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{{journal|Journées de voyage en Syrie|[[Eugène-Melchior de Vogüé]]|[[Revue des Deux Mondes]] T. 8, 1875}}
 
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III. Jérusalem - Juifs, musulmans et chrétiens. <ref> Voyez la ''Revue'' du 15 janvier et du 1er février. </ref>
 
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Nos matinées se passent à courir avec le bon frère Liévin, le guide-né du pèlerin. Cet humble frère convers du couvent latin
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étudie avec passion depuis vingt ans chaque recoin de la ville sainte, et s’est fait une érudition archéologique du meilleur aloi qu’il met libéralement au service de tous. Le soir, nous profitons de l’affable hospitalité du consul de France et des relations qu’il nous a bien vite créées avec les patriarches des différens rites, avec tout ce que la petite société hiérosolymitaine compte d’éminent et d’original. Dans ce monde à part, l’étude des hommes complète celle des lieux et apporte son contingent précieux d’informations et de lumières. Je trouve à grand’peine quelques heures de la veillée pour rassembler ces notes; s’il était besoin d’en excuser les lacunes, je devrais avouer quelle rêverie me faisait les interrompre, quand la splendeur des nuits de Syrie m’attirait à ma fenêtre, et m’y retenait par la séduction d’un mensonge propre aux villes arabes. Sur les terrasses plates de toutes ces maisons blanches, la lumière lunaire produit un singulier effet; on dirait d’une épaisse couche de neige tombée dans la ville orientale. Sur toutes ces toitures horizontales qui s’étagent au-dessous de moi contre les flancs du mont Sion, la pierre passée au lait de chaux blanchit comme un tapis de frimas, émergeant dans la clarté du sein des ombres environnantes. En face, de l’autre côté de la rue, la tour de David se dresse sur ses énormes assises, reliant tout le massif de fortifications de la porte de Jaffa et des remparts. Les blocs à bossages rugueux, éclaboussés par la lumière rasante, les créneaux, accusés par une couronne de paillettes comme une légère touche de givre, complètent l’illusion, — illusion si frappante qu’elle me reporte soudain à ces jours, déjà lointains et présens encore, passés dans la dure hospitalité de l’ennemi, quand, durant les longues nuits de décembre, au milieu des toits ployant sous la neige, l’insomnie nous poussait à nos fenêtres, tout pleins de l’inquiétude de ceux qui vivaient ou mouraient loin de nous. Ces remparts, ces créneaux, ces fossés, n’est-ce pas la forte citadelle qui baigne ses pieds dans l’Elbe, et la muraille saxonne avec son glacis de givre derrière laquelle grelottent nos pauvres compagnons captifs? Il ne faut rien moins, pour rompre le sortilège, que ce palmier qui se dresse au-dessus des réservoirs d’Ézéchias. Aussi bien ce silence de mort et cette nuit recueillie n’appartiennent qu’à la veuve de Sion. Tandis que dans nos villes les rues populeuses s’emplissent du bruit sourd des voitures et des clameurs douteuses de la nuit, aucun souffle ne trouble le sommeil éternel de Jérusalem, aucun pied n’ébranle ce pavé muet, — tout au plus, de loin en loin, l’aboi d’un chien ou le clairon insolent d’une caserne turque; les croisés ne sont plus campés sur les collines d’alentour pour lui donner la réplique « à grand vacarme de timbales et de nacaires. »
 
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Nos premières explorations ont naturellement pour but le Saint-Sépulcre, cœur et raison d’être de la Jérusalem chrétienne, qui se serre autour de la vieille église franque comme la ville musulmane autour de la mosquée d’Omar. Le vaste temple est resté, comme nos cathédrales du moyen âge, une maison commune où la vie religieuse et la vie profane ont leur place; enserré par une triple enceinte de couvens, tantôt il les pénètre de ses chapelles ramifiées, tantôt il se laisse pénétrer par leurs sacristies, leurs cellules, leurs communs. Un système compliqué de couloirs, de dégagemens, d’escaliers, de portes, enchevêtre les habitations monacales à la maison de Dieu; les chapelles creusées dans le roc, les chambres des custodes, les divans des gardiens turcs, les dépôts d’huile et de cierges, tout se coudoie dans ce monde de pierre, où Quasimodo aurait pu élever une famille; on comprend les saints personnages qui ont passé vingt et trente années sans sortir de ces murs.
 
Entrons-y donc un peu au hasard, cherchant les scènes pittoresques, les contrastes douloureux ou touchans dont il est sans cesse le théâtre, les émotions intimes qu’on ne saurait traduire sans en méconnaître la profondeur. En franchissant le seuil du parvis, on se trouve dans le divan des portiers musulmans : triste et nécessaire vestibule de la maison chrétienne. La garde en est confiée à une famille chez qui cette charge est héréditaire; trois ou quatre Turcs, de mine assez débonnaire et dont la grave indolence peut passer pour du respect, fument leurs tchibouqs, accroupis sur des nattes. On passe, et les premières figures qu’on rencontre annoncent la Babel chrétienne. Tous les types des races humaines se croisent ici, tous les costumes du globe s’y mêlent, toutes les langues y retentissent, tous les rites y déploient leurs cérémonies. Catholiques, Grecs, Arméniens, Coptes, Abyssins, ont leurs autels séparés; les sanctuaires les plus vénérés sont communs à tous, mais chacun n’y peut officier qu’à son heure, rigoureusement déterminée par des règlemens anciens. La foule se presse surtout à la porte de l’édicule qui renferme le tombeau; trois visiteurs seulement peuvent y tenir ensemble, fort gênés par le caloyer de garde, qui fait une grosse recette en vendant des cierges : ce remuant personnage tourmente sans relâche, pour les faire sortir, les pèlerins qui nuisent à son commerce en s’attardant dans une méditation trop prolongée. Une femme fellah attend son tour, assise sur les marches en allaitant son enfant; un Albanais prend patience en mordant à belles dents dans son pain; un Circassien prosterné sur le pavé le frappe bruyamment du front; les cordeliers traînent leur robe de bure; les papas orthodoxes s’agitent, nombreux, loquaces et affairés. Une même pensée sort de tous ces cœurs et de toutes
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ces lèvres, traduite en vingt idiomes, formulée en autant de symboles différens.
 
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La meilleure place, pour voir se dérouler ces curieuses scènes, est dans les galeries supérieures de la rotonde, qui communiquent avec le couvent latin et servent de promenoir aux moines ; les cordeliers espagnols y ont appendu les portraits de plusieurs de leurs rois. J’y trouve un Philippe II, mauvaise copie de la célèbre toile
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de Velasquez. Partout où le catholicisme pénètre, son jaloux protecteur le suit et s’installe en maître; il n’a garde de manquer à ce rendez-vous du monde chrétien; il quitterait plutôt son cher Escurial. Le voilà, livide et l’œil atone, dans son rigoureux costume de deuil,
 
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Nos promenades dans les sanctuaires et dans les ruines nous apprennent la ville du passé; nos visites à leurs habitans nous
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initient à la Jérusalem actuelle. Une des plus curieuses a été celle que nous avons faite hier au patriarche des Arméniens grégoriens, établi sur le mont Sion, à l’ancienne église de Saint-Jacques-le-Majeur, qui appartient aujourd’hui à sa communauté. Un couvent spacieux et bien construit, une école comme on en trouverait peu dans le reste de la Turquie, pourvue de cartes, de livres européens, de collections et d’instrumens de physique, une imprimerie enfin, attestent que cette petite communauté laborieuse et intelligente représente, ici comme dans tout l’empire, une bonne part du mouvement intellectuel. Arrêtés devant les presses, maniées par d’adroits ouvriers qui impriment les Évangiles en arménien, nous ne pouvons nous défendre d’une certaine admiration : la pensée orientale, saisie de l’arme merveilleuse de notre civilisation, s’incarne sur les feuilles humides en caractères bizarres, dans une langue mystérieuse.
 
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Le patriarche de Jérusalem est un homme tout jeune encore, d’une stature de géant, d’une physionomie noble et intelligente. Il a été, le croirait-on? étudiant en droit à Paris, où il a appris la photographie, qu’il pratique avec succès. Rendu à la vie orientale, il en a retrouvé avec les grandeurs les plus sombres embûches. A la suite d’une cabale formée contre lui, on a tenté par deux fois de l’empoisonner; sauvé par sa robuste constitution, il a fait jeter les coupables dans un ''in-pace'', mais il n’ose plus manger que des mets
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préparés de la main de sa sœur. Singulière destinée en vérité que celle de ce pontife, commencée au pays latin et finissant sous la mitre dans un drame des ''Mille et une Nuits''!
 
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Ces découvertes sont dues à Mme la princesse de La Tour d’Auvergne, qui a bâti sur la sainte montagne tout un petit centre religieux et français. Le ''Pater'', élégant monument sur le modèle du Campo-Santo de Pise, un couvent de carmélites, d’autres constructions encore inachevées entourent le chalet où elle habite. La princesse nous y retient et veut bien se mettre au piano pour nous faire l’aumône de ce dont nous sommes sevrés depuis si longtemps, d’un peu de musique. Tandis que les pensées chantantes de Mozart et de Schubert emplissent la petite maison, je m’assieds à la fenêtre et ne peux détacher mes yeux du spectacle sans pareil qui se déroule devant moi. Il faudrait écrire avec les larmes des prophètes pour peindre tant de beauté dans tant de désolation. D’un côté Jérusalem tout entière, descendant des hauteurs de Sion dans les profondeurs de la vallée de Josaphat, et au premier plan de la ville la majestueuse mosquée d’Omar, exhaussée sur le mont Moriah, piédestal taillé pour le temple le plus auguste du monde; de l’autre, les horizons funèbres et solennels dont j’ai parlé dans mes courses antérieures, la vallée du Jourdain, les montagnes de Judée et de Moab enserrant la Mer-Morte. Suivant les heures du jour, des gammes de couleurs éclatantes ou douces, des dégradations de plans, des oppositions d’ombre et de lumière animent ces sombres et mornes paysages. Quand vient le soir, qui pourrait rendre avec quelques pâles gouttes d’encre le bleu lointain et charmant des
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monts d’Arabie, l’or rose des collines prochaines d’Engaddi et de Jéricho, l’opale du ciel, les ténèbres descendant dans les gorges, les nuances fluides et douteuses des brumes qui montent de l’eau morte, luisante et lourde comme un miroir de plomb? Et quand on aurait fixé ces insaisissables splendeurs, qui en dirait le silence, l’immobilité, la majesté souveraine et désolée?
 
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En rentrant dans la ville, que nous avons laissée ce matin calme et morte comme à son ordinaire, nous la trouvons tout émue et frémissante de nouvelles agitations religieuses. Un firman apporté de Constantinople a annoncé au patriarche grec, Mgr Cyrille, sa
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destitution, son rappel et son remplacement provisoire par l’évêque de Gaza. Un drogman du pacha est venu chercher le vieux pontife au couvent et lui a intimé l’ordre de le suivre. La nouvelle s’est répandue avec la rapidité de la foudre dans le quartier chrétien, qui a pris la physionomie des jours d’émeute. Les cloches sonnent le tocsin à toutes volées; adversaires et partisans du prélat frappé emplissent les rues de leurs cris de joie ou de leurs imprécations. Des patrouilles de soldats turcs parcourent la ville, bivouaquent les armes en faisceaux dans la rue du Saint-Sépulcre et du patriarcat, dispersent les groupes, font fermer les boutiques et menacent les séditieux de leurs baïonnettes. Il ne tient qu’à moi de me croire surpris par une de nos émeutes parisiennes sur nos boulevards militairement occupés; mais ici ce ne sont pas des griefs politiques qui poussent le peuple dans la rue : les passions religieuses sont seules assez violentes pour faire oublier au raïa la terreur qu’il a de son maître. C’est bien plutôt dans une de nos villes du XVIe siècle, dans Privas ou La Rochelle un jour de sédition huguenote, que je me crois reporté. Ces ruelles tortueuses, ces vieilles maisons ramassées à l’ombre des églises et des cloîtres, ces prêtres conduisant ou retenant la foule, ces cloches sacrilèges soufflant la colère, ces figures et ces costumes d’un autre temps, tout ici est le commentaire vivant d’un épisode de nos guerres de religion.
 
Quant aux causes qui ont amené cette effervescence, elles appelleraient une longue et intéressante étude qui sortirait malheureusement du cadre de ces souvenirs. Cet incident n’est pas isolé et se rattache à tout un ensemble de faits d’une haute portée religieuse en attendant qu’elle devienne politique. Le monde chrétien d’Orient, comme celui d’Occident, entre dans une phase particulariste très marquée, où les églises d’une même communion, mais de provinces et de nationalités différentes, tendent de plus en plus à accuser leur individualité, à se détacher du faisceau commun, et à répudier l’autorité centrale pour vivre de leur vie propre. Pour mesurer la force et la ténacité de ce mouvement, il faut savoir qu’au lieu d’être, comme chez nous, la subordonnée de l’état politique, l’église est en Orient la seule représentation actuelle, le seul vêtement avouable, pour ainsi dire, des nationalités soumises, le seul lien officiel qui rattache et perpétue, pour des races géographiquement et politiquement disparues, l’ensemble des traditions et des espérances patriotiques. Il suit de là que le travail latent de ces nationalités et leurs aspirations, qui ne sont un mystère pour personne, doivent avoir leur expression première dans les choses religieuses. C’est ce qui arrive aujourd’hui. Le vieil édifice de l’église grecque orthodoxe, pour ne parler que de celui-là, est profondément ébranlé. Au nord, les Bulgares l’ont délibérément quitté, et ont consommé
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le schisme en se donnant un clergé et des temples séparés. Au midi, les populations gréco-arabes des patriarcats d’Antioche et de Jérusalem, sans aller aussi loin que les races slaves, commencent à supporter impatiemment la domination du clergé hellène, et à attaquer la clé de voûte, l’autorité branlante du Phanar. La scission s’accuse chaque jour entre les fidèles arabes, qui n’entendent pas un mot à la langue liturgique, et le haut clergé venu de Constantinople, les moines de race hellène qui détiennent les immenses richesses des couvens de par l’autorité pontificale et défendent celle-ci en conséquence. Le patriarche Cyrille a eu le tort, aux yeux de ces derniers, de s’associer dans une certaine mesure à l’esprit de ses ouailles et de le porter sur un autre terrain, au synode convoqué à Constantinople lors du schisme bulgare, où il plaida seul la thèse conciliatrice et se prononça contre l’anathème. De là l’indignation du Phanar, qui a demandé à la Porte la destitution du prélat suspect, et l’a obtenue. — On comprend maintenant l’abattement et la colère du peuple en se voyant arracher son pasteur, la joie des caloyers et des archimandrites qui le remplacent par un des leurs : elle se manifeste par des cris, des insultes, des cantiques d’actions de grâce et des carillons de fête. Ce soir, le clergé grec a illuminé la croix de la coupole en signe de réjouissance : triste spectacle d’anarchie religieuse et d’intérêts purement humains déchaînés au nom du Christ contre la paix de son tombeau.
 
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Nous avons passé cette journée dans les sépulcres. Cette ville groupée autour d’un tombeau est véritablement la capitale de la mort; elle se vautre en souveraine dans la banlieue de Jérusalem, où la bêche du fossoyeur remplace la charrue absente. Les tombes
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s’y pressent sans ordre, celles d’aujourd’hui coudoyant celles d’autrefois; les sépultures humiliées des Juifs, enfouies çà et là sous des morceaux de pierre de rebut, se consolent â l’ombre des monumens des ancêtres, riches de souvenirs nationaux et d’enseignemens historiques.
 
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En tournant l’angle nord-est de la muraille, nous arrivons à la porte Saint-Etienne. Devant le poste de soldats qui la garde, nous rencontrons une scène amusante, fantaisie de Callot encadrée dans
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ce paysage sinistre. On sait que la charité est la vertu musulmane par excellence : dans tous les édifices publics, mosquées, casernes, de fréquentes et abondantes distributions sont faites aux pauvres gens. Ici les soldats les ont organisées d’une façon originale : la marmite est installée sur une terrasse soutenue par un mur de trois à quatre mètres; au pied de ce mur, une foule de mendians, de lépreux, de malingreux de toute sorte, agrémentés de loques et d’infirmités indescriptibles, se ruent à l’assaut de la terrasse, leurs écuelles à la main, se font la courte échelle et tâchent de grimper aux pierres. Le distributeur de soupe, n’arrivant pas à la verser à même dans chaque plat, la laisse majestueusement tomber en cascade d’une large cuiller; la pluie jaunâtre et bouillante coule un peu dans les écuelles, beaucoup sur les têtes et les vêtemens des gueux, qui reçoivent avec délices ce bienheureux déluge. De temps en temps un corps dégringole de la grappe accrochée au mur, et sa chute occasionne les bousculades, les bris d’écuelles, les horions les plus réjouissans.
 
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Nous passons devant Siloë, hameau de troglodytes adossé à la montagne, à l’extrémité du ravin où le Cédron se dérobe par un coude sur la gauche; quelques murs de pierres sèches, bouchant les entrées des cavernes funéraires, ont transformé les hypogées en maisons ; des mendians en sortent comme des ombres et nous poursuivent de leurs demandes de ''bakchich'' dans la gorge d’Hinnôm et jusqu’au mont du Mauvais-Conseil. C’est là que Judas vint se pendre après l’accomplissement de sa trahison. A mi-côte de cette colline se trouve l’Haceldama, le champ du sang ou du potier, que les Arabes appellent encore de son nom sémitique, Hakk-el-Dama. Une tradition ininterrompue et très autorisée place en ce lieu le terrain acheté par Kaïphe avec les trente sicles, prix du sang innocent, et destiné à la sépulture des étrangers. Chose singulière, l’histoire a exécuté avec une fidélité scrupuleuse l’arrêté du sanhédrin. Quand nos croisés assiégèrent Jérusalem, ils firent du champ réprouvé leur
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cimetière, qu’ils appelèrent le « Charnier de Chaudemar. » Il reste de leurs constructions un édifice carré sous un toit en terrasse; entre les quatre murs, un déblai, pratiqué dans le sol sur une profondeur de plusieurs mètres, renferme encore un monceau d’ossemens : c’est le « pourrissoir, » comme disaient énergiquement nos pères, qui garde peut-être les reliques des compagnons de Godefroy et d’Amaury. On y descendait les corps par une ouverture pratiquée dans le toit. Quand le bon frère Faber, le pèlerin de Nuremberg, après avoir rapidement visité les tombeaux d’Israël, « parce qu’il n’y avait là aucune indulgence à gagner, » vint à l’Haceldama, il vit par le soupirail, au milieu des os desséchés, cinq cadavres récens. Il se mit à lire ses heures sur les cinq inconnus, « en souhaitant de tous ses vœux d’être enseveli là avec ses frères. » — Avant de quitter le champ du potier, il en prend texte pour nous rapporter la curieuse histoire des trente deniers, que je traduis, et qu’on lira sans doute avec édification.
 
« Pour ce qui est des trente deniers, j’en ai lu certaine longue et verbeuse histoire, où il est dit que Tharé, père d’Abraham, les frappa sur l’ordre du roi Ninus, avec d’autres du même coin. Abraham, les ayant reçus, les apporta en ce pays, d’où ils passèrent à Ismaël dans sa part de succession, sans jamais se séparer les uns des autres. Les Ismaélites les donnèrent aux fils de Jacob pour prix de Joseph leur frère, quand ceux-ci le vendirent ; les frères cependant les portèrent en Egypte, où ils les échangèrent contre du froment. Et d’Egypte ils passèrent dans le pays de Saba pour des marchandises. La reine de Saba les offrit, entre autres munificences, à Salomon, qui les plaça dans le trésor du temple de Dieu. Nabuchodonosor les en tira avec le reste des richesses du temple et les envoya en présent à Godolias, par qui ils arrivèrent dans le royaume de Nubie. Cependant le Seigneur étant né à Bethléem, Melchior, roi de Nubie, les offrit à notre dit Seigneur; la benoîte Vierge et Joseph, fuyant avec l’enfant, les perdirent dans le désert, où un berger les trouva et les garda trente ans. Ledit berger, ayant ouï la renommée des miracles du seigneur Jésus, vint, étant infirme, à Jérusalem ; comme la santé lui fut rendue, il porta tous les trente à notre dit seigneur Jésus. Lui, ne voulant pas les recevoir, les donna aux prêtres du temple, qui les mirent dans la Corbone. Judas cependant ayant vendu le Seigneur, ils les lui livrèrent; quand, poussé par le remords, il les jeta dans le temple, les prêtres les recueillirent et en achetèrent ce champ. Après ce marché, ils furent dispersés dans tout l’univers; j’en vis un à Rhodes, dont Jehan Tucher de Nuremberg prit l’empreinte ; il en fit un modèle en plomb et en fondit de pareils en argent, qu’il distribua à ses
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amis. En l’an 1485, comme nous étions assemblés à Nuremberg pour tenir le chapitre provincial, ledit personnage donna à chaque frère un de ses deniers. Il y en a autant que de clous à la croix, et sur l’une des faces on voit une figure d’homme, et sur l’autre est un lis. Il y avait bien une légende, mais on ne peut plus la voir. »
 
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Tandis que nous nous livrons à ces réflexions philosophiques en remontant à la porte de Jaffa, nous sommes brusquement interpellés par un petit vieillard à costume oriental, coiffé d’un volumineux turban blanc qu’il enlève tout d’une pièce : ce personnage nous salue d’une harangue que je renonce à reproduire et qui débute ainsi : ''Il me rincresche de n’esser pus à mon poste per accoglir vos échélenzes''... Nous reconnaissons à ce langage le légendaire M. Damiani, notre agent consulaire à Ramleh, le dernier agent à turban que la France ait gardé dans ce pays. Les Damiani ont d’illustres archives : ils ont hébergé tout le siècle; voyageurs, poètes et soldats, tous les hommes d’action et de pensée que cette terre attire d’un invincible aimant, se sont assis à leur table. Le père du titulaire actuel a reçu Bonaparte et Chateaubriand; notre interlocuteur a été l’hôte de Lamartine, d’Ibrahim, de tant d’autres, mais il est plus fier encore d’être à Ramleh ''consoul de toutes les potences'', et prend fort au sérieux sa dignité. Dernièrement, lors du passage de l’escadre à Jaffa, il s’est rendu à bord du vaisseau amiral pour demander les cinq coups de canon qui lui étaient dus réglementairement; tandis qu’on lui servait la salve en question, Damiani se levait gravement après chaque coup dans le canot qui le ramenait à terre, et saluait
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en ôtant des deux mains son turban pyramidal. Au demeurant c’est le meilleur homme du monde et le dernier débris, intéressant pour l’archéologue, de tout un passé pittoresque, politique et administratif déjà lointain, du Levant tel que l’ont connu et décrit nos pères. Aujourd’hui le chapeau et l’habit noir ont remplacé le turban et le caftan chez tout ce qui représente de près ou de loin la grande machine européenne; le bureaucrate s’est substitué au patriarche dans le sélamlik transformé en comptoir, le papier timbré de l’huissier a fait regretter aux pauvres diables le courbache du janissaire : la bonne gestion des aifaires et le prestige occidental ont-ils gagné ce que la couleur locale a perdu à cette métamorphose? Je laisse à de plus compétens le soin d’établir la balance.
 
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Nous avons consacré ces derniers jours à l’étude du Haram-ech-Chérif, le « sanctuaire auguste, » l’enceinte qui a contenu le temple de Jéhovah et qui rassemble aujourd’hui les monumens musulmans; le principal d’entre eux, la mosquée d’Omar, est le chef-d’œuvre le plus accompli de l’art arabe. On pénètre dans le Haram par la porte occidentale dite Bab-el-Moghreby, la porte des Maugrabins. Sous la voûte et devant la fontaine, décorées avec la fantaisie exquise du goût moresque, veillaient encore il y a dix ans des noirs féroces, le sabre au poing, prêts à faire tomber la tête du giaour qui eût osé franchir le seuil sacré sans un firman rarement obtenu. Aujourd’hui les nègres ont disparu, les imans gardiens du sanctuaire se sont apprivoisés devant l’affluence croissante des Européens et l’éloquence irrésistible des ''bakchichs'' qui pleuvent de leurs mains. Cette porte franchie, on se trouve dans le Haram, cité sainte dans la cité commune dont elle occupe presqu’un quart en superficie. C’est le sommet du mont Moriah, aplani au nord par des nivellemens, prolongé au sud par des remblais; les travaux gigantesques des rois de Juda en ont fait une plate-forme d’environ 500 mètres de long sur 300 de large. Ce quadrilatère est renfermé dans une enceinte de murailles antiques, continuée au sud et à l’est par le mur même de la ville et se rattachant au nord à la tour Antonia, la vieille citadelle romaine. Au milieu de cette esplanade, une seconde plate-forme entièrement dallée en marbre supporte la mosquée du calife Omar, qui occupe l’emplacement précis du temple d’Israël, et se détache avec une majesté incomparable sur ce piédestal, visible de tous les points de l’horizon de Jérusalem. Au sud du monument, la mosquée El-Aksa, l’ancienne basilique de Justinien, s’appuie au mur d’enceinte. Des restes de portes antiques, aujourd’hui murées, sont encastrés sur divers points; une foule d’édicules auxquels se rattachent mille
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superstitions musulmanes, fontaines, mimbers, chapelles aux grêles colonnettes supportant un dôme ovoïde en forme de mitre cannelée, sont semés au hasard dans le Haram. Sur tout le pourtour de cette vaste esplanade, là où un peu de terre végétale s’est amassée sur le roc primitif, des oliviers, des cyprès, un maigre gazon, offrent une promenade solitaire aux méditations des croyans péripatéticiens. Des quodjahs y traînent leurs babouches avec la gravité contemplative de l’Oriental, recueilli en ne pensant à rien; des soldats montent la garde au pied de la tour Antonia et sur les terrasses des remparts; la barbe et le turban blanc d’un vieux Turc faisant ses ablutions à la fontaine, d’où s’envolent les colombes effarouchées, papillotent entre le feuillage sombre des cyprès. Le plus souvent aucun bruit, aucun mouvement humain ne viennent troubler le silence et la solitude du plateau sacré.
 
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La mosquée El-Aksa, bien que fort curieuse pour l’archéologue, mérite moins d’arrêter le visiteur; le hasard nous y fait pourtant rencontrer un sujet d’observations d’un haut intérêt. Toute grande mosquée est encore aujourd’hui dans la ville arabe ce qu’était la cathédrale dans nos villes du moyen âge, un petit centre clérical et hospitalier autour duquel se groupent les logemens des desservans, les asiles, les hôpitaux, les écoles; l’enseignement de ces dernières est ordinairement distribué dans le temple. Nous entrons précisément à El-Aksa à l’heure des cours. Les étudians, vêtus du costume ecclésiastique, caftan noir et turban blanc, sont accroupis
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sur leurs genoux, la plume de roseau à la main et l’écritoire de cuivre passée à la ceinture; ils forment des cercles inégaux autour des professeurs, suivant le plus ou moins de notoriété de ceux-ci. Les débutans n’ont que de rares auditeurs; les maîtres renommés, les lumières de l’école, réunissent jusqu’à cinquante et soixante disciples au pied du petit tréteau où ils sont juchés. Chacun de ces ulémas, quelle que soit la science qu’il professe, a un Coran ouvert devant lui ; il lit, en la scandant sur un rhythme monotone, une leçon du texte sacré, qu’il commente ensuite à sa façon. Un d’eux veut bien nous expliquer dans tous ses détails l’organisme de ces universités et la division de l’enseignement qu’on y dispense. Quelle n’est pas notre surprise en y retrouvant les traits originaux, la constitution intérieure, la fidèle reproduction en un mot d’une de nos universités du XIIIe siècle! Privilèges spéciaux, existence séparée, confusion des études littéraires et ecclésiastiques, découlant toutes ici du Coran comme là de la Bible, rien n’y manque. Les ''clercs'', — c’est encore le vrai nom de ces étudians qui, une fois gradés en droit civil et canon, fournissent indifféremment à la société musulmane le cadi et l’imam, ses magistrats et ses prêtres, — les clercs, habitant généralement un quartier autour de la mosquée, inviolable à l’autorité séculière, couverts par leurs immunités et leurs franchises, ne sont justiciables que du tribunal universitaire. L’enseignement a conservé rigoureusement les grandes divisions de la scolastique : droit canon, droit civil, grammaire, mathématique, musique. Tout le savoir humain vient se ranger sous ces rubriques, et il procède tout entier du livre révélé. L’autorité juridique de notre vieille Sorbonne se retrouve dans les plus fameuses de ces universités, et il n’est pas jusqu’à son esprit frondeur que leurs docteurs ne semblent tenir d’elle ; il m’était facile d’en surprendre la trace dans la parole de celui qui m’initiait à ce côté de la vie musulmane; il laissait percer la conviction qu’en certains cas l’université avait qualité pour interpréter la loi et casser même les arrêts souverains du commandeur des croyans. — Ainsi, en errant parmi ces étudians pelotonnés sur le parvis de la mosquée et prenant des notes sur leurs genoux, je pouvais me croire au milieu des clercs de la rue du Fouarre commentant Aristote, tant il est vrai que cet immobile Orient, je ne me lasse pas de le répéter, garde toujours pour qui veut l’interroger la reproduction vivante, la révélation sincère de notre histoire passée, à nous qui marchons.
 
Dans le chœur de la mosquée, une chaire élégante est portée par deux colonnes, les colonnes du paradis, entre lesquelles ne peuvent passer que les seuls prédestinés. Les parois intérieures des deux fûts sont sensiblement usées par les efforts séculaires des pèlerins et
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des effendis obèses qui essaient péniblement leur aptitude au bonheur éternel. On y voit souvent quelque grave et haut fonctionnaire orné de cette rotondité qui est partout l’apanage des gens satisfaits d’eux-mêmes et de la fortune, et qui, chez les Turcs, est presque un uniforme administratif; le malheureux se tourne et se retourne, suant à grosses gouttes, pour suivre dans la porte céleste le jeune mollah dont il envie pour la première fois la pieuse maigreur; d’un air de componction et riant sous cape, l’ecclésiastique tire à deux mains sur le magistrat essoufflé. Vains efforts! l’excellence ne passe pas et s’en va un peu honteuse, non sans remettre une libérale offrande à son guide, pour qu’il raconte au public comment elle est sortie victorieuse de l’épreuve imposée aux croyans; il faut bien garder son prestige vis-à-vis de ses administrés.
 
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Hélas! la science lumineuse et impitoyable est descendue, elle aussi, dans ces ténèbres : elle a regardé l’appareil des pierres, la courbe des arcs, la disposition des portiques, si complètement analogue à celle de la Porte-Dorée, et nous voici obligés de confesser que les plus vieilles de ces substructions colossales remontent à l’époque hérodienne, et la majeure partie aux derniers califes. N’importe, si les vaillans ouvriers qui ont de la sorte étayé la montagne sont plus voisins de nous que nous ne l’aurions cru d’abord, ils n’en ont pas moins continué et rétabli l’œuvre du roi magnifique, qui a commencé sans nul doute ces réservoirs et ces palais
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souterrains. Permis encore à nous à entendre la voix attristée de l’Ecclésiaste dans ces corridors éternellement silencieux.
 
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Il faut lire dans Josèphe, dont l’attitude douteuse entre les deux camps rend l’admiration peu suspecte, les péripéties de cette résistance acharnée : comment, cédant pied à pied la haute ville, la tour Antonia, l’enceinte du Haram, dont les remparts les avaient longtemps protégés, les portiques et les galeries du temple, les derniers combattans d’Israël vinrent se faire écraser sur le saint des saints, sur cette pierre de la Sakrah, où avait ruisselé le sang de tant d’autres holocaustes, — comment la torche d’un légionnaire, jetée sur les lambris de cèdre, réduisit en cendres le monument vénérable, qui ne devait plus se relever. Tous ceux des Juifs qui ne furent pas vendus comme esclaves, traînés au triomphe capitolin ou dispersés aux quatre coins du monde pour errer dans un éternel exil, se réfugièrent dans les labyrinthes souterrains du Moriah. Ombres vivantes dans ces cavernes funèbres, ils ne tardèrent pas à y mourir
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de faim. Quand les soldats romains, qui allaient puiser l’eau aux piscines de Siloë, étonnés d’y voir des cadavres apportés par les sources mystérieuses, se décidèrent à fouiller les entrailles de la montagne, ils n’y trouvèrent plus que quelques agonisans parmi des milliers de squelettes. L’un de ces derniers survivans, le chef héroïque des défenseurs de la ville, Simon Bar-Gioras, essaya d’échapper à ses ennemis en les terrifiant par une apparition de fantôme. S’étant enveloppé de draperies blanches et revêtu d’un manteau de pourpre, il surgit brusquement par un des soupiraux des galeries, sur la plate-forme du Haram, aux yeux des Romains épouvantés. Ce spectre royal, sortant des cavernes salomoniennes et revenant errer dans les cendres du temple détruit, c’était tout ce qui restait de la nation de David.
 
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Le mur d’enceinte du Haram qui regarde vers l’ouest, à l’intérieur de la ville et proche du pont des Macchabées, s’est conservé jusqu’à une grande hauteur tel qu’il était aux époques reculées où Israël possédait en paix la ville de David : assises de blocs énormes, à refends et en retraite, d’aspect fruste et vénérable. C’est le débris monumental que la tradition fait remonter avec le plus de vraisemblance au roi Salomon. Un étroit couloir est ménagé entre ce mur et les masures modernes; les Juifs, à qui l’entrée du parvis sacré est rigoureusement interdite, ont acheté des Turcs, moyennant finance, le droit d’y venir pleurer sur les ruines des monumens de leurs ancêtres. La tradition est vieille chez eux et date de la dispersion de Titus. Les Romains, les Perses, les croisés, les musulmans, ont tour à tour prélevé sur cette piété nationale un lourd tribut : les avares proscrits l’ont continué à ces maîtres successifs de leur patrimoine, estimant plus que leur or l’ineffable joie de toucher les vestiges de leur grand roi, la porte de l’enceinte paternelle d’où on les chasse. Saint Jérôme témoigne de l’antiquité de cette coutume dans une de ses lettres. « Vous y verrez ce peuple lugubre venir pleurer sur les ruines de son temple, » écrit-il. — C’est là qu’un philosophe devrait aller méditer sur la vitalité persistante des religions et la réprobation mystérieuse de la famille hébraïque. Au pied de la muraille géante, contre la première assise dont les têtes atteignent à peine le faîte, une foule compacte se
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presse et couvre les pierres vénérées de baisers, de caresses et de larmes. Quelques-uns ont les vêtemens du pays, gombaz de soie aux couleurs éclatantes; mais la grande majorité, Juifs de Pologne, de Russie, de Valachie, portent cet inénarrable costume qui nous a tant frappés à Saphed, où nous le vîmes pour la première fois. Les femmes, enveloppées dans leurs voiles blancs, se mêlent à ces pieuses douleurs.
 
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Nous avons été visiter aujourd’hui les établissemens russes, à dix minutes de la porte et sur la route de Jaffa. De quelque point de l’horizon qu’on regarde Jérusalem, l’œil est attiré et préoccupé par cette masse blanche qui couronne la colline de l’ouest et domine la cité allongée à sa base. Qu’on descende des plateaux de Naplouse ou qu’on monte de Jaffa, cette église ceinte de maisons apparaît la première au voyageur comme une sentinelle ou une gardienne de la ville; mieux encore que la croix grecque et le drapeau des tsars, la richesse, l’importance de ces constructions, lui apprennent leur nationalité.
 
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Le consul, logé dans une élégante villa qui fait partie du groupe des bâtimens, nous reçoit avec affabilité et nous montre en détail, avec une satisfaction bien compréhensible, l’œuvre due à la charité et à la sagacité de ses compatriotes. Un hôpital de soixante lits, largement et confortablement installé, une pharmacie, un hospice, au vieux sens du mot, maison disposée pour des pèlerins pauvres, avec des chambres proprettes destinées aux voyageurs plus aisés, une chapelle intérieure, une grande et belle église, des dépendances nombreuses, rien ne manque à la petite cité moscovite. Médecins, pharmaciens, infirmiers, dames hospitalières, attendent les malades et les indigens. Je ne puis m’appesantir sur les mille petits détails qui révèlent une main généreuse autant que prévoyante; ce qu’il faudrait faire comprendre pour restituer aux moindres choses toute leur valeur et leur suprême intérêt, c’est l’impression irrésistible de puissance, de richesse, de persévérance et de vitalité qui se dégage de tout cela. On dit que la Russie a déjà enfoui, je me trompe, semé 4 millions dans ce champ, qui ne restera pas improductif; comparez cette somme aux quelques misérables milliers de francs que les autres puissances envoient à leurs coreligionnaires, et déduisez-en la force de l’action exercée de part et d’autre !
 
Tout ceci n’est rien encore, ce n’est que le cadre; mais, si l’on observe les singuliers hôtes attendus dans cette demeure, le fleuve dont nous venons de parcourir le lit, on s’étonne, j’allais dire on s’effraie, de bien autre façon. C’est à Pâques, au grand moment du pèlerinage, qu’il en faudrait faire une étude complète; cependant le mouvement plus restreint que détermine la fête de Noël nous permet d’en saisir la curieuse physionomie. Rien ne peut faire comprendre à notre société si déshabituée de pareilles impulsions le courant de dévotion ardente qui jette chaque année 3,000 ou 4,000 pèlerins russes sur les lieux saints. Pour s’expliquer cette croisade pacifique, il faut remonter à nos siècles de foi absolue, aux pionniers de l’Europe catholique en Orient, à ces compagnons de Pierre l’Ermite, ces précurseurs des croisés, qui arrivaient à pied, le bourdon à la main, du fond des Flandres ou de la Bretagne à Jérusalem. De même rien mieux que ce spectacle ne peut nous aider à restituer ces époques historiques. Sous plus d’un rapport, ce peuple russe en est encore au même âge que nos pères du XIe siècle, au même degré de ferveur et de naïveté puissantes. Aidé par un gouvernement soucieux d’utiliser un pareil levier, il s’ébranle périodiquement au fond de ses steppes comme une migration d’oiseaux du nord. Le paysan de la Petite-Russie, le ''mougik'' de Moscou, le serf de Sibérie, le Xircassien des provinces chrétiennes du Caucase, le Bulgare du Danube, les marchands de Nijni ou d’Arkhangel, se réunissent à Odessa, où des paquebots les prennent gratuitement et
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les transportent à Jaffa. De là ils font à pied, en chantant des cantiques, la longue route qui mène à travers les montagnes jusqu’à Jérusalem, et sont reçus pour la plupart dans la communauté. Je les ai vus dans l’hospice, dans leur église, et souvent surtout au Saint-Sépulcre; coiffés de la casquette nationale, frileusement plies dans leurs longues lévites, ils ôtent à l’entrée du sanctuaire leurs grandes bottes rougies par les neiges, se prosternent sur le pavé avec des signes de croix répétés et prient avec ferveur. Et il ne faudrait pas confondre ces démonstrations avec les simagrées machinales du dévot grec : il suffît de regarder ces physionomies où le sentiment se traduit avec la jeunesse et la gaucherie naïve des figures de nos cathédrales gothiques, ces yeux ardens sous ces longs cheveux retombant en boucles sur les épaules, pour y surprendre une flamme de foi véritable et immense. Beaucoup ne croient pas leur pèlerinage achevé à Jérusalem et le continuent jusqu’au Sinaï; ils affrontent les fatigues et les misères de plusieurs mois de marche dans les déserts arabiques, pour aller baiser les rochers touchés par Moïse. On nous a montré une très curieuse collection de fossiles, de poissons et de coquillages pétrifiés rapportés et augmentés sans cesse par les pèlerins des montagnes saintes. Une anecdote encore qui pourra donner la note de cette dévotion ascétique, digne des temps héroïques du christianisme. Mme Kajevnikof nous fait voir une énorme croix en fer brut pesant au moins 18 ou 20 livres. Elle a été trouvée pendue au cou d’une vieille femme morte dans l’hospice ; la malheureuse était venue à pied de Jaffa avec ce singulier cilice, qu’elle portait depuis des années !
 
On conçoit maintenant ce que peut donner une pareille force savamment développée et dirigée. Si l’on ajoute à cet enthousiasme religieux les qualités d’obéissance et de respect qui nous ont frappé chez la plupart de ces hommes, on se dit qu’il n’y a pas de limites à l’action possible d’un bras servi par un aussi merveilleux instrument. Il faudrait vraiment une sagesse surhumaine pour ne pas être tenté d’en abuser. On a quatre mille pèlerins aujourd’hui, on en aura quarante mille demain, si l’on veut, si l’on peut les loger et les nourrir. Un peuple entier viendra sur cette colline, soumis, dévoué, ardent : le jour où l’on voudra, sur un mot, sur un signe, il se ruera à la délivrance du Saint-Sépulcre avec le même entrain, avec la même abnégation que les compagnons de Godefroy de Bouillon; mais j’écarte ces éventualités violentes : l’action lente et intense d’un pareil mouvement moral s’exercera en dépit de tout. Aussi, en parcourant ces belles salles, en admirant les attentions maternelles de la Russie pour ses enfans et les sacrifices qu’elle s’impose, on sent à travers tout cela la fermentation des germes féconds, une
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expansion irrésistible et forte à briser des roches, comme un frémissement sourd de moissons qui mûrissent.
 
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Mais ce ne sont pas ces détails qui m’ont tout d’abord frappé; en entrant, je l’avoue, le spectacle que j’avais sous les yeux ne m’a guère laissé la faculté d’observer. C’était la vigile de je ne sais quelle fête orthodoxe, et l’on disait les vêpres du saint. Dans le chœur, une petite table portait un cadre de reliques; ces vieux restes étaient couverts d’une grande couronne de roses naturelles, suivant une touchante coutume de l’église russe. Un peu plus bas, un évêque assisté de trois diacres lisait le rituel posé sur un pupitre. Les quatre officians étaient revêtus d’ornemens splendides, de lourdes chapes d’or reluisantes d’émaux et de gemmes qui faisaient paraître plus singulière encore leur coiffure de deuil, ce long voile noir retombant tout autour de la tête appelé ''kalimafkon''. L’évêque était jeune : sa barbe et ses cheveux blonds encadraient un de ces types slaves si séduisans, rêveurs et mystiques, où il y a de la femme et du barbare; quand il disait son chant grave, sa voix
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contenue semblait venir de plus loin que lui. Les trois acolytes, statues immobiles, tenaient un grand cierge allumé à chaque face du pupitre; leur voile noir retombait tristement sur une opulente barbe blanche; leurs paupières ne remuaient pas sur leurs yeux atones, pas un muscle ne bougeait sur leurs faces hiératiques, qu’on eût dites descendues d’une mosaïque. Ces quatre personnages, disparaissant parfois dans un nuage d’encens, bizarrement éclairés par la lumière du couchant décomposée et adoucie à travers les vitraux, n’avaient plus rien de ce monde. Derrière l’iconostase, des chantres invisibles, doués de voix superbes et admirablement dirigées, psalmodiaient les litanies du saint sur un récitatif en plain-chant. Je m’attendais à la mélopée nasillarde des hymnes grecs; au lieu de cela, j’écoutais avec ravissement la musique religieuse la plus symphonique, la plus douce et la plus pénétrante qu’il m’ait jamais été donné d’entendre. Il y avait surtout une basse ample et profonde qui reprenait fréquemment un motet lent et plaintif; j’ignore comment les musiciens nomment la gamme ascendante qui lui servait de thème, mais elle était d’un effet si large et si sûr qu’à chaque reprise on tressaillait involontairement.
 
Tout cela nous avait cloués à nos places comme une apparition merveilleuse. De cette musique céleste, de ces lumières mourantes du jour, de ces parfums d’encens et de cire, de ces fraîches fleurs sur ces ossemens, de ces vieillards éblouissans sous leurs voiles de deuil, se mouvant dans un fond d’or au milieu des icônes de saints dont on les distinguait à peine, il se dégageait une poésie si sacrée, une prière si exquise, que nous ne pouvions plus nous dérober à leur charme, à leur émotion communicative. Ces hommes ont vraiment une entente supérieure de la mise en scène religieuse : ils ont retenu les traditions pompeuses de l’ancien Orient. Même à Jérusalem, en face de ces souvenirs écrasans, ils ne sont ni petits ni ridicules. C’est alors surtout que j’ai senti quelle force s’accumulait sous ces voûtes; en voyant autour de moi tous ces pèlerins russes, les femmes prosternées, les hommes debout, graves, fervens et recueillis, les réflexions qui m’obsédaient tout à l’heure me sont revenues cent fois justifiées. Cette religion, déjà si vive, est nourrie et comme chauffée à blanc par un clergé qui dispose de tels moyens d’action, qui sait s’emparer de l’homme par tous ses sens pour arrivera, son âme, et ce clergé lui-même est un instrument docile dans la main d’un maître! Ne voilà-t-il pas le levier à soulever le monde? En m’avouant que l’avenir est à ces hommes, je suis obligé de reconnaître que c’est justice, puisqu’ils sont simples, pieux et bons. Ils ne savent pas au même degré que nous diriger les forces de la matière ou jouer avec les rouages subtils des machines politiques;
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mais ils ne connaissent pas nos révoltes, nos doutes. Ils n’ont pas encore toutes nos sciences, nos arts, nos lettres; mais ils possèdent les trois grandes sciences que nous avons désapprises, la foi, le sacrifice et le respect.
 
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Malgré ces difficultés, une foule effervescente et pittoresque remplit le couvent latin, la basilique et la grotte. On devine quelle affluence une nuit de Noël attire à Bethléem. Il est vraiment providentiel que les Grecs aient conservé l’ancien calendrier; si les solennités chrétiennes tombaient aux mêmes dates pour toutes ces communions ennemies dans ces sanctuaires contestés, les lieux saints ne seraient qu’un perpétuel champ de bataille. Le pacha a envoyé un bataillon pour sauvegarder l’ordre, non moins que pour faire honneur à la fête; il n’est pas rare de voir en Turquie les soldats musulmans rehausser de leur présence la pompe des cérémonies chrétiennes, faire cortège aux processions et présenter les armes au dieu étranger. La troupe bivouaque dans les nefs condamnées de la basilique, devenues, depuis que les Grecs les ont séparées du chœur par un mur de clôture, un vestibule banal. Si le tableau est triste pour l’archéologue et le chrétien, il est sans prix pour le peintre. Des chevaux attachés à la porte, qui font sonner leurs larges étriers de fer et leurs housses toutes frissonnantes d’amulettes de métal, descendent des cavaliers arabes en grand costume, pantalons bouffans, vestes brodées d’or et soutachées de couleurs vives, ceintures de soie rouge laissant passer les crosses damasquinées des pistolets et les manches des poignards, abayes de laine brune traînant à terre comme des chapes, kouffiehs multicolores ou turbans blancs enroulés autour de la tête. Tout ce monde emplit la basilique et se groupe à souhait dans les entre-colonnemens, disputant et
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gesticulant avec les marchands de chapelets, de cierges et de pâtisseries. Les femmes sont en nombre : on sait qu’elles ont conservé un costume particulier au village de Bethléem, et qui doit être à très peu de chose près le vêtement antique. Il se compose d’une chemise de laine rouge et bleue ouverte sur la poitrine, d’une espèce de cotte de même étoffe, et d’un long voile blanc à paremens brodés gracieusement soutenu par un bonnet à haute forme qui n’est autre que l’ancienne mitre des femmes orientales. Ce bonnet, tressé de laine, de grains de corail, de cercles de cuivre et de pièces de monnaie, est, avec leur collier, une véritable boutique de changeur. Le grand luxe est d’y réunir des centaines de pièces de tout temps et de toute provenance, vieux trésor de la famille : talaris, sequins, piastres, florins, ducats, quelques-uns demeurés là peut-être depuis les Vénitiens et les Génois, sans préjudice des médailles, des breloques, des chaînettes, des bijoux de toute forme, des anneaux soudés aux oreilles, aux coudes, aux poignets, aux chevilles. Toutes bruissantes de cette orfèvrerie, les belles Bethléémitaines s’avancent drapées dans leurs voiles avec une grâce et une noblesse incomparables; une existence simple et primitive a conservé aux races orientales ce galbe antique, pur et serein, que nous ont fait perdre l’incessant travail de pensée, l’intensité nerveuse et l’activité inquiète de la vie moderne. Au milieu de tout ce va-et-vient, les soldats turcs, graves et silencieux, se chauffent en rond autour de feux allumés dans les bas côtés de la nef, près de leurs fusils dressés en faisceaux contre les colonnes byzantines. A ce bivouac improvisé, les uns font la cuisine, d’autres fument leurs tchibouqs ; les flammes tirent des notes éclatantes de tous ces tarbouchs et montent en spirales réveiller les saints personnages des mosaïques ; leurs prestiges rendent une vie fantastique aux sévères docteurs des conciles d’Ephèse et de Nicée, qui semblent se mouvoir sur l’or des murailles et regardent avec scandale, de leurs mornes yeux d’émail, ces armes, ces feux, cette foule; ils ont dû de leur vivant contempler les mêmes scènes, quand le sac de la basilique par les soldats persans de Khosroës vint interrompre leurs subtiles controverses.
 
Cependant le peuple se précipite dans la grotte de la Nativité, qui s’étend sous le chœur de l’église; on y descend par deux escaliers semi-circulaires, dont l’un appartient aux Grecs, l’autre aux Latins. C’est un carré long de 10 à 12 mètres sur 5 : le rocher a partout disparu sous les revêtemens de marbre, les tapisseries, les lampes de vermeil, tout le pieux trésor dont la chrétienté a enrichi depuis de longs siècles le sanctuaire vénéré; une des lampes, toujours allumées, qui pendent de la voûte a été donnée par le roi
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Louis XIII. Sur le côté de la grotte qui regarde l’orient, une excavation, en forme de niche dans le rocher, marque la place même de l’enfantement, comme l’atteste cette fameuse étoile d’argent qui a fait un bruit si tragique dans la politique contemporaine, — une autre excavation au sud, la chapelle de la crèche, est le lieu assigné à l’adoration des mages. La grotte se continue par un corridor qui prend sur cette pièce principale, serpente dans le rocher, conduit à plusieurs chapelles consacrées par des traditions diverses, et revient déboucher par quelques marches dans le couvent latin.
 
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Je remonte dans le cloître latin, où les bons franciscains assaisonnent le déjeuner hospitalier qu’ils m’offrent du récit animé de leurs dernières tribulations. Ce sont des moines italiens et espanols, aux têtes caractéristiques, dont la plupart m’ont été déjà présentés par Filippo Lippi ou Zurbaran. Un seul est Français; le père Bernard
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(qu’il me permette de trahir le nom modeste, enseveli par lui dans ce couvent) nous séduit par son instruction étendue, son élévation d’idées, son onction vraiment chrétienne. Il vit dans ce milieu de si peu de ressources pour un esprit comme le sien, isolé, froissé souvent, se consolant avec la bibliothèque, la correspondance de saint Jérôme, les couchers de soleil sur les montagnes d’Idumée et l’espoir de dormir un jour dans ce petit cimetière du cloître, où on le déposera revêtu de sa robe de bure, les mains en croix sur son vaillant cœur, près du berceau d’où sa tombe attend la résurrection. La pluie me reconduit à Jérusalem : elle s’établit avec une persistance qui semble annoncer le commencement de la « saison des pluies, » mot qui a le privilège de faire frissonner le voyageur en Syrie. Il n’a plus qu’à fuir devant elle, s’il ne veut affronter cette démoralisation de l’eau, suffisante pour empoisonner toutes les joies du voyage à cheval. Aussi bien le paquebot passe dans trois jours à Jaffa, et l’Egypte miroite déjà devant nos yeux : il faut nous résoudre à faire nos malles, c’est-à-dire à renfoncer dans les sacoches des mulets nos trois chemises, nos livres et nos cartouches, et à partir demain.
 
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Le commerce, le luxe, l’industrie, ces grands soucis de toute
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agglomération d’hommes, n’existent ici que pour les nécessités premières et les objets de piété. L’agriculture est dérisoire, le pays exporte tout au plus quelques sacs d’olives. Le projet, caressé par des ingénieurs européens, d’un chemin de fer reliant Jaffa à Jérusalem est tombé et tombera chaque fois devant l’impossibilité d’alimenter la ligne, non moins que devant une sorte de réprobation morale, soulevée par cette association d’idées et de mots qui hurlent ensemble. Tandis que la plus petite bourgade du Levant, dévorée aujourd’hui par le démon de l’agio, a sa bourse dans un café ou dans un khan, Jérusalem n’en a pas; les Grecs et les Juifs y vivent, ô miracle, sans « faire d’affaires. » Le plaisir est encore plus sévèrement banni que le travail de la cité sainte : l’hiver dernier, M. le consul de Russie ayant voulu donner un modeste bal, cette idée fut accueillie comme une monstruosité. Chacun garde, sous la pression de l’atmosphère générale, une certaine retenue d’actions et de paroles comme sous le coup d’un deuil commun; on marche et on cause dans la rue comme dans une église; on ne pense même pas aux distractions de nos villes, on s’étonnerait de les rencontrer ici. Il n’y a d’autres intérêts locaux que ceux qui se rattachent aux questions religieuses, d’autres séditions que celles nées au pied de l’autel, d’autres travaux intellectuels que ceux consacrés au prosélytisme et aux recherches théologiques.
 
Devine-t-on maintenant quelle doit être l’influence de cette atmosphère propre, de cette fermentation générale sur la masse des esprits? comme dans tous les milieux particuliers, la vue se fausse, devient sujette à des grossissemens d’optique, et aperçoit toutes choses à travers le nuage environnant. Les intelligences attirées ici par la recherche ou la propagation de la vérité et celles qui y viennent remplir des fonctions publiques, utiliser des talens plus pratiques, des aptitudes à l’intrigue, procèdent autrement qu’ailleurs. Les esprits les plus sains y subissent une déviation ''sui generis'', percent dans quelque direction baroque, s’adonnent à quelque manie : c’est ce qu’on a appelé la a folie hiérosolymitaine. » On va peut-être crier à l’exagération; mais tous ceux qui ont pratiqué l’Orient connaissent bien le mot et la chose et trouveront dans leurs souvenirs, à l’appui de ces assertions, plus de vingt noms que les convenances ne me permettent pas de citer. Chacun a ou croit avoir son idée, toujours pénétrée par l’idée dominante : l’industrialisme lui-même ne se produit ici que teinté de piétisme. Sans parler des nombreux millénaires, recrutés surtout parmi les Juifs et les sectes américaines, qui viennent chercher à Jérusalem la restauration du royaume de Dieu et la régénération de l’humanité, on rencontre à chaque pas des personnalités étranges. Celui-ci fonde une église, cet autre se
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contente d’un ordre; l’un a eu des visions, un second a son plan tout fait pour le remaniement de la carte d’Orient; un troisième est poursuivi par les embûches des adversaires religieux et politiques que ses fonctions l’ont forcé de combattre durant de longues années; d’autres reconstituent des principautés avitales tombées en déshérence. On n’en finirait pas à énumérer toutes les manifestations de cette influence du milieu. Les plus excellens esprits y sacrifient par quelque côté : un consul d’une grande puissance, homme charmant et de. valeur singulière, a bâti de ses deniers un hospice qui doit être la maison-mère d’un nouvel ordre d’hospitaliers, destiné à soigner les pèlerins malades, divisé en langues et en bannières; il insiste auprès de nous pour que nous propagions l’idée et lui procurions des recrues prêtes à faire les vœux mineurs, à ressusciter le Temple, dont il sera grand-maître. Voilà la note. Le passé est tellement vivant, seul vivant ici, que rien de ce qu’il a produit ne paraît impossible à réaliser à ceux dont l’existence s’écoule en communion avec lui. Combien de bons moines se consolent de leurs déboires en attendant la prochaine croisade !
 
On comprend, sans que j’insiste davantage, que la seule impression générale, la seule étude fructueuse est celle de l’ordre d’idées exclusif qui engendre ces phénomènes. Si la loi du voyageur moderne est de mettre en lumière le relief particulier de ce qu’il étudie, quiconque veut parler de Jérusalem doit s’attacher au mouvement religieux, qui entraîne d’ailleurs de graves effets politiques. Pour analyser ce mouvement, si complexe et si divisé, il faut faire le départ des principales forces en présence. Les « Latins, » comme on dit ici, c’est-à-dire les catholiques relevant directement de Rome, se présentent d’abord avec l’autorité que leur donnent l’ancienne possession des lieux et le souvenir des flots de sang versés pour la défense de la Palestine. Numériquement ils seraient parmi les plus faibles : un noyau d’indigènes, le mouvement fort peu considérable du pèlerinage européen, les catholiques de rite oriental, Maronites ou Syriens, qui viennent se grouper autour d’eux, tout cela ne constitue pas une église bien considérable. Leur force est dans l’ordre de Saint-François, gardien attitré de la terre-sainte, qu’il couvre de ses couvens depuis de longs siècles ; il faut reconnaître impartialement que les frères mineurs sont bien supérieurs en moralité et en lumières aux moines grecs, bien autrement respectés des fonctionnaires musulmans. Elle est encore dans le patriarcat, dirigé par des prélats italiens qui allient à une vie irréprochable le sens politique et les ressources d’esprit que l’on sait, dans le prestige de la grande église catholique, dans la possession de sanctuaires incontestés autrefois, envahis depuis un siècle par les empiétemens des Grecs, mais dont les plus augustes appartiennent
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encore aux héritiers des croisés, dans la mémoire vivante du royaume latin et des armes franques, dans les témoignages que porte chaque pierre des services rendus et de la gloire acquise.
 
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L’élément nouveau que les trente ou quarante dernières années ont introduit à Jérusalem est le protestantisme. Les missionnaires anglicans et américains sont arrivés les premiers, précédés par la cargaison de bibles obligée : pourvus à souhait de zèle et d’argent, ils ont élevé des constructions confortables, un évêché, une chapelle, et semé par la ville des dépôts de bibles. Les luthériens allemands les ont suivis dans les derniers temps : grâce au
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courant d’émigration propre à leur race, ils forment déjà une petite colonie qui a des établissemens et un hospice. L’action protestante est à peu près nulle sur les indigènes : cette compréhension septentrionale du christianisme trouve la nature orientale absolument rebelle. En dehors de quelques convertis juifs, les sectes réformées ne vivent ici que de l’apport étranger. Leur développement matériel progresse pourtant chaque jour. Il faut rendre cette justice au protestantisme que, fidèle jusqu’ici à son principe, il s’est désintéressé de toute intrigue politique ; peu soucieux de la possession de fait, dont les anciennes communions sont si jalouses et à laquelle il ne pourrait d’ailleurs produire aucun titre, il ne demande aux lieux saints que le droit commun à la prière, et ne se distingue que par d’importantes recherches scientifiques, des fouilles heureuses et des travaux d’exégèse.
 
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Ces derniers planent tranquillement au-dessus des autres groupes, tenant, eux aussi, Jérusalem pour une ville sainte, vénérant le prophète dans le Haram, appelant les croyans à la prière du haut des clochers transformés en minarets, surveillant les chrétiens dans les sanctuaires qu’ils leur accordent, interposant entre eux leur autorité incontestée : élément pondérateur et nécessaire, clé de voûte qui retient cet assemblage de matériaux hétérogènes et l’empêche de s’effondrer dans l’anarchie et le sang. Tels sont les principaux acteurs qui se disputent cette étroite scène. Je ne puis entrer dans le
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détail fastidieux des intrigues, des conflits, des complots qui se nouent et s’enchevêtrent chaque jour sur ce champ de discorde entre ces groupes hostiles; le prosélytisme religieux et les convoitises temporelles les maintiennent dans cet état de fièvre permanente qui surprend si fort l’étranger et s’empare bientôt de lui, s’il n’y prend garde. Redirai-je avec quelle douleur le chrétien assiste à ces mesquines querelles dans le lieu qui devrait être par excellence le temple de la paix et de la charité?
 
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EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.
 
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