« Histoire de l’école d’Alexandrie par M. Matter » : différence entre les versions

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La destinée de l'Égypte a toujours été de se faire oublier pendant des siècles, et de reparaître tout à coup pour devenir le théâtre d'un de ces grands évènemens qui laissent leurs traces dans la vie de tous les peuples. Alexandre, César, Napoléon, marquent jusqu'ici les trois grandes phases de son histoire; qui sait si, dans quelques semaines, le sort de l'Europe entière ne va pas se décider sur les bords du Nil? La vieille et immobile Égypte ne semblait pas réservée à un pareil avenir. Isolée du reste du monde avec ses castes et sa dynastie séculaire, Alexandre, au milieu de ses conquêtes, y fonde en courant une ville, qui devient un puissant empire. Cette colonie grecque, jetée sur les bords du Nil, fait fleurir dans son sein les arts de la métropole; et pendant que la Grèce, en proie aux guerres civiles, voit s'éteindre peu à peu cet amour des lettres qui avait fait sa gloire, et qui devait se rallumer une fois encore, Alexandrie, sous la domination des Lagides, compose une bibliothèque, élève un musée, rassemble les savans et les érudits, et prend en quelque sorte la place d'Athènes à la tête de la civilisation grecque. On voit cette activité littéraire s'étendre et s'accroître, presque sans interruption, jusqu'aux premiers siècles de notre ère; puis tout à coup Alexandrie abandonne la philologie et les lettres, jusque-là son unique étude, et s'attache à la philosophie qu'elle avait cultivée avec moins d'éclat. C'est alors que se produit l'école néoplatonicienne, dans laquelle viennent s'absorber toutes les philosophies de la Grèce et de L'Orient, et qui lutte seule, pendant cinq cents ans, pour les dieux et les traditions, contre le christianisme et l'esprit nouveau. Cette grande école occupe une telle place, non-seulement dans l'histoire des systèmes, mais dans l'histoire générale de l'esprit humain, que tous les travaux précédens accomplis à Alexandrie ne semblent destinés qu'à la préparer et à la rendre possible.
 
Il y a donc unité parfaite dans cette histoire, qui embrasse près de dix siècles. L'école néoplatonicienne est tout, et ce qui précède ne semble être là que pour concourir à la former. Une histoire de l'école d'Alexandrie doit faire ressortir cette filiation : elle doit montrer comment cette unique philosophie résume toutes les philosophies, toutes les religions, toutes les moeursmœurs de l'antiquité. Il faut qu'en la comparant avec le christianisme, elle éclaire à la fois la philosophie qui va naître et celle qui va finir, et que l'on voie apparaître, dans un même moment et avec une égale évidence, ce qui a fait la force et la durée du polythéisme antique, et ce qui fait au fond sa faiblesse et son néant.
 
M. Matter, qui publie un livre sur l'école d'Alexandrie, n'a pas été frappé de l'importance capitale de la question philosophique. Tout l'intéresse au même titre dans ce qu'il raconte, ou plutôt la philosophie et tout ce qui s'y rapporte l'intéresse moins que le reste, car il mentionne à peine en passant les noms de Plotin, de Proclus, et se borne à nous promettre de consacrer plus tard un volume à l'exposition des doctrines philosophiques. Ce n'est pas une heureuse inspiration que d'avoir ainsi mis de côté la philosophie dans l'histoire d'une école qui doit à la philosophie son importance et son éclat. On ne se douterait guère, en lisant M. Matter, que pendant une période de cinq siècles, où le christianisme grandissait chaque jour, les ''alexandrins'' ont été à la tête de la résistance; qu'ils ont lutté pour les doctrines du paganisme, dont ils étaient alors les uniques représentans; que pour opposer avec quelque chance de succès ces vieux systèmes de la Grèce et de l'Orient aux doctrines toutes nouvelles qu'ils s'efforçaient d'arrêter dans leur marche, ils ont amassé plus d'érudition, remué plus d'idées, construit plus de systèmes qu'on n'en trouve en dix siècles d'une époque ordinaire. M. Matter traverse en indifférent tout ce champ de bataille; il n'a ni admiration pour les vainqueurs ni sympathie pour les vaincus; il ne se doute pas de la grande lutte qui remplit tous les siècles dont il croit faire l'histoire; il attribue la chute des écoles grecques et le triomphe du christianisme à Constantin, à Théodose, à Justinien. Il ne sait pas que la conversion des empereurs est un effet, et non une cause, que ce ne sont pas les évènemens qui gouvernent les idées, mais les idées qui gouvernent les évènemens. Il bannit de son livre avec un soin si scrupuleux, non seulement toute histoire des doctrines philosophiques, mais toutes les réflexions qu'auraient suggérées à un penseur les faits mêmes qu’il raconte, que l'on reconnaît sans peine qu'il y a là de sa part un parti pris, une résolution bien arrêtée de se borner au récit des évènemens matériels. Sans cela, la philosophie serait entrée dans son livre malgré lui, elle se serait fait jour quelque part. A coup sûr Diogène de Laërce n'est qu'un biographe qui n'a pas de prétention au titre de philosophe, et pourtant, à l'aide de ses indications, on a pu retrouver et reconstruire des théories tout entières. M. Matter ne donne pas d'indications pareilles; il a tenu jusqu'au bout cette singulière gageure d'écrire l'histoire d'une philosophie qui dure cinq siècles et déploie une activité prodigieuse, sans prononcer un seul mot qui, de près ou de loin, ait trait à la philosophie.
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L'histoire de l'école d'Alexandrie, esquissée, même rapidement, fera ressortir cette unité qui semble avoir échappé à M. Matter. Mais il faut d'abord montrer par quelle série d'évènemens Alexandrie était devenue, aux premiers siècles de notre ère, la véritable capitale du polythéisme et de la philosophie païenne.
 
Alexandrie a une histoire littéraire dès le premier jour. Ce n'était pas seulement une cité grecque; elle avait été fondée par Alexandre, le royal disciple d'Aristote, versé lui-même dans la philosophie et les lettres, et dont on connaît l'amour passionné pour Homère. Les Lagides, entre les mains desquels tomba cette proie, quand fut dissous l'empire d'Alexandre, au lieu de se faire Égyptiens, entreprirent de rendre l'Égypte grecque, et, toujours Macédoniens par l'esprit et par le coeurcœur, appelèrent à eux les arts et la littérature de leur pays. Rien ne leur coûta pour implanter en Égypte la civilisation de la Grèce. Ils ne réussirent qu'à moitié. Le peuple égyptien, avec ses castes et ses moeursmœurs éternelles, tenait à son passé par des liens trop forts pour entrer dans une voie nouvelle; mais la colonie grecque vit accourir chaque jour des hôtes plus nombreux et plus illustres. Ces deux civilisations si opposées se rencontrèrent, sans se mêler, sur les bords du même fleuve, objets d'étonnement et peut-être de mépris l'une pour l'autre. C'est en vain que Ptolémée-Soter, dans un esprit de sage conciliation, éleva dans sa capitale un temple aux divinités de l'Égypte. Ses nouveaux sujets se groupèrent autour du temple, laissant aux Grecs les autres quartiers, et le roi, au lieu d'une ville mixte qu'il voulait avoir, eut deux villes dans les mêmes murailles.
 
Ce n'était pas en élevant des temples à Jupiter ou à Minerve qu'on pouvait attirer les Grecs dans Alexandrie. Depuis long-temps les Grecs n'adoraient plus leurs dieux que dans Homère. Les Ptolémées érigèrent un musée, fondèrent une bibliothèque; ils firent leurs commensaux et leurs amis des savans qui affluaient dans leur cour; plusieurs rois de la dynastie de Lagus cultivèrent eux-mêmes les lettres avec succès, et, grace à cette protection libérale et éclairée, Alexandrie ne tarda pas à devenir le foyer de la civilisation grecque.
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Démétrius de Phalère, exilé d'Athènes, dont il avait presque été le roi, et réfugié à la cour de Ptolémée-Soter, devint le conseiller et l'ami de ce prince, et dirigea sous lui la construction du musée et de la bibliothèque. Démétrius avait été l'ami de Théophraste, qui venait d'élever, à Athènes une école, un temple et des jardins pour servir de siége, et en quelque sorte de chef-lieu à la philosophie péripatéticienne. C'est à l'imitation de ce musée que celui d'Alexandrie fut conçu. On sait que les gymnases athéniens, que l'on a coutume de considérer comme le siège des écoles philosophiques, l'académie, le lycée, le cynosarge, le portique, appartenaient à la république, et non pas aux philosophes qui venaient y donner leurs leçons. Platon n'exerçait aucune autorité dans le gymnase de l'académie; il n'avait accès que dans les parties ouvertes au public, et il y réunissait ses disciples, grace à la tolérance des magistrats plutôt que par une permission expresse. Il en fut de même d'Aristote dans le lycée; il pouvait se rendre, deux fois par jour, avec ses disciples, dans, le péripatos de ce gymnase; et cette permission ayant été retirée à son école après son départ pour Chalcis, Théophraste acheta de ses deniers un autre péripatos avec ses accessoires; il y construisit un temple dédié aux muses, et donna le nom de musée à cette propriété de l'école péripatéticienne, qu'il transmit par testament, avec la direction de l'école, à celui qu'il se donna pour successeur. Le musée fondé à Alexandrie par Ptolémée-Soter ne fut pas, comme celui de Théophraste, exclusivement consacré à une seule école; les poètes, les historiens, les philosophes, furent appelés à en faire partie; le prince leur assigna pour demeure un de ses propres palais, et fournit royalement à leurs dépenses. Cette grande institution, qui ne compta jamais qu'un nombre de membres assez restreint, sut se maintenir assez haut dans l'opinion par la sévérité de ses choix, pour que l'honneur d'en faire partie devînt l'objet suprême de l'ambition des savans; et comme les Ptolémées, au lieu de prendre sur le trésor royal les dépenses du musée, le dotèrent dès le principe d'un riche domaine, cette institution traversa les désastres de l'Égypte, survécut à la dynastie qui l'avait fondée, et se retrouve encore florissante plus de six siècles après son origine.
 
Quoique la flatterie des écrivains de l'époque attribue à Ptolémée-Philadelphe la fondation de la bibliothèque, il est certain qu'elle remonte à Ptolémée-Soter, et qu'elle devint sur-le-champ une collection considérable. Le nombre des rouleaux qu'elle contenait, suivant l'estimation la plus probable, s'élevait à cinq cent mille, ce qui, d'après les calculs de M. Matter, représente environ cent cinquante mille de nos volumes modernes. Un second dépôt fut fondé quelque temps après dans le Sérapéum; et cette seconde bibliothèque devint la seule bibliothèque d'Alexandrie, lorsqu'après la bataille de Pharsale Jules-César incendia le quartier de la ville qui contenait la première. Rien n'égale l'activité que déployèrent les savans du musée sous la dynastie des Lagides. Pendant que les rois prescrivaient des voyages maritimes, des chasses lointaines, entretenaient à grands frais des collections d'animaux rares et précieux, achetaient de tous côtés des ouvrages, payaient au poids de l'or les manuscrits d'Aristote, et instituaient dans Alexandrie des jeux et des combats poétiques, les membres du musée et tous les savans que la bibliothèque, le musée et la libéralité des princes attiraient à Alexandrie, s'occupaient sans relâche de la révision, de la transcription, du classement des manuscrits. Les Zénodote, les Ératosthène, les Apollonius, les Callimaque, présidèrent successivement à la bibliothèque, et c'est sous cette habile direction que les diorthotes et les chorisontes accomplirent leur oeuvreœuvre patiente. Tous les poètes, tous les historiens, tous les philosophes, furent revus, commentés, annotés. Les éditions excellentes, des abrégés et des compilations sans nombre, furent le fruit de tout ce travail, et Callimaque, au nom du musée, publia une classification par pléiades des poètes, des savans, des philosophes. Les illustres parmi les vivans et parmi les morts furent présentés officiellement dans l'ordre de leur mérite respectif à l'admiration des peuples, et le musée devint comme un tribunal qui dispensa la gloire, et jugea sans appel toutes les productions de l'esprit humain.
 
Il est remarquable qu'au milieu de cette activité, les critiques et les philologues abondent, tandis que les historiens, les poètes, et surtout les philosophes, font défaut. Ainsi, d'un côté, Alexandrie semble être devenue le plus grand centre d'activité littéraire, car elle possède une bibliothèque qui efface toutes les autres, et même celle de Pergame, la gloire et la passion des Attales; elle a, dans son musée et à la tête de sa bibliothèque, des savans dont l'érudition et la sagacité n'ont pas été surpassées; mais si l'on cherche le mouvement philosophique, on trouve que les chefs des écoles grecques refusent les honneurs du musée, et daignent à peine envoyer quelqu'un de leurs disciples pour y tenir leur place. Arcésilas et Carnéade, dans l'académie; Critolaüs, parmi les péripatéticiens, Cléanthe, Chrysippe, Zénon de Tarse dans l'école stoïcienne, pour celle d'Épicure, Polystrate et Basilides, ce sont là les véritables chefs de la philosophie de ce temps. Il semble que cette civilisation factice, produite par l'or des Ptolémées, ne puisse aboutir qu'à des travaux d'érudits et de compilateurs. Il n'y a là qu'une apparence de mouvement et de prospérité : on y conserve, on y entretient le trésor amassé par les poètes et les Philosophes, mais on n'y ajoute plus. Il n'importe; cette érudition, pour un temps stérile, produira plus tard ses fruits. Quoique les écoles philosophiques de la Grèce n'aient à Alexandrie que des représentans obscurs, elles y sont cependant représentées; les traditions religieuses de l'Égypte s'y conservent au fond des sanctuaires; les Arabes, les Perses et surtout les Juifs remplissent la ville; toutes ces doctrines placées en présence, et qui vivent ensemble sans se combattre, fournissent au moins la matière d'une érudition qui pourra devenir féconde; c'est l'avenir d'un éclectisme le plus érudit et le plus compréhensif qui fut jamais.
 
Il y avait peut-être une cause à cette stérilité philosophique, et si M. Matter, qui la remarque sans l'expliquer, avait comparé la situation des esprits à cette époque en Grèce et dans Alexandrie, il aurait trouvé le secret de cette infériorité des philosophes alexandrins. En Grèce, où les écoles socratiques avaient jeté tant d'éclat dès leur principe, où elles répondaient si bien au caractère national, où la présence d'écoles rivales entretenait le feu sacré dans tous les esprits, un grand mouvement philosophique n'était pas seulement naturel, il était en quelque sorte nécessaire. Mais l'Égypte, toute grecque qu'on avait voulu la faire, était demeurée l'Égypte. Ce vieux peuple, fier de sa vieillesse et de ses traditions, serré autour de ses prêtres et regardant toujours le passé, n'avait pu être entamé dans ses moeursmœurs et dans ses croyances. Le génie plus mobile des vainqueurs avait subi au contraire l'influence des moeursmœurs égyptiennes. Quelques sophistes venus des îles, et qui formaient la cour frivole et dissolue des Lagides, conservaient toute la légèreté de leur caractère national; mais les membres du musée, fixés à Alexandrie, attachés à l'Égypte, placés sous la présidence d'un prêtre, avaient contracté à la longue une certaine affinité avec cette immuable civilisation, et quelque chose de religieux, de sacerdotal, s'était peu à peu glissé dans leurs esprits. Les Lagides eux-mêmes, dont la politique était d'amener une fusion qui ne se réalisa jamais complètement, s'étaient appliqués avec persévérance à faire naître et à entretenir chez les Grecs le respect des traditions, cette première religion de l'Égypte. La philosophie n'avait donc en Égypte qu'un intérêt de pure spéculation, et la tendance commune des esprits les portait à s'attacher aux dogmes traditionnels et à respecter tout ce qu'avaient consacré les siècles. L'érudition mise à la place de la réflexion, la foi implicite que réclame chaque religion accordée à toutes simultanément, les doctrines philosophiques assimilées aux dogmes religieux, tel est le caractère général qui se retrouve de bonne heure chez les savans de l'école d'Alexandrie, et il explique les deux phases de la philosophie alexandrine; impuissante et stérile tant que le polythéisme ancien n'a d'autre ennemi que l'indifférence, elle se réveille tout à coup et devient une école puissante et originale, quand une religion nouvelle attaque toutes les religions et toutes les philosophies de l'antiquité. Cette érudition universelle élaborée pendant cinq siècles, cette fusion de la Grèce et de l'Égypte, cet attachement aux anciennes moeursmœurs et aux vieilles doctrines qui triomphe peu à peu de la versatilité de l'esprit grec, tout cela prépare à merveille les savans d'Alexandrie à devenir plus tard les défenseurs opiniâtres du passé et à tenter cette résurrection d'un monde déjà mort, entreprise de géans dans laquelle ils ont péri.
 
La fin de ce grand et glorieux empire des Lapides est une lamentable histoire : les fureurs de Ptolémée-Kiakergète, qui faisait massacrer d'un seul coup tous les enfans d'un gymnase; l'invasion d'Antiochus; des minorités agitées et turbulentes ; l'usurpation par le meurtre et l'adultère; la protection des Romains, fléau plus grand que tous les autres ensemble, achetée à prix d'or par Ptolémée-Auléte, et payée plus tard par des provinces, telle est la série de désastres qui se termina par la conquête romaine. Quand une jeune reine, presqu'un enfant, occupa le trône des Ptolémées, les graces de son esprit et de sa personne, sa passion pour la gloire, son amour de la science, ne purent préserver ni son peuple ni elle-même. Maîtresse de César, esclave d'Auguste, elle prodigua à l'un les trésors des Ptolémées et fut dépouillée par l'autre de son trône et de la vie.
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On peut dire en un certain sens qu'il n'y a d'original chez les alexandrins que le parti pris de n'avoir point d'originalité. Cependant le caractère mystique de leur philosophie leur appartient en propre, et c'est assurément la première fois que l'extase est expliquée psychologiquement, et placée par une école philosophique au-dessus même de la raison. Il y a bien quelques traces obscures d'une opinion analogue dans Empédocle, et les alexandrins n'ont pas manqué de les faire ressortir, en les exagérant, suivant leur coutume; mais enfin quoiqu'ils aient pu emprunter des théories mystiques aux illuminés du Ier et du IIe siècle de notre ère, quoiqu'ils aient considéré certains passages du ''Phèdre'', du ''Parménide'', et de ''la République'' de Platon comme une reconnaissance expresse de l'extase et des conceptions supérieures à la raison que l'extase produit, ils n'en sont pas moins, aux yeux de l'histoire, la première grande école mystique qui se soit produite en philosophie, et ce côté de leurs doctrines est même ce qui permet d'y découvrir les élémens d'une philosophie commune, au milieu de toutes ces opinions qui se heurtent et se contredisent, sans règle, frein ni mesure.
 
Une dialectique qui s'égare et se perd dans des subtilités, un éclectisme qui finit par n'être plus qu'une indulgence universelle et l'incapacité absolue de rien exclure, un mysticisme qui aboutit souvent à l'extravagance, tout cela fait que l'école d'Alexandrie ne pouvait naître et se soutenir qu'au moment où nous la rencontrons dans l'histoire, et qu'elle n'a pu vivre pendant cinq siècles qu'en se rattachant à tous les vieux souvenirs, et en appelant à elle tous ceux qui, par leur éducation, leurs principes et leur caractère, adhéraient fortement aux vieilles croyances et aux vieilles moeursmœurs, et avaient en horreur toute innovation. M. Matter ne voit d'autre cause à la ruine de cette école que la décadence de la ville d'Alexandrie et le triomphe du christianisme par la protection de Constantin et de Théodose. Cela tient à son système général, sur lequel il est fort inutile de revenir; mais s'il avait compté les idées pour quelque chose, s'il s'était demandé quel est l'avenir d'une doctrine mystique qui s'appuie sur une théologie empruntée à toutes les théologies humaines, et, si on l'ose dire, encombrée de dieux; s'il avait comparé cette philosophie qui ne repose sur rien et qui renferme tant d'élémens étranges et disparates à cette autre doctrine si simple, si complète, si bien unie, appuyée uniquement sur le principe de l'autorité, et n'hésitant pas à le reconnaître; si M. Matter avait pu peser tout cela, il est permis de penser que l'histoire de l'école d'Alexandrie serait devenue entre ses mains quelque chose de moins inanimé, qu'on aurait entrevu du moins qu'il y avait là de grandes questions, une grande lutte, et qu'il serait sorti de ses recherches quelque lumière sur cette religion dont le triomphe presque universel est, après tout, le plus grand fait de l'histoire.
 
Ce serait au surplus commettre une erreur capitale que de ne voir autre chose, dans l'école d'Alexandrie, qu'une sorte de syncrétisme aveugle. Il y a bien du fumier dans cette scholastique alexandrine, mais il y de l'or en abondance. La nature et les attributs de Dieu, son action sur le monde, la nécessité, le mal moral, l'extase, l'expiation, la prière, que de problèmes philosophiques ignorés jusqu'alors ou laissés dans l'ombre, et qui se trouvent tout à coup inondés des plus vives lumières! L'antiquité n'a pas de génie plus vigoureux que Plotin, et on peut citer tel livre des ''Ennéades'' dont la critique moderne ne retrancherait pas un seul mot. Ne serait-ce pas un abondant sujet d'études, que de comparer la doctrine des ''Ennéades'' à celle du concile de Nicée? Les ressemblances abondent; à quelle cause les attribuer? Y a-t-il eu des emprunts mutuels? Les deux écoles ont-elles puisé dans une source commune, ou bien encore sont-elles arrivées par des chemins divers à des conclusions identiques? Porphyre, Iamblique, Syrien, Proclus, venus après Plotin, construisent d'autres systèmes et donnent lieu à des rapprochemens nouveaux. En voici un que je signalerai, parce qu'il est propre à faire ressortir les contradictions et le défaut d'unité des théories alexandrines; le caractère propre des doctrines païennes, c'est, comme personne ne l'ignore, d'une part le polythéisme, et de l'autre l'éternité, ou plutôt la nécessité de la matière. Or, l'école d'Alexandrie soutient l'unité de Dieu et la production de la matière, tantôt par voie de procession, tantôt par voie d'émanation. Peu importent les détails des systèmes; mais, ce que chacun peut remarquer ici, c'est que voilà une école qui combat pour le polythéisme et le paganisme, et qui au fond n'est plus païenne. Elle conserve les dieux à la vérité; mais, pour les soumettre au grand Dieu, qui est l'artisan et le père du monde, pour en faire les forces personnifiées de la nature, ou des anges et des archanges intermédiaires entre les dieux et les hommes. N'est-il pas évident qu'à force de tout admettre, elle perd l'intelligence du rôle qu'elle a voulu soutenir, et jusqu'à la conscience d'elle-même?
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En s'attachant aux faits matériels avec une persévérance opiniâtre, M. Matter est parvenu à supprimer tout l'intérêt que l'école d'Alexandrie inspire. Quand il n'a plus que des ruines à nous montrer, on n'éprouve ni pitié ni sympathie pour ces écoles détruites, pour cette civilisation anéantie. C'est qu'en supprimant les idées, il a supprimé tout, et qu'il ne reste dans son livre que des noms propres qui ne rappellent rien et ne disent rien.
 
Voilà un développement de dix siècles; où est l'unité de cette histoire? Quel en est le point culminant? Quel rôle a joué cette école sur la scène du monde? Comment se rattache-t-elle aux autres écoles? A-t-elle vécu sur de vieilles idées, ou produit des idées qui lui appartiennent? Et cette antiquité que l'école d'Alexandrie représente tout entière, ce vieux monde si héroïque, si poétique, avec ses traditions, ses arts, ses moeursmœurs, sa littérature, a-t-il péri sans retour dans Alexandrie? N'a-t-il rien laissé de lui dans la société nouvelle? M. Matter annonce sur son titre et déclare dans sa préface qu'il comparera l'école d'Alexandrie aux écoles contemporaines; mais cette comparaison roule, comme son histoire entière, sur les édifices, sur les catalogues, sur toutes ces menues questions qui n'ont d'intérêt qu'à condition de se rattacher par quelque endroit à l'histoire des idées. Singulière confusion, qui substitue les bâtimens d'une école à l'école elle-même, et qui croit que cette noble et sérieuse curiosité qu'excite une école de philosophie, s'attache aux lieux où elle a brillé, et non aux doctrines qu'elle a propagées! On peut disserter sur des détails de temps et de lieu dans des notes à la suite d'un livre; mais faire des notes le livre même, et appeler cela une histoire, c'est se tromper sur la valeur des mots qu'on emploie. Il fallait faire l'histoire du musée comme Parthey et Klippel, ou de la bibliothèque comme Ritschl. Cela intéresse les érudits et ne trompe personne.
 
M. Matter est assurément un homme exact et consciencieux, qui a cru de bonne foi qu'il faisait l'histoire de l'école d'Alexandrie. Il avait déjà publié, il y a vingt ans, un livre sur le même sujet, qu'il intitulait dans ce temps-là ''Essai historique''. Ce mot d'histoire, disait-il alors dans sa préface, lui avait paru trop ambitieux. De nouvelles recherches sur les bibliothèques et le musée auront sans doute apaisé ses scrupules; et ce livre, composé avec soin sur un sujet fort ingrat, quand on le comprend comme lui, mérite en effet une part d'éloges. Toutefois, même à ce point de vue, il y a bien çà et là quelques reproches que l'on pourrait faire à l'auteur. Par exemple, pourquoi M. Matter a-t-il accueilli les calomnies odieuses dont la vie privée d'Aristote a été l'objet, et les a-t-il répétées comme des faits acquis à l'histoire? Ses interprétations semblent aussi quelquefois un peu hasardées : à propos de la prière que les Égyptiens adressent aux dieux pour faire retomber sur les ministres les fautes du souverain, croirait-on que M. Matter appelle cela une idée tout-à-fait constitutionnelle? Le contre-sens est complet, et ce n'est pas du côté de Dieu que la personne des rois constitutionnels est inviolable et sacrée. Mais à quoi bon ces objections de détail? Le livre de M. Matter conserve son importance propre. Il fournira des matériaux utiles à une histoire future de l'école d'Alexandrie; car, il faut bien le répéter, après ces savantes et curieuses dissertations, l'histoire de l'école d'Alexandrie reste à faire, non pas parce qu'elle a été mal faite, mais parce qu'elle n'a pas été faite.