« Revue littéraire - Le Répertoire classique à la Comédie-Française » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
Page créée avec « {{journal|Revue des Deux Mondes tome 31, 1879|F. Brunetière|Revue littéraire - Le répertoire classique à la Comédie-Française}} {{R2Mondes|1879|31|457}} Gri... »
 
Phe-bot (discussion | contributions)
m Zoé: match
Ligne 1 :
{{journal|[[Revue des Deux Mondes]] tome 31, 1879|[[F. Brunetière]]|Revue littéraire - Le répertoire classique à la Comédie-Française}}
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/463]]==
{{R2Mondes|1879|31|457}}
Grimm raconte quelque part, dans sa ''Correspondance'', qu’en 1753 la Comédie-Française, trahie de la fortune, désertée du public, s’avisa d’un singulier expédient. Puisque la foule abandonnait Corneille et Racine et Molière, « pour courir aux farces plates et indécentes des histrions italiens et de l’Opéra-Comique, » on engagea des histrions italiens. Et chaque soir, après la petite pièce, MM. Cosimo, Maranesi et Mlle Bugiani, qui d’ailleurs avaient « de l’expression et une force surprenante dans les jarrets, » égayèrent la représentation de ballets, pantomimes et autres « gargouillades, » selon le mot que laisse échapper l’honnête indignation de Grimm. Nous pouvons au moins nous décerner cette louange que les choses ont changé depuis 1753. En 1879, il n’est besoin, pour attirer le public dans la maison de Molière, ni de danseurs italiens, ni de mimes d’aucune sorte. Jamais peut-être, même au temps de Rachel, même au temps de Talma, les spectateurs ne s’y pressèrent plus nombreux. Grâce à l’habile administration de M. Perrin, c’est une mode aujourd’hui, mieux qu’une mode, c’est, comme on dit, un ''sport'', que d’aller aux mardis de la Comédie-Française. L’occasion est donc opportune : c’est le moment de jeter dans le concert des éloges une note un peu discordante, et, de peur que M. Perrin ne s’endorme sur ses lauriers, c’est le moment de troubler discrètement la sécurité de ses triomphes. M. Perrin sait vaincre : il faut aussi qu’il sache user de la victoire. Personne ne pourrait lui adresser un meilleur souhait de nouvelle année.
 
Il s’agit du répertoire classique. Je ne sais si M. Perrin subit la loi d’un ''cahier des charges''. Il n’est pas impossible, comme dit Marphurius. Au surplus il n’importe qu’à peine. Les cahiers des charges ne sont plus qu’un vain mot. On le démontre aisément, d’une façon que les géomètres appelleraient élégante, en nommant, — sans plus, — le seul nom de M. Duquesnel, directeur de l’Odéon. La question n’est pas là. Beaucoup de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/464]]==
{{R2Mondes|1879|31|458}}
gens assurément estiment qu’en 1878 ''Hernani'', par exemple, n’a pas laissé de paraître un peu trop souvent sur l’affiche de la Comédie-Française. La faute en était à l’exposition. Aussi bien, à tout prendre et si seulement on n’y regarde pas de très près, l’affiche hebdomadaire semble assez variée. ''Le Jeu de l’Amour et du Hasard, — On ne badine pas avec l’amour, — le Fils naturel, — Andromaque avec le Dépit amoureux, — le Fils naturel'', de nouveau, — ''les Femmes savantes'' avec ''le Médecin malgré lui'', — derechef ''le Fils naturel'', — enfin ''Horace'', médiocrement joué d’ailleurs, avec ''le Malade imaginaire'', convenablement interprété : voilà le programme de l’une des dernières semaines, et quoiqu’à vrai dire, parmi tous ces chefs-d’œuvre dans des genres différens, ''le Fils naturel'', les Aristide Fressard et les Clara Vignot fassent piteuse figure, on ne voit pas d’abord qu’il y ait lieu de se plaindre. Seulement toutes les semaines ne ressemblent pas à cette semaine heureuse : ainsi du dimanche 5 au samedi 11 janvier; la Comédie-Française a donné quatre fois ''le Fils naturel'', deux fois ''les Fourchambault'', une fois ''l’Étrangère''. Voilà bien du moderne, et, pour le répertoire, une semaine désastreuse. Aussi d’une telle combinaison résulte-t-il, que l’affiche annuelle n’est pas tout à fait aussi variée que l’affiche hebdomadaire. Combien de pièces du répertoire, en effet, — je dis du répertoire de premier ordre, — combien de tragédies de Corneille ou de Racine, combien de comédies de Molière, au pied levé, du jour au lendemain, sur une invitation d’en haut, M. Perrin pourrait-il jouer? J’en vois bien une douzaine en tout, et toujours les mêmes. M. Perrin pourrait-il donner ''Pompée ? Bérénice? Bajazet ? Iphigénie''? pourrait-il donner seulement ''Don Juan'' ou ''le Bourgeois Gentilhomme''? Comme si cependant la Comédie-Française, d’une manière ou de l’autre, mais à tout prix, ne devait pas tenir à honneur de faire passer sous les yeux du public, dans l’espace de l’année, tous les chefs-d’œuvre du grand répertoire, et comme si ce n’était pas là d’abord le but de son institution.
 
Il convient de s’entendre sur le mot. Certainement on ne parle pas de remettre Corneille tout entier à la scène. Nous ne demandons à voir ni ''Pertharite'', ni ''Suréna''. Le génie de Corneille était singulièrement inégal, et l’on peut dire que l’auteur du ''Cid'' a passé pour le moins une bonne moitié de sa vie littéraire à se chercher lui-même sans se retrouver. Il serait d’ailleurs très utile qu’un homme d’expérience et de goût offrît de loin en loin aux curieux de littérature le régal d’une reprise de ''Sertorius'' ou de ''Nicomède''. Le Théâtre-Français n’aurait, lui, rien à gagner dans cette voie, pas même de bonnes recettes; Corneille, le répertoire, les acteurs auraient tout à y perdre. Cependant aux quatre chefs-d’œuvre consacrés, et mettant à part le ''Menteur'', il y aurait des motifs de joindre au moins ''Rodogune'' et ''Pompée''. Presque pendant tout le XVIIIe siècle, ''Rodogune'' a passé pour le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/465]]==
{{R2Mondes|1879|31|459}}
chef-d’œuvre de Corneille. C’était aussi bien de toutes ses tragédies celle qu’il osait préférer et pour qui, dans le fond du cœur, il nourrissait une prédilection de père. Si quelques situations y sont peu naturelles, si quelques caractères y affectent une perversité plus que tragique, je veux dire gratuitement odieuse, la catastrophe est sans nul doute l’une des plus fortement émouvantes qu’il y ait au théâtre, la langue en est d’une netteté, d’une vigueur que Corneille a rarement atteintes et qu’il n’a jamais dépassées. J’ajoute, — et la remarque a du prix dans un temps comme le nôtre, où les chiffres ont un merveilleux pouvoir, — que de 1715 à 1774 on ne joua pas ''Rodogune'' moins de 135 lois. Dans le même espace de soixante ans, on ne joua ''le Cid'' que 122 fois, ''Horace'' que 121, ''Cinna'' 92 fois seulement. Il est curieux à ce propos de noter que sur le programme des « matinées populaires » de l’Odéon, l’une des inventions de M. Duquesnel pour tourner son cahier des charges, le même ''Cinna'' ne figure pas.
 
Ligne 15 :
 
Autant en dirons-nous de la comédie de Molière. Nous demanderons pourquoi ''le Bourgeois gentilhomme'' ne paraît jamais sur l’affiche? Pourquoi si rarement ''Monsieur de Pourceaugnac, Amphitryon, George Dandin''? Pourquoi jamais ''Don Juan'' ? Encore, quand on les remonte, les entoure-t-on de tout le fracas d’une reprise! En vérité, comme si c’était quelque comédie bourgeoise, du Sedaine ou du Diderot, que l’on exhumât de l’inconnu ! Serait-ce donc par hasard que tel acteur que l’on pourrait nommer aurait, en quittant le théâtre, emporté dans sa retraite le rôle de don Juan avec celui d’Almaviva? La Comédie-Française ne devrait pas courir de pareilles aventures. Elle les court cependant, et depuis plusieurs années déjà, tel emploi, sur cette grande et noble scène, tel emploi nécessaire, n’est tenu que par une seule actrice. Tel autre semble, pour l’heure, n’être tenu par personne. Est-ce qu’il n’en devrait pas être de tous les grands rôles du répertoire comme il en était, il y a quelques années, de presque tous les grands rôles
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/466]]==
{{R2Mondes|1879|31|460}}
comiques, où jusqu’à trois acteurs pouvaient se succéder, sans se remplacer, chacun d’eux y mettant à son tour des qualités d’interprétation très personnelles, et pour ainsi dire divisant le public en des camps différens?
 
Ligne 25 :
 
Le répertoire comique est plus riche. Il a jusqu’ici résisté plus vaillamment contre les caprices de la mode et les révolutions du goût. Quoi qu’en ait dit Molière, dans un jour d’injustice, il a semblé que l’entreprise était plus facile « de faire rire les honnêtes gens » que de les émouvoir tragiquement et de leur arracher de vraies larmes. Boursault, Dancourt, Destouches, ont vieilli sans doute, et Thomas Corneille aussi, dont ''la Devineresse'' fit courir le tout Paris d’alors, combien d’autres avec eux ! Mais Regnard est toujours gai, Marivaux plus qu’agréable à voir, Beaumarchais plus qu’amusant. Ni les uns ni les autres, on ne les joue assez souvent. ''Turcaret'' encore devrait garder au répertoire courant une place d’honneur. Et pourquoi, de loin en loin, ne reprendrait-on pas ''le Méchant'' ou la ''Métromane'' ? Pourquoi ne ferait-on pas à Gresset et à Piron l’honneur qu’on a bien fait à Sedaine? Souhaitons au moins que le demi-succès du ''Philosophe sans le savoir'' nous préserve
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/467]]==
{{R2Mondes|1879|31|461}}
longtemps encore de la résurrection des drames de Diderot. C’est assez de ce chef-d’œuvre de la tragédie bourgeoise et de la comédie larmoyante, « monstres, comme le disait si bien Voltaire, qui naquirent de l’impuissance d’être plaisant ou tragique. » Notre siècle n’a pas manqué de pareils monstres, et, content de ce qu’il en a vu naître, opulent de son propre fonds, il peut se dispenser d’en aller laborieusement déterrer dans les profondeurs du répertoire.
 
Nous ne demandons pas en effet que la Comédie-Française devienne une sorte de conservatoire des débris du passé, quelque chose comme un musée classique, où rien de contemporain, rien de vivant de notre vie moderne n’aurait accès. C’est l’Odéon qui devrait être le conservatoire et le musée ; c’est lui qui devrait former les jeunes acteurs, je ne dis pas seulement au respect, mais à la superstition du répertoire classique. C’est là qu’ils devraient apprendre, non pas leur métier, ce qu’ils feraient tout aussi bien au Vaudeville, au Gymnase, dans les théâtres de drame et de mélodrame; mais leur art, l’art de se tenir en scène, de porter le costume, l’art de comprendre et de dire le vers. C’est là qu’on devrait les nourrir du plus pur de la tradition et leur enseigner à quelle étonnante minutie les grands acteurs d’autrefois ne dédaignaient pas de descendre pour approfondir un rôle et composer un personnage. M. Duquesnel s’y prend d’autre sorte; il leur fait jouer ''Joseph Balsamo''. Les obligations de la Comédie-Française ne sont pas les mêmes. Elle se doit au répertoire, elle se doit également aux contemporains. Elle a bien fait de jouer ''l’Étrangère'', elle serait inexcusable de ne pas jouer la prochaine pièce de M. Victorien Sardou. Nous approuverons même qu’elle sacrifie quelquefois à la mode pour attirer le spectateur et forcer dans ses derniers retranchemens un reste d’indifférence ou de préjugé. Le public aime les décors heureusement trouvés, les accessoires fidèlement imités, il ne se sent pas d’aise, quand il voit, comme dans ''l’Ami Fritz'', M. Febvre manger d’un vrai potage et Mlle Reichemberg cueillir de vraies cerises : fort bien. Il souffle un vent d’opportunisme : cédons au temps. Nous louerons donc M. Perrin d’avoir pris ''le Demi-Monde'' au Gymnase, à l’Odéon ''le Marquis de Villemer'', nous le louerons encore quand il prendra ''Ruy Blas''. Qu’il observe pourtant une limite et par exemple qu’il ne prenne ''les Burgraves'' à personne. Il y a quelques années, il empruntait à l’Odéon ''le Testament de César Girodot'', ces jours derniers il enlevait au Gymnase ''le Fils naturel'' : c’était précisément dépasser les justes bornes. On demandera pourquoi? La réponse est aisée. Parce que M. Dumas n’écrit que pour la circonstance, parce, que ses pièces n’ont de vie que ce qu’elles en empruntent aux hasards dans lesquels elles sont nées et, si je puis dire, à l’''actualité'', des idées qu’elles débattent, — parce qu’avec leur parti pris de violence dramatique et leur crudité calculée d’expression elles
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/468]]==
{{R2Mondes|1879|31|462}}
dérogent à la gravité classique, — parce qu’enfin c’est leur faire tort à elles-mêmes que de les transporter trop loin du boulevard. Disons-le donc : c’est à de telles reprises que M. Perrin devrait substituer les reprises que nous demandons de l’ancien répertoire. Avec cela, s’il le fallait, s’il n’y avait pas d’autre moyen de s’alléger, nous ne verrions aucun inconvénient à ce que l’on jetât une bonne fois par-dessus bord tout un fonds de pièces démodées, mal écrites, médiocrement plaisantes, qui se perpétuent à la scène, on ne sait trop pour quelle raison, par quelle grâce singulière, le fonds des Wafflard, des Fulgence, des Mazères, avec cela plus d’un vaudeville de Scribe qui serait mieux à sa place partout ailleurs que dans la maison de Molière. Je n’ai jamais compris par quelle surprise du hasard ''le Voyage à Dieppe'', de toutes ces pièces que nous proscrivons en masse la plus capable de faire rire encore, appartenait et se maintenait au répertoire de la Comédie-Française.
 
Ligne 35 :
 
Restent les difficultés de la distribution. Il se dit couramment que le grand répertoire ne saurait être convenablement interprété que par des Rachel et des Talma. Nous ne le croyons qu’à moitié. Dans un ciel romantique, il faut deux ou trois ''étoiles'', comme on les appelle, pour en illuminer l’obscurité profonde. C’est que le poète ayant épuisé toute son inspiration pour tracer deux ou trois caractères, le reste est régulièrement sacrifié. Une tragédie de Corneille ou de Racine est
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/469]]==
{{R2Mondes|1879|31|463}}
composée d’ensemble. Tout s’y tient, tout y concourt à l’effet général, tous les rôles y sont donc également nécessaires. Les plus célèbres actrices du XVIIIe siècle, dans le plus grand éclat de leur gloire, n’ont pas dédaigné de jouer dans ''Iphigénie'' le rôle d’Ériphile. Il importe donc beaucoup moins qu’on ne croit d’avoir à sa disposition un acteur unique, pour supporter en quelque sorte avec le poids du personnage principal la tragédie tout entière : il importe beaucoup plus d’avoir un ensemble à peu près irréprochable. Un jeu grave, sérieux, scrupuleux, plus respectueux de la tradition qu’ambitieux d’innover dans des rôles consacrés, va loin. Ce sont les œuvres médiocres et par elles-mêmes languissantes qui ont besoin d’être soutenues, relevées, sauvées par le comédien. Combien de pièces qui seraient « tombées dans les règles » sur la scène même du Théâtre-Français, si l’acteur n’avait achevé la pensée mal venue de l’auteur, et dans l’œuvre désormais commune, introduit sa part de collaboration! Les œuvres maîtresses n’ont pas besoin de ce secours étranger. Leur vie est tout entière en elles. Il ne s’agit pas ici de commenter, mais de traduire. C’est ainsi que, dans les arts du dessin, il est libre au graveur de s’émanciper de l’œuvre qu’il reproduit et d’y mêler quelque chose de lui quand cette œuvre elle-même, sans tomber à la médiocrité, n’est cependant que de second ordre. Est-elle de premier ordre? Il emporte le prix de son art en faisant à l’étroite imitation du modèle un sacrifice de sa propre originalité. Là-dessus, nous n’irons pas jusqu’à dire :
 
Ligne 41 :
 
non, malheureusement. Toutefois, dès qu’on les a bons, il semble qu’il soit aisé de les rendre excellens, et si l’habileté d’un administrateur du Théâtre-Français est quelque part, elle est là. Les uns, qui sont en quelque sorte nés pour le répertoire, on devrait tout faire pour les y enfermer et les empêcher de se disperser dans le drame ou dans la comédie contemporaine. Si doña Sol avait joué moins souvent ''Hernani'', peut-être qu’Andromaque et Phèdre aussi crieraient moins fort. Et quand on est Orosmane, Hippolyte ou Rodrigue, c’est presque trahir trois grands hommes que d’endosser le frac de l’ingénieur Gérard. On a mieux à faire que d’inventer des procédés pour le « lavage de l’or. » Les autres au contraire, dont l’allure, le geste, la voix même sont en quelque façon modernes, on les préserverait avec un soin jaloux de toute excursion dans le domaine classique. Il n’est pas facile d’être à la fois Suzanne d’Ange et Célimène. Si j’étais le marquis de Villemer, je sais bien les rôles que je redouterais d’aborder. Enfin quelques artistes, plus divers, plus ondoyans, plus souples aux métamorphoses, passant à volonté du répertoire classique au drame contemporain, formeraient le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/470]]==
{{R2Mondes|1879|31|464}}
lien de la compagnie tout entière et lui donneraient insensiblement cette unité d’inspiration et d’action nécessaire à la parfaite exécution des œuvres.