« Mémoires inédits de Mme de Rémusat/04 » : différence entre les versions

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{{journal|[[Revue des Deux Mondes]] tome 34, 1879|[[Madame de Rémusat]]|Mémoires de madame de Rémusat - 1802-1808}}
 
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CHAPITRE IV (1804). <ref> Voyez la ''Revue'' du 15 juin, du 1er et du 15 juillet.</ref>
 
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Cependant, en France, des adresses de toutes les villes et de toutes les armées, des mandemens des évêques, arrivaient à Paris pour complimenter le premier consul, et féliciter la France du danger auquel elle avait échappé. On insérait soigneusement ces pièces dans le ''Moniteur''.
 
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Enfin, Georges Cadoudal fut arrêté le 29 mars sur la place de l’Odéon. Il était en cabriolet, et, s’apercevant qu’on le poursuivait, il pressait vivement son cheval. Un officier de paix se présenta courageusement en tête du cheval, et fut tué raide par un coup de pistolet que Georges lui tira. Mais le peuple s’étant attroupé, le cabriolet fut arrêté et Georges saisi. On trouva sur lui de soixante à quatre-vingt mille francs en billets qui furent donnés à la veuve de l’homme qu’il avait tué. On mit dans les journaux qu’il avait avoué sur-le-champ qu’il n’était venu en France que pour assassiner Bonaparte. Cependant je crois me rappeler que l’on dit dans ce temps que Georges, qui montra dans toute la procédure une extrême fermeté et un grand dévoûment à la maison de Bourbon, nia toujours le plan de l’assassinat, mais convint que son projet était d’attaquer la voiture du consul, et de l’enlever sans lui faire aucun mal.
 
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Mme Bonaparte, redescendue chez elle, m’annonça que nous allions passer cette semaine à la Malmaison. « J’en suis charmée, ajoutât-elle, Paris me fait peur en ce moment. » Quelques heures après nous partîmes. Bonaparte était dans sa voiture particulière, Mme Bonaparte dans la sienne, seule avec moi. Pendant une partie de la route, je remarquai qu’elle était silencieuse et fort triste; je lui en témoignai de l’inquiétude; elle parut hésiter à me répondre; mais ensuite elle me dit : « Je vais vous confier un grand secret. Ce matin, Bonaparte m’a appris qu’il avait envoyé sur nos frontières
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M. de Caulaincourt pour s’y saisir du duc d’Enghien. On va le ramener ici. — Ah! mon Dieu, madame, m’écriai-je, et qu’en veut-on faire? — Mais il me paraît qu’il le fera juger. »
 
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Le lendemain matin, je la joignis le plus tôt qu’il me fut possible; elle était entièrement découragée. Bonaparte l’avait repoussée sur
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tous les points : « Les femmes devaient demeurer étrangères à ces sortes d’affaires; sa politique demandait ce coup d’état; il acquérait par là le droit de se rendre clément dans la suite; il lui fallait choisir ou de cette action décisive, ou d’une longue suite de conspirations qu’il faudrait punir journellement. L’impunité encouragerait les partis, il serait donc obligé de persécuter, d’exiler, de condamner sans cesse, de revenir sur ce qu’il avait fait pour les émigrés, de se mettre dans les mains des jacobins. Les royalistes l’avaient déjà plus d’une fois compromis à l’égard des révolutionnaires. Cette action-ci le dégageait vis-à-vis de tout le monde. D’ailleurs le duc d’Enghien, après tout, entrait dans la conspiration de Georges, il venait apporter le trouble en France, il servait la vengeance des Anglais; puis, sa réputation militaire pouvait peut-être à l’avenir agiter l’armée, lui mort, nos soldats auraient tout à fait rompu avec les Bourbons. En politique, une mort qui devait donner du repos n’était point un crime, les ordres étaient donnés, il n’y avait plus à reculer. »
 
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Ma profonde émotion troublait Mme Bonaparte. Légère et mobile, d’ailleurs très confiante dans la supériorité des vues de Bonaparte, elle craignait à l’excès les impressions pénibles et prolongées; elle en éprouvait de vives, mais elles étaient infiniment passagères. Convaincue que la mort du duc d’Enghien était
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résolue, elle eût voulu se détourner d’un regret inutile. Je ne le lui permis pas. J’employai la plus grande portion du jour à la harceler sans cesse ; elle m’écoutait avec une douceur extrême, mais avec découragement, elle connaissait mieux Bonaparte que moi. Je pleurais en lui parlant, je la conjurais de ne point se rebuter, et comme je n’étais pas sans crédit sur elle, je parvins à la déterminer à une dernière tentative.
 
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Mme Bonaparte s’épouvantait de l’état où elle me voyait ; les émotions fortes de l’âme lui étaient à peu près étrangères, et quand elle cherchait à me calmer en me rassurant, je ne pouvais répondre que par ces mots : « Ah ! madame, vous ne me comprenez pas ! » Elle m’assurait qu’après cet événement Bonaparte marcherait comme auparavant. Hélas ! ce n’était pas l’avenir qui m’inquiétait; je ne
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doutais pas de sa force sur lui et sur les autres, mais je sentais une sorte de déchirement intérieur qui m’était tout personnel.
 
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(''Alzire'', acte V, scène VII.) (P. R.)</ref>
 
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Je ne pus m’empêcher de lever la tête et de le regarder; il sourit et continua. En vérité, je crus dans ce moment qu’il était possible qu’il eût trompé et sa femme et tout le monde, et qu’il préparât une grande scène de clémence. Cette idée, à laquelle je m’attachai fortement, me donna du calme ; mon imagination était bien jeune alors, et d’ailleurs j’avais un tel besoin d’espérer! — « Vous aimez les vers? » me dit Bonaparte; j’avais bien envie de répondre : « Surtout quand ils font application ; » je n’osai jamais <ref> Le lendemain du jour où j’écrivais ceci, on me prêta précisément un livre qui a paru cette année et qui s’appelle ''Mémoires secrets sur la vie de Lucien Bonaparte''. Cet ouvrage a pu être fait par quelque secrétaire de Lucien. Il renferme quelques faits qui manquent de vérité. Il y a quelques notes à la fin, ajoutées par une personne digne de foi, dit-on. Je suis tombée sur celle-ci, qui m’a paru curieuse : « Lucien apprit la mort du duc d’Enghien par le général Hullin, parent de Mme Jouberthon, et qui arriva chez elle quelques heures après avec la contenance d’un homme désespéré. On avait assuré le conseil militaire que le premier consul ne voulait que constater son pouvoir, et devait faire grâce au prince; on avait même cité à quelques membres ces vers d’''Alzire; Des dieux que nous servons connais la différence'', etc. »</ref>.
 
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Mme Bonaparte demanda des détails; ils ont été sus depuis. On avait conduit le prince dans un des fossés du château ; quand on
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lui avait proposé un mouchoir, il le repoussa dignement, et s’adressant aux gendarmes : « Vous êtes Français, leur dit-il, vous me rendrez bien au moins le service de ne point me manquer, » Il remit un anneau, des cheveux et une lettre pour Mme de Rouan; Savary montra le tout à Mme Bonaparte. La lettre était ouverte, courte et affectueuse. Je ne sais si les dernières intentions de ce malheureux prince auront été exécutées.
 
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Mon mari vint aussi le matin; sa présence soulagea la terrible oppression qui m’étouffait. Il était abattu et affligé comme moi. Combien je lui sus gré de ne pas penser à me donner le moindre avis sur l’attitude composée qu’il fallait prendre dans cette occasion! Nous nous entendîmes dans toutes nos souffrances. Il me conta qu’on était généralement révolté à Paris, et que les chefs du parti jacobin disaient : «Le voilà des nôtres. » Il ajouta ces paroles, que je me suis souvent rappelées depuis : « Voilà le consul lancé dans une route où, pour effacer ce souvenir, il sera souvent forcé de laisser de côté l’utile, et de nous étourdir par l’extraordinaire.» Il dit aussi à Mme Bonaparte : « Il vous reste un conseil important à donner au premier consul : il n’a pas un moment à perdre pour rassurer l’opinion, qui marche vite à Paris. Il faut au moins qu’il prouve que ceci n’est point la suite d’un caractère cruel qui se
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développe, mais d’un calcul dont il ne m’appartient pas de déterminer la justesse, et qui doit le rendre bien circonspect pour l’avenir. »
 
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Avant de dîner Mme Bonaparte et sa fille m’exhortèrent fort à garder la meilleure contenance que je pourrais. La première me dit
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que dans la matinée, son époux lui avait demandé quel effet avait produit sur moi cette déplorable nouvelle, et que sur la réponse que j’avais pleuré, il lui avait dit. « C’est tout simple, elle fait son métier de femme ; vous autres vous n’entendez rien à mes affaires; mais tout se calmera, et l’on verra que je n’ai point fait une gaucherie. »
 
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Peu à peu arrivèrent Joseph Bonaparte, M. et Mme Bacciochi <ref> M. Bacciochi était alors colonel de dragons, et absolument étranger aux affaires publiques. Il avait la passion du violon et en jouait toute la journée.</ref>, accompagnés de M. de Fontanes <ref> M. de Fontanes fut nommé dans ce temps président du corps législatif et plus tard président perpétuel.</ref> ; Lucien alors était brouillé avec son frère par suite du mariage qu’il avait contracté avec Mme Jouberthon; il ne paraissait plus chez le premier consul, et se disposait à quitter la France. Dans la soirée, on vit arriver aussi Murat, le préfet de police Dubois, des conseillers d’état, etc. Les visages des arrivans étaient tous composés. La conversation fut d’abord insignifiante, rare et lourde; les femmes assises et dans un grand silence, les hommes debout en demi-cercle; Bonaparte marchant d’un angle à l’autre du salon. Il entreprit d’abord une sorte de dissertation moitié littéraire, moitié historique avec M. de
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Fontanes. Quelques noms qui appartiennent à l’histoire ayant été prononcés lui donnèrent occasion de développer son opinion sur quelques-uns de nos rois et des plus grands capitaines de l’histoire. Je remarquai de ce jour que son penchant naturel le portait à tous les détrônemens de quelque genre qu’ils fussent, même à ceux des admirations. Il exalta Charlemagne, mais prétendit que la France avait toujours été en décadence sous les Valois. Il rabaissa la grandeur d’Henri IV: «Il manquait, disait-il, de gravité. C’est une affectation qu’un souverain doit éviter que celle de la bonhomie. Que veut-il? rappeler à ce qui l’entoure qu’il est un homme comme un autre? Quel contre-sens ! Dès qu’un homme est roi, il est à part de tous; et j’ai toujours trouvé l’instinct de la vraie politique dans l’idée qu’eut Alexandre de se faire descendre d’un dieu. » Il ajouta que Louis XIV avait mieux, connu les Français que Henri IV; mais il se hâta de le représenter subjugué par des prêtres et ''une vieille femme'', et il se livra à ce sujet à des opinions un peu vulgaires. De là il tourna sa pensée sur quelques généraux de Louis XIV et sur la science militaire en général.
 
« La science militaire, disait-il, consiste à bien calculer toutes les chances d’abord, et ensuite à faire exactement, presque mathématiquement la part du hasard. C’est sur ce point qu’il ne faut pas se tromper, et qu’une décimale de plus ou de moins peut tout changer. Or ce partage de la science et du hasard ne peut se caser que dans une tête de génie, car il en faut partout où il y a création, et certes la plus grande improvisation de l’esprit humain est celle qui donne une existence à qui n’en a pas. Le hasard demeure donc toujours un mystère pour les esprits médiocres, et devient une réalité pour les hommes supérieurs. Turenne n’y pensait guère et n’avait que de la méthode. Je crois, ajoutait-il en souriant, que je l’aurais battu. Condé s’en doutait plus que lui, mais c’était par impétuosité qu’il s’y livrait. Le prince Eugène est un de ceux qui l’a le mieux appréciée. Henri IV a toujours mis la bravoure à la place de tout; il n’a livré que des combats, et ne se fût pas tiré d’une bataille rangée. C’est un peu par démocratie qu’on a tant vanté Catinat ; j’ai, pour mon compte, remporté une victoire là où il fut battu. Les philosophes ont façonné sa réputation comme ils l’ont voulu, et cela a été d’autant plus facile qu’on peut toujours dire tout ce qu’on veut des gens médiocres portés à une certaine évidence par des circonstances qu’ils n’ont pas créées. Pour être un véritable grand homme, dans quelque genre que ce soit, il faut réellement avoir improvisé une partie de sa gloire, et se montrer au-dessus de l’événement qu’on a causé. Par exemple, César a eu dans plusieurs occasions une faiblesse qui me met en défiance des éloges que lui donne
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l’histoire. Monsieur de Fontanes, vos amis les historiens me sont souvent fort suspects, votre Tacite lui-même n’explique rien; il conclut de certains résultats sans indiquer les routes qui ont été suivies; il est, je crois, habile écrivain, mais rarement homme d’état; il nous peint Néron comme un tyran exécrable, et puis nous dit, presque en même temps qu’il nous parle du plaisir qu’il eut à brûler Rome, que le peuple l’aimait beaucoup. Tout cela n’est pas net. Allez, croyez-moi, nous sommes un peu dupes dans nos croyances des écrivains qui nous ont fabriqué l’histoire au gré de la pente naturelle de leur esprit. Mais savez-vous de qui je voudrais lire une histoire bien faite? C’est du roi de Prusse, de Frédéric. Je crois que celui-là est un de ceux qui a le mieux su son métier dans tous les genres ; ces dames, dit-il en se retournant vers nous, ne seront pas de mon avis, et diront qu’il était sec et personnel; mais, après tout, un homme d’état est-il fait pour être sensible? N’est-ce pas un personnage complètement excentrique, toujours seul d’un côté avec le monde de l’autre? Sa lunette est celle de sa politique; il doit seulement avoir égard à ce qu’elle ne grossisse, ni ne diminue rien. Et tandis qu’il observe les objets avec attention, il faut qu’il soit attentif à remuer également les fils qu’il a dans la main. Le char qu’il conduit est souvent attelé de chevaux inégaux ; jugez donc s’il doit s’amuser à ménager certaines convenances de sentimens si importantes pour le commun des hommes. Peut-il considérer les liens du sang, les affections, les puérils ménagemens de la société? Et dans la situation où il se trouve, que d’actions séparées de l’ensemble et qu’on blâme, quoiqu’elles doivent contribuer au grand œuvre que tout le monde n’aperçoit pas ! Un jour elles termineront la création du colosse immense qui fera l’admiration de la postérité. Malheureux que vous êtes ! Vous retiendrez vos éloges parce que vous craindrez que le mouvement de cette grande machine ne fasse sur vous l’effet de Gulliver qui, lorsqu’il déplaçait sa jambe, écrasait les Lilliputiens. Exhortez-vous, devancez le temps, agrandissez votre imagination, regardez de loin, et vous verrez que ces grands personnages que vous croyez violens, cruels, que sais-je? ne sont que des politiques. Ils se connaissent, se jugent mieux que vous, et, quand ils sont réellement habiles, ils savent se rendre maîtres de leurs passions, car ils vont jusqu’à en calculer les effets. »
 
On peut voir par cette espèce de ''manifeste'' la nature des opinions de Bonaparte, et encore comme une de ses idées en enfantait une autre quand il se livrait à la conversation. Il arrivait quelquefois qu’il discourait avec moins de suite, parce qu’il tolérait assez bien les interruptions; mais ce jour-là les esprits semblaient glacés en sa présence, et personne n’osait saisir certaines applications qu’il était pourtant visible qu’il avait offertes lui-même.
 
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Il n’avait pas cessé d’aller et de venir en parlant ainsi pendant près d’une heure. Ma mémoire a laissé échapper beaucoup d’autres choses qu’il dit encore. Enfin, interrompant tout à coup le cours de ses idées, il ordonna à M. de Fontanes de lire des extraits de la correspondance de Drake, dont j’ai déjà parlé, qui étaient tous relatifs à la conspiration.
 
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Le premier consul n’épargna rien pour rassurer les inquiétudes qui s’élevèrent à la suite de cet événement. Il s’aperçut que sa
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conduite avait remis en question le fond de son caractère, et il s’appliqua, dans ses discours au conseil d’état et aussi avec nous tous, à montrer que la politique seule et non la violence d’une passion quelconque avait causé la mort du duc d’Enghien. Il soigna beaucoup, ainsi que je l’ai dit, la véritable indignation que laissa voir M. de Caulaincourt, et il me témoigna une sorte d’indulgence soutenue qui troubla de nouveau mes idées. Quel pouvoir même de persuasion exercent sur nous les souverains, de quelque nature qu’ils soient ! Nos sentimens et, pour tout dire, notre vanité aussi, tout s’empresse au-devant de leurs moindres efforts. Je souffrais beaucoup, mais je me sentais encore gagnée peu à peu par cette conduite adroite, et, comme Burrhus, je m’écriais :
 
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Elle était femme d’esprit, vive, assez exaltée dans ses opinions. Je la trouvai un jour chez M, ne Bonaparte, qu’elle avait effrayée par la véhémence de son indignation; elle m’attaqua avec la même chaleur et nous plaignit l’une et l’autre a de la chaîne qui nous liait, disait-elle, à un véritable tyran. » Elle poussa les choses si loin que j’essayai de lui faire voir qu’elle agitait sa cousine un peu plus qu’il ne fallait. Mais dans sa violente elle tomba sur moi, et m’accusa de ne pas assez sentir l’horreur de ce qui venait de se passer: « Quant à moi, me disait-elle, tous mes sens sont si révoltés que, si votre consul entrait dans cette chambre, à l’instant vous me verriez le fuir comme on fuit un animal venimeux. — Eh ! madame, lui répondis-je (et je ne croyais pas alors mes paroles aussi prophétiques), retenez des discours dont il vous arrivera peut-être un
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jour d’être assez embarrassée. Pleurez avec nous, mais songez que le souvenir de certaines paroles prononcées dans le moment où l’on est si fortement animé complique souvent par la suite quelques-unes de nos actions. Aujourd’hui j’ai devant vous des apparences de modération qui vous irritent, et peut-être que mes impressions dureront plus que les vôtres. »
 
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Bonaparte a réussi, par la mort du duc d’Enghien, à compromettre, nous d’abord, plus tard la noblesse française, enfin la nation entière et toute l’Europe. On s’est lié à son sort, il est vrai ; c’était un grand point pour lui, mais en nous flétrissant, il perdait ses droits au dévoûment qu’il eût réclamé en vain dans ses
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malheurs. Comment eût-il pu compter sur un lien forgé, il faut en convenir, aux dépens des plus nobles sentimens de l’âme? Hélas! j’en juge par moi-même. A dater de cette époque, j’ai commencé à rougir à mes propres yeux de la chaîne que je portais, et ce sentiment secret que j’étouffais plus ou moins bien par intervalle, plus tard m’est devenu commun avec le monde entier.
 
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Il ne demeura que peu de jours à Paris; il alla s’établir à Saint-Cloud, et je crois bien que dès ce moment il détermina l’exécution de ses projets de royauté. Il sentit la nécessité d’imposer à l’Europe une puissance qui ne pouvait plus être contestée, et dans le moment où, par des actes qui ne lui paraissaient que vigoureux, il venait de rompre avec tous les partis, il pensa qu’il lui serait facile de montrer à découvert le but vers lequel il avait marché avec plus ou moins de précautions. Il commença par obtenir du corps législatif assemblé une levée de soixante mille hommes, non qu’on en eût besoin pour la guerre avec l’Angleterre, qui ne pouvait se faire que sur mer, mais parce qu’il fallait se donner une attitude imposante à l’instant où on allait frapper l’Europe par un incident tout nouveau. Le code civil venait d’être terminé, c’était une œuvre
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importante qui méritait, disait-on, l’approbation générale. Les tribunes des trois corps de l’état retentirent à cette occasion de l’éloge de Bonaparte. M. Marcorelle, député du corps législatif, fit une motion, le 24 mars, trois jours après la mort du duc d’Enghien, qui fut accueillie avec acclamations. Il proposa que le buste du premier consul décorât la salle des séances. « Qu’un acte éclatant de notre amour, dit-il, annonce à l’Europe que celui qu’ont menacé les poignards de quelques vils assassins est l’objet de notre affection et de notre admiration. » De nombreux applaudissemens répondirent à ces paroles.
 
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Une fois, plusieurs années après, je demandais à M. de Talleyrand ce qu’il pensait de la mort de Pichegru : « Qu’elle est arrivée, me dit-il, bien subitement et bien à point. » Mais à cette époque M. de Talleyrand était brouillé avec Bonaparte et ne négligeait aucune occasion de lancer sur lui toute espèce d’accusation. Je suis donc bien loin de rien affirmer par rapport à cet événement. On n’en parla point à Saint-Cloud, et chacun s’abstint de l’ombre d’une réflexion.
 
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Ce fut à peu près dans le même temps que Lucien Bonaparte quitta la France et se brouilla sans retour avec son frère. Son mariage avec Mme Jouberthon, mariage que Bonaparte n’avait pu rompre, les avait séparés. Ils ne se voyaient que rarement. Le consul, occupé de ses grands projets, fit une dernière tentative ; mais Lucien demeura inébranlable. On lui étala en vain l’élévation prochaine de la famille, on lui parla d’un mariage avec la reine d’Étrurie <ref> La Toscane avait été, après le traité de Lunéville (1801), érigée en royaume d’Étrurie, et donnée au fils du duc de Parme. Le roi étant mort en 1803, sa veuve, Marie-Louise, fille de Charles IV, roi d’Espagne, lui succéda jusqu’en 1807, époque où ce petit royaume fut incorporé & l’empire, pour en être distrait en 1809 en faveur de Mme Bacciochi, qui prit le titre de grande duchesse de Toscane. (P. R.) ; l’amour fut le plus fort, et il refusa tout. Il s’ensuivit une scène violente, une rupture complète, et l’exil de Lucien du sol français.</ref>.
 
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Le consul, déterminé à monter sur le trône de France, et à fixer
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l’hérédité, quoiqu’il abordât déjà quelquefois la question du divorce, cependant, soit qu’il eût encore un trop grand attachement pour sa femme, soit que les relations présentes avec l’Europe ne permissent point d’espérer une de ces alliances qui auraient fortifié sa politique, parut pencher alors à ne point rompre son mariage, et à adopter le petit Napoléon, qui se trouvait en même temps son neveu et son petit-fils.
 
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On conçoit quelle violente aigreur devaient inspirer de semblables discours. Louis Bonaparte fut dès lors environné de sa famille; on lui rappela adroitement les bruits qui avaient couru sur la naissance de son fils; on lui représenta qu’il ne devait point sacrifier les intérêts des siens à celui d’un enfant qui d’ailleurs appartenait. à moitié aux Beauharnais, et, comme Louis Bonaparte n’était pas si peu capable d’ambition qu’on l’a voulu faire croire depuis, il alla, ainsi que Joseph, demander au premier consul raison du sacrifice de ses droits qu’on voulait lui imposer : « Pourquoi, disait-il, faut-il donc que je cède à mon fils ma part de votre succession? Par où ai-je mérité d’être déshérité? Quelle sera mon attitude, lorsque cet enfant, devenu le vôtre, se trouvera dans une dignité très supérieure
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à la mienne, indépendant de moi, marchant immédiatement après vous, ne me regardant qu’avec inquiétude ou peut-être même avec mépris? Non, je n’y consentirai jamais, et plutôt que de renoncer à la royauté qui va entrer dans votre héritage, plutôt que de consentir à courber la tête devant mon fils, je quitterai la France, j’emmènerai Napoléon, et nous verrons si tout publiquement vous oserez ravir un enfant à son père ! »
Il fut impossible au premier consul, malgré tout son pouvoir, de vaincre cette résistance; il s’emporta inutilement, il lui fallut céder de peur d’un éclat fâcheux et presque ridicule, car il l’eût été sans doute de voir toute cette famille se disputer d’avance une couronne que la France n’avait point encore précisément donnée. On étouffa tout ce bruit, et Bonaparte fut obligé de rédiger son hérédité, et la possibilité de l’adoption qu’il se réserva, dans les termes qu’on trouve dans le décret relatif à l’élévation du consul à l’empire.
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Mme Louis pliait la tête comme une victime devant une pareille violence. Elle était grosse à cette époque; le chagrin et l’inquiétude altérèrent sa santé, qui dès lors ne se remit plus. On vit disparaître sa fraîcheur, qui était le seul agrément de son visage. Elle avait une gaîté naturelle qui s’effaça pour toujours. Silencieuse, craintive, elle se gardait de confier ses peines à sa mère dont elle craignait l’indiscrétion et la vivacité. Elle ne voulait pas non plus irriter le premier consul. Celui-ci lui savait gré de sa réserve, car il connaissait son frère, et devinait les souffrances qu’elle avait à supporter. Il ne laissa depuis ce temps échapper aucune occasion de témoigner l’intérêt, et je dirai plus, une sorte de respect que la douce et sage conduite de sa belle-fille lui inspira. Ce que je dis là ne ressemble guère à l’opinion qui s’est malheureusement établie sur cette femme infortunée; mais ses vindicatives belles-sœurs ne laissèrent échapper aucune occasion de la flétrir par les plus odieuses calomnies, et comme elle portait le nom de Bonaparte, le
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public, se vengeant peu à peu de la haine qu’inspirait le despotisme impérial par une sorte de mépris partiel répandu sur tout ce qui faisait partie de la famille, accueillit volontiers tous les bruits qui furent habilement lancés contre Mme Louis. Son époux, irrité de plus en plus par les chagrins qu’il lui causait, s’avouant qu’il ne pouvait être aimé après la tyrannie qu’il exerçait, jaloux par orgueil, défiant par caractère, aigri par les habitudes d’une mauvaise santé, personnel à l’excès, fit peser sur elle toutes les sévérités du despotisme conjugal. Elle était environnée d’espions, toutes ses lettres ne lui arrivaient qu’ouvertes ; ses tête-à-tête, même avec des femmes, inspiraient de l’ombrage, et quand elle se plaignait de cette rigueur insultante: « Vous ne pouvez pas m’aimer, lui disait-il, vous êtes femme, par conséquent un être tout formé de ruse et de malice. Vous êtes la fille d’une mère sans morale; vous tenez à une famille que je déteste; que de motifs pour moi de veiller sur toutes vos actions !»
 
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A cette époque, Bonaparte avait de longues conférences avec M.de Talleyrand. Celui-ci, dont toutes les opinions sont essentiellement monarchiques, pressait le consul de remplacer son titre par celui de roi. Il m’a avoué depuis que le titre d’empereur l’avait dès lors effrayé; il y voyait un vague et une étendue qui étaient précisément ce qui flattait l’imagination de Bonaparte. « Mais, disait encore
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M. de Talleyrand, il y avait là une combinaison de république romaine et de Charlemagne qui lui tournait la tête. Un jour, je voulus me donner le plaisir de mystifier Berthier, je le pris à part : « Vous savez, lui dis-je, quel grand projet nous occupe; allez-vous-en presser le premier consul de prendre le titre de roi; vous lui ferez plaisir. » Aussitôt Berthier, charmé d’avoir une occasion de parler à Bonaparte sur un sujet agréable, s’avance près de lui à l’autre bout de la pièce où nous étions tous ; je m’éloignai un peu, parce que je prévoyais l’orage; Berthier commence son petit compliment; mais au mot de roi, les yeux de Bonaparte s’allument, il met le poing sous le menton de Berthier, le pousse devant lui jusqu’à la muraille : « Imbécile, dit-il, qui vous a conseillé de venir ainsi m’échauffer la bile? Une autre fois, ne vous chargez plus de pareilles commissions. » Le pauvre Berthier me regarda tout confondu qu’il était, et fut assez longtemps sans me pardonner cette mauvaise plaisanterie. »
 
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Le 5 mai, le sénat fit une adresse à Bonaparte pour lui demander
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sans autre explication un dernier acte qui assurât le repos des destinées à venir de la France. On peut voir dans le ''Moniteur'' sa réponse à cette adresse : « Je vous invite, dit-il, à me faire connaître votre pensée tout entière. Je désire que nous puissions dire au peuple français le 14 juillet prochain : « Les biens que vous avez acquis il y a quinze ans, la liberté, l’égalité et la gloire, sont à l’abri de toutes les tempêtes. » En réponse, l’unanimité du sénat vota pour le gouvernement impérial, « dont, disait-il, il est important pour l’intérêt du peuple français que Napoléon Bonaparte soit chargé. »
 
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Enfin il nous fut annoncé un soir que le lendemain le sénat viendrait en grande cérémonie pour porter à Bonaparte le décret
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qui allait lui donner la couronne. Il semble qu’à ce souvenir je retrouve encore toutes les émotions que cette nouvelle me fit éprouver. Le premier consul, en faisant part à sa femme de cet événement, lui avait dit que ses projets étaient de s’environner d’une cour plus nombreuse, mais qu’il saurait distinguer les nouveaux venus des anciens serviteurs qui s’étaient dévoués à son sort les premiers. Il l’avait chargée de prévenir particulièrement M. de Rémusat et moi de ses bonnes intentions à notre égard. J’ai déjà dit comme il avait supporté la douleur que je ne pus dissimuler à la mort du duc d’Enghien; son indulgence à cet égard ne se ralentit point, et il trouva peut-être une sorte d’amusement à pénétrer le secret de toutes mes impressions, et à en effacer peu à peu l’effet par les témoignages d’une bienveillance soigneuse, qui ranima mon dévoûment pour lui prêt à s’éteindre. Je n’étais point encore de force à lutter avec succès contre l’attachement que je me sentais disposée à avoir pour lui; je gémissais de sa faute que je trouvais immense ; mais quand je le voyais, pour ainsi dire, meilleur que par le passé, je pensais qu’il avait fait un bien faux calcul, mais je lui savais gré de ce qu’il tenait sa parole en se montrant doux et bon après, comme il l’avait promis. Le fait est qu’il avait à cette époque besoin de tout le monde et qu’il ne négligeait aucun moyen de succès. Son adresse avait réussi de même auprès de M. de Caulaincourt, qui, séduit par ses caresses, reprit peu à peu sa sérénité passée et devint à cette époque l’un des plus intimes confidens de ses projets futurs. En même temps Bonaparte, ayant questionné sa femme sur l’opinion que chacun des personnages de cette cour avait émise au moment de la mort du prince, et apprenant d’elle que M. de Rémusat, habituellement silencieux par goût et par prudence, mais toujours vrai quand il était interrogé, n’avait pas craint de lui avouer sa secrète indignation, Bonaparte, qui alors s’était apparemment promis de ne s’irriter de rien, aborda un jour M. de Rémusat sur cette question, et, lui développant ce qu’il lui plut de sa politique, vint à bout de lui persuader qu’il avait cru nécessaire au repos de la France cet acte rigoureux. — Mon mari, en me racontant cet entretien, me dit : « Je suis loin d’adopter son idée qu’il lui fallut se souiller d’un pareil sang pour assurer son autorité, et je n’ai pas craint de le lui dire ; mais j’avoue que j’éprouve du soulagement en pensant que ce n’est point une passion telle que la vengeance qui l’a entraîné, et je le vois si agité, quoi qu’il dise, de l’effet qu’il a produit que je crois qu’à l’avenir il n’essaiera plus d’affirmer sa puissance par de si terribles moyens. Je n’ai pas perdu cette occasion de lui montrer que dans un siècle comme celui-ci, et avec une nation telle que la nôtre, on jouait gros jeu en voulant en imposer par une sanglante terreur, et j’augure beaucoup de ce
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qu’il m’a écouté avec une extrême attention sur tout ce que j’ai voulu lui dire. »
 
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La liste civile devenait celle accordée au roi en 1791, et les
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princes devaient être traités conformément à l’ancienne loi rendue le 20 décembre 1790. Les grands dignitaires auraient le tiers de la somme accordée aux princes. Ils devaient présider les collèges électoraux des six plus grandes villes de l’empire, et les princes seraient à perpétuité, dès l’âge de dix-huit ans, membres du sénat et du conseil d’état.