« Le Malade imaginaire » : différence entre les versions

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{{TextQuality|100%}}{{Sommaire2ADroite}}<div class="centertext">{{ThéâtreDébut}}
==__MATCH__:[[Page:Molière - Œuvres complètes, Baudouin, 1827.djvu/434]]==
{{interprojet|nolink|w=Le Malade imaginaire}}
<poem>
[[Catégorie:Comédies]]
HENRIETTE
[[Catégorie:XVIIe siècle]]
[[Catégorie:1673]]
[[Catégorie:Molière]]
[[Catégorie:Théâtre]]
 
{{Titre|Le Malade imaginaire|[[Auteur:Molière|Molière]]|Comédie-Ballet|Malade imaginaire}}
Sans cela, vous verriez tout mon cœur y courir ;
Et je ne fuis sa main, que pour le trop chérir.
 
ARISTE
 
<center><span style="color:#006699;">'''Comédie écrite en 1673, dernière œuvre de Molière'''</span></center>
Laissez-vous donc lier par des chaînes si belles.
Je ne vous ai porté que de fausses nouvelles ;
Et c’est un stratagème, un surprenant secours,
Que j’ai voulu tenter pour servir vos amours ;
Pour détromper ma sœur, et lui faire connaître
Ce que son philosophe à l’essai pouvait être.
 
CHRYSALE
 
Le Ciel en soit loué.
 
[[Fichier:Le Malade imaginaire.jpg|center|Le Malade imaginaire vu par Daumier]]
PHILAMINTE
 
J’en ai la joie au cœur,
Par le chagrin qu’aura ce lâche déserteur.
Voilà le châtiment de sa basse avarice,
De voir qu’avec éclat cet hymen s’accomplisse.
 
CHRYSALE
 
Je le savais bien, moi, que vous l’épouseriez.
 
ARMANDE
 
Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez ?
 
PHILAMINTE
 
Ce ne sera point vous que je leur sacrifie,
Et vous avez l’appui de la philosophie,
Pour voir d’un œil content couronner leur ardeur.
 
BÉLISE
 
Qu’il prenne garde au moins que je suis dans son cœur.
Par un prompt désespoir souvent on se marie,
Qu’on s’en repent après tout le temps de sa vie.
 
CHRYSALE
 
Allons, Monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,
Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit.
</poem>
----
LE MALADE IMAGINAIRE,
COMÉDIE-BALLET
EN TROIS ACTES ET E.N PROSE.
 
<poem>
<div>PERSONNAGES DE LA COMÉDIE. </div>
 
{{personnages|
'''Argan''' : malade imaginaire.
 
'''Béline''' : seconde femme d’Argand'Argan.
 
'''Angélique''' : fille d’Argand'Argan et amante de Cléante.
 
'''Louison''' : petite fille d’Argand'Argan et sœur d’Angéliqued'Angélique.
 
'''Béralde''' : frère d’Argand'Argan.
 
'''Cléante''' : amant d’Angéliqued'Angélique.
 
'''Monsieur Diafoirus''' : médecin.
 
'''Thomas Diafoirus''' : son fils et amant d’Angéliqued'Angélique.
 
'''Monsieur Purgon''' : médecin d’Argand'Argan.
 
'''Monsieur Fleurant''' : apothicaire.
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'''Toinette''' : servante.
}}
 
 
''La scène se passe à Paris''
 
PERSONNAGES DU PROLOGUE.
FLORE.
DEUX ZEPHYRS dansants.
CLrMENE.
DAPH.NE.
TIRCIS , amant de Climéne , chef d’une troupe d
([i-rs.
DORILAS, amant de Oaphné, chef d’une troupe <
gers.
BERGERS et BERGERES de la suite de Tireis, chi
et dansants.
BERGERS et BERGERES do la suite de Dorilas ,
tants et dansants.
PERSONNAGES DES INTERIMÈDES.
DANS LE PREMIER ACTE.
POLICHI.NELLE.
U.NE VIEILLE.
VIOLO.NS.
ARCHERS chantants et dansants.
DANS LE SECOND ACTE.
UNE EGyPTIE^’NE chantante.
U. EGYPTIEN chantant.
EGYPTIENS et EGYPTIENNES chantants
TAPISSIERS dansants.
DANS LE TROISIÈME ACTE.
LE PRESIDENT de la fa(
DOCTEURS.
ARGAN , bachelier.
APOTHICAIRES avec Icu
PORTE-SERINGUES.
CHIRURGIENS.
 
<center> PROLOGUE </center>
 
Après les glorieuses fatigues et les exploits victorieux de notre auguste monarque, il est bien juste que tous ceux qui se mêlent d’écrire travaillent ou à ses louanges, ou à son divertissement. C’est ce qu’ici l’on a voulu faire ; et ce prologue est un essai des louanges de ce grand prince, qui donne entrée à la comédie du ''Malade imaginaire'' dont le projet a été fait pour le délasser de ses nobles travaux.
 
''La décoration représente un lieu champêtre, et néanmoins fort agréable.''
 
<center><big>'''Églogue''' en musique et en danse</big></center>
 
<center>''Flore, Climène, Daphné, Tircis, Dorilas, Deux Zéphyrs, Troupe de Bergères et de Bergers''</center>
 
Flore
 
Quittez, quittez vos troupeaux,
Venez, bergers, venez, bergères,
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux ;
Je viens vous annoncer des nouvelles bien chères
Et réjouir tous ces hameaux.
Quittez, quittez vos troupeaux,
Venez, bergers, venez, bergères,
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux.
 
Climène et Daphné
 
Berger, laissons là tes feux :
Voilà Flore qui nous appelle.
 
Tircis et Dorilas
 
Mais au moins, dis moi, cruelle,
 
Tircis
 
Si d’un peu d’amitié tu payeras mes vœux.
 
Dorilas
 
Si tu seras sensible à mon ardeur fidèle.
 
Climène et Daphné
 
Voilà Flore qui nous appelle.
 
Tircis et Dorilas
 
Ce n’est qu’un mot, un mot, un seul mot que je veux.
 
Tircis
 
Languirai-je toujours dans ma peine mortelle ?
 
Dorilas
 
Puis-je espérer qu’un jour tu me rendras heureux ?
 
Climène et Daphné
 
Voilà Flore qui nous appelle.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center> <center>''Toute la troupe des bergers et des bergères va se placer autour de Flore.''</center>
 
Climène
 
Quelle nouvelle parmi nous,
Déesse, doit jeter tant de réjouissance ?
 
Daphné
 
Nous brûlons d’apprendre de vous
Cette nouvelle d’importance.
 
Dorilas
 
D’ardeur nous en soupirons tous.
 
Tous
 
Nous en mourons d’impatience.
 
Flore
 
La voici ; silence, silence !
Vos vœux sont exaucés, LOUIS est de retour ;
Il ramène en ces lieux les plaisirs et l’amour,
Et vous voyez finir vos mortelles alarmes.
Par ses vastes exploits son bras voit tout soumis ;
Il quitte les armes
Faute d’ennemis.
 
Tous
 
Ah ! quelle douce nouvelle !
Qu’elle est grande ! qu’elle est belle !
Que de plaisirs ! que de ris ! que de jeux !
Que de succès heureux !
Et que le ciel a bien rempli nos vœux !
Ah ! quelle douce nouvelle !
Qu’elle est grande ! qu’elle est belle !
 
<center>'''Autre entrée de ballet'''</center>
 
''Tous les bergers et bergères expriment par des danses les transports de leur joie.''
 
Flore
 
De vos flûtes bocagères
Réveillez les plus beaux sons ;
LOUIS offre à vos chansons
La plus belle des matières.
Après cent combats,
Où cueille son bras
Une ample victoire,
Formez entre vous
Cent combats plus doux
Pour chanter sa gloire.
 
Tous
 
Formons entre nous
Cent combats plus doux
Pour chanter sa gloire.
 
Flore
 
Mon jeune amant, dans ce bois,
Des présents de mon empire
Prépare un prix à la voix
Qui saura le mieux nous dire
Les vertus et les exploits
Du plus auguste des rois.
 
Climène
 
Si Tircis a l’avantage,
 
Daphné
 
Si Dorilas est vainqueur,
 
Climène
 
À le chérir je m’engage.
 
Daphné
 
Je me donne à son ardeur.
 
Tircis
 
Ô trop chère espérance !
 
Dorilas
 
Ô mot plein de douceur !
 
Tircis et Dorilas
 
Plus beau sujet, plus belle récompense
Peuvent-ils animer un cœur ?
 
''Les violons jouent un air pour animer les deux bergers au combat, tandis que Flore, comme juge, va se placer au pied d’un arbre qui est au milieu du théâtre, avec deux Zéphyrs, et que le reste, comme spectateurs, va occuper les deux côtés de la scène.''
 
Tircis
 
Quand la neige fondue enfle un torrent fameux,
Contre l’effort soudain de ses flots écumeux,
Il n’est rien d’assez solide
Digues, châteaux, villes et bois,
Hommes et troupeaux à la fois,
Tout cède au courant qui le guide.
Tel, et plus fier et plus rapide,
Marche LOUIS dans ses exploits.
 
<center>'''Ballet'''</center>
 
''Les bergers et bergères du côté de Tircis dansent autour de lui, sur une ritournelle, pour exprimer leurs applaudissements.''
 
Dorilas
 
Le foudre menaçant qui perce avec fureur
L’affreuse obscurité de la nue enflammée
Fait, d’épouvante et d’horreur,
Trembler le plus ferme cœur ;
Mais, à la tête d’une armée,
LOUIS jette plus de terreur.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
''Les bergers et bergères du côté de Dorilas font de même que les autres.''
 
Tircis
 
Des fabuleux exploits que la Grèce a chantés
Par un brillant amas de belles vérités
Nous voyons la gloire effacée ;
Et tous ces fameux demi-dieux,
Que vante l’histoire passée,
Ne sont point à notre pensée
Ce que LOUIS est à nos yeux.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
''Les bergers et bergères de son côté font encore la même chose.''
 
Dorilas
 
LOUIS fait à nos temps, par ses faits inouïs,
Croire tous les beaux faits que nous chante l’histoire
Des siècles évanouis ;
Mais nos neveux, dans leur gloire,
N’auront rien qui fasse croire
Tous les beaux faits de LOUIS.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
''Les bergères de son côté font encore de même, après quoi les deux parties se mêlent.''
 
Pan, ''suivi de six Faunes.''
 
Laissez, laissez, bergers, ce dessein téméraire.
Eh ! que voulez vous faire ?
Chanter sur vos chalumeaux
Ce qu’Apollon sur sa lyre,
Avec ses chants les plus beaux,
N’entreprendrait pas de dire ?
C’est donner trop d’essor au feu qui vous inspire ;
C’est monter vers les cieux sur des ailes de cire
Pour tomber dans le fond des eaux.
Pour chanter de LOUIS l’intrépide courage,
Il n’est point d’assez docte voix,
Point de mots assez grands pour en tracer l’image ;
Le silence est le langage
Qui doit louer ses exploits.
Consacrez d’autres soins à sa pleine victoire ;
Vos louanges n’ont rien qui flatte ses désirs :
Laissez, laissez là sa gloire,
Ne songez qu’à ses plaisirs.
 
Tous
 
Laissons, laissons là sa gloire,
Ne songeons qu’à ses plaisirs.
 
Flore, ''à Tircis et à Dorilas.''
 
Bien que, pour étaler ses vertus immortelles,
La force manque à vos esprits,
Ne laissez pas tous deux de recevoir le prix,
Dans les choses grandes et belles,
Il suffit d’avoir entrepris.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center> ''Les deux Zéphyrs dansent avec deux couronnes de fleurs à la main, qu’ils viennent donner ensuite aux deux bergers.''
 
Climène et Daphné, ''en leur donnant la main.''
 
Dans les choses grandes et belles,
Il suffit d’avoir entrepris.
 
Tircis et Dorilas
 
Ah ! que d’un doux succès notre audace est suivie !
 
Flore et Pan
 
Ce qu’on fait pour LOUIS, on ne le perd jamais.
 
Climène, Daphné, Tircis et Dorilas
 
Au soin de ses plaisirs donnons-nous désormais.
 
Flore et Pan
 
Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie !
 
Tous
 
Joignons tous dans ces bois
Nos flûtes et nos voix :
Ce jour nous y convie
Et faisons aux échos redire mille fois :
LOUIS est le plus grand des rois ;
Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie !
 
<center>'''Dernière et grande entrée de ballet'''</center>
 
''Faunes, bergers et bergères, tous se mêlent, et il se fait entre eux des jeux de danse ; après quoi ils se vont préparer pour la comédie.''
 
<div align= « center » > ACTE I </div> <div align= « center » > Scène 1 </div>
 
Argan, ''seul dans sa chambre, assis, une table devant lui, compte des parties d’apothicaire avec des jetons ; il fait, parlant à lui-même, les dialogues suivants : ''
 
Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt ; trois et deux font cinq.
 
« Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif et rémollient, pour amollir, humecter et rafraîchir les entrailles de monsieur ? » Ce qui me plaît de monsieur Fleurant, mon apothicaire, c’est que ses parties sont toujours fort civiles. « Les entrailles de monsieur, trente sols. » Oui ; mais, monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil ; il faut être aussi raisonnable et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement ! Je suis votre serviteur, je vous l’ai déjà dit ; vous ne me les avez mis dans les autres parties qu’à vingt sols ; et vingt sols en langage d’apothicaire, c’est-à-dire dix sols ; les voilà, dix sols.
 
« Plus, dudit jour, un bon clystère détersif, composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat, et autres, suivant l’ordonnance, pour balayer, laver et nettoyer le bas-ventre de monsieur, trente sols. » Avec votre permission, dix sols.
 
« Plus, dudit jour, le soir, un julep hépatique, soporatif et somnifère, composé pour faire dormir monsieur, trente-cinq sols. » Je ne me plains pas de celui-là ; car il me fit bien dormir. Dix, quinze, seize, et dix-sept sols six deniers.
 
« Plus, du vingt cinquième, une bonne médecine purgative et corroborative, composée de casse récente avec séné levantin, et autres, suivant l’ordonnance de monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile de monsieur, quatre livres. » Ah ! monsieur Fleurant, c’est se moquer : il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon ne vous a pas ordonné de mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s’il vous plaît. Vingt et trente sols.
 
« Plus, dudit jour, une potion anodine et astringente, pour faire reposer monsieur, trente sols. » Bon, dix et quinze sols.
 
« Plus, du vingt-sixième, un clystère carminatif, pour chasser les vents de monsieur, trente sols. » Dix sols, monsieur Fleurant.
 
« Plus, le clystère de monsieur, réitéré le soir, comme dessus, trente sols. » Monsieur Fleurant, dix sols.
 
« Plus, du vingt-septième, une bonne médecine, composée pour hâter d’aller et chasser dehors les mauvaises humeurs de monsieur, trois livres. » Bon, vingt et trente sols ; je suis bien aise que vous soyez raisonnable.
 
« Plus, du vingt-huitième, une prise de petit-lait clarifié et dulcoré pour adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir le sang de monsieur, vingt sols. » Bon, dix sols.
 
« Plus, une potion cordiale et préservative, composée avec douze grains de bézoard, sirop de limon et grenades, et autres, suivant l’ordonnance, cinq livres. » Ah ! monsieur Fleurant, tout doux, s’il vous plaît ; si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade ; contentez-vous de quatre francs. Vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq, et cinq font dix et dix font vingt. Soixante et trois livres quatre sols six deniers.
 
Si bien donc que, de ce mois, j’ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et, l’autre mois, il y avait douze médecines et vingt lavements. Je ne m’étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre. Je le dirai à monsieur Purgon, afin qu’il mette ordre à cela.
 
Allons, qu’on m’ôte tout ceci. Il n’y a personne. J’ai beau dire : on me laisse toujours seul : il n’y a pas moyen de les arrêter ici.
 
''Il agite une sonnette pour faire venir ses gens.''
 
Ils n’entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin, drelin, drelin. Point d’affaire. Drelin, drelin, drelin. Ils sont sourds… Toinette ! Drelin, drelin, drelin. Tout comme si je ne sonnais point. Chienne, coquine ! Drelin, drelin, drelin. J’enrage !
 
''Il ne sonne plus, mais il crie.''
 
Drelin, drelin, drelin. Carogne, à tous les diables ! Est-il possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ? Drelin drelin, drelin. Voilà qui est pitoyable ! Drelin, drelin, drelin. Ah ! mon Dieu ! Ils me laisseront ici mourir. Drelin, drelin, drelin.
 
<div align= « center » > Scène 2 </div> <center>''Toinette, Argan''</center>
 
Toinette, ''en entrant dans la chambre.''
 
On y va.
 
Argan
 
Ah ! chienne ! ah ! carogne !
 
Toinette, ''faisant semblant de s’être cogné la tête.''
 
Diantre soit fait de votre impatience ! Vous pressez si fort les personnes, que je me suis donné un grand coup de la tête contre la carne d’un volet.
 
Argan, ''en colère''
 
Ah ! traîtresse ! …
 
Toinette, ''pour l’interrompre et l’empêcher de crier, se plaint toujours, en disant : ''
 
Ah !
 
Argan
 
Il y a…
 
Toinette
 
Ah !
 
Argan
 
Il y a une heure…
 
Toinette
 
Ah !
 
Argan
 
Tu m’as laissé…
 
Toinette
 
Ah !
 
Argan
 
Tais-toi donc, coquine, que je te querelle !
 
Toinette
 
Çamon, ma foi, j’en suis d’avis, après ce que je me suis fait !
 
Argan
 
Tu m’as fait égosiller, carogne !
 
Toinette
 
Et vous m’avez fait, vous, casser la tête : l’un vaut bien l’autre. Quitte à quitte, si vous voulez.
 
Argan
 
Quoi ! coquine…
 
Toinette
 
Si vous querellez, je pleurerai.
 
Argan
 
Me laisser, traîtresse…
 
Toinette, toujours pour interrompre.
 
Ah !
 
Argan
 
Chienne ! tu veux…
 
Toinette
 
Ah !
 
Argan
 
Quoi ! il faudra encore que je n’aie pas le plaisir de quereller !
 
Toinette
 
Querellez tout votre soûl : je le veux bien.
 
Argan
 
Tu m’en empêches, chienne, en m’interrompant à tous coups !
 
Toinette
 
Si vous avez le plaisir de quereller, il faut bien que, de mon côté, j’aie le plaisir de pleurer : chacun le sien, ce n’est pas trop. Ah !
 
Argan
 
Allons, il faut en passer par là. Ote-moi ceci, coquine, ôte-moi ceci. ''Argan se lève de sa chaise.'' Mon lavement d’aujourd’hui a-t-il bien opéré ?
 
Toinette
 
Votre lavement ?
 
Argan
 
Oui. Ai-je bien fait de la bile ?
 
Toinette
 
Ma foi ! je ne me mêle point de ces affaires-là ; c’est à monsieur Fleurant à y mettre le nez, puisqu’il en a le profit.
 
Argan
 
Qu’on ait soin de me tenir un bouillon prêt, pour l’autre que je dois tantôt prendre.
 
Toinette
 
Ce monsieur Fleurant-là et ce monsieur Purgon s’égayent sur votre corps ; ils ont en vous une bonne vache à lait, et je voudrais bien leur demander quel mal vous avez, pour faire tant de remèdes.
 
Argan
 
Taisez-vous, ignorante ! ce n’est pas à vous à contrôler les ordonnances de la médecine. Qu’on me fasse venir ma fille Angélique : j’ai à lui dire quelque chose.
 
Toinette
 
La voici qui vient d’elle-même : elle a deviné votre pensée.
 
<div align= « center » > Scène 3 </div> <center>''Angélique, Toinette, Argan''</center>
 
Argan
 
Approchez, Angélique : vous venez à propos ; je voulais vous parler.
 
Angélique
 
Me voilà prête à vous ouïr.
 
Argan, ''courant au bassin.''
 
Attendez. Donnez-moi mon bâton. Je vais revenir tout à l’heure.
 
Toinette, ''en le raillant.''
 
Allez vite, monsieur allez. Monsieur Fleurant nous donne des affaires.
 
<div align= « center » > Scène 4 </div> <center>''Angélique, Toinette''</center>
 
Angélique, ''la regardant d’un œil languissant, lui dit confidemment.''
 
Toinette !
 
Toinette
 
Quoi ?
 
Angélique
 
Regarde-moi un peu.
 
Toinette
 
Eh bien ! je vous regarde.
 
Angélique
 
Toinette !
 
Toinette
 
Eh bien, quoi, Toinette ?
 
Angélique
 
Ne devines-tu point de quoi je veux parler ?
 
Toinette
 
Je m’en doute assez : de notre jeune amant ; car c’est sur lui depuis six jours que roulent tous nos entretiens ; et vous n’êtes point bien, si vous n’en parlez à toute heure.
 
Angélique
 
Puisque tu connais cela, que n’es-tu donc la première à m’en entretenir ? Et que ne m’épargnes-tu la peine de te jeter sur ce discours ?
 
Toinette
 
Vous ne m’en donnez pas le temps ; et vous avez des soins là-dessus qu’il est difficile de prévenir.
 
Angélique
 
Je t’avoue que je ne saurais me lasser de te parler de lui, et que mon cœur profite avec chaleur de tous les moments de s’ouvrir à toi. Mais, dis-moi, condamnes-tu, Toinette, les sentiments que j’ai pour lui ?
 
Toinette
 
Je n’ai garde.
 
Angélique
 
Ai-je tort de m’abandonner à ces douces impressions ?
 
Toinette
 
Je ne dis pas cela.
 
Angélique
 
Et voudrais-tu que je fusse insensible aux tendres protestations de cette passion ardente qu’il témoigne pour moi ?
 
Toinette
 
À Dieu ne plaise !
 
Angélique
 
Dis-moi un peu : ne trouves-tu pas, comme moi, quelque chose du ciel, quelque effet du destin, dans l’aventure inopinée de notre connaissance ?
 
Toinette
 
Oui.
 
Angélique
 
Ne trouves-tu pas que cette action d’embrasser ma défense, sans me connaître, est tout à fait d’un honnête homme ?
 
Toinette
 
Oui.
 
Angélique
 
Que l’on ne peut pas en user plus généreusement ?
 
Toinette
 
D’accord.
 
Angélique
 
Et qu’il fit tout cela de la meilleure grâce du monde ?
 
Toinette
 
Oh ! oui.
 
Angélique
 
Ne trouves-tu pas, Toinette, qu’il est bien fait de sa personne ?
 
Toinette
 
Assurément.
 
Angélique
 
Qu’il a l’air le meilleur du monde ?
 
Toinette
 
Sans doute.
 
Angélique
 
Que ses discours, comme ses actions, ont quelque chose de noble ?
 
Toinette
 
Cela est sûr.
 
Angélique
 
Qu’on ne peut rien entendre de plus passionné que tout ce qu’il me dit ?
 
Toinette
 
Il est vrai.
 
Angélique
 
Et qu’il n’est rien de plus fâcheux que la contrainte où l’on me tient, qui bouche tout commerce aux doux empressements de cette mutuelle ardeur que le ciel nous inspire ?
 
Toinette
 
Vous avez raison.
 
Angélique
 
Mais, ma pauvre Toinette, crois-tu qu’il m’aime autant qu’il me le dit ?
 
Toinette
 
Eh ! eh ! ces choses-là parfois sont un peu sujettes à caution. Les grimaces d’amour ressemblent fort à la vérité et j’ai vu de grands comédiens là-dessus.
 
Angélique
 
Ah ! Toinette, que dis-tu là ? Hélas ! de la façon qu’il parle, serait-il bien possible qu’il ne me dît pas vrai ?
 
Toinette
 
En tout cas, vous en serez bientôt éclaircie ; et la résolution où il vous écrivit hier qu’il était de vous faire demander en mariage est une prompte voie à vous faire connaître s’il vous dit vrai ou non. Ç’en sera là la bonne preuve.
 
Angélique
 
Ah ! Toinette, si celui-là me trompe, je ne croirai de ma vie aucun homme.
 
Toinette
 
Voilà votre père qui revient.
 
<div align= « center » > Scène 5 </div> <center>''Argan, Angélique, Toinette''</center>
 
Argan ''se met dans sa chaise.''
 
Oh çà, ma fille, je vais vous dire une nouvelle, où peut-être ne vous attendez-vous pas. On vous demande en mariage. Qu’est-ce que cela ? Vous riez ? Cela est plaisant oui, ce mot de mariage ! Il n’y a rien de plus drôle pour les jeunes filles. Ah ! nature, nature ! À ce que je puis voir, ma fille, je n’ai que faire de vous demander si vous voulez bien vous marier.
 
Angélique
 
Je dois faire, mon père, tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner.
 
Argan
 
Je suis bien aise d’avoir une fille si obéissante : la chose est donc conclue, et je vous ai promise.
 
Angélique
 
C’est à moi, mon père, de suivre aveuglément toutes vos volontés.
 
Argan
 
Ma femme, votre belle-mère, avait envie que je vous fasse religieuse, et votre petite sœur Louison aussi, et de tout temps elle a été aheurtée à cela.
 
Toinette, ''tout bas.''
 
La bonne bête a ses raisons.
 
Argan
 
Elle ne voulait point consentir à ce mariage ; mais je l’ai emporté, et ma parole est donnée.
 
Angélique
 
Ah ! mon père, que je vous suis obligée de toutes vos bontés !
 
Toinette
 
En vérité, je vous sais bon gré de cela ; et voilà l’action la plus sage que vous ayez faite de votre vie.
 
Argan
 
Je n’ai point encore vu la personne : mais on m’a dit que j’en serais content, et toi aussi.
 
Angélique
 
Assurément, mon père.
 
Argan
 
Comment ! l’as-tu vu ?
 
Angélique
 
Puisque votre consentement m’autorise à vous pouvoir ouvrir mon cœur, je ne feindrai point de vous dire que le hasard nous a fait connaître il y a six jours, et que la demande qu’on vous a faite est un effet de l’inclination que, dès cette première vue, nous avons prise l’un pour l’autre.
 
Argan
 
Ils ne m’ont pas dit cela ; mais j’en suis bien aise, et c’est tant mieux que les choses soient de la sorte. Ils disent que c’est un grand jeune garçon bien fait.
 
Angélique
 
Oui, mon père.
 
Argan
 
De belle taille.
 
Angélique
 
Sans doute.
 
Argan
 
Agréable de sa personne.
 
Angélique
 
Assurément.
 
Argan
 
De bonne physionomie.
 
Angélique
 
Très bonne.
 
Argan
 
Sage et bien né.
 
Angélique
 
Tout à fait.
 
Argan
 
Fort honnête.
 
Angélique
 
Le plus honnête du monde.
 
Argan
 
Qui parle bien latin et grec.
 
Angélique
 
C’est ce que je ne sais pas.
 
Argan
 
Et qui sera reçu médecin dans trois jours.
 
Angélique
 
Lui, mon père ?
 
Argan
 
Oui. Est-ce qu’il ne te l’a pas dit ?
 
Angélique
 
Non, vraiment. Qui vous l’a dit, à vous ?
 
Argan
 
Monsieur Purgon.
 
Angélique
 
Est-ce que monsieur Purgon le connaît ?
 
Argan
 
La belle demande ! Il faut bien qu’il le connaisse puisque c’est son neveu.
 
Angélique
 
Cléante, neveu de monsieur Purgon ?
 
Argan
 
Quel Cléante ? Nous parlons de celui pour qui l’on t’a demandée en mariage.
 
Angélique
 
Eh ! oui.
 
Argan
 
Eh bien, c’est le neveu de monsieur Purgon, qui est le fils de son beau-frère le médecin, monsieur Diafoirus ; et ce fils s’appelle Thomas Diafoirus, et non pas Cléante ; et nous avons conclu ce mariage-là ce matin, monsieur Purgon, monsieur Fleurant et moi ; et demain ce gendre prétendu doit m’être amené par son père. Qu’est-ce ? Vous voilà tout ébaubie !
 
Angélique
 
C’est, mon père, que je connais que vous avez parlé d’une personne, et que j’ai entendu une autre.
 
Toinette
 
Quoi ! monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque ? Et, avec tout le bien que vous avez, vous voudriez marier votre fille avec un médecin ?
 
Argan
 
Oui. De quoi te mêles-tu, coquine, impudente que tu es ?
 
Toinette
 
Mon Dieu ! tout doux. Vous allez d’abord aux invectives. Est-ce que nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans nous emporter. Là, parlons de sang-froid. Quelle est votre raison, s’il vous plaît, pour un tel mariage ?
 
Argan
 
Ma raison est que, me voyant infirme et malade comme je le suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie, d’avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d’être à même des consultations et des ordonnances.
 
Toinette
 
Eh bien, voilà dire une raison, et il y a du plaisir à se répondre doucement les uns aux autres. Mais, monsieur, mettez la main à la conscience ; est-ce que vous êtes malade ?
 
Argan
 
Comment, coquine ! si je suis malade ! Si je suis malade, impudente !
 
Toinette
 
Eh bien, oui, monsieur, vous êtes malade ; n’ayons point de querelle là-dessus. Oui, vous êtes fort malade, j’en demeure d’accord, et plus malade que vous ne pensez : voilà qui est fait. Mais votre fille doit épouser un mari pour elle ; et, n’étant point malade, il n’est pas nécessaire de lui donner un médecin.
 
Argan
 
C’est pour moi que je lui donne ce médecin, et une fille de bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père.
 
Toinette
 
Ma foi, monsieur, voulez-vous qu’en amie je vous donne un conseil ?
 
Argan
 
Quel est-il, ce conseil ?
 
Toinette
 
De ne point songer à ce mariage-là.
 
Argan
 
Et la raison ?
 
Toinette
 
La raison, c’est que votre fille n’y consentira point.
 
Argan
 
Elle n’y consentira point ?
 
Toinette
 
Non.
 
Argan
 
Ma fille ?
 
Toinette
 
Votre fille. Elle vous dira qu’elle n’a que faire de monsieur Diafoirus, de son fils Thomas Diafoirus, ni de tous les Diafoirus du monde.
 
Argan
 
J’en ai affaire, moi, outre que le parti est plus avantageux qu’on ne pense.Monsieur Diafoirus n’a que ce fils-là pour tout héritier ; et, de plus, monsieur Purgon qui n’a ni femme ni enfants, lui donne tout son bien en faveur de ce mariage ; et monsieur Purgon est un homme qui a huit mille bonnes livres de rente.
 
Toinette
 
Il faut qu’il ait tué bien des gens pour s’être fait si riche.
 
Argan
 
Huit mille livres de rente sont quelque chose, sans compter le bien du père.
 
Toinette
 
Monsieur, tout cela est bel et bon ; mais j’en reviens toujours là : je vous conseille, entre nous, de lui choisir un autre mari ; et elle n’est point faite pour être madame Diafoirus.
 
Argan
 
Et je veux, moi, que cela soit.
 
Toinette
 
Eh ! fi ! ne dites pas cela.
 
Argan
 
Comment ! que je ne dise pas cela ?
 
Toinette
 
Eh ! non.
 
Argan
 
Et pourquoi ne le dirais-je pas ?
 
Toinette
 
On dira que vous ne songez pas à ce que vous dites.
 
Argan
 
On dira ce qu’on voudra ; mais je vous dis que je veux qu’elle exécute la parole que j’ai donnée.
 
Toinette
 
Non ; je suis sûre qu’elle ne le fera pas.
 
Argan
 
Je l’y forcerai bien.
 
Toinette
 
Elle ne le fera pas, vous dis-je.
 
Argan
 
Elle le fera, ou je la mettrai dans un couvent.
 
Toinette
 
Vous ?
 
Argan
 
Moi.
 
Toinette
 
Bon.
 
Argan
 
Comment, bon ?
 
Toinette
 
Vous ne la mettrez point dans un couvent.
 
Argan
 
Je ne la mettrai point dans un couvent ?
 
Toinette
 
Non.
 
Argan
 
Non ?
 
Toinette
 
Non.
 
Argan
 
Ouais ! Voici qui est plaisant ! Je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ?
 
Toinette
 
Non, vous dis-je.
 
Argan
 
Qui m’en empêchera ?
 
Toinette
 
Vous-même.
 
Argan
 
Moi ?
 
Toinette
 
Oui. Vous n’aurez pas ce cœur-là.
 
Argan
 
Je l’aurai…
 
Toinette
 
Vous vous moquez.
 
Argan
 
Je ne me moque point.
 
Toinette
 
La tendresse paternelle vous prendra.
 
Argan
 
Elle ne me prendra point.
 
Toinette
 
Une petite larme ou deux, des bras jetés au cou, un : « Mon petit papa mignon », prononcé tendrement, sera assez pour vous toucher.
 
Argan
 
Tout cela ne fera rien.
 
Toinette
 
Oui, oui.
 
Argan
 
Je vous dis que je n’en démordrai point.
 
Toinette
 
Bagatelles !
 
Argan
 
Il ne faut point dire : « Bagatelles » !
 
Toinette
 
Mon Dieu, je vous connais, vous êtes bon naturellement.
 
Argan, ''avec emportement.''
 
Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux !
 
Toinette
 
Doucement, monsieur. Vous ne songez pas que vous êtes malade.
 
Argan
 
Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.
 
Toinette
 
Et moi, je lui défends absolument d’en faire rien.
 
Argan
 
Où est-ce donc que nous sommes ? et quelle audace est-ce là, à une coquine de servante, de parler de la sorte devant son maitre ?
 
Toinette
 
Quand un maître ne songe pas à ce qu’il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.
 
Argan ''court après Toinette.''
 
Ah ! insolente ! il faut que je t’assomme !
 
Toinette ''se sauve de lui.''
 
Il est de mon devoir de m’opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer.
 
Argan, ''en colère, court après elle autour de sa chaise, son bâton à la main.''
 
Viens, viens, que je t’apprenne à parler !
 
Toinette, ''courant et se sauvant du côté de la chaise où n’est pas Argan.''
 
Je m’intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie.
 
Argan
 
Chienne !
 
Toinette
 
Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.
 
Argan
 
Pendarde !
 
Toinette
 
Je ne veux point qu’elle épouse votre Thomas Diafoirus.
 
Argan
 
Carogne !
 
Toinette
 
Et elle m’obéira plutôt qu’à vous.
 
Argan
 
Angélique, tu ne veux pas m’arrêter cette coquine-là ?
 
Angélique
 
Eh ! mon père, ne vous faites point malade.
 
Argan
 
Si tu ne me l’arrêtes, je te donnerai ma malédiction.
 
Toinette
 
Et moi, je la déshériterai, si elle vous obéit.
 
Argan ''se jette dans sa chaise, étant las de courir après elle.''
 
Ah ! ah ! Je n’en puis plus ! Voilà pour me faire mourir !
 
<div align= « center » > Scène 6 </div> <center>''Béline, Angélique, Toinette, Argan''</center>
 
Argan
 
Ah ! ma femme, approchez.
 
Béline
 
Qu’avez-vous, mon pauvre mari ?
 
Argan
 
Venez-vous-en ici à mon secours.
 
Béline
 
Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a, mon petit fils ?
 
Argan
 
Ma mie !
 
Béline
 
Mon ami !
 
Argan
 
On vient de me mettre en colère.
 
Béline
 
Hélas ! pauvre petit mari ! Comment donc, mon ami ?
 
Argan
 
Votre coquine de Toinette est devenue plus insolente que jamais.
 
Béline
 
Ne vous passionnez donc point.
 
Argan
 
Elle m’a fait enrager, ma mie.
 
Béline
 
Doucement, mon fils.
 
Argan
 
Elle a contrecarré, une heure durant, les choses que je veux faire.
 
Béline
 
Là, là, tout doux !
 
Argan
 
Et a eu l’effronterie de me dire que je ne suis point malade.
 
Béline
 
C’est une impertinente.
 
Argan
 
Vous savez, mon cœur, ce qui en est.
 
Béline
 
Oui, mon cœur ; elle a tort.
 
Argan
 
M’amour, cette coquine-là me fera mourir.
 
Béline
 
Eh là ! eh là !
 
Argan
 
Elle est cause de toute la bile que je fais.
 
Béline
 
Ne vous fâchez point tant.
 
Argan
 
Et il y a je ne sais combien que je vous dis de me la chasser.
 
Béline
 
Mon Dieu ! mon fils, il n’y a point de serviteurs et de servantes qui n’aient leurs défauts. On est contraint parfois de souffrir leurs mauvaises qualités, à cause des bonnes. Celle-ci est adroite, soigneuse, diligente, et surtout fidèle ; et vous savez qu’il faut maintenant de grandes précautions pour les gens que l’on prend. Holà ! Toinette !
 
Toinette
 
Madame ?
 
Béline
 
Pourquoi donc est-ce que vous mettez mon mari en colère ?
 
Toinette, ''d’un ton doucereux.''
 
Moi, madame ? Hélas ! je ne sais pas ce que vous me voulez dire, et je ne songe qu’à complaire à monsieur en toutes choses.
 
Argan
 
Ah ! la traitresse !
 
Toinette
 
Il nous a dit qu’il voulait donner sa fille en mariage au fils de monsieur Diafoirus ; je lui ai répondu que je trouvais le parti avantageux pour elle, mais que je croyais qu’il ferait mieux de la mettre dans un couvent.
 
Béline
 
Il n’y a pas grand mal à cela, et je trouve qu’elle a raison.
 
Argan
 
Ah ! m’amour, vous la croyez ? C’est une scélérate ; elle m’a dit cent insolences.
 
Béline
 
Eh bien, je vous crois, mon ami. Là, remettez-vous. Ecoutez, Toinette, si vous fâchez jamais mon mari, je vous mettrai dehors. Çà, donnez-moi son manteau fourré et des oreillers, que je l’accommode dans sa chaise. Vous voilà je ne sais comment. Enfoncez bien votre bonnet jusque sur vos oreilles : il n’y a rien qui enrhume tant que de prendre l’air par les oreilles.
 
Argan
 
Ah ! ma mie, que je vous suis obligé de tous les soins que vous prenez de moi !
 
Béline, ''accommodant les oreillers qu’elle met autour d’Argan.''
 
Levez-vous, que je mette ceci sous vous. Mettons celui-ci pour vous appuyer, et celui-là de l’autre côté. Mettons celui-ci derrière votre dos, et cet autre-là pour soutenir votre tête.
 
Toinette, ''lui mettant rudement un oreiller sur la tête, et puis fuyant.''
 
Et celui-ci pour vous garder du serein.
 
Argan ''se lève en colère, et jette tous les oreillers à Toinette.''
 
Ah ! coquine, tu veux m’étouffer.
 
Béline
 
Hé, là ! hé, là ! Qu’est-ce que c’est donc ?
 
Argan, ''tout essoufflé, se jette dans sa chaise.''
 
Ah ! ah ! ah ! je n’en puis plus.
 
Béline
 
Pourquoi vous emporter ainsi ? Elle a cru faire bien.
 
Argan
 
Vous ne connaissez pas, m’amour, la malice de la pendarde. Ah ! elle m’a mis tout hors de moi ; et il faudra plus de huit médecines et de douze lavements pour réparer tout ceci.
 
Béline
 
Là, là, mon petit ami, apaisez-vous un peu.
 
Argan
 
Ma mie, vous êtes toute ma consolation.
 
Béline
 
Pauvre petit fils !
 
Argan
 
Pour tâcher de reconnaître l’amour que vous me portez, je veux, mon cœur, comme je vous ai dit, faire mon testament.
 
Béline
 
Ah ! mon ami, ne parlons point de cela, je vous prie : je ne saurais souffrir cette pensée ; et le seul mot de testament me fait tressaillir de douleur.
 
Argan
 
Je vous avais dit de parler pour cela à votre notaire.
 
Béline
 
Le voilà là-dedans, que j’ai amené avec moi.
 
Argan
 
Faites-le donc entrer, m’amour.
 
Béline
 
Hélas ! mon ami, quand on aime bien un mari, on n’est guère en état de songer à tout cela.
 
<div align= « center » > Scène 7 </div> <center>''Le Notaire, Béline, Argan''</center>
 
Argan
 
Approchez, monsieur de Bonnefoi, approchez. Prenez un siège, s’il vous plaît. Ma femme m’a dit, monsieur, que vous étiez fort honnête homme, et tout à fait de ses amis ; et je l’ai chargée de vous parler pour un testament que je veux faire.
 
Béline
 
Hélas ! je ne suis point capable de parler de ces choses-là.
 
Le Notaire
 
Elle m’a, monsieur, expliqué vos intentions, et le dessein où vous êtes pour elle ; et j’ai à vous dire là-dessus que vous ne sauriez rien donner à votre femme par votre testament.
 
Argan
 
Mais pourquoi ?
 
Le Notaire
 
La Coutume y résiste. Si vous étiez en pays de droit écrit, cela se pourrait faire : mais, à Paris et dans les pays coutumiers, au moins dans la plupart, c’est ce qui ne se peut, et la disposition serait nulle. Tout l’avantage qu’homme et femme conjoints par mariage se peuvent faire l’un à l’autre, c’est un don mutuel entre vifs ; encore faut-il qu’il n’y ait enfants, soit des deux conjoints, ou de l’un d’eux, lors du décès du premier mourant.
 
Argan
 
Voilà une coutume bien impertinente, qu’un mari ne puisse rien laisser à une femme dont il est aimé tendrement, et qui prend de lui tant de soin ! J’aurais envie de consulter mon avocat, pour voir comment je pourrais faire.
 
Le Notaire
 
Ce n’est point à des avocats qu’il faut aller, car ils sont d’ordinaire sévères là-dessus, et s’imaginent que c’est un grand crime que de disposer en fraude de la loi : ce sont gens de difficultés, et qui sont ignorants des détours de la conscience. Il y a d’autres personnes à consulter, qui sont bien plus accommodantes, qui ont des expédients pour passer doucement par-dessus la loi, et rendre juste ce qui n’est pas permis ; qui savent aplanir les difficultés d’une affaire et trouver des moyens d’éluder la coutume par quelque avantage indirect. Sans cela, où en serions-nous tous les jours ? Il faut de la facilité dans les choses ; autrement nous ne ferions rien, et je ne donnerais pas un sol de notre métier.
 
Argan
 
Ma femme m’avait bien dit, monsieur, que vous étiez fort habile et fort honnête homme. Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien et en frustrer mes enfants ?
 
Le Notaire
 
Comment vous pouvez faire ? Vous pouvez choisir doucement un ami intime de votre femme, auquel vous donnerez en bonne forme, par votre testament, tout ce que vous pouvez ; et cet ami ensuite lui rendra tout. Vous pouvez encore contracter un grand nombre d’obligations non suspectes au profit de divers créanciers qui prêteront leur nom à votre femme, et entre les mains de laquelle ils mettront leur déclaration que ce qu’ils en ont fait n’a été que pour lui faire plaisir. Vous pouvez aussi, pendant que vous êtes en vie, mettre entre ses mains de l’argent comptant ou des billets, que vous pourrez avoir payables au porteur.
 
Béline
 
Mon Dieu ! il ne faut point vous tourmenter de tout cela. S’il vient doute de vous, mon fils, je ne veux plus rester au monde.
 
Argan
 
Ma mie !
 
Béline
 
Oui, mon ami, si je suis assez malheureuse pour vous perdre…
 
Argan
 
Ma chère femme !
 
Béline
 
La vie ne me sera plus de rien.
 
Argan
 
M’amour !
 
Béline
 
Et je suivrai vos pas, pour vous faire connaître la tendresse que j’ai pour vous.
 
Argan
 
Ma mie, vous me fendez le cœur ! Consolez-vous, je vous en prie.
 
Le Notaire
 
Ces larmes sont hors de saison ; et les choses n’en sont point encore là.
 
Béline
 
Ah ! monsieur, vous ne savez pas ce que c’est qu’un mari qu’on aime tendrement.
 
Argan
 
Tout le regret que j’aurai, si je meurs, ma mie, c’est de n’avoir point un enfant de vous. Monsieur Purgon m’avait dit qu’il m’en ferait faire un.
 
Le Notaire
 
Cela pourra venir encore.
 
Argan
 
Il faut faire mon testament, m’amour, de la façon que monsieur dit ; mais, par précaution, je veux vous mettre entre les mains vingt mille francs en or que j’ai dans le lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur, qui me sont dus, l’un par monsieur Damon, et l’autre par monsieur Gérante.
 
Béline
 
Non, non, je ne veux point de tout cela. Ah ! … Combien dites-vous qu’il y a dans votre alcôve ?
 
Argan
 
Vingt mille francs, m’amour.
 
Béline
 
Ne me parlez point de bien, je vous prie. Ah ! … De combien sont les deux billets ?
 
Argan
 
Ils sont, ma mie, l’un de quatre mille francs, et l’autre de six.
 
Béline
 
Tous les biens du monde, mon ami, ne me sont rien au prix de vous.
 
Le Notaire
 
Voulez-vous que nous procédions au testament ?
 
Argan
 
Oui, monsieur ; mais nous serons mieux dans mon petit cabinet. M’amour, conduisez-moi, je vous prie.
 
Béline
 
Allons, mon pauvre petit fils.
 
<div align= « center » > Scène 8 </div> <center>''Angélique, Toinette''</center>
 
Toinette
 
Les voilà avec un notaire, et j’ai ouï parler de testament. Votre belle-mère ne s’endort point : et c’est sans doute quelque conspiration contre vos intérêts, où elle pousse votre père.
 
Angélique
 
Qu’il dispose de son bien à sa fantaisie, pourvu qu’il ne dispose point de mon cœur. Tu vois, Toinette, les desseins violents que l’on fait sur lui. Ne m’abandonne point, je te prie, dans l’extrémité où je suis.
 
Toinette
 
Moi, vous abandonner ! J’aimerais mieux mourir. Votre belle-mère a beau me faire sa confidente et me vouloir jeter dans ses intérêts, je n’ai jamais pu avoir l’inclination pour elle ; et j’ai toujours été de votre parti. Laissez-moi faire, j’emploierai toute chose pour vous servir ; mais, pour vous servir avec plus d’effet, je veux changer de batterie, couvrir le zèle que j’ai pour vous, et feindre d’entrer dans les sentiments de votre père et de votre belle-mère.
 
Angélique
 
Tâche, je t’en conjure, de faire donner avis à Cléante du mariage qu’on a conclu.
 
Toinette
 
Je n’ai personne à employer à cet office, que le vieux usurier Polichinelle, mon amant ; et il m’en coûtera pour cela quelques paroles de douceur, que je veux bien dépenser pour vous. Pour aujourd’hui il est trop tard ; mais demain, de grand matin, je l’envoierai quérir, et il sera ravi de…
 
Béline
 
Toinette !
 
Toinette
 
Voilà qu’on m’appelle. Bonsoir. Reposez-vous sur moi.
 
<center> PREMIER INTERMÈDE </center>
 
''Le théâtre change et représente une ville.''
 
''Polichinelle, dans la nuit, vient pour donner une sérénade à sa maîtresse. Il est interrompu d’abord par des violons, contre lesquels il se met en colère, et ensuite par le guet, composé de musiciens et de danseurs.''
 
Polichinelle
 
Ô amour, amour, amour ! Pauvre Polichinelle, quelle diable de fantaisie t’es-tu allé mettre dans la cervelle ? À quoi t’amuses-tu, misérable insensé que tu es ? Tu quittes le soin de ton négoce, et tu laisses aller tes affaires à l’abandon ; tu ne manges plus, tu ne bois presque plus, tu perds le repos de la nuit ; et tout cela, pour qui ? Pour une dragonne, franche dragonne ; une diablesse qui te rembarre et se moque de tout ce que tu peux lui dire. Mais il n’y a point à raisonner là-dessus. Tu le veux, amour : il faut être tout comme beaucoup d’autres. Cela n’est pas le mieux du monde à un homme de mon âge ; mais qu’y faire ? On n’est pas sage quand on veut ; et les vieilles cervelles se démontent comme les jeunes. Je viens voir si je ne pourrai point adoucir ma tigresse par une sérénade. Il n’y a rien parfois qui soit si touchant qu’un amant qui vient chanter ses doléances aux gonds et aux verrous de la porte de sa maîtresse. Voici de quoi accompagner ma voix. Ô nuit ! ô chère nuit ! porte mes plaintes amoureuses jusque dans le lit de mon inflexible.
 
Notte e dî v’amo e v’adoro :
Cerco un sî per mio ristoro ;
Ma se voi dite di nô,
Bella ingrata, io morirô.
Frà la speranza
S’afflige il cuore,
In lontananza
Consuma l’hore ;
Si dolce inganno
Che mi figura
Breve l’affanno,
Ahi ! troppo dura.
Cosi per tropp’amar languisco e muoro.
Notte e dî v’amo e v’adoro :
Cerco un sî per mio ristoro ;
Ma se voi dite di nô,
Bella ingrata, io morirô.
Se non dormite,
Almen Pensate
Alle ferite
Ch’al cuor mi fate.
Deh ! almen fingete,
Per mio conforto,
Se m’uccidete,
D’haver il torto :
Vostra pietà mi scemarà il martoro.
Notte e dî v’amo e v’adoro :
Cerco un sî per mio ristoro ;
Ma se voi dite di nô,
Bella ingrata, io morirô.
 
''Une vieille se présente à la fenêtre, et répond au seigneur Polichinelle en se moquant de lui.''
 
Zerbinetti, ch’ong’hor con finti sguardi,
Mentiti desiri,
Fallaci sospiri,
Accenti buggiardi,
Di fede vi pregiate,
Ah ! che non m’ingannate.
Che già so per prova,
Ch’in voi non si trova
Costanza nè fede.
Oh ! quanto è pazza colei che vi crede !
Quei sguardi languidi
Non m’innamorano,
Quei sospir fervidi
Più non m’infiammano,
Vel giuro a fe.
Zerbino misero,
Del vostro piangere
Il mio cuor libero
Vuol sempre ridere ;
Credet’a me
Che già so per prova,
Ch’in voi non si trova
Costanza nè fede.
Oh ! quanto è pazza colei che vi crede !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Quelle impertinente harmonie vient interrompre ici ma voix !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Paix là ! taisez-vous, violons ! Laissez-moi me plaindre à mon aise des cruautés de mon inexorable.
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Taisez-vous, vous dis-je ! c’est moi qui veux chanter.
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Paix donc !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Ouais !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Ahi !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Est-ce pour rire ?
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Ah ! que de bruit !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Le diable vous emporte !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
J’enrage !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Vous ne vous tairez pas ? Ah ! Dieu soit loué.
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Encore !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
Peste des violons !
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
La sotte musique que voilà.
 
''Violons.''
 
Polichinelle, ''chantant pour se moquer des violons.''
 
La, la, la, la, la, la.
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
La, la, la, la, la, la.
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
La, la, la, la, la, la.
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
La, la, la, la, la, la.
 
''Violons.''
 
Polichinelle
 
La, la, la, la, la, la.
 
''Violons.''
 
Polichinelle, ''avec un luth, dont il ne joue que des lèvres et de la langue en disant : Plin, tan, plan, etc.''
 
Par ma foi, cela me divertit. Poursuivez, messieurs les violons ; vous me ferez plaisir. Allons donc, continuez, je vous en prie. Voilà le moyen de les faire taire. La musique est accoutumée à ne point faire ce qu’on veut ! Oh ! sus, à nous. Avant que de chanter, il faut que je prélude un peu, et joue quelque pièce, afin de mieux prendre mon ton. Plan, plan, plan, plin, plin, plin. Voilà un temps fâcheux pour mettre un luth d’accord. Plin, plin, plin. Plin, tan, plan. Plin, plin. Les cordes ne tiennent point par ce temps-là. Plin, plan. J’entends du bruit. Mettons mon luth contre la porte.
 
Archers, ''passant dans la rue, accourent au bruit qu’ils entendent et demandent en chantant : ''
 
Qui va là ? qui va là ?
 
Polichinelle, ''bas.''
 
Qui diable est-ce là ? Est-ce que c’est la mode de parler en musique ?
 
L’Archer
 
Qui va là ? qui va là ? qui va là ?
 
Polichinelle, ''épouvanté.''
 
Moi, moi, moi.
 
L’Archer
 
Qui va là ? qui va là ? vous dis-je.
 
Polichinelle
 
Moi, moi, vous dis-je.
 
L’Archer
 
Et qui toi ? et qui toi ?
 
Polichinelle
 
Moi, moi, moi, moi, moi, moi.
 
L’Archer
 
Dis ton nom, dis ton nom, sans davantage attendre.
 
Polichinelle, ''feignant d’être bien hardi.''
 
Mon nom est : Va te faire pendre !
 
L’Archer
 
Ici, camarades, ici. Saisissons l’insolent qui nous répond ainsi.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
''Tout le guet vient qui cherche Polichinelle dans la nuit. Violons et danseurs.''
 
Polichinelle
 
Qui va là ?
 
''Violons et danseurs.''
 
Polichinelle
 
Qui sont les coquins que j’entends ?
 
''Violons et danseurs.''
 
Polichinelle
 
Euh !
 
''Violons et danseurs.''
 
Polichinelle
 
Holà ! mes laquais, mes gens !
 
''Violons et danseurs.''
 
Polichinelle
 
Par la mort !
 
''Violons et danseurs.''
 
Polichinelle
 
Par le sang !
 
''Violons et danseurs.''
 
Polichinelle
 
J’en jetterai par terre !
 
''Violons et danseurs.''
 
Polichinelle
 
Champagne ! Poitevin ! Picard ! Basque ! Breton !
 
''Violons et danseurs.''
 
Polichinelle
 
Donnez-moi mon mousqueton…
 
''Violons et danseurs.''
 
POLICHINELLE, ''faisant semblant de tirer un coup de pistolet.''
 
Poue !
 
''Ils tombent tous, et s’enfuient.''
 
POLICHINELLE, ''en se moquant.''
 
Ah ! ah ! ah ! ah ! comme je leur ai donné l’épouvante ! Voilà de sottes gens, d’avoir peur de moi, qui ai peur des autres ! Ma foi, il n’est que de jouer d’adresse en ce monde. Si je n’avais tranché du grand seigneur et n’avais fait le brave, ils n’auraient pas manqué de me happer. Ah ! ah ! ah !
 
''Les archers se rapprochent et, ayant entendu ce qu’il disait, ils le saisissent au collet.''
 
Archers
 
Nous le tenons. À nous, camarades, à nous ! Dépêchez ; de la lumière.
 
''Tout le guet vient avec des lanternes.''
 
Archers
 
Ah ! traître, ah ! fripon ! c’est donc vous ? Faquin, maraud, pendard, impudent, téméraire, Insolent, effronté, coquin, filou, voleur, Vous osez nous faire peur !
 
Polichinelle
 
Messieurs, c’est que j’étais ivre.
 
Archers
 
Non, non, non, point de raison ; Il faut vous apprendre à vivre. En prison, vite en prison.
 
Polichinelle
 
Messieurs, je ne suis point voleur.
 
Archers
 
En prison !
 
Polichinelle
 
Je suis un bourgeois de la ville.
 
Archers
 
En prison !
 
Polichinelle
 
Qu’ai-je fait ?
 
Archers
 
En prison, vite, en prison !
 
Polichinelle
 
Messieurs, laissez moi aller.
 
Archers
 
Non.
 
Polichinelle
 
Je vous prie !
 
Archers
 
Non.
 
Polichinelle
 
Eh !
 
Archers
 
Non.
 
Polichinelle
 
De grâce !
 
Archers
 
Non, non.
 
Polichinelle
 
Messieurs !
 
Archers
 
Non, non, non.
 
Polichinelle
 
S’il vous plaît.
 
Archers
 
Non, non.
 
Polichinelle
 
Par charité !
 
Archers
 
Non, non.
 
Polichinelle
 
Au nom du ciel !
 
Archers
 
Non, non.
 
Polichinelle
 
Miséricorde !
 
Archers
 
Non, non, non, point de raison ; Il faut vous apprendre à vivre. En prison, vite en prison.
 
Polichinelle
 
Eh ! n’est-il rien, messieurs, qui soit capable d’attendrir vos cœurs.
 
Archers
 
Il est aisé de nous toucher ; Et nous sommes humains, plus qu’on ne saurait croire. Donnez-nous seulement six pistoles pour boire, Nous allons vous lâcher.
 
Polichinelle
 
Hélas ! messieurs, je vous assure que je n’ai pas un sol sur moi.
 
Archers
 
Au défaut de six pistoles, Choisissez donc, sans façon, D’avoir trente croquignoles, Ou douze coups de bâton.
 
Polichinelle
 
Si c’est une nécessité, et qu’il faille en passer par là, je choisis les croquignoles.
 
Archers
 
Allons, préparez-vous, Et comptez bien les coups.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
''Les archers danseurs lui donnent des croquignoles en cadence.''
 
Polichinelle
 
Un et deux, trois et quatre, cinq et six, sept et huit, neuf et dix, onze et douze, et treize, et quatorze, et quinze.
 
Archers
 
Ah ! ah ! vous en voulez passer ! Allons, c’est à recommencer.
 
Polichinelle
 
Ah ! messieurs, ma pauvre tête n’en peut plus ; et vous venez de me la rendre comme une pomme cuite. J’aime mieux encore les coups de bâton que de recommencer.
 
Archers
 
Soit, puisque le bâton est pour vous plus charmant, vous aurez contentement.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
''Les archers danseurs lui donnent des coups de bâton en cadence.''
 
Polichinelle
 
Un, deux, trois, quatre, cinq, six. Ah ! ah ! ah ! je n’y saurais plus résister. Tenez, messieurs, voilà six pistoles que je vous donne.
 
Archers
 
Ah ! l’honnête homme ! Ah ! l’âme noble et belle ! Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.
 
Polichinelle
 
Messieurs, je vous donne le bonsoir.
 
Archers
 
Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.
 
Polichinelle
 
Votre serviteur.
 
Archers
 
Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.
 
Polichinelle
 
Très humble valet.
 
Archers
 
Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.
 
Polichinelle
 
Jusqu’au revoir.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
''Ils dansent tous en réjouissance de l’argent qu’ils ont reçu.''
 
<div align= « center » > ACTE II </div> <div align= « center » > Scène 1 </div> <center>''Toinette, Cléante''</center>
 
Toinette
 
Que demandez-vous, monsieur ?
 
Cléante
 
Ce que je demande ?
 
Toinette
 
Ah ! ah ! c’est vous ! Quelle surprise ! Que venez-vous faire céans ?
 
Cléante
 
Savoir ma destinée, parler à l’aimable Angélique, consulter les sentiments de son cœur, et lui demander ses résolutions sur ce mariage fatal dont on m’a averti.
 
Toinette
 
Oui ; mais on ne parle pas comme cela de but en blanc à Angélique, il faut des mystères, et l’on vous a dit l’étroite garde où elle est retenue ; qu’on ne la laisse ni sortir, ni parler à personne ; et que ce ne fut que la curiosité d’une vieille tante qui nous fit accorder la liberté d’aller à cette comédie qui donna lieu à la naissance de votre passion ; et nous nous sommes bien gardées de parler de cette aventure.
 
Cléante
 
Aussi ne viens-je pas ici comme Cléante et sous l’apparence de son amant, mais comme ami de son maître de musique, dont j’ai obtenu le pouvoir de dire qu’il m’envoie à sa place.
 
Toinette
 
Voici son père. Retirez-vous un peu, et me laissez lui dire que vous êtes là.
 
<div align= « center » > Scène 2 </div> <center>''Argan, Toinette, Cléante''</center>
 
Argan
 
Monsieur Purgon m’a dit de me promener le matin, dans ma chambre, douze allées et douze venues ; mais j’ai oublié à lui demander si c’est en long ou en large.
 
Toinette
 
Monsieur, voilà un…
 
Argan
 
Parle bas, pendarde ! tu viens m’ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu’il ne faut point parler si haut à des malades.
 
Toinette
 
Je voulais vous dire, monsieur…
 
Argan
 
Parle bas, te dis-je.
 
Toinette
 
Monsieur…
 
''Elle fait semblant de parler.''
 
Argan
 
Eh ?
 
Toinette
 
Je vous dis que…
 
''Elle fait semblant de parler.''
 
Argan
 
Qu’est-ce que tu dis ?
 
Toinette, ''haut.'' Je dis que voilà un homme qui veut parler à vous.
 
Argan
 
Qu’il vienne. ''Toinette fait signe à Cléante d’avancer.''
 
Cléante
 
Monsieur…
 
Toinette, ''raillant.'' Ne parlez pas si haut, de peur d’ébranler le cerveau de monsieur.
 
Cléante
 
Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout, et de voir que vous vous portez mieux.
 
Toinette, ''feignant d’être en colère.'' Comment ! qu’il se porte mieux ! cela est faux. Monsieur se porte toujours mal.
 
Cléante
 
J’ai ouï dire que monsieur était mieux, et je lui trouve bon visage.
 
Toinette
 
Que voulez-vous dire avec votre bon visage ? Monsieur l’a fort mauvais, et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu’il était mieux. Il ne s’est jamais si mal porté.
 
Argan
 
Elle a raison.
 
Toinette
 
Il marche, dort, mange et boit tout comme les autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade.
 
Argan
 
Cela est vrai.
 
Cléante
 
Monsieur, j’en suis au désespoir. Je viens de la part du maître à chanter de mademoiselle votre fille ; il s’est vu obligé d’aller à la campagne pour quelques jours ; et, comme son ami intime, il m’envoie à sa place pour lui continuer ses leçons, de peur qu’en les interrompant, elle ne vînt à oublier ce qu’elle sait déjà.
 
Argan
 
Fort bien. ''À Toinette.'' Appelez Angélique.
 
Toinette
 
Je crois, monsieur, qu’il sera mieux de mener monsieur à sa chambre.
 
Argan
 
Non. Faites-la venir.
 
Toinette
 
Il ne pourra lui donner leçon comme il faut, s’ils ne sont en particulier.
 
Argan
 
Si fait, si fait.
 
Toinette
 
Monsieur, cela ne fera que vous étourdir ; et il ne faut rien pour vous émouvoir en l’état où vous êtes, et vous ébranler le cerveau.
 
Argan
 
Point, point : j’aime la musique, et je serai bien aise de… Ah ! la voici. Allez-vous-en voir, vous, si ma femme est habillée.
 
<div align= « center » > Scène 3 </div> <center>''Argan, Angélique, Cléante''</center>
 
Argan
 
Venez, ma fille. Votre maître de musique est allé aux champs ; et voilà une personne qu’il envoie à sa place pour vous montrer.
 
Angélique
 
Ah ! ciel !
 
Argan
 
Qu’est-ce ? D’où vient cette surprise ?
 
Angélique
 
C’est…
 
Argan
 
Quoi ! qui vous émeut de la sorte ?
 
Angélique
 
C’est, mon père, une aventure surprenante qui se rencontre ici.
 
Argan
 
Comment ?
 
Angélique
 
J’ai songé cette nuit que j’étais dans le plus grand embarras du monde, et qu’une personne, faite tout comme monsieur, s’est présentée à moi, à qui j’ai demandé secours, et qui m’est venue tirer de la peine où j’étais ; et ma surprise a été grande de voir inopinément, en arrivant ici, ce que j’ai eu dans l’idée toute la nuit.
 
Cléante
 
Ce n’est pas être malheureux que d’occuper votre pensée, soit en dormant, soit en veillant ; et mon bonheur serait grand sans doute, si vous étiez dans quelque peine dont vous me jugeassiez digne de vous tirer ; et il n’y a rien que je ne fisse pour…
 
<div align= « center » > Scène 4 </div> <center>''Toinette, Cléante, Angélique, Argan''</center>
 
Toinette, ''par dérision.'' Ma foi, monsieur, je suis pour vous maintenant, et je me dédis de tout ce que je disais hier. Voici monsieur Diafoirus le père et monsieur Diafoirusl e fils qui viennent vous rendre visite. Que vous serez bien engendré ! Vous allez voir le garçon le mieux fait du monde et le plus spirituel. Il n’a dit que deux mots, qui m’ont ravie ; et votre fille va être charmée de lui.
 
Argan, ''à Cléante, qui feint de vouloir s’en aller.'' Ne vous en allez point, monsieur. C’est que je marie ma fille ; et voilà qu’on lui amène son prétendu mari, qu’elle n’a point encore vu.
 
Cléante
 
C’est m’honorer beaucoup, monsieur, de vouloir que je sois témoin d’une entrevue si agréable.
 
Argan
 
C’est le fils d’un habile médecin ; et le mariage se fera dans quatre jours.
 
Cléante
 
Fort bien.
 
Argan
 
Mandez-le un peu à son maître de musique, afin qu’il se trouve à la noce.
 
Cléante
 
Je n’y manquerai pas.
 
Argan
 
Je vous y prie aussi.
 
Cléante
 
Vous me faites beaucoup d’honneur.
 
Argan
 
Allons, qu’on se range : les voici.
 
<div align= « center » > Scène 5 </div> <center>''Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus, Argan, Angélique, Cléante, Toinette''</center>
 
Argan, ''mettant la main à son bonnet, sans l’ôter.''
 
Monsieur Purgon, monsieur, m’a défendu de découvrir ma tête. Vous êtes du métier : vous savez les conséquences.
 
Monsieur Diafoirus
 
Nous sommes dans toutes nos visites pour porter secours aux malades, et non pour leur porter de l’incommodité. ''Ils parlent tous deux en même temps, s’interrompant et confondant.''
 
Argan
 
Je reçois, monsieur…
 
Monsieur Diafoirus
 
Nous venons ici, monsieur…
 
Argan
 
Avec beaucoup de joie…
 
Monsieur Diafoirus
 
Mon fils Thomas et moi…
 
Argan
 
L’honneur que vous me faites…
 
Monsieur Diafoirus
 
Vous témoigner, monsieur…
 
Argan
 
Et j’aurais souhaité…
 
Monsieur Diafoirus
 
Le ravissement où nous sommes…
 
Argan
 
De pouvoir aller chez vous…
 
Monsieur Diafoirus
 
De la grâce que vous nous faites…
 
Argan
 
Pour vous en assurer.
 
Monsieur Diafoirus
 
De vouloir bien nous recevoir…
 
Argan
 
Mais vous savez, monsieur…
 
Monsieur Diafoirus
 
Dans l’honneur, monsieur…
 
Argan
 
Ce que c’est qu’un pauvre malade…
 
Monsieur Diafoirus
 
De votre alliance…
 
Argan
 
Qui ne peut faire autre chose…
 
Monsieur Diafoirus
 
Et vous assurer…
 
Argan
 
Que de vous dire ici…
 
Monsieur Diafoirus
 
Que dans les choses qui dépendront de notre métier…
 
Argan
 
Qu’il cherchera toutes les occasions…
 
Monsieur Diafoirus
 
De même qu’en toute autre…
 
Argan
 
De vous faire connaître, monsieur…
 
Monsieur Diafoirus
 
Nous serons toujours prêts, monsieur…
 
Argan
 
Qu’il est tout à votre service.
 
Monsieur Diafoirus
 
À vous témoigner notre zèle. ''Il se retourne vers son fils et lui dit.'' Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.
 
Thomas Diafoirus ''est un grand benêt nouvellement sorti des écoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce et à contretemps.''
 
N’est-ce pas par le père qu’il convient de commencer.
 
Monsieur Diafoirus
 
Oui.
 
Thomas Diafoirus
 
Monsieur, je viens saluer, reconnaître, chérir et révérer en vous un second père, mais un second père auquel j’ose dire que je me trouve plus redevable qu’au premier. Le premier m’a engendré ; mais vous m’avez choisi. Il m’a reçu par nécessité ; mais vous m’avez accepté par grâce. Ce que je tiens de lui est un ouvrage de son corps ; mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et, d’autant plus que les facultés spirituelles sont au-dessus des corporelles, d’autant plus je vous dois, et d’autant plus je tiens précieuse cette future filiation, dont je viens aujourd’hui vous rendre, par avance, les très humbles et très respectueux hommages.
 
Toinette
 
Vivent les collèges d’où l’on sort si habile homme !
 
Thomas Diafoirus
 
Cela a-t-il bien été, mon père ?
 
Monsieur Diafoirus
 
Optime.
 
Argan, ''à Angélique.''
 
Allons, saluez monsieur.
 
Thomas Diafoirus
 
Baiserai-je ?
 
Monsieur Diafoirus
 
Oui, oui.
 
Thomas Diafoirus, ''à Angélique.''
 
Madame, c’est avec justice que le ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on…
 
Argan
 
Ce n’est pas ma femme, c’est ma fille à qui vous parlez.
 
Thomas Diafoirus
 
Où donc est-elle ?
 
Argan
 
Elle va venir.
 
Thomas Diafoirus
 
Attendrai-je, mon père, qu’elle soit venue ?
 
Monsieur Diafoirus
 
Faites toujours le compliment de mademoiselle.
 
Thomas Diafoirus
 
Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon rendait un son harmonieux lorsqu’elle venait à être éclairée des rayons du soleil, tout de même me sens-je animé d’un doux transport à l’apparition du soleil de vos beautés et, comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, mademoiselle, que j’appende aujourd’hui à l’autel de vos charmes l’offrande de ce cœur qui ne respire et n’ambitionne autre gloire que d’être toute sa vie, mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et mari.
 
Toinette, ''en le raillant.''
 
Voilà ce que c’est que d’étudier ! on apprend à dire de belles choses.
 
Argan
 
Eh ! que dites-vous de cela ?
 
Cléante
 
Que monsieur fait merveilles et que, s’il est aussi bon médecin qu’il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades.
 
Toinette
 
Assurément. Ce sera quelque chose d’admirable, s’il fait d’aussi belles cures qu’il fait de beaux discours.
 
Argan
 
Allons, vite, ma chaise, et des sièges à tout le monde. Mettez-vous là, ma fille. Vous voyez, monsieur, que tout le monde admire monsieur votre fils ; et je vous trouve bien heureux de vous voir un garçon comme cela.
 
Monsieur Diafoirus
 
Monsieur, ce n’est pas parce que je suis son père ; mais je puis dire que j’ai sujet d’être content de lui, et que tous ceux qui le voient, en parlent comme d’un garçon, qui n’a point de méchanceté. Il n’a jamais eu l’imagination bien vive, ni ce feu d’esprit qu’on remarque dans quelques-uns ; mais c’est par là que j’ai toujours bien auguré de sa judiciaire, qualité requise pour l’exercice de notre art. Lorsqu’il était petit, il n’a jamais été ce qu’on appelle mièvre et éveillé. On le voyait toujours doux, paisible et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l’on nomme enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire ; et il avait neuf ans, qu’il ne connaissait pas encore ses lettres. Bon, disais-je en moi-même : les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps ; et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d’imagination, est la marque d’un bon jugement à venir. Lorsque je l’envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se raidissait contre les difficultés ; et ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences ; et je puis dire, sans vanité que, depuis deux ans qu’il est sur les bancs, il n’y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre école. Il s’y est rendu redoutable ; et il ne s’y passe point d’acte où il n’aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais, sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle touchant la circulation du sang et autres opinions de même farine.
 
Thomas Diafoirus, ''tirant de sa poche une grande thèse roulée, qu’il présente à Angélique.''
 
J’ai, contre les circulateurs, soutenu une thèse, qu’avec la permission de monsieur, j’ose présenter à mademoiselle, comme un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit.
 
Angélique
 
Monsieur, c’est pour moi un meuble inutile, et je ne me connais pas à ces choses-là.
 
Toinette
 
Donnez, donnez. Elle est toujours bonne à prendre pour l’image : cela servira à parer notre chambre.
 
Thomas Diafoirus
 
Avec la permission aussi de monsieur, je vous invite à venir voir, l’un de ces jours, pour vous divertir, la dissection d’une femme, sur quoi je dois raisonner.
 
Toinette
 
Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses ; mais donner une dissection est quelque chose de plus galant.
 
Monsieur Diafoirus
 
Au reste, pour ce qui est des qualités requises pour le mariage et la propagation, je vous assure que, selon les règles de nos docteurs, il est tel qu’on le peut souhaiter ; qu’il possède en un degré louable la vertu prolifique, et qu’il est du tempérament qu’il faut pour engendrer et procréer des enfants bien conditionnés.
 
Argan
 
N’est-ce pas votre intention, monsieur, de le pousser à la cour, et d’y ménager pour lui une charge de médecin ?
 
Monsieur Diafoirus
 
À vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable ; et j’ai toujours trouvé qu’il valait mieux pour nous autres demeurer au public. Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et, pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.
 
Toinette
 
Cela est plaisant ! et ils sont bien impertinents de vouloir que, vous autres messieurs, vous les guérissiez. Vous n’êtes point auprès d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils peuvent.
 
Monsieur Diafoirus
 
Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes.
 
Argan, ''à Cléante.''
 
Monsieur, faites un peu chanter ma fille devant la compagnie.
 
Cléante
 
J’attendais vos ordres, monsieur ; et il m’est venu en pensée, pour divertir la compagnie, de chanter avec mademoiselle une scène d’un petit opéra qu’on a fait depuis peu. ''À Angélique, lui donnant un papier.'' Tenez, voilà votre partie.
 
Angélique
 
Moi ?
 
Cléante, ''bas, à Angélique.''
 
Ne vous défendez point, s’il vous plaît, et me laissez vous faire comprendre ce que c’est que la scène que nous devons chanter. ''Haut.'' Je n’ai pas une voix à chanter ; mais ici il suffit que je me fasse entendre ; et l’on aura la bonté de m’excuser, par la nécessité où je me trouve de faire chanter mademoiselle.
 
Argan
 
Les vers en sont-ils beaux ?
 
Cléante
 
C’est proprement ici un petit opéra impromptu ; et vous n’allez entendre chanter que de la prose cadencée, ou des manières de vers libres, tels que la passion et la nécessité peuvent faire trouver à deux personnes qui disent les choses d’eux-mêmes, et parlent sur-le-champ.
 
Argan
 
Fort bien. Ecoutons.
 
Cléante
 
''Sous le nom d’un berger, explique à sa maîtresse son amour depuis leur rencontre, et ensuite ils s’appliquent leurs pensées l’un à l’autre en chantant.'' Voici le sujet de la scène. Un berger était attentif aux beautés d’un spectacle qui ne faisait que de commencer, lorsqu’il fut tiré de son attention par un bruit qu’il entendit à ses côtés. Il se retourne, et voit un brutal qui, de paroles insolentes, maltraitait une bergère. D’abord il prend les intérêts d’un sexe à qui tous les hommes doivent hommage ; et, après avoir donné au brutal le châtiment de son insolence, il vient à la bergère, et voit une jeune personne qui, des deux plus beaux yeux qu’il eût jamais vus, versait des larmes qu’il trouva les plus belles du monde. Hélas ! dit-il en lui-même, est-on capable d’outrager une personne si aimable ! Et quel inhumain, quel barbare ne serait touché par de telles larmes ? Il prend soin de les arrêter, ces larmes qu’il trouve si belles ; et l’aimable bergère prend soin, en même temps, de le remercier de son léger service, mais d’une manière si charmante, si tendre et si passionnée, que le berger n’y peut résister ; et chaque mot, chaque regard, est un trait plein de flamme dont son cœur se sent pénétré. Est-il, disait-il, quelque chose qui puisse mériter les aimables paroles d’un tel remerciement ? Et que ne voudrait-on pas faire, à quels services, à quels dangers ne serait-on pas ravi de courir, pour s’attirer un seul moment, des touchantes douceurs d’une âme si reconnaissante ? Tout le spectacle passe sans qu’il y donne aucune attention ; mais il se plaint qu’il est trop court, parce qu’en finissant il le sépare de son adorable bergère ; et, de cette première vue, de ce premier moment, il emporte chez lui tout ce qu’un amour de plusieurs années peut avoir de plus violent. Le voilà aussitôt à sentir tous les maux de l’absence, et il est tourmenté de ne plus voir ce qu’il a si peu vu. Il fait tout ce qu’il peut pour se redonner cette vue, dont il conserve nuit et jour une si chère idée ; mais la grande contrainte où l’on tient sa bergère lui en ôte tous les moyens. La violence de sa passion le fait résoudre à demander en mariage l’adorable beauté sans laquelle il ne peut plus vivre ; et il en obtient d’elle la permission, par un billet qu’il a l’adresse de lui faire tenir. Mais, dans le même temps, on l’avertit que le père de cette belle a conclu son mariage avec un autre, et que tout se dispose pour en célébrer la cérémonie. Jugez quelle atteinte cruelle au cœur de ce triste berger ! Le voilà accablé d’une mortelle douleur, il ne peut souffrir l’effroyable idée de voir tout ce qu’il aime entre les bras d’un autre ; et son amour, au désespoir, lui fait trouver moyen de s’introduire dans la maison de sa bergère pour apprendre ses sentiments et savoir d’elle la destinée à laquelle il doit se résoudre. Il y rencontre les apprêts de tout ce qu’il craint ; il y voit venir l’indigne rival que le caprice d’un père oppose aux tendresses de son amour ; il le voit triomphant, ce rival ridicule, auprès de l’aimable bergère, ainsi qu’auprès d’une conquête qui lui est assurée ; et cette vue le remplit d’une colère dont il a peine à se rendre le maître. Il jette de douloureux regards sur celle qu’il adore ; et son respect et la présence de son père l’empêchent de lui rien dire que des yeux. Mais enfin il force toute contrainte, et le transport de son amour l’oblige à lui parler ainsi :
 
''Il chante.''
 
Belle Philis, c’est trop, c’est trop souffrir ;
Rompons ce dur silence, et m’ouvrez vos pensées.
Apprenez-moi ma destinée :
Faut-il vivre ? Faut-il mourir ?
 
Angélique ''répond en chantant.''
 
Vous me voyez, Tircis, triste et mélancolique,
Aux apprêts de l’hymen dont vous vous alarmez :
Je lève au ciel les yeux, je vous regarde, je soupire :
C’est vous en dire assez.
 
Argan
 
Ouais ! je ne croyais pas que ma fille fût si habile, que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter.
 
Cléante
 
Hélas ! belle Philis,
Se pourrait-il que l’amoureux Tircis
Eût assez de bonheur
Pour avoir quelque place dans votre cœur ?
 
Angélique
 
Je ne m’en défends point dans cette peine extrême :
Oui, Tircis, je vous aime.
 
Cléante
 
Ô parole pleine d’appas !
Ai-je bien entendu ? Hélas !
Redites-la, Philis ; que je n’en doute pas.
 
Angélique
 
Oui, Tircis, je vous aime.
 
Cléante
 
De grâce, encore, Philis !
 
Angélique
 
Je vous aime.
 
Cléante
 
Recommencez cent fois ; ne vous en lassez pas.
 
Angélique
 
Je vous aime, je vous aime ;
Oui, Tircis, je vous aime.
 
Cléante
 
Dieux, rois, qui sous vos pieds regardez tout le monde,
Pouvez-vous comparer votre bonheur au mien ?
Mais, Philis, une pensée
Vient troubler ce doux transport.
Un rival, un rival…
 
Angélique
 
Ah ! je le hais plus que la mort ;
Et sa présence, ainsi qu’à vous,
M’est un cruel supplice.
 
Cléante
 
Mais un père à ses vœux vous veut assujettir.
 
Angélique
 
Plutôt, plutôt mourir,
Que de jamais y consentir ;
Plutôt, plutôt mourir, plutôt mourir !
 
Argan
 
Et que dit le père à tout cela ?
 
Cléante
 
Il ne dit rien.
 
Argan
 
Voilà un sot père que ce père-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire.
 
Cléante
 
Ah ! mon amour…
 
Argan
 
Non, non ; en voilà assez. Cette comédie-là est de fort mauvais exemple. Le berger Tircis est un impertinent, et la bergère Philis, une impudente de parler de la sorte devant son père. Montrez-moi ce papier. Ah ! ah ! où sont donc les paroles que vous avez dites ? Il n’y a là que de la musique écrite.
 
Cléante
 
Est-ce que vous ne savez pas, monsieur, qu’on a trouvé, depuis peu, l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes !
 
Argan
 
Fort bien. Je suis votre serviteur, monsieur ; jusqu’au revoir. Nous nous serions bien passés de votre impertinent opéra.
 
Cléante
 
J’ai cru vous divertir.
 
Argan
 
Les sottises ne divertissent point. Ah ! voici ma femme.
 
<div align= « center » > Scène 6 </div> <center>''Béline, Argan, Toinette, Angélique, Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus''</center>
 
Argan
 
M’amour, voilà le fils de monsieur Diafoirus.
 
Thomas Diafoirus ''commence un compliment qu’il aurait étudié, et, la mémoire lui manquant, ne peut continuer.''
 
Madame, c’est avec justice que le ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on voit sur votre visage…
 
Béline
 
Monsieur, je suis ravie d’être venue ici à propos, pour avoir l’honneur de vous voir.
 
Thomas Diafoirus
 
Puisque l’on voit sur votre visage… puisque l’on voit sur votre visage… Madame, vous m’avez interrompu dans le milieu de ma période, et cela m’a troublé la mémoire.
 
Monsieur Diafoirus
 
Thomas, réservez cela pour une autre fois.
 
Argan
 
Je voudrais, ma mie, que vous eussiez été ici tantôt.
 
Toinette
 
Ah ! madame, vous avez bien perdu de n’avoir point été au second père, à la statue de Memnon, et à la fleur nommée héliotrope.
 
Argan
 
Allons, ma fille, touchez dans la main de monsieur, et lui donnez votre foi, comme à votre mari.
 
Angélique
 
Mon père !
 
Argan
 
Eh bien, mon père ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
 
Angélique
 
De grâce, ne précipitez pas les choses. Donnez-nous au moins le temps de nous connaître, et de voir naître en nous, l’un pour l’autre, cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite.
 
Thomas Diafoirus
 
Quant à moi mademoiselle, elle est déjà toute née en moi ; et je n’ai pas besoin d’attendre davantage.
 
Angélique
 
Si vous êtes si prompt, monsieur, il n’en est pas de même de moi ; et je vous avoue que votre mérite n’a pas encore assez fait d’impression dans mon âme.
 
Argan
 
Oh ! bien, bien ; cela aura tout le loisir de se faire quand vous serez mariés ensemble.
 
Angélique
 
Eh ! mon père, donnez-moi du temps, je vous prie. Le mariage est une chaîne où l’on ne doit jamais soumettre un cœur par force ; et, si monsieur est honnête homme, il ne doit point vouloir accepter une personne qui serait à lui par contrainte.
 
Thomas Diafoirus
 
Nego consequentiam, mademoiselle ; et je puis être honnête homme et vouloir bien vous accepter des mains de monsieur votre père.
 
Angélique
 
C’est un méchant moyen de se faire aimer de quelqu’un, que de lui faire violence.
 
Thomas Diafoirus
 
Nous lisons des anciens, mademoiselle, que leur coutume était d’enlever par force, de la maison des pères, les filles qu’on menait marier, afin qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convolaient dans les bras d’un homme.
 
Angélique
 
Les anciens, monsieur, sont les anciens ; et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle ; et, quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu’on nous y traîne. Donnez-vous patience ; si vous m’aimez, monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux.
 
Thomas Diafoirus
 
Oui, mademoiselle, jusqu’aux intérêts de mon amour exclusivement.
 
Angélique
 
Mais la grande marque d’amour, c’est d’être soumis aux volontés de celle qu’on aime.
 
Thomas Diafoirus
 
Distinguo, mademoiselle : dans ce qui ne regarde point sa possession, concedo, mais dans ce qui la regarde, nego.
 
Toinette
 
Vous avez beau raisonner ; monsieur est frais émoulu du collège ; et il vous donnera toujours votre reste. Pourquoi tant résister, et refuser la gloire d’être attachée au corps de la Faculté ?
 
Béline
 
Elle a peut-être quelque inclination en tête.
 
Angélique
 
Si j’en avais, madame, elle serait telle que la raison et l’honnêteté pourraient me la permettre.
 
Argan
 
Ouais ! je joue ici un plaisant personnage !
 
Béline
 
Si j’étais que de vous, mon fils, je ne la forcerais point de se marier ; et je sais bien ce que je ferais.
 
Angélique
 
Je sais, madame, ce que vous voulez dire, et les bontés que vous avez pour moi ; mais peut-être que vos conseils ne seront pas assez heureux pour être exécutés.
 
Béline
 
C’est que les filles bien sages et bien honnêtes, comme vous, se moquent d’être obéissantes et soumises aux volontés de leurs pères. Cela était bon autrefois.
 
Angélique
 
Le devoir d’une fille a des bornes, madame ; et la raison et les lois ne l’étendent point à toutes sortes de choses.
 
Béline
 
C’est-à-dire que vos pensées ne sont que pour le mariage ; mais vous voulez choisir un époux à votre fantaisie.
 
Angélique
 
Si mon père ne veut pas me donner un mari qui me plaise, je le conjurerai au moins de ne me point forcer à en épouser un que je ne puisse pas aimer.
 
Argan
 
Messieurs, je vous demande pardon de tout ceci.
 
Angélique
 
Chacun a son but en se mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l’aimer véritablement, et qui prétends en faire tout l’attachement de ma vie, je vous avoue que j’y cherche quelque précaution. Il y en a d’autres qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents et se mettre en état de faire tout ce qu’elles voudront. Il y en a d’autres, madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt ; qui ne se marient que pour gagner des douaires, que pour s’enrichir par la mort de ceux qu’elles épousent, et courent sans scrupules de mari en mari, pour s’approprier leurs dépouilles. Ces personnes-là, à la vérité, n’y cherchent pas tant de façons, et regardent peu à la personne.
 
Béline
 
Je vous trouve aujourd’hui bien raisonnante, et je voudrais bien savoir ce que vous voulez dire par là.
 
Angélique
 
Moi, madame ? Que voudrais-je dire que ce que je dis ?
 
Béline
 
Vous êtes si sotte, ma mie, qu’on ne saurait plus vous souffrir.
 
Angélique
 
Vous voudriez bien, madame, m’obliger à vous répondre quelque impertinence ; mais je vous avertis que vous n’aurez pas cet avantage.
 
Béline
 
Il n’est rien d’égal à votre insolence.
 
Angélique
 
Non, madame, vous avez beau dire.
 
Béline
 
Et vous avez un ridicule orgueil, une impertinente présomption qui fait hausser les épaules à tout le monde.
 
Angélique
 
Tout cela, madame, ne servira de rien. Je serai sage en dépit de vous ; et, pour vous ôter l’espérance de pouvoir réussir dans ce que vous voulez, je vais m’ôter de votre vue.
 
Argan
 
Ecoute. Il n’y a point de milieu à cela : choisis d’épouser dans quatre jours ou monsieur ou un couvent
 
''À Béline.'' Ne vous mettez pas en peine ; je la rangerai bien.
 
Béline
 
Je suis fâchée de vous quitter, mon fils ; mais j’ai une affaire en ville, dont je ne puis me dispenser. Je reviendrai bientôt.
 
Argan
 
Allez, m’amour ; et passez chez votre notaire, afin qu’il expédie ce que vous savez.
 
Béline
 
Adieu, mon petit ami.
 
Argan
 
Adieu, ma mie. Voilà une femme qui m’aime… cela n’est pas croyable.
 
Monsieur Diafoirus
 
Nous allons, monsieur, prendre congé de vous.
 
Argan
 
Je vous prie, monsieur, de me dire un peu comment je suis.
 
Monsieur Diafoirus ''lui tâte le pouls.''
 
Allons, Thomas, prenez l’autre bras de monsieur, pour voir si vous saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis ?
 
Thomas Diafoirus
 
Dico que le pouls de monsieur est le pouls d’un homme qui ne se porte point bien.
 
Monsieur Diafoirus
 
Bon.
 
Thomas Diafoirus
 
Qu’il est duriuscule, pour ne pas dire dur.
 
Monsieur Diafoirus
 
Fort bien.
 
Thomas Diafoirus
 
Repoussant.
 
Monsieur Diafoirus
 
Bene.
 
Thomas Diafoirus
 
Et même un peu caprisant.
 
Monsieur Diafoirus
 
Optime.
 
Thomas Diafoirus
 
Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c’est-à-dire la rate.
 
Monsieur Diafoirus
 
Fort bien.
 
Argan
 
Non ; monsieur Purgon dit que c’est mon foie qui est malade.
 
Monsieur Diafoirus
 
Eh ! oui ; qui dit parenchyme dit l’un et l’autre, à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont ensemble par le moyen du vas breve, du pylore, et souvent des méats cholidoques. Il vous ordonne sans doute de manger force rôti ?
 
Argan
 
Non ; rien que du bouilli.
 
Monsieur Diafoirus
 
Eh oui : rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne fort prudemment, et vous ne pouvez être entre de meilleures mains.
 
Argan
 
Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un œuf ?
 
Monsieur Diafoirus
 
Six, huit, dix, par les nombres pairs, comme dans les médicaments par les nombres impairs.
 
Argan
 
Jusqu’au revoir, monsieur.
 
<div align= « center » > Scène 7 </div> <center>''Béline, Argan''</center>
 
Béline
 
Je viens, mon fils, avant que de sortir, vous donner avis d’une chose à laquelle il faut que vous preniez garde. En passant par-devant la chambre d’Angélique, j’ai vu un jeune homme avec elle qui s’est sauvé d’abord qu’il m’a vue.
 
Argan
 
Un jeune homme avec ma fille !
 
Béline
 
Oui. Votre petite fille Louison était avec eux, qui pourra vous en dire des nouvelles.
 
Argan
 
Envoyez-la ici, m’amour, envoyez-la ici. Ah ! l’effrontée ! Je ne m’étonne plus de sa résistance.
 
<div align= « center » > Scène 8 </div> <center>''Louison, Argan''</center>
 
Louison
 
Qu’est-ce que vous voulez, mon papa ! ma belle-maman m’a dit que vous me demandez.
 
Argan
 
Oui. Venez çà. Avancez là. Tournez-vous. Levez les yeux. Regardez-moi. Eh ?
 
Louison
 
Quoi, mon papa ?
 
Argan
 
Là.
 
Louison
 
Quoi ?
 
Argan
 
N’avez-vous rien à me dire ?
 
Louison
 
Je vous dirai, si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d’Ane, ou bien la fable du Corbeau et du Renard, qu’on m’a apprise depuis peu.
 
Argan
 
Ce n’est pas là ce que je demande.
 
Louison
 
Quoi donc ?
 
Argan
 
Ah ! rusée, vous savez bien ce que je veux dire.
 
Louison
 
Pardonnez-moi, mon papa.
 
Argan
 
Est-ce là comme vous m’obéissez ?
 
Louison
 
Quoi ?
 
Argan
 
Ne vous ai-je pas recommandé de me venir dire d’abord tout ce que vous voyez ?
 
Louison
 
Oui, mon papa.
 
Argan
 
L’avez-vous fait ?
 
Louison
 
Oui, mon papa. Je vous suis venue dire tout ce que j’ai vu.
 
Argan
 
Et n’avez-vous rien vu aujourd’hui ?
 
Louison
 
Non, mon papa.
 
Argan
 
Non ?
 
Louison
 
Non, mon papa.
 
Argan
 
Assurément ?
 
Louison
 
Assurément.
 
Argan
 
Oh çà, je m’en vais vous faire voir quelque chose, moi.
 
''Il va prendre une poignée de verges.''
 
Louison
 
Ah ! mon papa !
 
Argan
 
Ah ! ah ! petite masque, vous ne me dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre sœur !
 
Louison
 
Mon papa !
 
Argan
 
Voici qui vous apprendra à mentir.
 
Louison ''se jette à genoux.'' Ah ! mon papa, je vous demande pardon. C’est que ma sœur m’avait dit de ne pas vous le dire ; mais je m’en vais vous dire tout.
 
Argan
 
Il faut premièrement que vous ayez le fouet pour avoir menti. Puis, après, nous verrons au reste.
 
Louison
 
Pardon, mon papa.
 
Argan
 
Non, non.
 
Louison
 
Mon pauvre papa, ne me donnez pas le fouet.
 
Louison
 
Vous l’aurez.
 
Louison
 
Au nom de Dieu, mon papa, que je ne l’aie pas !
 
Argan, ''la prenant pour la fouetter.'' Allons, allons.
 
Louison
 
Ah ! mon papa, vous m’avez blessée. Attendez : je suis morte.
 
''Elle contrefait la morte.''
 
Argan
 
Holà ! Qu’est-ce là ? Louison, Louison ! Ah ! mon Dieu ! Louison ! Ah ! ma fille ! Ah ! malheureux ! ma pauvre fille est morte ! Qu’ai-je fait, misérable ! Ah ! chiennes de verges ! La peste soit des verges ! Ah ! ma pauvre fille, ma pauvre petite Louison !
 
Louison
 
Là, là, mon papa, ne pleurez point tant : je ne suis pas morte tout à fait.
 
Argan
 
Voyez-vous la petite rusée ? Oh çà, çà, je vous pardonne pour cette fois-ci, pourvu que vous me disiez bien tout.
 
Louison
 
Oh ! oui, mon papa.
 
Argan
 
Prenez-y bien garde, au moins ; car voilà un petit doigt qui sait tout, et qui me dira si vous mentez.
 
Louison
 
Mais, mon papa, ne dites pas à ma sœur que je vous l’ai dit.
 
Argan
 
Non, non.
 
Louison
 
C’est, mon papa, qu’il est venu un homme dans la chambre de ma sœur comme j’y étais.
 
Argan
 
Eh bien ?
 
Louison
 
Je lui ai demandé ce qu’il demandait, et il m’a dit qu’il était son maître à chanter.
 
Argan
 
Hom ! hom ! voilà l’affaire. Eh bien ?
 
Louison
 
Ma sœur est venue après.
 
Argan
 
Eh bien ?
 
Louison
 
Elle lui a dit : « Sortez, sortez, sortez ! Mon Dieu, sortez ; vous me mettez au désespoir ! »
 
Argan
 
Eh bien ?
 
Louison
 
Et lui, il ne voulait pas sortir.
 
Argan
 
Qu’est-ce qu’il lui disait ?
 
Louison
 
Il lui disait je ne sais combien de choses.
 
Argan
 
Et quoi encore ?
 
Louison
 
Il lui disait tout ci, tout çà, qu’il l’aimait bien, et qu’elle était la plus belle du monde.
 
Argan
 
Louison
 
Louison
 
Et puis après, il se mettait à genoux devant elle.
 
Argan
 
Et puis après ?
 
Louison
 
Et puis après, il lui baisait les mains.
 
Argan
 
Et puis après ?
 
Louison
 
Et puis après, ma belle-maman est venue à la porte, et il s’est enfui.
 
Argan
 
Il n’y a point autre chose ?
 
Louison
 
Non, mon papa.
 
Argan
 
Voilà mon petit doigt pourtant qui gronde quelque chose. ''Il met son doigt à son oreille.'' Attendez. Eh ! Ah ! ah ! Oui ? Oh ! oh ! Voilà mon petit doigt qui me dit quelque chose que vous avez vu, et que vous ne m’avez pas dit.
 
Louison
 
Ah ! mon papa, votre petit doigt est un menteur.
 
Argan
 
Prenez garde.
 
Louison
 
Non, mon papa, ne le croyez pas : il ment, je vous assure.
 
Argan
 
Oh bien, bien, nous verrons cela. Allez-vous-en, et prenez bien garde à tout : allez. Ah ! il n’y a plus d’enfants ! Ah ! que d’affaires ! Je n’ai pas seulement le loisir de songer à ma maladie. En vérité, je n’en puis plus.
 
''Il se remet dans sa chaise.''
 
<div align= « center » > Scène 9 </div> <center>''Béralde, Argan''</center>
 
Béralde
 
Eh bien, mon frère, qu’est-ce ? Comment vous portez-vous ?
 
Argan
 
Ah ! mon frère, fort mal.
 
Béralde
 
Comment ! fort mal ?
 
Argan
 
Oui, je suis dans une faiblesse si grande, que cela n’est pas croyable.
 
Béralde
 
Voilà qui est fâcheux.
 
Argan
 
Je n’ai pas seulement la force de pouvoir parler.
 
Béralde
 
J’étais venu ici, mon frère, vous proposer un parti pour ma nièce Angélique.
 
Argan, ''parlant avec emportement et se levant de sa chaise.''
 
Mon frère, ne me parlez point de cette coquine-là. C’est une friponne, une impertinente, une effrontée, que je mettrai dans un couvent avant qu’il soit deux jours !
 
Béralde
 
Ah ! voilà qui est bien ! Je suis bien aise que la force vous revienne un peu, et que ma visite vous fasse du bien. Oh çà, nous parlerons d’affaires tantôt. Je vous amène ici un divertissement que j’ai rencontré, qui dissipera votre chagrin, et vous rendra l’âme mieux disposée aux choses que nous avons à dire. Ce sont des Egyptiens vêtus en Mores qui font des danses mêlées de chansons où je suis sûr que vous prendrez plaisir ; et cela vaudra bien une ordonnance de monsieur Purgon. Allons.
 
<center> SECOND INTERMÈDE </center>
 
''Le frère du Malade imaginaire lui amène, plusieurs Egyptiens et Egyptiennes, vêtus en Mores, qui font des danses entremêlées de chansons.''
 
Première Femme more
 
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Aimable jeunesse ;
Profitez du printemps
De vos beaux ans
Donnez-vous à la tendresse.
 
Les plaisirs les plus charmants,
Sans l’amoureuse flamme,
Pour contenter une âme,
N’ont point d’attraits assez puissants.
 
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Aimable jeunesse ;
Profitez du printemps
De vos beaux ans ;
Donnez-vous à la tendresse.
Ne perdez point ces précieux moments.
 
La beauté passe,
Le temps l’efface ;
L’âge de glace
Vient à sa place,
Qui nous ôte le goût de ces doux passe-temps.
 
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Aimable jeunesse ;
Profitez du printemps
De vos beaux ans ;
Donnez-vous à la tendresse.
 
Seconde Femme more
 
Quand d’aimer on nous presse,
À quoi songez-vous ?
Nos cœurs, dans la jeunesse,
N’ont vers la tendresse
Qu’un penchant trop doux.
L’amour a, pour nous prendre,
De si doux attraits,
Que, de soi, sans attendre,
On voudrait se rendre
À ses premiers traits ;
Mais tout ce qu’on écoute
Des vives douleurs
Et des pleurs qu’il nous coûte,
Fait qu’on en redoute
Toutes les douceurs.
 
Troisième Femme more
 
Il est doux, à notre âge,
D’aimer tendrement
Un amant
Qui s’engage ;
Mais, s’il est volage
Hélas ! quel tourment !
 
Quatrième Femme more
 
L’amant qui se dégage
N’est pas le malheur.
La douleur
Et la rage,
C’est que le volage
Garde notre cœur.
 
Seconde Femme more
 
Quel parti faut-il prendre
Pour nos jeunes cœurs ?
 
Quatrième Femme more
 
Devons-nous nous y rendre,
Malgré ses rigueurs ?
 
Ensemble
 
Oui, suivons ses ardeurs
Ses transports, ses caprices,
Ses douces langueurs :
S’il a quelques supplices,
Il a cent délices
Qui charment les cœurs.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
''Tous les Mores dansent ensemble, et font sauter des singes qu’ils ont amenés avec eux.''
 
<div align= « center » > ACTE III </div> <div align= « center » > Scène 1 </div> <center>''Béralde, Argan, Toinette''</center>
 
Béralde
 
Eh bien, mon frère, qu’en dites-vous ? Cela ne vaut-il pas bien une prise de casse ?
 
Toinette
 
Hom ! de bonne casse est bonne.
 
Béralde
 
Oh çà ! voulez-vous que nous parlions un peu ensemble ?
 
Argan
 
Un peu de patience, mon frère : je vais revenir.
 
Toinette
 
Tenez, monsieur, vous ne songez pas que vous ne sauriez marcher sans bâton.
 
Argan
 
Tu as raison.
 
<div align= « center » > Scène 2 </div> <center>''Béralde, Toinette''</center>
 
Toinette
 
N’abandonnez pas, s’il vous plaît, les intérêts de votre nièce.
 
Béralde
 
J’emploierai toutes choses pour lui obtenir ce qu’elle souhaite.
 
Toinette
 
Il faut absolument empêcher ce mariage extravagant qu’il s’est mis dans la fantaisie ; et j’avais songé en moi-même que ç’aurait été une bonne affaire de pouvoir introduire ici un médecin à notre poste pour le dégoûter de son monsieur Purgon et lui décrier sa conduite. Mais, comme nous n’avons personne en main pour cela, j’ai résolu de jouer un tour de ma tête.
 
Béralde
 
Comment ?
 
Toinette
 
C’est une imagination burlesque. Cela sera peut-être plus heureux que sage. Laissez-moi faire. Agissez de votre côté. Voici notre homme.
 
<div align= « center » > Scène 3 </div> <center>''Argan, Béralde''</center>
 
Béralde
 
Vous voulez bien, mon frère, que je vous demande, avant toute chose, de ne vous point échauffer l’esprit dans notre conversation ?
 
Argan
 
Voilà qui est fait.
 
Béralde
 
De répondre sans nulle aigreur aux choses que je pourrai vous dire ?
 
Argan
 
Oui.
 
Béralde
 
Et de raisonner ensemble sur les affaires dont nous avons à parler, avec un esprit détaché de toute passion ?
 
Argan
 
Mon Dieu ! oui. Voilà bien du préambule !
 
Béralde
 
D’où vient, mon frère, qu’ayant le bien que vous avez et n’ayant d’enfants qu’une fille, car je ne compte pas la petite ; d’où vient, dis-je, que vous parlez de la mettre dans un couvent ?
 
Argan
 
D’où vient, mon frère, que je suis maître dans ma famille, pour faire ce que bon me semble ?
 
Béralde
 
Votre femme ne manque pas de vous conseiller de vous défaire ainsi de vos deux filles ; et je ne doute point que, par un esprit de charité, elle ne fût ravie de les voir toutes deux bonnes religieuses.
 
Argan
 
Oh çà ! nous y voici. Voilà tout d’abord la pauvre femme en jeu. C’est elle qui fait tout le mal, et tout le monde lui en veut.
 
Béralde
 
Non, mon frère ; laissons-la là ; c’est une femme qui a les meilleures intentions du monde pour votre famille, et qui est détachée de toute sorte d’intérêt ; qui a pour vous une tendresse merveilleuse, et qui montre pour vos enfants une affection et une bonté qui n’est pas concevable : cela est certain. N’en parlons point, et revenons à votre fille. Sur quelle pensée, mon frère, la voulez-vous donner en mariage au fils d’un médecin ?
 
Argan
 
Sur la pensée, mon frère, de me donner un gendre tel qu’il me faut.
 
Béralde
 
Ce n’est point là, mon frère, le fait de votre fille ; et il se présente un parti plus sortable pour elle.
 
Argan
 
Oui ; mais celui-ci, mon frère, est plus sortable pour moi.
 
Béralde
 
Mais le mari qu’elle doit prendre doit-il être, mon frère ou pour elle, ou pour vous ?
 
Argan
 
Il doit être, mon frère, et pour elle et pour moi ; et je veux mettre dans ma famille les gens dont j’ai besoin.
 
Béralde
 
Par cette raison-là, si votre petite était grande, vous lui donneriez en mariage un apothicaire ?
 
Argan
 
Pourquoi non ?
 
Béralde
 
Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires et de vos médecins, et que vous vouliez être malade en dépit des gens et de la nature ?
 
Argan
 
Comment l’entendez-vous, mon frère ?
 
Béralde
 
J’entends, mon frère, que je ne vois point d’homme qui soit moins malade que vous, et que je ne demanderais point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c’est qu’avec tous les soins que vous avez pris vous n’avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n’êtes point crevé de toutes les médecines qu’on vous a fait prendre.
 
Argan
 
Mais savez-vous, mon frère, que c’est cela qui me conserve ; et que monsieur Purgon dit que je succomberais, s’il était seulement trois jours sans prendre soin de moi ?
 
Béralde
 
Si vous n’y prenez garde, il prendra tant de soin de vous, qu’il vous enverra en l’autre monde.
 
Argan
 
Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine ?
 
Béralde
 
Non, mon frère, et je ne vois pas que, pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.
 
Argan
 
Quoi ! vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde et que tous les siècles ont révérée ?
 
Béralde
 
Bien loin de la tenir véritable, je la trouve, entre nous, une des plus grandes folies qui soient parmi les hommes ; et, à regarder les choses en philosophe, je ne vois point une plus plaisante mômerie, je ne vois rien de plus ridicule, qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre.
 
Argan
 
Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?
 
Béralde
 
Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.
 
Argan
 
Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?
 
Béralde
 
Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais, pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent pas du tout.
 
Argan
 
Mais toujours faut-il demeurer d’accord que, sur cette matière, les médecins en savent plus que les autres.
 
Béralde
 
Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand’chose : et toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets.
 
Argan
 
Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et aussi habiles que vous ; et nous voyons que, dans la maladie, tout le monde a recours aux médecins.
 
Béralde
 
C’est une marque de la faiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.
 
Argan
 
Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu’ils s’en servent pour eux-mêmes.
 
Béralde
 
C’est qu’il y en a parmi eux qui sont eux-mêmes dans l’erreur populaire, dont ils profitent ; et d’autres qui en profitent sans y être. Votre monsieur Purgon, par exemple, n’y sait point de finesse ; c’est un homme tout médecin, depuis la tête jusqu’aux pieds ; un homme qui croit à ses règles plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques, et qui croirait du crime à les vouloir examiner ; qui ne voit rien d’obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de difficile ; et qui, avec une impétuosité de prévention une raideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu’il pourra vous faire : c’est de la meilleure foi du monde qu’il vous expédiera ; et il ne fera, en vous tuant, que ce qu’il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu’en un besoin il ferait à lui-même.
 
Argan
 
C’est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais, enfin, venons au fait. Que faire donc quand on est malade ?
 
Béralde
 
Rien, mon frère.
 
Argan
 
Rien ?
 
Béralde
 
Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout ; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies.
 
Argan
 
Mais il faut demeurer d’accord, mon frère, qu’on peut aider cette nature par de certaines choses.
 
Béralde
 
Mon Dieu, mon frère, ce sont de pures idées dont nous aimons à nous repaître ; et, de tout temps, il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous venons à croire, parce qu’elles nous flattent et qu’il serait à souhaiter qu’elles fussent véritables. Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années, il vous dit justement le roman de la médecine. Mais, quand vous en venez à la vérité et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela ; et il en est comme de ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus.
 
Argan
 
C’est-à-dire que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.
 
Béralde
 
Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands médecins. Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les plus ignorants de tous les hommes.
 
Argan
 
Ouais ! vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs, pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet.
 
Béralde
 
Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine ; et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous ; et j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu’une des comédies de Molière.
 
Argan
 
C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ! et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !
 
Béralde
 
Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.
 
Argan
 
C’est bien à lui à faire, de se mêler de contrôler la médecine ! Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là.
 
Béralde
 
Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.
 
Argan
 
Par la mort non de diable ! si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence ; et, quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais : « Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté. »
 
Béralde
 
Vous voilà bien en colère contre lui.
 
Argan
 
Oui. C’est un malavisé ; et, si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.
 
Béralde
 
Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.
 
Argan
 
Tant pis pour lui, s’il n’a point recours aux remèdes.
 
Béralde
 
Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que, pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal.
 
Argan
 
Les sottes raisons que voilà ! Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage ; car cela m’échauffe la bile et vous me donneriez mon mal.
 
Béralde
 
Je le veux bien, mon frère ; et, pour changer de discours, je vous dirai, que, sur une petite répugnance que vous témoigne votre fille, vous ne devez point prendre les résolutions violentes de la mettre dans un couvent, que, pour le choix d’un gendre, il ne faut pas suivre aveuglément la passion qui vous emporte ; et qu’on doit, sur cette matière, s’accommoder un peu à l’inclination d’une fille, puisque c’est pour toute la vie et que de là dépend tout le bonheur d’un mariage.
 
<div align= « center » > Scène 4 </div> <center>''Monsieur Fleurant (une seringue à la main), Argan, Béralde''</center>
 
Argan
 
Ah ! mon frère, avec votre permission…
 
Béralde
 
Comment ? Que voulez-vous faire ?
 
Argan
 
Prendre ce petit lavement-là : ce sera bientôt fait.
 
Béralde
 
Vous vous moquez. Est-ce que vous ne sauriez être un moment sans lavement ou sans médecine ? Remettez cela à une autre fois, et demeurez un peu en repos.
 
Argan
 
Monsieur Fleurant, à ce soir, ou à demain au matin.
 
Monsieur Fleurant, ''à Béralde.''
 
De quoi vous mêlez-vous, de vous opposer aux ordonnances de la médecine, et d’empêcher monsieur de prendre mon clystère ? Vous êtes bien plaisant d’avoir cette hardiesse-là !
 
Béralde
 
Allez, monsieur ; on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages.
 
Monsieur Fleurant
 
On ne doit point ainsi se jouer des remèdes et me faire perdre mon temps. Je ne suis venu ici que sur une bonne ordonnance ; et je vais dire à monsieur Purgon comme on m’a empêché d’exécuter ses ordres et de faire ma fonction. Vous verrez, vous verrez…
 
Argan
 
Mon frère, vous serez cause ici de quelque malheur.
 
Béralde
 
Le grand malheur de ne pas prendre un lavement que monsieur Purgon a ordonné ! Encore un coup, mon frère, est-il possible qu’il n’y ait pas moyen de vous guérir de la maladie des médecins, et que vous vouliez être toute votre vie enseveli dans leurs remèdes ?
 
Argan
 
Mon Dieu ! mon frère, vous en parlez comme un homme qui se porte bien ; mais, si vous étiez à ma place, vous changeriez bien de langage. Il est aisé de parler contre la médecine, quand on est en pleine santé.
 
Béralde
 
Mais quel mal avez-vous ?
 
Argan
 
Vous me feriez enrager ! Je voudrais que vous l’eussiez, mon mal, pour voir si vous jaseriez tant. Ah ! voici monsieur Purgon.
 
<div align= « center » > Scène 5 </div> <center>''Monsieur Purgon, Argan, Béralde, Toinette''</center>
 
Monsieur Purgon
 
Je viens d’apprendre là-bas, à la porte, de jolies nouvelles ; qu’on se moque ici de mes ordonnances, et qu’on a fait refus de prendre le remède que j’avais prescrit.
 
Argan
 
Monsieur, ce n’est pas…
 
Monsieur Purgon
 
Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d’un malade contre son médecin !
 
Toinette
 
Cela est épouvantable !
 
Monsieur Purgon
 
Un clystère que j’avais pris plaisir à composer moi-même.
 
Argan
 
Ce n’est pas moi…
 
Monsieur Purgon
 
Inventé et formé dans toutes les règles de l’art.
 
Toinette
 
Il a tort.
 
Monsieur Purgon
 
Et qui devait faire dans les entrailles un effet merveilleux.
 
Argan
 
Mon frère…
 
Monsieur Purgon
 
Le renvoyer avec mépris !
 
Argan
 
C’est lui…
 
Monsieur Purgon
 
C’est une action exorbitante !
 
Toinette
 
Cela est vrai.
 
Monsieur Purgon
 
Un attentat énorme contre la médecine !
 
Argan
 
Il est cause…
 
Monsieur Purgon
 
Un crime de lèse-Faculté, qui ne se peut assez punir !
 
Toinette
 
Vous avez raison.
 
Monsieur Purgon
 
Je vous déclare que je romps commerce avec vous.
 
Argan
 
C’est mon frère…
 
Monsieur Purgon
 
Que je ne veux plus d’alliance avec vous.
 
Toinette
 
Vous ferez bien.
 
Monsieur Purgon
 
Et que, pour finir toute liaison avec vous, voilà la donation que je faisais à mon neveu, en faveur du mariage.
 
Argan
 
C’est mon frère qui a fait tout le mal.
 
Monsieur Purgon
 
Mépriser mon clystère !
 
Argan
 
Faites-le venir, je m’en vais le prendre.
 
Monsieur Purgon
 
Je vous aurais tiré d’affaire avant qu’il fût peu.
 
Toinette
 
Il ne le mérite pas.
 
Monsieur Purgon
 
J’allais nettoyer votre corps et en évacuer entièrement les mauvaises humeurs.
 
Argan
 
Ah ! mon frère !
 
Monsieur Purgon
 
Et je ne voulais plus qu’une douzaine de médecines pour vider le fond du sac.
 
Toinette
 
Il est indigne de vos soins.
 
Monsieur Purgon
 
Mais, puisque vous n’avez pas voulu guérir par mes mains…
 
Argan
 
Ce n’est pas ma faute.
 
Monsieur Purgon
 
Puisque vous vous êtes soustrait de l’obéissance que l’on doit à son médecin…
 
Toinette
 
Cela crie vengeance.
 
Monsieur Purgon
 
Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnais…
 
Argan
 
Ah ! point du tout.
 
Monsieur Purgon
 
J’ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l’intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l’âcreté de votre bile, et à la féculence de vos humeurs.
 
Toinette
 
C’est fort bien fait.
 
Argan
 
Mon Dieu !
 
Monsieur Purgon
 
Et je veux qu’avant qu’il soit quatre jours vous deveniez dans un état incurable.
 
Argan
 
Ah ! miséricorde !
 
Monsieur Purgon
 
Que vous tombiez dans la bradypepsie.
 
Argan
 
Monsieur Purgon !
 
Monsieur Purgon
 
De la bradypepsie dans la dyspepsie.
 
Argan
 
Monsieur Purgon !
 
Monsieur Purgon
 
De la dyspepsie dans l’apepsie.
 
Argan
 
Monsieur Purgon !
 
Monsieur Purgon
 
De l’apepsie dans la lienterie.
 
Argan
 
Monsieur Purgon !
 
Monsieur Purgon
 
De la lienterie dans la dysenterie.
 
Argan
 
Monsieur Purgon !
 
Monsieur Purgon
 
De la dysenterie dans l’hydropisie.
 
Argan
 
Monsieur Purgon !
 
Monsieur Purgon
 
Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.
 
<div align= « center » > Scène 6 </div> <center>''Argan, Béralde''</center>
 
Argan
 
Ah ! mon Dieu ! je suis mort… Mon frère, vous m’avez perdu.
 
Béralde
 
Quoi ! qu’y a-t-il ?
 
Argan
 
Je n’en puis plus. Je sens déjà que la médecine se venge.
 
Béralde
 
Ma foi, mon frère, vous êtes fou ; et je ne voudrais pas, pour beaucoup de choses, qu’on vous vit faire que ce vous faites. Tatez-vous un peu, je vous prie ; revenez à vous-même, et ne donnez point tant à votre imagination.
 
Argan
 
Vous voyez, mon frère, les étranges maladies dont il m’a menacé.
 
Béralde
 
Le simple homme que vous êtes !
 
Argan
 
Il dit que je deviendrai incurable avant qu’il soit quatre jours.
 
Béralde
 
Et ce qu’il dit, que fait-il à la chose ? Est-ce un oracle qui a parlé ? il semble, à vous entendre, que monsieur Purgon tienne dans ses mains le filet de vos jours, et que, d’autorité suprême, il vous l’allonge et vous le raccourcisse comme il lui plaît. Songez que les principes de votre vie sont en vous-même, et que le courroux de monsieur Purgon est aussi peu capable de vous faire mourir que ses remèdes de vous faire vivre. Voici une aventure, si vous voulez, à vous défaire des médecins, ou, si vous êtes né à ne pouvoir vous en passer, il est aisé d’en avoir un autre avec lequel, mon frère, vous puissiez courir un peu moins de risque.
 
Argan
 
Ah ! mon frère, il sait tout mon tempérament et la manière dont il faut me gouverner.
 
Béralde
 
Il faut vous avouer que vous êtes un homme d’une grande prévention, et que vous voyez les choses avec d’étranges yeux.
 
<div align= « center » > Scène 7 </div> <center>''Toinette, Argan, Béralde''</center>
 
Toinette
 
Monsieur, voilà un médecin qui demande à vous voir.
 
Argan
 
Et quel médecin ?
 
Toinette
 
Un médecin de la médecine.
 
Argan
 
Je te demande qui il est.
 
Toinette
 
Je ne le connais pas, mais il me ressemble comme deux gouttes d’eau ; et, si je n’étais sûre que ma mère était honnête femme, je dirais que ce serait quelque petit frère qu’elle m’aurait donné depuis le trépas de mon père.
 
Argan
 
Fais-le venir.
 
Béralde
 
Vous êtes servi à souhait. Un médecin vous quitte ; un autre se présente.
 
Argan
 
J’ai bien peur que vous ne soyez cause de quelque malheur.
 
Béralde
 
Encore ! Vous en revenez toujours là.
 
Argan
 
Voyez-vous, j’ai sur le cœur toutes ces maladies-là que je ne connais point, ces…
 
<div align= « center » > Scène 8 </div> <center>''Toinette (en médecin), Argan, Béralde''</center>
 
Toinette
 
Monsieur, agréez que je vienne vous rendre visite, et vous offrir mes petits services pour toutes les saignées et les purgations dont vous aurez besoin.
 
Argan
 
Monsieur, je vous suis fort obligé. Par ma foi, voilà Toinette elle-même.
 
Toinette
 
Monsieur, je vous prie de m’excuser : j’ai oublié de donner une commission à mon valet ; je reviens tout à l’heure.
 
Argan
 
Eh ! ne diriez-vous pas que c’est effectivement Toinette ?
 
Béralde
 
Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande ; mais ce n’est pas la première fois qu’on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature.
 
Argan
 
Pour moi j’en suis surpris, et…
 
<div align= « center » > Scène 9 </div> <center>''Toinette, Argan, Béralde''</center>
 
Toinette ''quitte son habit de médecin si promptement qu’il est difficile de croire que ce soit elle qui a paru en médecin.''
 
Que voulez-vous, monsieur ?
 
Argan
 
Comment ?
 
Toinette
 
Ne m’avez-vous pas appelée ?
 
Argan
 
Moi ? non.
 
Toinette
 
Il faut donc que les oreilles m’aient corné.
 
Argan
 
Demeure un peu ici pour voir comme ce médecin te ressemble.
 
Toinette, ''en sortant, dit : ''
 
Oui, vraiment ! J’ai affaire là-bas ; et je l’ai assez vu.
 
Argan
 
Si je ne les voyais tous deux, je croirais que ce n’est qu’un.
 
Béralde
 
J’ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances, et nous en avons vu, de notre temps, où tout le monde s’est trompé.
 
Argan
 
Pour moi, j’aurais été trompé à celle-là ; et j’aurais juré que c’est la même personne.
 
<div align= « center » > Scène 10 </div> <center>''Toinette (en médecin), Argan, Béralde''</center>
 
Toinette
 
Monsieur, je vous demande pardon de tout mon cœur.
 
Argan
 
Cela est admirable.
 
Toinette
 
Vous ne trouverez pas mauvais, s’il vous plaît, la curiosité que j’ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes ; et votre réputation, qui s’étend partout, peut excuser la liberté que j’ai prise.
 
Argan
 
Monsieur, je suis votre serviteur.
 
Toinette
 
Je vois, monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j’aie ?
 
Argan
 
Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-sept ans.
 
Toinette
 
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! j’en ai quatre-vingt-dix.
 
Argan
 
Quatre-vingt-dix !
 
Toinette
 
Oui. Vous voyez en effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.
 
Argan
 
Par ma foi, voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans !
 
Toinette
 
Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper, capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menus fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fièvrotes, à ces vapeurs et à ces migraines. Je veux des maladies d’importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine : c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ; et je voudrais, monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes et l’envie que j’aurais de vous rendre service.
 
Argan
 
Je vous suis obligé, monsieur, des bontés que vous avez pour moi.
 
Toinette
 
Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais ! ce pouls-là fait l’impertinent ; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?
 
Argan
 
Monsieur Purgon.
 
Toinette
 
Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?
 
Argan
 
Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.
 
Toinette
 
Ce sont tous des ignorants. C’est du poumon que vous êtes malade.
 
Argan
 
Du poumon ?
 
Toinette
 
Oui. Que sentez-vous ?
 
Argan
 
Je sens de temps en temps des douleurs de tête.
 
Toinette
 
Justement, le poumon.
 
Argan
 
Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux.
 
Toinette
 
Le poumon.
 
Argan
 
J’ai quelquefois des maux de cœur.
 
Toinette
 
Le poumon.
 
Argan
 
Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.
 
Toinette
 
Le poumon.
 
Argan
 
Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’étaient des coliques.
 
Toinette
 
Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?
 
Argan
 
Oui, monsieur.
 
Toinette
 
Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin.
 
Argan
 
Oui, monsieur.
 
Toinette
 
Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ?
 
Argan
 
Oui, monsieur.
 
Toinette
 
Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?
 
Argan
 
Il m’ordonne du potage.
 
Toinette
 
Ignorant !
 
Argan
 
De la volaille.
 
Toinette
 
Ignorant !
 
Argan
 
Du veau.
 
Toinette
 
Ignorant !
 
Argan
 
Des bouillons.
 
Toinette
 
Ignorant !
 
Argan
 
Des œufs frais.
 
Toinette
 
Ignorant !
 
Argan
 
Et, le soir, de petits pruneaux pour lâcher le ventre.
 
Toinette
 
Ignorant !
 
Argan
 
Et surtout de boire mon vin fort trempé.
 
Toinette
 
Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur, et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande ; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main ; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.
 
Argan
 
Vous m’obligerez beaucoup.
 
Toinette
 
Que diantre faites-vous de ce bras-là ?
 
Argan
 
Comment ?
 
Toinette
 
Voilà un bras que je me ferais couper tout à l’heure, si j’étais que de vous.
 
Argan
 
Et pourquoi ?
 
Toinette
 
Ne voyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ?
 
Argan
 
Oui ; mais j’ai besoin de mon bras.
 
Toinette
 
Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j’étais à votre place.
 
Argan
 
Crever un œil ?
 
Toinette
 
Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt : vous en verrez plus clair de l’œil gauche.
 
Argan
 
Cela n’est pas pressé.
 
Toinette
 
Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt ; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.
 
Argan
 
Pour un homme qui mourut hier ?
 
Toinette
 
Oui : pour aviser et voir ce qu’il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu’au revoir.
 
Argan
 
Vous savez que les malades ne reconduisent point.
 
Béralde
 
Voilà un médecin, vraiment, qui paraît fort habile !
 
Argan
 
Oui ; mais il va un peu bien vite.
 
Béralde
 
Tous les grands médecins sont comme cela.
 
Argan
 
Me couper un bras et me crever un œil, afin que l’autre se porte mieux ! J’aime bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !
 
<div align= « center » > Scène 11 </div> <center>''Toinette, Argan, Béralde''</center>
 
Toinette
 
Allons, allons, je suis votre servante. Je n’ai pas envie de rire.
 
Argan
 
Qu’est ce que c’est ?
 
Toinette
 
Votre médecin, ma foi, qui me voulait tâter le pouls.
 
Argan
 
Voyez un peu, à l’âge de quatre-vingt-dix ans !
 
Béralde
 
Oh, cà ! mon frère, puisque voilà votre monsieur Purgon brouillé avec vous, ne voulez-vous pas bien que je vous parle du parti qui s’offre pour ma nièce ?
 
Argan
 
Non, mon frère : je veux la mettre dans un couvent, puisqu’elle s’est opposée à mes volontés. Je vois bien qu’il y a quelque amourette là-dessous, et j’ai découvert certaine entrevue secrète qu’on ne sait pas que j’ai découverte.
 
Béralde
 
Eh bien, mon frère, quand il y aurait quelque petite inclination, cela serait-il si criminel ? et rien peut-il vous offenser, quand tout ne va qu’à des choses honnêtes, comme le mariage ?
 
Argan
 
Quoi qu’il en soit, mon frère, elle sera religieuse ; c’est une chose résolue.
 
Béralde
 
Vous voulez faire plaisir à quelqu’un.
 
Argan
 
Je vous entends. Vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient au cœur.
 
Béralde
 
Eh bien, oui, mon frère ; puisqu’il faut parler à cœur ouvert, c’est votre femme que je veux dire ; et, non plus que l’entêtement de la médecine, je ne puis vous souffrir l’entêtement où vous êtes pour elle, et voir que vous donniez, tête baissée, dans tous les pièges qu’elle vous tend.
 
Toinette
 
Ah ! monsieur, ne parlez point de madame ; c’est une femme sur laquelle il n’y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime monsieur, qui l’aime… On ne peut pas dire cela.
 
Argan
 
Demandez-lui un peu les caresses qu’elle me fait.
 
Toinette
 
Cela est vrai.
 
Argan
 
L’inquiétude que lui donne ma maladie.
 
Toinette
 
Assurément.
 
Argan
 
Et les soins et les peines qu’elle prend autour de moi.
 
Toinette
 
Il est certain.''À Béralde.'' Voulez vous que je vous convainque et vous fasse voir tout à l’heure comme madame aime monsieur ? ''À Argan.'' Monsieur, souffrez que je lui montre son bec jaune et le tire d’erreur.
 
Argan
 
Comment ?
 
Toinette
 
Madame s’en va revenir. Mettez-vous tout étendu dans cette chaise, et contrefaites le mort. Vous verrez la douleur où elle sera quand je lui dirai la nouvelle.
 
Argan
 
Je le veux bien.
 
Toinette
 
Oui ; mais ne la laissez pas longtemps dans le désespoir, car elle en pourrait bien mourir.
 
Argan
 
Laisse-moi faire.
 
Toinette, ''à Béralde.''
 
Cachez-vous, vous, dans ce coin-là.
 
Argan
 
N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?
 
Toinette
 
Non, non. Quel danger y aurait-il ? Etendez-vous là seulement. ''Bas.'' Il y aura plaisir à confondre votre frère. Voici madame. Tenez-vous bien.
 
<div align= « center » > Scène 12 </div> <center>''Béline, Toinette, Argan, Béralde''</center>
 
Toinette ''s’écrie : ''
 
Ah ! mon Dieu ! Ah ! malheur ! quel étrange accident !
 
Béline
 
Qu’est-ce, Toinette ?
 
Toinette
 
Ah ! madame !
 
Béline
 
Qu’y a-t-il ?
 
Toinette
 
Votre mari est mort.
 
Béline
 
Mon mari est mort ?
 
Toinette
 
Hélas ! oui. Le pauvre défunt est trépassé.
 
Béline
 
Assurément ?
 
Toinette
 
Assurément. Personne ne sait encore cet accident-là, et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.
 
Béline
 
Le Ciel en soi loué ! Me voilà délivrée d’un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t’affliger de cette mort !
 
Toinette
 
Je pensais, madame, qu’il fallût pleurer.
 
Béline
 
Va, va, cela n’en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne, et de quoi servait-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets.
 
Toinette
 
Voilà une belle oraison funèbre.
 
Béline
 
Il faut, Toinette, que tu m’aides à exécuter mon dessein, et tu peux croire qu’en me servant ta récompense est sûre. Puisque, par un bonheur, personne n’est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée jusqu’à ce que j’aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l’argent, dont je veux me saisir, et il n’est pas juste que j’aie passé sons fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette : prenons auparavant toutes ses clefs.
 
Argan, ''se levant brusquement''
 
Doucement !
 
Béline, ''surprise et épouvantée''
 
Aïe
 
Argan
 
Oui, madame ma femme, c’est ainsi que vous m’aimez ?
 
Toinette
 
Ah ! ah ! le défunt n’est pas mort.
 
Argan, ''à Béline qui sort''
 
Je suis bien aise de voir votre amitié et d’avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur qui me rendra sage à l’avenir, et qui m’empêchera de faire bien des choses.
 
Béralde, ''sortant de l’endroit où il s’est caché''
 
Hé bien, mon frère, vous le voyez.
 
Toinette
 
Par ma foi, je n’aurais jamais cru cela. Mais j’entends votre fille ; remettez-vous comme vous étiez et voyons de quelle manière elle recevra votre mort. C’est une chose qu’il n’est pas mauvais d’éprouver ; et puisque vous êtes en train, vous connaîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous.
 
<div align= « center » > Scène 13 </div> <center>''Angélique, Argan, Toinette, Béralde''</center>
 
Toinette ''s’écrie : ''
 
Ô ciel ! ah ! fâcheuse aventure ! Malheureuse journée.
 
Angélique
 
Qu’as-tu, Toinette ? et de quoi pleures-tu ?
 
Toinette
 
Hélas ! j’ai de tristes nouvelles à vous donner.
 
Angélique
 
Eh quoi ?
 
Toinette
 
Votre père est mort.
 
Angélique
 
Mon père est mort, Toinette ?
 
Toinette
 
Oui. Vous le voyez là, il vient de mourir tout à l’heure d’une faiblesse qui lui a pris.
 
Angélique
 
Ô ciel ! quelle infortune ! quelle atteinte cruelle ! Hélas ! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde ; et qu’encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi ! Que deviendrai-je, malheureuse ? et quelle consolation trouver après une si grande perte ?
 
<div align= « center » > Scène 14 </div> <center>''Cléante, Angélique, Argan, Toinette, Béralde''</center>
 
Cléante
 
Qu’avez-vous donc, belle Angélique ? et quel malheur pleurez-vous ?
 
Angélique
 
Hélas ! je pleure tout ce que dans la vie je pouvais perdre de plus cher et de plus précieux : je pleure la mort de mon père.
 
Cléante
 
Ô ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! Hélas ! après la demande que j’avais conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher, par mes respects et par mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.
 
Angélique
 
Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse pour vous témoigner mon ressentiment.
 
Argan ''se lève.''
 
Ah ! ma fille !
 
Angélique, ''épouvantée.''
 
Ahi !
 
Argan
 
Viens. N’aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille ; et je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel.
 
Angélique
 
Ah ! quelle surprise agréable ! Mon père, puisque, par un bonheur extrême, le ciel vous redonne à mes vœux, souffrez qu’ici je me jette à vos pieds, pour vous supplier d’une chose. Si vous n’êtes pas favorable au penchant de mon cœur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure au moins de ne me point forcer d’en épouser un autre. C’est toute la grâce que je vous demande.
 
Cléante ''se jette à genou.''
 
Eh ! monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes, et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d’une si belle inclination.
 
Béralde
 
Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ?
 
Toinette
 
Monsieur, serez-vous insensible à tant d’amour ?
 
Argan
 
Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage. ''À Cléante.'' Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.
 
Cléante
 
Très volontiers, monsieur. S’il ne tient qu’à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même si vous voulez. Ce n’est pas une affaire que cela, et je ferais bien d’autres choses pour obtenir la belle Angélique.
 
Béralde
 
Mais, mon frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d’avoir en vous tout ce qu’il vous faut.
 
Toinette
 
Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n’y a point de maladie si osée que de se jouer à la personne d’un médecin.
 
Argan
 
Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi. Est-ce que je suis en âge d’étudier ?
 
Béralde
 
Bon, étudier ! Vous êtes assez savant ; et il y en a beaucoup parmi eux qui ne sont pas plus habiles que vous.
 
Argan
 
Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies et les remèdes qu’il y faut faire.
 
Béralde
 
En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela ; et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.
 
Argan
 
Quoi ! l’on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?
 
Béralde
 
Oui. L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison.
 
Toinette
 
Tenez, monsieur, quand il n’y aurait que votre barbe, c’est déjà beaucoup ; et la barbe fait plus de la moitié d’un médecin.
 
Cléante
 
En tout cas, je suis prêt à tout.
 
Béralde
 
Voulez-vous que l’affaire se fasse tout à l’heure ?
 
Argan
 
Comment, tout à l’heure ?
 
Béralde
 
Oui, et dans votre maison.
 
Argan
 
Dans ma maison ?
 
Béralde
 
Oui. Je connais une Faculté de mes amies, qui viendra tout à l’heure en faire la cérémonie dans votre salle. Cela ne vous coûtera rien.
 
Argan
 
Mais moi, que dire ? que répondre ?
 
Béralde
 
On vous instruira en deux mots, et l’on vous donnera par écrit ce que vous devez dire. Allez-vous-en vous mettre en habit décent. Je vais les envoyer quérir.
 
Argan
 
Allons, voyons cela.
 
Cléante
 
Que voulez-vous dire ? et qu’entendez-vous avec cette Faculté de vos amies ?
 
Toinette
 
Quel est votre dessein ?
 
Béralde
 
De vous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d’un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.
 
Angélique
 
Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.
 
Béralde
 
Mais, ma nièce, ce n’est pas tant le jouer que s’accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses.
 
Cléante, ''à Angélique.''
 
Y consentez-vous ?
 
Angélique
 
Oui, puisque mon oncle nous conduit.
 
<center> TROISIÈME INTERMÈDE </center>
 
''C’est une cérémonie burlesque d’un homme qu’on fait médecin, en récit, chant et danse. Plusieurs tapissiers viennent préparer la salle, et placer les bancs en cadence. Ensuite de quoi, toute l’assemblée, composée de huit porte-seringues, six apothicaires, vingt-deux docteurs, celui qui se fait recevoir médecin, huit chirurgiens dansants et deux chantants, entre et chacun prend ses places selon son rang.''
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
Praeses
 
Sçavantissimi doctores,
Medicinae professores,
Qui hic assemblati estis ;
Et vos, altri messiores,
Sententiarum Facultatis
Fideles executores,
Chirurgiani et apothicari,
Atque tota compania aussi,
Salus, honor et argentum,
Atque bonum appetitum.
Non possum, docti confreri,
En moi satis admirari
Qualis bona inventio
Est medici professio ;
Quam bella chosa est et bene trovata,
Medicina illa benedicta,
Quae, suo nomine solo,
Surprenanti miraculo,
Depuis si longo tempore,
Facit à gogo vivere
Tant de gens omni genere.
Per totam terram videmus,
Grandam vogam ubi sumus ;
Et quod grandes et petiti
Sunt de nobis infatuti.
Totus mundus, currens ad nostros remedios
Nos regardat sicut deos ;
Et nostris ordonnanciis
Principes et reges soumissos videtis.
Donque il est nostrae sapientiae,
Boni sensus atque prudentiae,
De fortement travaillare
À nos bene conservare
In tali credito, voga, et honore ;
Et prendere gardam a non recevere
In nostro docto corpore
Quam personas capabiles,
Et totas dignas remplire
Has plaças honorabiles.
C’est pour cela que nunc convocati estis,
Et credo quod trovabitis
Dignam matieram medici
In sçavanti homine que voici ;
Lequel, in chosis omnibus,
Dono ad interrogandum,
Et à fond examinandum
Vostris capacitatibus.
 
Primus doctor
 
Si mihi licentiam dat dominus praeses,
Et tanti docti doctores
Et assistantes illustres
Très sçavanti bacheliero,
Quem estimo et honoro,
Demandabo causam et rationem quare
Opium facit dormire.
 
Bachelierus
 
Mihi a docto doctore
Demandatur causam et rationem quare
Opium facit dormire.
À quoi respondeo,
Quia est in eo
Vertus dormitiva,
Cujus est natura
Sensus assoupire.
 
Chorus
 
Bene, bene, bene, bene respondere.
Dignus, dignus est intrare
In nostro docto corpore.
Bene, bene respondere.
 
Secundus doctor
 
Cum permissione domini praesidis,
Doctissimae Facultatis,
Et totius his nostris actis
Companiae assistantis,
Demandabo tibi, docte bacheliere,
Quae sunt remedia
(Tam in homine quam in muliere)
Quae, in maladia
Dite hydropisia,
(In malo caduco, apoplexia, convulsione et paralysia)
Convenit facere.
 
Bachelierus
 
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
 
Chorus
 
Bene, bene, bene, bene respondere.
Dignus, dignus est intrare
In nostro docto corpore.
 
Tertius doctor
 
Si bonum semblatur domino praesidi
Doctissimae Facultati,
Et companiae ecoutanti,
Demandabo tibi, docte bacheliere,
Quae remedia eticis,
Pulmonicis atque asthmaticis,
Trovas à propos facere.
 
Bachelierus
 
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
 
Chorus
 
Bene, bene, bene, bene respondere.
Dignus, dignus est intrare
In nostro docto corpore.
 
Quartus doctor
 
Super illas maladias
Dominus bachelierus dixit maravillas ;
Mais, si non ennuyo doctissimam facultatem
Et totam companiam honorabilem,
Tam corporaliter quam mentaliter hic praesentem,
Faciam illi unam quaestionem :
De hiero maladus unus
Tombavit in meas manus,
Homo qualitatis dives comme un Crésus.
Habet grandam fievram cum redoublamentis,
Grandam dolorem capitis,
Cum troublatione spiriti et laxamento ventris ;
Grandum insuper malum au côté,
Cum granda difficultate
Et pena a respirare :
Veuillas mihi dire,
Docte bacheliere,
Quid illi facere.
 
Bachelierus
 
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
 
Chorus
 
Bene, bene, bene, bene respondere.
Dignus dignus est intrare
In nostro docto corpore.
 
Quintus doctor
 
Mais, si maladia
Opiniatria
Non vult se guarire,
Quid illi facere ?
 
Bachelierus
 
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare,
Reseignare, repurgare, et reclysterizare.
 
Chorus
 
Bene, bene, bene, bene respondere.
Dignus, dignus est intrare
In nostro docto corpore.
 
Praeses
 
Juras gardare statuta
Per Facultatem praescripta,
Cum sensu et jugeamento ?
 
Bachelierus
 
Juro.
 
Praeses
 
Essere in omnibus
Consultationibus
Ancieni aviso,
Aut bono,
Aut mauvaiso !
 
Bachelierus
 
Juro.
 
Praeses
 
De non jamais te servire
De remediis aucunis,
Quam de ceux seulement almae Facultatis,
Maladus dût-il crevare,
Et mori de suo malo ?
 
Bachelierus
 
Juro.
 
Praeses
 
Ego, cum isto boneto
Venerabili et docto,
Dono tibi et concedo
Virtutem et puissanciam
Medicandi,
Purgandi,
Saignandi,
Perçandi,
Taillandi,
Coupandi,
Et occidendi
Impune per totam terram.
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center>
 
''Tous les chirurgiens et apothicaires viennent lui faire la révérence en cadence.''
 
Bachelierus
 
Grandes doctores doctrinae
De la rhubarbe et du sené,
Ce serait sans douta à moi chosa folla,
Inepta et ridicula,
Si j’alloibam m’engageare
Vobis louangeas donare,
Et entreprenoibam ajoutare
Des lumieras au soleillo.
Des etoilas au cielo,
Des flammas à l’inferno,
Des ondas à l’oceano,
Et des rosas au printano,
Agreate qu’avec uno moto,
Pro toto remercimento,
Rendam gratias corpori tam docto.
Vobis, vobis debeo
Bien plus qu’à naturae et qu’à patri meo :
Natura et pater meus
Hominem me habent factum ;
Mais vos me (ce qui est bien plus)
Avetis factum medicum :
Honor, favor et gratia,
Qui, in hoc corde que voilà,
Imprimant ressentimenta
Qui dureront in secula.
 
Chorus
 
Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
Novus doctor, qui tam bene parlat !
Mille, mille annis, et manget et bibat,
Et seignet et tuat !
 
<center>'''Entrée de ballet'''</center> ''Tous les chirurgiens et les apothicaires dansent au son des intruments et des voix, et des battements de mains, et des mortiers d’apothicaires.''
 
Chirurgus
 
Puisse-t-il voir doctas
Suas ordonnancias,
Omnium chirurgorum
Et apothicarum
Remplire boutiquas !
 
Chorus
 
Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
Novus doctor, qui tam bene parlat !
Mille, mille annis, et manget et bibat,
Et seignet et tuat !
 
Chirurgus
 
Puissent toti anni
Lui essere boni
Et favorabiles,
Et n’habere jamais
Quam pestas, verolas,
Fievras, pluresias,
Pluxus de sang, et dysenterias !
 
Chorus
 
Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
Novus doctor, qui tam bene parlat !
Mille, mille annis, et manget et bibat,
Et seignet et tuat !
 
{{:Le Malade imaginaire/Prologue}}
<center>'''Dernière entrée de ballet'''</center>
{{:Le Malade imaginaire/Acte I}}
{{:Le Malade imaginaire/1er intermède}}
{{:Le Malade imaginaire/Acte II}}
{{:Le Malade imaginaire/2nd intermède}}
{{:Le Malade imaginaire/Acte III}}
{{:Le Malade imaginaire/3ème intermède}}
 
''Des médecins, des chirurgiens et des apothicaires qui sortent tous, selon leur rang, en cérémonie, comme ils sont entrés.''
 
{{ThéâtreFin}}
</poem>