« Voyage autour de ma chambre » : différence entre les versions

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<center>[[Image:Schloss von Chambery - Turm.jpg|200px|Monument de Joseph et Xavier de Maistre à Chambéry]]</center>
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===CHAPITREChapitre PREMIERpremier===
Qu’il est glorieux d’ouvrir une nouvelle carrière et de paraître tout à coup dans le monde savant, un livre de découvertes à la main, comme une comète inattendue étincelle dans l’espace !
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Je suis sûr que tout homme sensé adoptera mon système, de quelque caractère qu’il puisse être, et quel que soit son tempérament ; qu’il soit avare ou prodigue, riche ou pauvre, jeune ou vieux, né sous la zone torride ou près du pôle, il peut voyager comme moi ; enfin, dans l’immense famille des hommes qui fourmillent sur la surface de la terre, il n’en est pas un seul, – non, pas un seul (j’entends de ceux qui habitent des chambres) qui puisse, après avoir lu ce livre, refuser son approbation à la nouvelle manière de voyager que j’introduis dans le monde.
===CHAPITREChapitre II===
Je pourrais commencer l’éloge de mon voyage par dire qu’il ne m’a rien coûté ; cet article mérite attention. Le voilà d’abord prôné, fêté par les gens d’une fortune médiocre ; il est une autre classe d’hommes auprès de laquelle il est encore plus sûr d’un heureux succès, par cette même raison qu’il ne coûte rien. – Auprès de qui donc ? Eh quoi ! vous le demandez ? C’est auprès des gens riches. D’ailleurs, de quelle ressource cette manière de voyager n’est-elle pas pour les malades ! ils n’auront point à craindre l’intempérie de l’air et des saisons. – Pour les poltrons, ils seront à l’abri des voleurs ; ils ne rencontreront ni précipices ni fondrières. Des milliers de personnes qui avant moi n’avaient point osé, d’autres qui n’avaient pu, d’autres enfin qui n’avaient point songé à voyager, vont s’y résoudre à mon exemple. L’être le plus indolent hésiterait-il à se mettre en route avec moi pour se procurer un plaisir qui ne lui coûtera ni peine ni argent ? – Courage donc, partons. – Suivez-moi, vous tous qu’une mortification de l’amour, une négligence de l’amitié, retiennent dans votre appartement, loin de la petitesse et de la perfidie des hommes. Que tous les malheureux, les malades et les ennuyés de l’univers me suivent ! Que tous les paresseux se lèvent en masse ! Et vous qui roulez dans votre esprit des projets sinistres de réforme ou de retraite pour quelque infidélité ; vous qui, dans un boudoir, renoncez au monde pour la vie, aimables anachorètes d’une soirée, venez aussi : quittez, croyez-moi, ces noires idées ; vous perdez un instant pour le plaisir sans en gagner un pour la sagesse : daignez m’accompagner dans mon voyage ; nous marcherons à petites journées, en riant, le long du chemin, des voyageurs qui ont vu Rome et Paris ; – aucun obstacle ne pourra nous arrêter ; et, nous livrant gaiement à notre imagination, nous la suivrons partout où il lui plaira de nous conduire.
===CHAPITREChapitre III===
Il y a tant de personnes curieuses dans le monde ! – Je suis persuadé qu’on voudrait savoir pourquoi mon voyage autour de ma chambre a duré quarante-deux jours au lieu de quarante-trois, ou de tout autre espace de temps ; mais comment l’apprendrais-je au lecteur, puisque je l’ignore moi-même ? Tout ce que je puis assurer, c’est que, si l’ouvrage est trop long à son gré, il n’a pas dépendu de moi de le rendre plus court ; toute vanité de voyageur à part, je me serais contenté d’un chapitre. J’étais, il est vrai dans ma chambre, avec tout le plaisir et l’agrément possibles ; mais, hélas ! je n’étais pas le maître d’en sortir à ma volonté ; je crois même que sans l’entremise de certaines personnes puissantes qui s’intéressaient à moi, et pour lesquelles ma reconnaissance n’est pas éteinte, j’aurais eu tout le temps de mettre un in-folio au jour, tant les protecteurs qui me faisaient voyager dans ma chambre étaient disposés en ma faveur !
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On va dans un pré, et là, comme Nicole faisait avec le Bourgeois Gentilhomme, on essaye de tirer quarte lorsqu’il pare tierce ; et, pour que la vengeance soit sûre et complète, on lui présente sa poitrine découverte, et on court risque de se faire tuer par son ennemi pour se venger de lui. – On voit que rien n’est plus conséquent, et toutefois on trouve des gens qui désapprouvent cette louable coutume ! Mais ce qui est aussi conséquent que tout le reste, c’est que ces mêmes personnes qui la désapprouvent et qui veulent qu’on la regarde comme une faute grave, traiteraient encore plus mal celui qui refuserait de la commettre. Plus d’un malheureux, pour se conformer à leur avis, a perdu sa réputation et son emploi ; en sorte que lorsqu’on a le malheur d’avoir ce qu on appelle une affaire, on ne ferait pas mal de tirer au sort pour savoir si on doit la finir suivant les lois ou suivant l’usage, et comme les lois et l’usage sont contradictoires, les juges pourraient aussi jouer leur sentence aux dés. – Et probablement aussi c’est à une décision de ce genre qu’il faut recourir pour expliquer pourquoi et comment mon voyage a duré quarante-deux jours juste.
===CHAPITREChapitre IV===
Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. – Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui je ferai trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé ». – Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce qui se présente !... – Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin si difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin, pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée. Il n’en est pas de plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route. Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façons, et je m’y arrange tout de suite. – C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour tout homme méditatif. Dans les longues soirées d’hiver, il est quelquefois doux et toujours prudent de s’y étendre mollement, loin du fracas des assemblées nombreuses. – Un bon feu, des livres, des plumes, que de ressources contre l’ennui ! Et quel plaisir encore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis ! Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage.
===CHAPITREChapitre V===
Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective. Il est situé de la manière la plus heureuse : les premiers rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux. – Je les vois, dans les beaux jours d’été, s’avancer le long de la muraille blanche, à mesure que le soleil s’élève : les ormes qui sont devant ma fenêtre les divisent de mille manières, et les font balancer sur mon lit, couleur de rose et blanc, qui répand de tous côtés une teinte charmante par leur réflexion. – J’entends le gazouillement confus des hirondelles qui se sont emparées du toit de la maison, et des autres oiseaux qui habitent les ormes : alors mille idées riantes occupent mon esprit ; et, dans l’univers entier, personne n’a un réveil aussi agréable, aussi paisible que le mien.
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Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. – C’est un berceau garni de fleurs ; – c’est le trône de l’amour ; – c’est un sépulcre.
===CHAPITREChapitre VI===
Ce chapitre n’est absolument que pour les métaphysiciens. Il va jeter le plus grand jour sur la nature de l’homme ; c’est le prisme avec lequel on pourra analyser et décomposer les facultés de l’homme, en séparant la puissance animale des rayons purs de l’intelligence.
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Lorsque vous lisez un livre, monsieur, et qu’une idée plus agréable entre tout à coup dans votre imagination, votre âme s’y attache tout de suite et oublie le livre, tandis que vos yeux suivent machinalement les mots et les lignes ; vous achevez la page sans la comprendre et sans vous souvenir de ce que vous avez lu. – Cela vient de ce que votre âme, ayant ordonné à sa compagne de lui faire la lecture, ne l’a point avertie de la petite absence qu’elle allait faire ; en sorte que l’autre continuait la lecture que votre âme n’écoutait plus.
===CHAPITREChapitre VII===
Cela ne vous paraît-il pas clair ? voici un autre exemple :
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Je laisse à penser au lecteur ce qui serait arrivé si elle était entrée toute seule chez une aussi belle dame.
===CHAPITREChapitre VIII===
S’il est utile et agréable d’avoir une âme dégagée de la matière au point de la faire voyager toute seule lorsqu’on le juge à propos, cette faculté a aussi ses inconvénients. C’est à elle, par exemple, que je dois la brûlure dont j’ai parlé dans les chapitres précédents. – Je donne ordinairement à ma bête le soin des apprêts de mon déjeuner ; c’est elle qui fait griller mon pain et le coupe en tranches. Elle fait à merveille le café, et le prend même très souvent sans que mon âme s’en mêle, à moins que celle-ci ne s’amuse à la voir travailler ; mais cela est rare et très difficile à exécuter : car il est aisé, lorsqu’on fait quelque opération mécanique, de penser à toute autre chose ; mais il est extrêmement difficile de se regarder agir, pour ainsi dire ; – ou, pour m’expliquer suivant mon système, d’employer son âme à examiner la marche de sa bête, et de la voir travailler sans y prendre part. – Voilà le plus étonnant tour de force métaphysique que l’homme puisse exécuter.
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J’avais couché mes pincettes sur la braise pour faire griller mon pain ; et, quelque temps après, tandis que mon âme voyageait, voilà qu’une souche enflammée roule sur le foyer : – ma pauvre bête porta la main aux pincettes, et je me brûlai les doigts.
===CHAPITREChapitre IX===
J’espère avoir suffisamment développé mes idées dans les chapitres précédents pour donner à penser au lecteur, et pour le mettre à même de faire des découvertes dans cette brillante carrière ; il ne pourra qu’être satisfait de lui, s’il parvient un jour à savoir faire voyager son âme toute seule ; les plaisirs que cette faculté lui procurera balanceront du reste les quiproquo qui pourront en résulter. Est-il une jouissance plus flatteuse que celle d’étendre ainsi son existence, d’occuper à la fois la terre et les cieux, et de doubler, pour ainsi dire, son être ? – Le désir éternel et jamais satisfait de l’homme n’est-il pas d’augmenter sa puissance et ses facultés, de vouloir être où il n’est pas, de rappeler le passé et de vivre dans l’avenir ? – Il veut commander aux armées, présider aux académies ; il veut être adoré des belles, et, s’il possède tout cela, il regrette alors les champs et la tranquillité, et porte envie à la cabane des bergers : ses projets, ses espérances échouent sans cesse contre les malheurs réels attachés à la nature humaine ; il ne saurait trouver le bonheur. Un quart d’heure de voyage avec moi lui en montrera le chemin.
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Eh ! que ne laisse-t-il à l’autre ces misérables soins, cette ambition qui le tourmente ? – Viens, pauvre malheureux ! fais un effort pour rompre ta prison, et, du haut du ciel où je vais te conduire, du milieu des orbes célestes et de l’empyrée, – regarde la bête, lancée dans le monde, courir toute seule la carrière de la fortune et des honneurs ; vois avec quelle gravité elle marche parmi les hommes : la foule s’écarte avec respect, et, crois-moi, personne ne s’apercevra qu’elle est toute seule ; c’est le moindre souci de la cohue au milieu de laquelle elle se promène, de savoir si elle a une âme ou non, si elle pense ou non. – Mille femmes sentimentales l’aimeront à la fureur sans s’en apercevoir ; elle peut même s’élever, sans le secours de ton âme, à la plus haute faveur et à la plus grande fortune. – Enfin, je ne m’étonnerais nullement si, à notre retour de l’empyrée, ton âme, en rentrant chez elle, se trouvait dans la bête d’un grand seigneur.
===CHAPITREChapitre X===
Qu’on n’aille pas croire qu’au lieu de tenir ma parole en donnant la description de mon voyage autour de ma chambre, je bats la campagne pour me tirer d’affaire : on se tromperait fort, car mon voyage continue réellement ; et pendant que mon âme, se repliant sur elle-même, parcourait dans le chapitre précédent les détours tortueux de la métaphysique, – j’étais dans mon fauteuil, sur lequel je m’étais renversé, de manière que ses deux pieds antérieurs étaient élevés à deux pouces de terre ; et tout en me balançant à droite et à gauche, et gagnant du terrain, j’étais insensiblement parvenu tout près de la muraille. – C’est la manière dont je voyage lorsque je ne suis pas pressé. – Là, ma main s’était emparée machinalement du portrait de Mme de Hautcastel, et l’autre s’amusait à ôter la poussière qui le couvrait. – Cette occupation lui donnait un plaisir tranquille, et ce plaisir se faisait sentir à mon âme, quoiqu’elle fût perdue dans les vastes plaines du ciel ; car il est bon d’observer que, lorsque l’esprit voyage ainsi dans l’espace, il tient toujours aux sens par je ne sais quel lien secret ; en sorte que, sans se déranger de ses occupations, il peut prendre part aux jouissances paisibles de l’autre ; mais si ce plaisir augmente à un certain point, ou si elle est frappée par quelque spectacle inattendu, l’âme aussitôt reprend sa place avec la vitesse de l’éclair.
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À mesure que le linge enlevait la poussière et faisait paraître les boucles de cheveux blonds et la guirlande de roses dont ils sont couronnés, mon âme, depuis le soleil où elle s’était transportée, sentit un léger frémissement de cœur et partagea sympathiquement la jouissance de mon cœur. Cette jouissance devint moins confuse et plus vive lorsque le linge, d’un seul coup, découvrit le front éclatant de cette charmante physionomie ; mon âme fut sur le point de quitter les cieux pour jouir du spectacle. Mais se fût-elle trouvée dans les Champs-Elysées, eût-elle assisté à un concert de chérubins, elle n’y serait pas demeurée une demi-seconde, lorsque sa compagne, prenant toujours plus d’intérêt à son ouvrage, s’avisa de saisir une éponge mouillée qu’on lui présentait et de la passer tout à coup sur les sourcils et les yeux, – sur le nez, – sur les joues, – sur cette bouche ; – ah ! Dieu ! le cœur me bat – sur le menton, sur le sein : ce fut l’affaire d’un moment ; toute la figure parut renaître et sortir du néant. – Mon âme se précipita du ciel comme une étoile tombante ; elle trouva l’autre dans une extase ravissante, et parvint à l’augmenter en la partageant. Cette situation singulière et imprévue fit disparaître le temps et l’espace pour moi. – J’existai pour un instant dans le passé et je rajeunis, contre l’ordre de la nature. – Oui, la voilà, cette femme adorée, c’est elle-même, je la vois qui sourit ; elle va parler pour dire qu’elle m’aime. – Quel regard ! viens, que je te serre contre mon cœur, âme de ma vie, ma seconde existence ! viens partager mon ivresse et mon bonheur ! – Ce moment fut court, mais il fut ravissant : la froide raison reprit bientôt son empire, et, dans l’espace d’un clin d’œil, je vieillis d’une année entière : – mon cœur devint froid, glacé et je me trouvai de nouveau avec la foule des indifférents qui pèsent sur le globe.
===CHAPITREChapitre XI===
Il ne faut pas anticiper sur les événements ; l’empressement de communiquer au lecteur mon système de l’âme et de la bête m’a fait abandonner la description de mon lit plus tôt que je ne devais ; lorsque je l’aurai terminée, je reprendrai mon voyage à l’endroit où je l’ai interrompu dans le chapitre précédent. – Je vous prie seulement de vous ressouvenir que nous avons laissé la moitié de moi-même, tenant le portrait de Mme de Hautcastel, tout près de la muraille, à quatre pas de mon bureau. J’avais oublié, en parlant de mon lit, de conseiller à tout homme qui le pourra d’avoir un lit de couleur rose et blanc : il est certain que les couleurs influent sur nous au point de nous égayer ou de nous attrister suivant leurs nuances. – Le rose et le blanc sont deux couleurs consacrées au plaisir et à la félicité. – La nature, en les donnant à la rose, lui a donné la couronne de l’empire de Flore ; et lorsque le ciel veut annoncer une belle journée au monde, il colore les nues de cette teinte charmante au lever du soleil.
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Sans cette précaution, c’en est fait de mon voyage.
===CHAPITREChapitre XII===
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===CHAPITREChapitre XIII===
Les efforts sont vains ; il faut remettre la partie et séjourner ici malgré moi : c’est une étape militaire
===CHAPITREChapitre XIV===
J’ai dit que j’aimais singulièrement à méditer dans la douce chaleur de mon lit et que sa couleur agréable contribue beaucoup au plaisir que j’y trouve.
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Un jour (l’avouerai-je ?) sans ce fidèle domestique qui la rattrapa au bas de l’escalier, l’étourdie s’acheminait vers la cour sans épée, aussi hardiment que le grand maître des cérémonies portant l’auguste baguette.
===CHAPITREChapitre XV===
« Tiens, Joannetti, lui dis-je, raccroche ce portrait. » Il m’avait aidé à le nettoyer, et ne se doutait non plus de tout ce qui a produit le chapitre du portrait que de ce qui se passe dans la lune. C’était lui qui de son propre mouvement m’avait présenté l’éponge mouillée, et qui, par cette démarche, en apparence indifférente, avait fait parcourir à mon âme cent millions de lieues en un instant. Au lieu de le remettre à sa place, il le tenait pour l’essuyer à son tour. – Une difficulté, un problème à résoudre, lui donnait un air de curiosité que je remarquai. « Voyons, lui dis-je, que trouves-tu à redire à ce portrait ? – Oh ! rien, monsieur. – Mais encore ? » Il le posa debout sur une des tablettes de mon bureau ; puis s’éloignant de quelques pas : « Je voudrais, dit-il, que Monsieur m’expliquât pourquoi ce portrait me regarde toujours, quel que soit l’endroit de la chambre où je me trouve. Le matin, lorsque je fais le lit, sa figure se tourne vers moi, et si je vais à la fenêtre, elle me regarde encore et me suit des yeux en chemin. – En sorte, Joannetti, lui dis-je, que si ma chambre était pleine de monde, cette belle dame lorgnerait de tout côté et tout le monde à la fois ? – Oh ! oui, monsieur. – Elle sourirait aux allants et aux venants tout comme à moi ? » Joannetti ne répondit rien. – Je m’étendis dans mon fauteuil, et baissant la tête, je me livrai aux méditations les plus sérieuses. – Quel trait de lumière ! Pauvre amant ! tandis que tu te morfonds loin de ta maîtresse, auprès de laquelle tu es peut-être déjà remplacé, tandis que tu fixes avidement tes yeux sur son portrait et que tu t’imagines (au moins en peinture) être le seul regardé, la perfide effigie, aussi infidèle que l’original, porte ses regards sur tout ce qui l’entoure, et sourit à tout le monde.
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Je marche de découvertes en découvertes.
===CHAPITREChapitre XVI===
Joannetti était toujours dans la même attitude en attendant l’explication qu’il m’avait demandée. Je sortis la tête des plis de mon habit de voyage, où je l’avais enfoncée pour méditer à mon aise et pour me remettre des tristes réflexions que je venais de faire. « Ne vois-tu pas, Joannetti, lui dis-je après un moment de silence, et tournant mon fauteuil de son côté, ne vois-tu pas qu’un tableau étant une surface plane, les rayons de lumière qui partent de chaque point de cette surface... ? » Joannetti, à cette explication, ouvrit tellement les yeux, qu’il en laissait voir la prunelle tout entière ; il avait en outre la bouche entr’ouverte : ces deux mouvements dans la figure humaine annoncent, selon le fameux Le Brun, la dernière période de l’étonnement. C’était ma bête, sans doute, qui avait entrepris une semblable dissertation ; mon âme savait du reste que Joannetti ignore complètement ce que c’est qu’une surface plane, et encore plus ce que sont des rayons de lumière : la prodigieuse dilatation de ses paupières m’ayant fait rentrer en moi-même, je me remis la tête dans le collet de mon habit de voyage, et je l’y enfonçai tellement que je parvins à la cacher presque tout entière.
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Il y a une telle réalité dans les rapports qui existent entre ces deux animaux, que lorsque je mets les deux pieds sur la cheminée, par pure distraction, lorsque l’heure du dîner est encore éloignée, et que je ne pense nullement à prendre l’étape, toutefois, Rosine, présente à ce mouvement, trahit le plaisir qu’elle éprouve en remuant légèrement la queue ; la discrétion la retient à sa place, et l’autre, qui s’en aperçoit, lui en sait gré : quoique incapables de raisonner sur la cause qui le produit, il s’établit ainsi entre elles un dialogue muet, un rapport de sensation très agréable, et qui ne saurait absolument être attribué au hasard.
===CHAPITREChapitre XVII===
Qu’on ne me reproche pas d’être prolixe dans les détails ; c’est la manière des voyageurs. Lorsqu’on part pour monter sur le Mont-Blanc, lorsqu’on va visiter la large ouverture du tombeau d’Empédocle, on ne manque jamais de décrire exactement les moindres circonstances : le nombre des personnes, celui des mulets, la qualité des provisions, l’excellent appétit des voyageurs, tout enfin, jusqu’aux faux pas des montures, pour l’instruction de l’univers sédentaire. Sur ce principe, j’ai résolu de parler de ma chère Rosine, aimable animal que j’aime d’une véritable affection, et de lui consacrer un chapitre tout entier.
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Qu’on en dise ce qu’on voudra.
===CHAPITREChapitre XVIII===
Nous avons laissé Joannetti dans l’attitude de l’étonnement, immobile devant moi, attendant la fin de la sublime explication que j’avais commencée.
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Malgré la supériorité qu’il en acquérait sur moi, il ne sentit pas le moindre mouvement d’orgueil, et ne chercha point à profiter de son avantage. – Après un petit moment de silence, il prit le portrait, le remit à sa place, et se retira légèrement sur la pointe du pied. – Il sentait bien que sa présence était une espèce d’humiliation pour moi, et sa délicatesse lui suggéra de se retirer sans m’en laisser apercevoir. – Sa conduite, dans cette occasion, m’intéressa vivement, et le plaça toujours plus avant dans mon cœur. Il aura sans doute une place dans celui du lecteur ; et s’il en est quelqu’un assez sensible pour la lui refuser après avoir lu le chapitre suivant, le ciel lui a sans doute donné un cœur de marbre.
===CHAPITREChapitre XIX===
« Morbleu : lui dis-je un jour, c’est pour la troisième fois que je vous ordonne de m’acheter une brosse ! Quelle tête ! quel animal ! » Il ne répondit pas un mot : il n’avait rien répondu la veille à une pareille incartade. « Il est si exact ! » disais-je ; je n’y concevais rien. « Allez chercher un linge pour nettoyer mes souliers », lui dis-je en colère. Pendant qu’il allait, je me repentais de l’avoir ainsi brusqué. Mon courroux passa tout à fait lorsque je vis le soin avec lequel il tâchait d’ôter la poussière de mes souliers sans toucher à mes bas : j’appuyai ma main sur lui en signe de réconciliation. « Quoi ! dis-je alors en moi-même, il y a donc des hommes qui décrottent les souliers des autres pour de l’argent ? » Ce mot d’argent fut un trait de lumière qui vint m’éclairer. Je me ressouvins tout à coup qu’il y avait longtemps que je n’en avais point donné à mon domestique. « Joannetti, lui dis-je en retirant mon pied, avez-vous de l’argent ? » Un demi-sourire de justification parut sur ses lèvres à cette demande. « Non, monsieur ; il y a huit jours que je n’ai plus un sou ; j’ai dépensé tout ce qui m’appartenait pour vos petites emplettes. – Et la brosse ? C’est sans doute pour cela ? Il sourit encore. Il aurait pu dire à son maître : « Non, je ne suis point une tête vide, un animal, comme vous avez eu la cruauté de le dire à votre fidèle serviteur. Payez-moi 23 livres 10 sous 4 deniers que vous me devez, et je vous achèterai votre brosse. » Il se laissa maltraiter injustement plutôt que d’exposer son maître à rougir de sa colère.
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« Tiens, Joannetti, tiens, lui dis-je, cours acheter la brosse. – Mais, monsieur, voulez-vous rester ainsi avec un soulier blanc et l’autre noir. – Va, te dis-je, acheter la brosse ; laisse, laisse cette poussière sur mon soulier. » Il sortit ; je pris le linge et je nettoyai délicieusement mon soulier gauche, sur lequel je laissai tomber une larme de repentir.
===CHAPITREChapitre XX===
Les murs de ma chambre sont garnis d’estampes et de tableaux qui l’embellissent singulièrement. Je voudrais de tout mon cœur les faire examiner au lecteur les uns après les autres, pour l’amuser et le distraire le long du chemin que nous devons encore parcourir pour arriver à mon bureau ; mais il est aussi impossible d’expliquer clairement un tableau que de faire un portrait ressemblant d’après une description.
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Quelle émotion n’éprouverait-il pas, par exemple, en contemplant la première estampe qui se présente aux regards ! – Il y verrait la malheureuse Charlotte, essuyant lentement et d’une main tremblante les pistolets d’Albert. – De noirs pressentiments et toutes les angoisses de l’amour sans espoir et sans consolation sont empreints sur sa physionomie, tandis que le froid Albert, entouré de sacs de procès et de vieux papiers de toute espèce, se tourne froidement pour souhaiter un bon voyage à son ami. Combien de fois n’ai-je pas été tenté de briser la glace qui couvre cette estampe, pour arracher cet Albert de sa table, pour le mettre en pièces, le fouler aux pieds ! Mais il restera toujours trop d’Alberts en ce monde. Quel est l’homme sensible qui n’a pas le sien, avec lequel il est obligé de vivre, et contre lequel les épanchements de l’âme, les douces émotions du cœur et les élans de l’imagination vont se briser comme les flots sur les rochers ? Heureux celui qui trouve un ami dont le cœur et l’esprit lui conviennent ; un ami qui s’unisse à lui par une conformité de goûts, de sentiments et de connaissances ; un ami qui ne soit pas tourmenté par l’ambition ou l’intérêt ; – qui préfère l’ombre d’un arbre à la pompe d’une cour ! – Heureux celui qui possède un ami !
===CHAPITREChapitre XXI===
J’en avais un : la mort me l’a ôté ; elle l’a saisi au commencement de sa carrière, au moment où son amitié était devenue un besoin pressant pour mon cœur. – Nous nous soutenions mutuellement dans les travaux pénibles de la guerre ; nous n’avions qu’une pipe à nous deux ; nous buvions dans la même coupe ; nous couchions sous la même toile, et, dans les circonstances malheureuses où nous sommes, l’endroit où nous vivions ensemble était pour nous une nouvelle patrie. Je l’ai vu en butte à tous les périls de la guerre, et d’une guerre désastreuse. – La mort semblait nous épargner l’un pour l’autre : elle épuisa mille fois ses traits autour de lui sans l’atteindre ; mais c’était pour me rendre sa perte plus sensible. Le tumulte des armes, l’enthousiasme qui s’empare de l’âme à l’aspect du danger, auraient peut-être empêché ses cris d’aller jusqu’à mon cœur. – Sa mort eût été utile à son pays et funeste aux ennemis ; – je l’aurais moins regretté. – Mais le perdre au milieu des délices d’un quartier d’hiver ! le voir expirer dans mes bras au moment où il paraissait regorger de santé ; au moment où notre liaison se resserrait encore dans le repos et la tranquillité ! – Ah ! je ne m’en consolerai jamais ! Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon cœur : elle n’existe plus parmi ceux qui l’ont remplacé ; cette idée me rend plus pénible le sentiment de sa perte. La nature, indifférente de même au sort des individus, remet sa robe brillante du printemps et se pare de toute sa beauté autour du cimetière où il repose. Les arbres se couvrent de feuilles et entrelacent leurs branches ; les oiseaux chantent sous le feuillage ; les mouches bourdonnent parmi les fleurs ; tout respire la joie et la vie dans le séjour de la mort : – et le soir, tandis que la lune brille dans le ciel et que je médite près de ce triste lieu, j’entends le grillon poursuivre gaiement son chant infatigable, caché sous l’herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami. La destruction insensible des êtres et tous les malheurs de l’humanité sont comptés pour rien dans le grand tout. – La mort d’un homme sensible qui expire au milieu de ses amis désolés, et celle d’un papillon que l’air froid du matin fait périr dans le calice d’une fleur, sont deux époques semblables dans le cours de la nature. L’homme n’est rien qu’un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dans les airs...
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Non, mon ami n’est point entré dans le néant ; quelle que soit la barrière qui nous sépare, je le reverrai. – Ce n’est point sur un syllogisme que je fonde mes espérances. – Le vol d’un insecte qui traverse les airs suffit pour me persuader ; et souvent l’aspect de la campagne, le parfum des airs, et je ne sais quel charme répandu autour de moi, élèvent tellement mes pensées, qu’une preuve invincible de l’immortalité entre avec violence dans mon âme et l’occupe tout entière.
===CHAPITREChapitre XXII===
Depuis longtemps le chapitre que je viens d’écrire se présentait à ma plume, et je l’avais toujours rejeté. Je m’étais promis de ne laisser voir dans ce livre que la face riante de mon âme ; mais ce projet m’a échappé comme tant d’autres : j’espère que le lecteur sensible me pardonnera de lui avoir demandé quelques larmes ; et si quelqu’un trouve qu’à la vérité j’aurais pu retrancher ce triste chapitre, il peut le déchirer dans son exemplaire, ou même jeter le livre au feu.
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Il me suffit que tu le trouves selon ton cœur, ma chère Jenny, toi, la meilleure et la plus aimée des femmes : – toi, la meilleure et la plus aimée des sœurs, c’est à toi que je dédie mon ouvrage ; s’il a ton approbation, il aura celle de tous les cœurs sensibles et délicats ; et si tu pardonnes aux folies qui m’échappent quelquefois malgré moi, je brave tous les censeurs de l’univers.
===CHAPITREChapitre XXIII===
Je ne dirai qu’un mot de l’estampe suivante : C’est la famille du malheureux Ugolin expirant de faim : autour de lui, un de ses fils est étendu sans mouvement à ses pieds ; les autres lui tendent leurs bras affaiblis et lui demandent du pain, tandis que le malheureux père, appuyé contre une colonne de la prison, l’œil fixe et hagard, le visage immobile, – dans l’horrible tranquillité que donne la dernière période du désespoir, meurt à la fois de sa propre mort et de celle de tous ses enfants, et souffre tout ce que la nature humaine peut souffrir.
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Arrêtons-nous un instant devant cet autre tableau : c’est une jeune bergère qui garde toute seule un troupeau sur le sommet des Alpes : elle est assise sur un vieux tronc de sapin renversé et blanchi par les hivers ; ses pieds sont recouverts par de larges feuilles d’une touffe de cacalia, dont la fleur lilas s’élève au-dessus de sa tête. La lavande, le thym, l’anémone, la centaurée, des fleurs de toute espèce, qu’on cultive avec peine dans nos serres et nos jardins, et qui naissent sur les Alpes dans toute leur beauté primitive, forment le tapis brillant sur lequel errent ses brebis. – Aimable bergère, dis-moi où se trouve l’heureux coin de la terre que tu habites ? de quelle bergerie éloignée es-tu partie ce matin au lever de l’aurore ? – Ne pourrais-je y aller vivre avec toi ? – mais, hélas ! la douce tranquillité dont tu jouis ne tardera pas à s’évanouir : le démon de la guerre, non content de désoler les cités, va bientôt porter le trouble et l’épouvante jusque dans ta retraite solitaire. Déjà les soldats s’avancent ; je les vois gravir de montagnes en montagnes et s’approcher des nues. – Le bruit du canon se fait entendre dans le séjour élevé du tonnerre. – Fuis, bergère, presse ton troupeau, cache-toi dans les antres les plus reculés et les plus sauvages : il n’est plus de repos sur cette triste terre.
===CHAPITREChapitre XXIV===
Je ne sais comment cela m’arrive ; depuis quelque temps mes chapitres finissent toujours sur un ton sinistre. En vain je fixe en les commençant mes regards sur quelque objet agréable, – en vain je m’embarque par le calme, j’essuie bientôt une bourrasque qui me fait dériver. – Pour mettre fin à cette agitation, qui ne me laisse pas le maître de mes idées, et pour apaiser les battements de mon cœur, que tant d’images attendrissantes ont trop agité, je ne vois d’autre remède qu’une dissertation. – Oui, je veux mettre ce morceau de glace sur mon cœur.
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Voilà mon grain de sable.
===CHAPITREChapitre XXV===
« Mais que m’importe à moi, me dit un jour Mme de Hautcastel, que la musique de Cherubini ou de Cimarosa diffère de celle de leurs prédécesseurs ? – Que m’importe que l’ancienne musique me fasse rire, pourvu que la nouvelle m’attendrisse délicieusement ? – Est-il donc nécessaire à mon bonheur que mes plaisirs ressemblent à ceux de ma trisaïeule ? Que me parlez-vous de peinture ? d’un art qui n’est goûté que par une classe très peu nombreuse de personnes, tandis que la musique enchante tout ce qui respire ? »
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Si cependant quelqu’un s’avisait de distinguer entre la musique de composition et celle d’exécution, j’avoue qu’il m’embarrasserait un peu. Hélas ! si tous les faiseurs de dissertations étaient de bonne foi, c’est ainsi qu’elles finiraient toutes. En commençant l’examen d’une question, on prend ordinairement le ton dogmatique, parce qu’on est décidé en secret, comme je l’étais réellement pour la peinture, malgré mon hypocrite impartialité ; mais la discussion réveille l’objection, – et tout finit par le doute.
===CHAPITREChapitre XXVI===
Maintenant que je suis plus tranquille, je vais tâcher de parler sans émotion des deux portraits qui suivent le tableau de la Bergère des Alpes.
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En vain mon âme lui reproche son extravagante faiblesse, elle n’est point écoutée. – Il s’établit entre ces deux dames, dans ces sortes d’occasions, un dialogue singulier, qui finit trop souvent à l’avantage du mauvais principe, et dont je réserve un échantillon pour un autre chapitre.
===CHAPITREChapitre XXVII===
Les estampes et les tableaux dont je viens de parler pâlissent et disparaissent au premier coup d’œil qu’on jette sur le tableau vivant : les ouvrages immortels de Raphaël, de Corrège et de toute l’École d’Italie ne soutiendraient pas le parallèle. Aussi je le garde toujours pour le dernier morceau, pour la pièce de réserve, lorsque je procure à quelques curieux le plaisir de voyager avec moi ; et je puis assurer que, depuis que je fais voir ce tableau sublime aux connaisseurs et aux ignorants, aux gens du monde, aux artisans, aux femmes et aux enfants, aux animaux même, j’ai toujours vu les spectateurs quelconques donner, chacun à sa manière, des signes de plaisir et d’étonnement : tant la nature y est admirablement rendue !
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Qui pourrait donc lui disputer le rang que je lui accorde parmi les chefs-d’œuvre de l’art d’Apelles ?
===CHAPITREChapitre XXVIII===
J’étais enfin arrivé tout près de mon bureau ; déjà même, en allongeant le bras, j’aurais pu en toucher l’angle le plus voisin de moi, lorsque je me vis au moment de voir détruire le fruit de tous mes travaux, et de perdre la vie. – Je devrais passer sous silence l’accident qui m’arriva, pour ne pas décourager les voyageurs ; mais il est si difficile de verser dans la chaise de poste dont je me sers, qu’on sera forcé de convenir qu’il faut être malheureux au dernier point, – aussi malheureux que je le suis, pour courir un semblable danger. Je me trouvai étendu par terre, complètement versé et renversé ; et cela si vite, si inopinément, que j’aurais été tenté de révoquer en doute mon malheur, si un tintement dans la tête et une violente douleur à l’épaule gauche ne m’en avaient trop évidemment prouvé l’authenticité.
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C’est ainsi que, dans mon voyage, je vais prenant des leçons de philosophie et d’humanité de mon domestique et de mon chien.
===CHAPITREChapitre XXIX===
Avant d’aller plus loin, je veux détruire un doute qui pourrait s’être introduit dans l’esprit de mes lecteurs.
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Ici, c’est un groupe d’enfants serrés les uns contre les autres pour ne pas mourir de froid. – Là, c’est une femme tremblante et sans voix pour se plaindre. – Les passants vont et viennent, sans être émus d’un spectacle auquel ils sont accoutumés. – Le bruit des carrosses, la voix de l’intempérance, les sons ravissants de la musique se mêlent quelquefois aux cris de ces malheureux et forment une terrible dissonance.
===CHAPITREChapitre XXX===
Celui qui se presserait de juger une ville d’après le chapitre précédent se tromperait fort. J’ai parlé des pauvres qu’on trouve, de leurs cris pitoyables et de l’indifférence de certaines personnes à leur égard ; mais je n’ai rien dit de la foule d’hommes charitables qui dorment pendant que les autres s’amusent, qui se lèvent à la pointe du jour et vont secourir l’infortune sans témoin et sans ostentation : – Non, je ne passerai point cela sous silence : – je veux l’écrire sur le revers de la page que tout l’univers doit lire.
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Après avoir ainsi partagé leur fortune avec leurs frères, après avoir versé le baume dans ces cœurs froissés par la douleur, ils vont dans les églises, tandis que le vice fatigué dort sous l’édredon, offrir à Dieu leurs prières et le remercier de ses bienfaits : la lumière de la lampe solitaire combat encore dans le temple celle du jour naissant, et déjà ils sont prosternés au pied des autels ; – et l’Eternel, irrité de la dureté et de l’avarice des hommes, retient sa foudre prête à frapper.
===CHAPITREChapitre XXXI===
J’ai voulu dire quelque chose de ces malheureux dans mon voyage, parce que l’idée de leur misère est souvent venue me distraire en chemin. Quelquefois, frappé de la différence de leur situation et de la mienne, j’arrêtais tout à coup ma berline, et ma chambre me paraissait prodigieusement embellie. Quel luxe inutile ! Six chaises, deux tables, un bureau, un miroir, quelle ostentation ! Mon lit surtout, mon lit couleur de rose et blanc, et mes deux matelas, me semblaient défier la magnificence et la mollesse des monarques de l’Asie. – Ces réflexions me rendaient indifférents les plaisirs qu’on m’avait défendus ; et, de réflexions en réflexions, mon accès de philosophie devenait tel que j’aurais entendu le son des violons et des clarinettes sans remuer de ma place – j’aurais entendu de mes deux oreilles la voix mélodieuse de Marchesini, cette voix qui m’a si souvent mis hors de moi-même, – oui, je l’aurais entendue sans m’ébranler ; – bien plus, j’aurais regardé sans la moindre émotion la plus belle femme de Turin, Eugénie elle-même, parée de la tête aux pieds par les mains de mademoiselle Rapous. – Cela n’est cependant pas bien sûr.
===CHAPITREChapitre XXXII===
Mais, permettez-moi de vous le demander, messieurs, vous amusez-vous autant qu’autrefois au bal et à la comédie ? Pour moi, je vous l’avoue, depuis quelque temps, toutes les assemblées nombreuses m’inspirent une certaine terreur. – J’y suis assailli par un songe sinistre. – En vain je fais mes efforts pour le chasser, il revient toujours, comme celui d’Athalie. – C’est peut-être parce que l’âme, inondée aujourd’hui d’idées noires et de tableaux déchirants, trouve partout des sujets de tristesse – comme un estomac vicié convertit en poisons les aliments les plus sains. Quoi qu’il en soit, voici mon songe : – Lorsque je suis dans une de ces fêtes, au milieu de cette foule d’hommes aimables et caressants qui dansent, qui chantent, – qui pleurent aux tragédies, qui n’expriment que la joie, la franchise et la cordialité, je me dis : – Si dans cette assemblée polie il entrait tout à coup un ours blanc, un philosophe, un tigre, ou quelque autre animal de cette espèce, et que, montant à l’orchestre, il s’écriât d’une voix forcenée : – « Malheureux humains ! écoutez la vérité qui vous parle par ma bouche : vous êtes opprimés, tyrannisés ; vous êtes malheureux ; vous vous ennuyez. – Sortez de cette léthargie !
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« Joannetti, fermez les portes et les fenêtres. – Je ne veux plus voir la lumière ; qu’aucun homme n’entre dans ma chambre ; – mettez mon sabre à la portée de ma main ; – sortez vous-même, et ne reparaissez plus devant moi !
===CHAPITREChapitre XXXIII===
Non, non, reste, Joannetti ; reste, pauvre garçon ; et toi aussi, ma Rosine, toi qui devines mes peines et qui les adoucis par tes caresses ; viens, ma Rosine, viens. – V consonne et séjour.
===CHAPITREChapitre XXXIV===
La chute de ma chaise de poste a rendu le service au lecteur de raccourcir mon voyage d’une bonne douzaine de chapitres, parce qu’en me relevant je me trouvai vis-à-vis et tout près de mon bureau, et que je ne fus plus à temps de faire des réflexions sur le nombre d’estampes et de tableaux que j’avais encore à parcourir, et qui auraient pu allonger mes excursions sur la peinture.
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Nous étions heureux par nos erreurs. – Et maintenant : – ah ! ce n’est plus cela ! il nous a fallu lire, comme les autres, dans le cœur humain ; – et la vérité, tombant au milieu de nous comme une bombe, a détruit pour toujours le palais enchanté de l’illusion.
===CHAPITREChapitre XXXV===
Il ne tiendrait qu’à moi de faire un chapitre sur cette rose sèche que voilà, si le sujet en valait la peine : c’est une fleur du carnaval de l’année dernière. J’allai moi-même la cueillir dans les serres du Valentin, et le soir, une heure avant le bal, plein d’espérance et dans une agréable émotion, j’allai la présenter à madame de Hautcastel. Elle la prit, – la posa sur sa toilette sans la regarder, et sans me regarder moi-même.
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Voila donc qui est entendu ; il faudra vous résigner et attendre que votre rôle de mari soit passé. – J’en connais plus d’un qui voudraient en être quittes a si bon marché.
===CHAPITREChapitre XXXVI===
J’ai promis un dialogue entre mon âme et l’autre ; mais il est certains chapitres qui m’échappent, ou plutôt il en est d’autres qui coulent de ma plume comme malgré moi, et qui déroutent mes projets : de ce nombre est celui de ma bibliothèque, que je ferai le plus court possible. – Les quarante– deux jours vont finir, et un espace de temps égal ne suffirait pas pour achever la description du riche pays où je voyage si agréablement.
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Lorsque j’ai assez pleuré et fait l’amour, je cherche quelque poète, et je pars de nouveau pour un autre monde.
===CHAPITREChapitre XXXVII===
Depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à l’assemblée des Notables, depuis le fin fond des enfers jusqu’à la dernière étoile fixe au delà de la voie lactée, jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’aux portes du chaos, voilà le vaste champ où je me promène en long et en large, et tout à loisir, car le temps ne me manque pas plus que l’espace. C’est là que je transporte mon existence, à la suite d’Homère, de Milton, de Virgile, d’Ossian, etc.
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Je le donne en quatre au plus hardi. – Et c’est, selon moi, un des beaux efforts de l’imagination, comme un des plus beaux voyages qui aient jamais été faits, – après le voyage autour de ma chambre.
===CHAPITREChapitre XXXVIII===
Je ne finirais pas si je voulais décrire la millième partie des événements singuliers qui m’arrivent lorsque je voyage près de ma bibliothèque ; les voyages de Cook et les observations de ses compagnons de voyage, les docteurs Banks et Solander, ne sont rien en comparaison de mes aventures dans ce seul district : aussi je crois que j’y passerais ma vie dans une espèce de ravissement, sans le buste dont j’ai parlé, sur lequel mes yeux et mes pensées finissent toujours par se fixer, quelle que soit la situation de mon âme ; et lorsqu’elle est trop violemment agitée, ou qu’elle s’abandonne au découragement, je n’ai qu’à regarder ce buste pour la remettre dans son assiette naturelle : c’est le diapason avec lequel j’accorde l’assemblage variable et discord de sensations et de perceptions qui forme mon existence.
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Je me contente de me prosterner devant ton image chérie, ô le meilleur des pères ! Hélas ! cette image est tout ce qui me reste de toi et de ma patrie : tu as quitté la terre au moment où le crime allait l’envahir ; et tels sont les maux dont il nous accable, que ta famille elle-même est contrainte de regarder aujourd’hui ta perte comme un bienfait. Que de maux t’eût fait éprouver une plus longue vie ! Ô mon père ! le sort de ta nombreuse famille est-il connu de toi dans le séjour du bonheur ? Sais-tu que tes enfants sont exilés de cette patrie que tu as servie pendant soixante ans avec tant de zèle et d’intégrité ? Sais-tu qu’il leur est défendu de visiter ta tombe ? – Mais la tyrannie n’a pu leur enlever la partie la plus précieuse de ton héritage : le souvenir de tes vertus et la force de tes exemples. Au milieu du torrent criminel qui entraînait leur patrie et leur fortune dans le gouffre, ils sont demeurés inaltérablement unis sur la ligne que tu leur avais tracée ; et lorsqu’ils pourront encore se prosterner sur ta cendre vénérée, elle les reconnaîtra toujours.
===CHAPITREChapitre XXXIX===
J’ai promis un dialogue, je tiens parole. – C’était le matin à l’aube du jour : les rayons du soleil doraient à la fois le sommet du mont Viso et celui des montagnes les plus élevées de l’île qui est à nos antipodes ; et déjà elle était éveillée, soit que son réveil prématuré fût l’effet des visions nocturnes qui la mettent souvent dans une agitation aussi fatigante qu’inutile, soit que le carnaval, qui tirait alors vers sa fin, fût la cause occulte de son réveil, ce temps de plaisir et de folie ayant une influence sur la machine humaine comme les phases de la lune et de la conjonction de certaines planètes. – Enfin, elle était éveillée et très éveillée, lorsque mon âme se débarrassa elle-même des liens du sommeil.
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Je m’assoupis Insensiblement pendant que l’eau chauffait. – Je jouissais de ce plaisir charmant dont j’ai entretenu mes lecteurs, et qu’on éprouve lorsqu’on se sent dormir. Le bruit agréable que faisait Joannetti en frappant de la cafetière sur le chenet retentissait sur mon cerveau, et faisait vibrer toutes mes fibres sensitives, comme l’ébranlement d’une corde de harpe fait résonner les octaves. – Enfin, je vis comme une ombre devant moi ; j’ouvris les yeux, c’était Joannetti. Ah ! quel parfum ; quel agréable surprise ! du café ! de la crème ! une pyramide de pain grillé ! – Bon lecteur, déjeune avec moi.
===CHAPITREChapitre XL===
Quel riche trésor de jouissances la bonne nature a livré aux hommes dont le cœur sait jouir et quelle variété dans ces jouissances ! Qui pourra compter leurs nuances innombrables dans les divers individus et dans les différents âges de la vie ? Le souvenir confus de celles de mon enfance me font encore tressaillir. Essayerai-je de peindre celles qu’éprouve le jeune homme dont le cœur commence à brûler de tous les feux du sentiment ? Dans cet âge heureux où l’on ignore encore jusqu’au nom de l’intérêt, de l’ambition, de la haine et de toutes les passions honteuses qui dégradent et tourmentent l’humanité ; durant cet âge, hélas ! trop court, le soleil brille d’un éclat qu’on ne lui retrouve plus dans le reste de la vie. L’air est plus pur ; – les fontaines sont plus limpides et plus fraîches ; – la nature a des aspects, les bocages ont des sentiers qu’on ne retrouve plus dans l’âge mur. Dieu ! quels parfums envoient les fleurs ! que ces fruits sont délicieux ! de quelles couleurs se pare l’aurore ! – Toutes les femmes sont aimables et fidèles ; tous les hommes sont bons, généreux et sensibles : partout on rencontre la cordialité, la franchise et le désintéressement ; il n’existe dans la nature que des fleurs, des vertus et des plaisirs.
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Le spectacle de la nature et sa contemplation dans l’ensemble et les détails ouvrent devant la raison une immense carrière de jouissances. Bientôt l’imagination, planant sur cet océan de plaisirs, en augmente le nombre et l’intensité ; les sensations diverses s’unissent et se combinent pour en former de nouvelles ; les rêves de la gloire se mêlent aux palpitations de l’amour ; la bienfaisance marche à côté de l’amour-propre qui lui tend la main ; la mélancolie vient de temps en temps jeter sur nous son crêpe solennel, et changer nos larmes en plaisir. – Enfin, les perceptions de l’esprit, les sensations du cœur, les souvenirs même des sens, sont pour l’homme des sources inépuisables de plaisir et de bonheur. – Qu’on ne s’étonne donc point que le bruit que faisait Joannetti en frappant de la cafetière sur le chenet, et l’aspect imprévu d’une tasse de crème aient fait sur moi une impression si vive et si agréable.
===CHAPITREChapitre XLI===
Je mis aussitôt mon habit de voyage, après l’avoir examiné avec un œil de complaisance ; et ce fut alors que je résolus de faire un chapitre ad hoc, pour le faire connaître au lecteur. La forme et l’utilité de ces habits étant assez généralement connues, je traiterai plus particulièrement de leur influence sur l’esprit des voyageurs. – Mon habit de voyage pour l’hiver est fait de l’étoffe la plus chaude et la plus mœlleuse qu’il m’ait été possible de trouver ; il m’enveloppe entièrement de la tête aux pieds ; et lorsque je suis dans mon fauteuil, les mains dans mes poches et la tête enfoncée dans le collet de l’habit, je ressemble à la statue de Vishnou sans pieds et sans mains, qu’on voit dans les pagodes des Indes.
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Qui pourrait douter de l’influence des habits de voyage sur les voyageurs, lorsqu’on réfléchira que le pauvre comte... pensa plus d’une fois faire le voyage de l’autre monde pour avoir mis mal à propos sa robe de chambre dans celui-ci ?
===CHAPITREChapitre XLII======
J’étais assis près de mon feu, après dîner, plié dans mon habit de voyage, et livré volontairement à toute son influence, en attendant l’heure du départ, lorsque les vapeurs de la digestion, se portant à mon cerveau, obstruèrent tellement les passages par lesquels les idées s’y rendaient en venant des sens que toute communication se trouva interceptée ; et de même que mes sens ne transmettaient plus aucune idée à mon cerveau, celui-ci, à son tour, ne pouvait plus envoyer le fluide électrique qui les anime et avec lequel l’ingénieux docteur Valli ressuscite des grenouilles mortes.