi nous n'étions pas éloignés des champs de bataille où Agésilas humilia la puissance du grand roi et où Scipion remporta sur Antiochus cette victoire qui ouvrit aux Romains le chemin de l'Asie.
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Nous passâmes le Pythicus à notre tour, au-dessous d'un méchant pont de pierre, et à onze heures nous gagnâmes un kan, où nous laissâmes reposer les chevaux.
 
A cinq heures du soir nous nous remîmes en route. Les terres étaient hautes et assez bien cultivées. Nous voyions la mer à gauche. Je remarquai pour la première fois des tentes de Turcomans : elles étaient faites de peaux de brebis noires, ce qui me fit souvenir des Hébreux et des pasteurs arabes. Nous descendîmes dans la plaine de Myrine, qui s'étend jusqu'au golfe d'Elée. Un vieux château, du nom de ''Guzel-Hissar'', s'élevait sur une des pointes de la montagne que nous venions de quitter. Nous campâmes, à dix heures du soir, au milieu de la plaine. On étendit à terre une couverture que j'avais achetée à Smyrne. Je me couchai dessus et je m'endormis. En me réveillant, quelques heures après, je vis les étoiles briller au-dessus de ma tête, et j'entendis le cri du chamelier qui conduisait une caravane éloignée. Le 5 nous montâmes à cheval avant le jour. Nous cheminâmes par une plaine cultivée : nous traversâmes le Caïcus à une lieue de Pergame, et à neuf heures du matin nous entrâmes dans la ville. Elle est bâtie au pied d'une montagne. Tandis que le guide conduisait les chevaux au kan, j'allai voir les ruines de la citadelle. Je trouvai les débris de trois enceintes de murailles, les restes d'un théâtre et d'un temple (peut-être celui de Minerve Porte-Victoire). Je remarquai quelques fragments agréables de sculpture, entre autres une frise ornée de guirlandes que soutiennent des têtes de boeufbœuf et des aigles. Pergame était au-dessous de moi dans la direction du midi : elle ressemble à un camp de baraques rouges. Au couchant se déroule une grande plaine terminée par la mer ; au levant s'étend une autre plaine, bordée au loin par des montagnes ; au midi, et au pied de la ville, je voyais d'abord des cimetières plantés de cyprès ; puis une bande de terre cultivée en orge et en coton ; ensuite deux grands tumulus : après cela venait une lisière plantée d'arbres ; et enfin une longue et haute colline qui arrêtait l'oeil. Je découvrais aussi au nord-est quelques-uns des replis du Sélinus et du Cétius, et à l'est l'amphithéâtre dans le creux d'un vallon. La ville, quand je descendis de la citadelle, m'offrit les restes d'un aqueduc et les débris du ''Lycée''. Les savants du pays prétendent que la fameuse bibliothèque était renfermée dans ce dernier monument.
 
Mais si jamais description fut superflue, c'est celle que je viens de faire. Il n'y a guère plus de cinq à six mois que M. de Choiseul a publié la suite de son ''Voyage''. Ce second volume, où l'on reconnaît les progrès d'un talent que le travail, le temps et le malheur ont perfectionné, donne les détails les plus exacts et les plus curieux sur les monuments de Pergame et sur l'histoire de ses princes. Je ne me permettrai donc qu'une réflexion. Ce nom des Attale, cher aux arts et aux lettres, semble avoir été fatal aux rois : Attale, troisième du nom, mourut presque fou, et légua ses meubles aux Romains : ''Populus romanus bonorum meorum haeres esto''. Et ces républicains, qui regardaient apparemment les peuples comme des meubles, s'emparèrent du royaume d'Attale. On trouve un autre Attale, jouet d'Alaric, et dont le nom est devenu proverbial pour exprimer un fantôme de roi. Quand on ne sait pas porter la pourpre, il ne faut pas l'accepter : mieux vaut alors le sayon de poil de chèvre.
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::A ses mânes abandonnés !
 
Le 8, au lever du jour, nous quittâmes notre gîte, et nous commençâmes à gravir une région montueuse qui serait couverte d'une admirable forêt de chênes, de pins, de phyllyreas, d'andrachnés, de térébinthes, si les Turcs laissaient croître quelque chose ; mais ils mettent le feu aux jeunes plants et mutilent les gros arbres. Ce peuple détruit tout, c'est un véritable fléau {{refa |12}} . Les villages dans ces montagnes sont pauvres, mais les troupeaux sont assez communs et très variés. Vous voyez dans la même cour des boeufsbœufs, des buffles, des moutons, des chèvres, des chevaux, des ânes, des mulets, mêlés à des poules, à des dindons, à des canards, à des oies. Quelques oiseaux sauvages, tels que les cigognes et les alouettes, vivent familièrement avec ces animaux domestiques ; au milieu de ces hôtes paisibles règne le chameau, le plus paisible de tous.
 
Nous vînmes dîner à Geujouck ; ensuite, continuant notre route, nous bûmes le café au haut de la montagne de Zebec ; nous couchâmes à Chia-Ouse. Tournefort et Spon nomment sur cette route un lieu appelé ''Courougonlgi''.
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::Detinet extremo terra aliena solo.
 
Il y avait dans ce moment même à Constantinople une députation des Pères de Terre Sainte ; ils étaient venus réclamer la protection de,ambassadeur contre la tyrannie des commandants de Jérusalem. Les Pères me donnèrent des lettres de recommandation pour Jaffa. Par un autre bonheur, le bâtiment qui portait les pèlerins grecs en Syrie se trouvait prêt à partir. Il était en rade, et il devait mettre à la voile au premier bon vent ; de sorte que si mon voyage de la Troade avait réussi, j'aurais manqué celui de la Palestine. Le marché fut bientôt conclu avec le capitaine {{refa |23}} . Monsieur l'ambassadeur fit porter à bord les provisions les plus recherchées. Il me donna pour interprète un Grec appelé ''Jean'', domestique de MM. Franchini. Comblé d'attentions, de voeuxvœux et de souhaits, le 18 septembre à midi je fus conduit sur le vaisseau des pèlerins.
 
J'avoue que si j'étais fâché de quitter des hôtes d'une bienveillance et d'une politesse aussi rares, j'étais cependant bien aise de sortir de Constantinople. Les sentiments qu'on éprouve malgré soi dans cette ville gâtent sa beauté : quand on songe que ces campagnes n'ont été habitées autrefois que par des Grecs du Bas-Empire, et qu'elles sont occupées aujourd'hui par des Turcs, on est choqué du contraste entre les peuples et les lieux ; il semble que des esclaves aussi vils et des tyrans aussi cruels n'auraient jamais dû déshonorer un séjour aussi magnifique. J'étais arrivé à Constantinople le jour même d'une révolution : les rebelles de la Romélie s'étaient avancés jusqu'aux portes de la ville. Obligé de céder à l'orage, Sélim avait exilé et renvoyé des ministres désagréables aux janissaires : on attendait à chaque instant que le bruit du canon annonçât la chute des têtes proscrites. Quand je contemplais les arbres et le palais du sérail, je ne pouvais me défendre de prendre en pitié le maître de ce vaste empire {{refa |24}} . Oh ! que les despotes sont misérables au milieu de leur bonheur, faibles au milieu de leur puissance ! Qu'ils sont à plaindre de faire couler les pleurs de tant d'hommes, sans être sûrs eux-mêmes de n'en jamais répandre, sans pouvoir jouir du sommeil dont ils privent l'infortuné !