« La Prisonnière » : différence entre les versions

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<!--{{TextQuality|25%}}{{Titre|La prisonnière|[[Marcel Proust]]|1925|Chapitre I}}-->
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'''Chapitre premier'''
 
'''Vie en commun avec Albertine.'''
 
Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur, et avant
d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de
quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps
qu’il faisait. Les premiers bruits de la rue me l’avaient appris,
selon qu’ils me parvenaient amortis et déviés par l’humidité
ou vibrants comme des flèches dans l’aire résonnante et vide
d’un matin spacieux, glacial et pur ; dès le roulement du
premier tramway, j’avais entendu s’il était morfondu dans la
pluie ou en partance pour l’azur. Et, peut-être, ces bruits
avaient-ils été devancés eux-mêmes par quelque émanation
plus rapide et plus pénétrante qui, glissée au travers de mon
sommeil, y répandait une tristesse annonciatrice de la neige,
ou y faisait entonner, à certain petit personnage intermittent,
de si nombreux cantiques à la gloire du soleil que ceux-ci
finissaient par amener pour moi, qui encore endormi
commençais à sourire, et dont les paupières closes se
préparaient à être éblouies, un étourdissant réveil en musique.
Ce fut, du reste, surtout de ma chambre que je perçus la vie
extérieure pendant cette période. Je sais que Bloch raconta
que, quand il venait me voir le soir, il entendait comme le
bruit d’une conversation ; comme ma mère était à Combray
et qu’il ne trouvait jamais personne dans ma chambre, il
conclut que je parlais tout seul. Quand, beaucoup plus tard, il
apprit qu’Albertine habitait alors avec moi, comprenant que
je l’avais cachée à tout le monde, il déclara qu’il voyait enfin
la raison pour laquelle, à cette époque de ma vie, je ne
voulais jamais sortir. Il se trompa. Il était d’ailleurs fort
excusable, car la réalité même, si elle est nécessaire, n’est pas
complètement prévisible. Ceux qui apprennent sur la vie d’un
autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences
qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement
découvert l’explication de choses qui précisément n’ont
aucun rapport avec lui.
 
Quand je pense maintenant que mon amie était venue, à
notre retour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que
moi, qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière,
qu’elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du
couloir, dans le cabinet à tapisseries de mon père, et que
chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans
ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un
aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de
toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à
cause d’elle ont fini par conférer une sorte de douceur
morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, ce n’est
pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer
au quartier, par une faveur qui ne guérissait en somme qu’un
malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman
dormir dans le petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit
une fois de plus nous délivrer d’une souffrance qui paraissait
inévitable, le fait dans des conditions différentes, opposées
parfois jusqu’au point qu’il y a presque sacrilège apparent à
constater l’identité de la grâce octroyée !
 
Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma chambre aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas,
elle ne se gênait pas pour faire un peu de bruit, en se
baignant, dans son cabinet de toilette. Alors, souvent, au lieu
d’attendre une heure plus tardive, j’allais dans une salle de
bains contiguë à la sienne et qui était agréable. Jadis, un
directeur de théâtre dépensait des centaines de mille francs
pour consteller de vraies émeraudes le trône où la diva jouait
un rôle d’impératrice. Les ballets russes nous ont appris que
de simples jeux de lumières prodiguent, dirigés là où il faut,
des joyaux aussi somptueux et plus variés. Cette décoration,
déjà plus immatérielle, n’est pas si gracieuse pourtant que
celle par quoi, à huit heures du matin, le soleil remplace celle
que nous avions l’habitude d’y voir quand nous ne nous
levions qu’à midi. Les fenêtres de nos deux salles de bains,
pour qu’on ne pût nous voir du dehors, n’étaient pas lisses,
mais toutes froncées d’un givre artificiel et démodé. Le soleil
tout à coup jaunissait cette mousseline de verre, la dorait et,
découvrant doucement en moi un jeune homme plus ancien,
qu’avait caché longtemps l’habitude, me grisait de souvenirs,
comme si j’eusse été en pleine nature devant des feuillages
dorés où ne manquait même pas la présence d’un oiseau. Car
j’entendais Albertine siffler sans trêve :
 
Les douleurs sont des folles,
Et qui les écoute est encor plus fou.
 
Je l’aimais trop pour ne pas joyeusement sourire de son
mauvais goût musical. Cette chanson, du reste, avait ravi,
l’été passé, Mme Bontemps, laquelle entendit dire bientôt que
c’était une ineptie, de sorte que, au lieu de demander à Albertine de la chanter, quand elle avait du monde, elle y substitua :
 
Une chanson d’adieu sort des sources troublées,
qui devint à son tour « une vieille rengaine de Massenet, dont
la petite nous rebat les oreilles ».
 
Une nuée passait, elle éclipsait le soleil, je voyais
s’éteindre et rentrer dans une grisaille le pudique et feuillu
rideau de verre.
 
Les cloisons qui séparaient nos deux cabinets de toilette
(celui d’Albertine, tout pareil, était une salle de bains que
maman, en ayant une autre dans la partie opposée de
l’appartement, n’avait jamais utilisée pour ne pas me faire de
bruit) étaient si minces que nous pouvions parler tout en nous
lavant chacun dans le nôtre, poursuivant une causerie
qu’interrompait seulement le bruit de l’eau, dans cette
intimité que permet souvent à l’hôtel l’exiguïté du logement
et le rapprochement des pièces, mais qui, à Paris, est si rare.
D’autres fois, je restais couché, rêvant aussi longtemps
que je le voulais, car on avait ordre de ne jamais entrer dans
ma chambre avant que j’eusse sonné, ce qui, à cause de la
façon incommode dont avait été posée la poire électrique audessus
de mon lit, demandait si longtemps, que, souvent, las
de chercher à l’atteindre et content d’être seul, je restais
quelques instants presque rendormi. Ce n’est pas que je fusse
absolument indifférent au séjour d’Albertine chez nous. Sa
séparation d’avec ses amies réussissait à épargner à mon
cœur de nouvelles souffrances. Elle le maintenait dans un
repos, dans une quasi-immobilité qui l’aideraient à guérir.
Mais, enfin, ce calme que me procurait mon amie était
apaisement de la souffrance plutôt que joie. Non pas qu’il ne
me permît d’en goûter de nombreuses, auxquelles la douleur
trop vive m’avait fermé, mais ces joies, loin de les devoir à
Albertine, que d’ailleurs je ne trouvais plus guère jolie et
avec laquelle je m’ennuyais, que j’avais la sensation nette de
ne pas aimer, je les goûtais au contraire pendant qu’Albertine
n’était pas auprès de moi. Aussi, pour commencer la matinée,
je ne la faisais pas tout de suite appeler, surtout s’il faisait
beau. Pendant quelques instants, et sachant qu’il me rendait
plus heureux qu’Albertine, je restais en tête à tête avec le
petit personnage intérieur, salueur chantant du soleil et dont
j’ai déjà parlé. De ceux qui composent notre individu, ce ne
sont pas les plus apparents qui nous sont le plus essentiels.
En moi, quand la maladie aura fini de les jeter l’un après
l’autre par terre, il en restera encore deux ou trois qui auront
la vie plus dure que les autres, notamment un certain
philosophe qui n’est heureux que quand il a découvert, entre
deux œuvres, entre deux sensations, une partie commune.
Mais le dernier de tous, je me suis quelquefois demandé si ce
ne serait pas le petit bonhomme fort semblable à un autre que
l’opticien de Combray avait placé derrière sa vitrine pour
indiquer le temps qu’il faisait et qui, ôtant son capuchon dès
qu’il y avait du soleil, le remettait s’il allait pleuvoir. Ce petit
bonhomme-là, je connais son égoïsme : je peux souffrir
d’une crise d’étouffements que la venue seule de la pluie
calmerait, lui ne s’en soucie pas, et aux premières gouttes si
impatiemment attendues, perdant sa gaîté, il rabat son
capuchon avec mauvaise humeur. En revanche, je crois bien
qu’à mon agonie, quand tous mes autres « moi » seront
morts, s’il vient à briller un rayon de soleil tandis que je
pousserai mes derniers soupirs, le petit personnage
barométrique se sentira bien aise, et ôtera son capuchon pour
chanter : « Ah ! enfin, il fait beau. »
 
Je sonnais Françoise. J’ouvrais le Figaro. J’y cherchais et
constatais que ne s’y trouvait pas un article, ou prétendu tel,
que j’avais envoyé à ce journal et qui n’était, un peu
arrangée, que la page récemment retrouvée, écrite autrefois
dans la voiture du docteur Percepied, en regardant les
clochers de Martainville. Puis, je lisais la lettre de maman.
Elle trouvait bizarre, choquant, qu’une jeune fille habitât
seule avec moi. Le premier jour, au moment de quitter
Balbec, quand elle m’avait vu si malheureux et s’était
inquiétée de me laisser seul, peut-être ma mère avait-elle été
heureuse en apprenant qu’Albertine partait avec nous et en
voyant que, côte à côte avec nos propres malles (les malles
auprès desquelles j’avais passé la nuit à l’Hôtel de Balbec en
pleurant), on avait chargé sur le tortillard celles d’Albertine,
étroites et noires, qui m’avaient paru avoir la forme de
cercueils et dont j’ignorais si elles allaient apporter à la
maison la vie ou la mort. Mais je ne me l’étais même pas
demandé, étant tout à la joie, dans le matin rayonnant, après
l’effroi de rester à Balbec, d’emmener Albertine. Mais, à ce
projet, si au début ma mère n’avait pas été hostile (parlant
gentiment à mon amie comme une maman dont le fils vient
d’être gravement blessé, et qui est reconnaissante à la jeune
maîtresse qui le soigne avec dévouement), elle l’était
devenue depuis qu’il s’était trop complètement réalisé et que
le séjour de la jeune fille se prolongeait chez nous, et chez
nous en l’absence de mes parents. Cette hostilité, je ne peux
pourtant pas dire que ma mère me la manifestât jamais.
Comme autrefois, quand elle avait cessé d’oser me reprocher
ma nervosité, ma paresse, maintenant elle se faisait un
scrupule – que je n’ai peut-être pas tout à fait deviné au
moment, ou pas voulu deviner – de risquer, en faisant
quelques réserves sur la jeune fille avec laquelle je lui avais
dit que j’allais me fiancer, d’assombrir ma vie, de me rendre
plus tard moins dévoué pour ma femme, de semer peut-être,
pour quand elle-même ne serait plus, le remords de l’avoir
peinée en épousant Albertine. Maman préférait paraître
approuver un choix sur lequel elle avait le sentiment qu’elle
ne pourrait pas me faire revenir. Mais tous ceux qui l’ont vue
à cette époque m’ont dit qu’à sa douleur d’avoir perdu sa
mère s’ajoutait un air de perpétuelle préoccupation. Cette
contention d’esprit, cette discussion intérieure, donnait à
maman une grande chaleur aux tempes et elle ouvrait
constamment les fenêtres pour se rafraîchir. Mais, de
décision, elle n’arrivait pas à en prendre de peur de
« m’influencer » dans un mauvais sens et de gâter ce qu’elle
croyait mon bonheur. Elle ne pouvait même pas se résoudre à
m’empêcher de garder provisoirement Albertine à la maison.
Elle ne voulait pas se montrer plus sévère que Mme Bontemps
que cela regardait avant tout et qui ne trouvait pas cela
inconvenant, ce qui surprenait beaucoup ma mère. En tous
cas, elle regrettait d’avoir été obligée de nous laisser tous les
deux seuls, en partant juste à ce moment pour Combray, où
elle pouvait avoir à rester (et en fait resta) de longs mois,
pendant lesquels ma grand’tante eut sans cesse besoin d’elle
jour et nuit. Tout, là-bas, lui fut rendu facile, grâce à la bonté,
au dévouement de Legrandin qui, ne reculant devant aucune
peine, ajourna de semaine en semaine son retour à Paris, sans
connaître beaucoup ma tante, simplement d’abord parce
qu’elle avait été une amie de sa mère, puis parce qu’il sentit
que la malade, condamnée, aimait ses soins et ne pouvait se
passer de lui. Le snobisme est une maladie grave de l’âme,
mais localisée et qui ne la gâte pas tout entière. Moi,
cependant, au contraire de maman, j’étais fort heureux de son
déplacement à Combray, sans lequel j’eusse craint (ne
pouvant pas dire à Albertine de la cacher) qu’elle ne
découvrît son amitié pour Mlle Vinteuil. C’eût été pour ma
mère un obstacle absolu, non seulement à un mariage dont
elle m’avait d’ailleurs demandé de ne pas parler encore
définitivement à mon amie et dont l’idée m’était de plus en
plus intolérable, mais même à ce que celle-ci passât quelque
temps à la maison. Sauf une raison si grave et qu’elle ne
connaissait pas, maman, par le double effet de l’imitation
édifiante et libératrice de ma grand’mère, admiratrice de
George Sand, et qui faisait consister la vertu dans la noblesse
du cœur, et, d’autre part, de ma propre influence corruptrice,
était maintenant indulgente à des femmes pour la conduite de
qui elle se fût montrée sévère autrefois, ou même
aujourd’hui, si elles avaient été de ses amies bourgeoises de
Paris ou de Combray, mais dont je lui vantais la grande âme
et auxquelles elle pardonnait beaucoup parce qu’elles
m’aimaient bien. Malgré tout et même en dehors de la
question des convenances, je crois qu’Albertine eût été
insupportable à maman, qui avait gardé de Combray, de ma
tante Léonie, de toutes ses parentes, des habitudes d’ordre
dont mon amie n’avait pas la première notion.
 
Elle n’aurait pas fermé une porte et, en revanche, ne se
serait pas plus gênée d’entrer quand une porte était ouverte
que ne fait un chien ou un chat. Son charme, un peu
incommode, était ainsi d’être à la maison moins comme une
jeune fille que comme une bête domestique, qui entre dans
 
une pièce, qui en sort, qui se trouve partout où on ne s’y
attend pas et qui venait – c’était pour moi un repos profond –
se jeter sur mon lit à côté de moi, s’y faire une place d’où elle
ne bougeait plus, sans gêner comme l’eût fait une personne.
Pourtant, elle finit par se plier à mes heures de sommeil, à ne
pas essayer non seulement d’entrer dans ma chambre, mais à
ne plus faire de bruit avant que j’eusse sonné. C’est Françoise
qui lui imposa ces règles.
 
Elle était de ces domestiques de Combray sachant la
valeur de leur maître et que le moins qu’elles peuvent est de
lui faire rendre entièrement ce qu’elles jugent qui lui est dû.
Quand un visiteur étranger donnait un pourboire à Françoise
à partager avec la fille de cuisine, le donateur n’avait pas le
temps d’avoir remis sa pièce que Françoise, avec une
rapidité, une discrétion et une énergie égales, avait passé la
leçon à la fille de cuisine qui venait remercier non pas à
demi-mot, mais franchement, hautement, comme Françoise
lui avait dit qu’il fallait le faire. Le curé de Combray n’était
pas un génie, mais, lui aussi, savait ce qui se devait. Sous sa
direction, la fille de cousins protestants de Mme Sazerat s’était
convertie au catholicisme et la famille avait été parfaite pour
lui : il fut question d’un mariage avec un noble de Méséglise.
Les parents du jeune homme écrivirent, pour prendre des
informations, une lettre assez dédaigneuse et où l’origine
protestante était méprisée. Le curé de Combray répondit d’un
tel ton que le noble de Méséglise, courbé et prosterné, écrivit
une lettre bien différente, où il sollicitait comme la plus
précieuse faveur de s’unir à la jeune fille.
 
Françoise n’eut pas de mérite à faire respecter mon
sommeil par Albertine. Elle était imbue de la tradition. À un
silence qu’elle garda, ou à la réponse péremptoire qu’elle fit à
une proposition d’entrer chez moi ou de me faire demander
quelque chose, qu’avait dû innocemment formuler Albertine,
celle-ci comprit avec stupeur qu’elle se trouvait dans un
monde étrange, aux coutumes inconnues, réglé par des lois de
vivre qu’on ne pouvait songer à enfreindre. Elle avait déjà eu
un premier pressentiment de cela à Balbec, mais, à Paris,
n’essaya même pas de résister et attendit patiemment chaque
matin mon coup de sonnette pour oser faire du bruit.
L’éducation que lui donna Françoise fut salutaire,
d’ailleurs, à notre vieille servante elle-même, en calmant peu
à peu les gémissements que, depuis le retour de Balbec, elle
ne cessait de pousser. Car, au moment de monter dans le
tram, elle s’était aperçue qu’elle avait oublié de dire adieu à
la « gouvernante » de l’Hôtel, personne moustachue qui
surveillait les étages, connaissait à peine Françoise, mais
avait été relativement polie pour elle. Françoise voulait
absolument faire retour en arrière, descendre du tram, revenir
à l’Hôtel, faire ses adieux à la gouvernante et ne partir que le
lendemain. La sagesse, et surtout mon horreur subite de
Balbec, m’empêchèrent de lui accorder cette grâce, mais elle
en avait contracté une mauvaise humeur maladive et
fiévreuse que le changement d’air n’avait pas suffi à faire
disparaître et qui se prolongeait à Paris. Car, selon le code de
Françoise, tel qu’il est illustré dans les bas-reliefs de Saint-
André-des-Champs, souhaiter la mort d’un ennemi, la lui
donner même n’est pas défendu, mais il est horrible de ne pas
faire ce qui se doit, de ne pas rendre une politesse, de ne pas
faire ses adieux avant de partir, comme une vraie malotrue, à
une gouvernante d’étage. Pendant tout le voyage, le souvenir,
à chaque moment renouvelé, qu’elle n’avait pas pris congé de
cette femme avait fait monter aux joues de Françoise un
vermillon qui pouvait effrayer. Et si elle refusa de boire et de
manger jusqu’à Paris, c’est peut-être parce que ce souvenir
lui mettait un « poids » réel « sur l’estomac » (chaque classe
sociale a sa pathologie) plus encore que pour nous punir.
Parmi les causes qui faisaient que maman m’envoyait tous
les jours une lettre, et une lettre d’où n’était jamais absente
quelque citation de Mme de Sévigné, il y avait le souvenir de
ma grand’mère. Maman m’écrivait : « Mme Sazerat nous a
donné un de ces petits déjeuners dont elle a le secret et qui,
comme eût dit ta pauvre grand’mère, en citant Mme de
Sévigné, nous enlèvent à la solitude sans nous apporter la
société. » Dans mes premières réponses, j’eus la bêtise
d’écrire à maman : « À ces citations, ta mère te reconnaîtrait
tout de suite. » Ce qui me valut, trois jours après, ce mot :
« Mon pauvre fils, si c’était pour me parler de ma mère tu
invoques bien mal à propos Mme de Sévigné. Elle t’aurait
répondu comme elle fit à Mme de Grignan : « Elle ne vous
était donc rien ? Je vous croyais parents. »
 
Cependant, j’entendais les pas de mon amie qui sortait de
sa chambre ou y rentrait. Je sonnais, car c’était l’heure où
Andrée allait venir avec le chauffeur, ami de Morel et fourni
par les Verdurin, chercher Albertine. J’avais parlé à celle-ci
de la possibilité lointaine de nous marier ; mais je ne l’avais
jamais fait formellement ; elle-même, par discrétion, quand
j’avais dit : « Je ne sais pas, mais ce serait peut-être
possible », avait secoué la tête avec un mélancolique sourire
disant : « Mais non, ce ne le serait pas », ce qui signifiait :
« Je suis trop pauvre. » Et alors, tout en disant : « Rien n’est
moins sûr », quand il s’agissait de projets d’avenir,
présentement je faisais tout pour la distraire, lui rendre la vie
agréable, cherchant peut-être aussi, inconsciemment, à lui
faire par là désirer de m’épouser. Elle riait elle-même de tout
ce luxe. « C’est la mère d’Andrée qui en ferait une tête de me
voir devenue une dame riche comme elle, ce qu’elle appelle
une dame qui a « chevaux, voitures, tableaux ». Comment ?
Je ne vous avais jamais raconté qu’elle disait cela ? Oh ! c’est
un type ! Ce qui m’étonne, c’est qu’elle élève les tableaux à
la dignité des chevaux et des voitures. » On verra plus tard
que, malgré les habitudes de parler stupides qui lui étaient
restées, Albertine s’était étonnamment développée, ce qui
m’était entièrement égal, les supériorités d’esprit d’une
compagne m’ayant toujours si peu intéressé que, si je les ai
fait remarquer à l’une ou à l’autre, cela a été par pure
politesse. Seul peut-être le curieux génie de Françoise m’eût
peut-être plu. Malgré moi je souriais pendant quelques
instants, quand, par exemple, ayant profité de ce qu’elle avait
appris qu’Albertine n’était pas là, elle m’abordait par ces
mots : « Divinité du ciel déposée sur un lit ! » Je disais :
« Mais, voyons, Françoise, pourquoi « divinité du ciel » ? –
Oh, si vous croyez que vous avez quelque chose de ceux qui
voyagent sur notre vile terre, vous vous trompez bien ! –
Mais pourquoi « déposée » sur un lit ? vous voyez bien que je
suis couché. – Vous n’êtes jamais couché. A-t-on jamais vu
personne couché ainsi ? Vous êtes venu vous poser là. Votre
pyjama, en ce moment, tout blanc, avec vos mouvements de
cou, vous donne l’air d’une colombe. »
 
Albertine, même dans l’ordre des choses bêtes,
s’exprimait tout autrement que la petite fille qu’elle était il y
avait seulement quelques années à Balbec. Elle allait jusqu’à
déclarer, à propos d’un événement politique qu’elle blâmait :
« Je trouve ça formidable. » Et je ne sais si ce ne fut vers ce
temps-là qu’elle apprit à dire, pour signifier qu’elle trouvait
un livre mal écrit : « C’est intéressant, mais, par exemple,
c’est écrit comme par un cochon. »
La défense d’entrer chez moi avant que j’eusse sonné
l’amusait beaucoup. Comme elle avait pris notre habitude
familiale des citations et utilisait pour elle celles des pièces
qu’elle avait jouées au couvent et que je lui avais dit aimer,
elle me comparait toujours à Assuérus :
 
:Et la mort est le prix de tout audacieux
:Qui sans être appelé se présente à ses yeux.
:.....................................................................
:Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,
:Ni le rang, ni le sexe ; et le crime est égal.
:Moi-même...
 
Je suis à cette loi comme une autre soumise :
Et sans le prévenir il faut pour lui parler
Qu’il me cherche ou du moins qu’il me fasse appeler.
Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux
bleus – plus allongés – n’avaient pas gardé la même forme ;
ils avaient bien la même couleur, mais semblaient être passés
à l’état liquide. Si bien que, quand elle les fermait, c’était
comme quand avec des rideaux on empêche de voir la mer.
C’est sans doute de cette partie d’elle-même que je me
souvenais surtout, chaque nuit en la quittant. Car, par
exemple, tout au contraire, chaque matin le crespelage de ses
cheveux me causa longtemps la même surprise, comme une
chose nouvelle que je n’aurais jamais vue. Et pourtant, audessus
du regard souriant d’une jeune fille, qu’y a-t-il de plus
beau que cette couronne bouclée de violettes noires ? Le
sourire propose plus d’amitié ; mais les petits crochets vernis
des cheveux en fleurs, plus parents de la chair, dont ils
semblent la transposition en vaguelettes, attrapent davantage
le désir.
 
À peine entrée dans ma chambre, elle sautait sur le lit et
quelquefois définissait mon genre d’intelligence, jurait dans
un transport sincère qu’elle aimerait mieux mourir que de me
quitter : c’était les jours où je m’étais rasé avant de la faire
venir. Elle était de ces femmes qui ne savent pas démêler la
raison de ce qu’elles ressentent. Le plaisir que leur cause un
teint frais, elles l’expliquent par les qualités morales de celui
qui leur semble pour leur avenir présenter une possibilité de
bonheur, capable du reste de décroître et de devenir moins
nécessaire au fur et à mesure qu’on laisse pousser sa barbe.
Je lui demandais où elle comptait aller.
 
– Je crois qu’Andrée veut me mener aux Buttes-
Chaumont que je ne connais pas.
 
Certes, il m’était impossible de deviner, entre tant
d’autres paroles, si sous celle-là un mensonge était caché.
D’ailleurs j’avais confiance en Andrée pour me dire tous les
endroits où elle allait avec Albertine.
 
À Balbec, quand je m’étais senti trop las d’Albertine,
j’avais compté dire mensongèrement à Andrée : « Ma petite
Andrée, si seulement je vous avais revue plus tôt ! C’était
vous que j’aurais aimée. Mais, maintenant, mon cœur est fixé
ailleurs. Tout de même, nous pouvons nous voir beaucoup,
car mon amour pour une autre me cause de grands chagrins et
vous m’aiderez à me consoler. » Or, ces mêmes paroles de
mensonge étaient devenues vérité à trois semaines de
distance. Peut-être Andrée avait-elle cru à Paris que c’était en
effet un mensonge et que je l’aimais, comme elle l’aurait sans
doute cru à Balbec. Car la vérité change tellement pour nous,
que les autres ont peine à s’y reconnaître. Et comme je savais
qu’elle me raconterait tout ce qu’elles auraient fait, Albertine
et elle, je lui avais demandé et elle avait accepté de venir la
chercher presque chaque jour. Ainsi, je pourrais, sans souci,
rester chez moi.
 
Et ce prestige d’Andrée d’être une des filles de la petite
bande me donnait confiance qu’elle obtiendrait tout ce que je
voudrais d’Albertine. Vraiment, j’aurais pu lui dire
maintenant en toute vérité qu’elle serait capable de me
tranquilliser.
 
D’autre part, mon choix d’Andrée (laquelle se trouvait
être à Paris, ayant renoncé à son projet de revenir à Balbec)
comme guide de mon amie avait tenu à ce qu’Albertine me
raconta de l’affection que son amie avait eue pour moi à
Balbec, à un moment au contraire où je craignais de
l’ennuyer, et si je l’avais su alors, c’est peut-être Andrée que
j’eusse aimée.
 
– Comment, vous ne le saviez pas ? me dit Albertine,
nous en plaisantions pourtant entre nous. Du reste, vous
n’avez pas remarqué qu’elle s’était mise à prendre vos
manières de parler, de raisonner ? Surtout quand elle venait
de vous quitter, c’était frappant. Elle n’avait pas besoin de
nous dire si elle vous avait vu. Quand elle arrivait, si elle
venait d’auprès de vous, cela se voyait à la première seconde.
Nous nous regardions entre nous et nous riions. Elle était
comme un charbonnier qui voudrait faire croire qu’il n’est
pas charbonnier. Il est tout noir. Un meunier n’a pas besoin
de dire qu’il est meunier, on voit bien toute la farine qu’il a
sur lui ; il y a encore la place des sacs qu’il a portés. Andrée,
c’était la même chose, elle tournait ses sourcils comme vous,
et puis son grand cou, enfin je ne peux pas vous dire. Quand
je prends un livre qui a été dans votre chambre, je peux le lire
dehors, on sait tout de même qu’il vient de chez vous parce
qu’il garde quelque chose de vos sales fumigations. C’est un
rien, mais c’est un rien, au fond, qui est assez gentil. Chaque
fois que quelqu’un avait parlé de vous gentiment, avait eu
l’air de faire grand cas de vous, Andrée était dans le
ravissement.
 
Malgré tout, pour éviter qu’il y eût quelque chose de
préparé à mon insu, je conseillais d’abandonner pour ce jourlà
les Buttes-Chaumont et d’aller plutôt à Saint-Cloud ou
ailleurs.
 
Ce n’est pas certes, je le savais, que j’aimasse Albertine le
moins du monde. L’amour n’est peut-être que la propagation
de ces remous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme.
Certains avaient remué mon âme tout entière quand Albertine
m’avait parlé, à Balbec, de Mlle Vinteuil, mais ils étaient
maintenant arrêtés. Je n’aimais plus Albertine, car il ne me
restait plus rien de la souffrance, guérie maintenant, que
j’avais eue dans le tram, à Balbec, en apprenant quelle avait
été l’adolescence d’Albertine, avec des visites peut-être à
Montjouvain. Tout cela, j’y avais trop longtemps pensé,
c’était guéri. Mais, par instants, certaines manières de parler
d’Albertine me faisaient supposer – je ne sais pourquoi –
qu’elle avait dû recevoir dans sa vie encore si courte
beaucoup de compliments, de déclarations et les recevoir
avec plaisir, autant dire avec sensualité. Ainsi, elle disait, à
propos de n’importe quoi : « C’est vrai ? C’est bien vrai ? »
Certes, si elle avait dit comme une Odette : « C’est bien vrai
ce gros mensonge-là ? » je ne m’en fusse pas inquiété, car le
ridicule de la formule se fût expliqué par une stupide banalité
d’esprit de femme. Mais son air interrogateur : « C’est
vrai ? » donnait, d’une part, l’étrange impression d’une
créature qui ne peut se rendre compte des choses par ellemême,
qui en appelle à votre témoignage, comme si elle ne
possédait pas les mêmes facultés que vous (on lui disait :
« Voilà une heure que nous sommes partis », ou « Il pleut »,
elle demandait : « C’est vrai ? »). Malheureusement, d’autre
part, ce manque de facilité à se rendre compte par soi-même
des phénomènes extérieurs ne devait pas être la véritable
origine de « C’est vrai ? C’est bien vrai ? » Il semblait plutôt
que ces mots eussent été, dès sa nubilité précoce, des
réponses à des : « Vous savez que je n’ai jamais trouvé une
personne aussi jolie que vous » ; « Vous savez que j’ai un
grand amour pour vous, que je suis dans un état d’excitation
terrible ». Affirmations auxquelles répondaient, avec une
modestie coquettement consentante, ces « C’est vrai ? C’est
bien vrai ? », lesquels ne servaient plus à Albertine avec moi
qu’à répondre par une question à une affirmation telle que :
« Vous avez sommeillé plus d’une heure. – C’est vrai ? »
Sans me sentir le moins du monde amoureux d’Albertine,
sans faire figurer au nombre des plaisirs les moments que
nous passions ensemble, j’étais resté préoccupé de l’emploi
de son temps ; certes, j’avais fui Balbec pour être certain
qu’elle ne pourrait plus voir telle ou telle personne avec
laquelle j’avais tellement peur qu’elle ne fît le mal en riant,
peut-être en riant de moi, que j’avais adroitement tenté de
rompre d’un seul coup, par mon départ, toutes ses mauvaises
relations. Et Albertine avait une telle force de passivité, une
si grande faculté d’oublier et de se soumettre, que ces
relations avaient été brisées en effet et la phobie qui me
hantait guérie. Mais elle peut revêtir autant de formes que le
mal incertain qui est son objet. Tant que ma jalousie ne
s’était pas réincarnée en des êtres nouveaux, j’avais eu après
mes souffrances passées un intervalle de calme. Mais à une
maladie chronique le moindre prétexte sert pour renaître,
comme, d’ailleurs, au vice de l’être qui est cause de cette
jalousie, la moindre occasion peut servir pour s’exercer à
nouveau (après une trêve de chasteté) avec des êtres
différents. J’avais pu séparer Albertine de ses complices et,
par là, exorciser mes hallucinations ; si on pouvait lui faire
oublier les personnes, rendre brefs ses attachements, son goût
du plaisir était, lui aussi, chronique, et n’attendait peut-être
qu’une occasion pour se donner cours. Or, Paris en fournit
autant que Balbec.
 
Dans quelque ville que ce fût, elle n’avait pas besoin de
chercher, car le mal n’était pas en Albertine seule, mais en
d’autres pour qui toute occasion de plaisir est bonne. Un
regard de l’une, aussitôt compris de l’autre, rapproche les
deux affamées. Et il est facile à une femme adroite d’avoir
l’air de ne pas voir, puis cinq minutes après d’aller vers la
personne qui a compris et l’a attendue dans une rue de
traverse, et, en deux mots, de donner un rendez-vous. Qui
saura jamais ? Et il était si simple à Albertine de me dire, afin
que cela continuât, qu’elle désirait revoir tel environ de Paris
qui lui avait plu. Aussi suffisait-il qu’elle rentrât trop tard,
que sa promenade eût duré un temps inexplicable, quoique
peut-être très facile à expliquer sans faire intervenir aucune
raison sensuelle, pour que mon mal renaquît, attaché cette
fois à des représentations qui n’étaient pas de Balbec, et que
je m’efforcerais, ainsi que les précédentes, de détruire,
comme si la destruction d’une cause éphémère pouvait
entraîner celle d’un mal congénital. Je ne me rendais pas
compte que, dans ces destructions où j’avais pour complice,
en Albertine, sa faculté de changer, son pouvoir d’oublier,
presque de haïr, l’objet récent de son amour, je causais
quelquefois une douleur profonde à tel ou tel de ces êtres
inconnus avec qui elle avait pris successivement du plaisir, et
que cette douleur, je la causais vainement, car ils seraient
délaissés, remplacés, et parallèlement au chemin jalonné par
tant d’abandons qu’elle commettrait à la légère, s’en
poursuivrait pour moi un autre impitoyable, à peine
interrompu de bien courts répits ; de sorte que ma souffrance
ne pouvait, si j’avais réfléchi, finir qu’avec Albertine ou
qu’avec moi. Même, les premiers temps de notre arrivée à
Paris, insatisfait des renseignements qu’Andrée et le
chauffeur m’avaient donnés sur les promenades qu’ils
faisaient avec mon amie, j’avais senti les environs de Paris
aussi cruels que ceux de Balbec, et j’étais parti quelques jours
en voyage avec Albertine. Mais partout l’incertitude de ce
qu’elle faisait était la même ; les possibilités que ce fût le mal
aussi nombreuses, la surveillance encore plus difficile, si bien
que j’étais revenu avec elle à Paris. En réalité, en quittant
Balbec, j’avais cru quitter Gomorrhe, en arracher Albertine ;
hélas ! Gomorrhe était dispersé aux quatre coins du monde.
Et moitié par ma jalousie, moitié par ignorance de ces joies
(cas qui est fort rare), j’avais réglé à mon insu cette partie de
cache-cache où Albertine m’échapperait toujours.
 
Je l’interrogeais à brûle-pourpoint : « Ah ! à propos,
Albertine, est-ce que je rêve, est-ce que vous ne m’aviez pas
dit que vous connaissiez Gilberte Swann ? – Oui, c’est-à-dire
qu’elle m’a parlé au cours, parce qu’elle avait les cahiers
d’histoire de France ; elle a même été très gentille, elle me les
a prêtés et je les lui ai rendus aussitôt que je l’ai vue. – Est-ce
qu’elle est du genre de femmes que je n’aime pas ? Oh ! pas
du tout, tout le contraire. » Mais, plutôt que de me livrer à ce
genre de causeries investigatrices, je consacrais souvent à
imaginer la promenade d’Albertine les forces que je
n’employais pas à la faire, et parlais à mon amie avec cette
ardeur que gardent intacte les projets inexécutés. J’exprimais
une telle envie d’aller revoir tel vitrail de la Sainte-Chapelle,
un tel regret de ne pas pouvoir le faire avec elle seule, que
tendrement elle me disait : « Mais, mon petit, puisque cela a
l’air de vous plaire tant, faites un petit effort, venez avec
nous. Nous attendrons aussi tard que vous voudrez, jusqu’à
ce que vous soyez prêt. D’ailleurs si cela vous amuse plus
d’être seul avec moi, je n’ai qu’à réexpédier Andrée chez
elle, elle viendra une autre fois. » Mais ces prières mêmes de
sortir ajoutaient au calme qui me permettait de rester à la
maison.
 
Je ne songeais pas que l’apathie qu’il y avait à se
décharger ainsi sur Andrée ou sur le chauffeur du soin de
calmer mon agitation, en les laissant surveiller Albertine,
ankylosait en moi, rendait inertes tous ces mouvements
imaginatifs de l’intelligence, toutes ces inspirations de la
volonté qui aident à deviner, à empêcher, ce que va faire une
personne ; certes, par nature, le monde des possibles m’a
toujours été plus ouvert que celui de la contingence réelle.
Cela aide à connaître l’âme, mais on se laisse tromper par les
individus. Ma jalousie naissait par des images, pour une
souffrance, non d’après une probabilité. Or, il peut y avoir
dans la vie des hommes et dans celle des peuples (et il devait
y avoir dans la mienne) un jour où on a besoin d’avoir en soi
un préfet de police, un diplomate à claires vues, un chef de la
sûreté, qui, au lieu de rêver aux possibles que recèle
l’étendue jusqu’aux quatre points cardinaux, raisonne juste,
se dit : « Si l’Allemagne déclare ceci, c’est qu’elle veut faire
telle autre chose ; non pas une autre chose dans le vague,
mais bien précisément ceci ou cela, qui est même peut-être
déjà commencé. » « Si telle personne s’est enfuie, ce n’est
pas vers les buts a, b, d, mais vers le but c, et l’endroit où il
faut opérer nos recherches est c. » Hélas, cette faculté, qui
n’était pas très développée chez moi, je la laissais
s’engourdir, perdre ses forces, disparaître, en m’habituant à
être calme du moment que d’autres s’occupaient de surveiller
pour moi.
 
Quant à la raison de ce désir de ne pas sortir, cela m’eût
été désagréable de la dire à Albertine. Je lui disais que le
médecin m’ordonnait de rester couché. Ce n’était pas vrai. Et
cela l’eût-il été que ses prescriptions n’eussent pu
m’empêcher d’accompagner mon amie. Je lui demandais la
permission de ne pas venir avec elle et Andrée. Je ne dirai
qu’une des raisons, qui était une raison de sagesse. Dès que je
sortais avec Albertine, pour peu qu’un instant elle fût sans
moi, j’étais inquiet : je me figurais que peut-être elle avait
parlé à quelqu’un ou seulement regardé quelqu’un. Si elle
n’était pas d’excellente humeur, je pensais que je lui faisais
manquer ou remettre un projet. La réalité n’est jamais qu’une
amorce à un inconnu sur la voie duquel nous ne pouvons aller
bien loin. Il vaut mieux ne pas savoir, penser le moins
possible, ne pas fournir à la jalousie le moindre detail concret. Malheureusement, à défaut de la vie extérieure, des incidents aussi sont amenés par la vie intérieure ; à défaut des promenades d’Albertine, les hasards rencontrés dans les réflexions que je faisais seul me fournissaient parfois de ces petits fragments de réel qui attirent à eux, à la façon d’un
aimant, un peu d’inconnu qui, dès lors, devient douloureux. On a beau vivre sous l’équivalent d’une cloche pneumatique, les associations d’idées, les souvenirs continuent à jouer. Mais ces heurts internes ne se produisaient pas tout de suite ; à peine Albertine était-elle partie pour sa promenade que j’étais vivifié, fût-ce pour quelques instants, par les exaltantes vertus de la solitude.
 
Je prenais ma part des plaisirs de la journée
commençante ; le désir arbitraire – la velléité capricieuse et
purement mienne – de les goûter n’eût pas suffi à les mettre à
portée de moi si le temps spécial qu’il faisait ne m’en avait,
non pas seulement évoqué les images passées, mais affirmé
la réalité actuelle, immédiatement accessible à tous les
hommes qu’une circonstance contingente et par conséquent
négligeable, ne forçait pas à rester chez eux. Certains beaux
jours, il faisait si froid, on était en si large communication
avec la rue qu’il semblait qu’on eût disjoint les murs de la
maison, et chaque fois que passait le tramway, son timbre
résonnait comme eût fait un couteau d’argent frappant une
maison de verre. Mais c’était surtout en moi que j’entendais,
avec ivresse, un son nouveau rendu par le violon intérieur.
Ses cordes sont serrées ou détendues par de simples
différences de la température, de la lumière extérieures. En
notre être, instrument que l’uniformité de l’habitude a rendu
silencieux, le chant naît de ces écarts, de ces variations,
source de toute musique : le temps qu’il fait certains jours nous fait aussitôt passer d’une note à une autre. Nous retrouvons l’air oublié dont nous aurions pu deviner la nécessité mathématique et que pendant les premiers instants
nous chantons sans le connaître. Seules ces modifications internes, bien que venues du dehors, renouvelaient pour moi le monde extérieur. Des portes de communication, depuis longtemps condamnées, se rouvraient dans mon cerveau. La vie de certaines villes, la gaîté de certaines promenades reprenaient en moi leur place. Frémissant tout entier autour
de la corde vibrante, j’aurais sacrifié ma terne vie d’autrefois et ma vie à venir, passées à la gomme à effacer de l’habitude, pour cet état si particulier.
 
Si je n’étais pas allé accompagner Albertine dans sa longue course, mon esprit n’en vagabondait que davantage et, pour avoir refusé de goûter avec mes sens cette matinée-là, je jouissais en imagination de toutes les matinées pareilles, passées ou possibles, plus exactement d’un certain type de
matinées dont toutes celles du même genre n’étaient que
l’intermittente apparition et que j’avais vite reconnu ; car l’air
vif tournait de lui-même les pages qu’il fallait, et je trouvais
tout indiqué devant moi, pour que je pusse le suivre de mon
lit, l’évangile du jour. Cette matinée idéale comblait mon
esprit de réalité permanente, identique à toutes les matinées
semblables, et me communiquait une allégresse que mon état
de débilité ne diminuait pas : le bien-être résultant pour nous
beaucoup moins de notre bonne santé que de l’excédent
inemployé de nos forces, nous pouvons y atteindre, tout aussi
bien qu’en augmentant celles-ci, en restreignant notre activité. Celle dont je débordais, et que je maintenais en puissance dans mon lit, me faisait tressauter, intérieurement
 
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'''[[La Prisonnière I.1]]'''
 
'''[[La Prisonnière I.2]]'''
 
'''[[La Prisonnière I.3]]'''