« La Princesse de Clèves (édition originale)/Première partie » : différence entre les versions

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<pages index="La Fayette - La Princesse de Clèves - tome 1.djvu" from=6 to=216 />ſouhaitoit ardemment. Il s’en falloit peu meſme que ce manquement ne fît une rupture entre les deux rois. Henri VIII ne pouvoit ſe conſoler de n’avoir pas épouſé la Reine ma mère ; et, quelque autre princeſſe françaiſe qu’on luy propoſat, il diſçoit toujours qu’elle ne remplaceroit jamais celle qu’on luy avoit oſtée. Il eſt vrai auſſi que la Reine ma mère étoit une parfaite beauté, & que c’eſt une choſe remarquable que, veuve d’un duc de Longueville, trois rois aient ſouhaité de l’épouſer ; ſon malheur l’a donnée au moindre, & l’a miſe dans un royaume où elle ne trouve que des peines. On dit que je luy reſſemble : je crains de luy reſſembler auſſi par ſa malheureuſe deſtinée, et, quelque bonheur qui ſemble ſe préparer pour moi, je ne ſaurais croire que j’en jouiſſe.
 
Mademoiſelle de Chartres dit à la Reine que ces triſtes preſſentiments étaient ſi mal fondez, qu’elle ne les conſerveroit pas longtemps, & qu’elle ne devoit point douter que ſon bonheur ne répondît aux apparences.
 
Perſonne n’oſçoit plus penſer à mademoiſelle de Chartres, par la crainte de déplaire au roi, ou par la penſée de ne pas réuſſir auprès d’une perſonne qui avoit eſpéré un prince du ſang. Monſieur de Clèves ne fut retenu par aucune de ces conſidérations. La mort du duc de Nevers, ſon père, qui arriva alors, le mit dans une entière liberté de ſuivre ſon inclination, et, ſitoſt que le temps de la bienſéance du deuil fut paſſé, il ne ſongea plus qu’aux moyens d’épouſer mademoiſelle de Chartres. Il ſe trouvoit heureux d’en faire la propoſition dans un temps où ce qui s’étoit paſſé avoit éloigné les autres partis, & où il étoit quaſi aſſuré qu’on ne la luy refuſeroit pas. Ce qui troubloit ſa joie, étoit la crainte de ne luy eſtre pas agréable, & il eût préféré le bonheur de luy plaire à la certitude de l’épouſer ſans en eſtre aimé.
 
Le chevalier de Guiſe luy avoit donné quelque ſorte de jalouſie ; mais comme elle étoit plutoſt fondée ſur le mérite de ce prince que ſur aucune des actions de mademoiſelle de Chartres, il ſongea ſeulement à tacher de découvrir qu’il étoit aſſez heureux pour qu’elle approuvat la penſée qu’il avoit pour elle. Il ne la voyoit que chez les reines, ou aux aſſemblées ; il étoit difficyle d’avoir une converſation particulière. Il en trouva pourtant les moyens, & il luy parla de ſon deſſein & de ſa paſſion avec tout le reſpect imaginable ; il la preſſa de luy faire connaître quels étaient les ſentiments qu’elle avoit pour luy, & il luy dit que ceux qu’il avoit pour elle étaient d’une nature qui le rendroit éternellement malheureux, ſi elle n’obéiſſçoit que par devoir aux volontez de madame ſa mère.
 
Comme mademoiſelle de Chartres avoit le cœur tres-noble & tres-bien fait, elle fut véritablement touchée de reconnaiſſance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnaiſſance donna à ſes réponſes & à ſes paroles un certain air de douceur qui ſuffiſçoit pour donner de l’eſpérance à un homme auſſi éperdument amoureux que l’étoit ce prince : de ſorte qu’il ſe flatta d’une partie de ce qu’il ſouhaitait.
 
Elle rendit compte à ſa mère de cette converſation, & madame de Chartres luy dit qu’il y avoit tant de grandeur & de bonnes qualitez dans monſieur de Clèves, & qu’il faiſçoit paraître tant de ſageſſe pour ſon age, que, ſi elle ſentoit ſon inclination portée à l’épouſer, elle y conſentiroit avec joie. Mademoiſelle de Chartres répondit qu’elle luy remarquoit les meſmes bonnes qualitez, qu’elle l’épouſeroit meſme avec moins de répugnance qu’un autre, mais qu’elle n’avoit aucune inclination particulière pour ſa perſonne.
 
Dès le lendemain, ce prince fit parler à madame de Chartres ; elle reçut la propoſition qu’on luy faiſçait, & elle ne craignit point de donner à ſa fille un mari qu’elle ne pût aimer, en luy donnant le prince de Clèves. Les articles furent conclus ; on parla au roi, & ce mariage fut ſu de tout le monde.
 
Monſieur de Clèves ſe trouvoit heureux, ſans eſtre néanmoins entièrement content. Il voyoit avec beaucoup de peine que les ſentiments de mademoiſelle de Chartres ne paſſaient pas ceux de l’eſtime & de la reconnaiſſance, & il ne pouvoit ſe flatter qu’elle en cachat de plus obligeants, puiſque l’état où ils étaient luy permettoit de les faire paraître ſans choquer ſon extreſme modeſtie. Il ne ſe paſſçoit guère de jours qu’il ne luy en fît ſes plaintes.
 
— Eſt-il poſſible, luy diſçait-il, que je puiſſe n’eſtre pas heureux en vous épouſant ? Cependant il eſt vrai que je ne le ſuis pas. Vous n’avez pour moi qu’une ſorte de bonté qui ne peut me ſatiſfaire ; vous n’avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ; vous n’eſtes pas plus touchée de ma paſſion que vous le ſeriez d’un attachement qui ne ſeroit fondé que ſur les avantages de votre fortune, & non pas ſur les charmes de votre perſonne.
 
— Il y a de l’injuſtice à vous plaindre, luy répondit-elle ; je ne ſais ce que vous pouvez ſouhaiter au-delà de ce que je fais, & il me ſemble que la bienſéance ne permet pas que j’en faſſe davantage.
 
— Il eſt vrai, luy répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines apparences dont je ſerais content, s’il y avoit quelque choſe au-delà ; mais au lieu que la bienſéance vous retienne, c’eſt elle ſeule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination ni votre cœur, & ma préſence ne vous donne ni de plaiſir ni de trouble.
 
— Vous ne ſauriez douter, reprit-elle, que je n’aie de la joie de vous voir, & je rougis ſi ſouvent en vous voyant, que vous ne ſauriez douter auſſi que votre vue ne me donne du trouble.
 
— Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il ; c’eſt un ſentiment de modeſtie, & non pas un mouvement de votre cœur, & je n’en tire que l’avantage que j’en dois tirer.
 
Mademoiſelle de Chartres ne ſavoit que répondre, & ces diſtinctions étaient au-deſſus de ſes connaiſſances. Monſieur de Clèves ne voyoit que trop combien elle étoit éloignée d’avoir pour luy des ſentiments qui le pouvaient ſatiſfaire, puiſqu’il luy paraiſſçoit meſme qu’elle ne les entendoit pas.
 
Le chevalier de Guiſe revint d’un voyage peu de jours avant les noces. Il avoit vu tant d’obſtacles inſurmontables au deſſein qu’il avoit eu d’épouſer mademoiſelle de Chartres, qu’il n’avoit pu ſe flatter d’y réuſſir ; & néanmoins il fut ſenſiblement affligé de la voir devenir la femme d’un autre. Cette douleur n’éteignit pas ſa paſſion, & il ne demeura pas moins amoureux. Mademoiſelle de Chartres n’avoit pas ignoré les ſentiments que ce prince avoit eus pour elle. Il luy fit connaître, à ſon retour, qu’elle étoit cauſe de l’extreſme triſteſſe qui paraiſſçoit ſur ſon viſage, & il avoit tant de mérite & tant d’agréments, qu’il étoit difficyle de le rendre malheureux ſans en avoir quelque pitié. Auſſi ne ſe pouvait-elle défendre d’en avoir ; mais cette pitié ne la conduiſçoit pas à d’autres ſentiments : elle contoit à ſa mère la peine que luy donnoit l’affection de ce prince.
 
Madame de Chartres admiroit la ſincérité de ſa fille, & elle l’admiroit avec raiſon, car jamais perſonne n’en a eu une ſi grande & ſi naturelle ; mais elle n’admiroit pas moins que ſon cœur ne fût point touché, & d’autant plus, qu’elle voyoit bien que le prince de Clèves ne l’avoit pas touchée, non plus que les autres. Cela fut cauſe qu’elle prit de grands ſoyns de l’attacher à ſon mari, & de luy faire comprendre ce qu’elle devoit à l’inclination qu’il avoit eue pour elle, avant que de la connaître, & à la paſſion qu’il luy avoit témoignée en la préférant à tous les autres partis, dans un temps où perſonne n’oſçoit plus penſer à elle.
 
Ce mariage s’acheva, la cérémonie s’en fit au Louvre ; & le ſoyr, le Roy & les reines vinrent ſouper chez madame de Chartres avec toute la cour, où ils furent reçus avec une magnificence admirable. Le chevalier de Guiſe n’oſa ſe diſtinguer des autres, & ne pas aſſiſter à cette cérémonie ; mais il y fut ſi peu maître de ſa triſteſſe, qu’il étoit aiſé de la remarquer.
 
Monſieur de Clèves ne trouva pas que mademoiſelle de Chartres eût changé de ſentiment en changeant de nom. La qualité de ſon mari luy donna de plus grands privilèges ; mais elle ne luy donna pas une autre place dans le cœur de ſa femme. Cela fit auſſi que pour eſtre ſon mari, il ne laiſſa pas d’eſtre ſon amant, parce qu’il avoit toujours quelque choſe à ſouhaiter au-delà de ſa poſſeſſion ; et, quoyqu’elle vécût parfaitement bien avec luy, il n’étoit pas entièrement heureux. Il conſervoit pour elle une paſſion violente & inquiète qui troubloit ſa joie ; la jalouſie n’avoit point de part à ce trouble : jamais mari n’a été ſi loin d’en prendre, & jamais femme n’a été ſi loin d’en donner. Elle étoit néanmoins expoſée au milieu de la cour ; elle alloit tous les jours chez les reines & chez Madame. Tout ce qu’il y avoit d’hommes jeunes & galants la voyaient chez elle & chez le duc de Nevers, ſon beau-frère, dont la maiſon étoit ouverte à tout le monde ; mais elle avoit un air qui inſpiroit un ſi grand reſpect, & qui paraiſſçoit ſi éloigné de la galanterie, que le maréchal de Saint-André, quoyque audacieux & ſoutenu de la faveur du roi, étoit touché de ſa beauté, ſans oſer le luy faire paraître que par des ſoyns & des devoirs. Pluſieurs autres étaient dans le meſme état ; & madame de Chartres joignoit à la ſageſſe de ſa fille une conduite ſi exacte pour toutes les bienſéances, qu’elle achevoit de la faire paraître une perſonne où l’on ne pouvoit atteindre.
 
La ducheſſe de Lorraine, en travaillant à la paix, avoit auſſi travaillé pour le mariage du duc de Lorraine, ſon fils. Il avoit été conclu avec madame Claude de France, ſeconde fille du roi. Les noces en furent réſolues pour le mois de février.
 
Cependant le duc de Nemours étoit demeuré à Bruxelles, entièrement rempli & occupé de ſes deſſeins pour l’Angleterre. Il en recevoit ou y envoyoit continuellement des courriers : ſes eſpérances augmentaient tous les jours, & enfin Lignerolles luy manda qu’il étoit temps que ſa préſence vînt achever ce qui étoit ſi bien commencé. Il reçut cette nouvelle avec toute la joie que peut avoir un jeune homme ambitieux, qui ſe voit porté au troſne par ſa ſeule réputation. Son eſprit s’étoit inſenſiblement accoutumé à la grandeur de cette fortune, et, au lieu qu’il l’avoit rejetée d’abord comme une choſe où il ne pouvoit parvenir, les difficultez s’étaient effacées de ſon imagination, & il ne voyoit plus d’obſtacles.
 
Il envoya en diligence à Paris donner tous les ordres néceſſaires pour faire un équipage magnifique, afin de paraître en Angleterre avec un éclat proportionné au deſſein qui l’y conduiſçait, & il ſe hata luy-meſme de venir à la cour pour aſſiſter au mariage de monſieur de Lorraine.
 
Il arriva la veille des fiançailles ; & dès le meſme ſoyr qu’il fut arrivé, il alla rendre compte au Roy de l’état de ſon deſſein, & recevoir ſes ordres & ſes conſeils pour ce qu’il luy reſtoit à faire. Il alla enſuite chez les reines. Madame de Clèves n’y étoit pas, de ſorte qu’elle ne le vit point, & ne ſut pas meſme qu’il fût arrivé. Elle avoit ouï parler de ce prince à tout le monde, comme de ce qu’il y avoit de mieux fait & de plus agréable à la cour ; & ſurtout madame la dauphine le luy avoit dépeint d’une ſorte, & luy en avoit parlé tant de fois, qu’elle luy avoit donné de la curioſité, & meſme de l’impatience de le voir.
 
Elle paſſa tout le jour des fiançailles chez elle à ſe parer, pour ſe trouver le ſoyr au bal & au feſtin royal qui ſe faiſaient au Louvre. Lorſqu’elle arriva, l’on admira ſa beauté & ſa parure ; le bal commença, & comme elle danſçoit avec monſieur de Guiſe, il ſe fit un aſſez grand bruit vers la porte de la ſalle, comme de quelqu’un qui entrait, & à qui on faiſçoit place. Madame de Clèves acheva de danſer & pendant qu’elle cherchoit des yeux quelqu’un qu’elle avoit deſſein de prendre, le Roy luy cria de prendre celuy qui arrivait. Elle ſe tourna, & vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir eſtre que monſieur de Nemours, qui paſſçoit par-deſſus quelques ſièges pour arriver où l’on danſçait. Ce prince étoit fait d’une ſorte, qu’il étoit difficyle de n’eſtre pas ſurpriſe de le voir quand on ne l’avoit jamais vu, ſurtout ce ſoyr-là, où le ſoyn qu’il avoit pris de ſe parer augmentoit encore l’air brillant qui étoit dans ſa perſonne ; mais il étoit difficyle auſſi de voir madame de Clèves pour la première fois, ſans avoir un grand étonnement.
 
Monſieur de Nemours fut tellement ſurpris de ſa beauté, que, lorſqu’il fut proche d’elle, & qu’elle luy fit la révérence, il ne put s’empeſcher de donner des marques de ſon admiration. Quand ils commencèrent à danſer, il s’éleva dans la ſalle un murmure de louanges. Le Roy & les reines ſe ſouvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, & trouvèrent quelque choſe de ſingulier de les voir danſer enſemble ſans ſe connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, ſans leur donner le loiſir de parler à perſonne, & leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de ſavoir qui ils étaient, & s’ils ne s’en doutaient point.
 
— Pour moi, Madame, dit monſieur de Nemours, je n’ai pas d’incertitude ; mais comme madame de Clèves n’a pas les meſmes raiſons pour deviner qui je ſuis que celles que j’ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre Majeſté eût la bonté de luy apprendre mon nom.
 
— Je crois, dit madame la dauphine, qu’elle le ſçoit auſſi bien que vous ſavez le ſien.
 
— Je vous aſſure, Madame, reprit madame de Clèves, qui paraiſſçoit un peu embarraſſée, que je ne devine pas ſi bien que vous penſez.
 
— Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine ; & il y a meſme quelque choſe d’obligeant pour monſieur de Nemours, à ne vouloir pas avouer que vous le connaiſſez ſans l’avoir jamais vu.
 
La Reine les interrompit pour faire continuer le bal ; monſieur de Nemours prit la Reine dauphine. Cette princeſſe étoit d’une parfaite beauté, & avoit paru telle aux yeux de monſieur de Nemours, avant qu’il allat en Flandre ; mais de tout le ſoyr, il ne put admirer que madame de Clèves.
 
Le chevalier de Guiſe, qui l’adoroit toujours, étoit à ſes pieds, & ce qui ſe venoit de paſſer luy avoit donné une douleur ſenſible. Il prit comme un préſage, que la fortune deſtinoit monſieur de Nemours à eſtre amoureux de madame de Clèves ; & ſoyt qu’en effet il eût paru quelque trouble ſur ſon viſage, ou que la jalouſie fit voir au chevalier de Guiſe au-delà de la vérité, il crut qu’elle avoit été touchée de la vue de ce prince, & il ne put s’empeſcher de luy dire que monſieur de Nemours étoit bien heureux de commencer à eſtre connu d’elle, par une aventure qui avoit quelque choſe de galant & d’extraordinaire.
 
Madame de Clèves revint chez elle, l’eſprit ſi rempli de tout ce qui s’étoit paſſé au bal, que, quoyqu’il fût fort tard, elle alla dans la chambre de ſa mère pour luy en rendre compte ; & elle luy loua monſieur de Nemours avec un certain air qui donna à madame de Chartres la meſme penſée qu’avoit eue le chevalier de Guiſe.
 
Le lendemain, la cérémonie des noces ſe fit. Madame de Clèves y vit le duc de Nemours avec une mine & une grace ſi admirables, qu’elle en fut encore plus ſurpriſe.
 
Les jours ſuivants, elle le vit chez la Reine dauphine, elle le vit jouer à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague, elle l’entendit parler ; mais elle le vit toujours ſurpaſſer de ſi loin tous les autres, & ſe rendre tellement maître de la converſation dans tous les lieux où il était, par l’air de ſa perſonne & par l’agrément de ſon eſprit, qu’il fit, en peu de temps, une grande impreſſion dans ſon cœur.
 
Il eſt vrai auſſi que, comme monſieur de Nemours ſentoit pour elle une inclination violente, qui luy donnoit cette douceur & cet enjouement qu’inſpirent les premiers déſirs de plaire, il étoiteſtoit encore plus aimable qu’il n’avoit accoutumé de l’eſtre ; de ſorte que, ſe voyant ſouvent, & ſe voyant l’un & l’autre ce qu’il y avoit de plus parfait à la cour, il étoiteſtoit difficyle qu’ils ne ſe pluſſent infiniment.
 
La ducheſſe de Valentinois étoiteſtoit de toutes les parties de plaiſir, & le Roy avoit pour elle la meſme vivacité & les meſmes ſoyns que dans les commencements de ſa paſſion. Madame de Clèves, qui étoiteſtoit dans cet age où l’on ne croit pas qu’une femme puiſſe eſtre aimée quand elle a paſſé vingt-cinq ans, regardoit avec un extreſme étonnement l’attachement que le Roy avoit pour cette ducheſſe, qui étoiteſtoit grand-mère, & qui venoit de marier ſa petite-fille. Elle en parloit ſouvent à madame de Chartres : — Eſt-il poſſible, Madame, luy diſçait-elle, qu’il y oit ſi longtemps que le Roy en ſoyt amoureux ? Comment s’eſt-il pu attacher à une perſonne qui étoiteſtoit beaucoup plus agée que luy, qui avoit été maîtreſſe de ſon père, & qui l’eſt encore de beaucoup d’autres, à ce que j’ai ouï dire ?
 
— Il eſt vrai, répondit-elle, que ce n’eſt ni le mérite, ni la fidélité de madame de Valentinois, qui a fait naître la paſſion du roi, ni qui l’a conſervée, & c’eſt auſſi en quoy il n’eſt pas excuſable ; car ſi cette femme avoit eu de la jeuneſſe & de la beauté jointes à ſa naiſſance, qu’elle eût eu le mérite de n’avoir jamais rien aimé, qu’elle eût aimé le Roy avec une fidélité exacte, qu’elle l’eût aimé par rapport à ſa ſeule perſonne, ſans intéreſt de grandeur, ni de fortune, & ſans ſe ſervir de ſon pouvoir que pour des choſes honneſtes ou agréables au Roy meſme, il faut avouer qu’on auroit eu de la peine à s’empeſcher de louer ce prince du grand attachement qu’il a pour elle. Si je ne craignais, continua madame de Chartres, que vous diſiez de moi ce que l’on dit de toutes les femmes de mon age qu’elles aiment à conter les hiſtoires de leur temps, je vous apprendrais le commencement de la paſſion du Roy pour cette ducheſſe, & pluſieurs choſes de la cour du feu roi, qui ont meſme beaucoup de rapport avec celles qui ſe paſſent encore préſentement.
 
— Bien loin de vous accuſer, reprit madame de Clèves, de redire les hiſtoires paſſées, je me plains, Madame, que vous ne m’ayez pas inſtruite des préſentes, & que vous ne m’ayez point appris les divers intéreſts & les diverſes liaiſons de la cour. Je les ignore ſi entièrement, que je croyais, il y a peu de jours, que monſieur le connétable étoiteſtoit fort bien avec la reine.
 
— Vous aviez une opinion bien oppoſée à la vérité, répondit madame de Chartres. La Reine hoit monſieur le connétable, & ſi elle a jamais quelque pouvoir, il ne s’en apercevra que trop. Elle ſçoit qu’il a dit pluſieurs fois au Roy que, de tous ſes enfants, il n’y avoit que les naturels qui luy reſſemblaſſent.
 
— Je n’euſſe jamais ſoupçonné cette haine, interrompit madame de Clèves, après avoir vu le ſoyn que la Reine avoit d’écrire à monſieur le connétable pendant ſa priſon, la joie qu’elle a témoignée à ſon retour, & comme elle l’appelle toujours mon compère, auſſi bien que le roi.
 
— Si vous jugez ſur les apparences en ce lieu-ci, répondit madame de Chartres, vous ſerez ſouvent trompée : ce qui paraît n’eſt preſque jamais la vérité.
 
— « Mais pour revenir à madame de Valentinois, vous ſavez qu’elle s’appelle Diane de Poitiers ; ſa maiſon eſt tres-illuſtre, elle vient des anciens ducs d’Aquitaine, ſon aïeule étoiteſtoit fille naturelle de Louis XI, & enfin il n’y a rien que de grand dans ſa naiſſance. Saint-Vallier, ſon père, ſe trouva embarraſſé dans l’affaire du connétable de Bourbon, dont vous avez ouï parler. Il fut condamné à avoir la teſte tranchée, & conduit ſur l’échafaud. Sa fille, dont la beauté étoiteſtoit admirable, & qui avoit déjà plu au feu roi, fit ſi bien (je ne ſais par quels moyens) qu’elle obtint la vie de ſon père. On luy porta ſa grace, comme il n’attendoit que le coup de la mort ; mais la peur l’avoit tellement ſaiſi, qu’il n’avoit plus de connaiſſance, & il mourut peu de jours après. Sa fille parut à la cour comme la maîtreſſe du roi. Le voyage d’Italie & la priſon de ce prince interrompirent cette paſſion. Lorſqu’il revint d’Eſpagne, & que mademoiſelle la régente alla au-devant de luy à Bayonne, elle mena toutes ſes filles, parmi leſquelles étoiteſtoit mademoiſelle de Piſſeleu, qui a été depuis la ducheſſe d’Étampes. Le Roy en devint amoureux. Elle étoiteſtoit inférieure en naiſſance, en eſprit & en beauté à madame de Valentinois, & elle n’avoit au-deſſus d’elle que l’avantage de la grande jeuneſſe. Je luy ai ouï dire pluſieurs fois qu’elle étoiteſtoit née le jour que Diane de Poitiers avoit été mariée ; la haine le luy faiſçoit dire, & non pas la vérité : car je ſuis bien trompée, ſi la ducheſſe de Valentinois n’épouſa monſieur de Brézé, grand ſénéchal de Normandie, dans le meſme temps que le Roy devint amoureux de madame d’Étampes. Jamais il n’y a eu une ſi grande haine que l’a été celle de ces deux femmes. La ducheſſe de Valentinois ne pouvoit pardonner à madame d’Étampes de luy avoir oſté le titre de maîtreſſe du roi. Madame d’Étampes avoit une jalouſie violente contre madame de Valentinois, parce que le Roy conſervoit un commerce avec elle. Ce prince n’avoit pas une fidélité exacte pour ſes maîtreſſes ; il y en avoit toujours une qui avoit le titre & les honneurs ; mais les dames que l’on appeloit de la petite bande le partageaient tour à tour. La perte du dauphin, ſon fils, qui mourut à Tournon, & que l’on crut empoiſonné, luy donna une ſenſible affliction. Il n’avoit pas la meſme tendreſſe, ni le meſme goût pour ſon ſecond fils, qui règne préſentement ; il ne luy trouvoit pas aſſez de hardieſſe, ni aſſez de vivacité. Il s’en plaignit un jour à madame de Valentinois, & elle luy dit qu’elle vouloit le faire devenir amoureux d’elle, pour le rendre plus vif & plus agréable. Elle y réuſſit comme vous le voyez ; il y a plus de vingt ans que cette paſſion dure, ſans qu’elle oit été altérée ni par le temps, ni par les obſtacles.
 
— « Le feu Roy s’y oppoſa d’abord ; & ſoyt qu’il eût encore aſſez d’amour pour madame de Valentinois pour avoir de la jalouſie, ou qu’il fût pouſſé par la ducheſſe d’Étampes, qui étoiteſtoit au déſeſpoir que monſieur le dauphin fût attaché à ſon ennemie, il eſt certain qu’il vit cette paſſion avec une colère & un chagrin dont il donnoit tous les jours des marques. Son fils ne craignit ni ſa colère, ni ſa haine, & rien ne put l’obliger à diminuer ſon attachement, ni à le cacher ; il fallut que le Roy s’accoutumat à le ſouffrir. Auſſi cette oppoſition à ſes volontez l’éloigna encore de luy, & l’attacha davantage au duc d’Orléans, ſon troiſième fils. C’étoitC’eſtoit un prince bien fait, beau, plein de feu & d’ambition, d’une jeuneſſe fougueuſe, qui avoit beſoin d’eſtre modéré, mais qui eût fait auſſi un prince d’une grande élévation, ſi l’age eût mûri ſon eſprit.
 
— « Le rang d’aîné qu’avoit le dauphin, & la faveur du Roy qu’avoit le duc d’Orléans, faiſaient entre eux une ſorte d’émulation, qui alloit juſqu’à la haine. Cette émulation avoit commencé dès leur enfance, & s’étoits’eſtoit toujours conſervée. Lorſque l’Empereur paſſa en France, il donna une préférence entière au duc d’Orléans ſur monſieur le dauphin, qui la reſſentit ſi vivement, que, comme cet Empereur étoiteſtoit à Chantilly, il voulut obliger monſieur le connétable à l’arreſter, ſans attendre le commandement du roi. Monſieur le connétable ne le voulut pas, le Roy le blama dans la ſuite, de n’avoir pas ſuivi le conſeil de ſon fils ; & lorſqu’il l’éloigna de la cour, cette raiſon y eut beaucoup de part.
 
— « La diviſion des deux frères donna la penſée à la ducheſſe d’Étampes de s’appuyer de monſieur le duc d’Orléans, pour la ſoutenir auprès du Roy contre madame de Valentinois. Elle y réuſſit : ce prince, ſans eſtre amoureux d’elle, n’entra guère moins dans ſes intéreſts, que le dauphin étoiteſtoit dans ceux de madame de Valentinois. Cela fit deux cabales dans la cour, telles que vous pouvez vous les imaginer ; mais ces intrigues ne ſe bornèrent pas ſeulement à des démeſlez de femmes.
 
— « L’Empereur, qui avoit conſervé de l’amitié pour le duc d’Orléans, avoit offert pluſieurs fois de luy remettre le duché de Milan. Dans les propoſitions qui ſe firent depuis pour la paix, il faiſçoit eſpérer de luy donner les dix-ſept provinces, & de luy faire épouſer ſa fille. Monſieur le dauphin ne ſouhaitoit ni la paix, ni ce mariage. Il ſe ſervit de monſieur le connétable, qu’il a toujours aimé, pour faire voir au Roy de quelle importance il étoiteſtoit de ne pas donner à ſon ſucceſſeur un frère auſſi puiſſant que le ſeroit un duc d’Orléans, avec l’alliance de l’Empereur & les dix-ſept provinces. Monſieur le connétable entra d’autant mieux dans les ſentiments de monſieur le dauphin, qu’il s’oppoſçoit par là à ceux de madame d’Étampes, qui étoiteſtoit ſon ennemie déclarée, & qui ſouhaitoit ardemment l’élévation de monſieur le duc d’Orléans.
 
— « Monſieur le dauphin commandoit alors l’armée du Roy en Champagne & avoit réduit celle de l’Empereur en une telle extrémité, qu’elle eût péri entièrement, ſi la ducheſſe d’Étampes, craignant que de trop grands avantages ne nous fiſſent refuſer la paix & l’alliance de l’Empereur pour monſieur le duc d’Orléans, n’eût fait ſecrètement avertir les ennemis de ſurprendre Épernay & Chateau-Thierry, qui étaienteſtoient pleins de vivres. Ils le firent, & ſauvèrent par ce moyen toute leur armée.
 
— « Cette ducheſſe ne jouit pas longtemps du ſuccès de ſa trahiſon. Peu après, monſieur le duc d’Orléans mourut à Farmoutier, d’une eſpèce de maladie contagieuſe. Il aimoit une des plus belles femmes de la cour, & en étoiteſtoit aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce qu’elle a vécu depuis avec tant de ſageſſe & qu’elle a meſme caché avec tant de ſoyn la paſſion qu’elle avoit pour ce prince, qu’elle a mérité que l’on conſerve ſa réputation. Le haſard fit qu’elle reçut la nouvelle de la mort de ſon mari, le meſme jour qu’elle apprit celle de monſieur d’Orléans ; de ſorte qu’elle eut ce prétexte pour cacher ſa véritable affliction, ſans avoir la peine de ſe contraindre.
 
— « Le Roy ne ſurvécut guère le prince ſon fils, il mourut deux ans après. Il recommanda à monſieur le dauphin de ſe ſervir du cardinal de Tournon & de l’amiral d’Annebauld, & ne parla point de monſieur le connétable, qui étoiteſtoit pour lors relégué à Chantilly. Ce fut néanmoins la première choſe que fit le roi, ſon fils, de le rappeler, & de luy donner le gouvernement des affaires.
 
— « Madame d’Étampes fut chaſſée, & reçut tous les mauvais traitements qu’elle pouvoit attendre d’une ennemie toute-puiſſante ; la ducheſſe de Valentinois ſe vengea alors pleinement, & de cette ducheſſe & de tous ceux qui luy avaient déplu. Son pouvoir parut plus abſolu ſur l’eſprit du roi, qu’il ne paraiſſçoit encore pendant qu’il étoiteſtoit dauphin. Depuis douze ans que ce prince règne, elle eſt maîtreſſe abſolue de toutes choſes ; elle diſpoſe des charges & des affaires ; elle a fait chaſſer le cardinal de Tournon, le chancelier Ollivier, & Villeroy. Ceux qui ont voulu éclairer le Roy ſur ſa conduite ont péri dans cette entrepriſe. Le comte de Taix, grand maître de l’artillerie, qui ne l’aimoit pas, ne put s’empeſcher de parler de ſes galanteries, & ſurtout de celle du comte de Briſſac, dont le Roy avoit déjà eu beaucoup de jalouſie ; néanmoins elle fit ſi bien, que le comte de Taix fut diſgracié ; on luy oſta ſa charge ; et, ce qui eſt preſque incroyable, elle la fit donner au comte de Briſſac, & l’a fait enſuite maréchal de France. La jalouſie du Roy augmenta néanmoins d’une telle ſorte, qu’il ne put ſouffrir que ce maréchal demeurat à la cour ; mais la jalouſie, qui eſt aigre & violente en tous les autres, eſt douce & modérée en luy par l’extreſme reſpect qu’il a pour ſa maîtreſſe ; en ſorte qu’il n’oſa éloigner ſon rival, que ſur le prétexte de luy donner le gouvernement de Piémont. Il y a paſſé pluſieurs années ; il revint, l’hiver dernier, ſur le prétexte de demander des troupes & d’autres choſes néceſſaires pour l’armée qu’il commande. Le déſir de revoir madame de Valentinois, & la crainte d’en eſtre oublié, avoit peut-eſtre beaucoup de part à ce voyage. Le Roy le reçut avec une grande froideur. Meſſieurs de Guiſe qui ne l’aiment pas, mais qui n’oſent le témoigner à cauſe de madame de Valentinois, ſe ſervirent de monſieur le vidame, qui eſt ſon ennemi déclaré, pour empeſcher qu’il n’obtînt aucune des choſes qu’il étoiteſtoit venu demander. Il n’étoitn’eſtoit pas difficyle de luy nuire : le Roy le haïſſçait, & ſa préſence luy donnoit de l’inquiétude ; de ſorte qu’il fut contraint de s’en retourner ſans remporter aucun fruit de ſon voyage, que d’avoir peut-eſtre rallumé dans le cœur de madame de Valentinois des ſentiments que l’abſence commençoit d’éteindre. Le Roy a bien eu d’autres ſujets de jalouſie ; mais ou il ne les a pas connus, ou il n’a oſé s’en plaindre.
 
— « Je ne ſais, ma fille, ajouta madame de Chartres, ſi vous ne trouverez point que je vous ai plus appris de choſes, que vous n’aviez envie d’en ſavoir.
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— Je ſuis tres-éloignée, Madame, de faire cette plainte, répondit madame de Clèves ; & ſans la peur de vous importuner, je vous demanderais encore pluſieurs circonſtances que j’ignore.
 
La paſſion de monſieur de Nemours pour madame de Clèves fut d’abord ſi violente, qu’elle luy oſta le goût & meſme le ſouvenir de toutes les perſonnes qu’il avoit aimées, & avec qui il avoit conſervé des commerces pendant ſon abſence. Il ne prit pas ſeulement le ſoyn de chercher des prétextes pour rompre avec elles ; il ne put ſe donner la patience d’écouter leurs plaintes, & de répondre à leurs reproches. Madame la dauphine, pour qui il avoit eu des ſentiments aſſez paſſionnez, ne put tenir dans ſon cœur contre madame de Clèves. Son impatience pour le voyage d’Angleterre commença meſme à ſe ralentir, & il ne preſſa plus avec tant d’ardeur les choſes qui étaienteſtoient néceſſaires pour ſon départ. Il alloit ſouvent chez la Reine dauphine, parce que madame de Clèves y alloit ſouvent, & il n’étoitn’eſtoit pas faché de laiſſer imaginer ce que l’on avoit cru de ſes ſentiments pour cette reine. Madame de Clèves luy paraiſſçoit d’un ſi grand prix, qu’il ſe réſolut de manquer plutoſt à luy donner des marques de ſa paſſion, que de haſarder de la faire connaître au public. Il n’en parla pas meſme au vidame de Chartres, qui étoiteſtoit ſon ami intime, & pour qui il n’avoit rien de caché. Il prit une conduite ſi ſage, & s’obſerva avec tant de ſoyn, que perſonne ne le ſoupçonna d’eſtre amoureux de madame de Clèves, que le chevalier de Guiſe ; & elle auroit eu peine à s’en apercevoir elle-meſme, ſi l’inclination qu’elle avoit pour luy ne luy eût donné une attention particulière pour ſes actions, qui ne luy permît pas d’en douter.
 
Elle ne ſe trouva pas la meſme diſpoſition à dire à ſa mère ce qu’elle penſçoit des ſentiments de ce prince, qu’elle avoit eue à luy parler de ſes autres amants ; ſans avoir un deſſein formé de luy cacher, elle ne luy en parla point. Mais madame de Chartres ne le voyoit que trop, auſſi bien que le penchant que ſa fille avoit pour luy. Cette connaiſſance luy donna une douleur ſenſible ; elle jugeoit bien le péril où étoiteſtoit cette jeune perſonne, d’eſtre aimée d’un homme fait comme monſieur de Nemours pour qui elle avoit de l’inclination. Elle fut entièrement confirmée dans les ſoupçons qu’elle avoit de cette inclination par une choſe qui arriva peu de jours après.
 
Le maréchal de Saint-André, qui cherchoit toutes les occaſions de faire voir ſa magnificence, ſupplia le roi, ſur le prétexte de luy montrer ſa maiſon, qui ne venoit que d’eſtre achevée, de luy vouloir faire l’honneur d’y aller ſouper avec les reines. Ce maréchal étoiteſtoit bien aiſe auſſi de faire paraître aux yeux de madame de Clèves cette dépenſe éclatante qui alloit juſqu’à la profuſion.
 
Quelques jours avant celuy qui avoit été choiſi pour ce ſouper, le Roy dauphin, dont la ſanté étoiteſtoit aſſez mauvaiſe, s’étoits’eſtoit trouvé mal, & n’avoit vu perſonne. La reine, ſa femme, avoit paſſé tout le jour auprès de luy. Sur le ſoyr, comme il ſe portoit mieux, il fit entrer toutes les perſonnes de qualité qui étaienteſtoient dans ſon antichambre. La Reine dauphine s’en alla chez elle ; elle y trouva madame de Clèves & quelques autres dames qui étaienteſtoient le plus dans ſa familiarité.
 
Comme il étoiteſtoit déjà aſſez tard, & qu’elle n’étoitn’eſtoit point habillée, elle n’alla pas chez la Reine ; elle fit dire qu’on ne la voyoit point, & fit apporter ſes pierreries afin d’en choiſir pour le bal du maréchal de Saint-André, & pour en donner à madame de Clèves, à qui elle en avoit promis. Comme elles étaienteſtoient dans cette occupation, le prince de Condé arriva. Sa qualité luy rendoit toutes les entrées libres. La Reine dauphine luy dit qu’il venoit ſans doute de chez le Roy ſon mari, & luy demanda ce que l’on y faiſçait.
 
— L’on diſpute contre monſieur de Nemours, Madame, répondit-il ; & il défend avec tant de chaleur la cauſe qu’il ſoutient, qu’il faut que ce ſoyt la ſienne. Je crois qu’il a quelque maîtreſſe qui luy donne de l’inquiétude quand elle eſt au bal, tant il trouve que c’eſt une choſe facheuſe pour un amant, que d’y voir la perſonne qu’il aime.
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— Monſieur de Nemours trouve, répliqua le prince de Condé, que le bal eſt ce qu’il y a de plus inſupportable pour les amants, ſoyt qu’ils ſoyent aimez, ou qu’ils ne le ſoyent pas. Il dit que s’ils ſont aimez, ils ont le chagrin de l’eſtre moins pendant pluſieurs jours ; qu’il n’y a point de femme que le ſoyn de ſa parure n’empeſche de ſonger à ſon amant ; qu’elles en ſont entièrement occupées ; que ce ſoyn de ſe parer eſt pour tout le monde, auſſi bien que pour celuy qu’elles aiment ; que lorſqu’elles ſont au bal, elles veulent plaire à tous ceux qui les regardent ; que, quand elles ſont contentes de leur beauté, elles en ont une joie dont leur amant ne fait pas la plus grande partie. Il dit auſſi que, quand on n’eſt point aimé, on ſouffre encore davantage de voir ſa maîtreſſe dans une aſſemblée ; que plus elle eſt admirée du public, plus on ſe trouve malheureux de n’en eſtre point aimé ; que l’on craint toujours que ſa beauté ne faſſe naître quelque amour plus heureux que le ſien. Enfin il trouve qu’il n’y a point de ſouffrance pareille à celle de voir ſa maîtreſſe au bal, ſi ce n’eſt de ſavoir qu’elle y eſt & de n’y eſtre pas.
 
Madame de Clèves ne faiſçoit pas ſemblant d’entendre ce que diſçoit le prince de Condé ; mais elle l’écoutoit avec attention. Elle jugeoit aiſément quelle part elle avoit à l’opinion que ſoutenoit monſieur de Nemours, & ſurtout à ce qu’il diſçoit du chagrin de n’eſtre pas au bal où étoiteſtoit ſa maîtreſſe, parce qu’il ne devoit pas eſtre à celuy du maréchal de Saint-André, & que le Roy l’envoyoit au-devant du duc de Ferrare.
 
La Reine dauphine rioit avec le prince de Condé, & n’approuvoit pas l’opinion de monſieur de Nemours.
 
— Il n’y a qu’une occaſion, Madame, luy dit ce prince où monſieur de Nemours conſente que ſa maîtreſſe aille au bal, qu’alors que c’eſt luy qui le donne ; & il dit que l’année paſſée qu’il en donna un à Votre Majeſté, ii trouva que ſa maîtreſſe luy faiſçoit une faveur d’y venir, quoyqu’elle ne ſemblat que vous y ſuivre ; que c’eſt toujours faire une grace à un amant, que d’aller prendre ſa part a un plaiſir qu’il donne ; que c’eſt auſſi une choſe agréable pour l’amant, que ſa maîtreſſe le voie le maître d’un lieu où eſt toute la cour, & qu’elle le voie ſe bien acquitter d’en faire les honneurs.
 
— Monſieur de Nemours avoit raiſon, dit la Reine dauphine en ſouriant, d’approuver que ſa maîtreſſe allat au bal. Il y avoit alors un ſi grand nombre de femmes à qui il donnoit cette qualité, que ſi elles n’y fuſſent point venues, il y auroit eu peu de monde.
 
Sitoſt que le prince de Condé avoit commencé à conter les ſentiments de monſieur de Nemours ſur le bal, madame de Clèves avoit ſenti une grande envie de ne point aller à celuy du maréchal de Saint-André. Elle entra aiſément dans l’opinion qu’il ne falloit pas aller chez un homme dont on étoiteſtoit aimée, & elle fut bien aiſe d’avoir une raiſon de ſévérité pour faire une choſe qui étoiteſtoit une faveur pour monſieur de Nemours ; elle emporta néanmoins la parure que luy avoit donnée la Reine dauphine ; mais le ſoyr, lorſqu’elle la montra à ſa mère, elle luy dit qu’elle n’avoit pas deſſein de s’en ſervir ; que le maréchal de Saint-André prenoit tant de ſoyn de faire voir qu’il étoiteſtoit attaché à elle, qu’elle ne doutoit point qu’il ne voulût auſſi faire croire qu’elle auroit part au divertiſſement qu’il devoit donner au roi, & que, ſous prétexte de faire l’honneur de chez luy, il luy rendroit des ſoyns dont peut-eſtre elle ſeroit embarraſſée.
 
Madame de Chartres combattit quelque temps l’opinion de ſa fille, comme la trouvant particulière ; mais voyant qu’elle s’y opiniatrait, elle s’y rendit, & luy dit qu’il falloit donc qu’elle fît la malade pour avoir un prétexte de n’y pas aller, parce que les raiſons qui l’en empeſchaient ne ſeraient pas approuvées, & qu’il falloit meſme empeſcher qu’on ne les ſoupçonnat. Madame de Clèves conſentit volontiers à paſſer quelques jours chez elle, pour ne point aller dans un lieu où monſieur de Nemours ne devoit pas eſtre ; & il partit ſans avoir le plaiſir de ſavoir qu’elle n’iroit pas.
 
Il revint le lendemain du bal, il ſut qu’elle ne s’y étoiteſtoit pas trouvée ; mais comme il ne ſavoit pas que l’on eût redit devant elle la converſation de chez le Roy dauphin, il étoiteſtoit bien éloigné de croire qu’il fût aſſez heureux pour l’avoir empeſchée d’y aller.
 
Le lendemain, comme il étoiteſtoit chez la reine, & qu’il parloit à madame la dauphine, madame de Chartres & madame de Clèves y vinrent, & s’approchèrent de cette princeſſe. Madame de Clèves étoiteſtoit un peu négligée, comme une perſonne qui s’étoits’eſtoit trouvée mal ; mais ſon viſage ne répondoit pas à ſon habillement.
 
— Vous voilà ſi belle, luy dit madame la dauphine, que je ne ſaurais croire que vous ayez été malade. Je penſe que monſieur le prince de Condé, en vous contant l’avis de monſieur de Nemours ſur le bal, vous a perſuadée que vous feriez une faveur au maréchal de Saint-André d’aller chez luy, & que c’eſt ce qui vous a empeſchée d’y venir.
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Madame de Chartres vit dans ce moment pourquoy ſa fille n’avoit pas voulu aller au bal ; & pour empeſcher que monſieur de Nemours ne le jugeat auſſi bien qu’elle, elle prit la parole avec un air qui ſembloit eſtre appuyé ſur la vérité.
 
— Je vous aſſure, Madame, dit-elle à madame la dauphine, que Votre Majeſté fait plus d’honneur à ma fille qu’elle n’en mérite. Elle étoiteſtoit véritablement malade ; mais je crois que ſi je ne l’en euſſe empeſchée, elle n’eût pas laiſſé de vous ſuivre & de ſe montrer auſſi changée qu’elle était, pour avoir le plaiſir de voir tout ce qu’il y a eu d’extraordinaire au divertiſſement d’hier au ſoyr.
 
Madame la dauphine crut ce que diſçoit madame de Chartres, monſieur de Nemours fut bien faché d’y trouver de l’apparence ; néanmoins la rougeur de madame de Clèves luy fit ſoupçonner que ce que madame la dauphine avoit dit n’étoitn’eſtoit pas entièrement éloigné de la vérité. Madame de Clèves avoit d’abord été fachée que monſieur de Nemours eût eu lieu de croire que c’étoitc’eſtoit luy qui l’avoit empeſchée d’aller chez le maréchal de Saint-André ; mais enſuite elle ſentit quelque eſpèce de chagrin, que ſa mère luy en eût entièrement oſté l’opinion.
 
Quoique l’aſſemblée de Cercamp eût été rompue, les négociations pour la paix avaient toujours continué, & les choſes s’y diſposèrent d’une telle ſorte que, ſur la fin de février, on ſe raſſembla à Cateau-Cambreſis. Les meſmes députez y retournèrent ; & l’abſence du maréchal de Saint-André défit monſieur de Nemours du rival qui luy étoiteſtoit plus redoutable, tant par l’attention qu’il avoit à obſerver ceux qui approchaient madame de Clèves, que par le progrès qu’il pouvoit faire auprès d’elle.
 
Madame de Chartres n’avoit pas voulu laiſſer voir à ſa fille qu’elle connaiſſçoit ſes ſentiments pour le prince, de peur de ſe rendre ſuſpecte ſur les choſes qu’elle avoit envie de luy dire. Elle ſe mit un jour à parler de luy ; elle luy en dit du bien, & y meſla beaucoup de louanges empoiſonnées ſur la ſageſſe qu’il avoit d’eſtre incapable de devenir amoureux, & ſur ce qu’il ne ſe faiſçoit qu’un plaiſir, & non pas un attachement ſérieux du commerce des femmes. « Ce n’eſt pas, ajouta-t-elle, que l’on ne l’oit ſoupçonné d’avoir une grande paſſion pour la Reine dauphine ; je vois meſme qu’il y va tres-ſouvent, & je vous conſeille d’éviter, autant que vous pourrez, de luy parler, & ſurtout en particulier, parce que, madame la dauphine vous traitant comme elle fait, on diroit bientoſt que vous eſtes leur confidente, & vous ſavez combien cette réputation eſt déſagréable. Je ſuis d’avis, ſi ce bruit continue, que vous alliez un peu moins chez madame la dauphine, afin de ne vous pas trouver meſlée dans des aventures de galanterie. »
 
Madame de Clèves n’avoit jamais ouï parler de monſieur de Nemours & de madame la dauphine ; elle fut ſi ſurpriſe de ce que luy dit ſa mère, & elle crut ſi bien voir combien elle s’étoits’eſtoit trompée dans tout ce qu’elle avoit penſé des ſentiments de ce prince, qu’elle en changea de viſage. Madame de Chartres s’en aperçut : il vint du monde dans ce moment, madame de Clèves s’en alla chez elle, & s’enferma dans ſon cabinet.
 
L’on ne peut exprimer la douleur qu’elle ſentit, de connaître, par ce que luy venoit de dire ſa mère, l’intéreſt qu’elle prenoit à monſieur de Nemours : elle n’avoit encore oſé ſe l’avouer à elle-meſme. Elle vit alors que les ſentiments qu’elle avoit pour luy étaienteſtoient ceux que monſieur de Clèves luy avoit tant demandez ; elle trouva combien il étoiteſtoit honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritait. Elle ſe ſentit bleſſée & embarraſſée de la crainte que monſieur de Nemours ne la voulût faire ſervir de prétexte à madame la dauphine, & cette penſée la détermina à conter à madame de Chartres ce qu’elle ne luy avoit point encore dit.
 
Elle alla le lendemain matin dans ſa chambre pour exécuter ce qu’elle avoit réſolu ; mais elle trouva que madame de Chartres avoit un peu de fièvre, de ſorte qu’elle ne voulut pas luy parler. Ce mal paraiſſçoit néanmoins ſi peu de choſe, que madame de Clèves ne laiſſa pas d’aller l’après dînée chez madame la dauphine : elle étoiteſtoit dans ſon cabinet avec deux ou trois dames qui étaienteſtoient le plus avant dans ſa familiarité.
 
— Nous parlions de monſieur de Nemours, luy dit cette Reine en la voyant, & nous admirions combien il eſt changé depuis ſon retour de Bruxelles. Devant que d’y aller, il avoit un nombre infini de maîtreſſes, & c’étoitc’eſtoit meſme un défaut en luy ; car il ménageoit également celles qui avaient du mérite & celles qui n’en avaient pas. Depuis qu’il eſt revenu, il ne connaît ni les unes ni les autres ; il n’y a jamais eu un ſi grand changement ; je trouve meſme qu’il y en a dans ſon humeur, & qu’il eſt moins gai que de coutume.
 
Madame de Clèves ne répondit rien ; & elle penſçoit avec honte qu’elle auroit pris tout ce que l’on diſçoit du changement de ce prince pour des marques de ſa paſſion, ſi elle n’avoit point été détrompée. Elle ſe ſentoit quelque aigreur contre madame la dauphine, de luy voir chercher des raiſons & s’étonner d’une choſe dont apparemment elle ſavoit mieux la vérité que perſonne. Elle ne put s’empeſcher de luy en témoigner quelque choſe ; & comme les autres dames s’éloignèrent, elle s’approcha d’elle, & luy dit tout bas : — Eſt-ce auſſi pour moi, Madame, que vous venez de parler, & voudriez-vous me cacher que vous fuſſiez celle qui a fait changer de conduite à monſieur de Nemours ?
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— Vous eſtes injuſte, luy dit madame la dauphine ; vous ſavez que je n’ai rien de caché pour vous. Il eſt vrai que monſieur de Nemours, devant que d’aller à Bruxelles, a eu, je crois, intention de me laiſſer entendre qu’il ne me haïſſçoit pas ; mais depuis qu’il eſt revenu, il ne m’a pas meſme paru qu’il ſe ſouvînt des choſes qu’il avoit faites, & j’avoue que j’ai de la curioſité de ſavoir ce qui l’a fait changer. Il ſera bien difficyle que je ne le démeſle, ajouta-t-elle : le vidame de Chartres, qui eſt ſon ami intime, eſt amoureux d’une perſonne ſur qui j’ai quelque pouvoir, & je ſaurai par ce moyen ce qui a fait ce changement.
 
Madame la dauphine parla d’un air qui perſuada madame de Clèves, & elle ſe trouva, malgré elle, dans un état plus calme & plus doux que celuy où elle étoiteſtoit auparavant.
 
Lorſqu’elle revint chez ſa mère, elle ſut qu’elle étoiteſtoit beaucoup plus mal qu’elle ne l’avoit laiſſée. La fièvre luy avoit redoublé, et, les jours ſuivants, elle augmenta de telle ſorte, qu’il parut que ce ſeroit une maladie conſidérable. Madame de Clèves étoiteſtoit dans une affliction extreſme, elle ne ſortoit point de la chambre de ſa mère ; monſieur de Clèves y paſſçoit auſſi preſque tous les jours, & par l’intéreſt qu’il prenoit à madame de Chartres, & pour empeſcher ſa femme de s’abandonner à la triſteſſe, mais pour avoir auſſi le plaiſir de la voir ; ſa paſſion n’étoitn’eſtoit point diminuée.
 
Monſieur de Nemours, qui avoit toujours eu beaucoup d’amitié pour luy, n’avoit pas ceſſé de luy en témoigner depuis ſon retour de Bruxelles. Pendant la maladie de madame de Chartres, ce prince trouva le moyen de voir pluſieurs fois madame de Clèves, en faiſant ſemblant de chercher ſon mari, ou de le venir prendre pour le mener promener. Il le cherchoit meſme à des heures où il ſavoit bien qu’il n’y étoiteſtoit pas, & ſous le prétexte de l’attendre, il demeuroit dans l’antichambre de madame de Chartres, où il y avoit toujours pluſieurs perſonnes de qualité. Madame de Clèves y venoit ſouvent, et, pour eſtre affligée, elle n’en paraiſſçoit pas moins belle à monſieur de Nemours. Il luy faiſçoit voir combien il prenoit d’intéreſt à ſon affliction, & il luy en parloit avec un air ſi doux & ſi ſoumis, qu’il la perſuadoit aiſément que ce n’étoitn’eſtoit pas de madame la dauphine dont il étoiteſtoit amoureux.
 
Elle ne pouvoit s’empeſcher d’eſtre troublée de ſa vue, & d’avoir pourtant du plaiſir à le voir ; mais quand elle ne le voyoit plus, & qu’elle penſçoit que ce charme qu’elle trouvoit dans ſa vue étoiteſtoit le commencement des paſſions, il s’en falloit peu qu’elle ne crût le haïr par la douleur que luy donnoit cette penſée.
 
Madame de Chartres empira ſi conſidérablement, que l’on commença à déſeſpérer de ſa vie ; elle reçut ce que les médecins luy dirent du péril où elle était, avec un courage digne de ſa vertu & de ſa piété. Après qu’ils furent ſortis, elle fit retirer tout le monde, & appeler madame de Clèves.
 
— Il faut nous quitter, ma fille, luy dit-elle, en luy tendant la main ; le péril où je vous laiſſe, & le beſoin que vous avez de moi, augmentent le déplaiſir que j’ai de vous quitter. Vous avez de l’inclination pour monſieur de Nemours ; je ne vous demande point de me l’avouer : je ne ſuis plus en état de me ſervir de votre ſincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me ſuis aperçue de cette inclination ; mais je ne vous en ai pas voulu parler d’abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-meſme. Vous ne la connaiſſez que trop préſentement ; vous eſtes ſur le bord du précipice : il faut de grands efforts & de grandes violences pour vous retenir. Songez ce que vous devez à votre mari ; ſongez ce que vous vous devez à vous-meſme, & penſez que vous allez perdre cette réputation que vous vous eſtes acquiſe, & que je vous ai tant ſouhaitée. Ayez de la force & du courage, ma fille, retirez-vous de la cour, obligez votre mari de vous emmener ; ne craignez point de prendre des partis trop rudes & trop difficyles, quelque affreux qu’ils vous paraiſſent d’abord ; ils ſeront plus doux dans les ſuites que les malheurs d’une galanterie. Si d’autres raiſons que celles de la vertu & de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je ſouhaite, je vous dirais que, ſi quelque choſe étoiteſtoit capable de troubler le bonheur que j’eſpère en ſortant de ce monde, ce ſeroit de vous voir tomber comme les autres femmes ; mais ſi ce malheur vous doit arriver, je reçois la mort avec joie, pour n’en eſtre pas le témoin.
 
Madame de Clèves fondoit en larmes ſur la main de ſa mère, qu’elle tenoit ſerrée entre les ſiennes, & madame de Chartres ſe ſentant touchée elle-meſme : — Adieu, ma fille, luy dit-elle, finiſſons une converſation qui nous attendrit trop l’une & l’autre, & ſouvenez-vous, ſi vous pouvez, de tout ce que je viens de vous dire.
 
Elle ſe tourna de l’autre coſté en achevant ces paroles, & commanda à ſa fille d’appeler ſes femmes, ſans vouloir l’écouter, ni parler davantage. Madame de Clèves ſortit de la chambre de ſa mère en l’état que l’on peut s’imaginer, & madame de Chartres ne ſongea plus qu’à ſe préparer à la mort. Elle vécut encore deux jours, pendant leſquels elle ne voulut plus revoir ſa fille, qui étoiteſtoit la ſeule choſe à quoy elle ſe ſentoit attachée.
 
Madame de Clèves étoiteſtoit dans une affliction extreſme ; ſon mari ne la quittoit point, & ſitoſt que madame de Chartres fut expirée, il l’emmena à la campagne, pour l’éloigner d’un lieu qui ne faiſçoit qu’aigrir ſa douleur. On n’en a jamais vu de pareille ; quoyque la tendreſſe & la reconnaiſſance y euſſent la plus grande part, le beſoin qu’elle ſentoit qu’elle avoit de ſa mère, pour ſe défendre contre monſieur de Nemours, ne laiſſçoit pas d’y en avoir beaucoup. Elle ſe trouvoit malheureuſe d’eſtre abandonnée à elle-meſme, dans un temps où elle étoiteſtoit ſi peu maîtreſſe de ſes ſentiments, & où elle eût tant ſouhaité d’avoir quelqu’un qui pût la plaindre & luy donner de la force. La manière dont monſieur de Clèves en uſçoit pour elle luy faiſçoit ſouhaiter plus fortement que jamais, de ne manquer à rien de ce qu’elle luy devait. Elle luy témoignoit auſſi plus d’amitié & plus de tendreſſe qu’elle n’avoit encore fait ; elle ne vouloit point qu’il la quittat, & il luy ſembloit qu’à force de s’attacher à luy, il la défendroit contre monſieur de Nemours.
 
Ce prince vint voir monſieur de Clèves à la campagne. Il fit ce qu’il put pour rendre auſſi une viſite à madame de Clèves ; mais elle ne le voulut point recevoir, et, ſentant bien qu’elle ne pouvoit s’empeſcher de le trouver aimable, elle avoit fait une forte réſolution de s’empeſcher de le voir, & d’en éviter toutes les occaſions qui dépendraient d’elle.
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Monſieur de Clèves vint à Paris pour faire ſa cour, & promit à ſa femme de s’en retourner le lendemain ; il ne revint néanmoins que le jour d’après.
 
— Je vous attendis tout hier, luy dit madame de Clèves, lorſqu’il arriva ; & je vous dois faire des reproches de n’eſtre pas venu, comme vous me l’aviez promis. Vous ſavez que ſi je pouvais ſentir une nouvelle affliction en l’état où je ſuis, ce ſeroit la mort de madame de Tournon, que j’ai appriſe ce matin. J’en aurais été touchée quand je ne l’aurais point connue ; c’eſt toujours une choſe digne de pitié, qu’une femme jeune & belle comme celle-là ſoyt morte en deux jours ; mais de plus, c’étoitc’eſtoit une des perſonnes du monde qui me plaiſçoit davantage, & qui paraiſſçoit avoir autant de ſageſſe que de mérite.
 
— Je fus tres-faché de ne pas revenir hier, répondit monſieur de Clèves ; mais j’étais ſi néceſſaire à la conſolation d’un malheureux, qu’il m’étoitm’eſtoit impoſſible de le quitter. Pour madame de Tournon, je ne vous conſeille pas d’en eſtre affligée, ſi vous la regrettez comme une femme pleine de ſageſſe, & digne de votre eſtime.
 
— Vous m’étonnez, reprit madame de Clèves, & je vous ai ouï dire pluſieurs fois qu’il n’y avoit point de femme à la cour que vous eſtimaſſiez davantage.