« Édouard Manet, étude biographique et critique » : différence entre les versions

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Édouard Manet est né à Paris, en 1833. Je n'ai sur lui que peu de détails biographiques. La vie d'un artiste, en nos temps corrects et policés, est celle d'un bourgeois tranquille, qui peint des tableaux dans son atelier comme d'autres vendent du poivre derrière leur comptoir. La race chevelue de 1830 a même, Dieu merci 1! complètement disparu, et nos peintres sont devenus ce qu'ils doivent être, des gens vivant la vie de tout le monde.
 
Après avoir passé quelques années chez l'abbé Poiloup, à Yaugirard, Édouard Manet termina ses études au collège Rollin. A dix-sept ans, comme il sortait du collège, il se prit d'amour pour la peinture. Terrible amour que celui-là ! Les parents tolèrent une maîtresse, et même deux ; ils ferment les yeux, s'il est nécessaire, sur le dévergondage du cœur et des sens. Mais les arts, la peinture est pour eux la grande Impure, la Courtisane toujours affamée de chair fraîche, qui doit boire le sang de leurs enfants et les tordre tout pantelants, sur sa gorge insatiable. Là est l'orgie, la débauche sans pardon, le spectre sanglant qui se dresse parfois au milieu des familles et qui trouble la paix des foyers domestiques.
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En 1865, Édouard Manet est encore reçu au Salon ; il expose un ''Jésus insulté par les soldats'', et son chef-d'œuvre, son ''Olympia''. J'ai dit chef-d'œuvre, et je ne relire pas le mot. Je prétends que celte toile est véritablement la chair et le sang du peintre. Elle le contient tout entier et ne contient que lui. Elle restera comme l'œuvre caractéristique de son talent, comme la marque la plus haute de sa puissance. J'ai lu en elle la personnalité d'Édouard Manet, et lorsque j'ai analysé le tempérament de l'artiste, j'avais uniquement devant les yeux cette toile qui renferme toutes les autres. Nous avons ici, comme disent les amuseurs publics, une gravure d'Épinal. Olympia, couchée sur des linges blancs, fait une grande tache pâle sur le fond noir ; dans ce fond noir se trouvent la tète de la négresse qui apporte un bouquet et ce fameux chat qui a tant égayé le public. Au premier regard, on ne distingue ainsi que deux teintes dans le tableau, deux teintes violentes, s'enlevant l'une sur l'autre. D'ailleurs, les détails ont disparu. Regardez la tête de la jeune fille : les lèvres sont deux_minces lignes rosés, les yeux se réduisent à quelques traits noirs. Voyez maintenant le bouquet, et de près, je vous prie : des plaques rosés, des plaques bleues, des plaques vertes. Tout se simplifie, et si vous voulez reconstruire la réalité, il fauït que vous vous reculiez de quelques pas. Alors il arrive une étrange histoire : chaque objet se met à son plan, la tète d'Olympia se détache du fond avec un relief saisissant, le bouquet devient une merveille d'éclat et de fraîcheur. La justesse de l'œil et la simplicité de la main ont fait ce miracle ; le peintre a procédé comme la nature procède elle-même, par masses claires, par larges pans de lumière, et son œuvre a l'aspect un peu rude et austère de la nature. Il y a d'ailleurs des partis-pris ; l'art ne vit que de fanatisme. Et ces partis-pris sont justement cette sécheresse élégante, cette violence des transitions que j'ai signalées. C'est l'accent personnel, la saveur particulière de l'œuvre. Rien n'est d'une finesse plus exquise que les tons pâles des linges de blancs différents sur lesquels Olympia est couchée. Il y a, dans la juxtaposition de ces blancs une immense difficulté vaincue. Le corps lui-même de l'enfant a des pâleurs charmantes ; c'est une jeune fille de seize ans, sans doute un modèle qu'Édouard Manet a tranquillement copié tel qu'il était. Et tout le monde a crié : on a trouvé ce corps nu indécent ; cela devait être, puisque c'est là de la chair, une fille que l'artiste a jetée sur la toile dans sa nudité jeune et déjà fanée. Lorsque nos artistes nous donnent des Vénus, ils corrigent la nature, ils mentent. Édouard Manet s'est demandé pourquoi mentir, pourquoi ne pas dire la vérité ; il nous a fait connaître Olympia, cette fille de nos jours, que vous rencontrez sur les trottoirs et qui serre ses maigres épaules dans un mince châle de laine déteinte. Le public, comme toujours, s'est bien gardé de comprendre ce que voulait le peintre ; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau ; d'autres, plus égrillards, n'auraient pas été fâchés d'y découvrir une intention obscène. Eh ! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n'êtes point ce qu'ils pensent, qu'un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue ; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet ; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu'est-ce que tout cela veut dire ? vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une œuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l'ombre, les réalités des objets et des créatures.
 
J'arrive maintenant aux dernières œuvres, à celles que le public ne connaît pas. Voyez l'instabilité des choses humaines : Édouard Manet, reçu au Salon à deux reprises consécutives, est nettement refusé en 1866 ; on accepte l'élrangeté si originale d’''Olympia'', et l'on ne veut ni du'' Joueur de fifre'' ni de l’''Acteur tragique'', toiles qui, tout en contenant la personnalité entière de l'artiste, ne l'affirment pas si hautement. L’''Acteur tragique'', un portrait de Rouvière en costume d'Hamlet, porte un vêtement noir qui est une merveille d'exécution. J'ai rarement vu de pareilles finesses de ton et une semblable aisance dans la peinture d'étoffes de même couleur juxtaposées. Je préfère d'ailleurs le ''Joueur de fifre'', un petit bon homme, un enfant de troupe musicien, qui souffle dans son instrument de toute son baleinehaleine et de tout son cœur. Un de nos grands paysagistes modernes a dit que ce tableau était « une enseigne de costumier », et je suis de son avis, s'il a voulu dire par là que le costume du jeune musicien était traité avec la simplicité d'une image. Le jaune des galons, le bleu noir de la tunique, le rouge des culottes ne sont encore ici que de larges taches. Et cette simplification produite par l'œil clair et juste de l'artiste, a fait de la toile une œuvre toute blonde, toute naïve, charmante jus qu'à la grâce, réelle jusqu'à l'âpreté.
 
Enfin restent quatre toiles, à peine sèches : le ''Fumeur'', la ''Joueuse de guitare'', un ''Portrait de madame M''…, ''une jeune Dame en 1866''. Le ''Portrait de madame M''… est une des meilleures pages de l'artiste ; je devrais répéter ce que j'ai déjà dit : simplicité et justesse extrêmes, aspect clair et fin. En terminant, je trouve, nettement caractérisée dans ''une jeune Dame en 1866'', cette élégance native qu'Édouard Manet, homme du monde, a au fond de lui. Une jeune femme, vêtue a un long peignoir rosé, est debout, la tête gracieuse-ment penchée, respirant le parfum d'un bouquet de violettes qu'elle tient dans sa main droite ; à sa gauche, un perroquet se courbe sur son perchoir. Le peignoir est d'une grâce infinie, doux à l'œil, très ample et très riche ; le mouvement de la jeune femme a un charme indicible. Cela serait môme trop joli, si le tempérament du peintre ne venait mettre sur cet ensemble l'empreinte de son austérité.