« On ne badine pas avec l’amour (1884) » : différence entre les versions

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{{Titre|On ne badine pas avec l’amour|[[Auteur:Alfred de Musset|Alfred de Musset]]|1834}}
 
<br />
== PERSONNAGES ==
==__MATCH__:[[Page:Musset - On ne badine pas avec l'amour, 1884.djvu/55]]==
 
{{personnages|
LE BARON, père de Perdican.
 
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ROSETTE, sœur de lait de Camille.
 
CHOEURCHŒUR, PAYSANS, VALETS, etc.
}}
 
== ACTE{{acte| PREMIER ==}}
 
=== SCÈNE{{scène| PREMIÈRE ===}}
 
Une place devant le château.
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''Ils sortent. ''
 
=== SCÈNE{{scène| II ===}}
 
Le salon du baron.
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Maître Bridaine, vous êtes mon ami ; je vous présente maître Blazius, gouverneur de mon fils. Mon fils a eu hier matin, à midi huit minutes, vingt et un ans comptés ; il est docteur à quatre boules blanches. Maître Blazius, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse c’est mon ami.
 
'''MAÎTRE BLAZIUS''', ’’saluant’’.
 
AÀ quatre boules blanches, seigneur ! littérature, botanique, droit romain, droit canon.
 
'''LE BARON'''
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Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je vous présente la dame Pluche, gouvernante de ma nièce. Ma nièce est depuis hier, à sept heures de nuit, parvenue à l’âge de dix-huit ans ; elle sort du meilleur couvent de France. Dame Pluche, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse ; c’est mon ami.
 
'''DAME PLUCHE''', ’’saluant’’.
 
Du meilleur couvent de France, seigneur, et je puis ajouter : la meilleure chrétienne du couvent.
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'''LE BARON'''
 
Je les ai, Bridaine ; elles sont sur ma table, dans mon cabinet. OÔ mon ami ! apprenez maintenant que je suis plein de joie. Vous savez que j’ai eu de tout temps la plus profonde horreur pour la solitude. Cependant la place que j’occupe et la gravité de mon habit me forcent à rester dans ce château pendant trois mois d’hiver et trois mois d’été. Il est impossible de faire le bonheur des hommes en général, et de ses vassaux en particulier, sans donner parfois à son valet de chambre l’ordre rigoureux de ne laisser entrer personne. Qu’il est austère et difficile le recueillement de l’homme d’Etat ! et quel plaisir ne trouverai-je pas à tempérer par la présence de mes deux enfants réunis la sombre tristesse à laquelle je dois nécessairement être en proie depuis que le roi m’a nommé receveur !
 
'''MAÎTRE BRIDAINE'''
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'''LE BARON'''
 
Voilà où je vous attendais, Bridaine ; j’étais sûr de cette question. Eh bien ! mon ami, que diriez-vous si ces mains que voilà, oui, Bridaine, vos propres mains, - ne les regardez pas d’une manière aussi piteuse - étaient destinées à bénir solennellement l’heureuse confirmation de mes rêves les plus chers ? Hé ?
 
'''MAÎTRE BRIDAINE'''
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'''LE BARON'''
 
Regardez par cette fenêtre ; ne voyez-vous pas que mes gens se portent en foule à la grille ? Mes deux enfants arrivent en même temps ; voilà la combinaison la plus heureuse. J’ai disposé les choses de manière à tout prévoir. Ma nièce sera introduite par cette porte à gauche, et mon fils par cette porte à droite. Qu’en dites-vous ? je me fais une fête de voir comment ils s’aborderont, ce qu’ils se diront ; six mille écus ne sont pas une bagatelle, il ne faut pas s’y tromper. Ces enfants s’aimaient d’ailleurs fort tendrement dès le berceau. - Bridaine, il me vient une idée.
 
'''MAÎTRE BRIDAINE'''
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'''LE BARON'''
 
Pendant le dîner, sans avoir l’air d’y toucher, vous comprenez, mon ami, - tout en vidant quelques coupes joyeuses ; - vous savez le latin, Bridaine.
 
'''MAÎTRE BRIDAINE'''
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'''LE BARON'''
 
Je serais bien aise de vous voir entreprendre ce garçon, - discrètement, s’entend - devant sa cousine ; cela ne peut produire qu’un bon effet ; - faites-le parler un peu latin, - non pas précisément pendant le dîner, cela deviendrait fastidieux, et quant à moi, je n’y comprends rien ; - mais au dessert, - entendez-vous ?
 
'''MAÎTRE BRIDAINE'''
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L’amitié ni l’amour ne doivent recevoir que ce qu’ils peuvent rendre.
 
'''LE BARON''', ’’à maître Bridaine’’.
 
Voilà un commencement de mauvais augure, hé ?
 
'''MAÎTRE BRIDAINE''', ’’au baron’’.
 
Trop de pudeur est sans doute un défaut ; mais le mariage lève bien des scrupules.
 
'''LE BARON''', ’’à maître Bridaine’’.
Je suis choqué, - blessé -. Cette réponse m’a déplu. - Excusez-moi ! Avez-vous vu qu’elle a fait mine de se signer ? - Venez ici que je vous parle. - Cela m’est pénible au dernier point. Ce moment, qui devait m’être si doux, est complètement gâté. - Je suis vexé, piqué. - Diable ! voilà qui est fort mauvais.
 
'''MAÎTRE BRIDAINE'''
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Eh bien ! mes enfants, à quoi pensez-vous donc ? Que fais-tu là, Camille, devant cette tapisserie ?
 
'''CAMILLE''', ’’regardant un tableau’’.
 
Voilà un beau portrait, mon oncle ! N’est-ce pas une grand-tante à nous ?
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'''LE BARON'''
 
Oui, mon enfant, c’est ta bisaïeule, - ou du moins la sœur de ton bisaïeul, - car la chère dame n’a jamais concouru, - pour sa part, je crois, autrement qu’en prières, - à l’accroissement de la famille. C’était, ma foi, une sainte femme.
 
'''CAMILLE'''
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Je n’en sais pas si long, mon révérend. Je trouve qu’elle sent bon, voilà tout.
 
=== SCÈNE{{scène| III ===}}
 
Devant le château.
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'''LE BARON'''
 
Oui, Pluche, cela est possible. J’avais compté depuis longtemps, - j’avais même écrit, noté, - sur mes tablettes de poche, - que ce jour devait être le plus agréable de mes jours, - oui bonne dame, le plus agréable. - Vous n’ignorez pas que mon dessein était de marier mon fils avec ma nièce ; - cela était résolu, - convenu, - j’en avais parlé à Bridaine, - et je vois, je crois voir, que ces enfants se parlent froidement ; ils ne se sont pas dit un mot.
 
'''DAME PLUCHE'''
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Ils sortent chacun de leur côté.
 
'''LE BARON''', ’’rentrant avec dame Pluche’’.
 
Vous le voyez, et vous l’entendez, excellente Pluche ; je m’attendais à la plus suave harmonie ; et il me semble assister à un concert où le violon joue mon cœur soupire, pendant que la flûte, joue Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse qu’une pareille combinaison produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon cœur.
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'''LE BARON'''
 
Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l’épouser, et que dès lors...lors…
 
'''DAME PLUCHE'''
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'''LE BARON'''
 
Mais je répète...répète… Je vous dis...dis…
 
'''DAME PLUCHE'''
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'''LE BARON'''
Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire...dire… Il y a certaines expressions que je ne veux pas...pas… qui me répugnent...répugnent… Vous me donnez envie...envie… En vérité, si je ne me retenais...retenais… Vous êtes une pécore, Pluche ! je ne sais que penser de vous.
 
Il sort.
 
=== SCÈNE{{scène| IV ===}}
 
Une place.
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'''PERDICAN'''
 
Voilà donc ma chère vallée ! mes noyers, mes sentiers verts, ma petite fontaine ! voilà mes jours passés encore tout pleins de vie, voilà le monde mystérieux des rêves de mon enfance ! OÔ patrie ! patrie, mot incompréhensible ! l’homme n’est-il donc né que pour un coin de terre, pour y bâtir son nid et pour y vivre un jour ?
 
'''LE CHŒUR'''
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C’est Rosette, la sœur de lait de votre cousine Camille.
 
'''PERDICAN''', ’’s’avançant’’.
 
Descends vite, Rosette, et viens ici.
 
'''ROSETTE''', ’’entrant’’.
 
Oui, monseigneur.
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Va-t’en vite mettre ta robe neuve, et viens souper au château.
 
{{scène| V }}
=== SCÈNE V ===
 
Une salle.
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'''LE BARON'''
 
Sur les plates-bandes ? - Je suis confondu. - Voilà qui est étrange ! - Boire trois bouteilles de vin à dîner ! marcher sur les plates-bandes ? c’est incompréhensible. Et pourquoi ne marchait-il pas dans l’allée ?
 
'''MAÎTRE BLAZIUS'''
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Parce qu’il allait de travers.
 
'''LE BARON''', ’’à part’’.
 
Je commence à croire que Bridaine avait raison ce matin. Ce Blazius sent le vin d’une manière horrible.
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Il a lâché quelques mots latins ; c’étaient autant de solécismes. Seigneur, c’est un homme dépravé.
 
'''LE BARON''', ’’à part’’.
 
Pouah ! ce Blazius a une odeur qui est intolérable. Apprenez, gouverneur, que j’ai bien autre chose en tête, et que je ne me mêle jamais de ce qu’on boit ni de ce qu’on mange. Je ne suis point un majordome.
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'''MAÎTRE BLAZIUS'''
 
AÀ Dieu ne plaise que je vous déplaise, monsieur le baron. Votre vin est bon.
 
'''LE BARON'''
Ligne 627 ⟶ 629 :
Il y a de bon vin dans mes caves.
 
'''MAÎTRE BRIDAINE''', ’’entrant’’.
 
Seigneur, votre fils est sur la place, suivi de tous les polissons du village.
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Mettez-vous à la fenêtre, monseigneur, vous le verrez de vos propres yeux.
 
'''LE BARON''', ’’à part’’.
 
Ô ciel ! Blazius a raison ; Bridaine va de travers.
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'''LE BARON'''
 
Tout est perdu ! - perdu sans ressource ! je suis perdu : Bridaine va de travers, Blazius sent le vin à faire horreur, et mon fils séduit toutes les filles du village en faisant des ricochets.
 
Il sort.
 
== ACTE{{acte| DEUXIÈME ==}}
 
=== SCÈNE{{scène| PREMIÈRE ===}}
 
Un jardin.
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'''PERDICAN'''
 
Eh bien ? - Je ne demande pas mieux.
 
'''MAÎTRE BLAZIUS'''
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Je n’aime pas les attouchements.
 
'''PERDICAN''', ’’lui prenant la main’’.
 
Donne-moi ta main, Camille, je t’en prie. Que crains-tu de moi ? Tu ne veux pas qu’on nous marie ? eh bien ! ne nous marions pas ; est-ce une raison pour nous haïr ? ne sommes-nous pas le frère et la sœur ? Lorsque ta mère a ordonné ce mariage dans son testament, elle a voulu que notre amitié fût éternelle, voilà tout ce qu’elle a voulu. Pourquoi nous marier ? voilà ta main et voilà la mienne ; et pour qu’elles restent unies ainsi jusqu’au dernier soupir, crois-tu qu’il nous faille un prêtre ? Nous n’avons besoin que de Dieu.
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Il sort.
 
'''CAMILLE''', ’’à dame Pluche qui entre’’.
 
Dame Pluche, tout est-il prêt ? Partirons-nous demain ? Mon tuteur a-t-il fini ses comptes ?
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Elles sortent.
 
=== SCÈNE{{scène| II ===}}
 
La salle à manger. - On met le couvert.
 
Entre '''MAÎTRE BRIDAINE'''.
 
Cela est certain, on lui donnera encore aujourd’hui la place d’honneur. Cette chaise que j’ai occupée si longtemps à la droite du baron sera la proie du gouverneur. OÔ malheureux que je suis ! Un âne bâté, un ivrogne sans pudeur, me relègue au bas bout de la table ! Le majordome lui versera le premier verre de Malaga, et lorsque les plats arriveront à moi, ils seront à moitié froids, et les meilleurs morceaux déjà avalés ; il ne restera plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. OÔ sainte Eglise catholique ! Qu’on lui ait donné cette place hier, cela se concevait ; il venait d’arriver ; c’était la première fois, depuis nombre d’années, qu’il s’asseyait à cette table. Dieu ! comme il dévorait ! Non, rien ne me restera que des os et des pattes de poulet. Je ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vénérable fauteuil où je me suis renversé tant de fois gorgé de mets succulents ! Adieu, bouteilles cachetées, fumet sans pareil de venaisons cuites à point ! Adieu, table splendide, noble salle à manger, je ne dirai plus le bénédicité ! je retourne à ma cure ; on ne me verra pas confondu parmi la foule des convives, et j’aime mieux, comme César, être le premier au village que le second dans Rome.
 
Il sort.
 
=== SCÈNE{{scène| III ===}}
 
Un champ devant une petite maison.
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Ils sortent.
 
=== SCÈNE{{scène| IV ===}}
 
Au château.
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'''MAÎTRE BLAZIUS'''
 
Seigneur, j’ai une chose singulière à vous dire. Tout à l’heure, j’étais par hasard dans l’office, je veux dire dans la galerie : qu’aurais-je été faire dans l’office ? J’étais donc dans la galerie. J’avais trouvé par accident une bouteille, je veux dire une carafe d’eau : comment aurais-je trouvé une bouteille dans la galerie ? J’étais donc en train de boire un coup de vin, je veux dire un verre d’eau, pour passer le temps, et je regardais par la fenêtre, entre deux vases de fleurs qui me paraissaient d’un goût moderne, bien qu’ils soient imités de l’étrusque...l’étrusque…
 
'''LE BARON'''
Ligne 942 ⟶ 944 :
'''LE BARON'''
 
Dans la luzerne ? ... Et que répondait la gouvernante aux extravagances de ma nièce ? car cette conduite mérite d’être qualifiée ainsi.
 
'''MAÎTRE BLAZIUS'''
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'''MAÎTRE BLAZIUS'''
 
Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante d’une lettre ? Pourquoi aurait-elle crié : - Trouvez-le ! tandis que l’autre boudait et rechignait ?
 
'''LE BARON'''
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'''MAÎTRE BLAZIUS'''
 
Voilà précisément le hic, monseigneur, hic jacet lepus. AÀ qui était adressée cette lettre ? à un homme qui fait la cour à une gardeuse de dindons. Or, un homme qui recherche en public une gardeuse de dindons peut être soupçonné violemment d’être né pour les garder lui-même. Cependant il est impossible que votre nièce, avec l’éducation qu’elle a reçue, soit éprise d’un tel homme ; voilà ce que je dis, et ce qui fait que je n’y comprends rien non plus que vous, révérence parler.
 
'''LE BARON'''
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Ils sortent.
 
{{scène| V }}
=== SCÈNE V ===
 
Une fontaine dans un bois.
 
Entre '''PERDICAN''', ’’lisant un billet’’.
 
"« Trouvez-vous à midi à la petite fontaine. "» Que veut dire cela ? tant de froideur, un refus si positif, si cruel, un orgueil si insensible, et un rendez-vous pardessus tout ? Si c’est pour me parler d’affaires, pourquoi choisir un pareil endroit ? Est-ce une coquetterie ? Ce matin, en me promenant avec Rosette, j’ai entendu remuer dans les broussailles, et il m’a semblé que c’était un pas de biche. Y a-t-il ici quelque intrigue ?
 
Entre Camille.
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'''CAMILLE'''
 
Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi, n’est-ce pas ? je suis d’humeur changeante ; mais vous m’avez dit ce matin un mot très juste : "« Puisque nous nous quittons, quittons-nous bons amis. "» Vous ne savez pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la dire : je vais prendre le voile.
 
'''PERDICAN'''
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'''PERDICAN'''
 
Où veux-tu en venir ? parle ; - je répondrai.
 
'''CAMILLE'''
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'''CAMILLE'''
 
Nous habitons la même cellule, et j’ai passé des nuits entières à parler de ses malheurs ; ils sont presque devenus les miens ; cela est singulier, n’est-ce pas ? Je ne sais trop comment cela se fait. Quand elle me parlait de son mariage, quand elle me peignait d’abord l’ivresse des premiers jours, puis la tranquillité des autres, et comme enfin tout s’était envolé ; comme elle était assise le soir au coin du feu, et lui auprès de la fenêtre, sans se dire un seul mot ; comme leur amour avait langui, et comme tous les efforts pour se rapprocher n’aboutissaient qu’à des querelles ; comme une figure étrangère est venue peu à peu se placer entre eux et se glisser dans leurs souffrances, c’était moi que je voyais agir tandis qu’elle parlait. Quand elle disait : "« Là, j’ai été heureuse" », mon cœur bondissait ; et quand elle ajoutait : "« Là, j’ai pleuré" », mes larmes coulaient. Mais figurez-vous quelque chose de plus singulier encore ; j’avais fini par me créer une vie imaginaire ; cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous dire par combien de réflexions, de retours sur moi-même, tout cela est venu. Ce que je voulais vous raconter comme une curiosité, c’est que tous les récits de Louise, toutes les fictions de mes rêves portaient votre ressemblance.
 
'''PERDICAN'''
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Lève la tête, Perdican ! quel est l’homme qui ne croit à rien ?
 
'''PERDICAN''', ’’se levant’’.
 
En voilà un ; je ne crois pas à la vie immortelle. - Ma sœur chérie, les religieuses t’ont donné leur expérience ; mais, crois-moi, ce n’est pas la tienne ; tu ne mourras pas sans aimer.
 
'''CAMILLE'''
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'''PERDICAN'''
 
Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : "« J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. "»
 
Il sort.
 
== ACTE{{acte| TROISIÈME ==}}
 
=== SCÈNE{{scène| PREMIÈRE ===}}
 
Devant le château.
Ligne 1 359 ⟶ 1 361 :
'''MAÎTRE BLAZIUS'''
 
Mais, monseigneur, veuillez vous rappeler...rappeler…
 
'''LE BARON'''
Ligne 1 371 ⟶ 1 373 :
'''PERDICAN'''
 
Je voudrais bien savoir si je suis amoureux. D’un côté, cette manière d’interroger est tant soit peu cavalière, pour une fille de dix-huit ans ; d’un autre, les idées que ces nonnes lui ont fourrées dans la tête auront de la peine à se corriger. De plus, elle doit partir aujourd’hui. Diable ! je l’aime, cela est sûr. Après tout, qui sait ? peut-être elle répétait une leçon, et d’ailleurs il est clair qu’elle ne se soucie pas de moi. D’une autre part, elle a beau être jolie, cela n’empêche pas qu’elle n’ait des manières beaucoup trop décidées, et un ton trop brusque. Je n’ai qu’à n’y plus penser ; il est clair que je ne l’aime pas. Cela est certain qu’elle est jolie ; mais pourquoi cette conversation d’hier ne veut-elle pas me sortir de la tête ? En vérité, j’ai passé la nuit à radoter. Où vais-je donc ? - Ah ! je vais au village.
 
Il sort.
 
=== SCÈNE{{scène| II ===}}
 
Un chemin.
Ligne 1 381 ⟶ 1 383 :
Entre '''MAÎTRE BRIDAINE'''.
 
Que font-ils maintenant ? Hélas ! voilà midi. - Ils sont à table. Que mangent-ils ? que ne mangent-ils pas ? J’ai vu la cuisinière traverser le village, avec un énorme dindon. L’aide portait les truffes, avec un panier de raisin.
 
Entre MAÎTRE BLAZIUS.
Ligne 1 443 ⟶ 1 445 :
'''MAÎTRE BLAZIUS'''
 
Je vous supplie de plaider ma cause. Je suis honnête, seigneur Bridaine. OÔ digne seigneur Bridaine, je suis votre serviteur !
 
'''MAÎTRE BRIDAINE''', ’’à part’’.
 
Ô fortune ! est-ce un rêve ? je serai donc assis sur toi, ô chaise bienheureuse !
Ligne 1 455 ⟶ 1 457 :
'''MAÎTRE BRIDAINE'''
 
Cela m’est impossible, monsieur, il est midi sonné, et je m’en vais dîner. Si le baron se plaint de vous, c’est votre affaire. Je n’intercède point pour un ivrogne. (AÀ part.) Vite, volons à la grille ; et toi, mon ventre, arrondis-toi.
 
Il sort en courant.
 
'''MAÎTRE BLAZIUS''', ’’seul’’.
 
Misérable Pluche ! c’est toi qui payeras pour tous ; oui, c’est toi qui es la cause de ma ruine, femme déhontée, vile entremetteuse, c’est à toi que je dois cette disgrâce. OÔ sainte université de Paris ! on me traite d’ivrogne ! Je suis perdu si je ne saisis une lettre, et si je ne prouve au baron que sa nièce a une correspondance. Je l’ai vue ce matin écrire à son bureau. Patience ! voici du nouveau. (Passe dame Pluche portant une lettre.) Pluche, donnez-moi cette lettre.
 
'''DAME PLUCHE'''
Ligne 1 513 ⟶ 1 515 :
Il lit.
 
"A« À la sœur Louise, au couvent de ***." »
 
(AÀ part.) Quelle maudite curiosité me saisit malgré moi ! Mon cœur bat avec force, et je ne sais ce que j’éprouve. - Retirez-vous, dame Pluche, vous êtes une digne femme, et maître Blazius est un sot. Allez dîner ; je me charge de mettre cette lettre à la poste.
 
Sortent maître Blazius et dame Pluche.
 
'''PERDICAN''', ’’seul’’.
 
Que ce soit un crime d’ouvrir une lettre, je le sais trop bien pour le faire. Que peut dire Camille à cette sœur ? Suis-je donc amoureux ? Quel empire a donc pris sur moi cette singulière fille, pour que les trois mots écrits sur cette adresse me fassent trembler la main ? Cela est singulier ; Blazius, en se débattant avec dame Pluche, a fait sauter le cachet. Est-ce un crime de rompre le pli ? Bon, je n’y changerai rien. (Il ouvre la lettre et lit.)
Ligne 1 527 ⟶ 1 529 :
CAMILLE. "
 
Est-il possible ? Camille écrit cela ? C’est de moi qu’elle parle ainsi. Moi au désespoir de son refus ! Eh ! bon Dieu ! si cela était vrai, on le verrait bien ; quelle honte peut-il y avoir à aimer ? Elle a fait tout au monde pour me dégoûter, dit-elle, et j’ai le poignard dans le cœur ? Quel intérêt peut-elle avoir à inventer un roman pareil ? Cette pensée que j’avais cette nuit est-elle donc vraie ? OÔ femmes ! cette pauvre Camille a peut-être une grande piété ! c’est de bon cœur qu’elle se donne à Dieu, mais elle a résolu et décrété qu’elle me laisserait au désespoir. Cela était convenu entre les bonnes amies avant de partir du couvent. On a décidé que Camille allait revoir son cousin, qu’on le lui voudrait faire épouser, qu’elle refuserait, et que le cousin serait désolé. Cela est si intéressant, une jeune fille qui fait à Dieu le sacrifice du bonheur d’un cousin ! Non, non, Camille, je ne t’aime pas, je ne suis pas au désespoir, je n’ai pas le poignard dans le cœur, et je te le prouverai. Oui, tu sauras que j’en aime une autre avant de partir d’ici. Holà ! brave homme. (Entre un paysan.) Allez au château, dites à la cuisine qu’on envoie un valet porter à mademoiselle Camille le billet que voici.
 
Il écrit.
Ligne 1 543 ⟶ 1 545 :
Il frappe à une porte.
 
'''ROSETTE''', ’’ouvrant’’.
 
C’est vous, monseigneur ! Entrez, ma mère y est.
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J’ai demandé un nouveau rendez-vous à Camille, et je suis sûr qu’elle y viendra ; mais par le ciel, elle n’y trouvera pas ce qu’elle y comptera trouver. Je veux faire la cour à Rosette devant Camille elle-même.
 
=== SCÈNE{{scène| III ===}}
 
Le petit bois.
Ligne 1 615 ⟶ 1 617 :
Il sort.
 
'''CAMILLE''', ’’lisant’’.
 
Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l’ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je accorder ce second rendez-vous ? Ah ! (Elle se cache derrière un arbre.) Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma sœur de lait. Je suppose qu’il va la quitter ; je suis bien aise de ne pas avoir l’air d’arriver la première.
Ligne 1 621 ⟶ 1 623 :
Entrent Perdican et Rosette, qui s’assoient.
 
'''CAMILLE''', ’’cachée, à part’’.
 
Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ? je suis curieuse de savoir ce qu’il lui dit.
 
'''PERDICAN''', ’’à haute voix, de manière que Camille l’entende’’.
 
Je t’aime, Rosette ! toi seule au monde tu n’as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour.
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Regarde à présent cette bague. Lève-toi, et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela s’effacer. (Il jette sa bague dans l’eau.) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli visage ; regarde ! c’était une bague que m’avait donnée Camille.
 
'''CAMILLE''', ’’à part’’.
 
Il a jeté ma bague dans l’eau.
Ligne 1 665 ⟶ 1 667 :
Il sort avec Rosette.
 
=== SCÈNE{{scène| IV ===}}
 
Entre '''LE CHŒUR'''.
Ligne 1 671 ⟶ 1 673 :
Il se passe assurément quelque chose d’étrange au château ; Camille a refusé d’épouser Perdican ; elle doit retourner aujourd’hui au couvent dont elle est venue. Mais je crois que le seigneur son cousin s’est consolé avec Rosette. Hélas ! la pauvre fille ne sait pas quel danger elle court en écoutant les discours d’un jeune et galant seigneur.
 
'''DAME PLUCHE''', ’’entrant’’.
 
Vite, vite, qu’on selle mon âne !
Ligne 1 689 ⟶ 1 691 :
'''DAME PLUCHE'''
 
Voici ma maîtresse qui s’avance. (AÀ Camille qui entre.) Chère Camille, tout est prêt pour notre départ ; le baron a rendu ses comptes, et mon âne est bâté.
 
'''CAMILLE'''
Ligne 1 707 ⟶ 1 709 :
Elle sort.
 
{{scène| V }}
=== SCÈNE V ===
 
Entrent LE BARON et MAÎTRE BRIDAINE.
Ligne 1 745 ⟶ 1 747 :
Ils sortent.
 
=== SCÈNE{{scène| VI ===}}
 
La chambre de Camille.
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Il a lu ma lettre, cela est certain ; sa scène du bois est une vengeance, comme son amour pour Rosette. Il a voulu me prouver qu’il en aimait une autre que moi, et jouer l’indifférent malgré son dépit. Est-ce qu’il m’aimerait, par hasard ? (Elle lève la tapisserie.) Es-tu là, Rosette ?
 
'''ROSETTE''', ’’entrant’’.
 
Oui ; puis-je entrer ?
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'''CAMILLE'''
 
Ne fais pas l’hypocrite. - Ce matin à la fontaine dans le petit bois.
 
'''ROSETTE'''
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Rosette sort.
 
'''CAMILLE''', ’’seule’’.
 
Moi qui croyais faire un acte de vengeance, ferais-je un acte d’humanité ? La pauvre fille a le cœur pris. (Entre Perdican.) Bonjour, cousin, asseyez-vous.
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'''PERDICAN'''
 
Quelle toilette, Camille ! AÀ qui en voulez-vous ?
 
'''CAMILLE'''
 
AÀ vous, peut-être ; je suis fâchée de n’avoir pu me rendre au rendez-vous que vous m’avez demandé ; vous aviez quelque chose à me dire ?
 
'''PERDICAN''', ’’à part’’.
 
Voilà, sur ma vie, un petit mensonge assez gros, pour un agneau sans tache ; je l’ai vue derrière un arbre écouter la conversation. (Haut.) Je n’ai rien à vous dire, qu’un adieu, Camille ; je croyais que vous partiez ; cependant votre cheval est à l’écurie, et vous n’avez pas l’air d’être en robe de voyage.
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'''PERDICAN'''
 
AÀ quoi sert de se quereller, quand le raccommodement est impossible ? Le plaisir des disputes, c’est de faire la paix.
 
'''CAMILLE'''
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Ils sortent.
 
=== SCÈNE{{scène| VII ===}}
 
Entrent LE BARON et CAMILLE.
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Te voilà mon enfant ! Viens, je veux te présenter à mon père.
 
'''ROSETTE''', ’’se mettant à genoux’’.
 
Monseigneur, je viens vous demander une grâce. Tous les gens du village à qui j’ai parlé ce matin m’ont dit que vous aimiez votre cousine, et que vous ne m’avez fait la cour que pour vous divertir tous deux ; on se moque de moi quand je passe, et je ne pourrai plus trouver de mari dans le pays, après avoir servi de risée à tout le monde. Permettez-moi de vous rendre le collier que vous m’avez donné, et de vivre en paix chez ma mère.
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'''CAMILLE'''
 
Non, non. - OÔ Seigneur Dieu !
 
Elle sort.
 
=== SCÈNE{{scène| VIII ===}}
 
Un oratoire.
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</div>
 
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