« Journal du voyage de Montaigne » : différence entre les versions

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== II. ==
 
LA PERTE d’un ou de plusieurs feuillets qui manquent au commencement du Manuscrit de
Montaigne, n’est sûrement pas considérable. Car notre Voyageur parti de son Château le 22 Juin
1580, comme il le marque expressement à la fin du Journal, s’arrêta quelque tems au siège de la
Fere, formé par le Maréchal de Matignon pour la Ligue, & commencé vers la fin du même mois de
Juin6. De plus, le Comte de Grammont7 y ayant été tué, il conduisit, avec d’autres amis de ce
Comte, son corps à Soissons8, & le 5 Septembre suivant, il n’étoit qu’à Beaumont-sur-Oyse, d’où il
prit la route de la Lorraine. Cependant cette lacune nous laisse ignorer les circonstances de son
départ, l’aventure & le nom du Comte blessé [peut-être au même siège de la Fere] que Montaigne
envoya visiter par celui de ses freres qui l’accompagnoit9, enfin le nombre & la qualité de tous ses
compagnons de voyage. Ceux dont la suite du Journal nous donne quelque connoissance, sont, I° ce
frere de Montaigne, le sieur de Mattecoulon, qui, pendant son séjour à Rome fut engagé dans un
duel dont il est parlé au deusième Livre des Essais, ch. 37, mais dont il n’est rien dit dans le
Journal ; 2°. M. d’Estissac, probablement fils de la Dame d’Estissac, à qui dans le même Livre des
Essais est adressé le chapitre VIII de l’affection des peres aux enfans : [c’étoit sûrement un jeune
homme, puisque le Pape, dans l’audience à laquelle il fut admis, l’admonesta à l’étude de la vertu] ;
3°. M. de Caselis qui quitta la compagnie à Padoue ; 4°. M. du Hautoy, Gentilhomme Lorrain, qui
paroît avoir fait le voyage avec Montaigne10. On voit que ce voyage se fit, tantôt par les voitures de
louage usitées alors, mais qui servoient plus à porter les bagages que les hommes, tantôt & le plus
souvent à cheval, comme on voyageoit dans ce temps-là, & comme c’étoit particuliérement le goût
de Montaigne, qui n’étoit, dit-il, jamais mieux que le cul sur la selle11.
 
* [[Journal de voyage - I]]
Montaigne né vif, plein de feu, bouillant, n’étoit rien moins qu’un contemplatif sédentaire,
* [[Journal de voyage - II]]
comme pourroient se le figurer ceux qui le voyent seulement dans sa Librairie, occupé à composer
* [[Journal de voyage - III]]
ses Essais. Sa Jeunesse avoit été fort exercée. Les troubles & les mouvemens dont il fut témoin sous
* [[Journal de voyage - IV]]
cinq regnes qu’il avoit vu se succéder, avant celui de Henri IV, n’avoient pas dû ralentir en lui cette
* [[Journal de voyage - V]]
activité, cette inquiétude d’esprit [qui produit la curiosité], puisqu’ils l’imprimoient même aux têtes
les plus froides. Il avoit voyagé dans le Royaume, & ce qui vaut souvent mieux que les voyages, il
connoissoit très-bien Paris et la Cour. Sa tendresse pour la capitale s’épanche dans le troisiéme
Livre des Essais, chapitre 9. Jacques-Auguste de Thou, dans les Mémoires particuliers de sa vie [de
vità suâ Lib. 3.], rapporte que Montaigne faisoit également sa cour au trop fameux Duc de Guise,
Henri de Lorraine, & au Roi de Navarre, depuis Henri IV, Roi de France. Il ajoute qu’il étoit aux
Etats de Blois quand le duc de Guise y fut assassiné en 1588. Montaigne prévit, dit le même, que les
troubles de l’Etat ne pourroient finir que par la mort du Duc de Guise ou celle du Roi de Navarre. Il
6 Selon Mezerai, le siège de la Fere dura six semaines, & la place ne fut rendue que le 12 Septembre 1580.
7 Ce Comte de Grammont étoit le mari de la belle Corisande, qui fut une des maitresses de Henri IV.
8 Essais L. 3. ch. 4.
 
9 Montaigne avoit eu cinq freres: le Capitaine Saint-Martin qui fut tué à l’age de 23 ans d’un coup de balle à
la paume, Essais L. I ch. 19 ; le Sr. d’Arsac, possesseur d’une terre en Médoc qui fut ensevelie sous les
sables de la mer ; le Sr. de la Brousse, omis par le Président Bouhier dans la vie de Montaigne, & indiqué
dans les Essais, Liv. 2. ch. 5 ; le S. de Mattecoulon, qui fut du voyage ; le S. de Beauregard qui s’étoit fait
Protestant, comme on l’apprend par la Lettre de Montaigne qui contient la relation de la mort d’Etienne de la
Boetie.
 
10 M. le Comte du Hautoy qui vit actuellement en Lorraine, est de cette famille.
 
11 “Je me tiens à cheval sans démonter, tout choliqueux que je suis & sans m’y ennuyer, huit à dix heures,
vires ultrà sortemque senectae”. Essais, L. 3. ch. 9.
 
avoit si bien démêlé les dispositions de ces Princes, qu’il disoit à de Thou, son ami, que le Roi de
Navarre étoit tout près de revenir à la Religion de ses Pere, [c’est-à-dire, à la Communion
Romaine], s’il n’eût craint d’être abandonné de son parti, & que de son côté le Duc de Guise n’avoit
pas trop d’éloignement pour la confession d’Augsbourg, dont le Cardinal de Lorraine, son oncle, lui
avoit inspiré le goût, dans le danger qu’il y avoit à l’embrasser. On voit dans ses Essais, Liv. 3. ch.
I. quelle étoit sa manière de se conduire entre personnes de partis différens. Montaigne étoit donc
instruit des affaires, & il avoit toute la sagacité qu’il falloit pour y prendre part, s’il eût voulu s’en
mêler ; mais il sut hereusement conserver son apathie philosophique dans le séjour & dans tous les
tems des plus dangereuses épreuves.
 
Quand le goût particulier de Montaigne, pour promener sa Philosophie, seroit moins marqué
dans ses Essais, la connoissance singuliére & très-étendue qu’il avoit des hommes, suppose
nécessairement autant d’action que d’expérience : car on ne devine point les hommes dans la
retraite d’un cabinet ; on ne les pénètre qu’en les approchant, qu’en les voyant même de fort près.
Ainsi la passion des voyages étoit naturelle à un Philosophe curieux de connoître d’autres moeurs, et
d’autres hommes que ceux qui l’environnoient. Il est vrai qu’il fit un peu tard, au moins pour le
tems, les voyages dont on donne ci la relation, puisqu’il avoit 47 ans ; aussi se justifie-t-il de les
avoir faits marié & vieux.
 
Le Journal ne nous instruit point de l’objet précis de ces derniers voyages, ni de l’occasion qui
détermina Montaigne à quitter ses foyers, à laisse sa femme et sa fille [qui toutes deux lui
survécurent] dans les inquiétudes d’une assez longue absence : car, soit dit en passant, notre
philosophe étoit bon mari, bon pere, bon frere, &c12. Ce qui nous paroît évident, c’est que ce ne fut
pas la seule curiosité de voir l’Allemagne & l’Italie qui fit entreprendre à Montaigne une
promenade de 17 mois, mais que l’intérêt de sa santé y entra pour beaucoup. Il étoit devenu
valétudinaire ; la gravelle, maladie héréditaire, ou qu’il tenoit, comme il le dit, de la libéralité des
ans, & la colique lui donnoient dans ce tems-là fort peu de relâche. Il ne croyoit point à la
Médecine, & son éloignement pour les Médecins est consigné dans ses Essais13. L’usage des eaux
minérales en bain, en douche, en boisson, étoit dans son opinion la médecine la plus simple & la
plus sûre. Il avoit vu les plus célèbres eaux de France ; il voulut voir celles de la Lorraine, de la
Suisse & de la Toscane. Ce dessein régla principalement ses courses ; on le voit sans cesse occupé
du soin d’une santé chancelante, se porter vers toutes les eaux minérales de quelque réputation, &
en essayer : c’étoit là qu’il se plaisoit le plus14. Or, nous ne pouvons le dissimuler : le goût trop
constant de Montaigne pour la recherche de ces eaux ne répand pas beaucoup d’agrément dans son
Journal ; c’est même ce qui le rend par fois ennuyeux & d’une grande sécheresse. Mais il ne faut
point regarder ce Journal comme un ouvrage que Montaigne eût la moindre idée de rendre public,
au moins dans l’état où il est. Il y a plutôt bien de l’apparence qu’il ne l’avoit fait tenir & continué
de sa main que pour se rendre compte à lui-même de tout ce qu’il avoit vu, de tout ce qu’il avoit
fait, & des plus petits incidens qui concernoient sa personne. S’il avoit voulu le publier, il nous
12 Montaigne écrivant à sa femme pour la consoler de la perte d’une fille âgée de deux ans, qu’ils avoient
eue après 4 ans de mariage, & qui étoit unique alors, commence ainsi sa Lettre : « MA FEMME, vous
entendez bien que ce n’est pas le tour d’un galand homme, aux reigles de ce tems ici, de vous courtiser &
caresser encore : car ils disent qu’un habile homme peut bien prendre femme, mais de l’épouser, c’est à faire
à un sot. Laissons les dire : je me tiens de ma part à la simple façon du vieil âge, aussi en porte-je tantôt le
poil, &c. ».
 
13 Liv. 2. ch. 37.
 
14 Qui n’y apporte d’allégresse, pour pouvoir jouir le plaisir des compagnies qui s’y touvent, & des
promenades & exercices à quoi nous convie la beauté des lieux où sont communément assises ces eaux, il
perd la meilleure piece & plus asseurée de leur effect. A cette cause, j’ai choisi jusqu’à cette heure à
m’arrêter & à me servir de celles où il y avoit plus d’amenité du lieu, commodité de logis, de vivre & de
compagnies, comme sont en France les bains de Bagneres ; en la frontiere d’Allemagne & de Lorraine, ceux
de Plombieres ; en Suisse, ceux de Bade ; en la Toscane, ceux de Lucques, & spécialement ceux della Villa,
desquels j’ai usé plus souvent & à diverses saisons ». Essais, Liv. 2 ch. 37.
 
auroit sans doute fait grace de tous les détails de régime qui ne pouvoient amuser que lui, & sur-tout
de son long séjour aux eaux de Lucques ou della Villa. Nous aurions pu les supprimer, & la pensée
nous en est venue. Mais c’étoit altérer l’original ; on n’auroit point eu la Relation de Montaigne
dans toute son intégrité, & le moindre retranchement dans ces détails, en auroit fait soupçonner
d’autres. On s’est déterminé pour le parti le plus sûr, qui étoit de publier l’ouvrage tel qu’il est dans
l’original, sans la plus petite omission. Si tous les détails du même genre dont sont farcis les Essais,
n’empêchent point qu’on ne les lise, & que les Editions les plus complettes ne soient très-justement
préférées à tous les Extraits, à tous les Esprits de Montaigne qu’on a faits & qu’on pourra faire, il
en fera de même de ce Journal. Ceux qu’ennuiront les détails des eaux de Plombieres & de Lucques
n’ont qu’à se dispenser de les lire : ils n’existeront point pour eux. Nous les en avertissons
d’avance, & nous ajouterons de plus que tout l’Egoïsme que l’on reproche aux Essais, se retrouve
dans ce Journal. On n’y voit que Montaigne, il n’est parlé que de lui ; tous les honneurs ne sont que
pour lui ; ses compagnons de voyage, à l’exception de M. d’Estissac, ne sont ici presque pour rien ;
il semble enfin voyager seul, & pour lui seul. Il est vrai que sa compagnie ne le suivit point dans
tous ses écarts, & sur-tout aux eaux. Cette petite observation fait déjà connoître à-peu-près le
caractère du Journal, qui sera bientôt plus développé.
 
Comme les bains de Lorraine, de Suisse & d’Italie n’étoient pas non plus le seul objet du voyage
dont on va lire la relation (quoique l’envie d’essayer de tous, dirigeât principalement les
mouvemens de Montaigne), il faut donc examiner quelle part y avoient les beautés locales du pays,
le goût des Arts & des monumens, l’attrait des antiquités, des moeurs étrangères, &c. &c.
 
== III. ==