« Après la pluie, le beau temps » : différence entre les versions

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{{titre|Après la pluie<br>le beau temps|[[Comtesse de Ségur]]|1871}}
 
 
__TOC__
<br>
<br>__TOC__<br>
<br>
 
 
===I - Les fraises===
 
GEORGES<BR>
 
Geneviève, veux-tu venir jouer avec moi ? Papa m’a donné congé parce que j’ai très bien appris toutes mes leçons.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, je veux bien ; à quoi veux-tu jouer ?
 
GEORGES<BR>
 
Allons dans le bois chercher des fraises.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Alors je vais appeler ma bonne.
 
GEORGES<BR>
 
Pourquoi cela ? Nous pouvons bien aller seuls, c’est si près.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
C’est que j’ai peur…
 
GEORGES<BR>
 
De quoi as-tu peur ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
J’ai peur que tu ne fasses des bêtises, tu en fais toujours quand nous sommes seuls.
 
GEORGES<BR>
 
Moi, je ne fais pas de bêtises ; c’est toi qui en dis.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment ! tu ne fais pas de bêtises ? Et ce fossé où tu m’as fait descendre ? Et je ne pouvais plus en sortir ; et tu as eu si peur que tu as pleuré.
 
GEORGES<BR>
 
J’ai pleuré parce que tu pleurais et que cela m’a fait peur. Tu vois bien que je t’ai tirée du fossé.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et ce petit renard que tu as tiré d’un trou ! Et la mère qui est accourue furieuse et qui voulait nous mordre !
 
GEORGES<BR>
 
Parce que tu t’es jetée devant moi pendant que je tenais le petit renard qui criait.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je me suis jetée devant toi pour que le gros renard ne te morde pas. Et tu as été obligé de lâcher le petit renard tout de même.
 
GEORGES<BR>
 
C’était pour t’empêcher d’être mordue ; la mère était furieuse ; elle déchirait ta robe.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui ; mais tu vois que tu fais des bêtises tout de même.
 
GEORGES<BR>
 
Je t’assure que je n’en ferai plus, ma petite Geneviève ; nous cueillerons tranquillement des fraises ; nous les mettrons sur des feuilles dans ton panier et nous les servirons à papa pour le dîner.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui ! c’est très bien ! c’est une bonne idée que tu as là. Mon oncle aime beaucoup les fraises des bois ; il sera bien content.
 
GEORGES<BR>
 
Partons vite alors ; ce sera long à cueillir. »
 
Ligne 81 ⟶ 95 :
« Déjà, dit Georges ; rentrons vite pour ne pas être en retard. »
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je crains que nous ne soyons en retard tout de même, car nous sommes très loin. As-tu entendu comme la cloche sonnait dans le lointain ?
 
GEORGES<BR>
 
Oui, oui. Pour arriver plus vite, allons à travers bois ; nous sommes trop loin par le chemin.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tu crois ? mais j’ai peur de déchirer ma robe dans les ronces et les épines.
 
GEORGES<BR>
 
Sois tranquille ; nous passerons dans les endroits clairs sur la mousse. »
 
Ligne 97 ⟶ 115 :
« Georges, Georges ! cria-t-elle, viens m’aider ; je ne peux pas avancer ; je suis prise dans des ronces.
 
GEORGES<BR>
 
Tire ferme ; tu passeras.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je ne peux pas ; les épines m’entrent dans les bras, dans les jambes. Viens, je t’en prie, à mon secours. »
 
Georges, ennuyé par les cris de détresse de Geneviève, revint sur ses pas. Au moment où il la rejoignit, le second coup de cloche se fit entendre.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ah ! mon Dieu ! le second coup qui sonne. Et mon oncle qui n’aime pas que nous le fassions attendre. Oh ! Georges, Georges, tire-moi d’ici ; je ne puis ni avancer ni reculer. »
 
Ligne 112 ⟶ 133 :
Quand ils apparurent rouges, suants, échevelés, Geneviève traînant après elle les lambeaux de sa robe, Georges le visage égratigné et son pantalon blanc verdi par le feuillage qu’il lui avait fallu traverser avec difficulté, M. Dormère resta stupéfait.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
D’où venez-vous donc ? Que vous est-il arrivé ?
 
GEORGES<BR>
 
Nous venons du bois, papa ; il ne nous est rien arrivé.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Comment, rien ? Pourquoi es-tu vert des pieds à la tête ? Et toi, Geneviève, pourquoi es-tu en loques et égratignée comme si tu avais été enfermée avec des chats furieux ? »
 
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« Mon oncle,… ce sont les ronces,… ce n’est pas notre faute.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pas votre faute ? Pourquoi as-tu été dans les ronces ? Pourquoi y as-tu fait aller Georges, qui te suit partout comme un imbécile ?
 
Ligne 134 ⟶ 159 :
« Nous voulions vous apporter des fraises des bois, que vous aimez beaucoup, mon oncle. Si vous voulez bien en goûter, vous nous ferez grand plaisir.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je ne tiens pas à vous faire plaisir, mademoiselle, et je ne veux pas de vos fraises. Emportez-les. »
 
Et d’un revers de main M. Dormère repoussa le panier, qui tomba par terre ; les fraises furent jetées au loin. Geneviève poussa un cri.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Eh bien, allez-vous crier maintenant comme un enfant de deux ans ? Laissez tout cela ; allez vous débarbouiller et changer de robe. Viens dîner, Georges ; il est tard.
 
M. Dormère passa dans la salle à manger avec Georges pendant que Geneviève alla tristement retrouver sa bonne, qui la reçut assez mal.
 
LA BONNE<BR>
 
Encore une robe déchirée ! Mais, mon enfant, si tu continues à déchirer une robe par semaine, je n’en aurai bientôt plus à te mettre, et ton oncle sera très mécontent.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Pardon, ma bonne ; Georges a voulu revenir à travers le bois ; les ronces et les épines ont déchiré ma robe, ma figure et mes mains. Et mon oncle m’a grondée.
 
LA BONNE<BR>
 
Et Georges ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Il n’a rien dit à Georges ; il l’a emmené dîner.
 
LA BONNE<BR>
 
Mais est-ce que Georges n’a pas cherché à t’excuser ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, ma bonne ; il n’a rien dit.
 
Ligne 174 ⟶ 207 :
Au dessert on servit des fraises du potager ; elle regarda son oncle.
 
M. DORMÈRE, ''avec ironie''<BR>
 
Vous voyez, mademoiselle, qu’on n’a pas besoin de votre aide pour avoir des fraises qui sont bien meilleures que les vôtres.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je le sais bien, mon oncle, mais nous avons pensé que vous préfériez les fraises des bois.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pourquoi dites-vous ''nous'' ? Vous cherchez toujours à mettre Georges de moitié dans vos sottises.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je dis la vérité, mon oncle. N’est-ce pas, Georges, que c’est toi qui m’as demandé d’aller dans le bois chercher des fraises ?
 
GEORGES, ''embarrassé''<BR>
 
Je ne me souviens pas bien. C’est possible.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment, tu as oublié que ?…
 
M. DORMÈRE, ''impatienté''<BR>
 
Assez, assez ; finissez vos accusations, mademoiselle. Rien ne m’ennuie comme ces querelles, que vous recommencez chaque fois que vous avez fait une sottise qui vous fait gronder. »
 
Ligne 207 ⟶ 247 :
« Veux-tu jouer, Geneviève ? »
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, Georges, je ne jouerai pas avec toi : tu me fais toujours gronder.
 
GEORGES<BR>
 
Je ne t’ai pas fait gronder : je n’ai rien dit.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
C’est précisément pour cela que je suis fâchée contre toi. Tu aurais dû dire à mon oncle que c’était toi qui étais cause de tout, et tu m’as laissé accuser et gronder sans rien dire. C’est très mal à toi.
 
GEORGES<BR>
 
C’est que,… vois-tu, Geneviève,… j’avais peur d’être grondé aussi ; j’ai peur de papa.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et moi donc ? J’en ai bien plus peur que toi. Toi, tu es son fils, et il t’aime. Moi, il ne m’aime pas, et je ne suis que sa nièce.
 
GEORGES<BR>
 
Oh ! Geneviève, je t’en prie, pardonne-moi ; une autre fois je parlerai ; je t’assure que je dirais tout.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tu dis cela maintenant ! tu as dit la même chose le jour où le renard a déchiré ma robe avec ses dents. Je ne te crois plus.
 
GEORGES<BR>
 
Ma petite Geneviève, je t’en prie, crois-moi et viens jouer.
 
Ligne 243 ⟶ 291 :
« Mais il est très gentil comme cela ! À la campagne, est-ce qu’on fait dix toilettes par jour ? C’est très bien de ne pas avoir de prétentions ; il sera tombé dans l’herbe probablement. »
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, madame, c’est en m’aidant à me tirer des ronces qui me déchiraient, que le pauvre Georges s’est sali et un peu écorché.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Comme c’est gentil ce que vous dites là, Geneviève. Vois, Louis, comme elle est généreuse ; comme elle excuse gentiment ceux qu’elle aime ! Charmante enfant ! »
 
Ligne 253 ⟶ 303 :
« Bonjour, cher monsieur, dit-elle en tendant la main à M. Dormère. Nous venons d’embrasser vos enfants ; ils sont charmants. »
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Bonjour, mon cousin. Quelle drôle de mine a votre garçon ! Comment la bonne le laisse-t-elle arrangé en gresset ? Voulez-vous que j’aille la chercher pour le rhabiller ?
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Qu’est-ce que cela fait, Cunégonde, que l’enfant ait un peu verdi sa veste et son pantalon ? Laisse-le donc tranquille.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je vous demande pardon de sa tenue, chère madame ; je crois que ma cousine a raison de vouloir lui faire changer de vêtements…
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Mais non, mais non, cher voisin ; Geneviève nous a bien gentiment expliqué que c’était par bonté pour elle, pour la tirer d’un fourré de ronces, qu’il avait mis du désordre dans ses vêtements ; c’est très honorable.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Laissez-moi faire, mon cher cousin. Je vais arranger tout cela. »
 
La cousine Primerose, sans attendre la réponse de M. Dormère, sortit du salon et monta lestement chez la bonne.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Bonjour, ma chère Pélagie ; je viens vous avertir que Georges n’est pas tolérable avec ses habits tout verts. Il faut que vous le fassiez changer de tout ; la petite est très propre ; vous la soignez celle-là, c’est bien ; mais vous négligez trop le garçon ; il est tout honteux de sa verdure ; il ne lui manque que des plumes pour être perruche ou perroquet.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Je ne savais pas, mademoiselle, que Georges eût besoin d’être changé. La petite était rentrée avec sa robe en lambeaux, mais Georges n’est pas venu.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ah ! pourquoi cela ?
 
PÉLAGIE<BR>
 
Je n’en sais rien, mais je vais le chercher.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
J’y vais avec vous, ma bonne Pélagie ; nous lui ferons raconter la chose. »
 
Ligne 289 ⟶ 349 :
« Venez vite, cria-t-elle à Georges ; votre bonne vous cherche pour vous habiller. Mais venez donc ; vous nous raconterez ce qui vous est arrivé.
 
GEORGES<BR>
 
Il ne m’est rien arrivé du tout ; je n’ai rien à raconter, ma cousine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Si j’en crois un mot, je veux bien être pendue. Va, va t’habiller ; nous nous passerons bien de toi, mon garçon. Je vais prendre ton jeu au croquet ; et sois tranquille, je te gagnerai ta partie. »
 
Ligne 299 ⟶ 361 :
Quand Georges revint, elle lui remit son maillet de croquet.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je n’ai pas eu de bonheur, mon ami ; j’ai perdu votre partie. Mais j’ai gagné à votre absence de savoir toute votre aventure du bois et des fraises. »
 
Ligne 306 ⟶ 369 :
« Mon cher cousin, dit-elle en entrant au salon, je viens justifier le pauvre Georges ; je sais toute l’histoire : il ne mérite pas d’être grondé pour avoir sali ses habits ; au contraire, il mérite des éloges, car c’est en secourant Geneviève, qui ne pouvait sortir des ronces où elle était imprudemment entrée, qu’il s’est verdi à l’état de gresset.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je le sais, ma cousine, et je n’ai pas grondé Georges.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais… qui avez-vous grondé, car vous avez grondé quelqu’un ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
J’ai grondé Geneviève, qui méritait d’être grondée.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Qu’a-t-elle donc fait, la pauvre fille ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est elle qui a poussé, presque obligé Georges à entrer dans le bois pour manger des fraises, comme si elle n’en avait pas assez dans le jardin, et plus tard c’est elle qui a voulu revenir au travers des ronces.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ta, ta, ta. Qu’est-ce que vous dites donc, mon pauvre cousin ; c’est au contraire elle qui ne voulait pas, et c’est Georges qui l’a voulu. Je vois que vous n’êtes pas bien informé de ce qui se passe chez vous. Moi qui suis ici depuis une demi-heure, je suis plus au courant que vous.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Me permettez-vous de vous demander, ma cousine, par qui vous avez été si bien informée ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Par Geneviève elle-même.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je ne m’étonne pas alors que l’histoire vous ait été contée de cette manière ; Geneviève a toujours le triste talent de tout rejeter sur Georges.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais, au contraire ; elle a parlé de Georges avec éloge, avec grand éloge, et si je vous en ai parlé, c’est qu’elle m’avait avoué que vous n’étiez pas content et je croyais que c’était Georges que vous aviez grondé. Et par le fait il le méritait un peu, quoi qu’en dise Geneviève. »
 
Ligne 340 ⟶ 413 :
Elle trouva Geneviève en larmes ; Georges boudait dans un coin ; Louis et Hélène cherchaient à consoler Geneviève.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien ! eh bien ! qu’y a-t-il encore ? qu’est-ce que c’est ?
 
— Ce n’est rien, ma cousine ; je me suis fait mal à la jambe, répondit Geneviève en essuyant ses larmes.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Et pourquoi Georges boude-t-il tout seul près du mur ?
 
HÉLÈNE<BR>
 
Parce que, Louis et moi, nous lui avons dit qu’il était méchant et que nous ne voulions plus jouer avec lui.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pourquoi lui avez-vous dit cela ?
 
LOUIS<BR>
 
Parce qu’après avoir dit beaucoup de choses désagréables à la pauvre Geneviève, qui ne lui répondait rien, il lui a donné un grand coup de maillet dans les jambes. Hélène et moi, nous nous sommes fâchés ; nous avons chassé Georges et nous sommes revenus consoler la pauvre Geneviève qui pleurait.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Méchant garçon, va ! Tu mériterais que j’aille raconter tout cela à ton père, qui te croit si bon.
 
GENEVIÈVE, ''effrayée''<BR>
 
Non, non, ma cousine, ne dites rien à mon oncle : il punirait le pauvre Georges.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Punir Georges ! ton oncle ! Laisse donc ! il gronderait à peine.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et puis, ma cousine, Georges n’a pas fait exprès de me taper. J’étais trop près de sa boule, et il m’a attrapé la jambe au lieu de la boule.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ça m’a l’air d’une mauvaise excuse. Voyons, Georges, parle ; est-ce vrai ce que dit Geneviève ?
 
GEORGES, ''très bas''<BR>
 
Oui, ma cousine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Alors pourquoi n’es-tu pas venu l’embrasser et lui demander pardon ?
 
GEORGES<BR>
 
Je n’ai pas eu le temps ; Louis et Hélène se sont jetés sur moi en me disant : « Méchant, vilain, va-t’en ! » Et ils m’ont chassé.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tant mieux pour toi si tu dis vrai. Et si tu mens, tu es encore plus méchant que ne le croient Louis et Hélène. Allons, embrassez-vous et que tout soit fini. »
 
Ligne 390 ⟶ 477 :
Une heure après, Mme de Saint-Aimar demanda sa voiture et partit avec Mlle Primerose, Louis et Hélène. M. Dormère accompagnait ces dames.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Ainsi donc, à après-demain, nous vous attendons à déjeuner avec vos enfants ; soyez exact : à onze heures et demie.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je n’y manquerai pas, chère madame. Adieu, ma cousine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Adieu, mon cousin ; et soyez de plus belle humeur : aujourd’hui vous avez l’air d’un pacha qui va faire couper des têtes.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Quelles idées vous avez, Cunégonde. M. Dormère a, comme toujours, l’air aimable et bon.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Surtout dans ce moment-ci, où il fronce le sourcil comme un sultan. »
 
Ligne 409 ⟶ 501 :
Une discussion un peu vive s’engagea entre les deux amies : toutes deux commençaient à se fâcher.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR, ''vivement''<BR>
 
Je persiste à croire Georges aussi bon que sa cousine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Et moi, ma chère, mon opinion est que Geneviève est un ange de bonté et de douceur, et que Georges est méchant et ne perd pas une occasion de lui faire du tort et de dire du mal de cette pauvre enfant à mon cousin, qui est injuste et trop sévère pour elle.
 
LOUIS<BR>
 
Moi aussi, je crois cela.
 
HÉLÈNE<BR>
 
Et moi aussi ; et je n’aime pas Georges.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Taisez-vous, petits nigauds ; je ne veux pas que vous parliez ainsi d’un voisin que j’estime et de son fils que j’aime.
 
Ligne 430 ⟶ 527 :
C’est comme si tu avais répété tout ce qu’a dit Cunégonde.
 
HÉLÈNE<BR>
 
Mais si Mlle Primerose…
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Tais-toi, je te dis. Je ne veux pas que vous disiez ni répétiez des choses qui peuvent me brouiller avec M. Dormère. Se terres touchent aux miennes ; c’est commode pour se voir, et j’y tiens. »
 
Ligne 444 ⟶ 543 :
Le surlendemain, la bonne mit aux enfants leurs beaux vêtements ; ils avaient encore une heure à attendre : Geneviève se mit à lire et Georges s’amusait à ouvrir tous les tiroirs de sa cousine et à examiner ce qu’ils contenaient. En ouvrant une petite armoire il poussa une exclamation de surprise.
 
GEORGES<BR>
 
Geneviève, viens voir ; nous ne comprenions pas pourquoi cela sentait si bon ici ; le panier de fraises d’avant-hier est enfermé dans ton armoire de poupée. »
 
Geneviève accourut et trouva en effet les fraises un peu écrasées, mais proprement rangées sur des feuilles dans le panier.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tiens ! Qui est-ce qui a mis ces fraises dans ce tiroir ? Et comment sont-elles dans le panier, puisque mon oncle les a jetées par terre ? Ma bonne, sais-tu qui les a apportées et serrées là-dedans ?
 
LA BONNE<BR>
 
Oui, et j’ai oublié de te le dire. C’est Julie, la fille de cuisine ; elle passait devant la porte juste au moment où Monsieur a jeté le panier. Quand il est entré avec Georges dans la salle à manger, elle a pensé que vous seriez bien aises de les retrouver ; elle les a proprement ramassées avec une cuiller, ce qui a été facile à faire, puisque le panier était tombé sens dessus dessous avec les fraises ; elle n’a laissé que celles qui se sont trouvées écrasées et qui touchaient au pavé ; elle a tout nettoyé et elle me les a données quand j’ai été dîner.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! merci, ma bonne. Comme Julie est bonne ! Dis-lui que je la remercie bien.
 
GEORGES<BR>
 
Nous allons les manger.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, pas à présent ; cela nous empêcherait de déjeuner chez Mme de Saint-Aimar.
 
GEORGES<BR>
 
Quelle bêtise ! Comment des fraises nous empêcheraient-elles de déjeuner ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je ne sais pas ; mais tu sais que mon oncle nous défend de manger si tôt avant les repas.
 
GEORGES<BR>
 
Mais pas des fraises. Voyons, je commence. »
 
Et Georges en prit avec ses doigts une pincée, qu’il mit dans sa bouche.
 
GEORGES<BR>
 
Excellentes ! Je n’en ai jamais mangé de si bonnes. À ton tour.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non ; je t’ai dit que je n’en mangerai pas.
 
GEORGES<BR>
 
Tu en mangeras. Je te les ferai manger.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je te dis que non.
 
GEORGES<BR>
 
Je te dis que si. »
 
Ligne 494 ⟶ 607 :
Au premier coup d’œil il aperçut les traces des fraises.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Qu’est-ce que cela ? Tu en as donc mangé ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, mon oncle ; je n’ai pas voulu en manger.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu mens joliment, ma chère amie. Pourquoi alors as-tu des taches de fraises sur ta figure, sur tes mains, sur ta robe même ?
 
— Mon oncle, je vous assure, dit Geneviève les larmes aux yeux, que je ne voulais pas en manger. C’est Georges qui…
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Bon, voilà encore Georges que tu vas accuser. Tu ne me feras pas croire que lorsque je vois ta bouche, tes mains, ta robe tachées de fraises, c’est Georges qui les a mangées. J’ai défendu qu’on mangeât avant les repas. Tu m’as désobéi ; tu mens par-dessus le marché ; tu accuses ce pauvre Georges : tu vas être punie comme tu le mérites. Voici la voiture avancée ; remonte dans ta chambre, je n’emmène que Georges. »
 
Ligne 512 ⟶ 629 :
« Qu’y a-t-il encore, ma pauvre enfant ? » s’écria la bonne en allant à elle et l’embrassant. Geneviève se jeta dans les bras de sa bonne et sanglota sans pouvoir parler. Enfin elle se calma un peu et put raconter ce que lui avait dit son oncle.
 
LA BONNE<BR>
 
Et Georges n’a pas expliqué à ton oncle que c’était lui qui avait tout fait et que c’est lui qui t’a mis de force les fraises dans la bouche pendant que tu riais ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, ma bonne ; il n’a rien dit.
 
LA BONNE<BR>
 
Et pourquoi n’as-tu pas expliqué toi-même à ton oncle comment les choses s’étaient passées ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je n’ai pas eu le temps ; j’ai été saisie ; et mon oncle est monté en voiture avant que j’aie pu lui dire un mot.
 
LA BONNE<BR>
 
Pauvre petite ! Ne t’afflige pas trop ; nous tâcherons de passer une bonne matinée, meilleure peut-être que celle de Georges.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
C’est impossible, ma bonne ; j’aurais tant aimé voir Louis et Hélène ! Ils sont si bons pour moi ! Quand pourrai-je les voir maintenant ? Pas avant huit jours peut-être.
 
LA BONNE<BR>
 
Dès demain je t’y mènerai en promenade pendant que Georges prendra ses leçons avec son père. Et puisque tu les aimes tant, je t’y mènerai souvent ; mais n’en dis rien à Georges, parce qu’il voudrait nous accompagner et qu’il obtiendrait un congé de son père. Nous allons déjeuner à présent ; je vais demander à la cuisinière de te faire des cr’pes ; et, en attendant le déjeuner, allons chercher des fraises au potager. »
 
Ligne 556 ⟶ 680 :
Il n’obtint aucune réponse ; elle lisait toujours.
 
GEORGES<BR>
 
Tu es donc décidée à rester muette ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Très décidée.
 
GEORGES<BR>
 
Et pourquoi cela ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Pour être moins exposée à tes méchancetés.
 
GEORGES<BR>
 
Quelles méchancetés t’ai-je faites ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je n’ai pas besoin de t’apprendre ce que tu sais aussi bien que moi.
 
GEORGES<BR>
 
Je sais que papa n’a pas voulu t’emmener parce que tu étais sale.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et pourquoi étais-je sale ?
 
GEORGES<BR>
 
Parce que tu n’as pas eu l’esprit de te débarbouiller avant de descendre.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et qui est-ce qui m’a barbouillée ?
 
GEORGES<BR>
 
Ce n’est pas moi, toujours.
 
GENEVIÈVE, ''sautant de dessus sa chaise''<BR>
 
Pas toi ! pas toi ! Et tu oses le dire devant ma bonne, qui a vu que tu m’avais poursuivie pour me forcer à désobéir à mon oncle.
 
GEORGES<BR>
 
Je ne t’ai pas forcée à désobéir ; j’ai voulu te faire manger ces fraises qui étaient excellentes ; ta bouche était ouverte et j’y ai mis les fraises ; tu as craché comme une sotte et tu t’es salie : c’est ta faute.
 
GENEVIÈVE, ''indignée''<BR>
 
Tais-toi, tu sais que tu mens ; tu m’as assez fait de mal aujourd’hui, laisse-moi tranquille. Je ne veux pas jouer avec toi parce que tu trouves toujours moyen de me faire gronder.
 
GEORGES<BR>
 
Moi ! par exemple ! Je ne dis jamais rien ; c’est papa qui te gronde, parce que tu trouves toujours moyen de faire des sottises.
 
LA BONNE<BR>
 
Georges, je suis fâchée pour toi de tout ce que tu as dit à ma pauvre Geneviève depuis que tu es entré. Tu sais très bien qu’un mot de toi ce matin aurait justifié ta cousine ; tu as eu assez peu de cœur pour ne pas le dire ; tu es parti tranquillement, gaiement, laissant ta pauvre cousine, que tu savais innocente, sangloter dans le vestibule pour la punition injuste que tu lui as seul attirée.
 
GEORGES<BR>
 
La punition n’est pas grande, c’était très ennuyeux là-bas ; Louis et Hélène gémissaient sans cesse après Geneviève ; ils ne jouaient pas avec moi ; ils sont allés se promener avec papa, Mlle Primerose et d’autres personnes qui étaient là, et moi je me suis ennuyé horriblement.
 
LA BONNE<BR>
 
C’est bien fait, monsieur ; c’est le bon Dieu qui vous a puni, et c’est ce qui arrive toujours aux méchants.
 
GEORGES<BR>
 
Je dirai à papa comme vous me traitez, et il vous grondera joliment toutes les deux.
 
LA BONNE<BR>
 
Ah ! c’est ainsi que vous le prenez ! Je vais de ce pas chez Monsieur, pour justifier Geneviève en lui racontant la scène de ce matin, en lui expliquant la promenade dans le bois de l’autre jour, et nous verrons qui sera grondé.
 
GEORGES, ''effrayé''<BR>
 
Oh non ! Pélagie, ne dites rien à papa, je vous en prie ; je ne recommencerai pas, bien sûr.
 
LA BONNE<BR>
 
Si vous aviez témoigné du repentir, je vous aurais peut-être pardonné cette fois encore et je n’aurais rien dit ; mais, après des heures de réflexion, vous revenez dans des sentiments plus mauvais : vous osez vous justifier avec une fausseté dont votre cousine même est indignée malgré sa grande bonté et son indulgence. Non, monsieur, je ne vous ferai pas grâce, et je vais trouver votre père ; j’espère qu’il me croira et qu’il vous punira comme vous le méritez. »
 
Ligne 632 ⟶ 778 :
« Que me voulez-vous ? » lui dit-il d’un ton froid.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Monsieur, je viens remplir un devoir très pénible et dont j’ai trop tardé à m’acquitter. Mais il s’agit de Georges et je ne doute pas que vous m’écoutiez jusqu’au bout.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Parlez, Pélagie ; je vous écoute. Vous savez la tendresse que j’ai pour Georges, et l’intérêt que je porte à tout ce qui le regarde.
 
PÉLAGIE<BR>
 
C’est pour cela, Monsieur, que je vous demande de vouloir bien écouter ce que j’ai à vous dire. »
 
Ligne 648 ⟶ 797 :
M. Dormère avait écouté le récit de Pélagie sans l’interrompre. Quand elle eut fini, il resta quelques instants plongé dans de pénibles réflexions. Enfin il se leva, s’élança vers Pélagie, lui tendit la main et serra fortement la sienne.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je vous remercie, Pélagie ; merci du service que vous rendez à mon fils et à moi-même. Oui, j’ai été un peu faible pour mon fils, et trop sévère pour la pauvre petite orpheline confiée à mes soins par la tendresse de mon frère et de ma malheureuse belle-sœur. Envoyez-moi Georges ; je veux lui parler seul. »
 
Pélagie se retira ; elle monta dans sa chambre, où elle retrouva Georges inquiet et tremblant. Geneviève cherchait à le rassurer ; mais elle-même partageait les craintes de son cousin. Elle trouvait Georges très coupable et ne pensait pas que son oncle pût lui pardonner son manque de cœur et sa fausseté.
 
LA BONNE<BR>
 
Votre père vous demande, Georges ; descendez dans son cabinet de travail.
 
GEORGES<BR>
 
Est-il bien en colère contre moi ?
 
LA BONNE<BR>
 
Vous le saurez quand il vous aura parlé.
 
GEORGES<BR>
 
Qu’est-ce que vous lui avez raconté ? de quoi lui avez-vous parlé ?
 
LA BONNE<BR>
 
Il vous le dira lui-même. »
 
Georges, voyant qu’elle ne voulait rien lui dire, se décida à descendre chez son père. Il entra doucement, s’avança lentement vers lui et le regarda attentivement. Il s’arrêta à moitié chemin, effrayé par l’expression froide et sévère de son visage.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Avancez, Georges. J’ai à vous parler. »
 
Georges s’approcha en tremblant.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Vous savez que Pélagie sort d’ici, qu’elle m’a parlé de vous ?
 
GEORGES<BR>
 
Oui, papa.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je n’ai pas besoin alors de vous répéter ce qu’elle avait à dire ; elle m’a appris ce que j’ignorais, vos discussions avec votre cousine dans bien des circonstances où c’était vous qui méritiez d’être réprimandé et où vous avez laissé accuser Geneviève, sans dire un mot pour sa défense.
 
GEORGES, ''reprenant courage''<BR>
 
Mais, papa, vous ne m’avez pas questionné ; si vous m’aviez fait des questions, je vous aurais répondu, Geneviève ne disait rien non plus.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Est-ce une raison pour me laisser gronder et punir Geneviève, sans faire le moindre effort pour la justifier quand vous saviez qu’elle n’était pas seule coupable !
 
GEORGES<BR>
 
Papa, c’est que…, c’est que… je croyais…, je, ne savais pas…
 
M. DORMÈRE, ''vivement''<BR>
 
C’est que vous avez agi sans réflexion, et qu’il en résulte que vous ne pouvez plus vivre agréablement chez moi avec votre cousine ; et, comme je ne peux pas la renvoyer, puisqu’elle n’a d’autre asile que ma maison, vous m’obligerez à un sacrifice bien pénible pour moi, celui de me séparer de vous. Tu es mon seul enfant, Georges, et je me vois forcé de te mettre au collège deux ou trois ans plus tôt que je ne le voulais. Va annoncer à Geneviève et à sa bonne ton prochain départ.
 
GEORGES<BR>
 
Oh ! papa, je vous en supplie !
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Non, mon enfant, je ne changerai pas de résolution ; pour toi-même, pour ton bonheur il faut que tu ailles au collège. Va, mon pauvre Georges ; j’ai à écrire pour des affaires pressées. »
 
M. Dormère embrassa Georges et le fit sortir de chez lui. Georges, remonté par la tendresse de son père, monta lentement l’escalier et entra chez Geneviève, qui l’attendait avec impatience.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Eh bien ! qu’est-ce que mon oncle t’a dit ? qu’est-ce que tu lui as répondu ?
 
GEORGES<BR>
 
Je n’ai rien répondu, puisqu’il ne m’a rien demandé. Il m’a dit qu’il allait me mettre au collège dans quelques jours.
 
GENEVIÈVE, ''effrayée''<BR>
 
Au collège ? Oh ! pauvre Georges ! ce sera horrible !
 
GEORGES<BR>
 
Pas du tout, ce ne sera pas horrible. Ce sera au contraire très agréable. Dans le premier moment j’ai eu peur comme toi, mais j’ai réfléchi que j’aurais des camarades, avec lesquels je pourrais jouer tout à mon aise, comme on joue entre garçons, que je ne serais plus obligé de travailler tout seul, et que je ne serais plus grondé et ennuyé toute la journée par ta bonne.
 
GENEVIÈVE, ''vivement''<BR>
 
Ma bonne ! Elle est excellente ma pauvre bonne !
 
GEORGES<BR>
 
Pour toi peut-être, mais pas pour moi, qu’elle déteste ; et je la déteste aussi joliment.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! Georges, comment peux-tu ?…
 
GEORGES, ''avec humeur''<BR>
 
Laisse-moi tranquille ; tu m’ennuies aussi, toi. Je suis enchanté de m’en aller loin de vous tous. »
 
Ligne 739 ⟶ 912 :
Quand la cloche sonna le dîner, les enfants descendirent dans la salle à manger. M. Dormère les y rejoignit bientôt. À la grande surprise de Geneviève, il s’approcha d’elle et lui sourit amicalement.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Eh bien ! Geneviève, tu sais que je vais te séparer de ton cousin ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, mon oncle, il me l’a dit, et je suis bien fâchée de le quitter.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je croyais au contraire que tu serais très contente, car vous n’êtes pas toujours de bon accord.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Nous nous disputons quelquefois, mon oncle, c’est vrai ; mais nous sommes bien contents de jouer ensemble ; n’est-ce pas, Georges ?
 
GEORGES<BR>
 
Oui, mais j’aime mieux jouer avec des garçons.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu n’es donc pas triste d’entrer au collège ?
 
GEORGES<BR>
 
Non, papa ; je suis fâché de vous quitter, voilà tout. Dans quel collège me mettrez-vous, papa ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je ne sais pas encore, mon pauvre ami ; je m’informerai demain s’il y a de la place pour toi au collège des Pères Jésuites.
 
GEORGES<BR>
 
Celui où est mon cousin Jacques ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Précisément ; on dit que les enfants y sont très heureux, et qu’ils aiment beaucoup les Pères.
 
GEORGES<BR>
 
Jacques les aime bien ; il dit qu’ils sont bons comme de vrais pères ; mais mon cousin Rodolphe dit qu’il faut travailler énormément.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Il faut travailler partout, mon ami.
 
GEORGES<BR>
 
Mais Rodolphe est puni très souvent.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je crois bien, il ne fait rien ; il t’a dit à sa dernière sortie qu’il n’apprenait pas ses leçons et qu’il ne les apprendrait pas, car cela l’ennuyait trop.
 
GEORGES<BR>
 
C’est qu’il en a trop à apprendre, et il est découragé.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Jacques a justement les mêmes choses à apprendre, et il trouve qu’il n’y en a pas trop.
 
GEORGES<BR>
 
Parce que Jacques est ''un fort'' ; il est toujours premier ou second.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Écoute, mon ami. Si Jacques est premier ou second, c’est parce qu’il travaille bien, de tout son cœur ; fais comme lui, tu seras aussi ''un fort'' et tu seras heureux comme lui.
 
GEORGES<BR>
 
Et s’il n’y a pas de place chez les Pères Jésuites, où me mettrez-vous, papa ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je ne sais pas ; je verrai.
 
GEORGES<BR>
 
Vous vous dép’cherez un peu, papa, n’est-ce pas ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu es donc bien pressé de me quitter !
 
GEORGES<BR>
 
Non, papa, mais je voudrais jouer avec des camarades ; je m’ennuie avec Geneviève. »
 
Ligne 814 ⟶ 1 010 :
Au retour de M. Dormère, quand Georges apprit qu’il entrerait sous peu de jours au collège, il ne put cacher sa joie et il reprocha à Geneviève de ne pas la partager.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment veux-tu que je me réjouisse de te voir partir ?
 
GEORGES<BR>
 
Tu devrais être enchantée, puisque tu dis toi-même que je te fais toujours gronder.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mais je ne pense plus au passé ; je pense seulement que je ne te verrai plus. Et puis mon pauvre oncle est tout triste ; cela me fait de la peine.
 
GEORGES<BR>
 
Que tu es bête ! Qu’est-ce que cela te fait, puisqu’il ne t’aime pas que tu ne l’aimes pas non plus ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, je l’aime, parce qu’il est mon oncle et qu’il est souvent bon pour moi. Et je crois qu’il m’aime un peu. »
 
Ligne 837 ⟶ 1 038 :
— Le départ de Georges ! s’écria Mme de Saint-Aimar. Où le menez-vous donc ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Au collège des pères jésuites, chère madame.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Bon Dieu ! Pourquoi cela ? Mais c’est très mal de renvoyer de chez vous votre fils, votre seul enfant ! Ce pauvre garçon, je le plains de tout mon cœur.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Vous avez tort, ma cousine ; car il en est enchanté ; il me presse de l’y faire entrer le plus tôt possible.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais c’est incroyable ! Comment ! il n’est pas au désespoir ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pas le moins du monde, puisque je vous dis qu’il voudrait déjà y être.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne le croirai que lorsqu’il me l’aura dit lui-même. Georges, Georges ! Où est-il donc ? Les voilà tous partis ! Je cours les chercher et savoir par moi-même si vous dites vrai. »
 
Ligne 869 ⟶ 1 076 :
Il donna une dernière saccade ; la secousse fit trébucher Mlle Primerose et fit tomber Georges sur l’herbe tout de son long. Il se releva, s’éloigna de quelques pas pour ne pas se trouver saisi une seconde fois, et la regarda avec surprise.
 
GEORGES<BR>
 
Qu’avez-vous donc, ma cousine ? Pourquoi ne voulez-vous pas me laisser entrer au collège ? Je ne veux pas du tout demander à papa de me garder chez lui.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tu ne veux pas ? Tu veux nous quitter ? Mais que deviendras-tu au collège, petit malheureux ?
 
GEORGES<BR>
 
Ce que deviennent ceux qui y sont, ma cousine ; je travaillerai, je jouerai, je me promènerai : je serai très heureux.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Heureux ! Dans une prison ?
 
GEORGES, ''riant''<BR>
 
Ha, ha, ha ! Une prison ! Je veux aller dans cette prison, moi, et je vous prie en grâce, ma cousine, de ne pas m’empêcher d’y entrer. »
 
Ligne 896 ⟶ 1 108 :
En finissant ces réflexions, Mlle Primerose entra au salon, où elle trouva M. Dormère causant tranquillement avec Mme de Saint-Aimar.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous aviez raison, mon cousin, Georges a un courage héroïque, à moins que…
 
M. DORMÈRE<BR>
 
À moins que quoi, ma cousine ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
À moins que…, mais non, je ne veux pas vous dire ce que je pense ; c’est inutile.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Si votre pensée est bonne, ma cousine, pourquoi ne voulez-vous pas m’en faire profiter ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
 
Parce que… vous-même, vous n’avez peut-être pas… Non, décidément, j’aime mieux me taire… C’est plus sûr.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Comment, plus sûr ? C’est donc bien désagréable pour moi, que vous n’osez pas me le dire.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
 
Oh ! je n’ose pas,… c’est une manière de parler. Si je le voulais, je vous le dirais bien. Mais il y a certaines personnes auxquelles,… avec lesquelles… ; enfin… décidément je me tais…, et pour ne pas parler, je me sauve. »
Ligne 936 ⟶ 1 155 :
— Vous êtes fou, mon bonhomme, dit un domestique ; qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? que voulez-vous ?
 
LE NÈGRE<BR>
 
Moi avoir dit : Moi Ramoramor ; moi veux manger ; moi veux voir Moussu Dormère ; voir petite maîtresse, mam’selle Geneviève ; moi voir bonne à petite maîtresse. Et moi avoir faim.
 
LE DOMESTIQUE<BR>
 
Vous ne comptez pas vous établir ici, je pense, mon cher. Ce n’est pas une auberge chez nous.
 
LE NÈGRE<BR>
 
Moi veux rester ici toujours ; moi rester avec petite maîtresse.
 
LE DOMESTIQUE<BR>
 
Il faut chasser cet homme ; il est fou !
 
LA CUISINIÈRE<BR>
 
Non, Pierre ; il n’a pas l’air ni fou ni méchant. Je vais lui donner à manger ; et puisqu’il connaît Monsieur et Mlle Geneviève, il faut qu’il attende leur retour.
 
LE NÈGRE, ''riant''<BR>
 
Vous brave femme ; et moi vous être ami. »
 
Ligne 970 ⟶ 1 195 :
Les enfants étaient descendus de voiture et regardaient. Le nègre s’élança au-devant d’eux ; Geneviève, en le voyant, se jeta dans ses bras. Après l’avoir embrassée avec des cris de joie, le nègre posa enfin Geneviève par terre.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Rame, mon pauvre Rame ! comment, c’est toi ! Quel bonheur de te revoir ! Où donc as-tu été si longtemps ? Pourquoi nous as-tu quittés ?
 
RAME<BR>
 
Pauvre petite Mam’selle, chère petite Mam’selle, comme vous grandie ! Rame plus porter petite maîtresse. Où donc maîtres à moi ? Moussu Dormère, Madame Dormère ?
 
— N’en parle pas, Rame, dit Pélagie qui était près de lui : ils sont morts tous les deux. Geneviève est chez son oncle, M. Dormère.
 
LE NÈGRE, ''consterné''<BR>
 
Morts ! morts ! Pauvres maîtres ! Pauvre petite Mam’selle ! »
 
Ligne 987 ⟶ 1 215 :
— Monsieur, dit Pélagie en s’avançant vers M. Dormère, c’est le pauvre Ramoramor, ce nègre si fidèle, si dévoué, dont le frère et la belle-sœur de Monsieur lui ont parlé tant de fois. Il était au service de M. et Mme Dormère pendant les cinq années qu’ils sont restés en Amérique ; il s’est embarqué avec eux, n’ayant jamais voulu les quitter ; il a disparu pendant le retour, et jamais personne dans le bâtiment n’a su ce qu’il était devenu. Et le voici arrivé sans que je sache comment il a pu nous retrouver.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ah ! c’est lui qu’on appelait Rame ! Je me souviens que mon frère m’en a parlé souvent. Et où allez-vous, mon ami ? Vous êtes marin, à ce que je vois.
 
RAME<BR>
 
Moi plus marin, Moussu ; moi aller nulle part ; moi rester ici.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Comment ! rester ici ? Chez qui donc ?
 
LE NÈGRE<BR>
 
Chez petite Maîtresse, mam’selle Geneviève.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais Geneviève n’est pas chez elle ; elle est chez moi.
 
LE NÈGRE<BR>
 
Ça fait rien, Moussu. Moi rester chez vous.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Si cela me convient. J’ai assez de domestiques, mon cher ; je n’ai pas d’ouvrage pour vous.
 
LE NÈGRE, ''effrayé''<BR>
 
Oh ! Moussu. Moi faire tout quoi ordonnera Moussu. Moi pas demander argent, pas demander chambre, moi demander rien ; seulement moi servir petite maîtresse. Moi manger pain sec, boire l’eau, coucher dehors sur la terre et moi être heureux avec petite maîtresse ; moi tant aimer petite maîtresse, si douce, si bonne pour son pauvre Rame. »
 
Le pauvre nègre avait l’air si suppliant, si humble, que M. Dormère fut un peu touché de ce grand attachement. Geneviève, le voyant indécis, joignit ses supplications à celles de Rame ; elle pleura, elle se mit aux genoux de son oncle ; du côté des domestiques, M. Dormère entendait des exclamations étouffées : « Pauvre homme ! — Il est touchant. — Cela fait de la peine. — C’est cruel de le renvoyer. — Je n’aurais jamais ce cœur-là. — Quel brave homme ! — Et la petite demoiselle, comme elle pleure ! Ça fait pitié vraiment. »
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Voyons, Geneviève, ne pleure pas. Je veux bien le garder, mais que ce soit pour ton service particulier avec Pélagie ; et qu’il ne vienne surtout pas m’ennuyer par des querelles avec mes domestiques.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Merci, mon oncle, mille fois merci. Jamais je n’oublierai cette bonté de votre part, mon oncle, ajouta-t-elle en lui baisant la main.
 
M. DORMÈRE, ''l’embrassant''<BR>
 
C’est bien, Geneviève ; tu es une bonne fille ; va installer ton ami, et vous, Pélagie, faites-lui donner une chambre et tout ce qu’il lui faut.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Merci, Monsieur. Je réponds que Rame sera reconnaissant toute sa vie de ce que Monsieur fait pour lui aujourd’hui. »
 
Geneviève baisa encore la main de son oncle et courut à son cher Rame, qui pleurait de joie de la retrouver et de chagrin de la mort de ses anciens maîtres.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ne pleure pas, mon pauvre Rame ; nous allons être bien heureux ! Tu ne vas plus jamais me quitter et tu sais que je t’aimerai toujours.
 
LE NÈGRE<BR>
 
Oh oui ! Mam’selle ; Rame être bien heureux à présent ! Pauvres maîtres à Rame ! moi pleurer pas exprès, petite maîtresse ; bien sûr, pas exprès.
 
Ligne 1 044 ⟶ 1 286 :
« Papa, dit-il, pourquoi avez-vous gardé ce vilain nègre ? »
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pour faire plaisir à Geneviève, qui paraissait désolée de devoir le quitter.
 
GEORGES<BR>
 
Bah ! Geneviève a vécu sans lui depuis trois ans qu’elle est chez nous ; elle s’en serait bien passée comme auparavant.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Et puis par pitié pour ce pauvre homme qui lui est si attaché.
 
GEORGES<BR>
 
Il serait retourné dans son pays. Il est affreux ce nègre ; moi, je ne veux pas qu’il me touche.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Sois tranquille, il n’aura rien à faire pour toi ; tu ne le verras même pas.
 
GEORGES<BR>
 
Alors il faut que vous lui défendiez de servir à table ; avec ses vilaines mains noires, il est dégoûtant.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Il ne servira pas à table ; je ne compte pas en faire mon maître d’hôtel.
 
GEORGES<BR>
 
C’est ennuyeux tout de même qu’il soit chez nous.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mon cher ami, tu as tort de prendre ce pauvre homme en aversion ; pense donc qu’il a fidèlement servi mon frère et sa femme pendant cinq ans, qu’ils m’en ont raconté de beaux traits de dévouement et d’attachement.
 
GEORGES<BR>
 
Mais, papa, ce n’est pas une raison pour le garder chez vous.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je trouve que c’est une raison suffisante ; je veux qu’il reste près de Geneviève et je te prie de ne plus m’en parler ; c’est un mauvais sentiment que tu témoignes : je voudrais t’en voir des meilleurs, surtout au moment de nous séparer.
 
Ligne 1 081 ⟶ 1 334 :
Geneviève entra dans la salle à manger en même temps que son oncle ; elle courut à lui le visage rayonnant de bonheur et lui baisa la main.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu es donc bien contente d’avoir ton Rame, ma chère petite ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh oui ! mon oncle ; si contente que je sens mon cœur qui saute dans ma poitrine. Tu verras, Georges, comme il est bon et complaisant ! Quand tu auras envie de quelque chose, tu n’auras qu’à le lui demander ; il te l’aura tout de suite.
 
GEORGES, ''avec humeur''<BR>
 
Je n’ai besoin de rien et je ne lui demanderai rien. D’ailleurs c’est bête ce que tu dis ; est-ce que ce nègre qui n’a rien, qui n’est pas chez lui, mais chez papa, peut m’avoir un cheval, un éléphant, un fusil, un meuble ?
 
GENEVIÈVE, ''riant''<BR>
 
Mais non, ce n’est pas cela ; je veux dire : te dénicher un nid, te faire une jolie canne avec une baguette cueillie dans le bois ; des choses comme ça. »
 
Ligne 1 097 ⟶ 1 354 :
Geneviève finit par s’apercevoir de la mauvaise humeur de Georges ; elle s’arrêta tout court et le regarda avec surprise.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Qu’as-tu, Georges ? Tu as l’air fâché ! Est-ce que je t’ai dit quelque chose de désagréable ? Qu’est-ce que c’est ? Dis-moi, Georges ; dis, je t’en prie.
 
GEORGES<BR>
 
Je te prie de me laisser tranquille ; tu m’ennuies depuis que nous sommes à table, avec ton vilain Rame. Je n’aime pas les nègres, moi, et surtout celui-là ; ainsi je te prie de ne plus m’en rabâcher les oreilles.
 
Geneviève devint rouge comme une cerise ; les larmes lui vinrent aux yeux ; elle se tut.
 
M. DORMÈRE, ''sévèrement''<BR>
 
Georges, tu réponds grossièrement et sottement à la cousine ; je te prie, à mon tour, de ne pas prendre ce ton avec elle.
 
GEORGES<BR>
 
Bon, voilà que vous me grondez à cause de ce vilain nègre.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Taisez-vous, Monsieur, ou sortez de table.
 
Ligne 1 123 ⟶ 1 385 :
D’après ce que Pélagie avait dit à Rame des sentiments de Georges pour Geneviève, le bon nègre ne se trouvait pas bien disposé pour Georges. Lorsqu’ils se rencontrèrent le lendemain, Rame ôta son chapeau, mais sans dire un mot. Il accompagnait sa petite maîtresse et ne la quittait pas des yeux.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Georges, veux-tu venir au potager ? nous cueillerons des fraises pour le goûter.
 
GEORGES<BR>
 
Je veux bien, mais seul avec toi. Je ne veux pas que ton nègre vienne avec moi.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Il ne sera pas avec toi ; c’est moi que le bon Rame va accompagner.
 
GEORGES<BR>
 
Alors va-t’en de ton côté ; je n’ai pas besoin d’être gardé comme un enfant de deux ans.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Alors bonsoir ; j’aime mieux être gardée, moi. Avec Rame, je peux aller partout. »
 
Geneviève s’approcha du nègre.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Rame, n’allons pas au potager ; viens avec moi au bout du bois ; nous pêcherons des écrevisses dans le ruisseau.
 
GEORGES<BR>
 
Mais moi aussi je veux pêcher des écrevisses.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Puisque tu ne veux pas venir avec Rame.
 
GEORGES<BR>
 
Dans le potager ; mais aux écrevisses, je veux bien.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Viens alors, décide-toi. Je pars. »
 
Ligne 1 163 ⟶ 1 435 :
« À présent, dit Geneviève, cherchons les écrevisses.
 
GEORGES<BR>
 
Avec quoi vas-tu les prendre ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ah ! mon Dieu, tu as raison ! J’ai oublié les pêchettes, la viande et tout.
 
GEORGES, ''triomphant''<BR>
 
Voilà ce que c’est que de t’en aller comme une folle avec un nègre qui ne sait rien, et sans me prévenir, sans que j’aie pu préparer ce qu’il faut pour la pêche des écrevisses.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comme c’est ennuyeux ! Qu’allons-nous faire ?… Georges, veux-tu aller dire à Lucas de nous… ?
 
GEORGES<BR>
 
Non certainement, je ne veux pas. Vas-y toi-même. Quant à envoyer ton nègre, c’est inutile parce qu’on ne l’écouterait pas.
 
LE NÈGRE, ''riant''<BR>
 
Avoir pas chagrin, petite maîtresse ; Rame avoir écrevisses pour sa chère petite mam’selle.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment feras-tu, mon pauvre Rame ? Tu n’as rien pour les prendre.
 
RAME<BR>
 
Moi pas avoir besoin rien. Prendre écrevisses tout seul.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment vas-tu faire ?
 
RAME<BR>
 
Voilà ! Eau pas profonde ; moi entrer, écrevisses mordre jambes ; moi prendre vite, une, deux, dix, vingt. Petite maîtresse avoir beaucoup.
 
GEORGES<BR>
 
Tiens ! c’est une bonne idée ça ; allons, vite dans l’eau, le nègre.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, non, Rame ; je ne veux pas que tu te fasses mordre pour moi ; cela te fera mal et je ne veux pas.
 
RAME<BR>
 
Pas mal du tout, petite maîtresse ; moi sais bien. »
 
Et il se mit à défaire ses souliers.
 
GEORGES<BR>
 
Laisse-le faire ! puisqu’il veut bien.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Rame veut se faire piquer pour que j’aie des écrevisses : je ne le veux pas.
 
GEORGES<BR>
 
Et moi je veux ; je suis plus maître que toi : Rame est chez papa, il n’est pas chez toi. Je lui ordonne d’aller dans l’eau.
 
Le nègre ne bougeait plus.
 
RAME<BR>
 
Moi obéir à petite maîtresse. Quoi ordonne à Rame ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je te défends de te faire mordre, Rame ; je t’en prie, Rame, mon cher Rame, ne le fais pas. »
 
Ligne 1 227 ⟶ 1 517 :
Et il remit un de ses souliers déjà ôté.
 
GEORGES<BR>
 
Puisque je vous ai ordonné d’aller dans l’eau, pourquoi remettez-vous vos souliers ?
 
RAME, ''froidement''<BR>
 
Rame obéir à petite maîtresse.
 
GEORGES<BR>
 
Insolent ! Je le dirai à papa ; nous verrons ce qu’il dira, lui ; je vous arrangerai bien, allez !
 
GENEVIÈVE, ''effrayée''<BR>
 
Oh non ! Georges ; ne dis rien à mon oncle ; tu vas mentir et mon oncle te croira.
 
GEORGES<BR>
 
Je dirai ce que je veux, et je mentirai si je veux, et je ferai chasser ce nègre si je veux, et toi avec lui si tu m’ennuies trop. »
 
Ligne 1 252 ⟶ 1 547 :
« La voix de papa, dit-il.
 
M. DORMÈRE, ''sortant du bosquet''<BR>
 
Oui, c’est moi ; j’entends que tu me cherches ; qu’est-ce que tu veux ?
 
GEORGES, ''troublé''<BR>
 
Rien, papa ; rien du tout.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu avais pourtant quelque chose à me raconter, ce me semble.
 
GEORGES<BR>
 
Non, papa ; non. Où étiez-vous donc ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Dans ce bosquet où je lisais. Voyons, raconte-moi ce que tu voulais me faire savoir tout à l’heure. — Parle donc, puisque nous voici tous réunis. »
 
Georges avait peur ; il devinait que son père avait tout entendu ; et il se taisait, ne sachant comment s’excuser.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Puisque tu ne veux pas parler, c’est moi qui te dirai que j’ai entendu tout ce qui s’est passé depuis un quart d’heure ; tu t’es très mal comporté vis-à-vis de ce pauvre nègre tout dévoué à Geneviève ; très mal vis-à-vis de ta cousine, à laquelle tu as parlé grossièrement et méchamment. Tu pars après-demain, c’est pourquoi je ne t’inflige aucune punition, mais je te défends de jouer avec ta cousine, que tu ne cesses de tourmenter, et de parler à ce brave homme, que tu insultes par tes paroles et tes gestes dédaigneux. Tu me causes beaucoup de chagrin, mon pauvre Georges ; Dieu veuille que le collège te change ! Maintenant, suis-moi. »
 
Ligne 1 276 ⟶ 1 577 :
« Moussu Dormère, pas mauvais. À fait bien, a dit bien avec moussu Georges ; a fait mal avec petite maîtresse.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment cela, mon bon Rame ? En quoi a-t-il fait mal ?
 
RAME<BR>
 
Mam’selle pleurait ; devait embrasser petite mam’selle, comme Rame embrasse. Moussu Dormère parti sans regarder, sans consoler. Pas bien ça, pas bien, pas aimer petite mam’selle. »
 
Et il hochait la tête d’un air mécontent.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ce n’est pas sa faute, mon pauvre Rame : je ne suis pas sa fille.
 
RAME, ''attendri''<BR>
 
Mam’selle pas fille à Rame, et Rame l’aimer fort, tant que lui avoir cœur. Rame mourir pour petite maîtresse.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mon bon Rame, comme je t’aime aussi ! »
 
Ligne 1 300 ⟶ 1 606 :
La veille du départ de Georges pour le collège, M. Dormère et les enfants venaient de déjeuner ; il était une heure et ils se promenaient devant le château, quand ils virent arriver Mlle Primerose.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Bonjour, mon cousin ; bonjour, mes enfants ; je viens faire mes adieux au futur collégien… Ah ! on est un peu triste aujourd’hui ; personne ne parle. C’est très bien. Il faut toujours un peu pleurer quand on se quitte. Je n’aime pas les gens qui rient toujours. Qui est-ce qui mène Georges ? Est-ce vous, mon cousin ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Certainement, ma cousine ; je ne me séparerai de mon fils que le plus tard possible.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
À la bonne heure. Vous étiez si gai l’autre jour, que je venais vous offrir de vous éviter l’ennui du voyage en accompagnant Georges moi-même.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Merci, ma cousine ; je ne céderai à personne cette triste satisfaction.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Et toi, Geneviève, y vas-tu ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Si mon oncle veut bien le permettre, ma cousine ; cela me fera grand plaisir de connaître la maison où va demeurer Georges.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Emmenez-vous Geneviève, mon cousin ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je ne demande pas mieux ; il y a à peine deux heures de chemin de fer ; le voyage ne la fatiguera pas. Nous reviendrons ici le soir même pour dîner.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que je vois ? Un homme tout noir ! Un nègre, Dieu me pardonne ! Il vient ici ! Prenez garde ; il approche. »
 
En effet Rame s’approchait. Il ôta son chapeau et, à la grande surprise de Mlle Primerose, il prit la main de Geneviève.
 
RAME<BR>
 
Moi venir voir si petite maîtresse besoin de Rame ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Pas à présent, mon bon Rame ; va chez Pélagie, je t’appellerai.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Qu’est-ce que c’est que cela, grands dieux ! Où avez-vous pêché cet homme noir, mon cousin ? et comment ose-t-il prendre la main de Geneviève ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est un fidèle serviteur de mon frère et de ma belle-sœur ; il est arrivé depuis trois jours ; il paraît fort attaché à ma nièce, qu’il a soignée et portée dans ses bras pendant sa petite enfance, et je lui ai permis de rester près d’elle. Il est attaché à son service particulier.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien, en voilà du nouveau ! Quel chevalier d’honneur ! Comment l’appelez-vous ?
 
GEORGES<BR>
 
Il s’appelle Ramor.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ra ? rat mort ! Drôle de nom. Je voudrais bien l’entendre parler ; ça parle si drôlement ces nègres.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Voulez-vous le voir, ma cousine ? Il est allé chez ma bonne. Il est bon ! Il m’aime tant ! Papa et maman l’aimaient beaucoup ; il était toujours avec moi.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Oui, certainement, ma petite Geneviève ; je veux faire connaissance avec lui.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Montons alors chez ma bonne ; vous le verrez bien à votre aise. »
 
Mlle Primerose, enchantée, suivit Geneviève chez Pélagie.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Bonjour, ma bonne Pélagie ; je viens vous voir et dire bonjour à ce monsieur nègre. Bonjour, monsieur Ra-ra-mort.
 
RAME<BR>
 
Bonjour, madame. Moi pas moussu ; moi Rame ; pauvre nègre, pas moussu.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Comme c’est bien ce qu’il dit là ! Vous aimez beaucoup maîtresse ?
 
RAME<BR>
 
Oh oui ! Moi aimer, moi servir petite maîtresse, toujours, toujours !
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Qui aimez-vous encore, excellent serviteur ?
 
RAME<BR>
 
Moi aimer qui aime petite maîtresse ; moi pas aimer, moi haïr qui fait mal à petite maîtresse.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Dieu ! quels yeux il fait ! C’est effrayant. Et dites-moi, mon cher monsieur Rame, aimez-vous Georges ?
 
RAME, ''froidement''<BR>
 
Moi connais pas.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Comment ! vous ne le connaissez pas ! le cousin de Geneviève ?
 
RAME, ''de même''<BR>
 
Moi connais pas.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Et M. Dormère ? Vous le connaissez bien ! L’aimez-vous ?
 
RAME<BR>
 
Moi connais pas.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ah ! je vois ce que c’est. Vous voyez que Georges et M. Dormère n’aiment pas Geneviève ?
 
RAME, ''avec colère''<BR>
 
Moi a dit : Connais pas.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il me fait peur avec ses yeux étincelants. Connais pas. Connais pas. Je comprends ce que cela veut dire : connais pas. — Voyons, mon excellent ami, ne vous fâchez pas : moi j’aime beaucoup petite maîtresse ; ainsi il faut aimer moi aussi, mon bon Rame, et pas faire des yeux terribles à moi mam’selle Primerose.
 
RAME, ''riant''<BR>
 
Vous, mam’selle ? Vous, Rose ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Oui, mon cher Rame ; je suis ''mam’selle'' comme Geneviève ; et pas ''Rose'', mais ''Primerose''. Et j’aime beaucoup ma petite cousine Geneviève ; n’oubliez pas cela. »
 
Ligne 1 416 ⟶ 1 758 :
« Petite Maîtresse ennuyée. Rame plus parler.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''à demi-voix''<BR>
 
Tiens ! il n’est guère poli ce fidèle serviteur. — C’est mal élevé ces nègres ! (''Haut''.) — Allons, je m’en vais. Viens-tu, Geneviève ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, ma cousine, je reste avec Rame, qui va me faire des meubles pour ma poupée avec son couteau. »
 
Mlle Primerose descendit seule et rejoignit M. Dormère et Georges qui enveloppait divers objets que son père venait de lui donner pour le collège.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous faites vos derniers préparatifs de départ, mon cousin. Je ne veux pas vous déranger, je m’en vais ; au revoir, mon cousin ; adieu, Georges. J’ai causé avec votre Ramor… Je ne peux pas m’habituer à ce nom. C’est un drôle de corps ; il a des yeux si brillants que c’est effrayant par moments. Je viendrai causer avec lui quelquefois, car je m’ennuie souvent là-bas chez les Saint-Aimar. Cornélie n’est pas toujours de bonne humeur. M. de Saint-Aimar est sans cesse absent. — Je viendrai souvent chez vous, mon cousin, et puis j’emmènerai quelquefois Geneviève ; vous voudrez bien, n’est-ce pas ? Adieu : je m’en vais. Bon voyage. Quand vous irez voir Georges, vous me préviendrez, n’est-ce pas ? Je vous accompagnerai. Adieu, Georges ; amuse-toi bien et sois bon garçon. Ne va pas bourrer tes camarades comme tu bourres Geneviève. Une fille, cela n’a pas de défense ; mais les garçons ! Ce sont de vrais diables ; n’oublie pas cela ; ils te battraient comme plâtre. Sais-tu pourquoi on dit : battre comme plâtre ?…
 
M. DORMÈRE,''impatienté''<BR>
 
Adieu, adieu, ma cousine ; nous sommes un peu pressés ; nous avons beaucoup à faire.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est ce que je vois ; je voudrais seulement expliquer à Georges…
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je lui expliquerai, ma cousine, Adieu. »
 
Ligne 1 442 ⟶ 1 790 :
Le lendemain, M. Dormère et Georges s’apprêtaient pour aller gagner le chemin de fer. Geneviève mettait son chapeau dans sa chambre.
 
GEORGES<BR>
 
Papa, je suis fâché que vous emmeniez Geneviève : elle va vous gêner pour vos courses à Paris.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est bien ce que je pense, mais elle a demandé à nous accompagner ; je croyais que cela te ferait plaisir.
 
GEORGES<BR>
 
Moi ! pas du tout, papa ; au contraire, elle me gêne. Et puis le nègre voudra la suivre bien certainement. Nous allons avoir encore une scène ; vous verrez cela.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je ne veux pas te contrarier, mon pauvre garçon ; je veux lui dire que j’ai des affaires à Paris. — Va l’appeler ; je le lui annoncerai tout doucement. »
 
Ligne 1 458 ⟶ 1 810 :
« Geneviève, Geneviève, lui cria-t-il ; tu n’as pas besoin de mettre ton beau chapeau. Papa ne t’emmène pas.
 
GENEVIÈVE, ''étonnée''<BR>
 
Pourquoi cela ?
 
GEORGES<BR>
 
Parce que tu le gênerais ; il a des affaires à Paris, et puis il aime mieux être seul avec moi.
 
GENEVIÈVE, ''tristement''<BR>
 
Mais mon oncle m’avait dit hier…
 
GEORGES<BR>
 
Hier n’est pas aujourd’hui ; il a changé d’idée. Je vais te dire adieu, car nous partons.
 
GENEVIÈVE, ''embrassant Georges à plusieurs reprises''<BR>
 
Adieu, Georges, adieu. Je suis fâchée de te quitter si brusquement. Tiens, Georges, prends ce petit souvenir de moi ; il te sera utile là-bas. Je voulais te le donner au collège. »
 
Geneviève tira de sa poche un joli portefeuille en cuir de Russie, qu’elle lui mit dans la main. Georges, touché de cette aimable attention, embrassa affectueusement Geneviève et s’en alla, un peu repentant de cette dernière méchanceté qu’il venait de lui faire.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Eh bien, Geneviève ne descend pas pour nous dire adieu ?
 
GEORGES<BR>
 
Non, papa ; elle m’a dit adieu en haut, et elle m’a donné un joli portefeuille. »
 
Ils montèrent en voiture. Georges voulut voir le dedans de son portefeuille. Il l’ouvrit et vit avec autant de plaisir que de surprise qu’il contenait un petit couteau, des ciseaux, un porte-plume, un porte-crayon, une petite lime, une pince, plusieurs compartiments pour mettre des papiers, et puis un compartiment plein de timbres-poste, un autre avec une petite pelote d’épingles, enfin une petite glace et un petit peigne en écaille.
 
GEORGES<BR>
 
Oh ! que c’est joli, papa ! Voyez donc comme Geneviève est bonne ! Comme tout cela va me servir au collège !
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Oui, très joli et très utile. C’est fort aimable à Geneviève ; je regrette que nous ne l’ayons pas emmenée. Cette pauvre enfant, elle croit peut-être que c’est un caprice de ma part ?
 
GEORGES<BR>
 
Non, papa ; je lui ai dit que vous étiez bien fâché, mais que vous aviez des affaires importantes à régler ; elle a bien compris qu’elle vous gênerait.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pauvre enfant ! Heureusement qu’elle a son Rame et Pélagie qui l’aiment bien et qui vont la consoler. »
 
Ligne 1 499 ⟶ 1 862 :
« Allons, Georges, dit le père qui causait avec M. Dormère, venez dire adieu à monsieur votre père, et ne pleurez pas trop, si vous pouvez.
 
GEORGES<BR>
 
Je n’ai pas envie de pleurer, père.
 
LE PÈRE<BR>
 
Ah ! ah ! Vous avez déjà pris le langage de nos enfants ! Père, au lieu de : mon père ; c’est très bien : je vois que nous n’aurons pas beaucoup de peine à vous habituer au collège.
 
GEORGES<BR>
 
Oh non ! père ; je suis très content.
 
LE PÈRE<BR>
 
J’espère que, nous aussi, nous serons très contents, que vous travaillerez bien, que vous serez bien sage.
 
GEORGES<BR>
 
Oui, oui, père ; vous verrez, vous verrez. Où faut-il que j’aille ?
 
LE PÈRE<BR>
 
Quand vous, aurez dit adieu à monsieur votre père, je vous mènerai au P. de Lanoix, qui vous mettra au courant.
 
GEORGES<BR>
 
Je voudrais être auprès de mon cousin Jacques.
 
LE PÈRE<BR>
 
Ah ! Jacques est votre cousin ! Je vous en félicite, car c’est un de nos meilleurs élèves.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je vois, mon révérend père, que je puis m’en aller sans causer de peine à mon fils. Adieu, Georges ; adieu, mon ami. Je viendrai te voir dimanche prochain. »
 
M. Dormère embrassa son fils plusieurs fois.
 
GEORGES, ''froidement''<BR>
 
Adieu, papa, au revoir ; soyez tranquille, je suis très content. »
 
Et il se retourna vers le père pour s’en aller. M. Dormère soupira, salua le père.
 
LE PÈRE<BR>
 
Vous n’accompagnez pas votre père jusqu’à la porte, Georges ?
 
GEORGES<BR>
 
C’est que je voudrais bien rejoindre mes camarades.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Va, va, mon ami. Ne vous donnez pas la peine de me reconduire, mon révérend père ; je trouverai bien la porte tout seul. Adieu, Georges. »
 
Ligne 1 553 ⟶ 1 929 :
Le lendemain, quand Geneviève alla voir son oncle, sa première question fut pour Georges.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Bonjour, mon oncle. Comment avez-vous laissé le pauvre Georges ? A-t-il beaucoup pleuré ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pas du tout pleuré. Georges a plus de courage que tu ne le penses ; il a été très bien.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mais il était bien triste, ce pauvre garçon ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Non, pas trop ; il sait prendre sur lui.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
A-t-il vu ses camarades ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Certainement ; ils ont été fort aimables pour lui.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
J’en suis bien contente. Je craignais qu’ils ne fussent froids.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pourquoi cela ? Tout le monde n’est pas si difficile que toi. Ils l’ont
trouvé très bien.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mais, mon oncle, je trouve Georges très bien, moi aussi.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Excepté quand tu t’en plains.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Moi, mon oncle, je ne me suis jamais plainte de Georges.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ne fais donc pas l’innocente. Ce n’est pas à moi que tu t’en plaignais, mais à ta bonne, qui allait le raconter à tout le monde ; de sorte que Georges passait pour un méchant qui te rendait malheureuse.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je vous assure, mon oncle, que vous vous trompez et que j’aime beaucoup Georges.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est bon, n’en parlons plus. Qu’as-tu fait hier pour t’amuser?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mon oncle, j’étais triste du départ de Georges ; je pensais à vous, et je n’étais pas en train de m’amuser.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
À moi ? Pourquoi pensais-tu à moi ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Parce que je savais, mon oncle, que vous aviez du chagrin du départ de Georges, et j’en étais attristée pour vous.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ma chère amie, au lieu de t’affliger pour moi après le départ de mon fils, tu aurais mieux fait de ne pas rendre cette séparation nécessaire.
 
GENEVIÈVE, ''étonnée''<BR>
 
Comment aurais-je pu l’empêcher, mon oncle ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
En n’ayant pas sans cesse des discussions avec Georges ; en ne le poussant pas à mille petites sottises qu’il n’aurait pas faites sans toi, en ne te plaignant pas de lui à ta bonne, à tes amis. Tu as rendu la vie insupportable à Georges, et j’ai dû dans son intérêt me séparer de mon fils unique.
 
GENEVIÈVE, ''pleurant''<BR>
 
Oh ! mon oncle, je vous assure que je n’ai rien fait de ce que vous supposez. J’ai au contraire évité de me plaindre de Georges, et d’en mal parler ; et si ma bonne et mes amis voyaient qu’il ne me traitait pas toujours très bien, ce n’est pas ma faute, je vous assure.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tant mieux pour toi si tu as fait comme tu dis. Je t’engage à sécher tes larmes ; je déteste de voir pleurer. Va avec ta bonne, tu me retrouveras à déjeuner. »
 
Geneviève quitta son oncle ; elle pleura quelque temps dans le vestibule, assise sur la dernière marche de l’escalier. Quand elle retira le mouchoir qu’elle tenait sur ses yeux, elle vit Rame debout devant elle, qui la regardait si tristement que ses pleurs redoublèrent ; elle se jeta dans ses bras sans parler.
 
RAME<BR>
 
Pauvre petite maîtresse! Pauvre petite mam’selle! Rame malheureux ; lui pas pouvoir empêcher petite maîtresse avoir du chagrin. Moi savoir quoi c’est ; moi vouloir beaucoup punir méchant Moussu, mais moi pas oser. Moussu chasser Rame, et moi alors, plus voir petite maîtresse ! Pauvre moi, pauvres nous ! »
 
Ligne 1 631 ⟶ 2 030 :
Après le départ de sa nièce, M. Dormère avait regretté les reproches qu’il lui avait adressés ; il se souvint plus nettement des paroles de Pélagie et de l’impression défavorable à Georges qu’elles avaient produite sur son esprit. Il réfléchit à la fausseté des accusations qu’il avait prononcées contre sa nièce, à l’isolement de la pauvre Geneviève qui n’avait pour la défendre et pour l’aimer que sa bonne et le pauvre nègre. Il résolut de réparer son erreur par quelques bonnes paroles et il quitta son cabinet pour monter chez Geneviève. Au bas de l’escalier il aperçut un mouchoir ; il le ramassa ; c’était celui de Geneviève : il était trempé des larmes de la pauvre enfant.
 
M.DORMÈRE<BR>
 
Pauvre petite ! comme je la traite ! J’avais pourtant promis à mon frère et à ma belle-sœur de l’aimer comme ma fille, de la garder, de la rendre heureuse. Ô mon frère, ma sœur, pardonnez-moi ! Je tiendrai ma parole à l’avenir. »
 
M. Dormère monta et entra chez Pélagie. Geneviève était assise près d’elle ; sa bonne l’embrassait ; Geneviève pleurait encore.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Chère petite, voici ton mouchoir que je te rapporte. Je l’ai trouvé au bas de l’escalier et tout mouillé de tes larmes. Ma pauvre enfant, je suis bien fâché de t’avoir affligée à ce point ; je retire toutes mes accusations, je crois tout ce que tu m’as dit et je rends justice à ton aimable caractère et à ton bon cœur. Je ferai mon possible pour te rendre heureuse. »
 
Ligne 1 651 ⟶ 2 052 :
Geneviève demanda à sa bonne d’aller chercher Rame pour le rassurer ; Pélagie voulut descendre, mais elle rencontra Rame qui montait tout doucement pour savoir des nouvelles de sa petite maîtresse.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Voici tout justement Rame qui montait, Geneviève ; raconte-lui toi-même ce que t’a dit ton oncle.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Viens vite, Rame, mon cher Rame. Mon oncle a été très bon ; il est très fâché de m’avoir fait pleurer ; il m’a presque demandé pardon et il m’a promis qu’il m’aimerait beaucoup.
 
RAME<BR>
 
Moi pas croire oncle : lui méchant lui jamais aimer petite maîtresse ; moi jamais aimer lui.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! Rame, ne dis pas cela ; je t’assure qu’il a été très bon ; demande à ma bonne. Ne sois plus fâché, Rame ; je t’en prie, tâche de l’aimer, tu me feras tant plaisir !
 
RAME<BR>
 
Moi peux pas ; oncle trop mauvais ; toujours mauvais.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tu veux donc me faire de la peine, mon bon Rame, toi qui m’aimes tant ?
 
RAME<BR>
 
Oui, moi aime petite maîtresse ; mais moi dis : Oncle pas aimer petite mam’selle : oncle jaloux. Tous aimer petite maîtresse ; tous pas aimer garçon Georges ; oncle pas pardonner, jamais. »
 
Ligne 1 691 ⟶ 2 099 :
« Il est inutile que tu y ailles ; Georges doit sortir demain ; on sort par extraordinaire à six heures du matin ; je vais coucher ce soir à Paris ; je serai au collège demain à six heures ; nous irons déjeuner au café du chemin de fer et nous prendrons le train de sept heures ; nous serons ici vers neuf heures. J’amènerai aussi ton cousin Jacques, qui n’a personne pour le faire sortir.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Que je suis contente, mon oncle, de revoir Georges et Jacques ! Me permettez-vous d’engager Louis et Hélène à déjeuner ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Certainement ; cela fera grand plaisir à Georges. »
 
Geneviève courut chez sa bonne pour lui annoncer cette heureuse nouvelle.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Allons vite, ma bonne, engager Louis et Hélène à venir passer la journée de demain avec nous.
 
LA BONNE<BR>
 
Je ne demande pas mieux, ma chère petite ; je vais prévenir Rame pour qu’il nous accompagne. Il faut nous dépêcher, il est tard. »
 
Ligne 1 709 ⟶ 2 121 :
À moitié chemin Geneviève s’arrêta essoufflée. Elle se jeta au pied d’un arbre pour se reposer.
 
RAME<BR>
 
Petite maîtresse fatiguée ? moi porter ; petite maîtresse pas lourde.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, non, Rame ; je ne veux pas : tu as déjà très chaud ; je suis assez grande pour marcher longtemps.
 
RAME<BR>
 
Petite maîtresse trop fatiguée, tout mouillée, tout rouge.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ce n’est rien cela ; reposons-nous un peu : ma pauvre bonne aussi est rouge et fatiguée.
 
LA BONNE<BR>
 
C’est que nous avons été trop vite ; nous n’avons pas besoin de nous tant dépêcher. »
 
Ligne 1 730 ⟶ 2 147 :
« Mes amis, mes amis, venez demain à Plaisance ! » leur cria Geneviève du plus loin qu’elle les vit.
 
LOUIS et HÉLÈNE, ''courant à Geneviève''<BR>
 
Pourquoi demain ? Qu’est-ce qu’il y a ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Georges sort demain ; Jacques vient avec lui. Ils arrivent à neuf heures avec mon oncle, qui va coucher ce soir à Paris.
 
LOUIS<BR>
 
Je vais demander à maman ; attendez-moi. »
 
Ligne 1 743 ⟶ 2 163 :
« Qu’est-ce que c’est ? dit-elle. Pourquoi est-on si agité ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
C’est pour demain, ma cousine. Georges sort.
 
HÉLÈNE<BR>
 
Et Jacques aussi.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Qu’est-ce que ça fait ! Il n’y a pas de quoi courir et crier comme si le feu était à la maison.
 
HÉLÈNE<BR>
 
Geneviève nous invite à déjeuner et à dîner.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne demande pas mieux ; je vous y mènerai. — Tu as l’air effrayée, Geneviève. Est-ce que ton oncle t’a défendu de m’inviter ?
 
GENEVIÈVE, ''embarrassée''<BR>
 
Non, ma cousine ; il ne m’a rien dit, mais je crains…, peut-être que…, j’ai peur qu’il ne me gronde ; il n’aime pas que j’invite sans sa permission.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Très bien. Je comprends. Il ne veut pas de moi. Il a peur que je ne voie des choses qu’il veut cacher ; c’est encore pour son méchant Georges ; mais je le saurai tout de même. — Ah ! il me croit donc bien bête, bien aveugle… J’y vois, j’y vois, et mieux qu’il ne le voudrait. — Écoute, ma pauvre enfant, tu ne peux pas vivre avec cet homme ; tu es trop malheureuse ! J’irai lui parler.
 
GENEVIÈVE, ''effrayée''<BR>
 
Je vous en prie, je vous en supplie, ma bonne cousine, n’en parlez pas à mon oncle ; il serait très en colère contre moi, il croirait que je vous ai porté plainte contre lui. Je vous assure qu’il est très bon pour moi, que je suis très heureuse. Et puis j’ai ma bonne et mon cher Rame qui me consolent de tout.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ils te consolent ? Tu as donc besoin d’être consolée ? Tu es donc malheureuse ? Je ne veux pas de cela, moi. »
 
Ligne 1 776 ⟶ 2 205 :
Le lendemain elle se leva de grand matin pour cueillir des fleurs et les arranger dans les vases de la chambre de Georges. À neuf heures précises, elle entendit la voiture qui ramenait son oncle et les deux collégiens. Elle descendit l’escalier et embrassa affectueusement Georges et Jacques.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comme tu as bonne mine, Georges ; et comme tu es grand, Jacques ; il y a longtemps que je ne t’ai vu.
 
JACQUES<BR>
 
Oui, il y a près de trois mois : depuis que tu es partie pour la campagne.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Georges, viens voir dans ta chambre les jolis bouquets que j’ai mis dans tes vases. »
 
Tous les trois montèrent.
 
JACQUES<BR>
 
Ils sont jolis, en effet. Quelles belles roses ! Et quelle odeur délicieuse !
 
GEORGES<BR>
 
Tu aurais pu t’éviter la peine de les cueillir et de les arranger ; tu sais que je ne me soucie pas des fleurs.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mais elles sont si jolies ! Je pensais que cela te ferait plaisir.
 
GEORGES<BR>
 
Papa n’aime pas qu’on prenne ses fleurs ; cela dégarnit le jardin.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! il y en a tant ! D’ailleurs, j’ai demandé hier à mon oncle la permission d’en cueillir, et il m’a dit de prendre tout ce que je voudrais, puisque c’était pour toi.
 
JACQUES<BR>
 
Je serais bien content d’avoir de si jolies fleurs dans ma chambre.
 
GEORGES<BR>
 
Oh ! toi, tu es toujours content de tout.
 
JACQUES<BR>
 
C’est pour cela que je suis toujours gai et heureux.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et toi, Georges, es-tu heureux au collège ?
 
GEORGES<BR>
 
Oui, très heureux ; les Pères sont très bons ; seulement je trouve qu’ils font trop travailler.
 
JACQUES<BR>
 
Tu dis cela parce que tu n’as pas encore pris l’habitude de travailler. Quand tu seras habitué, tu ne trouveras pas que ce soit trop.
 
GEORGES<BR>
 
Rodolphe ne dit pas comme toi.
 
JACQUES<BR>
 
Je crois bien, un paresseux fini ; un vrai cancre, qui ne veut pas travailler. Je te conseille de ne pas l’écouter ; tu te feras punir si tu fais comme lui.
 
GEORGES<BR>
 
Tu es ennuyeux, toi ; tu prêches toujours.
 
JACQUES<BR>
 
Je ne te prêche pas ; je te donne un bon conseil.
 
GEORGES<BR>
 
Je n’ai pas besoin de conseils ; je sais ce que je dois faire.
 
JACQUES<BR>
 
Fais comme tu voudras ; seulement je vois bien que tu écoutes trop Rodolphe, et comme tu es mon cousin, je serais fâché de te voir faire comme lui. — Dis donc, Geneviève, je voudrais bien voir Rame, ce bon nègre qui t’aime tant.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment sais-tu cela ?
 
JACQUES<BR>
 
C’est Georges qui me l’a dit ; il m’a dit que Rame ne te quittait jamais, qu’il faisait tout ce que tu voulais, qu’un jour même il avait voulu se faire manger les pieds par des écrevisses pour te faire plaisir.
 
GENEVIÈVE, ''avec indignation''<BR>
 
Pour me faire plaisir ! Et tu as cru cela ! Pauvre Rame ! Je te raconterai cela. Il est excellent mon pauvre Rame, mais je ne veux pas qu’il souffre pour moi. Je serais bien méchante si j’avais fait ce qu’a dit Georges. — Viens le voir ; il est chez ma bonne. Viens-tu, Georges ?
 
GEORGES, ''avec dédain''<BR>
 
Non, merci ; je vais vous attendre au potager. »
 
Ligne 1 854 ⟶ 2 307 :
« Bonjour, Pélagie, bonjour, Rame, dit Jacques en entrant.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mon bon Rame, voici Jacques ; il faut que tu l’aimes beaucoup, car il est très bon.
 
RAME<BR>
 
Si moussu Jacques aimer petite maîtresse, moi aimer moussu Jacques.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, oui, Rame, il m’aime beaucoup, n’est-ce pas, Jacques ?
 
— Oui certainement, répondit Jacques en l’embrassant et en riant. Qu’est-ce qui ne t’aimerait pas ? tu es si bonne !
 
RAME, ''riant''<BR>
 
Bon ça ! Moussu Jacques, bonne figure ; gentil moussu. Rame l’aimer bien sûr.
 
« Et moussu Georges ? Lui pas venir à château ?
 
JACQUES<BR>
 
Il est venu avec moi : je crois qu’il est au potager. Veux-tu venir, ma petite Geneviève ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, certainement. J’irai partout avec toi. — Il ne faut pas que tu viennes, mon pauvre Rame.
 
JACQUES<BR>
 
Pourquoi cela ? laisse-le venir ; je serai bien content de le voir.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, Jacques ; Georges ne l’aime pas, il ne serait pas content.
 
JACQUES, ''étonné''<BR>
 
Georges ne l’aime pas ! Pourquoi cela ? Il a l’air si bon, et il t’aime tant. »
 
Rame riait en montrant ses dents blanches et se frottait les mains.
 
RAME<BR>
 
Bon petit Moussu ! Lui comprendre ; lui bon cœur. Pas comme moussu Georges ; lui pas aimer Rame. Rame trop aimer petite maîtresse ; lui jaloux ; lui pas aimer petite maîtresse ; lui faire gronder petite maîtresse, faire pleurer petite maîtresse : Rame pas aimer lui. »
 
Ligne 1 899 ⟶ 2 362 :
« Je comprends, dit Jacques, et je devine ce que tu ne me dis pas. Je voyais bien que Georges se moquait de Rame et je ne comprenais pas pourquoi ; je vois à présent, je comprends. N’en parlons plus et tâchons d’être bien aimables, pour l’obliger à nous aimer.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je ferai ce que je pourrai, Jacques, je t’assure ; j’écouterai tes conseils, car je vois que tu es bon. »
 
Ligne 1 908 ⟶ 2 372 :
Dans l’après-midi, pendant que Rame faisait un arc et des flèches pour Jacques et pour Geneviève, M. Dormère emmena Georges dans le potager.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je vais te donner deux beaux abricots que j’ai gardés pour toi, mon ami, et tu en emporteras deux autres pour te rafraîchir en route.
 
GEORGES<BR>
 
Mais Jacques les verra, papa ; il faudra que je lui en donne un.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Non ; j’en donnerai deux petits à Jacques ; les tiens sont remarquablement bons et beaux. »
 
Ligne 1 921 ⟶ 2 388 :
« Eh bien, dit-il avec surprise, que sont-ils devenus ? Il n’en reste plus que des petits. — Jules, Jules, venez par ici ; où sont les quatre beaux abricots que j’avais fait garder pour mon fils ?
 
LE JARDINIER<BR>
 
Je ne sais pas, Monsieur ; ils y étaient ce matin.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Vous laissez donc cueillir mes fruits ?
 
LE JARDINIER<BR>
 
Jamais, Monsieur ; personne n’entre au jardin.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais comment ces magnifiques abricots ont-ils disparu ! Quelqu’un est-il venu au potager ?
 
LE JARDINIER<BR>
 
Personne, Monsieur, excepté les enfants. M. Jacques est resté avec moi pour me voir semer des pois ; Mlle Geneviève a été rejoindre M. Georges qui examinait les espaliers.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Est-ce toi, Georges ? Avoue-le, si c’est toi ; tu sais que tu as la permission de prendre tout ce que tu voudras.
 
GEORGES, ''avec hésitation''<BR>
 
Non, papa, ce n’est pas moi.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais alors c’est donc Geneviève.
 
LE JARDINIER, ''vivement''<BR>
 
Mlle Geneviève ne touche jamais à rien, Monsieur, je suis bien sûr que ce n’est pas elle.
 
M. DORMÈRE, ''sèchement''<BR>
 
Je ne vous demande pas votre avis ; gardez vos réflexions pour vous. Ce qui est certain, c’est que les abricots n’y sont plus.
 
LE JARDINIER<BR>
 
Mais voici les noyaux, Monsieur ; encore tout frais, au pied de l’espalier.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est vrai. Cueillez dans les autres arbres six abricots bien mûrs. »
 
Ligne 1 963 ⟶ 2 442 :
En revenant près du château, Georges vit Jacques et Geneviève qui lançaient des flèches.
 
GEORGES<BR>
 
Tiens ! Rame leur a fait des arcs et des flèches, et moi je n’en ai pas.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu vas en avoir, mon pauvre enfant.
 
GEORGES<BR>
 
Mais Rame ne voudra pas m’en faire, papa ; il me déteste.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Il faudra bien qu’il le fasse si je le lui ordonne. Mais, pour ne pas te faire attendre, je vais te faire donner celui de Geneviève. »
 
M. Dormère s’approcha de Geneviève.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Donnez votre arc et vos flèches à Georges, mademoiselle. C’est un jeu de garçon et qui ne vous convient pas.
 
JACQUES<BR>
 
Mon oncle, nous jouons au pays des Amazones ; Geneviève est une Amazone et prend une leçon d’arc.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Cela ne fait rien, Jacques, puisque mon oncle désire que je donne mon arc à Georges. Tiens, Georges, il est excellent ; les flèches passent au-dessus du grand sapin. »
 
Ligne 2 002 ⟶ 2 488 :
« Tu les mangeras en route, mon ami.
 
JACQUES<BR>
 
Et Georges et Geneviève ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Georges en a deux comme toi ; quant à Geneviève, elle a mangé ce matin les quatre beaux abricots que j’avais fait réserver pour Georges, ainsi elle en a eu sa large part.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je n’en ai pas mangé un seul, mon oncle, je vous assure. Je savais que vous les réserviez pour Georges et je me serais bien gardée d’y toucher. D’ailleurs, mon oncle, vous savez que jamais je ne touche à un fruit du potager sans votre permission.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ce que je sais, c’est que tu as mangé ceux dont je te parle. Le jardinier m’a dit que tu t’étais promenée le long des espaliers avec Georges, et nous avons trouvé par terre les quatre noyaux des abricots.
 
JACQUES, ''avec vivacité''<BR>
 
Mais, mon oncle, c’étaient les noyaux des abricots que Georges avait mangés avant que nous fussions entrés ; il en avait encore plein la bouche, le jus des abricots coulait sur son menton, quand nous sommes arrivés.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Comment, Georges ? Tu m’as dit que tu n’en avais pas mangé.
 
GEORGES<BR>
 
Non, papa, je n’en ai pas mangé ; il dit cela pour excuser Geneviève.
 
JACQUES, ''avec colère''<BR>
 
Ah çà ! dis donc, toi ; vas-tu m’accuser de mentir quand c’est toi qui mens ?
 
Ligne 2 030 ⟶ 2 524 :
Georges devint rouge ; il eut peur et voulut monter en voiture sans répondre à Jacques ; mais celui-ci le tira vigoureusement par le bras.
 
JACQUES, ''avec fermeté''<BR>
 
Tu ne t’en iras pas comme cela, je te dis ; montre-moi ton mouchoir.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Donne-le, Georges ; ce sera le moyen de te justifier si tu es innocent.
 
JACQUES<BR>
 
Et de te convaincre si tu es coupable. »
 
En disant ces mots, Jacques entra sa main dans la poche de Georges tremblant, en tira le mouchoir, le déploya, et chacun put voir les traces orangées et très visibles des abricots du matin.
 
JACQUES<BR>
 
Eh bien ! mon oncle, qu’est-ce qui a dit vrai ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est toi, mon ami, bien certainement.
 
JACQUES<BR>
 
Et Geneviève aussi, que vous soupçonniez, mon oncle.
 
M. DORMÈRE, ''tristement''<BR>
 
Tu as raison et j’ai eu tort. Je ne pouvais croire que Georges pût mentir aussi effrontément. »
 
Ligne 2 067 ⟶ 2 568 :
— Assez, assez, Rame, dit Pélagie en arrêtant Rame au milieu d’un bond de trois pieds. Il ne faut pas parler comme cela des maîtres.
 
RAME, ''continuant à danser et à tourner''<BR>
 
Moi, pas maîtres moussu Dormère, moussu Georges ; moi veux maîtres petite mam’selle et moussu Jacques. Moi esclave à moussu Jacques.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Finis, je t’en prie, mon bon Rame ; si mon oncle savait tout ce que tu dis, il serait fâché contre toi, contre moi et contre Pélagie. »
 
Ligne 2 086 ⟶ 2 589 :
Le lendemain de la sortie de Georges et de Jacques, Geneviève, qui avait pensé plusieurs fois à l’invitation qu’avaient acceptée ses amis de Saint-Aimar, demanda à sa bonne pourquoi ils n’étaient pas venus la veille.
 
LA BONNE<BR>
 
Je n’en sais rien ; leur mère n’aura peut-être pas voulu les laisser venir sans elle.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Peut-être sont-ils malades. Si nous y allions dans l’après-midi, ma bonne ?
 
LA BONNE<BR>
 
Très volontiers ; nous partirons vers deux heures. »
 
Ligne 2 099 ⟶ 2 605 :
Ils déjeunèrent en silence ; à peine avaient-ils fait quelques pas devant le château qu’ils virent arriver Mlle Primerose. M. Dormère alla au-devant d’elle.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Bonjour, mon cousin ; j’espère que j’ai été discrète hier.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pourquoi n’êtes-vous pas venue, ma cousine ? j’aurais été charmé de vous voir.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne pouvais pas le deviner, du moment que vous ne me faisiez rien dire. Avec un homme comme vous, il faut être prudent et discret.
 
M. DORMÈRE, ''souriant''<BR>
 
Un homme comme moi ! Que suis-je donc pour que vous soyez obligée à tant de discrétion ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous êtes l’homme le plus impérieux que j’aie jamais vu. Avec vous il faut toujours des permissions pour tout.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Qui est-ce qui vous a ainsi prévenue contre moi ? Serait-ce ?…
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Bon, voilà que vous allez accuser tout le monde. Comme si je n’avais pas de bons yeux et de bonnes oreilles.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Trop bons, ma cousine, puisqu’ils voient et entendent ce qui n’est pas. Pourquoi Louis et Hélène ne sont-ils pas venus voir Georges hier ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Parce que j’ai conseillé à leur mère de ne pas les laisser venir.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pourquoi cela ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pourquoi ? pourquoi ? Parce qu’ils auraient pu vous gêner.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Me gêner, moi ? Mais c’est Georges qu’ils venaient voir et pas moi.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est égal ; je sais ce que je dis.
 
M. DORMÈRE, ''se tournant vers sa nièce''<BR>
 
Geneviève, est-ce que tu n’as pas invité tes amis à venir déjeuner avec Georges ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, mon oncle. Ils m’ont dit qu’ils viendraient.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''faisant une révérence moqueuse''<BR>
 
Mais moi, monsieur, je n’ai pas été invitée et j’ai…
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Et vous vous êtes fâchée ? C’est très mal ; vous savez bien que vous venez quand vous voulez. Depuis le nombre d’années que je vous connais, je ne suis pas en cérémonie avec vous. Si vous désiriez accompagner les enfants, pourquoi ne l’avez-vous pas dit à Geneviève ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je l’ai dit, mais elle n’a pas osé m’inviter sans l’autorisation du pacha de Plaisance.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est bête à Geneviève, elle a voulu faire la victime, comme toujours.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais pas du tout. C’est vous qui allez, comme toujours, tomber sur elle avec votre tyrannie accoutumée.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tyrannie ! Moi tyran ! Mais qu’avez-vous donc aujourd’hui, ma cousine ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je n’ai rien, monsieur, je n’ai rien ; c’est l’esprit de justice que je possède malheureusement plus que vous, qui me fait bouillir devant l’oppression tyrannique, je répète le mot.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais, ma cousine, je vous demande encore une fois : qu’avez-vous ? Est-ce pour me dire toutes ces belles choses que vous venez me voir aujourd’hui ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pas du tout ; elles me sont échappées malgré moi ; je viens vous faire une visite d’amitié.
 
M. DORMÈRE, ''avec ironie''<BR>
 
En effet, vous me témoignez une grande amitié.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Plus que vous ne le pensez, mon cher. Voyons, causons comme de vieux amis. Voulez-vous me donner Geneviève pour la journée, avec Pélagie et Rame ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Très volontiers ; depuis le départ de mon pauvre Georges, je suis habitué à être seul.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Seul ! allons donc ! C’est parce que vous le voulez bien que vous êtes seul. C’est votre faute, je ne vous plains pas. Vous avez Geneviève qui est charmante, et Rame qui est très amusant. Et puis moi, qui viendrais chez vous tant que vous voudriez. Je m’ennuie chez Cornélie ; malgré notre amitié d’enfance, elle m’assomme horriblement avec son air froid, ses airs de reine et son caractère impérieux. Tenez, pour parler franchement, je venais vous demander si vous vouliez me garder une quinzaine de jours dans votre pachalik.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tant que vous voudrez, si vous ne vous ennuyez pas du tête-à-tête.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
M’ennuyer ! Il n’y a pas de danger ; je ne m’ennuie jamais quand je peux parler à mon aise. Faites préparer ma chambre, j’emmène Geneviève et nous reviendrons dans deux heures avec ma malle et ma femme de chambre.
 
Ligne 2 193 ⟶ 2 729 :
Geneviève avait été effrayée de tout ce qu’avait dit Mlle Primerose et de son projet de passer quinze jours à Plaisance ; elle regardait son oncle et ne bougeait pas, attendant sa permission.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Va, ma fille, va chercher ton chapeau pour accompagner ta cousine et revenir avec elle. Dis à ta bonne de préparer l’appartement de Mlle Primerose. »
 
Geneviève monta chez sa bonne.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ma bonne, mon oncle te fait dire de préparer un appartement pour ma cousine Primerose.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Mlle Primerose ! Pourquoi cela ? est-ce qu’elle est malade ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, ma bonne ; c’est pour passer quinze jours ici avec sa femme de chambre.
 
PÉLAGIE<BR>
 
En voilà une idée ! Elle va nous faire des cancans, des histoires à n’en plus finir.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Veux-tu me donner mon chapeau, ma bonne ? Il faut que j’accompagne Mlle Primerose à Saint-Aimar pour aller chercher sa malle et sa femme de chambre.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Tiens, ma pauvre Geneviève, voici ton chapeau ; prends garde aux questions de Mlle Primerose ; réponds-y le moins possible ; tu sais comme elle est bavarde, elle fait des affaires d’un rien et répète tout à sa manière.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, ma bonne, sois tranquille : je ne lui parlerai de rien et surtout pas de Georges. »
 
Geneviève prit son chapeau, embrassa sa bonne et descendit.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Partons vite, ma petite cousine, et revenons plus vite encore, pour
que ton oncle ne soit pas seul trop longtemps. Au revoir, mon cousin, nous reviendrons bientôt. »
Ligne 2 240 ⟶ 2 785 :
Mme de Saint-Aimar fut surprise du prompt retour de Mlle Primerose, qui en général prolongeait ses visites jusqu’à l’heure du dîner quand elle allait à Plaisance.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Comment ! déjà de retour, Cunégonde, je ne t’espérais pas de sitôt.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne resterai pas longtemps ; M. Dormère m’attend.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Est-ce que tu ne viens pas de chez lui ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Certainement, puisque voici sa nièce que j’amène. Mais je viens chercher ma malle et ma femme de chambre.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR, ''étonnée''<BR>
 
Pourquoi cela ? Pour aller où ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pour aller passer une quinzaine de jours chez mon pauvre cousin, qui est tout seul et qui meurt d’ennui.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je n’en savais rien ; c’est en voyant l’œil morne et la tête baissée que j’ai eu l’idée de l’égayer en lui tenant compagnie. Voilà tout. Je laisse Geneviève aux enfants ; je monte pour faire ma malle, prévenir Azéma, et nous partons. »
 
Mme de Saint-Aimar, un peu surprise, mena Geneviève chez ses enfants. Mlle Primerose bousculait Azéma pour aller plus vite.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Allons donc, Azéma ; dépêchez-vous. Vous êtes d’une lenteur désespérante.
 
AZÉMA<BR>
 
Mademoiselle emporte-t-elle ses belles robes de soie ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Certainement, et les chapeaux, et les coiffures, et les chaussures, et les manteaux de toutes saisons. — Vite, vite, Azéma, vous allez comme me tortue. — Allons, voilà qu’elle marche de côté comme un crabe ! Mais nous n’en finirons pas, ma chère.
 
AZÉMA<BR>
 
Je fais ce que je peux, Mademoiselle ; je suis en nage à force de me dépêcher.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Plus vite, plus vite encore. Mes livres, mon papier, mon buvard, mes tapisseries, mes crayons, mes couleurs, mes pinceaux, fourre tout cela dans la malle et vivement.
 
AZÉMA<BR>
 
Mais Mademoiselle jette tout sur les mantelets, les fichus ! Tout va être écrasé, chiffonné à ne pas pouvoir servir.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pas du tout ; il n’y a pas loin à aller ; il n’est pas nécessaire d’emballer comme pour un voyage en Chine ; mettez, mettez toujours. »
 
À force d’entasser robes, chaussures, livres, papiers, parfumeries, etc., la caisse se trouva pleine ; il restait encore une foule d’objets.
 
AZÉMA<BR>
 
Tout est plein, Mademoiselle, et il reste encore bien des choses à emballer, linge, coiffures, statuettes, etc.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien, allez me chercher une seconde malle ou caisse, cela m’est égal ; allez vite. »
 
Azéma sortit et rentra en courant et trainant après elle une autre caisse presque aussi grande que la première.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est bien. Voici encore quelques effets ; vous aviez oublié mes robes de chambre, mes boîtes de bijoux, ma toilette de voyage, mes boîtes de couleurs ; mettez les boîtes au fond.
 
AZÉMA<BR>
 
Mademoiselle emporte donc tout ce qu’elle a apporté pour l’été et l’automne ? Il me semble que pour quinze jours…
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Est-ce que je sais le temps que je passerai là-bas? Peut-être y resterai-je trois mois, six mois ; cela dépendra du bien que je pourrai faire à la pauvre petite et à mon pauvre cousin, qui est si seul. — Là ! À présent appelez du monde pour descendre mes caisses.
 
AZÉMA<BR>
 
Mademoiselle me permettra de faire ma caisse avant de partir ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Certainement ; je vous donne dix minutes.
 
AZÉMA<BR>
 
Comment Mademoiselle veut-elle que j’aie tout fini dans dix minutes ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous croyez ? Eh bien, je vous donne un quart d’heure ; pas une minute de plus. »
 
Ligne 2 322 ⟶ 2 891 :
Quand Mlle Primerose descendit pour faire ses adieux à son amie, elle s’aperçut qu’elle avait oublié de demander la voiture.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Comment, Cornélie, tu n’as pas fait atteler ?
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Mais non, tu ne m’as rien dit ; je croyais que tu avais la calèche de M. Dormère.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pas du tout ; je suis venue à pied. Fais atteler bien vite ; tu aurais bien pu me demander si j’avais besoin de la voiture ; il était clair que je n’emporterais pas mes malles sur mon dos. Tu es toujours comme cela, tu ne penses à rien.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Et toi tu disposes de tout comme si tu étais chez toi ; tu mets le désordre dans toute la maison.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Puisque c’est ainsi, je suis bien aise de ne plus y être.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Ce sera un repos pour moi, car tu brouilles tout, et partout.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je te remercie du compliment ; je ne le mériterai pas de sitôt. J’ai tout emporté pour m’établir confortablement chez mon cousin Dormère, qui est plus gracieux que toi.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Je t’en félicite, mais je plains le pauvre M. Dormère.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Que tu es aimable, gracieuse, charmante !
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Je suis sincère, voilà tout ! Adieu, Cunégonde.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Adieu, Cornélie, et pour longtemps.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Comme tu voudras. »
 
Mme de Saint-Aimar rentra dans l’appartement, pendant que Mlle Primerose courait à l’écurie pour presser le cocher.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Comment, Félix, pas encore attelé ; c’est odieux d’attendre si longtemps.
 
LE COCHER<BR>
 
J’ai fait de mon mieux, mademoiselle ; mais il y a à peine un quart d’heure qu’on m’a prévenu. Ma voiture était à moitié lavée, je n’étais pas habillé ; mes chevaux n’avaient pas fini de manger ; ils n’avaient pas encore bu ; ce n’est pas trop d’une heure pour tout cela.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ah ! mon Dieu ! que d’embarras pour faire une course de vingt minutes à peine ! Dépêchez-vous, mon cher ; allez plus vivement; vous êtes d’un nian-nian insoutenable. Je reviens dans un quart d’heure ; il faut que les chevaux soient attelés.
 
Ligne 2 377 ⟶ 2 961 :
— Mademoiselle ? répondit Azéma passant la tête hors d’une fenêtre du second.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mes malles ne sont pas descendues ; où sont-elles ?
 
AZÉMA<BR>
 
Chez Mademoiselle ; je finis la mienne ; je descends dans l’instant.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais dépêchez-vous donc ! C’est affreux de me faire attendre si longtemps. »
 
Ligne 2 406 ⟶ 2 993 :
Les malles étaient déchargées ; les domestiques les montèrent avec Azéma dans l’appartement de Mlle Primerose, qui restait un peu confuse de son oubli. La voiture de Mme de Saint-Aimar était partie emmenant Pélagie et Rame, indigné que sa petite maîtresse eût été oubliée.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Entrez donc, ma cousine ; venez prendre possession de votre chambre.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mon cousin, je suis désolée, honteuse d’avoir oublié cette pauvre enfant ; j’ai été si bousculée, si tourmentée à Saint-Aimar, mon amie a été si disgracieuse, que je ne savais où j’en étais. Je n’avais plus la tête à moi.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
N’y pensez plus, ma cousine, je vous en prie ; Geneviève y aura gagné de passer une heure de plus avec ses amis et de faire une charmante petite promenade en compagnie de sa bonne et de son cher Rame. Elle n’est pas si à plaindre.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Non, mais je n’en suis pas moins coupable ; oublier votre nièce !
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Vous ne l’oublierez pas une autre fois. »
 
Ligne 2 424 ⟶ 3 016 :
 
 
===XIV - Installation de mademoiselle Primerose <BR>
Éducation de Geneviève===
 
Quand la confusion de Mlle Primerose fut passée, elle examina son appartement.
Ligne 2 440 ⟶ 3 033 :
« Laissez-moi passer, Rame », dit Mlle Primerose.
 
RAME<BR>
 
Non, vous pas passer.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Qu’est-ce qui vous prend donc ?
 
RAME<BR>
 
Vous oublier petite maîtresse.
 
— Imbécile ! » s’écria Mlle Primerose en lui donnant un léger coup de poing dans l’estomac pour le faire reculer.
 
RAME<BR>
 
Rame pas bouger. Rame pas content. »
 
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Geneviève s’approcha de Mlle Primerose qui était rouge de colère ; elle lançait à Rame des regards furieux et ne songeait plus à embrasser Geneviève.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je vais vous faire gronder, monsieur Rame ; je dirai à mon cousin que vous êtes un grossier.
 
RAME<BR>
 
Et Rame plus raconter d’histoires à mam’selle Primerose ; pas dire quoi dit moussu Dormère, pas raconter quoi fait moussu Georges, moussu Jacques. Mam’selle Primerose plus rien savoir. Voilà. »
 
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Elle tendit la main à Rame ; il se mit à rire.
 
RAME<BR>
 
Moi savoir quoi vous aimer et moi pas peur. Mais moi pas serrer main qui donne coup dans l’estomac à Rame.
 
Mlle Primerose rit aussi et s’en retourna avec Geneviève.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vois-tu, Geneviève, comme ma chambre est jolie ? Tu viendras prendre des leçons chez moi ; je t’apprendrai l’histoire, la géographie, le dessin, la musique, tout ce que tu ne sais pas.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! que je serai contente, ma bonne cousine ! J’ai tant envie d’apprendre et je ne sais rien. »
 
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Mlle Primerose passa la première soirée à parler à M. Dormère de son désir de donner quelque instruction à Geneviève, mais il lui fallait, disait-elle, la permission de son cousin, qui la lui donna avec empressement.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous voulez donc bien, mon cousin, que je lui apprenne l’histoire, dont elle ne sait pas le premier mot ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Sans doute, ma cousine ; cela va sans dire.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous comprenez, mon cousin, que l’histoire est une étude nécessaire pour une petite fille. Personne n’en a soufflé mot à cette enfant. Si je n’étais pas là pour la lui apprendre, elle serait ignorante comme une cruche. Il faudra aussi que je lui apprenne le calcul ; elle ne sait seulement pas que deux et deux font quatre, la pauvre enfant. Vous permettez, mon cousin, n’est-ce pas ?
 
M. DORMÈRE, ''impatienté''<BR>
 
Oui, oui, trois fois oui, ma cousine ; tout ce que vous voudrez : le chinois si vous voulez.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Oh ! le chinois ! Je n’en sais pas un mot ; comment voulez-vous que je lui apprenne le chinois ? Quelles idées vous avez en éducation ! À quoi lui servirait le chinois ? C’est absurde, le chinois. C’est fort heureux que vous ne vous soyez pas mêlé de l’éducation de Geneviève. Cette invention de lui apprendre le chinois !
 
M. DORMÈRE, ''de même''<BR>
 
Mais, ma chère cousine, c’est une plaisanterie que j’ai faite afin de icus faire voir que j’avais toute confiance en vous pour lui apprendre tout ce que vous voudrez.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il ne faut jamais plaisanter sur l’éducation. C’est une chose très sérieuse que l’enseignement. — À propos, je dois vous prévenir que si je ne reste ici que quinze jours, je n’aurai le temps de lui rien apprendre. Dans l’intérêt de Geneviève, il faut que je vous demande de me garder plus longtemps.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est une bonne pensée dont je vous remercie, ma cousine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Combien de temps puis-je passer chez vous ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tant que vous voudrez ; six mois, un an, dix ans si vous voulez.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Quelle exagération ! Dix ans ! Comme si je pouvais répondre de rester dix ans chez vous !
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Enfin, ce sera le temps que vous jugerez nécessaire, ma cousine ; c’est vous qui déciderez la question. »
 
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« Petite maîtresse, petite maîtresse à Rame ! »
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Chut ! taisez-vous, Rame, il ne faut pas le dire avant que ce soit fini. Je veux faire une surprise à M. Dormère qui ne sait pas que nous dessinons.
 
RAME<BR>
 
Moussu Dormère pas savoir ; Rame savoir. Rame bien content. Moi dire à mam’selle Pélagie.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Non, non, à personne ; M. Dormère le saurait.
 
RAME<BR>
 
Quoi ça fait moussu Dormère saurait ? Moi dire à Moussu : Moussu pas parler ; pas dire à personne : mam’selle Primerose pas vouloir ? Quoi ça fait ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Cela fait qu’il le saurait, et je ne veux pas qu’il le sache.
 
RAME<BR>
 
Moi comprends pas.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est égal ; je ne veux pas que vous le disiez.
 
RAME<BR>
 
Moi pas comprendre.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ne comprenez pas, mon cher, mais taisez-vous. Faites comme si vous ne le saviez pas.
 
RAME<BR>
 
Moi savoir pourtant. Moi peux pas pas savoir, puisque moi savoir.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Dieu ! qu’il est impatientant ! Geneviève, fais-lui comprendre qu’il se taise.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mon bon Rame, toi tu sais que ma cousine fait mon portrait, parce que tu es mon ami ; mais les autres ne sont pas mes amis, et nous ne leur dirons pas. Tu sais bien que les amis ne disent pas tout aux autres, parce qu’ils ont des secrets ; eh bien ! c’est un secret, et toi seul tu le sais parce que tu es mon ami. Comprends-tu ?
 
RAME<BR>
 
Oui, moi comprendre petite maîtresse. Moi dire rien à personne.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est très bien ; quand j’aurai fini Geneviève, je ferai votre portrait à vous.
 
RAME<BR>
 
À moi ? à Rame ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Oui, à vous-même.
 
RAME<BR>
 
Comment mam’selle faire noir ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Avec de la couleur ; je peindrai votre portrait.
 
RAME<BR>
 
Pourquoi mam’selle pas faire rose et blanc petite maîtresse ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Parce que c’est long à faire ; et à cause de ses leçons, Geneviève n’a pas le temps. »
 
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Un mois environ après l’installation de Mlle Primerose à Plaisance, M. Dormère amena, un mercredi matin, Georges et Jacques ; c’était leur dernière sortie avant les vacances. Quand Geneviève entendit la voiture, elle s’élança à la porte du vestibule pour les recevoir. Georges, descendu le premier, l’embrassa assez froidement ; Jacques la reçut plus affectueusement et l’embrassa à plusieurs reprises.
 
JACQUES<BR>
 
Tu n’es pas venue nous voir une seule fois avec mon oncle, Geneviève. Pourquoi cela ?
 
Geneviève allait répondre ; mais Mlle Primerose prit la parole.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Parce qu’elle ne fait pas ce qu’elle veut mon ami. Son oncle ne veut jamais l’emmener.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Vous savez, ma cousine, que j’ai des affaires à terminer, des personnes à aller voir, et que Geneviève me gênerait beaucoup.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je sais qu’elle est toujours gênante. Une fille ! c’est bon à mettre de côté. Une vieille fille est souvent utile pourtant ; comme moi, par exemple ; j’instruis la bonne petite Geneviève ; je lui apprends beaucoup de choses, allez. Elle en sait autant que toi, Georges, maintenant, excepté le latin.
 
GEORGES<BR>
 
En un mois ? Elle sait tout ce que je sais !
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Certainement, monsieur ; plus, peut-être. »
 
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Geneviève est un peu embarrassée ; Mlle Primerose devient rouge.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Si vos pères vous voyaient, monsieur, vous seriez joliment puni.
 
GEORGES, ''d’un air moqueur''<BR>
 
Et quelle punition me donneriez-vous, mon excellente cousine ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
La plus sévère, monsieur. Je parie que tu es puni sans cesse.
 
GEORGES<BR>
 
Est-ce qu’on peut être au collège sans punition ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Oui, on le peut ; et la preuve c’est que ton cousin Jacques n’est jamais puni.
 
GEORGES<BR>
 
Comment le savez-vous ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je le vois à sa figure, à son air gentil et aimable. Et toi tu as la physionomie d’un voyou.
 
GEORGES<BR>
 
Ha ! ha ! ha ! Est-elle drôle la grosse cousine ! Si vous voyiez votre figure, vous ririez de vous-même.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais comme, au lieu de la mienne, je vois la tienne, j’aurais plutôt envie de pleurer que de rire.
 
GEORGES<BR>
 
Je suis donc bien laid ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Aussi laid et désagréable que ton cousin est charmant.
 
GEORGES<BR>
 
Salue donc, Jacques ; tu n’entends pas les compliments que te fait ma cousine ?
 
JACQUES<BR>
 
J’entends des choses qui me font de la peine pour toi. Tu dois du respect à Mlle Primerose et tu es grossier comme si tu étais un garçon mal élevé.
 
GEORGES<BR>
 
Vas-tu me faire la morale, toi ? tu n’es pas encore un des pères.
 
JACQUES<BR>
 
Si j’avais le bonheur de l’être, je ne te ferais pas de morale ; je ferais autre chose.
 
GEORGES, ''se moquant''<BR>
 
Que ferais-tu, père Jacques ?
 
JACQUES<BR>
 
Je t’enverrais aux arrêts pour deux heures.
 
GEORGES, ''de même''<BR>
 
 
Oh ! oh! le père Jacques se fàche.
 
JACQUES<BR>
 
Non, je ne me fâche pas ; je te plains.
 
GEORGES<BR>
 
Et Geneviève me plaint aussi sans doute ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, beaucoup, pauvre Georges. »
 
Mlle Primerose rit aux éclats.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Te voilà attrapé, mon garçon. Tout le monde contre toi. Remercie donc Jacques de la bonne leçon qu’il t’a donnée. Aux arrêts, mon garçon, aux arrêts ! C’est une bonne idée. Et maintenant que Geneviève a un protecteur, je vais amuser ton père du récit de tes gracieusetés. Au revoir, mes bons enfants ; soyez indulgents pour le voyou. Ha ! ha ! »
 
Ligne 2 703 ⟶ 3 365 :
Aussi, quand il la revit au moment du déjeuner, il fut avec elle si froid et si sombre que Geneviève fut terrifiée et que Jacques lui demanda s’il était souffrant.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Non, mon ami, je vais très bien.
 
JACQUES<BR>
 
Georges, as-tu donné à mon oncle la note que le père t’avait remise pour lui ?
 
GEORGES, ''rougissant''<BR>
 
Non, j’ai oublié ; mais ce n’est rien d’important.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Qu’est-ce que c’est, mon ami ?
 
GEORGES<BR>
 
C’est pour annoncer que les vacances commencent le 7 août.
 
JACQUES<BR>
 
Je croyais que c’était une lettre du père recteur.
 
GEORGES<BR>
 
Pas du tout ; pourquoi veux-tu que le père recteur se plaigne de moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
 
JACQUES<BR>
 
Je n’en sais rien ; je ne dis pas du tout que le père recteur se plaigne de toi ; seulement il me semblait que le père t’avait dit : "N’oubliez pas ; elle est importante pour vous" ; et comme je ne t’ai pas vu la remettre à ton père, je craignais que tu ne l’eusses oubliée.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Et comment sais-tu que le père recteur se plaint de toi ?
 
GEORGES<BR>
 
Je ne sais pas ; j’ai dit cela comme autre chose.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais où est-elle cette note, mon cher enfant ? Cherche donc dans tes poches. »
 
Georges fouille dans ses poches et ne trouve rien.
 
GEORGES<BR>
 
Je l’ai perdue ; je ne la retrouve pas.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Elle est peut-être tombée dans la voiture.
 
GEORGES<BR>
 
Non, c’est impossible ; nous l’aurions vue. »
 
Rame passe sa tête à la porte et demande s’il peut entrer.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Que voulez-vous ?
 
RAME<BR>
 
Donner papier à moussu Dormère.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Entrez, alors. Quel papier ? »
 
Rame entre.
 
RAME<BR>
 
Moi aller à chemin de fer ; moi voir moussu chef ; lui donner à moi lettre : "Quoi c’est ? moi dis. — C’est lettre à moussu Dormère." Moi prendre et moi apporter. »
 
Rame tendit la lettre ; M. Dormère l’ouvrit, fronça le sourcil et regarda Georges qui était rouge et embarrassé.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est bien ; merci. »
 
Ligne 2 778 ⟶ 3 459 :
« Georges, lui dit-il, comment as-tu osé ouvrir cette lettre, la lire et la jeter dans le wagon pour me la cacher ?
 
GEORGES<BR>
 
Papa, j’avais peur que vous ne fussiez fâché contre moi ; je voulais ne vous la donner qu’en vous quittant.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu mens, mon pauvre Georges ; tu mens. Si tu avais voulu me la donner, tu ne l’aurais pas jetée dans le wagon ou dans la gare ; tu l’aurais soigneusement mise au fond de ta poche. Mais comment as-tu osé décacheter une lettre à mon adresse ? »
 
Georges baissa la tête et ne répondit pas.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu as vu que le bon père, pour nous éviter la honte de ton renvoi, me prévient que tu ne seras plus admis après les vacances ; il se plaint de ta paresse, de ta constante mauvaise volonté, des punitions fréquentes qu’on est obligé de t’infliger, privations de promenades, de récréations, pensums. Rien n’y fait ; il juge que tu ne seras jamais un bon élève, que ton instinct te porte à te lier avec les plus mauvais, et que tu es d’un mauvais exemple pour tes camarades ; enfin il me dit clairement que leur décision est prise à ton égard et que c’est à ma considération qu’ils te gardent jusqu’aux vacances. Oh ! Georges, pourquoi t’es-tu mis dans cette triste position dont je m’afflige pour toi comme pour moi ?
 
GEORGES<BR>
 
Papa, je suis sûr que je serai bien mieux dans un autre collège, que je travaillerai beaucoup mieux. On est si sévère chez les jésuites, on a tant à travailler, qu’il est impossible d’arriver à tout faire ; on est puni pour un rien, on mange mal, on ne joue pas assez ; si je restais là, je suis sûr que je mourrais ou que je tomberais malade.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ce que tu dis là, Georges, c’est ce que disent tous les mauvais élèves ; si c’était vrai, comment ton cousin Jacques serait-il toujours dans les premiers ? Comment sa santé, délicate jadis, se serait-elle fortifiée au point où elle l’est ? Comment se trouverait-il si heureux au collège, que ce serait pour lui un grand chagrin de n’y pas retourner ? Comment aimerait-il autant tous les pères du collège, et particulièrement ceux des classes qu’il a déjà faites ?
 
Ligne 2 803 ⟶ 3 489 :
« Mes enfants, dit-elle gaiement, il est clair que Georges a fait une vilaine action ; je suis sûre qu’il a ouvert et lu la lettre ; il a vu qu’on se plaignait de lui et il a perdu, c’est-à-dire jeté, la lettre, de peur d’être grondé.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! ma cousine, j’espère que vous vous trompez ; Georges n’est pas capable d’une si mauvaise action.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Et comment a-t-il su qu’on se plaignait de lui ? Comment a-t-il perdu une lettre que le père lui avait annoncée comme importante ? Va, va, ma fille, tu es trop bonne, trop indulgente pour ce garçon.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ma cousine, je suis sûre que Jacques ne le juge pas aussi sévèrement que vous le faites. Que crois-tu, toi Jacques ?
 
JACQUES, ''après un peu d’hésitation''<BR>
 
Je crois… que Mlle Primerose a raison.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tu vois bien, Geneviève. Et Jacques le connaît à fond. On se connaît vite au collège. »
 
Jacques sourit et ne répondit pas.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je parie que M. Dormère va faire comme toujours ; il lui dira à la doucette : "Mon Georges, tu as eu tort. Ce n’est pas bien, mon pauvre enfant. Tu me fais de la peine, mon ami. Je t’aime tant, mon petit Georges. Sois sage à l’avenir ; ne recommence pas, mon chéri."
 
Ligne 2 827 ⟶ 3 519 :
Jacques trouva l’idée excellente et doubla le pas tout en encourageant Geneviève, qui s’apitoyait sur Georges et demandait grâce pour lui. Mlle Primerose, enchantée de son invention pour punir Georges, marchait aussi vite qu’elle pouvait, et se retournait souvent pour voir si elle ne l’apercevait pas. Bientôt ils furent hors de vue et ils ne tardèrent pas à arriver à Saint-Aimar, où ils furent reçus avec des cris de joie ; les enfants étaient très contents de voir Jacques et Geneviève.
 
LOUIS<BR>
 
Comme tu as bien fait de venir, Jacques ! Nous devions aller à Plaisance à ta dernière sortie, mais Mlle Primerose a empêché maman de nous y envoyer parce qu’elle n’avait pas été invitée.
 
HÉLÈNE<BR>
 
Et Georges, où est-il ? »
 
Ligne 2 837 ⟶ 3 531 :
« Il est resté avec son père ; c’est bien naturel, quand on ne sort qu’une fois par mois.
 
HÉLÈNE<BR>
 
C’est très bien à lui ; est-ce que nous ne le verrons pas ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous le verrez si vous voulez venir dîner avec nous. M. Dormère emmène les garçons à cinq heures ; votre maman vous enverra chercher le soir. Je vais le lui demander. Nous nous en irons à trois heures. »
 
Ligne 2 847 ⟶ 3 543 :
« J’aime bien mieux que nous ne nous retrouvions pas seuls avec Georges. Il va être furieux contre moi, contre toi, contre le pauvre Rame, et nous aurions des discussions à propos de tout ; et comme je ne veux pas souffrir qu’il te tourmente, il pourrait bien y avoir quelque chose de plus qu’une simple discussion ; cela ferait de la peine à mon oncle ; il est très bon pour moi, je serais désolé de le mécontenter.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tu as bien raison ; Louis et Hélène seront très utiles pour empêcher Georges de se trop laisser aller. Et à présent, faisons une partie de croquet. »
 
Ligne 2 860 ⟶ 3 557 :
« Rame ! appela-t-il dune voix formidable.
 
RAME, ''s’approchant à pas lents''<BR>
 
Quoi moussu veut ?
 
GEORGES<BR>
 
Approchez, vilain nègre ! »
 
Ligne 2 870 ⟶ 3 569 :
Georges ramassa les noisettes, et quand Rame fut à sa portée, il lui jeta en plein visage la poignée de coquilles. Rame, surpris, fit un saut en arrière.
 
RAME<BR>
 
Quoi c’est, moussu Georges ?
 
Ligne 2 877 ⟶ 3 577 :
Rame, de plus en plus étonné, le regardait avec de grands yeux effarés ; il crut que Georges devenait fou.
 
RAME<BR>
 
Là là ! moussu Georges. Moi chercher moussu Dormère. Là là ! Pas bouger. Rame bon. Rame pas faire mal. Vous perdu tête ; Rame pas se fâcher. »
 
Georges crut à son tour que le nègre se moquait de lui ; il sauta sur ses pieds et voulut frapper Rame, quand il entendit un grand éclat de rire et vit Mlle Primerose sortir du massif.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Arrêtez, chevalier de la triste figure. C’est moi et pas Rame qui vous ai apporté ces noisettes pour que vous ayez votre part de notre promenade.
 
GEORGES<BR>
 
C’est vous ! Est-ce bien vrai ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Comment, si c’est vrai ! puisque je te le dis. Crois-tu que je sache mentir comme toi ?
 
GEORGES<BR>
 
Je ne mens pas.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vraiment ? Dis-moi donc comment tu as fait pour perdre la lettre à ton père et pour l’avoir perdue après l’avoir lue.
 
GEORGES<BR>
 
Laissez-moi tranquille ; où sont Jacques et Geneviève ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ils sont où tu ne les trouveras pas, mon garçon ; et je ne te laisserai pas tranquille tant que tu auras tes airs malhonnêtes ; je veux t’apprendre les égards que tu me dois, et je me plaindrai au besoin au père recteur ; mais ce ne sera pas toi que je chargerai de ma lettre, tu peux en être bien sûr.
 
GEORGES<BR>
 
Je vous prie, ma cousine, de ne pas écrire au père recteur ; il se moquerait de vous, et il ne s’occupe pas de ce que font les élèves en sortie.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il s’occupe de tout, mon cher, et il est trop bien élevé pour se moquer de moi. Ainsi, je te laisse pour lui écrire ; et je n’oublierai pas l’histoire de la lettre à ton père.
 
GEORGES, ''effrayé''<BR>
 
Oh non ! ma cousine ; je vous en supplie, ne lui écrivez pas. Je ne voulais pas être malhonnête, je vous assure ; je n’étais pas encore bien éveillé ; je ne savais pas ce que je disais.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tu me fais pitié, malheureux enfant ; tu es menteur et plat. Je te pardonne à cause de ton père, que tu affliges assez pour que je n’augmente pas son chagrin. Mais si tu fais ou si tu dis la moindre méchanceté à Geneviève, à Jacques et à Rame, d’ici à ton départ, j’écris au père recteur comme je te l’ai dit. »
 
Ligne 2 919 ⟶ 3 631 :
« Te voilà enfin, dit Jacques ; où as-tu été ?
 
GEORGES<BR>
 
Je vous ai attendus, puis cherchés ; je ne savais pas où vous étiez ; je me suis horriblement ennuyé.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Nous avons été avec Mlle Primerose faire une promenade du côté de Saint-Aimar, et nous avons ramené Louis et Hélène.
 
GEORGES<BR>
 
Vous auriez bien pu m’attendre.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Écoute donc ; mon oncle t’a appelé ; nous ne savions pas combien de temps il te garderait, et nous avons dû suivre Mlle Primerose qui voulait nous amuser.
 
JACQUES<BR>
 
À présent que nous voilà réunis, profitons du temps qui nous reste pour faire une partie de cache-cache dans les bois, ou de colin-maillard.
 
— Cache-cache ! crièrent-ils tous.
 
LOUIS<BR>
 
Lequel de nous l’est ?
 
GEORGES<BR>
 
Ce sera Geneviève.
 
JACQUES<BR>
 
Du tout ; nous allons tirer au sort. Rangeons-nous tous en rond : je compte :
 
<center>Pin pa ni caille,
<center>Pin pa ni caille,<BR>Le roi des papillons,<BR>Se faisant la barbe,<BR>Se coupa le menton.<BR>Un, deux, trois, de bois ;<BR>Quatre, cinq, six, de buis ;<BR>Sept, huit, neuf, de bœuf ;<BR>Dix, onze, douze, de bouse ;<BR>Va-t’en à Toulouse.</center>
Le roi des papillons,
Se faisant la barbe,
Se coupa le menton.
Un, deux, trois, de bois ;
Quatre, cinq, six, de buis ;
Sept, huit, neuf, de bœuf ;
Dix, onze, douze, de bouse ;
Va-t’en à Toulouse.</center>
 
À chaque syllabe Jacques touchait quelqu’un du doigt, sans s’oublier. Celui sur lequel tomba la dernière syllabe ''louse'' le fut. C’était Jacques lui-même.
Ligne 2 951 ⟶ 3 679 :
« Je demande une chose : celui qui ''le sera'' aura Rame pour l’aider, parce que seul on ne pourra jamais attraper personne dans le bois. Le but est le gros chêne.
 
TOUS<BR>
 
C’est cela, appelons Rame.
 
Ligne 2 960 ⟶ 3 689 :
« Quoi vouloir à Rame ? Petite maîtresse demander Rame ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Viens, viens, mon bon Rame ; aide-nous à jouer. Jacques ''l’est'' ; nous allons nous cacher dans le bois et les massifs et tu aideras Jacques à nous attraper.
 
RAME<BR>
 
Moi content aider moussu Jacques ; moi courir fort. »
 
Ligne 2 997 ⟶ 3 728 :
« Rame, si vous continuez à remuer et à rire aux éclats, je laisserai là ma peinture ; je ne finirai pas votre portrait et vous resterez sans nez et avec les yeux pochés. Ce sera joli.
 
RAME<BR>
 
Oh ! bonne mam’selle ; moi peux pas ! Moi rire pas par méchanceté ; moi si content ! moi peux pas tenir la bouche fermée. Bien sûr, bonne mam’selle, moi être bien sérieux. Moi voudrais tant voir comment mam’selle fait yeux à Rame, et nez à Rame, et bouche à Rame.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais comment puis-je faire vos yeux, quand vous les roulez de tous côtés ; le nez, quand vous tournez la tête à droite, à gauche ; la bouche, quand vous parlez, quand vous montrez les dents en riant ?
 
RAME<BR>
 
Ça fait rien, ça fait rien, mam’selle ; vous faire les dents ; les dents à moi jolies, blanches.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous n’y entendez rien ; taisez-vous, je ne vous demande que cela. — Bien, ne bougez pas. — Tenez-vous donc tranquille, je vous dis. — Regardez-moi toujours ; je fais les yeux. »
 
Au bout de cinq minutes, Rame changea de position.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien, que faites-vous ? Vous voilà tourné de l’autre côté.
 
RAME<BR>
 
Ça fait rien. Moi fatigué ; moi veux voir comme écrit petite maîtresse.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais c’est impossible ! Remettez-vous comme vous étiez.
 
RAME<BR>
 
Pourquoi impossible ? Moi pas changer tête, yeux, figure ; moi toujours Rame.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Alors je ne ferai plus rien, si vous ne voulez pas m’écouter.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Rame, reste tranquille, je t’en prie. Tu peux bien rester tranquille pendant une heure.
 
RAME<BR>
 
Moi rester tranquille un an pour petite maîtresse.
 
GENEVIÈVE, ''riant''<BR>
 
Merci, Rame ; quand j’aurai fini mon devoir de calcul, je te le dirai ; tu pourras voir et bouger ; j’en ai pour une heure. »
 
Ligne 3 041 ⟶ 3 784 :
D’un bond, Rame fut auprès de Mlle Primerose ; il battit les mains, il rit aux éclats, il fit des pirouettes dans son admiration.
 
RAME<BR>
 
Petite maîtresse venir voir. Comme Rame joli ! Comme Rame a beaux yeux ; tout blanc, tout noir !
 
GENEVIÈVE<BR>
 
À présent, va te reposer, mon pauvre Rame ; va boire un verre de vin ; pendant ce temps ma cousine me donnera un nouveau devoir à faire. »
 
Ligne 3 057 ⟶ 3 802 :
« Pauvre Rame ! s’écria-t-il.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pourquoi pauvre Rame ? Qu’y a-t-il encore ?
 
RAME<BR>
 
Pauvre Rame, pas d’habit. Tête coupée, pas de corps.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''riant''<BR>
 
Mais, imbécile, tu ne comprends donc pas que je ferai le corps après avoir fini la tête ? Tu n’as pas encore compris que je ne peux pas tout faire à la fois ! Aujourd’hui je commencerai le cou et les épaules ; demain je le finirai.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et tu auras un superbe habit. Comment le veux-tu ?
 
RAME<BR>
 
Moi veux rouge avec or, comme capitaine anglais.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais tu auras l’air d’un danseur de corde, mon brave homme.
 
RAME, ''avec fierté''<BR>
 
Rame pas danseur. Dans pays à Rame, grand chef mettre habit rouge avec or. Habit superbe ! Grand chef tuer capitaine anglais et prendre habit. Rame veut habit comme grand chef.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien ! tu l’auras, mon ami. Tu seras en grand chef comme celui de ton pays.
 
RAME<BR>
 
Et moi envoyer portrait à pays, et tous croire Ramoramor grand chef à Blancs.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et sais-tu ce que je ferai, Rame ? Je demanderai à ma bonne de te faire faire un superbe habit rouge avec ''or'', et tu le mettras les jours de grandes fêtes. »
 
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La première chose qu’il vit en entrant, ce fut le portrait du nègre.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Qui est-ce qui a fait cela ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est moi, mon cousin, pour ne pas perdre l’habitude du pinceau.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais c’est très bien. C’est frappant ! — Et c’est une fort belle peinture. — Très belle, je vous assure. — Je ne connais pas d’amateurs qui eussent pu si bien réussir. Je ne vous connaissais pas ce beau talent, ma cousine ; je vous en fais mon sincère compliment. — Comme c’est bien rendu ! — Et bien posé. Rien n’y manque.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Que l’habit, mon cousin. Figurez-vous que Rame a demandé et que je lui ai promis de l’habiller en rouge et or.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est ce que j’ai appris en bas à la cuisine, où ils sont groupés autour de Rame qui saute et qui crie ; à eux tous ils font un tapage infernal.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je n’ai jamais vu un homme si heureux ! Il a manqué de nous étouffer dans un élan de joie.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je trouve seulement que Geneviève aurait dû me consulter avant de promettre à son nègre un vêtement aussi coûteux.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je vous demande bien pardon, mon oncle ; c’est vrai ; j’aurais dû vous en demander la permission ; mais j’ai parlé sans réfléchir, et la grande joie de mon pauvre Rame m’a empêchée de sentir que j’avais eu tort.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est ainsi que vous faites sans cesse des sottises ; vous agissez et vous parlez toujours sans réflexion.
 
GENEVIÈVE, ''timidement''<BR>
 
Excusez-moi, je vous en prie, mon oncle ; j’espère que vous voudrez bien m’accorder la permission que j’aurais dû vous demander plus tôt.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Il faut bien que je l’accorde, à présent que toute la maison est instruite de votre générosité ; au reste, je ne suis pas encore décidé, je vous donnerai demain ma réponse définitive. »
 
M. Dormère sortit, laissant Geneviève consternée et Mlle Primerose interdite.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien, voilà un fameux père Rabat-Joie ! Est-il mauvais, cet homme-là ! Il se plaît à te tourmenter, ma pauvre enfant. Je suis sûr qu’il ne te refusera pas ; il ne peut pas te refuser. Il sait que je ne lui laisserais ni paix ni relâche tant qu’il vivrait, et que tout le monde saurait dans le voisinage qu’il a refusé à sa nièce Mlle Dormère, qui a soixante mille livres de rente en belles et bonnes terres, une dépense de trois cents francs au plus, pour récompenser le dévouement, les soins affectueux d’un ancien et fidèle serviteur de ses parents, qui le lui avaient recommandé en mourant. D’ailleurs, ma chère enfant, si ton oncle avait l’indignité de te refuser cette satisfaction, je payerais l’habit rouge de ma bourse.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! ma cousine, que vous êtes bonne ! mille fois trop bonne pour moi. Aussi je ne puis vous dire combien je suis reconnaissante des bontés que vous me témoignez. Jamais je n’oublierai tout ce que je vous dois. Quant à mon oncle, il a raison de trouver que j’aurais dû lui demander la permission de faire une si grosse dépense avant de la promettre ; j’ai eu tort, et il veut me le faire sentir.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Le reproche qu’il t’a adressé aurait suffi, ma chère petite ; l’humble aveu que tu en as fait avec tant de douceur aurait dû le toucher. Et quant à moi, ne crains pas que cette dépense puisse me gêner. Sans avoir une fortune égale à la tienne, à la sienne, j’en ai assez pour que quelques centaines de francs ne puissent pas me gêner. Ainsi rassure-toi et n’y pense plus. »
 
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« Mon cousin, lui dit-elle, ce n’est pas sérieusement, je pense, que vous avez déclaré à Geneviève vouloir réfléchir au bel habit rouge qu’elle a promis à Rame ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Très sérieusement, ma cousine ; je ne veux pas que Geneviève se permette de pareils actes d’indépendance. Je suis son tuteur, elle ne doit faire aucune dépense sans mon autorisation. Cet habit est une sottise, un ridicule et une inutilité. Vous en conviendrez, je pense.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
D’abord, mon cher ami, ce n’est pas une sottise, c’est un témoignage de reconnaissance pour les services dévoués de ce fidèle serviteur. Ce p’est pas un ridicule, c’est une élégance permise à un nègre. Ce n’est pas une inutilité, car il n’est jamais inutile de procurer un vif plaisir à un excellent serviteur qui ne demande jamais rien et qui se dévoue du matin au soir au service de ses maîtres. — Vous êtes son tuteur, mais vous ne devez pas être son tyran. Vous ne pouvez pas exiger qu’à chaque dépense faite par elle ou pour elle, elle vienne vous en demander la permission. Avec la fortune qu’elle a et dont elle n’use jamais, vous devez avoir moins de répugnance à lui passer de rares et innocentes fantaisies.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ce qui veut dire que vous trouveriez un refus de ma part une tyrannie révoltante ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''très vivement''<BR>
 
Certainement, et plus que révoltante, coupable. Et sachez d’avance que si vous lui refusez cette dépense, elle sera faite tout de même, parce que ce sera moi qui la lui payerai. Et sachez bien aussi que tout le monde le saura, que je le raconterai à tous ceux qui vous connaissent ; que vous êtes déjà fortement blâmé de votre sévérité à l’égard de cette malheureuse enfant. Tout le pays la connaît, tout le monde l’aime ; elle est bonne, elle est pieuse, elle est douce, charitable, jolie, gracieuse, intelligente ; elle a toutes les qualités que le père le plus exigeant serait heureux de trouver dans sa fille ; vous seul restez froid, indifférent, aveugle devant tant de charmes. Si vous continuez ainsi, je vous préviens vous vous perdrez dans l’opinion de tous vos voisins et amis.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mon Dieu, ma cousine, quelle volubilité, quelle animation et quelle sévérité dans vos jugements ! Vous faites d’une niaiserie une affaire importante.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Niaiserie pour vous, mais pas pour Geneviève, dont la vie d’enfant se compose de petites joies et de petits chagrins, petits pour nous, grands pour elle. En un mot, est-ce oui ou non ? Décidez-vous, je lui ai promis la réponse demain matin.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Oui, oui, cent fois oui ! Si j’avais prévu cette grande colère et ces menaces bien inutiles, j’aurais commencé par consentir à tout. Vous êtes vraiment terrible dans vos mécontentements.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est ainsi que je suis, mon cher ! Je prends tout vivement et je ne ménage pas mes paroles, ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas les gens.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
On peut dire, dans ce cas, que vous êtes une terrible amie.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Terrible peut-être, mais sincère et fidèle. Et à présent, allez vous coucher ; je vais en faire autant ; il est tard et j’ai beaucoup à faire. Adieu, mon cousin, bonne nuit. Je vous enverrai Geneviève demain. »
 
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« Mlle Primerose m’a dit, Geneviève, que tu étais inquiète de mon consentement pour l’habit rouge de Rame. Rassure-toi, tu l’auras ; et à l’avenir, pour t’éviter l’ennui de me demander des permissions, je donnerai à Pélagie dix mille francs par an pour ta dépense personnelle, pour Rame et Pélagie ; tu t’arrangeras avec ta bonne pour tes charités, ta toilette, les gages de ta bonne, ceux de Rame et son habillement, tes livres, ta musique, toute ta dépense enfin.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je vous remercie bien, mon oncle ; je vais le dire à Pélagie, qui sera bien contente ainsi que ma cousine.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Oui, va, ma fille, et habitue-toi à avoir de l’ordre dans tes dépenses. »
 
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« Qu’est-ce que c’est que ce vêtement de paillasse ? dit Georges en éclatant de rire.
 
GENEVIÈVE, ''embarrassée''<BR>
 
C’est le bel habit de fête que mon oncle a bien voulu accorder à Rame ; il est si heureux quand il le met, qu’il fait plaisir à voir.
 
GEORGES<BR>
 
C’est un habit de bouffon, ma chère ; je m’étonne que papa ait consenti à une chose aussi ridicule, et que ma cousine Primerose ait bien voulu le peindre ainsi costumé.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ma cousine a fait voir ce portrait à plusieurs personnes du voisinage. Elles l’ont trouvé très beau.
 
GEORGES<BR>
 
Il est horrible, ridicule ; s’il était à moi, je le couperais en morceaux immédiatement.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Heureusement qu’il n’est pas à toi, mais à moi, car ma cousine a bien voulu me le donner.
 
GEORGES<BR>
 
Beau trésor à conserver ! Tiens, je m’en vais, il me fait mal au cœur à regarder. »
 
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Geneviève soupira. « Il est toujours le même, pensa-t-elle ; il n’est pas meilleur qu’il n’était. Pourquoi ne ressemble-t-il pas au bon Jacques ? Comme je serais heureuse ! — Je vais passer de tristes vacances, je le crains bien. »
 
Elle avait raison, la pauvre enfant ; il ne se passait pas de jour qu’elle n’eût à souffrir du mauvais coeurcœur et du mauvais caractère de Georges. Il devenait plus malveillant et plus jaloux de jour en jour. Sans cesse il se plaignait à son père de Geneviève, de Pélagie, de Rame et même de Mlle Primerose qu’il détestait et qui lui disait ses vérités sans se gêner.
 
Quelques jours avant la fin des vacances, Georges refusa d’accompagner Mlle Primerose et Geneviève dans une promenade qu’elles allaient faire dans les champs. Rame devait les suivre, comme toujours. — Un quart d’heure après leur départ, Georges entra sans bruit chez Mlle Primerose, retroussa ses manches, prit les pinceaux et la palette chargée de couleurs, grimpa sur une chaise et se mit à barbouiller le portrait de Rame, tout en parlant haut comme si le pauvre nègre pouvait l’entendre :
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Pendant qu’il préparait son mensonge en faisant disparaître les traces de sa méchanceté, Rame, car c’était lui qui avait surpris Georges et qui s’était enfui en poussant ce cri terrible, Rame sanglotait devant son portrait.
 
RAME<BR>
 
Vous venir voir, mam’selle Primerose, vous voir, petite maîtresse : pauvre Rame diable, pauvre Rame des cornes, Rame plus habit rouge grand chef. Pauvre Rame ! Rame mourir de chagrin ! »
 
Geneviève pleurait du désespoir de son pauvre Rame ; Mlle Primerose était consternée.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tu es sûr que c’est Georges qui a fait cela ? Tu l’as vu ?
 
RAME<BR>
 
Moi voir moussu Georges monté sur chaise et faire noir habit. Moi pousser grand cri et courir chercher mam’selle Primerose et petite maîtresse. Quoi faire, bonne mam’selle ? Comment laver ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''avec joie''<BR>
 
Laver ! la bonne idée ! Vite, un torchon, de l’huile. Je vais tout raccommoder !
 
RAME<BR>
 
Voilà torchon. Comment torchon raccommoder ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tu vas voir. Va vite demander à Pélagie trois vieux chiffons et de l’huile.
 
Ligne 3 268 ⟶ 4 061 :
===XIX - Faiblesse paternelle===
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''entrant chez M. Dormère''<BR>
 
Eh bien, mon cousin, votre Georges vient de faire une jolie méchanceté.
 
M. DORMÈRE, ''souriant''<BR>
 
À Geneviève sans doute ? Il lui a emmêlé un écheveau de laine ou déchiré une robe ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Non ; je ne vous aurai pas dérangé pour si peu de chose ; ce n’est pas à Geneviève qu’il a joué un tour abominable, mais à moi.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
À vous, ma cousine ? Comment aurait-il osé ? Il y a sans doute quelque erreur.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Aucune erreur n’est possible, monsieur, et quant à oser, votre méchant Georges ose tout. Pourquoi n’oserait-il pas ? Il sait qu’il n’y a rien à craindre.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais qu’est-ce donc, ma cousine ? Veuillez m’expliquer…
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ce sera facile à comprendre. Vous connaissez le portrait que j’ai fait de Rame ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Certainement, et peint avec beaucoup de talent. Est-ce que Georges se serait permis de le blâmer ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ce ne serait pas un grand crime : d’abord il n’y connaît rien et son jugement m’importe peu ; et puis chacun est libre d’avoir son goût.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais qu’a donc fait Georges ? Je ne devine pas en quoi il a pu vous fâcher à propos de ce portrait.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il a imaginé d’abîmer mon travail qui représentait un homme qu’il déteste, qui appartenait à Geneviève qu’il cherche à chagriner de toutes façons, et qui était fait par moi qu’il n’aime pas davantage. M. Georges est monté sur une chaise après avoir pris ma palette, mes couleurs et mes pinceaux ; il a barbouillé la figure de Rame, il lui a peint deux cornes sur la tête, il a couvert de noir son bel habit rouge ; et pendant qu’il était à ce beau travail, il a été surpris par Rame, qui n’était pas sorti avec nous et qui l’a pris sur le fait ; ainsi il ne pourra pas nier cette fois.
 
M. DORMÈRE, ''irrité''<BR>
 
Georges a fait cela ? Rame est-il bien sûr que ce soit lui ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Puisqu’il l’a vu, de ses deux yeux vu ! Rame a jeté un cri et il a couru dans le parc pour m’avertir ; nous sommes revenues avec lui et nous avons tous vu ce que je viens de vous dire.
 
M. DORMÈRE, ''avec colère''<BR>
 
C’est trop fort, en vérité ! Ce n’est pas supportable. Où est-il ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je n’en sais rien : vous pensez bien que, se voyant découvert, il n’est pas resté là à m’attendre. Il se sera sauvé quelque part. »
 
Ligne 3 321 ⟶ 4 129 :
« Quoi, papa ? Je dormais ; j’étais fatigué de lire.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pourquoi as-tu abîmé le portrait de Rame peint par ma cousine ?
 
GEORGES<BR>
 
Abîmé ! le portrait de Rame ! Moi ? Comment ? Quand ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tout à l’heure, monsieur ; et Rame vous a vu barbouillant ce portrait.
 
GEORGES<BR>
 
Rame ! Où donc ? Je n’ai pas vu Rame. Je n’ai pas vu le portrait.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Vous étiez chez Mlle Primerose quand Rame y est entré.
 
GEORGES<BR>
 
Je n’ai pas été chez ma cousine ; je ne comprends rien ; je ne sais pas ce que vous voulez dire, papa. »
 
M. Dormère commençait à douter et à regarder Mlle Primerose avec étonnement. La cousine, qui connaissait la fausseté de Georges, s’étonnait aussi, non pas de l’accusation, dont elle ne doutait pas, mais de l’impudence de Georges et du calme avec lequel il niait.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Comment, Georges, vous osez nier avec autant d’assurance ce que Rame vous a vu faire et ce que j’ai fait ?
 
GEORGES<BR>
 
Mais qu’est-ce qu’il m’a vu faire ? C’est cela que je vous demande, ma cousine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il vous a vu, monté sur une chaise, barbouillant son portrait de noir et de rouge.
 
GEORGES<BR>
 
Ah ! par exemple ! Il n’osera pas le répéter devant moi.
 
Ligne 3 357 ⟶ 4 175 :
Elle sortit précipitamment.
 
M. DORMÈRE, ''serrant les deux mains de Georges''<BR>
 
Georges, je t’en supplie, dis-moi la vérité ; à moi seul ; à moi ton père, qui t’aime, qui te croit, qui te pardonnera si tu avoues franchement ta faute, laquelle, au total, est plus une espièglerie qu’une méchanceté. Dis-moi, mon fils, est-ce Rame qui s’est trompé en croyant te reconnaître, ou si c’est toi qui me trompes en niant la vérité ? »
 
Georges eut un instant d’hésitation, il fut sur le point d’avouer sa faute, de se jeter au cou de son père dont la bonté le touchait.
 
GEORGES<BR>
 
Papa, dit-il, papa, Rame…, Rame s’est trompé ; il a pris un autre pour moi. Je vous jure que je ne l’ai pas vu depuis le déjeuner.
 
— Je te crois, mon ami, je te crois. J’entends ma cousine ; je la détromperai, car elle est persuadée que c’est toi.
 
GEORGES<BR>
 
Et chassez ce vilain Rame, mon cher papa, qui cherche toujours à me nuire près de vous.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Voici Rame que je vous amène, mon cousin. Interrogez-le vous-même ; vous jugerez après.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Rame, quand avez-vous vu Georges et qu’avez-vous vu ?
 
RAME<BR>
 
Moussu Dormère, moi entrer chez mam’selle Primerose, moi voir moussu Georges monté sur grande chaise rouge ; lui tenir dans les mains pinceaux, palette à mam’selle Primerose ; moi voir pauvre Rame avec cornes, avec habit laid, noir ; moi effrayé voir Rame diable, moi pousser grand cri, et moi courir vite chercher mam’selle Primerose et petite maîtresse. Voilà quoi voir Rame.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mon cher, Georges n’a pas bougé de sa chambre ; vous vous êtes trompé, ce n’était pas Georges.
 
RAME<BR>
 
Moi assure moi avoir vu moussu Georges ; moi jure c’était moussu Georges. Lui faire Rame diable.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Et moi je vous dis que vous êtes un menteur et que je ne crois pas un mot de ce que vous dites ; et comme je ne veux pas que mon fils soit victime de votre méchanceté, je vous chasse de chez moi et je vous défends d’y jamais rentrer.
 
— Petite Maîtresse ! petite Maîtresse ! » s’écria douloureusement le pauvre Rame ; et il se jeta aux pieds de Mlle Primerose en implorant sa protection.
 
GEORGES, ''triomphant''<BR>
 
Et puis, papa, si j’avais peint tout cela, comme dit Rame, j’aurais de la couleur aux mains, et voyez les miennes ; elles sont propres et sans couleur. »
 
Rame restait atterré des paroles de M. Dormère et de l’impudence de Georges. Mlle Primerose n’était pas moins indignée, mais elle n’avait aucune preuve pour justifier le pauvre Rame et démontrer les mensonges de Georges. Se tournant de tous côtés pour trouver quelques traces de couleurs, elle aperçut la cuvette pleine d’eau rouge et noire.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Qu’est-ce que c’est ? il y a de la couleur dans cette eau sale. »
 
Georges tressaillit et rougit, mais ne répondit pas. Mlle Primerose s’approcha de lui, saisit ses mains et, les regardant attentivement, elle aperçut sous les manches de la veste celles de la chemise qui étaient tachées de noir et de rouge. Elle retourna promptement les manches de drap : le dedans avait de la couleur rouge et noire toute fraîche, la chemise également.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Qu’est-ce que c’est, monsieur Dormère ? Est-ce de la couleur ? Qu’en pensez-vous ? »
 
M. Dormère, éclairé sur la vérité, repoussa rudement Georges, qui tomba dans un fauteuil en cachant son visage avec ses mains.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Parlez, monsieur Dormère, parlez. Lequel des deux mérite d’être chassé ? »
 
Ligne 3 424 ⟶ 4 255 :
« Vois, Georges, ce que tu as amené par ton indigne conduite. Au lieu d’expier ta méchanceté par un aveu complet de ta faute, tu mens, tu laisses accuser un domestique auquel je suis forcé de te faire faire des excuses. Oh ! Georges, quelle honte pour toi et pour moi ! Crois-tu que je n’aie pas partagé ton humiliation ? Pourquoi ne m’as-tu pas tout avoué quand je te l’ai demandé avec une tendresse qui aurait dû t’ôter toute crainte ? Je ne peux plus te mettre en présence de Mlle Primerose et de Rame, ce malheureux Rame que tu voulais me faire chasser. Ce soir je t’emmène à Paris ; nous irons achever les vacances chez un de mes oncles et tu iras continuer tes études à Arcueil, dans le collège des pères dominicains. Mais Georges, réfléchis sur ta conduite, et si tu veux que je te pardonne, promets-moi de ne plus me causer des chagrins qui me rendent si malheureux.
 
GEORGES<BR>
 
Oui, papa, je vous le promets ; vous serez content de moi à l’avenir, croyez-le. »
 
Ligne 3 431 ⟶ 4 263 :
Vers l’heure du dîner, un domestique apporta une lettre pour Mlle Primerose.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
De qui cette lettre, Pierre ?
 
PIERRE<BR>
 
De Monsieur, qui m’a commandé de la remettre à Mademoiselle à six heures.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
De M. Dormère ! Que peut-il avoir à m’écrire ? »
 
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La lecture de cette lettre causa à Mlle Primerose une surprise et un mécontentement qu’elle se sentit le besoin impérieux de communiquer à quelqu’un ; elle appela Geneviève et Pélagie.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien, chère petite, et vous, Pélagie, voilà du nouveau ! — Une nouvelle incroyable. Savez-vous la sottise que fait mon absurde cousin, le seigneur Dormère ? Il est parti ! parti avec son gredin de Georges.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Parti ! Pour où donc ? Et pourquoi ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Parti pour je ne sais où, ma chère. Et pourquoi ? Il ne le dit pas, mais c’est pour son gredin de Georges, j’en suis sûre.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et quand mon oncle reviendra-t-il ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ah ! voilà le plus abominable de l’affaire. Il reviendra quand moi, Pélagie, Geneviève et Rame aurons quitté la maison pour n’y plus revenir.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ah ! mon Dieu ! il me chasse ? il nous chasse tous ? Et pourquoi ? Qu’avons-nous fait ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Voilà ce que vous ne savez pas, pauvres infortunées, et ce que je sais, moi. Il nous chasse parce que Georges est, comme je l’ai dit, un gredin, un gueux fieffé, un abominable coquin.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mais qu’a fait Georges ? Je ne comprends pas, moi.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Ni moi non plus ; je n’y comprends pas un mot.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est que j’avais gardé le secret d’une scène terrible que nous avons eue chez Georges. »
 
Mlle Primerose, enchantée de pouvoir se décharger d’un secret, raconta dans tous ses détails, avec les explications les plus accablantes pour Georges, toute la scène qui s’était passée à trois heures. Elle fit partager son indignation à Pélagie et même à Geneviève, que la douleur de Rame avait beaucoup affligée.
 
GENEVIÈVE, ''pleurant''<BR>
 
Mon Dieu, mon Dieu, qu’allons-nous devenir, mon pauvre Rame, Pélagie et moi ? Et vous, ma cousine, qui avez été si bonne pour moi, qui m’avez fait tant de bien, que j’aime tant, vous allez donc nous quitter ? Je ne vous verrai plus ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''d’un air décidé''<BR>
 
Non, non, ma chère petite ; sois tranquille ; je te verrai, tu me verras, tu verras Rame et Pélagie. J’ai aussi mes petits projets, moi ; et je vexerai ce seigneur pacha qui veut nous vexer pour venger son cher fils de la honte qu’il s’est attirée par sa scélératesse. Ah ! mon beau cousin ! vous voulez nous punir, nous affliger tous du même coup de filet ! Du tout, du tout. Je ne vous laisserai pas faire ; je suis là, moi. — Voici ce que je vais faire. — Je vais prendre une maison à Auteuil, à la porte de Paris. Je vais m’y installer avec toi, avec Pélagie, Azéma et Rame. Tu iras en pensionnaire externe chez les Dames de l’Assomption ; tu mangeras et tu coucheras chez moi ; tu seras tranquille, heureuse. Ton oncle enragera, et je me moquerai de lui, je ne perdrai pas une occasion de le faire enrager.
 
GENEVIÈVE, ''l’embrassant''<BR>
 
Merci, ma bonne cousine, de votre bonne pensée ; mais mon oncle le voudra-t-il ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il faudra bien qu’il le veuille ; j’ai sa lettre qui m’autorise à faire de toi ce que je voudrai. Et je veux cela, moi ; il ne peut pas m’en empêcher.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Mais, mademoiselle, permettez-moi de vous faire observer que ce sera un établissement bien cher ; votre fortune pourra-t-elle suffire à la dépense ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Soyez tranquille là-dessus, ma bonne Pélagie ; d’abord, j’ai vingt mille livres de rente à moi ; et puis, ne doit-il pas payer, lui, l’entretien de sa pupille ? Je lui ferai payer quinze mille francs par an pour elle et ses gens ; et nous verrons s’il osera les refuser, avec la fortune qu’elle possède. Je suis contente d’avoir trouvé cela. Azéma, Azéma, venez vite ! »
 
Azéma entra. « Que veut Mademoiselle ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je veux, ma chère, que vous alliez demain matin à Paris. Vous irez à Auteuil ; vous courrez toutes les rues qui se trouvent près du couvent de l’Assomption ; vous entrerez dans toutes les maisons à louer. Il m’en faut une qui puisse contenir une dame avec une petite fille de dix à douze ans, une bonne, une femme de chambre et un domestique ; il faut une salle à manger, un salon, des chambres à coucher, une salle d’étude et le reste.
 
« Vous comprenez ?
 
AZÉMA<BR>
 
Oui, Mademoiselle.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Si vous trouvez une maison avec un jardin, ce sera mieux.
 
AZÉMA<BR>
 
Oui, Mademoiselle.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il faut une cuisine, une antichambre, cave à vin, cave à bois, grenier. Vous comprenez ?
 
AZÉMA<BR>
 
Oui, Mademoiselle.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est bien, vous prendrez le chemin de fer de sept heures, demain matin ; vous reviendrez le soir ; plus tôt, si vous avez trouvé ce que je vous demande. Vous comprenez ?
 
AZÉMA<BR>
 
Ce n’est pas difficile à comprendre, Mademoiselle ; à moins d’être une idiote, ce que je ne suis pas, Dieu merci.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous pourriez vous dispenser de dire tant de paroles inutiles. Un "oui, Mademoiselle" aurait suffi. Mais je ne peux pas vous corriger de cette mauvaise habitude de parler, parler toujours, dire cent paroles pour une.
 
AZÉMA<BR>
 
Mais je ne parle pas comme dit Mademoiselle. D’abord cela me serait difficile, car c’est Mademoiselle qui a toujours la parole ; c’est à peine si je puis placer un mot.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Peut-on s’abuser à ce point ! Moi qui ne parle presque pas, au point que je me reproche souvent de ne pas assez parler.
 
AZÉMA<BR>
 
Mademoiselle peut avoir la conscience tranquille sur ce point ; elle parle assez, Dieu merci !
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous devenez impertinente, Azéma. Voilà ce que c’est que de trop parler ; on finit toujours par dire des sottises. Comme il est vrai qu’on ne connaît jamais assez ses défauts ! »
 
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« Georges y sera aussi, dit-il ; vous referez connaissance. Te voilà tout à fait jeune personne, Geneviève ; Georges a vingt-trois ans ; il n’y a plus à craindre les querelles d’autrefois.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Nous acceptons avec plaisir, mon cousin. Geneviève désire beaucoup se retrouver à Plaisance ; elle sera fort contente d’y trouver son cousin. Mais, mon cousin, j’ai une demande à vous faire.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Elle est accordée d’avance, ma cousine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Permettez-moi d’amener Rame et Pélagie pour notre service particulier.
 
M. DORMÈRE, ''souriant''<BR>
 
Mais cela va sans dire, ma cousine ; le pauvre Rame peut-il vivre sans "petite maîtresse" ? »
 
On convint d’arriver à Plaisance huit jours après le commencement des vacances, quand Georges serait libéré de ses cours. Geneviève se réjouit beaucoup de l’invitation de son oncle et attendit avec impatience le jour du départ. Rame fut enchanté de se retrouver à Plaisance avec Geneviève, qu’il n’appelait plus ''petite maîtresse'', mais ''jeune maîtresse'' ou ''jolie maîtresse''. Geneviève lui avait défendu de l’appeler ''jolie maîtresse'', mais pour la première fois il refusa de lui obéir.
 
RAME<BR>
 
Bonne petite maîtresse, laisser Rame dire ''jolie maîtresse'' ; vous si jolie ! Tour le monde dire : Oh ! la jolie mam’selle ! Oh ! Rame heureux avoir si jolie maîtresse. Rame fier, Rame content dire : jolie maîtresse.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Fais comme tu voudras, mon pauvre Rame ; mais c’est ridicule, je t’assure.
 
RAME<BR>
 
Quoi ça fait à Rame ? Moi rire de moqueur ridicule. Moi dire : jolie maîtresse. »
 
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Quand Geneviève et Mlle Primerose arrivèrent à la station de Plaisance, elles trouvèrent M. Dormère qui les attendait à la gare avec sa voiture ; elles furent très sensibles à cette attention, et l’en remercièrent affectueusement.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est bien naturel que je vienne vous chercher moi-même pour vous réinstaller chez moi. Georges vous attend à la maison.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je serais bien contente de le revoir, mon oncle ; il y a si longtemps que je ne l’ai vu.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Lui aussi attend ton arrivée avec impatience. »
 
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« Où peut-il être ? » dit-il avec un peu d’humeur.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mon cher ami, est-ce qu’on sait jamais où sont les jeunes gens ? Ils sont toujours où ils ne doivent pas être. Comment vouliez-vous que Georges nous attendît à la porte, planté là, comme une borne ? Laissez-le donc faire à sa fantaisie, nous le retrouverons tout à l’heure.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et c’est pour le mieux, mon oncle ; nous sommes couvertes de poussière, et si vous permettez, nous monterons chez nous pour nous arranger.
 
M. DORMÈRE, ''l’embrassant''<BR>
 
Va, ma fille, tu as peut-être raison ; un peu de coquetterie féminine ne sied pas mal à une jeune personne.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! mon oncle, ce n’est pas par coquetterie ce que j’en dis. Mais je n’aime pas être couverte de fumée de charbon et de poussière.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu as raison, je te le répète ; je vais à la recherche de Georges. »
 
Pendant que ces dames prenaient le chemin connu de leur appartement et que Pélagie et Rame défaisaient leurs paquets, M. Dormère se mit à la recherche de Georges, qu’il trouva finissant sa toilette dans sa chambre.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Que fais-tu donc, Georges ? Mlle Primerose et Geneviève sont arrivées ; j’avais annoncé que tu les attendais avec impatience, et, au lieu de te trouver au perron, je te trouve faisant ta toilette.
 
GEORGES<BR>
 
C’est pour me présenter avec tous mes avantages, mon père. Je ne vois pas pourquoi je me serais assommé à faire le pied de grue devant le perron comme un suisse qui garde la porte. J’aurai tout le temps de les voir pendant les deux mois qu’elles doivent passer ici.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Si tu n’es pas plus galant que cela, mon ami, tu feras manquer mes projets.
 
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Ah ! vous avez des projets ? Quels sont-ils ? Vous ne m’en aviez rien dit.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Et je ne t’en aurais pas parlé encore, si je ne voyais que tu commences mal et que tu ne comprends pas de quelle importance sont les premières impressions.
 
GEORGES<BR>
 
Mais c’est, au contraire, pour que la première impression soit bonne, que je me fais beau pour les éblouir.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
D’abord tu n’as pas besoin de te faire beau ; tu sais très bien que tu es beau naturellement. Geneviève, qui ne t’a pas vu depuis dix ans, te trouvera certainement très beau ; mais il s’agit d’être, en même temps, aimable, empressé…
 
GEORGES<BR>
 
Ah ! c’est Geneviève qu’il s’agit d’éblouir ? Pourquoi cela ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Parce que mon projet est de te faire épouser Geneviève, qui est un superbe parti.
 
GEORGES<BR>
 
Est-elle jolie, agréable, distinguée ?
 
M.DORMÈRE<BR>
 
Elle est très jolie, pleine de charme et de distinction.
 
GEORGES<BR>
 
Comment est-elle ? Grande, petite, maigre, grasse, blonde ou brune
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Elle est grande, mince, élancée ; elle a l’embonpoint nécessaire pour être très bien ; elle a des cheveux blond cendré, pas trop blonds, sur la limite du châtain clair ; elle a de grands yeux bleu foncé, charmants, doux, vifs et intelligents ; des traits fins, un teint charmant, légèrement coloré, de petits pieds, de petites mains blanches et fines, une tournure distinguée ; enfin dans toute sa personne il y a un charme, une grâce, une élégance qui en font une des plus charmantes femmes que j’aie jamais vues.
 
GEORGES<BR>
 
Quel portrait séduisant ! Et quelle fortune a-t-elle ?
 
M.DORMÈRE<BR>
 
Ses parents lui ont laissé soixante mille livres de rente ; depuis je l’ai augmentée de quatre cent mille francs, en plaçant ses revenus.
 
GEORGES<BR>
 
Elle a vécu à vos crochets tout ce temps-là ?
 
M.DORMÈRE<BR>
 
Non, je donnais pour son éducation quinze mille francs par an sur ses revenus.
 
GEORGES<BR>
 
Au fait, c’est un joli parti ; il vaut la peine qu’on s’en occupe un peu.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais tu comprends que pour la faire consentir à t’épouser, il faut lui plaire ; et que si tu la négliges, tu ne lui plairas pas. N’oublie pas, mon ami, que tu as bien des choses de ton enfance à lui faire oublier ou du moins pardonner.
 
GEORGES<BR>
 
Quant à cela, je ne suis pas inquiet ; elle est bonne et douce ; je suis sûr qu’elle a déjà tout oublié et depuis longtemps.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ne t’y fie pas trop, mon ami ; les impressions d’enfance s’effacent difficilement et celles que tu lui as laissées ne doivent pas t’être favorables.
 
GEORGES<BR>
 
C’est bon, c’est bon. Soyez tranquille, mon père ; quand elle me verra, ses impressions changeront, j’en réponds.
 
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Il quitta son père pour aller chez Geneviève ; il frappa à la porte ; une voix douce lui dit : « Entrez ».
 
GENEVIÈVE, ''courant à lui''<BR>
 
C’est toi, Georges ? Je suis contente de te revoir ! Il y a si longtemps ! »
 
Georges l’embrassa à plusieurs reprises avant de parler. Il semblait ému.
 
GEORGES<BR>
 
Geneviève ! Ma cousine, ma sœur, avec quel bonheur je te retrouve ! J’ai tant pensé à toi ! Je suis si heureux de notre réunion ! »
 
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« Cette chambre me rappelle des souvenirs bien pénibles. C’est ici que j’ai commis une action dont le souvenir et la honte m’ont si longtemps poursuivi. Je sentais si bien que j’avais mérité ton mépris !
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment ! tu y penses encore depuis tant d’années ? Quelle folie, Georges ! Crois-tu que je te juge sur les actes de ton enfance, que j’aie pu t’en conserver de la rancune ? Tout cela me revient comme un rêve. Il faut que tu l’oublies comme moi et que nous commencions une nouvelle vie d’amitié sans nous souvenir du temps de notre enfance. »
 
Mlle Primerose entra ; Georges s’avança vivement vers elle et l’embrassa avec tendresse.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''étonnée''<BR>
 
Tu m’aimes donc, toi ? Je croyais que tu me détestais toujours.
 
GEORGES, ''avec animation''<BR>
 
Moi, vous détester ? Ah ! ma cousine, ne me jugez pas d’après mon triste passé ; depuis des années je désire vous revoir, vous renouveler volontairement les excuses que mon père m’a forcé de vous faire la dernière fois que je vous ai vue ; j’attendais avec impatience le jour où nous nous retrouverions dans cette même demeure où vous m’avez connu si méchant.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''froidement''<BR>
 
Tout cela est très bien, mon ami. Mais pourquoi alors n’es-tu pas venu me voir à Auteuil ?
 
GEORGES<BR>
 
Hélas ! ma cousine, mes journées étaient si occupées ; des cours à suivre, des examens à préparer ; il ne restait plus de temps pour mes amis.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''d’un ton moqueur''<BR>
 
Laisse donc ! Crois-tu que j’ignore tes déjeuners, tes dîners fins, tes spectacles, tes parties de plaisir ? Voyons, finissons cette comédie ; je n’ai pas dix-huit ans comme Geneviève ; ne joue pas l’attendrissement, le repentir. Je devine ce que tu veux ; tu ne l’auras pas, c’est moi qui te le dis. — Laisse-nous finir nos petits arrangements ; nous irons te rejoindre au salon à l’heure du dîner. »
 
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« Figurez-vous, mon père, dit-il en terminant son récit, qu’elle a eu la méchanceté de rappeler le mauvais tour que je lui ai joué en barbouillant le portrait de son horrible nègre. Je ne savais quelle contenance tenir. C’est désagréable cela.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Et Geneviève, comment t’a-t-elle reçu ?
 
GEORGES<BR>
 
Très bien, très amicalement ; elle ne pense à rien, elle ; elle a tout oublié.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est l’important. Sois aimable pour elle : elle t’aimera.
 
GEORGES<BR>
 
Je ne demande pas mieux, moi. Mais si jamais je l’épouse, je mets à la porte cette vieille cousine, et je défendrai à Geneviève de la voir.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Nous n’en sommes pas encore là, mon ami. Commence par plaire à la petite.
 
GEORGES<BR>
 
Je ferai mon possible ; vous pouvez y compter. Elles vont descendre ; l’heure du dîner approche. »
 
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Au premier coup de cloche, Mlle Primerose et Geneviève descendirent. Après avoir dit quelques mots à son oncle, Geneviève s’approcha de Georges, qui se tenait un peu à l’écart en examinant attentivement sa cousine.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tu as perdu l’habitude des accès de franchise de notre cousine, mon pauvre Georges ; tu as l’air un peu préoccupé ; ne lui garde pas rancune, je t’en prie, et surtout ne pense pas que je partage ses ressentiments sur ton long oubli. C’était tout naturel ; nous vivions si séparés : moi petite fille, toi jeune homme déjà et occupé d’études sérieuses.
 
GEORGES<BR>
 
Je te remercie de me rassurer sur tes sentiments à mon égard ; mais ce n’était pas à ma cousine Primerose que je pensais. C’est à toi dont j’admirais la grâce, l’élégance, la distinction. Je ne t’avais pas bien vue ce matin, tant j’étais saisi ; à présent que je te vois mieux, je comprends qu’on ne se lasse pas de te voir et de t’entendre. Jusqu’au charme de la voix, tout y est.
 
GENEVIÈVE, ''sérieusement''<BR>
 
Georges, ne dis pas de ces folies dont je n’ai pas l’habitude et qui me déplaisent.
 
GEORGES<BR>
 
Pourquoi te déplaisent-elles ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Parce que je n’aime pas l’exagération, même quand elle est à mon profit. Ne sois pas comme un ''monsieur'' avec une ''demoiselle'' étrangère ; soyons comme des anciens quoique jeunes amis, sans cérémonie comme on doit l’être entre frère et sœur.
 
GEORGES<BR>
 
Puisque tu le veux, je tâcherai ; mais tu ne me défends pas de te regarder ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! quant à cela, tant que tu voudras : cela ne me fait rien du tout.
 
GEORGES<BR>
 
Et tu me permettras d’aller chez toi, de causer avec toi, toutes les fois que je pourrai me reposer de mon travail ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tant que tu voudras, mon ami, comme du temps de notre enfance. Je ne me gêne pas avec toi ; si j’ai à lire, ou à écrire, ou à peindre, tu ne me dérangeras en aucune façon. — Mais où est donc mon oncle ?
 
GEORGES<BR>
 
Il est sans doute allé faire voir à ma cousine Primerose les changements qu’il a faits à son cabinet de travail, qui n’est plus dans sa bibliothèque.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ah ! Où est-il à présent ?
 
GEORGES<BR>
 
À côté, dans ce qui faisait ma chambre.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et toi, où es-tu ?
 
GEORGES<BR>
 
Dans un appartement qu’il a fait arranger pour moi dans l’ancienne serre, qui touchait à la bibliothèque.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je n’ai encore rien vu de tout cela ; après dîner, nous irons nous promener et voir les changements dont tu parles.
 
GEORGES<BR>
 
Je suis à tes ordres, quand et comme tu voudras. »
 
Ligne 3 813 ⟶ 4 743 :
« Sais-tu dessiner ? lui demanda-t-elle.
 
GEORGES<BR>
 
Non, pas beaucoup ; assez pour faire des figures d’algèbre et de mathématiques et pour lever un plan.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mais c’est très utile cela. Aimes-tu la musique ? Joues-tu d’un instrument quelconque ?
 
GEORGES<BR>
 
Non, je n’ai jamais eu le temps de me laisser aller à mon attrait pour la musique.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
C’est dommage ! La musique est une bien agréable distraction. »
 
La soirée se passa ainsi sans ennui ; les jours suivants furent variés par quelques voisins que M. Dormère avait invités pour leur présenter sa nièce. Mme de Saint-Aimar fut la première à accourir avec Hélène et Louis ; les amis d’enfance se revirent avec joie ; Mme de Saint-Aimar fit mille compliments à M. Dormère et à son ancienne amie** Cunégonde Primerose de la beauté, de la grâce, du charme de Geneviève.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
En vérité, monsieur Dormère, vous devez être fier de votre nièce, et toi, Cunégonde, de ton élève, car c’est toi qui l’as élevée.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''gaiement''<BR>
 
Oui, c’est bien moi, et moi seule. Sans moi mon cousin aurait eu une petite pensionnaire gauche, timide, ignorante ; car vous vous rappelez, mon cher, qu’elle ne savait rien que lire, un peu écrire et compter jusqu’à cent quand vous me l’avez donnée. ''Donnée'' est le mot, car il ne s’en est pas plus occupé que d’un vieux chien. Ah ! mais il n’y a pas à froncer les sourcils ! C’est comme je vous le dis. Osez nier que c’est moi qui l’ai débrouillée, que c’est moi qui ai inventé de m’établir à Auteuil, de la mettre demi-pensionnaire à l’Assomption, de lui donner de bons maîtres de musique, de dessin, de littérature, d’allemand, d’italien. C’est-il vrai cela, mon beau cousin ? Dites.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Très vrai, ma cousine, très vrai ; je ne l’ai jamais contesté. Je n’aurais certainement pas si bien réussi, et je conviens avec grande reconnaissance et satisfaction que vous avez fait une œuvre admirable.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Avec l’aide du bon Dieu et de Geneviève elle-même, qui avait une riche nature : esprit, bonté, douceur, elle avait tout. Je n’ai eu qu’à développer et entretenir.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Et la beauté que tu oublies, Cunégonde ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Oh ! la beauté est agréable, mais ce n’est pas elle qui fait le bonheur.
 
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Et maintenant qu’elle a dix-huit ans, pensez-vous à la marier, monsieur Dormère ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Non, pas encore ; dans un an ou deux. »
 
Ligne 3 856 ⟶ 4 798 :
M. Dormère sortit un instant pour donner des ordres à quelqu’un qui l’attendait ; les deux amies restèrent seules.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Cunégonde, tâche de faire rencontrer le plus souvent possible Geneviève avec Louis : je voudrais tant qu’elle devînt ma belle-fille ! Elle est charmante, très riche ; ce serait un excellent mariage pour Louis.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il faut que ces choses viennent toutes seules, Cornélie ; je sais que depuis leur enfance tu entretiens ce projet. Et un autre aussi pour Hélène et Georges ; mais si tu pousses à la roue, tu feras manquer les deux.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Qui t’a dit que j’y songe depuis longtemps et que j’y pousse maladroitement ? C’est une pensée qui m’est venue en retrouvant Geneviève si charmante.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ta, ta, ta, je te connais et je t’ai devinée depuis des années.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Et au lieu d’y aider, tu vas contrarier mon projet ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne contrarierai rien du tout, ma chère ; Louis est un charmant jeune homme, et je serais très heureuse de lui voir épouser Geneviève. Mais d’autres ont aussi des projets, et ceux-là, par exemple, je n’y aiderai pas, au contraire.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Qui donc ? Est-ce que quelqu’un se présente ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Personne ne se présente encore, mais on prépare l’affaire.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Qui donc et avec qui ? Pense donc que je suis ta plus ancienne amie ; tu peux bien me confier ce que tu en sais.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Écoute ; mais promets-moi le secret le plus absolu.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Je te le jure.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien ! apprends que M. Dormère garde Geneviève pour Georges.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Georges ! son cousin germain ! qu’elle ne pouvait souffrir, à cause de ses méchancetés ! Georges dont tu m’as dit un mal sérieux et qui, m’a-t-on dit, fait sottises sur sottises depuis qu’il a quitté le collège.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tout cela n’empêche pas que le père, qui est resté aveugle sur le compte de son fils, et qui sait que Geneviève a une fortune considérable, qu’elle fera un très bel effet dans sa maison comme sa belle-fille, ne soit très décidé à ne la marier qu’avec Georges et qu’il refusera son consentement pour tout autre mariage.
 
MADAME DE SAINT-AIMAR<BR>
 
Mais si Geneviève refuse Georges ? si elle aime mon fils, il faudra bien que M. Dormère consente. Et dans tous les cas, quand elle aura vingt et un ans, elle épousera qui elle voudra.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je t’ai prévenue, n’est-ce pas ? Fais maintenant comme tu voudras, mais prends garde de risquer le bonheur du pauvre Louis. Ne lui en parle pas c’est plus sage, et cela n’empêchera pas ce qui doit arriver. »
 
Ligne 3 915 ⟶ 4 873 :
Un matin, M. Dormère et Geneviève travaillaient activement à changer de tablettes les volumes mal placés. M. Dormère lisait les noms de ces volumes et les présentait à Geneviève, qui les rangeait dans le renfoncement, un peu obscur, à un des bouts de la bibliothèque, lorsqu’on frappa à la porte ; M. Dormère l’ouvrit et vit entrer le clerc de son notaire.
 
LE CLERC<BR>
 
Je vous apporte, monsieur, les vingt-cinq mille francs que vous avez demandés à M. Merville.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ah ! très bien ; je les attendais pour payer la bâtisse que j’ai fait faire l’année dernière pour mon fils. Veuillez compter les billets que je recevrai et dont j’ai le reçu tout préparé. Pardon si je vous reçois en homme pressé ; je le suis en effet, parce que j’ai un travail à finir. »
 
Ligne 3 926 ⟶ 4 886 :
Un domestique vint frapper à la porte.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Qu’est-ce que c’est ? Entrez.
 
LE DOMESTIQUE<BR>
 
La note du menuisier ; il attend dans le vestibule la réponse de Monsieur.
 
DORMÈRE<BR>
 
Donnez. — (M. Dormère examina la note.) — Faites-le passer dans mon cabinet. Je vais lui parler. »
 
Le domestique sortit.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Geneviève, je te laisse ; il faut que je revoie cette note avec le menuisier ; il me porte des prix exorbitants. Si je n’ai pas fini dans une demi-heure, tu pourras t’en aller ; mais tu retireras la clef de la bibliothèque, à cause de l’argent que je laisse sur la table.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, mon oncle ; soyez tranquille, je ne l’oublierai pas. »
 
M. Dormère sortit ; Geneviève resta seule. Peu d’instants après, elle entendit un léger bruit à la porte ; elle regarda par la fente qui existait entre la colonne et le mur et vit Georges qui passait la tête et qui appelait son père. N’entendant pas de réponse, il entra.
 
GEORGES, ''se parlant à lui-même''<BR>
 
Tiens, ils sont sortis. Je croyais Geneviève ici avec mon père. — Tant mieux, au reste ; je commence à m’ennuyer de faire la cour à cette petite fille qui me bat froid depuis quelques jours. Mais je ne veux pas la lâcher ; avec l’aide de mon père, il faudra bien qu’elle m’épouse et me rende maître de ses quatre-vingt mille livres de rente. — Avec cela j’ai des dettes qui m’ennuient. Je dois bien six à sept mille francs ; et comment les payer ? Mon père serait furieux s’il le savait. Je vais l’attendre pour lui faire presser le mariage. C’est pourtant ennuyeux de m’enchaîner si jeune, mais il le faut. J’ai besoin d’argent. »
 
Ligne 3 958 ⟶ 4 924 :
Il rencontra en effet dans le corridor Mlle Primerose, qui l’arrêta, il la regarda d’un air effaré.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
**
Où vas-tu comme cela à pas précipités ? Qu’as-tu donc ? Tu as un air tout bouleversé ! Où est Geneviève ? Lui serait-il arrivé quelque chose ?
 
GEORGES, ''effaré''<BR>
 
Quoi ? Qui ? Quoi arrivé ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je n’en sais rien ; mais tu as quelque chose d’extraordinaire ! Es-tu malade ?
 
GEORGES<BR>
 
Non…, oui…, je ne sais pas…, je ne me sens pas bien. Je vais dans ma chambre.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Viens chez moi, que je te fasse prendre quelque chose. En effet, tu es tout pâle.
 
GEORGES<BR>
 
Non, non, merci…, merci, ma cousine ; ce n’est rien… J’ai trop travaillé… Je vais me reposer jusqu’au déjeuner. »
 
Ligne 3 999 ⟶ 4 971 :
Mlle Primerose ne tarda pas à s’apercevoir du trouble de Geneviève.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Qu’as-tu, ma petite ? Tu es pâle, tu as les yeux rouges.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je n’ai rien, ma cousine, qu’un peu mal à la tête, le repos le fera passer.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pourvu que ce ne soit pas la fatigue de notre travail de bibliothèque qui t’ait fait mal ! À propos, as-tu pensé à retirer la clef en t’en allant ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, mon oncle ; la voici, ajouta-t-elle en la lui remettant.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Comme ta main tremble, ma pauvre enfant ! Tu es réellement indisposée.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ce ne sera rien, mon oncle ; ne vous en inquiétez pas. »
 
Georges la regarda d’un air étonné. Il lui offrit un verre de vin ; elle le repoussa avec un regard qui le troubla.
 
GEORGES<BR>
 
T’es-tu fatiguée avant le déjeuner, Geneviève ? Réponds-moi. Ta pâleur m’effraye.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je vous dis que ce ne sera rien. Ce sera passé après déjeuner.
 
GEORGES<BR>
 
Que veut dire cela ? pensa Georges. Elle ne me tutoie pas ; elle m’a regardé d’un air… Se douterait-elle de quelque chose ?… Aurait-elle vu ?… C’est impossible ; il n’y avait personne… J’étais seul. Et puis, quand même elle se douterait de quelque chose, elle est bonne, et elle ne le dirait pas… D’ailleurs mon père ne le croirait pas. »
 
Ligne 4 038 ⟶ 5 019 :
« Georges, qu’a Geneviève ? Je parie que tu lui as dit quelque sottise que tu ne devais pas lui dire.
 
GEORGES<BR>
 
Moi, ma cousine ; je ne l’avais pas encore vue aujourd’hui. Je suis, comme vous, inquiet de son état, mais sans en connaître la cause.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Parle-lui ; demande-lui qu’elle te le dise ; peut-être aura-t-elle plus de confiance en toi qu’en nous autres. »
 
Georges s’approcha de Geneviève, assise ou plutôt tombée dans un fauteuil. Il voulut lui prendre la main ; elle la retira vivement.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ne me touchez pas ; je vous le défends.
 
GEORGES<BR>
 
Ah ! Geneviève, quel chagrin tu me causes par ces dures paroles. À moi, ton cousin, ton ami, peut-être mieux encore.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je vous ai défendu de me toucher, monsieur ; je vous défends encore de me tutoyer. Vous n’êtes et ne serez jamais pour moi que ce que je ne puis empêcher, un cousin.
 
GEORGES<BR>
 
Mais, Geneviève, au nom du ciel, dis-moi ce que tu as contre moi pour me traiter ainsi.
 
Avant que Geneviève eût pu répondre, M. Dormère rentra fort troublé.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Geneviève, te souviens-tu du montant de la somme que m’a apportée le clerc de notaire ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, mon oncle ; c’était vingt-cinq mille francs.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Figure-toi que je n’en trouve plus que quinze mille. »
 
Geneviève ne répondit pas.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Geneviève…, quelqu’un est-il entré pendant que tu étais seule dans la bibliothèque ?
 
Geneviève ne répondit pas.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Geneviève, que veut dire ce silence ? Je t’adjure de me dire si quelqu’un est entré dans la bibliothèque après que j’en suis sorti.
 
GENEVIÈVE, ''d’une voix éteinte''<BR>
 
Oui, mon oncle.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Qui était-ce ?
 
GENEVIÈVE, ''de même''<BR>
 
Je ne puis vous le dire, mon oncle.
 
M. DORMÈRE, ''irrité''<BR>
 
Comment, tu ne peux pas me le dire ? Tu dois me le dire ; je veux que tu me le dises.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je ne dois pas et je ne veux pas vous le dire, mon oncle.
 
M. DORMÈRE, ''de même''<BR>
 
Tu veux donc te faire complice de ce vol en refusant de me nommer le voleur ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Moi complice d’un vol ! Moi ! Oh ! mon oncle !
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Écoute. Encore une question à laquelle tu dois répondre sous peine de me faire porter plainte contre ce clerc qui a déposé les billets sans que je les aie recomptés après lui.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Pauvre homme ! il est bien innocent. Il est parti après avoir compté et déposé les vingt-cinq billets sur votre table.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Crois-tu que les dix billets qui me manquent aient été pris par la personne que tu as vue entrer ?
 
GENEVIÈVE, ''après quelque hésitation''<BR>
 
Oui, mon oncle.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
L’as-tu vue les prendre, les emporter ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, mon oncle, après les avoir comptés.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Et tu ne veux pas me la nommer ? Tu veux me laisser soupçonner tous les gens de ma maison, plutôt que de dévoiler un misérable, un voleur, qui me volera encore probablement. »
 
Ligne 4 139 ⟶ 5 145 :
« Au nom de Dieu, au nom de tout ce qui vous est cher, n’exécutez pas votre menace. Mon oncle, écoutez-moi, voyez-moi, la fille du frère que vous aimiez, prosternée à vos pieds, vous suppliant de ne pas salir l’honneur de votre maison.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ma maison ? En quoi ma maison serait-elle entachée par une plainte en justice ? Ma maison !
 
Ligne 4 146 ⟶ 5 153 :
« Malheureuse ! c’est ton Rame ! Je le chasse ! je le livre aux tribunaux !
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Rame ! Rame ! Mon Dieu, ayez pitié… »
 
Ligne 4 153 ⟶ 5 161 :
« Vous êtes cruel, monsieur ! s’écria à son tour Mlle Primerose, en relevant Geneviève et en la posant sur un canapé.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Cruel ! cruel envers une malheureuse qui se rend complice d’un vol pour sauver un misérable !
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ne flétrissez pas de ces accusations un ange de vertu, de courage, de dévouement.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Et qui donc puis-je accuser, si ce n’est Rame ? D’après ses propres aveux, une seule personne est entrée dans cette malheureuse bibliothèque, et elle refuse de me dire le nom de cette personne qui, dit-elle, a volé les dix mille francs qui me manquent.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Cela veut-il dire que ce soit Rame qui les ait pris ou plutôt ''volés'', car le mot est juste ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Cela veut dire que si elle avait nié avoir vu entrer quelqu’un, il devenait trop clair que c’était un ami ou elle-même qui était la voleuse. Et, une fois cet aveu échappé à sa frayeur, elle n’a pu nommer personne, parce qu’il eût été trop facile de la confondre en la confrontant avec l’individu désigné par elle.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''avec mépris''<BR>
 
Toujours injuste, toujours aveugle ; vous l’avez été, vous l’êtes et vous le serez. — Veuillez m’envoyer Rame pour m’aider à la monter dans ma chambre, et si vous touchez à Rame, si vous dites un mot de votre injuste soupçon, vous tuez votre nièce ; voyez si vous avez le courage de supporter ce remords de toute votre vie : c’est la dernière parole que je vous adresse.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Georges, aide Mlle Primerose à transporter cette fille chez elle. »
 
Georges voulut s’approcher. Mlle Primerose l’empêcha d’avancer.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ne la touchez pas, monsieur ; elle vous l’a défendu. Sortez et appelez Rame. »
 
Ligne 4 185 ⟶ 5 201 :
« Petite maîtresse morte ! Petite maîtresse pas bouger. Morte, morte !
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pas morte, mais évanouie, mon bon Rame ; emportez-la dans ma chambre et envoyez-moi Pélagie. »
 
Ligne 4 194 ⟶ 5 211 :
« Qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle. Pourquoi pleures-tu, Rame ? Où est Mademoiselle ?
 
RAME, ''sanglotant''<BR>
 
Froide, pâle, bouge pas, regarde pas. Morte, morte, dans sa chambre. »
 
Ligne 4 201 ⟶ 5 219 :
« Ma fille, mon enfant, disait-elle, ma joie, mon bonheur, ma vie, est-il vrai que le bon Dieu t’ait appelée à lui, que je ne verrai plus ton charmant regard, que je n’entendrai plus ta douce voix ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Que dites-vous là, Pélagie ? Elle n’est pas morte; elle a perdu connaissance. Aidez-moi à la faire revenir ; déshabillez-la. Rame, mon ami, apportez-nous des bouteilles d’eau chaude pour la réchauffer. Pélagie, bassinez-lui les tempes, le front avec du vinaigre, tandis que je lui fais respirer de l’alcali et que je vous aiderai à la déshabiller. »
 
Ligne 4 213 ⟶ 5 232 :
Pélagie, frappée de terreur, interrogeait du regard Mlle Primerose, qui pleurait et soutenait dans ses bras la malheureuse enfant.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Mon Dieu ! mais qu’est-il donc arrivé, mademoiselle ? De qui parle ma pauvre enfant ? On a voulu l’assassiner ? Qui donc ? Serait-ce son méchant oncle ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Non, non ; pas l’assassiner ; mais il a perdu de l’argent, beaucoup d’argent, et il croit que c’est Rame qui le lui a volé, et il veut le livrer à la justice.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Oh ! l’horreur ! Ce n’est pas possible ! Lui qui le connaît, comment croirait-il ?… Il est donc fou ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je l’espère ; ce serait moins affreux que cette accusation insensée. — Voici Rame qui apporte de quoi la réchauffer ; elle est comme un glaçon. »
 
Rame remit les bouteilles à Pélagie ; un coup d’œil jeté sur Geneviève lui démontra qu’elle vivait, mais qu’elle était en proie à un violent chagrin, elle sanglotait à faire pitié même à un indifférent. Rame se jeta à genoux près du lit de sa jeune maîtresse.
 
RAME<BR>
 
Petite maîtresse ! chère petite maîtresse !… vous pas pleurer ! Rame peut faire rien ; Rame seulement pleurer quand bonne petite maîtresse avoir chagrin… Moi quoi faire pour consoler chère jeune maîtresse ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mon bon Rame, tu me consoles par ton affection. Aime-moi, mon cher Rame, aime-moi toujours. Et toi, ma bonne Pélagie, tu pleures aussi ? — Et vous, ma chère cousine, qui avez été une mère pour la malheureuse Geneviève, vous m’aimerez toujours, n’est-ce pas ? Vous ne croirez pas mon oncle ? Pauvre homme, il ne sait pas ; ce n’est pas sa faute.
 
NIADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il me tuerait plutôt que de me faire consentir à ce qu’il veut faire et que j’empêcherai, sois-en sûre, ma chère enfant. C’est un méchant homme. Je ne lui pardonnerai jamais.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Pardonnez-lui, ma bonne cousine ; je vous le répète : il ne sait pas ce qu’il fait ; les apparences justifient sa cruelle supposition.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Non, je ne lui pardonnerai pas, et je soupire après le moment où ma langue sera déliée pour lui dire ce que je crois avoir deviné.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ma cousine, prenez garde d’accuser un innocent, en devinant on se trompe souvent.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais on devine juste quelquefois.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Voyez comme mon oncle a été cruel et injuste en devinant. Promettez-moi de ne pas l’imiter, pour ne pas me causer d’affreux désespoirs.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne te promets rien.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Vous voulez donc augmenter mes terreurs ? Hélas ! je suis déjà assez accablée pour que mes amis n’augmentent pas ma souffrance.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien, je te le promets, à moins que ton bonheur ne m’oblige en conscience à rompre le silence que je garde par ta volonté expresse, et bien malgré moi, je t’assure.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Merci, chère cousine, merci. »
 
Ligne 4 271 ⟶ 5 306 :
« Au reste, ajouta-t-elle, ayez seulement un peu de patience, mon pauvre Rame ; nous ne resterons pas longtemps dans cette maison où notre pauvre Geneviève a toujours été malheureuse. Aussitôt qu’elle sera rétablie de l’affreuse secousse d’aujourd’hui, nous partirons pour Paris, et de là pour Rome.
 
RAME<BR>
 
Bon ça, mam’selle Primerose. Bonne idée. Nous aller à Rome ; plus jamais voir moussu Dormère et coquin moussu Georges.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Rame, ne vous habituez pas à parler comme cela de cet homme, et, ce qui vaut mieux encore, n’en parlez pas du tout. Geneviève l’a en horreur ; elle n’aimera pas à entendre prononcer ce nom. Quand nous serons partis d’ici, tâchons d’oublier Plaisance et ses habitants. »
 
Ligne 4 281 ⟶ 5 318 :
« Moi oublier jamais ; moi toujours dans la tête coquins, canailles qui faire petite maîtresse pleurer.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais du moins n’en parlez pas, mon cher : ce n’est pas difficile cela.
 
RAME<BR>
 
Mam’selle Primerose sait bien pas facile, pas parler.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Surtout ne dites rien à Azéma ; elle est si bavarde. » Pélagie sourit et sortit avec Rame, elle entra doucement chez Geneviève, qui pleurait encore, mais qui était plus calme.
 
Ligne 4 330 ⟶ 5 370 :
 
 
M. BOURDON<BR>
 
Mlle Geneviève est malade ? Qu’a-t-elle donc ?
 
PÉLAGIE<BR>
 
Elle est bien malade, monsieur ; toute la nuit elle a été dans une agitation qui m’a fait peur.
 
M. BOURDON<BR>
 
A-t-elle eu une frayeur, une impression violente ?
 
PÉLAGIE<BR>
 
Oh oui ! monsieur, terrible, affreuse ! Elle a été longtemps sans connaissance, et elle n’a pas retrouvé de calme, depuis. »
 
Ligne 4 346 ⟶ 5 390 :
reconnaît-elle ?
 
PÉLAGIE<BR>
 
Elle parle beaucoup, mais elle ne dit rien de suivi. Depuis quelque temps elle ne semble pas me reconnaître. »
 
Ligne 4 355 ⟶ 5 400 :
M. Bourdon, surpris de ces paroles incohérentes mais significatives, questionna encore Pélagie, dont les réponses embarrassées lui prouvèrent qu’il y avait un mystère qu’elle ne voulait pas lui faire connaître. Il restait fort incertain, ne connaissant pas la cause précise du mal et ne sachant quel remède y apporter, lorsque Mlle Primerose vint à son secours. Elle avait entendu le bruit d’une voiture, elle avait reconnu la voix de Rame, et elle craignait que Geneviève ne fût plus mal. Apercevant le médecin, elle questionna Pélagie, qui lui raconta comment s’était passée la nuit et qu’elle avait jugé nécessaire d’avoir l’avis du médecin.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pensez-vous qu’il y ait du danger, monsieur ?
 
M. BOURDON<BR>
 
Je ne puis encore rien dire, madame ; comme j’ignore ce qui a amené la maladie, je ne puis agir qu’avec la plus grande précaution et, comme on dit, en tâtonnant.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Comment ? Pélagie ne vous a pas raconté ?…
 
PÉLAGIE<BR>
 
J’ai dit que Mademoiselle avait eu une grande commotion, je n’ai pas cru devoir en dire davantage.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Est-il possible de faire des mystères au médecin ! Heureusement que je suis là pour réparer votre discrétion exagérée. »
 
Ligne 4 374 ⟶ 5 424 :
M. Bourdon tira du récit de Mlle Primerose une conclusion peu favorable à Georges et à M. Dormère. Peut-être soupçonna-t-il ce que Mlle Primerose avait deviné, mais il n’en laissa rien paraître ; il remercia Mlle Primerose de sa confiance et lui promit la plus grande discrétion.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne vous demande pas du tout la discrétion que vous me promettez ; parlez, racontez, commentez, ce sera pour le mieux.
 
M. BOURDON<BR>
 
Mais, madame, peut-être que cette histoire ébruitée ferait quelque tort à Mlle Geneviève.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tort ! à Geneviève ! Elle est assez connue pour ne pas craindre qu’on l’accuse d’une chose aussi ridicule que favoriser le vol d’un bon et fidèle serviteur comme Rame ; personne ne croira qu’un ange comme elle, qui a quatre-vingt mille livres de rente, qui est charmante, qui a plus d’argent qu’elle n’en a besoin, qui a été élevée par moi, fasse la sottise de laisser voler son oncle, et si bêtement encore. Il faut être imbécile comme M. Dormère pour faire une supposition pareille. Vous comprenez maintenant, docteur, la terrible impression qu’elle a dû ressentir : voyez ce que vous avez à faire.
 
M. BOURDON<BR>
 
Je vais lui prescrire une potion calmante, et si ce moyen innocent ne suffit pas, je la saignerai avant dîner et vous lui mettrez des sinapismes aux pieds. »
 
Ligne 4 395 ⟶ 5 449 :
En quittant Geneviève, M. Bourdon trouva M. Dormère qui l’attendait à la porte. Il avait entendu la voiture, il avait su, par Mlle Primerose, qu’elle avait amené le médecin, et il l’avait attendu pour savoir au juste l’état de sa nièce.
 
M. BOURDON<BR>
 
Il me paraît inquiétant, monsieur. Il semblerait que la pauvre enfant a entendu accuser injustement d’une faute grave quelqu’un qu’elle affectionne particulièrement et auquel elle doit beaucoup, ce qui l’a tellement indignée et épouvantée qu’elle a eu un très long évanouissement, indice d’une commotion cérébrale, et d’autant plus grave qu’elle était imprévue.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Comment imprévue ?
 
M. BOURDON<BR>
 
Je veux dire, monsieur, que l’accusation qui est la cause du mal était imprévue. Quand on a vraiment connaissance d’une faute, on prévoit l’accusation, on s’y attend. Le saisissement n’est pas le même que lorsqu’on entend une personne qui vous est chère faussement accusée d’une faute dont une belle, bonne, franche nature est incapable.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
La croyez-vous en danger ?
 
M. BOURDON<BR>
 
Oui, monsieur. Si la saignée que je vais pratiquer dans quelques heures ne dégage pas la tête, nous courons le danger d’une maladie cérébrale.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais elle a sa connaissance ? elle parle ?
 
M. BOURDON<BR>
 
Non, monsieur ; elle parle, mais sans savoir ce qu’elle dit. Ainsi elle répète souvent avec un accent de désespoir qui fait mal à entendre : ''Malheureuse ! c’est ton Rame ! Et puis : Rame en prison !… c’est un infâme !… c’est un monstre… il ne parle pas !… il ne dit rien, il veut me tuer…'' Cela prouve la grande surexcitation du cerveau et l’indignation profonde amenée par une fausse accusation. »
 
Ligne 4 426 ⟶ 5 487 :
« Comment, paresseux, dit-il en riant, pas levé à neuf heures ?
 
GEORGES<BR>
 
C’est que j’ai mal dormi, mon père ; je suis fatigué.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Et moi aussi j’ai mal dormi. La scène d’hier m’a tellement bouleversé ! Sais-tu qu’il me vient des doutes sur la culpabilité de Rame. — Et toi ? »
 
M. Dormère regarda fixement Georges, qui pâlit et rassembla son courage pour répondre.
 
GEORGES<BR>
 
Et moi aussi, mon père ; et ce ne sont pas des doutes que j’ai : c’est une conviction profonde de l’innocence de Rame.
 
M. DORMÈRE, ''inquiet''<BR>
 
Qu’est-ce qui te donne cette conviction ?
 
GEORGES<BR>
 
D’abord le caractère de cet homme, sa conduite toujours franche et honnête ; et puis, mon père, vous le dirai-je ? oserai-je vous l’avouer ?
 
M. DORMÈRE, ''pâle et agité''<BR>
 
Parle, parle, dis tout. Je pardonne tout, pourvu que je sorte du trouble affreux dans lequel me jette cette incertitude.
 
GEORGES<BR>
 
Eh bien, mon père, c’est que j’aime Geneviève, sa douleur m’afflige ; je ne puis vivre sans elle ; je mourrai si vous ne me la donnez pas, si vous ne l’acceptez pas pour votre fille.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ma fille ! Avec son voleur qu’elle ne quittera jamais ! Tu es fou, Georges.
 
GEORGES<BR>
 
Oui, mon père, je suis fou, je suis fou d’elle, et je sais, je crois qu’elle est un ange, et que je ne serai heureux qu’avec elle.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mon Dieu ! il ne me manquait plus que cela pour m’achever ! Georges épousant une folle, une sotte, escortée d’un voleur.
 
GEORGES<BR>
 
Arrêtez, mon père ; ne parlez pas ainsi de la créature la plus parfaite que la terre ait portée. Qui vous dit qu’elle soit une folle et une sotte ? Ne voyez-vous pas qu’en vous taisant le nom du voleur, elle veut sauver quelqu’un qu’elle aime ? Qui vous dit que ce quelqu’un n’est pas Pélagie, à laquelle elle croit devoir une grande reconnaissance ?
 
— Pélagie ! s’écria M. Dormère. Tu l’as trouvé ! Voilà le mystère ! Oh ! Georges, mon ami, de quel poids tu me délivres ! Pélagie…, c’est cela ; tout est expliqué. Pauvre généreuse enfant, comme je l’ai fait souffrir ! Épouse-la, mon ami ; je suis heureux que tu l’aimes, tu sais que c’était mon plus vif désir… Mais tu ne sais pas qu’elle est très malade, en danger même, à ce que dit le médecin.
 
GEORGES<BR>
 
En danger ? Ah ! mon père, qu’avez-vous fait ! »
 
Ligne 4 470 ⟶ 5 543 :
Georges questionna son père sur ce que lui avait dit le médecin. M. Dormère lui répéta mot pour mot les paroles de M. Bourdon ; chacune d’elles s’était gravée dans son souvenir et avait éveillé les remords… et le doute.
 
GEORGES<BR>
 
Vous voyez, mon père, combien votre accusation était injuste et cruelle.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Oui, Georges, je le vois, et pour première réparation je vais faire chasser Pélagie, ce qui terminera toute l’affaire. »
 
Georges ne s’attendait pas à ce nouveau coup. C’était un moyen sûr de faire parler Geneviève. Il fallait à tout prix empêcher son père de suivre cette fatale idée.
 
GEORGES<BR>
 
Chasser Pélagie ! sur une supposition ! Vous voulez donc achever de la tuer ? C’est indigne, c’est barbare ! Pourquoi alors ne pas faire arrêter ma cousine Primerose et Rame ? Ils peuvent avoir aussi bien volé vos dix mille francs que Pélagie. Je vous répète que c’est la tuer à coup sûr que d’arrêter Pélagie, qu’elle aime plus que tout au monde.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais, mon ami, toi-même n’as-tu pas dit que Pélagie était la voleuse ? Comment veux-tu que je garde chez moi une coquine pareille ?
 
GEORGES<BR>
 
Mon père, je n’ai plus qu’un mot à vous dire. Si vous faites la moindre tentative contre Pélagie ou Rame, je quitte votre maison pour n’y plus revenir, et je vais immédiatement déclarer à votre procureur impérial que c’est moi qui vous ai volé. Maintenant que vous voilà prévenu, faites comme vous voudrez. Je vais m’habiller pour être prêt à vous suivre chez le procureur impérial.
 
Ligne 4 491 ⟶ 5 569 :
« Je ferai ce que tu voudras, Georges, dit-il ; tu es cruel dans tes menaces. »
 
GEORGES<BR>
 
Moins cruel, mon père, que vous ne l’avez été pour celle que j’aime et qui sera ma femme, je vous le répète ; c’est le seul moyen de la tranquilliser, ainsi ne résistez pas, car, si vous me refusez, vous me ferez mourir. »
 
Ligne 4 509 ⟶ 5 588 :
« Moi pas savoir. »
 
M DORMÈRE<BR>
 
Comment, vous ne savez pas si elle va mieux ou plus mal ?
 
RAME<BR>
 
Moi pas savoir.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais vous savez ce qu’a dit le médecin ?
 
RAME<BR>
 
Moi pas savoir. »
 
Ligne 4 527 ⟶ 5 610 :
« Sortez, sortez, monsieur, dit-elle d’une voix étouffée. Si elle vous entendait, elle retomberait dans son premier état. Sortez, vous dis-je ! » Et elle le poussa vers la porte.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Mais je veux savoir…
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Vous ne saurez rien ; allez-vous-en.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je suis d’une inquiétude affreuse.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tant mieux ! Sortez.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je ne peux pas vivre ainsi pourtant…
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien, mourez, mais allez-vous-en.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
C’est vraiment incroyable…
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est vraiment trop odieux de venir l’achever par une rechute.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je vous en prie, chère cousine, écoutez-moi.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne veux pas vous écouter et je ne suis pas votre chère cousine. Je vous déteste, vous me faites horreur !
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je vous enverrai Georges ; peut-être le recevrez-vous.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Votre coquin de Georges ! Je le recevrai à coups de balai s’il s’avise de se montrer. »
 
Elle poussa M. Dormère en dehors de la porte et la ferma à double tour. Il fut obligé de descendre ; il raconta à Georges le peu de succès de sa démarche.
 
GEORGES<BR>
 
Il faut attendre, mon père, que vous puissiez la voir elle-même. Cette vieille cousine est un vrai dragon ; il n’y a rien à espérer d’elle. Dans quelques jours vous entrerez sans la permission de Mlle Primerose, en passant par la chambre de Pélagie. »
 
Ligne 4 585 ⟶ 5 681 :
« J’attends votre réponse avec une anxiété dont vous ne pouvez avoir aucune idée ; puisse-t-elle me conduire à vos pieds, pour entendre de votre bouche le pardon tant désiré.
 
<div style="text-align: right;">« Votre fidèle et dévoué<BR>
« GEORGES. »</div>
 
Ce fut Rame que Georges chargea de remettre cette lettre à sa maîtresse.
 
GEORGES<BR>
 
Si vous saviez, mon pauvre Rame, comme je suis touché des soins que vous avez donnés à ma chère Geneviève !
 
RAME<BR>
 
Pourquoi ''chère'' Geneviève ? Avant pas ''chère''. Pourquoi ''touché'' ? Moi pas soigner vous, pas pour vous ; moi aimer jeune maîtresse et moi malheureux quand jeune maîtresse pleurer, quand jeune maîtresse souffrir ; et moi soigner jeune maîtresse pour elle, pour moi, pas pour vous.
 
GEORGES<BR>
 
Je le sais, mon bon Rame ; et voilà pourquoi je vous aime, et je vous demande de lui remettre cette lettre qui lui fera plaisir, j’en suis sûr. »
 
Ligne 4 602 ⟶ 5 702 :
« Et si moi la donner à mam’selle Primerose ?
 
GEORGES<BR>
 
Non, non, Rame, ne faites pas cela. Geneviève serait très fâchée contre vous ; elle seule doit la lire. Vous verrez comme elle sera contente. Me promettez-vous de la lui donner à elle et à personne d’autre ?
 
RAME<BR>
 
Si jeune maîtresse contente, moi donner tout de suite. »
 
Ligne 4 612 ⟶ 5 714 :
« Moussu Georges envoyer lettre à jeune maîtresse ; lui, dire : jeune maîtresse très contente.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Moi contente d’une lettre de lui ? Donne, mon bon Rame que je voie
ce qu’il écrit. »
Ligne 4 638 ⟶ 5 741 :
Geneviève appela Rame, qui était sorti, par extraordinaire ; elle alla jusque chez sa bonne et la pria de faire remettre cette lettre à M. Georges.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Comment, Geneviève, tu lui écris ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je lui réponds, ma bonne ; il a eu l’insolence de m’offrir de l’épouser pour me réhabiliter dans l’esprit de mon oncle. Je ne veux pas lui faire attendre la réponse ; elle est ce que tu peux deviner sans trop de peine.
 
PÉLAGIE<BR>
 
Donne alors, donne vite, que je la fasse porter, tout de suite.
 
Ligne 4 653 ⟶ 5 759 :
« Petite maîtresse malade ? demanda-t-il.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, Rame, je ne suis pas malade ; c’est une lettre à remettre à
M. Georges.
 
RAME<BR>
 
Moi voir jeune maîtresse pas contente.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je suis très mécontente, mais pas malade, mon bon Rame. Je serai
contente quand tu auras remis ma lettre. »
Ligne 4 683 ⟶ 5 792 :
Quand Mlle Primerose rentra, elle était si fatiguée qu’elle se jeta dans un fauteuil et demanda un verre de vin et des biscuits pour se remonter.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ma bonne cousine, pendant votre absence je me suis demandé ce que nous faisions ici ; nous y sommes prisonnières, n’osant sortir, de crainte de nous rencontrer avec mon oncle et son fils, ne voyant personne, mangeant chez nous comme des recluses, osant à peine prendre l’air à nos fenêtres, de peur d’être aperçues. Je sens pourtant que j’ai besoin d’air et de mouvement ; et surtout j’éprouve le vif désir de quitter cette maison, de changer d’air. Si nous pouvions retourner chez nous à Paris, je me sentirais soulagée d’un poids qui m’oppresse ; je respirerais plus librement.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Que je suis contente de ce que tu me dis, ma chère enfant ! J’attendais, pour te parler de départ, que tu fusses en état de supporter un déplacement ; puisque tu partages mon désir de quitter cet horrible château, pour n’y jamais revenir, nous partirons quand tu voudras.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Demain, ma cousine, demain ; d’autant plus que je sais par Rame que demain mon oncle et son fils vont dîner chez les Saint-Aimar.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Très bien, mon enfant, très bien. Commençons nos préparatifs. Pélagie fera nos malles ; je vais envoyer Rame chez M. Bourdon pour payer ses visites ; il passera chez le pharmacien, chez tous les marchands auxquels on peut devoir quelques petites notes ; il commandera un omnibus pour demain six heures, et nous partirons par le train de sept heures pendant que les Dormère seront absents. »
 
Ligne 4 709 ⟶ 5 822 :
« Monsieur ne sait pas ce qui s’est passé en son absence ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Non, quoi donc ?
 
JULIEN<BR>
 
Ces dames sont parties une heure après Monsieur.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Parties ? Ce n’est pas possible.
 
JULIEN<BR>
 
C’est pourtant bien vrai, Monsieur. À six heures, un omnibus du chemin de fer est venu emporter les malles, qui étaient faites d’avance sans que personne s’en fût douté ; ces dames nous ont fait leurs adieux, elles sont montées en omnibus avec les femmes et Rame, et elles sont parties. Mlle Geneviève était si pâle, si maigre, elle paraissait si faible, que nous en étions bouleversés. Monsieur sait combien nous lui sommes tous attachés ; elle est si bonne, si douce, si aimable ! Ces dames ont été très généreuses ; elles ont largement payé des services que nous étions trop heureux de leur rendre. »
 
Ligne 4 725 ⟶ 5 842 :
« C’est un tour de la cousine Primerose, dit-il avec emportement. Vous ne pouvez pas supporter cela, mon père. Comme tuteur vous avez le droit de garder votre pupille, et vous devez en user.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Tu oublies, Georges, qu’elle a dix-huit ans ; et que j’ai perdu mes droits par l’abandon que j’en ai fait à ma cousine Primerose, ensuite par l’injure que je viens de lui faire au moment de cette scène. Elle a un subrogé tuteur auquel elle s’adresserait pour m’échapper ; et toute cette affaire serait naturellement portée devant les tribunaux. Rappelle-toi aussi que Mlle Primerose est là, qu’elle nous hait et qu’elle pousserait les choses de toute la puissance de sa haine. Elle ne pardonne pas, celle-là.
 
GEORGES<BR>
 
Les misérables ! Comme elles nous ont joués ! Et cette Geneviève ! ce prétendu agneau, qui prend part à une pareille action.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Le chagrin te rend injuste, mon ami ; que vois-tu de coupable, de mauvais dans ce départ ?
 
GEORGES<BR>
 
C’est une inconvenance, une impertinence vis-à-vis de vous, mon père.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Inconvenance oui, impertinence non. »
 
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Oubliant dans sa joie son âge et celui de Jacques, elle se jeta à son cou en l’embrassant tendrement.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Jacques, cher Jacques, que je suis heureuse de te revoir !
 
JACQUES<BR>
 
Et moi donc, ma bonne, ma chère Geneviève ! voici près d’un an que je ne t’ai vue. J’ai fait, comme tu sais, un long et intéressant voyage en Orient, et m’en voici revenu depuis deux mois, que j’ai passés chez mes parents à la campagne ; tu étais absente. Mais comme tu es maigre et pâle, ma pauvre Geneviève ; es-tu malade ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je l’ai été, Jacques ; j’ai manqué mourir.
 
JACQUES<BR>
 
Mourir ! Oh ! mon Dieu ! et moi qui n’en ai rien su. Que t’est-il donc arrivé ? »
 
Ligne 4 805 ⟶ 5 931 :
Elle ne put continuer ; les sanglots l’étouffaient. Jacques était désolé et cherchait à la consoler en lui prodiguant les plus affectueux témoignages de son amitié.
 
JACQUES<BR>
 
Ma Geneviève ! mon amie ! si tu savais combien je suis désolé de te voir ainsi ! C’est donc bien affreux, pour que le souvenir seul te mette dans un pareil état ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Affreux, horrible ; appelle ma cousine Primerose, elle te dira ce que je n’ai pas encore la force de te raconter. »
 
Jacques, très ému du chagrin de Geneviève, courut frapper à la porte de Mlle Primerose, qui répondit : « Entrez » ; et qui, reconnaissant Jacques, se jeta à son cou, comme Geneviève, et l’embrassa à plusieurs reprises. Sans lui donner le temps de parler, Jacques la supplia d’entrer au salon pour calmer Geneviève qui ne cessait de pleurer.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pauvre petite ! c’est qu’elle est encore bien faible et mal remise de la terrible secousse que lui ont donnée son abominable oncle et ce scélérat de Georges.
 
JACQUES<BR>
 
Encore ce Georges ! Toujours Georges dans les chagrins de ma pauvre Geneviève.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais c’est bien la dernière fois, par exemple, car nous ne remettrons jamais les pieds chez ces gens-là, et jamais nous ne reverrons ce monstre de Georges.
 
JACQUES<BR>
 
Mais qu’a-t-il fait ? De grâce, chère mademoiselle, ne me laissez pas en suspens ; et comment mon oncle, qui est bon homme, a-t-il pu contribuer au chagrin de Geneviève ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Bon homme ! Un sot, un imbécile, un animal, dont Georges ferait un meurtrier au besoin. »
 
Jacques ne put s’empêcher de sourire à cette explosion de colère de Mlle Primerose.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Écoute, Jacques, je ne veux pas te raconter cette scène horrible devant elle ; je lui ferai un mal affreux en lui rappelant une abomination dont elle a failli mourir ; tu vas déjeuner avec nous ; après déjeuner, Geneviève se reposera, tu viendras dans ma chambre et tu sauras tout. »
 
Jacques n’osa pas insister, malgré sa vive inquiétude, car il savait Georges capable de tout. Pour ne pas déranger Geneviève, Mlle Primerose voulut qu’on déjeunât dans le salon. Lorsque Rame entra et qu’il vit Jacques, il courut à lui au risque de tout briser, et, posant rudement son plateau par terre, il prit les mains de Jacques, les serra et les baisa sans que Jacques pût l’en empêcher.
 
RAME<BR>
 
Moussu Jacques ! Bon moussu Jacques ! Rame content voir moussu Jacques. — Jeune maîtresse heureuse voir moussu Jacques. — Jeune maîtresse aimer moussu Jacques. — Elle plus triste, plus pleurer.
 
JACQUES<BR>
 
Merci, mon bon Rame, de ce que vous me dites d’affectueux. Moi aussi, je suis heureux de vous retrouver avec ma chère Geneviève.
 
RAME<BR>
 
Oui, moi sais bien ; pas comme coquin, scélérat, moussu…, moi pas dire nom ; petite maîtresse pas vouloir, mais moussu Jacques savoir qui scélérat, coquin. »
 
Jacques sourit, Mlle Primerose éclata de rire, Geneviève elle-même sourit.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Voyons, mon cher, mettez-nous le couvert et servez-nous un bon déjeuner : nous avons tous faim, car nous sommes tous heureux. »
 
Geneviève soupira, Jacques la regarda tristement et laissa aussi échapper un soupir.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Hé bien ! qu’est-ce que c’est ? Est-ce pour soupirer que nous sommes réunis ici, hors de cet horrible château de Plaisance ? Il porte joliment son nom ! c’est Déplaisance qu’on aurait dû le nommer. Et les habitants! ils sont gentils. Je les ferais fourrer en prison si j’étais gendarme ou préfet.
 
RAME, ''gravement''<BR>
 
Mam’selle Primerose, vous pas raison ; domestiques bons. Julien bon, Pierre bon, cocher bon, cuisinière très bon ; elle donner bonnes choses à Rame ; Fanchette, la fille, très bon ; toujours rire et donner sucre et café à Rame.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''riant''<BR>
 
Mettez votre couvert, mon ami, et tenez votre langue ; vous êtes comme Azéma, qui parle comme une pie.
 
RAME, ''se fâchant''<BR>
 
Moi pas pie, moi pas Azéma, moi Ramoramor, grand chef avec habit rouge plein d’or. »
 
Ligne 4 867 ⟶ 6 009 :
« Petite maîtresse rire, petite maîtresse contente! Moussu Jacques, petite maîtresse rire ! Première fois, bon moussu Jacques. Moi heureux ! Hourra, moussu Jacques !
 
GENEVIÈVE, ''riant toujours''<BR>
 
Tais-toi donc, mon bon Rame ; tu vas faire monter les sergents de ville. »
 
Et Geneviève continua son bon rire frais et gai.
 
RAME<BR>
 
Chère, chère, jolie maîtresse ! Vous toujours rire ; moi apporter bouillon et poulet. »
 
Ligne 4 885 ⟶ 6 029 :
« Jacques, lui dit-elle affectueusement, tu reviendras me voir avant de t’en aller ?
 
JACQUES<BR>
 
Certainement, ma bonne chère Geneviève, je ne partirai pas sans t’avoir revue. »
 
Ligne 4 912 ⟶ 6 057 :
Mlle Primerose, touchée des sentiments que lui manifestait Jacques, y répondit très amicalement. Elle avait ramassé la lettre foulée aux pieds de Jacques et la remit soigneusement dans sa cachette.
 
JACQUES<BR>
 
Comment gardez-vous une pareille monstruosité, chère mademoiselle ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mon ami, c’est une pièce très importante à conserver. Geneviève est encore sous la coupe du père jusqu’à vingt et un ans. On ne sait pas ce que peuvent inventer des êtres pareils ; c’est la seule arme que nous ayons. Il faut la garder, le bon Dieu l’a fait tomber dans mes mains. Geneviève ne s’en doute pas, heureusement. »
 
Ligne 4 924 ⟶ 6 071 :
Il replaça doucement la main de Geneviève sur le canapé et voulut sortir ; Geneviève s’éveilla.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
C’est toi, Jacques ? comme tu es pâle ! C’est ma cousine, n’est-ce pas, qui t’a ainsi troublé ? Pauvre Jacques ! C’est terrible, n’est-ce pas ? Assieds-toi près de moi et causons.
 
JACQUES<BR>
 
Ô Geneviève ! ma Geneviève chérie ! Comme tu as souffert ! Et quelle héroïque, admirable générosité tu as montrée ! — Quel courage ! — Et ce scélérat, ce monstre qui se tait, qui entend son père te torturer par ses questions, osant accuser ton ami, ton plus dévoué serviteur, et il ne dit rien. Il vole, et il te laisse la lourde charge de le défendre par ton généreux silence !
 
— Jacques, Jacques ! s’écria Geneviève effrayée, pourquoi penses-tu que ce soit lui ? Qui te l’a dit ?
 
JACQUES<BR>
 
Mais, mon amie, tout le monde l’aurait deviné ; il faut être absurdement et sottement aveugle comme son père pour ne pas deviner que c’était lui.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Jacques, ne le dis pas à mon oncle, promets-le-moi.
 
JACQUES<BR>
 
Il suffit que tu le désires, ma Geneviève, pour que j’aie la bouche close là-dessus. Mais c’est cruel : cruel pour toi, cruel pour ceux qui t’aiment. »
 
Ligne 4 945 ⟶ 6 097 :
« Il faut que je m’en aille ; j’ai tant à faire pour moi, pour mon père.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Avec qui es-tu ici ? où loges-tu ?
 
JACQUES<BR>
 
Je suis seul ; à l’hôtel.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Alors viens dîner avec nous.
 
JACQUES<BR>
 
Très volontiers, si je ne te fatigue pas.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Me fatiguer ! quelle folie ! Au contraire, je me sens si bien quand tu es là ! »
 
Ligne 4 979 ⟶ 6 136 :
Enfin la porte s’ouvrit et Jacques entra.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Te voilà enfin, mon ami ; je t’attends depuis longtemps.
 
JACQUES<BR>
 
Depuis longtemps ? Il est à peine six heures.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Six heures passées, monsieur ; et tu sais que nous dînons à six heures et demie.
 
JACQUES<BR>
 
Eh bien, je ne suis donc pas en retard.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je te trouve toujours en retard, Jacques, quand je t’attends. »
 
Jacques sourit.
 
JACQUES<BR>
 
J’ai beaucoup à faire, ma bonne petite Geneviève ; je ne t’ai pas encore dit que je suis obligé de te quitter dans quinze jours ou un mois, pour longtemps et peut-être pour toujours. »
 
Geneviève devint pâle, tremblante.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Partir ! Pour toujours ! Oh ! Jacques, je suis vouée au malheur ! »
 
Ligne 5 008 ⟶ 6 172 :
Il s’assit près d’elle ; Geneviève, encore affaiblie par sa maladie, n’avait pas la force nécessaire pour commander à ses impressions ; elle continua à pleurer amèrement.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Partir ! Pour toujours ! M’abandonner ! Jacques, tu es cruel.
 
JACQUES<BR>
 
Ma Geneviève chérie, cette séparation ne m’est pas moins cruelle qu’elle l’est à toi ; mais le devoir doit passer avant le bonheur : Rome est plus menacée que jamais !
 
Ligne 5 024 ⟶ 6 190 :
Pendant qu’ils causaient de la vie charmante qu’ils mèneraient à Rome, Mlle Primerose rentra.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mes pauvres enfants, je vous ai fait attendre ! Je vous demande bien pardon. J’avais tant à courir, tant à parler.
 
JACQUES<BR>
 
Attendre ! Pas du tout, chère madame. Il n’est pas tard.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Il est presque sept heures et demie, mes enfants. Vous n’avez donc pas faim ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, pas du tout, ma cousine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pas faim ? Mais qu’as-tu, Geneviève ? Comme tu as l’air animé.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je crois bien, ma cousine. Je suis si heureuse ! Figurez-vous que Jacques va à Rome ; il est zouave pontifical. Il part dans quinze jours environ, et nous partirons avec lui.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Dans quinze jours ? C’est bien peu de temps pour mes affaires. Comme vous arrangez tout cela, vous deux !
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ma bonne cousine, terminez tout bien vite, je vous en supplie. Voyez quel avantage ce sera pour nous d’avoir en voyage un homme pour nous protéger, vous venir en aide, et un zouave surtout. »
 
Jacques et Mlle Primerose se mirent à rire de l’anxiété de Geneviève et de son air suppliant.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je tâcherai, ma chère petite ; je ferai ce que je pourrai, je vous le promets à tous deux. Mais dînons vite ; je meurs de faim, moi ; je n’ai pas, comme toi, un Jacques pour me faire oublier les heures. Jacques, va voir, mon ami, pour qu’on serve tout de suite. »
 
Ligne 5 063 ⟶ 6 238 :
« Je veux faire le portrait de Jacques, ma cousine. Je tiens beaucoup à l’envoyer à sa mère avant le départ pour Rome.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Très bien, ma fille ; mais Jacques trouvera-t-il le temps de poser ?
 
JACQUES<BR>
 
En me levant de bon matin pour terminer mes affaires, j’aurai toujours trois ou quatre heures à donner à Geneviève. »
 
Ligne 5 079 ⟶ 6 256 :
« Geneviève, dit-elle, tu sais que j’ai été voir Mme de Saint-Aimar la veille de notre départ.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, ma cousine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais je n’ai pas eu le temps de te faire sa commission. Elle m’a chargée de te dire que son fils Louis t’aimait de tout son cœur et qu’il te demandait en mariage.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Lui aussi ! Pauvre garçon ! Je l’aime beaucoup ; il est très bon, et Hélène aussi est très bonne.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Alors accepterais-tu la proposition de Mme de Saint-Aimar ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
D’épouser Louis ? Certainement non.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pourquoi cela, puisque tu l’aimes beaucoup ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je l’aime comme un ami que je vois avec plaisir, mais je ne l’aimerais** pas du tout comme mari.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tu dis pourtant qu’il est très bon.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Certainement il est bon ; mais je ne suis pas obligée d’épouser tous ceux qui sont bons.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais Louis n’est pas tout le monde ; il est, comme Jacques, ton ami d’enfance.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comme Jacques ! Oh ! ma cousine ! comment pouvez-vous comparer ? Comme Jacques ! Ce n’est pas du tout la même chose.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne vois pas la grande différence ; il est d’une bonne famille comme Jacques, joli garçon comme Jacques, très bon, avec une fortune supérieure à celle de Jacques, t’aimant beaucoup comme Jacques.
 
GENEVIÈVE, ''vivement''<BR>
 
Tout cela est possible, mais je ne l’aime pas, je ne l’aimerai jamais, et il ne m’aime pas comme m’aime Jacques ; je le vois, je le sens, je le sais.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Alors tu refuses ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Très positivement ; et s’il continue à m’aimer trop, je ne l’aimerai plus du tout.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Oh, oh ! Comme te voilà fâchée ! Tu es rouge de colère ! Écoute ; je te propose une chose qui me paraît très bien : parles-en à Jacques, consulte-le ; tu te décideras d’après ce qu’il te dira.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, s’il me conseille de refuser ; non, s’il me conseille d’accepter.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Mais si tu refuses ainsi de bons partis, tu finiras par rester vieille fille.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tant mieux ; je me ferai sœur de charité et j’irai soigner les zouaves de Rome.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Très bien, ma fille ; c’est une très belle vocation, contre laquelle je ne lutterai certainement pas. Au reste, voici tout juste notre conseiller qui arrive. Bonjour, Jacques ; déjeunes-tu avec nous ?
 
JACQUES<BR>
 
Si vous voulez bien le permettre.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Avec grand plaisir ; tu manges chez nous, c’est convenu. Je vais voir Pélagie et je reviens. »
 
Ligne 5 150 ⟶ 6 349 :
Quand Mlle Primerose fut partie, Jacques s’approcha vivement de Geneviève.
 
JACQUES<BR>
 
Tu ne me dis rien, Geneviève ? Mais comme tu as l’air triste ? Qu’y a-t-il, mon amie ? Une nouvelle contrariété ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je crois bien, et une très grande ! Ne voilà-t-il pas ma cousine qui veut que je me marie !
 
JACQUES, ''inquiet''<BR>
 
Que tu te maries ! à dix-huit ans ! mais c’est trop jeune, beaucoup trop jeune !
 
GENEVIÈVE<BR>
 
N’est-ce pas, mon bon Jacques ? À la bonne heure ! tu es raisonnable, toi.
 
JACQUES<BR>
 
Mais qui veut-elle te faire épouser ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Louis de Saint-Aimar ! Et sais-tu ce qu’elle dit : que c’est mon ami d’enfance comme toi, qu’il est bon comme toi, et enfin qu’il m’aime autant que tu m’aimes. »
 
Ligne 5 172 ⟶ 6 377 :
« Ce n’est pas vrai ! C’est impossible !
 
GENEVIÈVE, ''affectueusement''<BR>
 
N’est-ce pas, mon ami, que c’est impossible ? Je le lui ai déjà dit, parce que je vois et je sens combien tu m’aimes, et que ce Louis ne peut pas m’aimer comme toi qui es mon frère, mon ami, le bonheur de ma vie.
 
JACQUES<BR>
 
Oh ! Geneviève, que tes paroles me font de bien ! Comme je t’aime, ma Geneviève, ma sœur, mon amie !
 
GENEVIÈVE<BR>
 
N’est-ce pas que tu me conseilles de refuser ce mariage qui me rendrait si malheureuse en me séparant de toi ? Réponds-moi, Jacques : dis-moi que je ne peux pas, que je ne dois pas y consentir.
 
JACQUES<BR>
 
Chère Geneviève, en fait de mariage, il faut suivre l’impulsion de son cœur d’accord avec la raison. Si Louis ne te plaît pas…
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Il me déplaît horriblement depuis que je sais qu’il prétend m’aimer ; s’il persiste, je le détesterai.
 
JACQUES, ''souriant''<BR>
 
Non, ne le déteste pas : ce ne serait pas juste ; il ne persistera pas ; je le sais trop honnête et trop ton ami pour ne pas abandonner son projet quand il saura que tu le repousses.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Merci, Jacques ; merci, mon ami. Je ferai part de ton excellent conseil à ma cousine. »
 
Mlle Primerose rentra.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ah ! voilà Mlle Geneviève qui a repris son air doux et calme comme d’habitude. Quand tu es arrivé, elle avait un air presque furieux. Elle t’a consulté, à ce que je vois.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et Jacques est de mon avis, ma chère cousine ; et je vous demande de vouloir bien écrire le plus tôt possible à Mme de Saint-Aimar que je ne veux pas me marier…
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Parce que tu veux te faire sœur de charité pour soigner les zouaves pontificaux. C’est bien ce que tu me disais, n’est-ce pas ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, ma cousine ; mais il est inutile d’en faire part à Mme de Saint-Aimar.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
D’autant que ton projet ne s’exécutera pas, j’en réponds. Mais allons déjeuner, nous en recauserons après. »
 
Ligne 5 214 ⟶ 6 431 :
« Voyons, nous perdons notre temps à dire des niaiseries. Toi, Geneviève, tu vas te remettre à ton portrait ; seulement toi, Jacques, tu feras bien de te mettre en face d’elle et non à côté : ce serait poser dans le genre de Rame, qui voulait toujours voir ce que faisait ''petite maîtresse'', tout en posant. Mais, avant de commencer la séance, j’ai à te consulter, Jacques, sur une affaire très importante. Comme tu as fait ton droit, tu sauras me donner un bon conseil.
 
JACQUES<BR>
 
Très volontiers, chère mademoiselle ; je suis à vos ordres.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne le garderai pas longtemps, Geneviève ; prépare, en attendant, le fond du dessin. »
 
Ligne 5 229 ⟶ 6 448 :
Jacques hésita quelques instants.
 
JACQUES<BR>
 
Elle ne me l’a pas dit.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien ! moi je te le dirai : elle refuse et elle refusera avec irritation toute proposition de mariage, parce qu’il n’y en a qu’une qu’elle accepterait avec bonheur, mais qui ne lui a pas été faite : c’est la tienne.
 
JACQUES<BR>
 
La mienne ! moi ! Je ne peux pas la faire, je ne la ferai pas.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pourquoi cela, monsieur le nigaud ?
 
JACQUES<BR>
 
Parce qu’elle est riche et que je ne le suis pas ; je ne veux pas que ma femme et sa famille puissent me soupçonner d’avoir fait un mariage d’argent.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Que tu es bête, mon pauvre garçon ! Qui pourra te soupçonner d’un aussi ignoble sentiment ? En voyant Geneviève, qui pourra douter que tu n’aies été subjugué par tant de charmes ? Qui pourra ignorer que vous vous aimez depuis l’enfance, que votre tendresse a grandi avec vous, et que Geneviève elle-même t’aime autant que tu l’aimes ? Qu’importe que tu sois moins riche qu’elle ? Tu lui apportes bien d’autres avantages cent fois plus précieux qu’une fortune dont elle n’aurait que faire ; par-dessus tous les autres, une belle réputation méritée depuis ton enfance, et des qualités personnelles devenues si rares maintenant et qui assurent le bonheur d’une femme.
 
JACQUES<BR>
 
Chère, chère mademoiselle, que vous me rendez heureux ! Vous croyez vraiment que je puis espérer d’être agréé par ma chère bien-aimée Geneviève ? qu’elle ne me repoussera pas comme elle l’a fait pour les autres propositions très belles que vous lui avez fait connaître ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
J’en suis certaine, mon ami. Il y a longtemps que je vois se développer en vous deux ce sentiment que j’ai favorisé de mon mieux ; j’aurais voulu attendre un an ou deux pour vous ouvrir les yeux, mais l’aventure de Plaisance rend le mariage, c’est-à-dire l’émancipation de Geneviève, plus urgent. Il faut donc, d’une part, qu’il soit décidé, sans pourtant le faire connaître à personne, qu’à Pélagie et à Rame ; ensuite, qu’il ne se fasse que lorsque la position romaine actuelle sera plus nette. Enfin il faut qu’en allant faire tes adieux à tes parents, tu leur en parles, tu obtiennes leur permission et qu’ils s’occupent d’avance à avoir les papiers nécessaires pour faire promptement le mariage dans un cas pressé. Il ne faut jamais attendre au dernier moment. »
 
Ligne 5 257 ⟶ 6 484 :
Lorsque Jacques rentra dans le salon, son visage exprimait un tel bonheur que Geneviève en fut frappée.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Que t’a dit ma cousine, Jacques ? Tu as un air ravi, heureux ; qu’est-ce que c’est ?
 
JACQUES<BR>
 
C’est le bonheur de ma vie, la fin de toutes mes anxiétés, ma Geneviève chérie, et c’est à genoux que je dois te demander de ratifier les paroles de ta cousine. »
 
Ligne 5 267 ⟶ 6 496 :
« Elle m’a dit, Geneviève, que tu m’aimais…
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment ! c’est une nouvelle pour toi ?
 
JACQUES<BR>
 
Je sais bien que tu m’aimes ; mais elle a ajouté que tu avais refusé Louis et d’autres qu’elle t’a nommés parce que…, parce que…
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mais parle donc, Jacques ; tu me mets à la torture.
 
JACQUES<BR>
 
Parce que tu n’aimais que moi, et que si je t’adressais la même demande que Louis, tu l’accepterais sans hésiter.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Toi ! toi ! et tu as pu en douter ? »
 
Jacques la serra avec transport contre son cœur.
 
GENEVIÈVE, ''avec malice''<BR>
 
Tu ne me trouves donc plus trop jeune pour me marier ? Je n’ai pourtant pas beaucoup vieilli depuis le déjeuner.
 
JACQUES<BR>
 
Je voulais, sans m’en rendre compte, éloigner le plus possible un événement fatal pour moi, puisqu’il t’enlevait à ma tendresse ; j’aurais trouvé des obstacles à tout ; je trouvais surtout que tu n’avais pas encore assez vécu pour moi seul.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et je n’aurais jamais consenti à vivre pour un autre que toi, mon ami ; cette vive affection devait rester dans l’avenir ce qu’elle a été jusqu’ici, concentrée sur toi seul. »
 
Ligne 5 297 ⟶ 6 534 :
« Il y aura, dit Jacques, de durs moments à passer ; nous combattrons jusqu’à ce que Dieu nous rappelle tous à lui, ou bien jusqu’à l’anéantissement de ses ennemis, qui amènera la délivrance du saint-père et de Rome. Tu prieras pour nous, ma Geneviève…
 
GENEVIÈVE, ''tristement''<BR>
 
Pour toi surtout, Jacques, afin que le bon Dieu te préserve dans les terribles combats que tu auras à soutenir pour sa cause. »
 
Jacques, voyant Geneviève attristée, chercha à détourner ses pensées de dessus cette lugubre perspective ; il lui parla du petit séjour qu’il comptait faire chez ses parents, de leur consentement assuré à son mariage.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ton père dit toujours pourtant qu’il ne veut pas que tu te maries trop jeune, et tu n’as que vingt-trois ans ; c’est bien jeune pour un homme.
 
JACQUES, ''riant''<BR>
 
Et dix-huit ans ! c’est bien jeune pour une femme.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Aussi tu diras à ton père que nous ne nous marierons pas tout de suite, que nous attendrons deux ans. Puisque nous serons ensemble, nous ne nous quitterons pas, nous pouvons bien attendre.
 
JACQUES<BR>
 
Sans aucun doute ; j’aurais alors vingt-cinq ans et toi vingt. Ce sera un âge très raisonnable, et je suis sûr que mon père et ma mère n’y feront aucune objection. Et s’il y avait encore quelque petite hésitation, je chargerais mes frères et mes sœurs de plaider notre cause, de leur donner toutes sortes de bonnes raisons ; et ils consentiront à tout ; ils m’aiment, ils te connaissent et t’admirent beaucoup ; je suis tranquille de ce côté.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Et tes affaires pressées que tu avais hier ?
 
JACQUES<BR>
 
Oh ! j’aurai le temps. Ce matin je me suis levé à cinq heures ; j’en ai dépêché plusieurs. Avant dîner, il faudra que j’aille au comité pontifical des zouaves, afin de terminer mon engagement et me faire donner mes instructions. Demain je passerai deux bonnes heures à Vaugirard pour voir mes chers pères ; je leur raconterai mon bonheur, auquel ils prendront une part bien sincère, car ils sont si bons, si paternels, et ils m’ont conservé une si bonne affection ! Ils me béniront ; cette bénédiction me portera bonheur en attendant celle du saint-père ».
 
Ligne 5 330 ⟶ 6 574 :
Rame ne bougeait pas ; il regardait tristement sa chère maîtresse et ne disait rien.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tu ne me parles pas, mon bon Rame ; tu n’es pas content de mon bonheur ?
 
RAME<BR>
 
Moi content si jeune maîtresse content ; mais moi penser à pauvre moussu Jacques. Lui tant aimer petite maîtresse ! Lui malheureux, pauvre moussu Jacques !
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Jacques malheureux ! Il est enchanté : c’est lui qui sera mon mari.
 
RAME<BR>
 
Moussu Jacques ! Oh bonne petite maîtresse ! Rame heureux, Rame toujours rester avec jeune maîtresse comme avant, Rame toujours aimer jeune maître. »
 
Ligne 5 346 ⟶ 6 594 :
Rame pleurait et ne pouvait ni exprimer ni contenir sa joie. Il étouffait et ne pouvait parler.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Calme-toi, mon bon Rame, et, au lieu de pleurer, réjouis-toi avec moi. Si tu savais comme je suis heureuse et comme mon cher Jacques est heureux ! Nous partirons ensemble pour Rome dans quinze jours ou un mois et nous y resterons avec lui tant qu’il y restera. »
 
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Quand Mlle Primerose rentra enfin à sept heures comme la veille, elle se jeta sur un fauteuil.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ouf ! Je suis fatiguée ! Il fait une chaleur ! Eh bien, mes enfants, qu’avez-vous décidé ?
 
— Chère cousine, dit Geneviève en embrassant Mlle Primerose, Jacques a changé d’avis : il ne me trouve plus trop jeune pour me marier, et il consent à risquer son bonheur en subissant mon joug.
 
JACQUES<BR>
 
Geneviève, tu es une petite méchante. Si tu disais : Jacques m’a si tendrement demandé d’accepter son cœur et sa vie, que j’y ai consenti, tu serais plus près de la vérité.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
La vérité est que vous vous aimez à qui mieux mieux, et que vous êtes enchantés tous les deux que j’aie débrouillé votre affaire, qui sans moi aurait traîné indéfiniment. Moi aussi, je suis enchantée. Il y a si longtemps que j’y pense que j’en étais ennuyée ; je n’aime pas à voir traîner les choses. Ainsi voyez-vous, mes enfants, moi, si je m’écoutais, je finirais tout avant le départ pour Rome ; mais je ne m’écoute pas, et nous attendrons le bon plaisir de ces messieurs les révolutionnaires.
 
« Quand ils auront fait leur coup et que ces messieurs les zouaves et autres généreux défenseurs du pape auront exterminé ces bandits, nous nous marierons, et la vieille Primerose, satisfaite de son œuvre, ira végéter dans quelque coin solitaire.
 
JACQUES<BR>
 
Vous, chère mademoiselle ! Vous, nous quitter ! Non, jamais ; Geneviève ni moi, nous n’y consentirons pas. »
 
Mlle Primerose, attendrie, se leva et, les prenant tous deux dans ses bras, elle les embrassa tendrement.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Chers enfants, vous n’êtes et vous ne serez jamais ingrats. J’accepte votre offre et j’avoue que j’y comptais. Mais je me réserve mon indépendance pour m’absenter quelquefois ; ainsi je me donnerai le plaisir d’aller à Saint-Aimar pour taquiner votre imbécile d’oncle, et rire un peu des projets manqués de ma chère amie Saint-Aimar, qui voulait pour son fils notre charmante Geneviève et sa belle fortune ; et pour Hélène, elle désirait et désire encore ce triple gredin de Georges et sa belle fortune. Ha, ha, ha ! je vais joliment les taquiner tous ; ils le méritent bien, allez. Ils vont enrager ! Cela m’amuse ; c’est ma manière de punir les sots et les coupables. »
 
 
===XXXIV - Affaires terminées<BR>
Correspondance aigre-douce===
 
Le lendemain, Mlle Primerose rentra un peu troublée, longtemps avant le dîner.
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« Mes enfants, dit-elle à Geneviève et à Jacques qui l’attendaient en causant, il faut que j’écrive à votre coquin d’oncle pour avoir son consentement au mariage de Geneviève ; je viens de chez le notaire qui est son subrogé tuteur ; il m’a dit avoir su par M. Dormère que j’emmenais Geneviève à Rome, que son oncle comptait s’opposer à ce départ et reprendre sa nièce chez lui jusqu’à sa majorité, qu’il en avait le droit et qu’il en userait. Vous devinez comment j’ai reçu cette communication. J’ai raconté alors dans tous ses détails à ce notaire, qui est un brave homme, les procédés soi-disant paternels de cet homme abominable ; j’ai terminé par le récit du vol commis par son fils et attribué au pauvre Rame ; et comme il ne pouvait croire à de pareilles iniquités, j’ai tiré de mon portefeuille la lettre écrite par cet horrible Georges et je la lui ai fait lire. Il en a été aussi indigné que nous l’avons tous été.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Quelle lettre, ma cousine ? Comment se trouve-t-elle entre vos mains ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Celle que ce monstre a osé t’écrire pour te demander ta main ; tu l’as laissée dans ta chambre. Je l’ai vue, j’ai reconnu l’écriture, je l’ai lue et je l’ai emportée en remerciant Dieu d’avoir mis entre mes mains une preuve (la seule que nous ayons) de la scélératesse de ce misérable. Je suis ressortie aussitôt pour que tu ne puisses deviner que c’était moi qui la tenais. — J’ai raconté à ton subrogé tuteur ta cruelle et longue maladie qui t’avait mise si près de la mort. Il est convenu que M. Dormère, après une pareille conduite, devait être dépossédé de sa tutelle, mais qu’il faudrait pour cela que je lui intentasse un procès qui amènerait le déshonneur de son fils. Que pour éviter ce malheur, il valait mieux lui écrire pour avoir son autorisation tant pour le voyage à Rome que pour le mariage avec Jacques, et il m’a conseillé de le faire le plus tôt possible et dans les termes les plus doux, sans reproches et sans témoigner aucune incertitude de son consentement. Il viendra demain chez moi pour voir Geneviève et Jacques et faire connaissance avec sa pupille et son fiancé. Je lui ai laissé la lettre de ce scélérat de Georges, afin qu’il la garde comme pièce de conviction. Je vais écrire tout de suite à votre misérable oncle, et nous verrons s’il osera me refuser. »
 
Mlle Primerose sortit.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mon Dieu, mon Dieu ! encore des chagrins, des inquiétudes.
 
JACQUES<BR>
 
Ne t’effraye pas, ma bien-aimée Geneviève ; notre oncle ne peut pas refuser son consentement ; quand il connaîtra la lettre de son infâme Georges, il se gardera bien de provoquer un procès qui lui démontrera clairement ce qu’est son fils. J’avoue que j’éprouve une grande satisfaction en pensant à ses regrets, à ses remords quand il verra si évidemment comment il a payé ton noble et généreux silence. Je ne puis te dire jusqu’à quel point je me sens indigné, révolté quand j’arrête ma pensée sur la conduite de mon oncle et de son fils à ton égard. Toi si douce, si bonne, si vraie ! Aussi je bénis l’excellente Mlle Primerose de s’être chargée de toi ; je sais qu’elle a des défauts ; qui est-ce qui n’en a pas ? Mais quand je vois son dévouement, son affection, je ne puis qu’excuser ses imperfections et sentir augmenter pour elle ma tendresse et ma reconnaissance.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Mon bon, mon cher Jacques, que tu es bon ! Comme j’ai raison de t’aimer de toutes les forces de mon cœur. »
 
Mlle Primerose rentra tenant une lettre à la main.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tenez, mes enfants, voici ce que je lui écris ; vous êtes intéressés dans cette affaire ; je désire avoir votre approbation :
 
Ligne 5 415 ⟶ 6 676 :
<div style="text-align: right;">« CUNÉGONDE PRIMEROSE. »</div>
 
JACQUES<BR>
 
Très bien, très bien, chère mademoiselle ; elle est polie tout en étant froide comme elle doit l’être. Il ne peut pas vous refuser ; vous aurez une bonne réponse.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Que Dieu t’entende, mon ami ! Moi qui le connais depuis près de quarante ans, je crois qu’elle sera mauvaise ; mais ne nous en effrayons pas : nous avons des armes, et le brave notaire le persuadera, la lettre et la loi à la main. »
 
Ligne 5 425 ⟶ 6 688 :
Geneviève fut très émue de cette demande et supplia son tuteur de la dispenser de ce pénible récit.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Je suis fâché, ma chère petite pupille, de vous obliger à recueillir ces douloureux souvenirs, mais c’est nécessaire, croyez-moi. Il faut que je sache tout, car j’aurai une rude opposition à vaincre. »
 
Ligne 5 434 ⟶ 6 698 :
Jacques, ému lui-même de l’émotion de Geneviève, traça le plan d’une main mal assurée ; mais le notaire le comprit et pria Geneviève de continuer son récit, sans en rien omettre. Elle redit les paroles que Georges avait laissé échapper en parlant d’elle et continua jusqu’à la fin.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Comment ne vous êtes-vous pas montrée quand il a manifesté le désir de s’emparer d’une partie de l’argent de son père ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Le peu de mots qu’il avait dits en parlant de moi m’avaient tellement révoltée, que je ne voulais pas subir devant lui la honte de les avoir entendus. L’idée ne me vint pas, jusqu’au dernier moment, qu’il aurait l’infamie de voler son père ; et quand je le vis compter dix billets de mille francs et les mettre dans sa poche, il était trop tard ; j’eus peur et je me suis sentie si tremblante, si prête à défaillir, que je ne pus ni parler, ni faire un mouvement. Ce ne fut que quelques minutes après son départ précipité que j’eus la force de m’approcher du fauteuil pour y tomber. »
 
Geneviève fondit en larmes ; Jacques se précipita vers elle et lui prit les mains, qu’il baisa affectueusement.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Pauvre petite ! je comprends la terrible émotion que vous avez dû éprouver. Je vous remercie de votre courage en me donnant tous les détails de ce crime, car c’est véritablement un crime qu’il a commis ; mais je trouve qu’il est encore surpassé par son attitude dans la scène que vous a fait subir votre oncle. Et oser ensuite écrire la lettre que j’ai entre les mains ! Son père la lira ; c’est une justice à rendre.
 
GENEVIÈVE, ''les mains jointes et d’un air suppliant''<BR>
 
Ô monsieur ! Mon pauvre oncle, vous le tuerez : il aime tant son fils !
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Non, ma chère enfant ; il n’en mourra pas, et il mérite cette punition que vous avez voulu lui épargner par votre héroïque silence. — Les misérables ! — Soyez tranquilles sur votre avenir, mes jeunes amis. Je ferai disparaître tous les obstacles que vous redoutez. Adieu ; je vais préparer l’acte de désistement de la tutelle de votre oncle ; l’excellente Mlle Primerose restera maîtresse de vous diriger comme elle l’a fait jusqu’à présent, avec un cœur de mère. Je reviendrai vous voir le plus souvent que je pourrai. »
 
Ligne 5 466 ⟶ 6 735 :
Le visage de Mlle Primerose exprima une telle irritation, que Jacques et Geneviève s’empressèrent de lui demander ce qu’était cette lettre qui paraissait l’impressionner si vivement.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est la réponse de M. Dormère ; elle est telle que je vous l’avais annoncée, mais plus méchante et plus sotte que je ne le supposais. Je ne le croyais pas aussi ignoble. Je vais la porter à notre bon notaire et je lui demanderai d’aller lui-même à Plaisance dès demain, pour en finir avec ces misérables, et il se chargera de ma réponse, que je vais écrire immédiatement. »
 
Avant de quitter le salon, Mlle Primerose donna la lettre à Jacques, qui la lut tout haut à Geneviève.
 
JACQUES<BR>
 
C’est abominable, odieux ! Et voilà l’homme auquel tu voulais sacrifier, ma Geneviève, ton bonheur et le mien.
 
GENEVIÈVE, ''pleurant''<BR>
 
Oh ! Jacques, mon ami, ne me laisse pas emmener ; j’en mourrais.
 
JACQUES<BR>
 
Ne t’effraye pas, mon amie ; jamais, moi vivant, je ne te laisserai au pouvoir de ces misérables. D’ailleurs, n’oublie pas que ton subrogé tuteur est là pour t’arracher de ces mains infernales et que la lettre que Mlle Primerose a eu le bonheur de trouver et de garder nous sauvera tous. »
 
Ligne 5 496 ⟶ 6 769 :
« Chère mademoiselle, dit-il en souriant, ce n’est pas d’un style doux et conciliant.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Nous ne sommes plus au jour de la conciliation, mon ami. Je parle net parce qu’il le faut. Continue jusqu’au bout. »
 
Ligne 5 503 ⟶ 6 777 :
« Chère cousine, c’est bien dur pour mon pauvre oncle d’apprendre si brusquement la terrible vérité.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Et tu crois que c’est moi qui la lui apprends, bonne personne que tu es. Il y a longtemps qu’il l’a devinée, mais il ne veut pas l’avouer, par orgueil et par lâcheté. Tu oublies donc le plan infâme de ce misérable pour t’amener à épouser forcément son scélérat de fils. Et tout cela uniquement pour avoir ta fortune! »
 
Ligne 5 510 ⟶ 6 785 :
« Ma cousine, elle pleure ! s’écria Jacques tristement.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien, mon ami, console-la, et vois toi-même si, pour dissiper ce chagrin… stupide, je dois l’avouer, tu préfères la voir enlever à ta tendresse par deux brigands qui la feront mourir à force de larmes trop motivées. »
 
Ligne 5 525 ⟶ 6 801 :
« Et vous autres, ajouta-t-elle, vous n’avez pas bougé depuis mon départ ; vous êtes restés là comme des paresseux, à ne rien faire.
 
JACQUES<BR>
 
Nous avons causé, chère mademoiselle.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''riant''<BR>
 
Causé pendant deux heures ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, chère cousine, nous avions beaucoup de choses à décider, à arranger…
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE, ''hochant la tête''<BR>
 
Ah ! Geneviève, Geneviève, moi qui t’ai si bien élevée à ne jamais perdre ton temps, à ne pas rester inoccupée, tu vas devenir une paresseuse, une bavarde.
 
JACQUES, ''lui baisant la main''<BR>
 
Ne grondez pas, chère mademoiselle, nous sommes encore dans une position si agitante, si incertaine.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Incertaine ? Allons donc ; tu sais bien qu’avec moi les questions ne restent jamais incertaines, qu’elles sont vite et nettement tranchées. Tu es inquiet, n’est-ce pas, pauvre enfant ? Tu crains que je ne donne Geneviève à Louis ou à ce coquin de Georges. Bêta, va ! causez, je vous laisse. Ne permets pas à Geneviève de se tuer de travail, au moins. »
 
Ligne 5 558 ⟶ 6 840 :
« Le notaire de Monsieur. »
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Bonjour, mon cher ; par quel hasard arrivez-vous si tard ? Venez-vous dîner avec moi ?
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Non, monsieur, je viens vous apporter quelques papiers importants. Mais je dois, avant tout, vous remettre une lettre de Mlle Primerose.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Que me veut cette bavarde ?
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Lisez, monsieur, vous verrez. »
 
Ligne 5 574 ⟶ 6 860 :
« Joli style ! elle est vexée, furieuse, tant mieux. Je lirai plus tard ces sottises. Voyons vos papiers. »
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Pardon, monsieur. Veuillez d’abord terminer la lettre.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Quelle insistance ! »
 
Ligne 5 584 ⟶ 6 872 :
« La preuve, monsieur… ; la preuve…
 
LE NOTAIRE<BR>
 
La voici, monsieur. Je dois vous prévenir que, redoutant un premier mouvement, j’ai gardé l’original signé de votre fils et je ne vous en apporte qu’une copie. »
 
Le notaire tendit la lettre, M. Dormère la saisit et ne put d’abord la lire, tant il était troublé par l’émotion et la colère. Il se remit pourtant et parvint à la déchiffrer jusqu’au bout.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Eh bien, monsieur, êtes-vous convaincu maintenant de l’infamie de votre fils, de la grandeur d’âme et de l’héroïsme de votre nièce ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Ah ! par pitié, ne m’accablez pas… Mon fils…, mon Georges que j’ai tant aimé… Et n’avoir rien dit…, pas un mot, pendant que cette fille se compromettait pour lui.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Pas pour lui, monsieur. Pour vous !…
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Pour moi !… Que n’ai-je pu l’aimer…, elle se serait dévouée pour moi… Elle aurait épousé Georges.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Jamais, monsieur ; elle avait pour lui trop de mépris et d’antipathie.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Que faire, mon Dieu, que faire ?… Quel coup ! — Mais non, je ne puis croire… Faites venir Georges ; il est chez lui. »
 
Le notaire sortit et rentra peu d’instants après avec Georges.
 
GEORGES, ''d’un air dégagé''<BR>
 
Vous me demandez, mon père ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Oui, monsieur. Lisez cette lettre de votre cousine Primerose. » Il lui donne la lettre.
 
GEORGES, ''après avoir lu''<BR>
 
Vous ne croyez pas, je pense, aux sottises que vous raconte Mlle Primerose ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Vous niez ce dont elle vous accuse ?
 
GEORGES, ''avec calme''<BR>
 
Complètement ; sa lettre est absurde.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Nierez-vous aussi la vôtre ? »
 
Ligne 5 631 ⟶ 6 932 :
Georges la prit, visiblement troublé ; il se remit pourtant en la lisant et la rendit avec calme.
 
GEORGES, ''souriant''<BR>
 
C’est une lettre forgée, mon père ; ce n’est ni mon écriture ni ma signature.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Mais j’ai l’original entre les mains, monsieur, j’en ai fait tirer une copie.
 
GEORGES<BR>
 
Pourquoi cette précaution, monsieur ?
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Parce que j’ai craint, monsieur, que vous ou monsieur votre père vous ne la détruisiez pour enlever à votre malheureuse cousine la seule preuve qu’elle pût produire de votre culpabilité.
 
GEORGES<BR>
 
Quelle admirable prévoyance dans une jeune personne soi-disant mourante.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Ce n’est pas à elle, monsieur, qu’en revient l’honneur ; c’est à Mlle Primerose, qui vous connaît à fond. »
 
Georges s’inclina d’un air moqueur.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Maintenant, monsieur, veuillez me permettre de continuer l’affaire que j’ai à terminer avec monsieur votre père, auquel j’ai quelques questions à adresser.
 
« Consentez-vous à renoncer à la tutelle de Mlle Geneviève Dormère ?
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Non, monsieur, je refuse.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Veuillez, monsieur, réfléchir avant de prendre une aussi grave décision. En cas de refus, dont vous voudrez bien me donner acte, je dois déposer demain, au greffe du tribunal, la demande faite par moi, subrogé tuteur de votre nièce, de vous enlever juridiquement vos droits et votre titre de tuteur et de vous faire rendre vos comptes de tutelle ; je me réserve à en donner les motifs. Je vous attaque en calomnie contre le serviteur dévoué de votre nièce que vous avez accusé de vous avoir volé dix mille francs, et j’apporte pour preuve la lettre de votre fils, écrite et signée par lui. M. Georges sera conduit en prison à ma requête, pour procéder au jugement en cour d’assises et constater que c’est bien lui qui est le voleur et non pas le pauvre nègre de votre nièce.
 
Ligne 5 670 ⟶ 6 980 :
« Misérable ! qu’as-tu fait ? Mentiras-tu jusqu’au dernier moment ?
 
GEORGES<BR>
 
Signez, mon père, signez tout ce qu’il voudra. J’avoue tout ce dont on m’accuse ; cela me sauvera de la prison.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Lâche ! menteur ! tu as déshonoré mon nom ! Je te chasse ; je te déshérite.
 
GEORGES<BR>
 
Très bien ; mais il me faut avoir de quoi vivre honorablement. Donnez-moi de l’argent et je vous quitterai volontiers ; autrement je reste ; j’emprunte sur mon héritage futur cinq à six cent mille francs ; après quoi je pars pour ne jamais revenir et je vous laisse pour adieu ma malédiction comme récompense de la belle éducation que vous m’avez lâchement et sottement donnée.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Je signerai tout ; mais va-t’en ; ta vue me fait mal.
 
GEORGES<BR>
 
Donnez-moi de l’argent ; sans cela je ne pars pas.
 
DORMÈRE<BR>
 
Prends tout ce que tu voudras et laisse-moi finir seul ma misérable vie. »
 
M. Dormère serra son front dans ses mains. « Le misérable ! dit-il. Pourquoi l’ai-je connu si tard !
 
GEORGES<BR>
 
Parce que vous n’avez pas voulu me connaître plus tôt, mon père.
 
M. DORMÈRE, ''hors de lui''<BR>
 
Va-t’en, malheureux ! Délivre-moi de ta présence.
 
GEORGES<BR>
 
Adieu, mon père ; vous n’entendrez plus parler de moi ; je ne reviendrai que comme héritier de votre fortune. »
 
Ligne 5 708 ⟶ 7 027 :
On attendait avec impatience des nouvelles de Plaisance ; le notaire fut exact au rendez-vous.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Eh bien, cher monsieur, quelles nouvelles ?
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Victoire complète, mais pas sans combat. Pour ne pas vous faire languir, voici l’acte de résiliation de la tutelle et le consentement au mariage, qu’il a signé sans savoir ce qu’il signait. Voici les comptes de la tutelle, parfaitement en règle ; je les ai parcourus en wagon. Vous avez, ma chère pupille, quatre-vingt-dix mille francs de rente. Vous devriez en avoir plus de cent, avec les économies et les intérêts depuis douze ans ; mais si vous m’en croyez, nous ne ferons pas de chicanes là-dessus. M. Dormère est dans un état d’accablement qui lui ôterait la force de supporter un nouveau coup.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Racontez-nous donc, cher monsieur, comment il a reçu votre communication et ma lettre.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Votre lettre n’a pas produit un effet agréable à la lecture des premières lignes.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
C’est bien ce que je voulais : le faire enrager d’abord, et l’atterrer ensuite.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Vous avez parfaitement réussi. Il est devenu de toutes les couleurs ; il est resté très pâle et accablé, au point de ne pouvoir parler. Il a demandé ''la preuve'' d’une voix altérée. Je la lui ai présentée. »
 
Ligne 5 736 ⟶ 7 061 :
« Son père l’aura chassé et il aura voulu profiter de l’état de stupeur de son père pour faire main basse sur tout.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Voici le fruit de l’éducation insensée et coupable que lui a donnée ce malheureux homme. Jolie vieillesse qu’il s’est préparée !
 
« À présent, cher monsieur, j’ai aussi des affaires à régler ; aurez-vous l’obligeance de passer dans ma chambre pour que nous en causions à notre aise ?
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Je suis à vos ordres, Mademoiselle. »
 
Ligne 5 748 ⟶ 7 075 :
« Geneviève, dit Jacques tirnidement, j’ai quelque chose à te demander.
 
GENEVIÈVE, ''riant''<BR>
 
Et on dirait que tu as peur.
 
JACQUES<BR>
 
Oui, j’ai peur… que tu ne me refuses.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Moi, que je te refuse une chose qui te ferait plaisir ! Oh ! Jacques.
 
JACQUES<BR>
 
Geneviève, tu sais que je pars demain soir pour faire mes adieux à mes parents ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui… ; après ? — Parle donc, mon Jacques chéri ; tu sais si je t’aime et si je puis rien te refuser.
 
JACQUES<BR>
 
Eh bien, si mes parents consentaient à ce que nous nous mariions avant le départ pour Rome, me l’accorderais-tu ? »
 
Ligne 5 770 ⟶ 7 103 :
« Avant, avant quinze jours ? dit-elle avec surprise.
 
JACQUES, ''tristement''<BR>
 
Tu vois bien ! voilà que tu me quittes au premier mot que je t’en dis. »
 
Geneviève reprit immédiatement sa place.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je ne te quitte pas, Jacques ; je ne te quitte pas ; seulement… je suis étonnée… ; je ne m’attendais pas.
 
JACQUES<BR>
 
Me refuseras-tu la première prière que je t’adresse, ma Geneviève ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Puis-je te refuser ce que tu désires, mon Jacques bien-aimé ? Il en sera ce que tu voudras. Ma volonté ne s’opposera jamais à la tienne.
 
JACQUES<BR>
 
Mais le veux-tu ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oui, je le veux puisque tu le veux, mais trouves-tu que ce soit raisonnable ? nous sommes si jeunes tous les deux.
 
JACQUES<BR>
 
Nous sommes jeunes, sans doute. Mais notre position, la tienne surtout, n’est ni franche ni stable.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Comment, pas stable ? Il est convenu que je serai ta femme, que tu seras mon mari. Que veux-tu de plus assuré que cette position?
 
JACQUES<BR>
 
L’avenir peut nous échapper, mon amie ; tu n’as ni père ni mère, personne qui te protège que moi et Mlle Primerose ; suppose que Mlle Primerose vienne à mourir, tu restes seule avec un jeune zouave de vingt-trois ans ; je ne puis convenablement venir demeurer avec toi, et tu ne peux pas vivre seule. Que deviendrons-nous ?
 
GENEVIÈVE, ''souriant''<BR>
 
Tu fais des suppositions improbables, mon pauvre Jacques ! Pourquoi veux-tu que Mlle Primerose meure ?
 
JACQUES<BR>
 
Je suis loin de le vouloir, mais enfin c’est possible.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Nous pouvons tous mourir aussi.
 
JACQUES<BR>
 
Voilà qui est improbable, pour le coup. Mais tu ne veux pas : n’en parlons plus.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Si fait, parlons-en encore. Et quant à moi, je te jure que si tes parents, ma cousine Primerose et mon subrogé tuteur le trouvent bon, j’en serai très heureuse. Tu sais que tout mon cœur est à toi, et qu’unir ma vit à la tienne est mon vœu le plus ardent.
 
JACQUES<BR>
 
Je me soumets à ta décision, ma Geneviève. Prenons conseil d’abord de Mlle Primerose et de ton subrogé tuteur ; s’ils trouvent des inconvénients à notre prompt mariage, j’en abandonnerai la pensée, je n’en parlerai pas à mes parents, et nous suivrons notre premier projet.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Merci, mon ami ; je sens que c’est plus raisonnable. »
 
Mlle Primerose et le notaire ne tardèrent pas à rentrer ; dès qu’ils furent assis, Jacques commença son attaque, qui surprit beaucoup le** notaire et qui fit sourire Mlle Primerose. Jacques développa ses raisons avec tant de véhémence que Mlle Primerose se mit à rire bien franchement et que Geneviève ne put s’empêcher de l’imiter ; le notaire ne disait rien et réfléchissait.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Voyons grave notaire, quel est votre avis ? Parlez franchement.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Ma foi, répondit-il, je n’y vois pas d’inconvénients. Si véritablement les suppositions de Jacques se réalisent, si Mlle Primerose subit avant l’âge la loi commune des hommes, que deviendrait en effet ma pupille >? Et si, comme le prévoit Jacques, il se trouvait blessé dans un combat, il ne peut convenablement s’établir entre une jeune personne et une demoiselle dont il n’est pas parent. Le mariage rendrait la position convenable et naturelle.
 
« Et votre avis à vous, mademoiselle ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Le mien est conforme au vôtre, mon cher notaire.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Et le vôtre, ma pupille ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Le mien est de faire ce que veut Jacques.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
Alors la question me semble tranchée.
 
JACQUES<BR>
 
Sauf l’approbation de mes parents.
 
LE NOTAIRE<BR>
 
C’est juste. C’est un complément nécessaire pour procéder au contrat. Et à présent qu’on n’a plus besoin ni du notaire ni du tuteur, je vous présente mes hommages et je m’en vais après avoir embrassé la charmante mariée. »
 
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Jacques lui serra les deux mains avec une chaleur de reconnaissance qui fit pousser un cri au pauvre notaire. Il sortit en riant et en se secouant les mains. Jacques le suivit, lui fit des excuses de sa vigoureuse étreinte et lui adressa quelques questions encore sur les actes nécessaires.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Te voilà tout interdite, ma pauvre enfant. Tu ne voulais donc pas que nous disions oui ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Ma cousine, je ne sais ce que je voulais, ni ce que je veux. Un refus m’eût beaucoup chagrinée, et votre consentement m’effraye plus qu’il ne me satisfait.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Pourquoi cela, mon enfant ? Les motifs que nous a donnés Jacques sont réellement sages et prudents. J’espère qu’aucune de ses prévisions ne se réalisera, mais s’il avait vu juste dans l’avenir, quels regrets n’aurions-nous pas tous de ne l’avoir pas écouté !
 
GENEVIÈVE<BR>
 
C’est vrai, chère cousine ; aussi je ne m’y oppose pas. Je trouve seulement que c’est un peu promptement décidé.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Bah ! À quoi servent les lenteurs, les délais ?… Ce qui me fait penser que j’ai remis à plus tard à serrer mes papiers. J’y vais et je ne reviens plus, parce que je suis fatiguée ; il est dix heures et demie. »
 
Mlle Primerose embrassa Geneviève et sortit. Un instant après, Jacques entra.
 
JACQUES<BR>
 
Tu es seule, Geneviève ? Laisse-moi te bien embrasser, ma femme mon amie. »
 
Il embrassa tendrement Geneviève.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Pars-tu toujours demain, Jacques ?
 
JACQUES<BR>
 
Plus que jamais ; j’ai hâte de tout décider. Je partirai même dès le matin.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je ne te verrai donc pas demain ?
 
JACQUES<BR>
 
Non, ma Geneviève, mais je reviendrai bientôt. Mes parents comprendront que nous avons bien des préparatifs à faire.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Adieu donc, mon Jacques. Que c’est triste de me séparer de toi, même pour peu de jours !
 
JACQUES<BR>
 
Dans quinze jours nous ne nous quitterons plus. Adieu, mon amie, adieu. »
 
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« Et les papiers ! dit le père, les actes, les publications ?
 
JACQUES<BR>
 
Tout sera fait, mon père ; j’ai tout prévu.
 
— Et la corbeille ? dit la mère.
 
JACQUES<BR>
 
Vous la donnerez plus tard, ma mère, Geneviève a tout ce qu’il lui faut.
 
LE PÈRE<BR>
 
Et un appartement pour nous, pour assister à ton mariage ?
 
JACQUES<BR>
 
Je m’en charge, mon père ; vous en aurez un tout prêt.
 
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« Jacques ! Geneviève ! » fut le seul cri qu’ils échangèrent en même temps. Mlle Primerose l’entendit, accourut et se mit à accabler Jacques de questions ; il répondit à tout de la manière la plus satisfaisante, fit part à Geneviève du bonheur de ses parents, de ses frères et sœurs, et annonça qu’il allait s’occuper, aussitôt après le déjeuner, des publications nécessaires.
 
JACQUES<BR>
 
Je rapporte mon acte de naissance ; le notaire a le tien, Geneviève ; nous serons affichés à la mairie demain samedi, publiés à l’église dimanche ; mon père en fera autant chez lui à la campagne. J’irai dans l’après-midi chez le notaire, de là à la paroisse, puis à mon bureau d’engagement de zouave ; ensuite j’irai chercher un appartement. Ils arrivent tous, même ma vieille bonne qui m’aime tant et qui veut assister au mariage de son cher Jacquot, comme elle m’appelle encore. Demain j’irai chez mes chers pères, à Vaugirard, leur annoncer mon prochain mariage ; je courrai encore pour l’appartement et pour quelques commissions de ma mère ; après quoi je reviendrai, dès que je serai libre, me reposer auprès de toi, ma Geneviève ; c’est près de toi que seront toujours mon repos et mon bonheur.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tu as tant de choses à faire, mon pauvre garçon, que je vais hâter le déjeuner ; et, pendant que tu seras absent, je sortirai avec Geneviève pour quelques commandes et emplettes indispensables.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Quelles emplettes, chère cousine ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Une espèce de trousseau, ma fille ; des robes, des chapeaux…
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je n’ai pas besoin de grand-chose.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Comment ! Vas-tu te marier avec ta vieille robe de soie bleue, par hasard, ou la robe de jaconas que tu portes à présent ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Non, certainement ! La robe de noce, à la bonne heure ; mais j’ai, du reste, ce qu’il me faut.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Ne te faut-il pas des toilettes plus élégantes que celles que tu as, une foule de choses qui te seront nécessaires à Rome et même ici ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Faites comme vous voudrez, ma cousine, pourvu que je ne perde pas une minute de Jacques.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Tu ne perdras rien du tout ; sois tranquille. »
 
On déjeuna un peu à la hâte. Mlle Primerose, tout en mangeant, fit à Geneviève un inventaire si considérable de ce qu’il lui fallait pour le matin, pour l’après-midi, pour les dîners, pour les soirées, que Geneviève demanda grâce et se refusa absolument à de telles dépenses pour sa personne. Jacques riait et soutenait Mlle Primerose.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Veux-tu donc, Jacques, que je sois de ces folles qui dépensent huit ou dix mille francs par an pour leur toilette ?
 
JACQUES<BR>
 
Tu ne seras jamais de ces folles, ma Geneviève, mais laisse ta bonne cousine te monter convenablement. Tu sais par une longue expérience qu’elle a beaucoup d’ordre ; elle ne t’entraînera pas dans des dépenses inutiles.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Voilà qui est parler sagement (''imitant Geneviève''), ''mon Jacques chéri''. — À la bonne heure ! tu as confiance dans la vieille cousine, toi. — Allons, sortons de table ; nous sommes tous pressés. Viens en voiture avec nous ; nous te déposerons chez le notaire. »
 
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« Ma Geneviève, ma bien-aimée, lui dit Jacques au moment du départ, n’affaiblis pas mon courage par la pensée de ta douleur. Ne perdons pas notre confiance dans le Dieu tout-puissant qui m’a fait tant de fois protégé contre les balles ennemies ; souviens-toi de la bénédiction toute particulière que nous avons reçue ensemble du saint-père ; il nous a promis de prier pour nous. Que ce souvenir soutienne tes forces, ma bien-aimée !
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Oh ! Jacques, mon amour, ma vie, tu seras seul dans ces terribles combats ; personne pour veiller sur toi ; personne pour te ramasser si tu tombes victime de ton courage. »
 
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« Geneviève, lui dit-elle en l’embrassant, tes prières ont été exaucées : le bon Dieu a préservé Jacques de la mort.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Préservé ! Merci, mon Dieu ! merci, ma bonne Sainte Vierge ! s’écria-t-elle en se prosternant jusqu’à terre. La bataille est-elle gagnée ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Complètement ; déroute complète des ennemis de Dieu ; mais beaucoup de morts, de blessés. Jacques n’a pu échapper à une blessure. Tu vas le voir tout à l’heure ; mais sois calme : l’agitation pourrait lui faire du mal.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Jacques blessé ! Mon pauvre Jacques ! La blessure est-elle dangereuse ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Je ne sais ; elle n’est probablement pas très grave, puisqu’on peut l’amener jusqu’ici. Mais quand tu le reverras, sois calme, mon enfant ; de toi, de ton courage, dépend sa prompte guérison.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Je serai calme ; j’aurai du courage. Je veux le voir ; où est-il ?
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Monseigneur B… le fait apporter. Pélagie lui prépare son lit. »
 
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Geneviève alla vers lui en chancelant. « Du sang ! dit-elle. C’est le sang de Jacques !
 
MONSEIGNEUR B…<BR>
 
Non, mon enfant ; c’est celui de bien d’autres blessés que j’ai relevés. Ayez du courage ; j’ai envoyé chercher un chirurgien ; j’espère que ce ne sera rien. Voulez-vous voir votre mari ? Il est couché dans son lit ; Pélagie est près de lui. Mais du calme ; pas d’agitation, pas de larmes. Sa vie peut-être en dépend.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Sa vie ! Oh ! Jacques ! On ne me dit pas tout.
 
MONSEIGNEUR B…<BR>
 
Vous en savez tout autant que moi, mon enfant, je vous le jure. D’ailleurs, entrez, vous verrez vous-même.
 
— Et Rame ? dit-elle avant d’entrer.
 
MONSEIGNEUR B…<BR>
 
Rame vit encore ; il a reçu dans la poitrine la balle qui était destinée à Jacques et qui n’a touché Jacques que faiblement après avoir traversé le corps du fidèle serviteur. »
 
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Le lendemain, le chirurgien trouva les blessures en très bon état et certifia que dans quinze jours Jacques serait en pleine convalescence. La présence continuelle de sa bien-aimée Geneviève contribua beaucoup à hâter sa guérison. Au bout de quinze jours il lui fut permis de quitter son lit pour passer quelques heures dans un fauteuil. Dès qu’il avait pu parler, il avait demandé où était Rame.
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Notre pauvre Rame est blessé assez gravement, mon bien-aimé Jacques ; la balle qui t’était destinée a traversé la noble poitrine de notre ami avant d’arriver jusqu’à toi ; il t’a sauvé la vie en se jetant devant toi quand le bandit a fait feu ; ta blessure a été légère, la sienne a été grave ; il est à l’hôpital sous la garde de Mgr B… Un de tes camarades t’a vu tomber ; il avait vu le mouvement de Rame quand il s’est jeté devant toi en te prenant dans ses bras. Ton camarade a tué le bandit, mais trop tard pour prévenir le coup fatal. »
 
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« Nous nous battions en désespérés ; nous en tuâmes un grand nombre ; ma blessure au bras gauche ne m’en laissait plus qu’un pour me défendre ; Rame ne me quittait pas : il frappait, il tuait en faisant le moulinet avec son sabre ; le coup de sabre que j’ai reçu sur la tête m’a inondé de sang, j’étais aveuglé ; c’est alors que je me suis senti saisi par Rame en même temps que j’ai entendu un coup de feu et que je suis tombé, entraînant dans ma chute Rame qui ne m’avait pas quitté. J’ai perdu connaissance avant d’avoir pu me dégager ; je n’ai eu que le temps de me recommander au bon Dieu et à la Sainte Vierge, qui m’a préservé de la mort. — Pauvre Rame ! as-tu de ses nouvelles ?
 
GENEVIÈVE<BR>
 
Tous les jours, mon ami. Elles sont de plus en plus rassurantes ; le grand danger est passé ; la plaie est presque fermée. Ma cousine Primerose va le voir tous les jours et lui donner de tes nouvelles. »
 
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« Mon oncle, dit Jacques, permettez-nous de vivre près de vous ; Geneviève ne me démentira pas ; elle est toujours l’ange que vous avez méconnu jadis.
 
MADEMOISELLE PRIMEROSE<BR>
 
Et moi, mon pauvre cousin, je joins ma demande à celle de mes enfants ; je les aiderai dans leur besogne ; je veillerai sur votre ménage, je serai votre secrétaire, votre femme de charge, tout ce que vous voudrez.
 
M. DORMÈRE<BR>
 
Excellente cousine, chers enfants, soyez bénis de votre offre généreuse. Oui, venez, venez tous chez moi, ne me quittez pas. Dieu récompensera votre dévouement. »