« Essai sur les données immédiates de la conscience/Chapitre I » : différence entre les versions
Contenu supprimé Contenu ajouté
{{chapitre |
m Bot : Remplacement de texte automatisé (-oeu +œu) |
||
Ligne 26 :
Les sentiments esthétiques nous offrent des exemples plus frappants encore de cette intervention progressive d'éléments nouveaux, visibles dans l'émotion fondamentale, et qui semblent en accroître la grandeur quoiqu'ils se bornent à en modifier la nature. Considérons le plus simple d'entre eux, le sentiment de la grâce. Ce n'est d'abord que la perception d'une certaine aisance, d'une certaine facilité dans les mouvements extérieurs. Et comme des mouvements faciles sont ceux qui se préparent les uns les autres, nous finissons par trouver une aisance supérieure aux mouvements qui se faisaient prévoir, aux attitudes présentes où sont indiquées et comme préformées les attitudes à venir. Si les mouvements saccadés manquent de grâce, c'est parce que chacun d'eux se suffit à lui-même et n'annonce pas ceux qui vont le suivre. Si la grâce préfère les courbes aux lignes brisées, c'est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle était indiquée dans celle qui la précédait. La perception d'une facilité à se mouvoir vient donc se fondre ici dans le plaisir d'arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l'avenir dans le présent. Un troisième élément intervient quand les mouvements gracieux obéissent à un rythme, et que la musique les accompagne. C'est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements de l'artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les maîtres. Comme nous devinons presque l'attitude qu'il va prendre, il paraît nous obéir quand il la prend en effet ; la régularité du rythme établit entre lui et nous une espèce de communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire. Même, si elle s'arrête un instant, notre main impatientée ne peut s'empêcher de se mouvoir comme pour la pousser, comme pour la replacer au sein de ce mouvement dont le rythme est devenu toute notre pensée et toute notre volonté. Il entrera donc dans le sentiment du gracieux une espèce de sympathie physique, et en analysant le charme de cette sympathie, vous verrez qu'elle vous plaît elle-même par son affinité avec la sympathie morale, dont elle vous suggère subtilement l'idée. Ce dernier élément, où les autres viennent se fondre après l'avoir en quelque sorte annoncé, explique l'irrésistible attrait de la grâce : on ne comprendrait pas le plaisir qu'elle nous cause, si elle se réduisait à une économie d'effort, comme le prétend Spencer . Mais la vérité est que nous croyons démêler dans tout ce qui est très gracieux, en outre de la légèreté qui est signe de mobilité, l'indication d'un mouvement possible vers nous, d'une sympathie virtuelle ou même naissante. C'est cette sympathie mobile, toujours sur le point de se donner, qui est l'essence même de la grâce supérieure. Ainsi les intensités croissantes du sentiment esthétique se résolvent ici en autant de sentiments divers, dont chacun, annoncé déjà par le précédent, y devient visible et l'éclipse ensuite définitivement. C'est ce progrès qualitatif que nous interprétons dans le sens d'un changement de grandeur, parce que nous aimons les choses simples, et que notre langage est mal fait pour rendre les subtilités de l'analyse psychologique.
Pour comprendre comment le sentiment du beau comporte lui-même des degrés, il faudrait le soumettre à une minutieuse analyse. Peut-être la peine qu'on éprouve à le définir tient-elle surtout à ce que l'on considère les beautés de la nature comme antérieures à celles de l'art : les procédés de l'art ne sont plus alors que des moyens par lesquels l'artiste exprime le beau, et l'essence du beau demeure mystérieuse. Mais on pourrait se demander si la nature est belle autrement que par la rencontre heureuse de certains procédés de notre art, et si, en un certain sens, l'art ne précéderait pas la nature. Sans même aller aussi loin, il semble plus conforme aux règles d'une saine méthode d'étudier d'abord le beau dans les
On soumettrait les sentiments moraux à une étude du même genre. Considérons la pitié par exemple. Elle consiste d'abord à se mettre par la pensée à la place des autres, à souffrir de leur souffrance. Mais si elle n'était rien de plus, comme quelques-uns l'ont prétendu, elle nous inspirerait l'idée de fuir les misérables plutôt que de leur porter secours, car la souffrance nous fait naturellement horreur. Il est possible que ce sentiment d'horreur se trouve à l'origine de la pitié ; mais un élément nouveau ne tarde pas à s'y joindre, un besoin d'aider nos semblables et de soulager leur souffrance. Dirons-nous, avec La Rochefoucauld, que cette prétendue sympathie est un calcul, « une habile prévoyance des maux à venir » ? Peut-être la crainte entre-t-elle en effet pour quelque chose encore dans la compassion que les maux d'autrui nous inspirent; mais ce ne sont toujours là que des formes inférieures de la pitié. La pitié vraie consiste moins à craindre la souffrance qu'à la désirer. Désir léger, qu'on souhaiterait à peine de voir réalisé, et qu'on forme pourtant malgré soi, comme si la nature commettait quelque grande injustice, et qu'il fallût écarter tout soupçon de complicité avec elle. L'essence de la pitié est donc un besoin de s'humilier, une aspiration à descendre. Cette aspiration douloureuse a d'ailleurs son charme, parce qu'elle nous grandit dans notre propre estime, et fait que nous nous sentons supérieurs à ces biens sensibles dont notre pensée se détache momentanément. L'intensité croissante de la pitié consiste donc dans un progrès qualitatif, dans un passage du dégoût à la crainte, de la crainte à la sympathie, et de la sympathie elle-même à l'humilité.
Ligne 84 :
Appellerons-nous quantité ou traiterons-nous comme une qualité l'intensité de la lumière ? On n'a peut-être pas assez remarqué la multitude d'éléments très différents qui concourent, dans la vie journalière, à nous renseigner sur la nature de la source lumineuse. Nous savons de longue date que cette lumière est éloignée, ou près de s'éteindre, quand nous avons de la peine à démêler les contours et les détails des objets. L'expérience nous a appris qu'il fallait attribuer à une puissance supérieure de la cause cette sensation affective, prélude de l'éblouissement, que nous éprouvons dans certains cas. Selon qu'on augmente ou qu'on diminue le nombre des sources de lumière, les arêtes des corps ne se détachent pas de la même manière, non plus que les ombres qu'ils projettent. Mais il faut faire une part plus large encore, croyons-nous, aux changements de teinte que subissent les surfaces colorées - même les couleurs pures du spectre --- sous l'influence d'une lumière plus faible ou plus brillante. A mesure que la source lumineuse se rapproche, le violet prend une teinte bleuâtre, le vert tend au jaune blanchâtre et le rouge au jaune brillant. Inversement, quand cette lumière s'éloigne, le bleu d'outremer passe au violet, le jaune au vert ; finalement le rouge, le vert et le violet se rapprochent du jaune blanchâtre. Ces changements de teinte ont été remarqués depuis un certain temps par les physiciens ; mais ce qui est autrement remarquable, selon nous, c'est que la plupart des hommes ne s'en aperçoivent guère, à moins d'y prêter attention ou d'en être avertis. Décidés à interpréter les changements de qualité en changements de quantité, nous commençons par poser en principe que tout objet a sa couleur propre, déterminée et invariable. Et quand la teinte des objets se rapprochera du jaune ou du bleu, au lieu de dire que nous voyons leur couleur changer sous l'influence d'un accroissement ou d'une diminution d'éclairage, nous affirmerons que cette couleur reste la même, mais que notre sensation d'intensité lumineuse augmente ou diminue. Nous substituons donc encore à l'impression qualitative que notre conscience reçoit l'interprétation quantitative que notre entendement en donne. Helmholtz a signalé un phénomène d'interprétation du même genre, mais plus compliqué encore : « Si l'on compose du blanc, dit-il, avec deux couleurs spectrales, et qu'on augmente ou diminue dans le même rapport les intensités des deux lumières chromatiques, de telle sorte que les proportions du mélange restent les mêmes, la couleur résultante reste la même, bien que le rapport d'intensité des sensations change notablement... Cela tient à ce que la lumière solaire, que nous considérons comme étant le blanc normal, pendant le jour, subit elle-même, quand l'intensité lumineuse varie, des modifications analogues de sa nuance . »
Toutefois, si nous jugeons souvent des variations de la source lumineuse par les changements relatifs de teinte des objets qui nous entourent, il n'en est plus ainsi dans les cas simples, où un objet unique, une surface blanche par exemple, passe successivement par différents degrés de luminosité. Nous devons insister tout particulièrement sur ce dernier point. La physique nous parle en effet des degrés d'intensité lumineuse comme de quantités véritables : ne les mesure-t-elle pas au photomètre ? Le psychophysicien va plus loin encore : il prétend que notre œil évalue lui-même les intensités de la lumière. Des expériences ont été tentées par M.
Considérez attentivement une feuille de papier éclairée par quatre bougies, par exemple, et faites éteindre successivement une, deux, trois d'entre elles. Vous dites que la surface reste blanche et que son éclat diminue. Vous savez en effet, qu'on vient d'éteindre une bougie ; ou, si vous ne le savez pas, vous avez bien des fois noté un changement analogue dans l'aspect d'une surface blanche quand on diminuait l'éclairage. Mais faites abstraction de vos souvenirs et de vos habitudes de langage : ce que vous avez aperçu réellement, ce n'est pas une diminution d'éclairage de la surface blanche, c'est une couche d'ombre passant sur cette surface au moment où s'éteignait la bougie. Cette ombre est une réalité pour votre conscience, comme la lumière elle-même. Si vous appeliez blanche la surface primitive dans tout son éclat, il faudra donner un autre nom à ce que vous voyez, car c'est autre chose : ce serait, si l'on pouvait parler ainsi, une nouvelle nuance du blanc. Faut-il maintenant tout dire ? Nous avons été habitués par notre expérience passée, et aussi par les théories physiques, à considérer le noir comme une absence ou tout au moins comme un minimum de sensation lumineuse, et les nuances successives du gris comme des intensités décroissantes de la lumière blanche. Eh bien, le noir a autant de réalité pour notre conscience que le blanc, et les intensités décroissantes de la lumière blanche éclairant une surface donnée seraient pour une conscience non prévenue autant de nuances différentes, assez analogues aux diverses couleurs du spectre. Ce qui le prouve bien, c'est que le changement n'est pas continu dans la sensation comme dans sa cause extérieure, c'est que la lumière peut croître ou diminuer pendant un certain temps sans que l'éclairage de notre surface blanche nous paraisse changer : il ne paraîtra changer, en effet, que lorsque l'accroissement ou la diminution de la lumière extérieure suffiront à la création d'une qualité nouvelle. Les variations d'éclat d'une couleur donnée - abstraction faite des sensations affectives dont il a été parlé plus haut - se réduiraient donc à des changements qualitatifs, si nous n'avions pas contracté l'habitude de mettre la cause dans l'effet, et de substituer à notre impression naïve ce que l'expérience et la science nous apprennent. On en dirait autant des degrés de saturation. En effet, si les diverses intensités d'une couleur correspondent à autant de nuances différentes comprises entre cette couleur et le noir, les degrés de saturation sont comme des nuances intermédiaires entre cette même couleur et le blanc pur. Toute couleur, dirions-nous, peut être envisagée sous un double aspect, au point de vue du noir et au point de vue du blanc. Le noir serait à l'intensité ce que le blanc est à la saturation.
|