« Journal du voyage de Montaigne » : différence entre les versions

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== IV. ==
 
AVANT de parler de la forme & du style de ce Journal, pour ne laisser aucune prise à le
soupçonner de supposition, d’interpollation, &c. nous avons une observation à faire.
Les deux premiers Livres des Essais furent imprimés pour la premiere fois à Bordeaux en 1580 ;
ils parurent par conséquent au moins quelques mois avant le voyage de Montaigne en Italie,
puisqu’il trouva cet ouvrage à Rome entre les mains des Examinateurs, dont il avoit déjà subi la
censure. Or, dans cette Edition de Bordeaux, ni sans doute dans les trois autres qui la suivirent
d’assez près, suivant le P. Niceron, il n’est fait aucune mention de ce Voyage d’Italie. Mais comme
toutes les editions postérieures, depuis & compris la cinquiéme, [donnée par Montaigne lui-même
en 1588, à Paris chez Abel Langelier, in-4°], sont augmentées d’un troisième Livre, & d’environ
600 additions faites aux deux premiers, on trouve parmi ces additions plusieurs faits relatifs à ce
même Voyage. Ils pourroient donc embarrasser ceux qui, ne pouvant les faire cadrer avec la date
des Editions antérieures aux Additions de Montaigne23, ne sauroient pas que ces faits en sont partie,
& qu’il les a lui-même insérés après coup dans les deux premiers Livres des Essais.
 
On ne sauroit dissimuler que toute la diction du Journal, où l’on ne peut méconnoître
l’expression libre & franche de Montaigne, ne soit encore plus négligée que celle des Essais, & la
raison en est évidente. Ce Journal (il faut bien le répéter) n’avoit été fait que pour lui, pour son
usage particulier ; il n’y a pas d’apparence qu’il se fût jamais donné la peine de le revoir pour le
mettre au jour. Ainsi, loin de se gêner, c’est là qu’il a dû s’abandonner à cette négligence qu’il
chérissoit tant. Les Essais sont un peu plus soignés24, parce qu’il les a publiés lui-même. De plus,
comme Montaigne, quant aux moeurs, n’étoit presque pas de son siécle, sa maniere d’écrire est
aussi d’un âge antérieur au sien. C’est d’abord le langage de sa Province, & cette Province (le
Périgord) n’est point apparemment celle où notre langue avoit fait alors les plus grands progrès25.
D’ailleurs le François n’étoit point proprement sa langue naturelle ou native. On sait que Montaigne
à six ans ne savoit pas un mot de cette langue, qu’il ne l’apprit qu’à l’âge où s’apprennent
ordinairement les élémens du Latin, & que cette derniere langue il l’avoit comme imbibée avec le
lait de la maniere dont les enfans perçoivent leur langue maternelle. Or, sa premiere institution
ayant été l’inverse de la nôtre, il a dû long-tems s’en ressentir, le reste de sa vie, peut-être, & par
conséquent la langue Françoïse fut toujours en quelque sorte étrangere pour lui. De là tous les
latinismes dont son style est rempli, l’audace de ses métaphores, & l’énergie de ses expressions ;
mais aussi de là, ses incorrections sans nombre, ses tâtonnemens que l’on entrevoit dans certains
tours embarrassés ou même forcés de Essais, & tout le patois qu’il y a semé26. Montaigne après tout
23 Montagne faisoit volontiers des Additions à ses ouvrages, mais il n’y corrigeoit jamais rien. Voici la
raison qu’il en donne, Essais L. 3. ch. 9. « CELUI qui a hypotecqué au monde son ouvrage, je trouve
apparence qu’il n’y ait plus de droit. Qu’il die, s’il peut, mieux ailleurs, & ne corrompe la besoigne qu’il a
vendue. De telles gens, il ne fauldroit rien acheter qu’après leur mort. Qu’ils y pensent bein avant de se
produire : qui les hâte ? » Belle question ! la faim de la gloire, ou l’autre faim, toutes les deux souvent.
24 Le P. Niceron qui sans doute avoit vu quelques-unes des quatre premieres Editions, assûre que le texte de
Montaigne y est plus suivi que dans toutes les Edition postérieures : « parce que ce texte qui ne contenoit
d’abord que des raisonnemens clairs & précis, a été coupé & interrompu par les différentes Additions que
l’Auteur y a faites par-ci par-là en différens tems, & qui y ont jetté du désordre & de la confusion, sans qu’il
se soit mis en peine d’y remédier ».
 
25 Il est certain que les Essais de Montaigne contiennent bien des expressions Périgourdines & Gasconnes :
c’est ce que l’Editeur de Londres (M. Coste) ne paroît pas avoir trop observé. Le langage Périgourdin a de
plus conservé, comme celui de quelques autres Provinces, plusieurs traces de Latinisme qui ne subsistent
plus dans la langue. Pour n’en citer que cet exemple, le mot Titubare, qui signifie chanceller, se reconnoît
aisément dans le mot Périgourdin Tiboyer, qui a la même signification.
 
26 L’Auteur de son Epitaphe Latine qui est aux Feuillants de Bordeaux, en rassemblant tous les vieux mots
Latins dont elle est composée, sembleroit avoir voulu caractériser l’élocution des Essais, s’il n’étoit plus
simple de penser que c’est une pédanterie Monachale, ou une élégance Germanique, quel qu’en puisse être
l’Ecrivain, dont nous n’avons nulle connoissance.
 
n’assujettit jamais ses idées à l’expression ; il paroît ne se servir du langage que comme d’un
vêtement nécessaire pour habiller ses conceptions, & pour les produire au dehors. L’expression la
plus commode, ou celle qui se présentoit le plus proprement, étoit toujours employée ; il ne
cherchoit plus autre choses. Il falloit que la langue se pliât sous sa plume, qu’elle prît à son gré
toutes les formes que ses idées y imprimoient. Mais la richesse & la chaleur de son imagination
suppléant à tous les besoins du Boute-dehors (c’est ainsi qu’il appelloit le langage), y attachoient
des formes hereuses & un coloris qui lui prêtoient un nerf, une hardiesse, dont on n’auroit pas cru
cette langue capable ; & voilà ce qui le fait lire avec tant d’attrait.
 
On voit presque toujours sa pensée dans sa naïveté pure & primitive ; elle n’est point offusquée
de langage, ou le voile est si transparent, qu’elle ne perd rien de sa force. Notre langue lui doit
quelques mots fort expressifs qu’elle a conservés, tels qu’enjouement, enjoué, enfantillage, aménité
peut-être, & d’autres27.
 
Ce que nous disons en général du style particulier de Montaigne, ne regarde gueres que les
Essais. Il n’a pas besoin d’être justifié sur celui de ce Journal, puisque ce n’est qu’un Tableau des
lieux qu’il visite & de sa maniere d’être en chaque lieu : Tableau croqué sans le moindre soin, avec
la précipitation d’un Voyageur qui ne cherche point à orner des faits qu’il ne crayonne que pour lui
seul, & dans lequel on voit tout au plus quelques traces des impressions qu’il a reçuer à la présence
des objets.
 
Ainsi, pour ne tromper personne, les faux délicats qui se font une affaire de goût de ne lire que
les écrits qui parlent à peu près leur langage, ou ceux que la lecture des Essais n’a pas un peu
familiarisés avec le jargon de Montaigne, pourront bien être dégoûtés de la lecture de ce Journal ;
mais ce n’est point pour eux qu’on l’a publié. Nous avons déjà fait pressentir qu’on n’y trouvera
point beaucoup de ces descriptions d’édifices ou de peintures & de sculptures, qui sont la principale
substance de presque tous les nouveaux Voyages. On ne doit pas non plus s’attendre à ces
digressions politiques ou littéraires sur les Peuples & les Gouvernemens d’Italie, qui donnent à
certaines Relations un air si savant ; encore moins à ces plaisanteries usées sur les Moines & sur les
superstitions populaires, dont la plûpart des Etrangers, & parmi nous les libertins (non les plus
instruits), ne sont jamais las. Montaigne avoit bien observé ; mais n’écrivant point ici pour être lu
hors de sa famille28, & pour amuser l’ennui sédentaire ou la malignité de ses contemporains, il n’a
suivi dans sa Relation que son propre goût, en peignant, selon les occurrences, les objets & les
mouvemens de son attrait particulier, sans s’attacher méthodiquement à telles parties plus qu’aux
autres.
 
Mais ce qui rendra ce Journal intéressant pour les Lecteurs qui cherchent l’homme dans ses
écrits, c’est qu’il leur fera beaucoup mieux connoître l’Auteur des Essais, que les Essais même.
Ceci doit paroître un peu paradoxe ; allons à la preuve. Dans ces Essais, où pourtant Montaigne
parle tant & si souvent de lui-même, son véritable caractere est noyé sous la multitude des traits qui
peuvent en former l’ensemble & qu’il n’est pas toujours aisé de rapprocher exactement, ou de bien
faire cadrer, comme par le moyen d’un verre optique on réunit les traits dispersés dans toutes les
parties de certains tableaux, pour qu’il en résulte une figure régulière. Ce qui prouve que les Essais
de Montaigne ne l’ont pas suffisamment fait connoître, c’est la diversité des jugemens qu’on a porté
de lui29. Ici l’on ne voit plus l’Ecrivain, non pas même dans le moment le plus froid de la
27 On auroit pu sans doute en conserver davantage, ainsi que d’Amyot, & de quelques autres ecrivains du
seizième siécle ; ils auroient enrichi la langue, & ceux qu’on leur a substitués, comme des équivalens, ont
beaucoup moins de force ou d’expression, sans être plus doux, plus harmonieux, &c. Mais on sait comment
s’y prenoient les premiers Académiciens, & combien ils avoient de goût !
 
28 Montagne n’étant mort que plus de dix ans après ce voyage d’Italie (en 1592), sans publier son Journal, on
peut inférer qu’il ne l’auroit jamais mis au jour, de quelque façon que ce fût. Son intention tout au plus étoit
qu’il restât dans sa famille comme tant de Mémoires particuliers qui n’ont été donnés au Public que longtems
après la mort de leurs Auteurs.
 
29 Nous les avons tous bien combinés, & nous pourrions donner quelque jour une Discussion sur cet objet,
s’il paroissoit intéresser les Gens de Lettres.
 
composition la moins méditée : c’est l’homme, c’est Montaigne lui-même, sans dessein, sans aucun
apprêt, livré à son impulsion naturelle, à sa maniere de penser spontanée, naïve, aux mouvemens les
plus soudains, les plus libres de son esprit, de sa volonté, &c. On le voit mieux que dans ses Essais,
parce que c’est bien moins lui qui parle, qui rend témoignage de lui-même, que les faits écrits de sa
main pour la décharge de sa mémoire, sans autre vue, sans la moindre idée d’ostentation prochaine,
éloignée, présente ou future. Parmi les faits de ce Journal qui donneront de l’Auteur (& sur-tout de
sa Philosophie) une idée plus vraie que tous les jugemens qu’on en a portés30, nous nous bornons à
celui-ci.
 
De tous les lieux d’Italie dignes d’attirer l’attention de Montaigne, celui qu’on pourroit le moins
soupçonner qu’il eût été curieux de voir, c’est LORETTE : cependant lui qui n’étoit resté qu’un jour
& demi tout au plus à Tivoli, passa près de trois jours à Lorette. Il est vrai qu’une partie de ce tems
fut employée, tant à faire construire un riche Ex voto composé de quatre figures d’argent, l’une de la
Vierge, (devant laquelle étoient à genoux les trois autres), la sienne, celle de sa femme, & celle de
sa fille, qu’à solliciter pour son Tableau une place qu’il n’obtint qu’avec beaucoup de faveur. Il y fit
de plus ses dévotions ; ce qui surprendra peut-être encore plus que le Voyage & l’Ex voto même. Si
l’Auteur de la Dissertation sur la religion de Montaigne31, qui vient de paroître, avoit lu le Journal
que nous publions, il en auroit tiré les plus forte preuves en faveur de son christianisme, contre ceux
qui croyent bien l’honorer en lui refutant toute religion : comme si, malgré son scepticisme32, on
n’appercevoit pas la sienne dans vingt endroits de ses Essais, & si sa constante aversion pour les
Sectes nouvelles n’en étoit point une preuve éclatante & nullement équivoque, ainsi que l’avoit bien
remarqué sa fille d’alliance, Mademoiselle de Gournay, la meilleure Apologiste de Montaigne33.
Tout le mérite de ce Journal ne se réduit pourtant point à ce qui concerne Montaigne ; il y a des
singularités & des faits qu’on ne trouvera point ailleurs. C’est ce qu’on verra par l’Analyse que
nous mettrons sous les yeux du Lecteur, & qui pourra tenir lieu de Sommaire, à quelques égards.
 
== V. ==