« Christel (éd. RDDM) » : différence entre les versions

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Amour, Amour, qui pourra sonder un seul de tes mystères? Depuis la naissance du monde et son éclosion sous ton aile, tu les suscites toujours inépuisés dans les coeurscœurs et tu les varies. Chaque génération de jeunesse recommence comme dans Eden, et t'invente avec le charme et la puissance des premiers dons. Tout se perpétue, tout se ranime chaque printemps, et rien ne se ressemble, et chaque coup de tes miracles est toujours nouveau. Le plus incompréhensible et le plus magique des amours est encore celui que l'on voit et, s'il est possible, celui que l'on sent. Ne dites pas qu'il ne naît qu'une seule fois pour un même objet dans un même coeurcœur; car j'en sais qui se renflamment comme de leur cendre et qui ont eu deux saisons. Ne dites pas qu'il naît ou ne naît pas tout d'abord décidément d'un seul regard, et que l'amitié une fois liée s'y oppose; car un poète qui savait aussi la tendresse, a dit :
 
::Ah ! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimer,
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::Tout me vint de l'aveugle habitude et du temps.
::Au lieu d'un dard au coeurcœur comme les combattans,
::J'eus le venin caché que le miel insinue,
::Les tortueux délais d'une plaie inconnue,
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Pourquoi Christel aima-t-elle le comte Hervé? Pourquoi du second jour l'admirait-elle si passionnément? Il vient, il entre et salue, et n'est que froidement poli; pas une parole inutile, pas un regard. Elle ne le connaît que de nom et par une simple information dérobée aux propos voisins. Elle l'admire par ce besoin d'admirer qui est dans l'amour. Qu'a-t-il donc fait pour cela? Comme si, pour être aimé, il était besoin de mériter. Il est beau, jeune, ému, fidèle évidemment, et peut-être malheureux : que faut-il de plus? Il a de la grâce à cheval quand il repasse devant les fenêtres et qu'elle le voit monter. Il lui semble qu'elle connaisse tout de lui : oh ! combien elle compterait fermement sur lui, si elle était celle qu'il aime !
 
Ces lettres perpétuelles faisaient comme un feu qui circulait par ses mains et qui rejaillissait dans son coeurcœur. Le courrier de Paris arrivait vers deux heures et demie, à l'issue du dîner; bien peu après, dès que sa mère lassée commençait à sommeiller, Christel s'approchait sans bruit du bureau et faisait rapidement le départ; puis elle prenait la lettre pour Hervé, mise tout d'abord de côté, et la tenait long-temps dans sa main, et non pas sans trembler, comme si elle se fût permis quelque chose de défendu. Elle la tenait quelquefois jusqu'à ce que sa mère s'éveillât ou que lui-même il vînt, ce qu'il faisait d'ordinaire vers quatre heures. Elle avait fini par lire couramment la pensée du cachet qui se variait sans cesse avec caprice, facile blason de coquetterie encore plus que d'amour, et qui ne demande qu'à être compris. Le cachet du jour lui disait donc assez bien la nuance de sentiment qu'elle allait transmettre, et fixait en quelque sorte son tourment. Elle voulait quelquefois s'abuser encore : l'empreinte de cire rose ou bleue lui montrait-elle une ''fleur'', une ''pensée'' haute et droite sur sa tige comme un lis (le lis était alors fort régnant) : C'est peut-être un lis et non une pensée, se disait-elle. Mais le lendemain le ''lévrier'' fidèle et couché ne lui laissait aucun doute et la poursuivait de tristes et amères langueurs. Le ''lion'' au repos la faisait rêver; à de certaines fois où il n'y avait autour du cachet que le nom même des jours de la semaine, elle respirait plus librement. Un jour, y considérant avec surprise une tête de mort et deux os en croix, elle se dit : Est-ce sérieux , n'est-ce qu'un jeu? s'affiche-t-elle donc ainsi la douleur?
 
Elle n'avait pas tardé non plus à distinguer, entre toutes, les lettres qu'il écrivait, tantôt mises dans la boîte par lui-même, qui revenait exprès pour cela, tantôt apportées par un domestique qu'elle eut vite reconnu. Son coup d'œil saisissait, sans qu'un seul mot fût dit. Ses lettres, à lui, étaient simples, sous enveloppe, sans cachet, adressées à Paris poste restante à un nom de femme qui ne devait pas être le véritable; il semblait qu'elles fussent au fond bien plus sérieuses. Avec quelle émotion elle les pressait, quand elle y imprimait le timbre voulu!
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Vers ce temps, un jeune homme, fils d'un riche notaire de l’endroit, pour lequel Mme M... avait eu en arrivant quelque lettre, mais qu'elle n'avait pas cultivé, parut désirer d'être présenté chez elle et d'obtenir le droit de la visiter. L'intention était évidente. Mme M... en toucha un soir quelque chose à sa fille; dès les premiers mots, celle-ci coupa court et, se jetant dans les bras de sa mère, la supplia avec un baiser ardent de ne jamais lui en reparler ni de rien de pareil. La mère n'insista pas; mais, à la chaleur du refus et à mille autres signes que son oeil silencieux depuis quelque temps saisissait, elle avait compris.
 
Pourtant; depuis drs mois déjà que le comte Hervé venait plusieurs fois par semaine, il ne s'était rien passé au dehors entre Christel et lui, rien qui fût le moins du monde appréciable sinon à la sagacité d'un coeurcœur tout-à-fait intéressé. Pour deviner qu'une passion était eu jeu, il aurait fallu être un rival , ou il fallait être une mère, une mère prudente inquiète et malade, qu'éclaire encore sur l'avenir secret de sa fille la crainte affreuse de la trop tôt quitter. Lui-même, Hervé, avait à peine distingué, dans cette chambre où il n'entrait jamais, la jeune fille, messagère passive de son amour. Elle en eut un jour la preuve bien cruelle. C'était un dimanche; elle était sortie avec sa mère pour une promenade, ce qui leur arrivait si rarement. Toutes deux suivaient à pas lents la grande route, à cet endroit, fort agréable, d'où la vue s'étend sur des champs arrosés et coupés comme de plusieurs petites rivières, et par-delà encore,
 
::Sur ce pays si vert, en tous sens déroulé,
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Il y avait assez de monde le long de la route; de loin on vit venir, à cheval, le comte Hervé; c'était l'heure ordinaire de sa visite, et une lettre au bureau l'attendait. Christel trembla; elle pria, à ce moment, sa mère de s'appuyer plus fort sur son bras, sans crainte de la lasser, Hervé passa bientôt sur la chaussée devant elles au petit trot; il les regarda d'une façon assez marquée; mais ne les ayant jamais vues au dehors, ne s'étant jamais demandé apparemment ce que pouvait être Christel avec sa souple et fine taille en plein air, il ne les reconnut pas à temps et ne les salua pas. Dix minutes après, au retour, les rencontrant encore et ayant deviné sans doute (à ne voir que la domestique au bureau), que ce pouvaient être elles, il les salua. Juste image du degré d'attention de sa part et d'indifférence!
 
Que fait donc, à certains momens, le coeurcœur, et quelles sont ses distractions étranges! Absorbé sur un point et comme aveugle, tout à côté il ne discerne rien. Mille fois, du moins, dans ces vieux romans tant goûtés, on voit le page, messager d'amour, dans sa grace adolescente, faire oublier à la dame du château celui qui l'envoie. Les brillans ambassadeurs des rois, près des belles fiancées qu'ils vont quérir aux rivages lointains, ont souvent touché les prémices des coeurscœurs. Ici, c'est près du jeune homme qu'une belle jeune fille est messagère; élégante, légère, demi-penchée, émue et alarmée, lisant, depuis des mois, la mort ou la vie dans son regard, et il ne l'a pas vue. Il est vrai qu'elle ne lui apparaît qu'en toilette simple, sans autre fleur qu'elle-même, derrière des barreaux non dorés, dans une chambre étroite que masque un bureau obscur: mais est-ce qu'elle ne l'éclaire pas?
 
Christel avait d'affreux momens, des momens durs, humiliés, amers; la langueur et la rêverie premières étaient bien loin; le souvenir de ce qu'elle était la reprenait et lui faisait monter le sang au front; elle se demandait, en se relevant, pour qui donc elle se dévorait ainsi. Elle faisait appel dans sa détresse, oh! non plus à ses goûts anciens, à ses gracieux amours de jeune fille, à ses lectures chéries (tout cela était trop insuffisant et dès long-temps flétri pour elle), mais à des sentimens plus mâles et plus profonds, comme à des ressources désespérées,.... à son culte de la patrie par exemple. Elle se représentait son père, le drapeau sous lequel il avait combattu, le deuil de l'invasion; elle excitait, elle provoquait en elle l'orgueil blessé des vaincus; elle cherchait à impliquer, dans l'inimitié de ses représailles, le jeune noble royaliste, le mousquetaire de 1814, mais en vain; le ressort sous sa main ne répondait pas; l'amour, qui aime à brouiller les drapeaux, se riait de ces factices colères. L'Empereur évoqué en personne sur son rocher n'y pouvait rien. - Elle voulait voir du mépris de la part d'Hervé, de la fierté insolente dans cette inattention soutenue, et tâchait de s'en irriter; mais non, c'était moins et c'était pis, elle le sentait bien; ce prétendu dédain s'enfonçait plus cruel, précisément en ce qu'il était plus involontaire; c'était de l'oubli.
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a dit un poète; mais il est doux de se reconnaître, de faire pas à pas des découvertes dans une vie amie comme dans un pays sûr, de jouir jour par jour de ce nouveau, à peine imprévu, qui ressemble à des réminiscences légères d'une ancienne patrie et à ces songes d'or retrouvés du berceau. En peu de temps ils mirent ainsi bien du passé dans leur amour. La famille d'Hervé avait des alliances en Allemagne : lui-même en savait parfaitement la langue. Quelle joie pour Christel, quel attendrissement pour la mère de s'y rencontrer avec lui comme en un coin libre et vaste de la forêt des aïeux ! La petite bibliothèque de Christel possédait quelques livres favoris, venus de là-bas par sa mère; il leur en lisait parfois, une ode de Klopstock, quelque poème de Matthisson, une littérature allemande déjà un peu vieillie, mais élevée et cordiale toujours. Un livre alors tout nouveau, et qu'il leur avait apporté, enchanta fréquemment les heures; c'était les ''Méditations poétiques''; plus d'une fois, en lisant ces élégies d'un deuil si mélodieux, il dut s'arrêter par le trop d'émotion et comme sous l'éclair soudain d'une allusion douloureuse. Cette harpe immobile dans un angle de la chambre attirait aussi son regard, et il eût désiré que Christel y touchât; mais la faiblesse de la jeune fille ne le lui eût pas permis sans une extrême fatigue. On se disait que ce serait pour le printemps, et qu'elle le saluerait d'un chant plus joyeux après tant de silence. Ils eurent ainsi des soirs de bonheur, sans rien presser, sans trop prévoir.
 
Hervé, certes, aimait Christel : l'aimait-il de véritable amour, c'est-à-dire de ce qui n'est ni voulu ni motivé, de ce qui n'est ni la reconnaissance, ni la compassion, ni même l'appréciation profonde, raisonnée et sentie de tous les mérites et de toutes les graces? Car l'amour en soi n'est, rien de tout cela, et, en de certains momens étranges, il s'en passerait. Je n'ose affirmer tout-à-fait pour Hervé ; mais il l'aimait avec tendresse, il la chérissait plus qu'une soeursœur; et il est certain que, dès le second jour de cette intimité, il agita de naturels, de délicats et loyaux projets. Mieux il connut Mme M... et ses origines, et moins il prévit d'obstacles insurmontables à ses désirs dans sa propre famille à lui. Bien des fois déjà les propositions d'avenir avaient erré sur ses lèvres, et la seule timidité, cette pudeur de toute affection sincère, avait fait ses paroles moins précises, qu'il n'aurait voulu. Un soir qu'on avait plus longuement causé de guérison et d'espérance, qu'on avait projeté pour Christel des promenades à cheval au printemps, qu'on s'était promis de se diriger sur les domaines d'Hervé, vers un bois surtout de hêtres séculaires qu'avaient habité les fées de son enfance, et dont il aimait à vanter la royale beauté, il crut le moment propice, et, après quelques mots sur sa mère, à laquelle il avait parlé, disait-il, de cette visite désirée « Il est temps, ajouta-t-il d'un ton marqué, qu'elle connaisse celle qui lui vient. » Christel tressaillit et l'arrêta; ce fut un simple geste, un signe de tête accompagné d'un coup d'oeil au ciel, le tout si résigné, si reconnaissant, si négatif à la fois, avec un sourire si pâli, et dans un sentiment si profond et si manifeste du néant de pareils projets à l'égard d'une malade comme elle, que la mère nâvrée ne put qu'échanger avec Hervé un lent regard noyé de larmes.
 
Le printemps revenait ; avril, dès le matin, perçait avec sa pointe égayée, et les rayons autour des bourgeons, et les oiseaux à la vitre, se jouaient comme au jour où Christel, il y avait juste un an, avait remarqué les lettres fatales pour la première fois. L'horizon champêtre du petit salon s'arrangeait au loin déjà vert , et présageait peu à peu l'ombrage et les fleurs. Christel ne quittait plus cette chambre; on y avait placé à un bout son lit si modeste, qui, sans rideaux, sous un châle jeté, paraissait à peine. Elle se levait pourtant, et restait sur sa chaise toute l'après-midi et les soirs comme auparavant. Malgré sa faiblesse croissante, depuis quelques jours, elle semblait mieux; je ne sais quel mouvement de physionomie et de regard, plus de couleur à ses joues, avaient l'air de vouloir annoncer l'influence heureuse de la jeune saison. Hervé se disait qu'il fallait croire, ses discours aussi le disaient, et depuis deux heures, aux rayons du soleil baissant, on parlait de l'avenir. Christel s'était prêtée à l'illusion et en avait tiré parti pour tracer à Hervé, avec un détail rempli tout bas de voeuxvœux et de conseils, une vie de bonheur et de vertu, où lui, qui l'écoutait, la supposait active et présente en personne, mais où elle se savait d'a¬vance absente, excepté d'en haut et pour le bénir : « Vous vivrez beaucoup dans vos terres, lui disait-elle ; Paris et le monde ne vous rappelleront pas trop ; il y a tant à faire autour de soi pour le bien le plus durable et le plus sûr. Vous prendrez garde à toutes ces haines de là-bas, et vous tâcherez surtout de concilier ici. » Et la famille, et les enfans, elle venait aussi à en parler, et embellissait par eux les devoirs: «< Ils auront les mêmes fées que vous sous vos mêmes ombrages. » Hervé n'essayait plus de comprendre, il nageait dans une sainte joie; le jour tombant et de si franches paroles l'enhardissaient; il exprima nettement ce désir prochain d'union, et cette fois, soit qu'elle fût trop faible, après tant d'efforts, ou trop attendrie, elle le laissa s'expliquer jusqu'au bout sans l'interrompre. Il avait fini, lorsqu'il vit dans l'ombre une main qui s'avançait comme pour chercher la sienne; il la donna et sentit qu'après une tremblante étreinte, celle de Christel ne se retirait qu'après lui avoir remis celle même de sa mère. Un long silence d'émotion suivit; le jour était tout-à-fait tombé; on n'entendait qu'un soupir. Après un certain temps, tout d'un coup la domestique entra, sans qu'on l'eût appelée, apportant un flambeau mais la brusque lumière éclaira d'abord le front blanc de Christel renversé en arrière, et ses yeux calmes à jamais endormis.
 
Dès le lendemain, Hervé emmena la mère et la conduisit au château de sa famille, où tous les égards délicats, et de sa part un soin vraiment filial, l'environnèrent. Ce ne fut pas pour long-temps, et, avant la fin du prochain automne, elle avait rejoint, sous les premières feuilles tombantes du cimetière, l'unique trésor qu'elle avait perdu.
 
Et qu'est devenu Hervé? Oh! ceci importe moins; les hommes, mêmes les meilleurs souvent, et les plus sensibles, ont tant de ressources en eux, tant de successives jeunesses! Il a souffert, mais il a continué de vivre. Le monde l'a repris; les passions politiques l'ont distrait, peut-être aussi d'autres passions de coeurcœur, si ce n'en est pas profaner le nom que de l'appliquer à des attraits si passagers. Quoi qu'il soit devenu, et quoi qu'il fasse, il se ressouvient éternellement, du moins, de cette divine douleur de jeune fille, et, à ses bons et plus graves momens, sous cette neige déjà que le bel âge enfui a laissée par places à son front, il en fait le refuge secret de ses plus pures tristesses, et la source la plus sûre encore de ce qui lui reste d'inspirations désintéressées.
 
- « C'est trop vrai, dit alors une jeune et belle femme, et déjà éprouvée, qui avait écouté jusque-là en silence toute cette histoire; ô hommes, combien vous faut-il donc ainsi de ces existences cueillies en passant pour vous tresser un souvenir! »