« Les Mœurs romaines sous l’empire/07 » : différence entre les versions

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<center>ÉTUDES
----
 
<references/>
 
DE MŒURS ROMAINES
 
 
SOUS L’EMPIRE
 
 
VII.
 
 
L’APOTHÉOSE IMPÉRIALE <ref>Voyez la Revue du 1er mai 1870.</ref></center>
 
L’empire à Rome fut un de ces régimes politiques qui ont cherché
leur force dans ce qu’on appelait au commencement de ce siècle
l’union du trône et de l’autel. Quand Auguste se vit le maître, il jeta
les yeux autour de lui pour trouver un appui solide sur lequel il pût
établir le gouvernement qu’il fondait. La société romaine, épuisée par
vingt ans de guerres civiles, était en ruines ; l’ancienne constitution,
chancelante depuis les Gracques, avait été renversée à Pharsale : il ne
restait plus, avec les débris d’une aristocratie décimée par les proscriptions,
qu’une armée corrompue, un peuple cosmopolite et un
sénat discrédité. La religion, quoique très compromise, avait pourtant
moins souffert que le reste ; Auguste appuya son autorité sur
elle. Il essaya par tous les moyens de lui rendre son importance et
son prestige ; il releva les temples détruits, il rétablit les cérémonies
négligées, il institua des cultes nouveaux. En échange de ces
bienfaits, la religion donna une sorte de consécration et d’inviolabilité
à son pouvoir ; elle fit de lui et de ses successeurs presque
des dieux de leur vivant, et les divinisa tout à fait après leur mort.
 
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Cette apothéose n’était pas, comme on a voulu le croire, une pure
flatterie ; elle eut les conséquences politiques les plus graves. Il
serait aisé par exemple de faire voir comment le culte de Rome et
d’Auguste servit au maintien de la vie municipale dans les cités et
au réveil de l’esprit national dans les provinces ; mais nous voulons
nous borner pour aujourd’hui à expliquer comment vint aux Romains
la pensée de rendre des honneurs divins aux césars, et montrer
par quels degrés ils y furent conduits.
 
 
<center>I.</center>
 
L’apothéose des souverains est peut-être de nos jours ce qui nous
étonne le plus dans les cultes antiques. La raison en est facile à
comprendre. Toutes les religions que pratique le monde actuel professent
l’unité de Dieu. Quand on ne reconnaît qu’un Dieu, il devient
si grand par sa solitude même, et sa grandeur le met si haut
qu’il n’est plus possible d’élever un homme jusqu’à lui ; mais les
anciens, qui étaient polythéistes, ne pouvaient pas avoir les mêmes
scrupules : ce n’était pas une affaire d’adorer un dieu de plus,
quand on en avait déjà plusieurs milliers. L’importance de ces
dieux était d’ailleurs aussi diverse que leurs fonctions étaient variées,
et parmi eux il y en avait beaucoup qui, plus humbles, plus
modestes, se rapprochaient par degrés de la condition humaine.
Il n’existait donc pas comme aujourd’hui de barrière infranchissable
entre Dieu et l’homme ; au contraire, la religion semblait
ménager entre eux une série de transitions qui conduisaient insensiblement
de l’un à l’autre. Ces intermédiaires familiarisaient tout
le monde avec l’idée qu’il n’est pas impossible de passer de l’humanité
à la divinité. On sait qu’un système célèbre, imaginé chez
les Grecs pour rendre compte de l’origine des religions, et qu’on
appelait l’''évhémérisme'', du nom de son créateur, prétendait établir
que tous les dieux avaient commencé par être des hommes que la
reconnaissance ou la peur avait divinisés après leur mort. Ce qui fit
le succès de ce système, c’est qu’il s’appuyait sur des croyances
générales, et que, bien avant Evhémère, il y avait une sorte d’évhémérisme
populaire et grossier qui donna créance à l’autre. Les légendes
primitives de tous les peuples racontaient que d’anciens
héros avaient obtenu le ciel en récompense de leur courage. Presque
partout les villes importantes avaient coutume de rendre les
honneurs divins à leur fondateur. Il devenait naturellement pour la
cité un patron particulier, un protecteur spécial, et, comme il lui
appartenait en propre, c’est à lui que le peuple avait surtout confiance,
qu’il adressait le plus volontiers ses prières. Les gens éclairés
étaient forcés eux-mêmes de témoigner pour lui beaucoup d’égards,
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et le patriotisme leur faisait un devoir d’être crédules ou de
le paraître. Varron trouvait qu’après tout cette habitude qu’avaient
les villes de mettre dans le ciel leurs fondateurs, quoi qu’on en
pensât, pouvait avoir des conséquences heureuses, et qu’il n’était
pas mauvais qu’un homme de cœur se crût issu des dieux.
 
Les nations de l’Orient allèrent plus loin ; il ne leur suffit pas de
réserver les honneurs divins à leurs anciens héros, elles les accordèrent
indistinctement à tous leurs rois. Le caractère religieux
qu’avait chez elles l’autorité souveraine, l’isolement dans lequel les
princes affrétaient de vivre, loin des regards de leurs sujets, le respect
absolu qu’ils exigeaient d’eux, l’effroi qu’ils tenaient à leur
inspirer, amenèrent insensiblement le peuple à faire de l’apothéose
comme une prérogative essentielle de leur pouvoir. On n’attendait
même pas leur mort pour les adorer, et leur divinité commençait
de leur vivant. En Égypte, le Pharaon s’appelle lui-même « le dieu
bon et le dieu grand : » l’acte religieux de son couronnement le
transforme en fils du soleil. Dans le temple de Medinet-Habou,
Amoun, s’adressant aux dieux du nord et du midi, leur dit à propos
de Rhamsès le Grand : « C’est mon fils, le seigneur des années. Je
l’ai élevé de mes propres bras, je l’ai engendré de mes membres
divins. » Les Ptolémées n’eurent garde de laisser perdre cette partie
de l’héritage des Pharaons ; ils organisèrent solennellement dans
leur capitale le culte de tous les princes qui avaient gouverné l’Égypte
depuis Alexandre. Le roi régnant, majeur ou mineur, aussitôt
qu’il avait succédé à son père, était tenu pour dieu comme les
autres et associé aux hommages que recevaient ses prédécesseurs.
C’est ce que nous apprend la célèbre inscription de Rosette. Les
prêtres réunis de toutes les parties de l’Égypte pour le couronnement
de Ptolémée Épiphane y déclarent « qu’il est dieu, fils d’un
dieu et d’une déesse, comme Horus, le fils d’Isis et d’Osiris, qui
vengea son père. » En conséquence, « on lui dressera une image en
chaque temple dans le lieu le plus apparent, et auprès d’elle les
prêtres feront trois fois par jour le service religieux ; on lui élèvera
dans tous les sanctuaires une statue de bois dans un édicule ou petite
niche dorée, et, lors des grandes processions où se fait la sortie
des édicules, celui du dieu Épiphane sortira comme les autres. »
Ils veulent bien permettre à chaque particulier d’avoir chez lui
de ces édicules et de ces statues, mais à la condition d’accomplir
toutes les cérémonies prescrites dans les fêtes qui ont lieu tous les
mois et tous les ans. »
 
Les Grecs n’échappèrent pas à la contagion de l’Orient. Dès l’époque
de la guerre du Péloponèse, le Spartiate Lysandre, vainqueur
des Athéniens, s’était fait adorer en Asie-Mineure. Quand la
Grèce eut perdu sa liberté, tous les tyrans qui l’asservirent reçurent
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tour à tour les honneurs divins. C’est alors que l’apothéose prit
son caractère le plus repoussant. On pouvait croire jusqu’à un certain
point à la bonne foi des Orientaux quand ils divinisaient des
maîtres sous lesquels ils tremblaient ; mais les Grecs sont une race
trop sceptique et trop fine pour qu’on puisse prendre leurs flatteries
au sérieux. L’habileté même avec laquelle ils savaient mentir,
les formes délicates et nouvelles qu’ils se piquaient de donner à
leurs adulations, en font mieux ressortir la bassesse. Ils ne connurent
jamais ni honte, ni scrupule ; on les vit porter successivement les
mêmes hommages à tous ceux qui étaient les plus forts. Quand
Mithridate eut fait égorger les Romains qui se trouvaient en Asie,
ils l’appelèrent Dieu père, Dieu sauveur, et lui donnèrent tous les
surnoms de Bacchus. Lorsque Rome eut vaincu Mithridate, ils lui
élevèrent partout des autels. Smyrne se vantait d’avoir été la première
à rendre un culte à la déesse Rome dès la fin des guerres puniques.
Cet exemple na manqua pas d’être suivi quand les légions
eurent conquis la Grèce et l’Asie. Après avoir adoré Rome, on arriva
vite à rendre les mêmes honneurs aux généraux et aux proconsuls
qui la représentaient. Des temples furent élevés à Flamininus
quand il fut vainqueur de Philippe ; on l’y adorait en compagnie
d’Apollon et d’Hercule, et l’on composa pour lui des hymnes qui se
chantaient encore du temps de Plutarque. Tous les proconsuls eurent
bientôt des autels, surtout les plus mauvais, parce qu’on les
redoutait davantage et qu’on voulait les désarmer. La Sicile institua
des fêtes pour Verrès avant d’oser le traîner en justice ; la
Cilicie construisit un temple à son gouverneur Appius, qui, au dire
de Cicéron, n’y avait plus rien laissé. À ce moment, l’apothéose
était descendue bien bas chez les Grecs. Ils ne se contentaient pas
de la décerner à ces grands personnages qui leur faisaient souvent
tant de mal ; ils l’accordaient aussi à leurs amis, à leurs serviteurs,
lorsqu’ils étaient puissans et pouvaient leur rendre quelque
service. L’historien Théophane, qui jouissait de toute la confiance
de Pompée, fut divinisé dans Mitylène, sa patrie, par reconnaissance
sans doute des faveurs qu’on avait obtenues par son intervention.
Cet honneur fut plus tard fatal à sa famille : Tibère en fut jaloux,
et il fit périr ses petits-fils pour les punir d’avoir comme lui
un grand-père au ciel. Il faut remarquer que ces flatteries étaient
non-seulement tolérées, mais encouragées par la loi romaine. En
défendant aux gouverneurs des provinces de lever aucune imposition
extraordinaire, elle avait excepté celles qui devaient servir à
leur construire des temples. On se demandera sans doute quel
plaisir pouvaient trouver les Romains à ces grossiers hommages.
Peut-être étaient-ils bien aises de voir leurs sujets se déshonorer.
Les fières populations de l’Occident leur causaient toujours quelque
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ombrage ; au contraire, la servilité des Grecs les rassurait : il n’y
avait vraiment rien à craindre d’un pays si empressé à flatter ses
maîtres.
 
Du reste les Romains eux-mêmes ne répugnaient pas à croire à
l’apothéose. Leurs traditions nationales, comme celles de tous les
peuples, mettaient dans le ciel leurs anciens rois. Sons le nom de
''dieux indigêtes'', ils adoraient Picus, Faunus, Latinus, qui avaient
régné, disait-on, sur le Latium, et il n’y avait pas de divinités qu’on
invoquât avec plus de ferveur dans tous les malheurs de la patrie.
On racontait que le fondateur de la ville, Romulus, avait disparu
pendant un orage, qu’un sénateur l’avait vu de ses yeux monter
au ciel, où il siégeait parmi les dieux de la fécondité et de la vie. Il
est pourtant remarquable que cette légende, malgré la vanité nationale
qui faisait un devoir de l’accepter, ne semble inspirer même
aux plus vieux historiens qu’une confiance médiocre. Ils ne la rappellent
jamais sans des explications ou des excuses qui trahissent
quelque embarras, et leur embarras paraît assez naturel quand on
songe à la manière dont ils se représentent ces âges reculés. Des
événemens si merveilleux ne se comprennent que si on leur donne
pour théâtre des époques légendaires, et la prétention de ces annalistes
est au contraire de supprimer les temps fabuleux, de placer
les premières années de Rome dans la pleine lumière de l’histoire.
Aussi remarque-t-on que cette habitude de diviniser les héros primitifs
et les anciens chefs, quoiqu’elle fût répandue dans tous les
pays, et que Cicéron la trouve sage et utile, n’a jamais obtenu
beaucoup de succès à Rome. Ni Numa, ni Brutus, ni Camille, ne
reçurent les honneurs divins, et depuis Romulus on ne rencontre
dans l’histoire romaine que quelques essais mal réussis d’apothéose.
Il y avait pourtant chez les anciens peuples de l’Italie une
croyance profondément enracinée qui devait les familiariser avec
l’idée qu’un homme peut devenir un dieu, et qui fut un des fondemens
sur lesquels s’appuya plus tard l’apothéose impérial ; Ils éprouvaient
une répugnance invincible à croire que la mort anéantit tout
à fait l’existence ; ils pensaient que, même quand la vie paraît éteinte,
elle se prolonge obscurément dans le tombeau ou ailleurs, et, comme
une triste expérience de tous les jours leur apprenait que le corps
se décompose et disparaît, ils admettaient qu’il doit y avoir autre
chose que le corps dans l’homme, qu’il contient nécessairement un
élément qui persiste à côté de l’élément qui s’éteint, et ils étaient
amenés à conclure que cette partie invisible et immortelle vaut
mieux que l’autre, puisqu’elle lui survit. Ces idées, qui semblent
communes à toutes les nations aryennes, n’ont peut-être pris nulle
part une forme si précise et si arrêtée qu’en Italie. Là, les morts,
quand ils sont débarrassés de ce corps qui se corrompt et réduits à
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une substance impérissable, sont appelés les purs et les bons,
''Manes'', et, comme les dieux passent pour des esprits dégagés de toute
matière corruptible, les morts, qui jouissent du même avantage,
deviennent semblables aux dieux, ou plutôt sont des dieux véritables,
''dii Manes''. Cicéron fait de cette croyance une sorte d’article
de foi. « Chacun, dit-il, doit regarder comme des dieux les parens
qu’il a perdus. » C’est ce que signifient nettement les cérémonies
des funérailles, quand on en cherche le sens. Le tombeau est un
autel, et on lui en donne souvent le nom ; sur cet autel, on fait des
sacrifices véritables, des libations et des festins. Pendant le sacrifice,
la flûte résonne, les lampes sont allumées comme dans les temples ;
le fils qui rend les derniers devoirs à son père à la tête voilée,
et il reproduit tous les mouvemens du prêtre qui prie. C’est qu’en
vérité son père est un dieu, et il doit se le rendre favorable. Était-il
possible que le chef de famille, qui avait passé sa vie à veiller sur
les siens, les abandonnât après sa mort ? ne devait-il pas au contraire
d’autant plus les protéger que sa protection devenait plus
efficace ? C’est ainsi qu’on fut conduit à regarder le nouveau dieu
comme le protecteur et le patron de la maison. Selon l’opinion commune,
les lares sont les âmes des aïeux divinisés, et on les honore
chez soi, dit Servius, parce que primitivement on enterrait les morts
dans son domicile. Voilà un principe d’apothéose au sein même de
la famille, et, comme l’état est constitué à Rome sur le modèle de la
famille, ou plutôt n’est qu’une famille agrandie, il est naturel que le
roi, comme le père, soit divinisé après sa mort, qu’il devienne le lare
de l’état.
 
Ces croyances étaient très populaires à Rome. Elles se conservaient
à peu près intactes au milieu de l’incrédulité générale, parce
qu’elles s’appuyaient sur les sentimens les plus profonds, sur les
affections les plus tendres. Comme toutes les superstitions anciennes,
elles avaient jeté de profondes racines dans les classes inférieures.
Les inscriptions montrent de simples affranchis qui donnent
à leur femme, après sa mort, le nom de déesse, et qui appellent
le tombeau qu’ils lui élèvent un temple. Dans une petite ville de
l’Afrique, un fils pieux nous dit qu’il a consacré ses parens, au
lieu de dire qu’il les a enterrés : ''Sub hoc sepulcro consacrati sunt''.
Les gens éclairés voulaient ordinairement paraître moins crédules ;
mais, lorsqu’ils avaient perdu quelqu’un qui leur était cher, le chagrin
leur faisait facilement oublier leur scepticisme, et ils se laissaient
vite reprendre par toutes ces vieilles croyances dont ils
étaient moins désabusés qu’ils ne le pensaient, « Est-il rien de plus
absurde, disait Cicéron à propos de l’apothéose de César, que de
mettre des morts parmi les dieux et de les adorer, quand on ne
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devrait leur rendre d’autre culte que quelques larmes ! » Il oubliait
que l’année précédente il ne s’était pas contenté de pleurer sa fille
Tullia, et qu’égaré par sa douleur il avait eu le désir de la diviniser.
Il annonçait formellement son projet dans cet ouvrage qu’il
s’était adressé à lui-même pour se consoler : « Si jamais il fut un
être animé digne des honneurs divins, ô Tullia, c’était toi. Cette
récompense t’est due, et je veux te la donner. Je veux que la meilleure
et la plus savante des femmes, avec l’assentiment des dieux
immortels, prenne place dans leur assemblée, et que l’opinion de
tous les hommes la regarde comme une déesse. » C’était une sorte
d’engagement qu’il avait pris avec lui-même, et qu’il voulait tenir.
Aussi ne fut-il occupé pendant quelques mois que de chercher un
emplacement dans un endroit fréquenté pour y élever un temple à
sa fille, et, comme Atticus, malgré sa complaisance ordinaire, faisait
quelques objections, il lui répondait d’un ton qui n’admettait pas
de réplique : « C’est un temple que je veux, on ne peut m’ôter cela
de la pensée. Je veux éviter toute ressemblance avec un tombeau
pour arriver à une véritable apothéose. » Ce qui l’encourageait dans
son dessein, c’est qu’il voyait de grands esprits accepter et défendre
cette croyance populaire. Il se servait de leur autorité pour vaincre
l’opposition d’Atticus. « Quelques-uns des écrivains, lui disait-il,
que j’ai maintenant entre les mains m’approuvent. » Il faisait
allusion à certains philosophes et surtout ceux du Portique <ref>C’était aussi l’opinion des théologiens de Rome. Le savant Labéon, résumant les doctrines qu’il tenait des Étrusques, avait composé tout un traité, cité par les pères de l’église, sur les dieux qui avaient commencé par être des hommes, de diis animalibus. On pouvait, selon lui, faire de l'âme humaine un dieu, et c’est par la vertu de certains sacrifices que le miracle s’opérait. Ces sacrifices étaient sans doute les rites mêmes des funérailles, auxquels la religion accordait tant d’importance ; quand ils avaient lié exactement accomplis, quand on n’avait omis aucune cérémonie, aucune prière, l’âme du défunt prenait place parmi les ''dii animales''.</ref>. Les
stoïciens n’avouaient pas à la vérité que toutes les âmes après la
mort montaient au ciel ; mais ils l’accordaient à quelques-unes.
L'âme du sage, professaient-ils, n’est pas seulement immortelle,
elle est divine, et la vertu lui ouvre les demeures célestes. C’est
là que Lucain place Pompée, a quand le crime d’un Égyptien lui
eut offert ce trépas qu’il devait chercher ; » c’est là, selon lui,
qu’habitent les mânes des demi-dieux, c’est-à-dire des sages et des
grands hommes. Ils y jouissent à peu près des privilèges de la divinité :
ils vivent au milieu d’un air subtil, parmi les étoiles fixes et
les astres errans ; inondés d’une lumière pure, ils regardent en pitié
cette nuit profonde que sur la terre nous appelons le jour. Monter
au ciel, devenir dieu ou presque dieu, voilà la récompense promise
aux gens vertueux par le stoïcisme. Tout le monde peut y atteindre,
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et Jupiter lui-même y convie tous les mortels. « Hommes, lui fait
dire Valérius Flaccus, quoique la route en soit difficile, dirigez-vous
vers les astres. » Les inscriptions nous apprennent que ces idées
philosophiques avaient pénétré partout. « Tu vas te rendre dans les
demeures souhaitées, dit le fils d’un grand personnage à son père,
qu’il vient de perdre ; Jupiter t’en ouvre les portes, il t’invite à y
venir tout éclatant de gloire. Déjà tu en approches ; l’assemblée des
dieux te tend la main, et de tous les côtés du ciel des applaudissemens
retentissent pour te faire honneur. » Dans une autre inscription
non moins curieuse, une pauvre femme, qui ne paraît pas appartenir
à la société la plus relevée, dit avec assurance : « Ici
repose le corps d’un homme dont l'âme a été reçue parmi les
dieux. » Ces expressions, il faut le remarquer, sont celles mêmes
dont on se sert pour les princes divinisés : on lit sur une médaille
de Faustine que cette princesse a été reçue au ciel, ''sideribus recepta''.
 
L’apothéose impériale étonne surtout ceux qui la regardent comme
une institution improvisée et sans racines qui sortit un jour par hasard
de la servilité publique ; la surprise diminue quand on voit au
contraire que tout y acheminait les Romains, lorsqu’on rétablit les
intermédiaires par lesquels ils y furent conduits. Ils la trouvaient
florissante autour d’eux, chez toutes les nations de la Grèce et de
l’Orient ; bien longtemps avant l’empire, ils s’étaient familiarisés
avec elle en voyant les honneurs divins décernés à leurs généraux
et à leurs proconsuls par les peuples vaincus. Elle ne répugnait
pas d’ailleurs à leurs traditions nationales ; elle existait dans leurs
croyances religieuses intimement unie à ce qu’ils respectaient le
plus, au culte des morts, à la constitution de la famille. Dans les
dernières années, l’opinion populaire que tous les morts sont des
dieux s’était encore fortifiée en s’appuyant sur cette doctrine des
philosophes qui mettait les hommes vertueux au ciel. Tout préparait
donc, tout disposait les Romains à regarder l’apothéose comme
la récompense naturelle des grandes actions. Faut-il être surpris
qu’un jour l’admiration, la reconnaissance, ou, si l’on veut, la flatterie
ait choisi cette façon de s’exprimer, quelque étrange qu’elle
nous paraisse, que le peuple l’ait acceptée avec empressement, et
qu’elle n’ait pas trop choqué les gens éclairés ?
 
 
<center>II.</center>
 
Les historiens ont raconté en détail les circonstances [tragiques
dans lesquelles l’apothéose impériale prit naissance à Rome : c’est
à César qu’elle fut décernée pour la première fois après Romulus.
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/74]]==
Peu de princes ont été flattés autant que César, et rien ne démontre
mieux combien Rome était mûre alors pour la servitude que de voir
la bassesse publique atteindre du premier coup des hauteurs que
dans la suite il lui fut très difficile de dépasser. À chaque victoire
du dictateur, le sénat imaginait pour lui des distinctions nouvelles.
Après avoir épuisé les dignités humaines, il fut bien forcé d’en
venir aux honneurs divins. On donna son nom à l’un des mois de
l’année ; on décida que son image figurerait dans ces processions
solennelles où l’on portait au cirque celles des dieux sur des chars
de triomphe, qu’on fonderait un nouveau collège de prêtres qui
s’appelleraient les ''Luperci Julii'', qu’on jurerait par sa fortune, qu’on
célébrerait des fêtes pour lui tous les cinq ans, enfin qu’on lui élèverait
une statue avec cette inscription : ''C’est un demi-dieu''. La
dernière année de sa vie, on alla plus loin encore ; il ne suffit plus
d’en faire un demi-dieu, on décréta que c’était un dieu véritable et
l’égal des plus grands, qu’on lui bâtirait un temple, et qu’on l’adorerait
sous le nom de ''Jupiter Julius''. César eut l’air d’accueillir
avec joie tous ces honneurs ; mais ce n’étaient en somme que de
basses flatteries dont personne n’était dupe, ni ces patriciens sceptiques
qui les accordaient avec tant de complaisance, ni ce pontife
épicurien qui paraissait les accepter si volontiers. Le seul effet de
toutes ces adulations fut d’accoutumer l’opinion à l’idée que César
devait être un dieu. En réalité, ce n’est pas à la servilité du sénat
qu’il dut son apothéose, c’est à l’enthousiasme du peuple.
 
Le peuple l’aimait véritablement. Lorsque, le soir des ides de
mars, on vit passer cette litière portée par trois esclaves qui contenait
son cadavre, avec ce bras sanglant qui pendait, personne,
dit un contemporain, ne resta les yeux secs ; devant les portes des
maisons, dans les rues, au sommet des toits, on n’entendait que
des gémissement et des sanglots. La scène des funérailles porta
cette douleur au comble. La foule s’était rassemblée en armes au
Forum ; le corps, étendu sur un lit d’ivoire couvert de pourpre et
d’or, avait été placé devant la tribune, dans une sorte de chapelle
improvisée qui représentait le temple de Venus genetrix. À la tête
du lit s’étalait la robe ensanglantée. Dans le cortège, des musiciens
chantaient des chœurs ou des monologues de tragédies choisis exprès
pour la circonstance : on remarqua surtout ce vers de Pacuvius,
dont l’application était facile à faire : « Faut-il que j’aie conservé
la vie à des gens qui devaient me l’ôter ! » Antoine, pour toute
oraison funèbre, se contenta de lire ces sermens que le sénat avait
faits de défendre César jusqu’à la mort, ces décrets par lesquels on
lui accordait toutes les dignités humaines et les honneurs divins ;
il les commentait d’une voix inspirée, et, pour rappeler au peuple
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comment les sénateurs avaient tenu leurs promesses et de quelle façon
ils avaient traité celui dont ils voulaient faire un dieu, il s’interrompait
de temps en temps et lui montrait l’image de César, percée
de vingt-trois coups de poignard. Le peuple répondait par des lamentations,
par des cris, et frappait sur ses armes. Toute cette foule
s’enivrait de douleur, de colère et de bruit. Lorsqu’on vit les magistrats
charger le lit funèbre sur leurs épaules pour le porter au Champ
de Mars, il se passa une scène d’un désordre indescriptible. Tous
s’arrachaient le cadavre. Les uns voulaient le brûler dans la curie
de Pompée, où il avait été tué, et la brûler avec lui en expiation ; les
autres voulaient l’emporter au Capitole, et placer le bûcher dans le
temple même de Jupiter. Au milieu de la contestation, deux soldats
s’approchèrent du lit et y mirent le feu. Pour l’alimenter, on brûla
les branches des arbres, les sièges des tribunaux ; puis, la foule se
pressant de plus en plus autour de ce bûcher improvisé, les musiciens
y jetèrent leurs instrumens et leurs robes de pourpre, les
soldats leurs armes, les femmes leurs bijoux et ceux de leurs enfans,
tandis que les esclaves, saisis d’une rage de destruction, allaient
incendier les maisons voisines. Pour ajouter à l’étrangeté du
spectacle, les nations vaincues, qui avaient à se louer de l’humanité
de César, tinrent à lui rendre aussi les derniers honneurs. Les représentans
qu’elles avaient à Rome vinrent autour du bûcher exprimer
leurs regrets à la façon de leur pays. Les Juifs y passèrent des
nuits entières à se lamenter de cette manière bruyante et dramatique
qui est propre à l’Orient.
 
Il était impossible qu’au milieu d’une si violente émotion, quand
cette foule cherchait tous les moyens d’honorer César, l’idée ne lui
vînt pas d’en faire un dieu. C’était, on vient de le voir, une des
formes ordinaires que prenait la reconnaissance des peuples antiques,
et cette fois il y avait des raisons particulières pour qu’elle
s’exprimât de cette façon. Les premières victoires de César, remportées
dans des contrées lointaines, sur des peuples inconnus, avaient
vivement frappé les Romains. Cette conquête des Gaules si admirablement
conduite, ces excursions en Bretagne et en Germanie, dans
des pays de fables et de prodiges, ce bonheur qui ne s’était jamais
démenti, ce dernier coup porté à la grande aristocratie qui gouvernait
l’univers depuis cinq siècles, cette suite de succès incroyables
dont les résultats devaient changer le monde, tout se réunissait
pour donner à cette existence quelques teintes de merveilleux.
Sa mort imprévue semblait le grandir encore. L’imagination populaire
se chargeait de compléter cette destinée interrompue ; ses
desseins paraissaient plus vastes, parce qu’on lui avait ôté le temps
de les exécuter : il avait enfin cette dernière fortune, qu’au milieu
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/76]]==
de sa gloire, avant qu’il se fût usé dans les embarras inévitables
des choses humaines, il disparaissait tout d’un coup dans un orage,
comme Romulus, et le lendemain de sa mort, sa vie, pleine d’événemens
extraordinaires, pouvait passer pour une légende. Que de
raisons de le regarder comme un dieu ! Le sénat, pendant qu’il
vivait, lui avait accordé les honneurs divins, mais de bouche seulement
et sans y croire. Le peuple au contraire, dit Suétone, était convaincu
de sa divinité. ''In deorum manerum relatus est, non ore modo''
''decerenientium, sed et persuasione volgi''. Non-seulement ce fut tout à
fait une consécration populaire ; mais il importe de remarquer que
le peuple seul témoigna quelque zèle pour l’apothéose de César :
ses amis, ses créatures, ceux qu’il avait comblés de dignités et de
trésors, se montrèrent beaucoup plus tièdes. Antoine scandalisa le
peuple par son peu d’empressement à faire exécuter les décrets
du sénat en l’honneur de César. Nommé prêtre de ''Jupiter Julius''
pendant que le dictateur vivait encore, il n’avait jamais songé à
remplir ses fonctions. Cicéron, dans ses Philippiques, lui adresse
des reproches ironiques sur sa négligence. « le plus ingrat des
hommes, lui dit-il, pourquoi donc as-tu abandonné le sacerdoce
de ton nouveau dieu ? » La conduite de Dolabella fut plus étrange
encore. Sur l’endroit même du Forum où le corps de César avait été
brûlé, on avait élevé un autel surmonté d’une colonne de 20 pieds
en marbre d’Afrique avec cette inscription : ''Au père de la patrie''.
Une sorte de culte s’organisa spontanément sur cet autel : on y
venait tons les jours faire des sacrifices, prononcer des vœux, terminer
des différends en attestant le nom de César. Un intrigant, qui
se disait petit-fils de Marius, et qui n’était qu’un ancien esclave,
dans l’espoir que le désordre pourrait lui être utile, excitait la foule
à renouveler sans cesse ces démonstrations. Le consul Dolabella,
voyant qu’elles effrayaient les gens sages et troublaient la paix publique,
résolut d’y mettre un terme. Il n’hésita pas à détruire la colonne,
à renverser l’autel, à disperser par la force les adorateurs de
son ancien ami ; comme ceux-ci faisaient mine de résister, Antoine
envoya contre eux des soldats qui s’emparèrent du petit-fils de Marins
et de ses partisans, et, sans prendre la peine de les faire juger,
il les précipita du haut de la roche Tarpéienne.
 
Cet acte de vigueur, dont Cicéron et le sénat furent très heureux,
causa un vif mécontentement au peuple. Les ouvriers, les soldats,
les esclaves, qui avaient pris l’habitude de venir prier autour de
la colonne du Forum, se montrèrent fort irrités contre ces ingrats
qui punissaient des amis plus fidèles qu’eux, et ils ne se lassaient
pas de demander qu’on leur laissât relever l’autel de César. L’habile
Octave comprit ces dispositions de la foule, et il sut en profiter. Il
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arrivait alors d'Apollonie, où son oncle l’avait envoyé achever ses
études, et il venait résolument réclamer l’héritage du grand dictateur.
Il était jeune, inconnu, et il n’avait ni partisans, ni soldats. Il
ne semblait pas de force à lutter contre Antoine, Dolabella ou Lépidus,
qui s’étaient fait un nom, et qui commandaient des armées ;
mais du premier coup il sut s’appuyer sur tous les sentimens populaires
que les autres avaient froissés : il déclara qu’il venait
venger César et lui rendre les hommages qu’on lui refusait. Il
voulut d’abord, conformément aux décrets du sénat, faire placer
dans le théâtre un trône d’or et une couronne en l’honneur de son
oncle. Antoine trouva encore quelque moyen de l’empêcher ; mais
Octave était tenace, et, comme il voyait qu’on négligeait de donner
au peuple les jeux que César avait promis pour la dédicace du
temple de ''Venus genetrix'', protectrice de sa famille, il en fit les
frais lui-même. C’est pendant ces fêtes que parut ce météore dont
le peuple fut si frappé, « Tandis que ces jeux se célébraient, racontait
Auguste dans ses mémoires, une comète se montra pendant
sept jours dans la partie du ciel qui est tournée vers le nord ; elle
se levait tous les soirs à la onzième heure, et elle était visible par
toute la terre. L’apparition de cet astre parut au peuple la preuve
que l'âme de César avait été reçue parmi les immortels, et, lorsqu’on
lui éleva plus tard une statue sur le Forum, on plaça cette
étoile sur sa tête. » C’était l’astre de la dynastie qui se levait, et
les poètes ne manquèrent pas de le saluer.
 
C’est seulement l’année suivante, en 712, que le culte du nouveau
dieu fut officiellement constitué ; on était au lendemain des
proscriptions, le sénat n’avait rien à refuser aux triumvirs. Il renouvela
tous ses anciens décrets : il fit un devoir de conscience à
tout le monde de célébrer la fête de César le 7 juillet, « sous peine
d’être voué à la colère de Jupiter et de César lui-même ; » il décréta
qu’on lui bâtirait un temple à l’endroit du Forum où son
corps avait été brûlé, et où s’élevait la colonne détruite par Dolabelia.
Le culte du ''dieu Jules'' semble s’être répandu rapidement dans
tout l’univers. Mous le trouvons établi dès l’année suivante à Pérouse,
où 300 chevaliers et sénateurs, amis d’Antoine, furent solennellement
immolés par Octave sur l’autel de son oncle. Il ne
tarda pas non plus à pénétrer en Orient et en Égypte, où Dion
nous montre Cléopâtre sacrifiant à ce dieu, qu’il lui était difficile de
prendre au sérieux ; mais nulle part la divinité de César n’était plus
honorée qu’à Rome. La première fois qu’on y célébra sa fête, les réjouissances
publiques durent être très brillantes. Les sénateurs, qui
seuls auraient pu témoigner quelque tristesse, avaient reçu l’ordre
d’être joyeux, sous peine d’une amende d’un million de sesterces
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/78]]==
(200,000 fr.). Quant au peuple, il voyait dans l’établissement du
nouveau culte l’assurance de la prospérité publique, le gage du
bonheur et de la gloire de Rome. Comme un besoin étrange de réforme
et de rénovation travaillait alors le monde, il semblait que
César, devenu dieu, allait amener des temps nouveaux, et que le
règne de la justice et de la paix daterait de son apothéose. Virgile,
qui puise si souvent ses inspirations dans les sentimens populaires,
s’est fait l’écho de ces espérances confuses. Dans une églogue
écrite au milieu de ces fêtes, et qui en porte l’impression, il chante
l’apothéose du berger Daphnis ; il le montre « admirant les palais
nouveaux pour lui de l’Olympe, et regardant. sous ses pieds les
nuages et les étoiles. » La joie est générale sur la terre, et la nature
elle-même y prend part. « Le loup ne tend plus d’embûches au
troupeau, le cerf n’a plus rien à craindre du filet ; les montagnes
même jettent des cris d’allégresse ; les rochers, les arbres disent :
''c’est un dieu, oui, c’est un dieu !'' » Et il ajoute avec un accent profond
de respect et d’amour : ''sis bonus o felixque tuis !'' On sent bien
que ces vers sont nés de l’émotion publique : ils reproduisent les
impressions et les sentimens de la foule. Ce ne sont donc pas les
sénateurs, malgré leurs flatteries empressées, qui ont fondé le culte
de César. Tous ces décrets mensongers, prodigués de son vivant
avec tant de complaisance, auraient disparu avec lui. C’est le peuple
qui les a fait vivre ; c’est lui qui leur a donné une sanction nouvelle
et définitive. Il ne faut pas l’oublier, et l’on doit rendre à chacun la
responsabilité qui lui revient : la première fois que l’apothéose impériale
s’est produite à Rome, elle est sortie d’une explosion d’admiration
et de reconnaissance populaire.
 
 
<center>III.</center>
 
L’effet produit par l’apothéose de César fut très grand ; il donna
aux ambitieux qui se disputaient son héritage la pensée de réclamer
aussi pour eux les honneurs divins. Sextus Pompée, après les
victoires maritimes qu’il avait remportées sur Octave, se déclara
fils de Neptune : il en prit le nom sur ses monnaies ; il se mit à porter
des vêtemens de couleur azurée en souvenir de son origine, et,
pour honorer le dieu des mers, son père, il jeta dans le détroit de
Sicile des bœufs, des chevaux et même, dit-on, des hommes. Antoine
voulut être Bacchus ; il fit proclamer par un héraut dans toute
la Grèce que telle était sa volonté, et la Grèce se montra très complaisante
pour cette fantaisie. A Éphèse, les femmes allèrent au-devant
de lui, habillées en bacchantes, les hommes et les enfans en
faunes et en satyres. « À Athènes, dit un historien du temps, on
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éleva au milieu du théâtre, dans un endroit exposé aux regards de
tous, une sorte de chapelle semblable à celles qu’on nomme des
autres de Bacchus. On y voyait des tambours, des peaux de faon et
tout ce qui sert au culte de ce dieu. Là, depuis le matin, Antoine,
étendu avec ses amis, s’occupait à boire, servi par ces bouffons qu’il
avait amenés d’Italie, et toute la Grèce assistait à ce spectacle. » On
sait par Plutarque dans quel appareil mythologique Cléopâtre vint
le trouver en Cilicie, sur une galère dont la poupe était d’or, les
voiles de pourpre, les rames d’argent, avec des amours et des nymphes
qui s’appuyaient sur le timon et sur les cordages, au milieu
des acclamations d’un peuple charmé qui saluait Aphrodite et Bacchus
<ref> Malgré la séduction que l’Orient exerça sur lui, le soldat romain, goguenard et intéressé, se montre souvent chez Antoine. On raconte que, les Athéniens ayant proposé de marier le nouveau dieu à leur déesse Minerve, il les prit au mot, et demanda une dot de mille talens qu’il se fit rigoureusement payer.</ref>. Octave paraît de beaucoup le plus raisonnable des trois.
Certes les flatteurs ne manquaient pas autour de lui, et l’on n’aurait
pas hésité à lui accorder les honneurs divins, pour peu qu’il en
eût témoigné la moindre envie ; mais il ne paraissait pas y tenir : il
visait au solide, et, tandis que son rival perdait son temps à se faire
adorer des lâches populations de l’Orient, il travaillait à pacifier
l’Italie et à rassembler une bonne armée. Il était pourtant difficile
qu’il échappât tout à fait à ces hommages, et qu’il refusât toujours
de les accepter. Lorsqu’en 718, après beaucoup de péripéties, il
dispersa les flottes de Sextus Pompée, la joie fut très vive en Italie.
Pompée avait commis l’imprudence d’appeler à lui les esclaves, et,
devant la crainte d’une guerre servile, toutes les préférences politiques
s’étaient effacées ; tous les partis faisaient des vœux pour le
succès d’Octave. Quand il fut victorieux, les villes italiennes, pour
reconnaître le service qu’il venait de leur rendre, s’empressèrent
de placer sa statue à côté de leurs dieux protecteurs. L’enthousiasme
fut plus grand encore après la victoire d’Actium. Pendant
qu’Antoine allait se cacher en Égypte, Octave, avec ses légions
triomphantes, traversait ces pays de l’Orient ou l’apothéose du
souverain, mort ou vivant, était une des formes ordinaires de l’obéissance,
et qui d’ailleurs avaient à se faire pardonner leur servilité
pour Antoine. Ils réclamèrent avec insistance comme le plus
grand des bienfaits le droit d’adorer le vainqueur ; ce droit leur fut
accordé, mais avec des restrictions. Octave ne voulut être adoré
qu’en compagnie de la déesse Rome, et il défendit expressément à
tous les Romains de prendre part à ce culte. Sous ces réserves, il
laissa la province d’Asie lui bâtir un temple à Pergame, et celle
de Bithynie à Nicomédie. L’exemple était donné, et peu à peu des
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/80]]==
fêtes furent instituées, des temples s’élevèrent dans toutes les
grandes villes de l’Orient en l’honneur de Rome et d’Auguste.
L’Occident ne commença qu’un peu plus tard. Les habitans de
Tarragone, chez lesquels Auguste avait fait un assez long séjour
pendant la guerre des Cantabres, et qui sans doute avaient reçu de
lui quelques faveurs, demandèrent et obtinrent la permission de lui
dédier un autel. En 744, à la suite d’un mouvement des Sicambres,
qu’on disait encouragés secrètement par les Gaulois, soixante peuples
de la Gaule réunis à Lyon décidèrent, pour mieux prouver
leur fidélité, d’élever un autel à Rome et à Auguste au confluent
de la Saône et du Rhône. En 764, vers la fin de ce règne glorieux,
les habitans de Narbonne s’engagèrent par un vœu solennel « à
honorer perpétuellement la divinité de César-Auguste, père de la
patrie. » La formule curieuse du serment qu’ils prêtèrent à cette occasion
nous a été conservée ; ils promettaient de lui élever un autel
sur leur forum, et d’y sacrifier tous les ans à de certains anniversaires,
notamment le 9 des calendes d’octobre, « jour où pour le
bonheur de tous un maître était né au monde, » et le 7 des ides
de janvier, « où il avait commencé à régner sur l’univers. » — Auguste
laissait faire ; il est probable qu’au fond ces hommages ne lui
déplaisaient pas ; il y voyait une preuve éclatante de sa popularité
dans les provinces et comme un gage de leur soumission. Il ne
voulait pas pourtant avoir l’air de les encourager. Au contraire, il
affectait quelquefois d’en sourire en homme du monde qui sait ce
que valent ces protestations, et qui n’est pas dupe des flatteurs. On
raconte qu’un jour une ambassade solennelle des habitans de Tarragone
vint lui annoncer qu’il avait fait un miracle : un figuier était
né sur son autel. Il se contenta de répondre : « On voit bien que
vous n’y brûlez guère d’encens. »
 
Il était impossible que l’exemple des provinces ne finît point par
gagner Rome et l’Italie. Qu’allait faire Auguste au moment où son
culte, toléré dans le monde entier, tenterait de s’établir au centre
même et dans la capitale de l’empire ? Dion Cassius, après avoir raconté
qu’il permit aux villes de l’Asie de lui rendre les honneurs divins,
ajoute « qu’à Rome et dans l’Italie personne n’osa le faire. »
Cette affirmation est beaucoup trop générale. En prétendant que les
Italiens n’osèrent pas adorer Auguste de son vivant, Dion leur fait
plus d’honneur qu’ils ne méritent. On ne sait s’il leur en accorda
formellement la permission, ou s’il la laissa prendre ; mais les inscriptions
nous prouvent qu’avant sa mort il avait des prêtres, et
que son culte était institué à Pise, à Pompéi, à Assise, à Préneste,
à Pouzzoles et dans les principales villes de l’Italie. Quant à Rome
elle-même, la question est plus douteuse. Suétone affirme catégoriquement
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/81]]==
qu’Auguste n’y voulut avoir ni temples, ni autels tant qu’il
vécut, et qu’il le défendit avec une grande obstination, ''in urbe quidem''
''pertinacissime obstinuit hoc honore''. L’obstination n’était pas
de trop ; il en fallait beaucoup pour résister à l’opinion publique, qui
mettait un empressement singulier à faire d’Auguste un dieu. Il
n’est aucun poète pendant ce long règne qui n’ait chanté l’apothéose
impériale. Virgile, le plus grand de tous, commence aussi le premier.
« Il sera toujours un dieu pour moi, disait-il deux ans à peine
après les proscriptions, et le sang d’un agneau pris dans ma bergerie
rougira souvent son autel. » C’était bien aller un peu vite ;
mais on venait de lui rendre ce petit domaine qu’il aimait tant.
Quelques années plus tard, dans cette étrange dédicace qu’il a mise
en tête de ses Géorgiques, il disait à Auguste, presque d’un ton
de reproche : « Il faut t’habituer enfin à te laisser invoquer dans les
prières. » L’ancien républicain Horace se demandait quel dieu pouvait
être ce jeune homme qui venait ainsi au secours de l’empire en
ruine ; il penchait à croire que c’était Mercure, et lui demandait
en grâce, puisqu’il était descendu du ciel, de vouloir bien n’y pas
remonter trop vite. Quand Auguste eut remporté sur les Parthes ce
succès diplomatique dont il sut tirer un si grand parti, lorsqu’il les
eut contraints sans combat à lui rendre les étendards de Crassus,
l’admiration d’Horace ne connut plus de limites. « La foudre, disait-il,
nous annonce que Jupiter règne dans le ciel ; comment
douter ici-bas de la divinité présente d’Auguste quand nous le
voyons ajouter les Parthes à son empire ? » Voilà le commencement
de ces comparaisons de l’empereur avec Jupiter qui allaient devenir
bientôt si humiliantes pour le maître de l’Olympe. Tout du
reste n’était pas mensonge dans ces protestations des poètes et
dans cet empressement du public dont ils se faisaient l’écho. Beaucoup
étaient sincères lorsqu’ils cherchaient quelque honneur nouveau,
quelque hommage inusité pour témoigner leur reconnaissance
au prince qui avait rendu la tranquillité au monde. « Le bœuf, disait
Horace, erre en sûreté dans les champs ; Cérès et l’Abondance
fécondent les campagnes ; sur les mers paisibles volent de toutes
parts les nautoniers. » N’était-ce pas un vrai miracle après tant de
guerres horribles ? et celui qui l’avait accompli contre toute attente
ne méritait-il pas des autels ? Le bon Virgile avait annoncé déjà
que l’apothéose de César allait amener le règne de la paix. Les dix
ans de troubles et de massacres qui la suivirent n’avaient pu tout
à fait le détromper. La soif de repos dont il était dévoré lui faisait
oublier facilement son mécompte, et il attendait avec confiance de la
divinité d’Auguste ce qu’il avait espéré en vain de celle de César.
Alors, disait-il, les guerres cesseront, et l’humeur farouche des
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/82]]==
hommes s’adoucira. » C’était un beau rêve, et il était bien naturel
que l’on pressât Auguste de le réaliser en acceptant au plus tôt
l’apothéose. Auguste eut le bon sens de résister à ces excitations,
et de ne pas permettre que de son vivant on lui élevât de temple à
Rome. Cependant la reconnaissance ou la flatterie pouvait prendre
des détours qu’il lui était bien difficile de prévoir et de prévenir.
C’est ce que nous montre Horace dans cette épître célèbre où il fait
remarquer à Auguste qu’il est le seul de tous les grands hommes
auquel on ait rendu justice avant sa mort, « Tu vis encore, lui
dit-il, et déjà nous te prodiguons des honneurs qui ne sont pas prématurés,
nous te dressons des autels où l’on vient attester ta divinité.
» Ces vers, qu’il faut prendre à la lettre, car ils sont placés
dans un ouvrage où rien n’est mis au hasard, nous prouvent que
dans les chapelles privées, dans les sanctuaires de famille, partout
où l’autorité souveraine de l’empereur ne parvenait pas aussi directement,
on lui adressait des prières, on jurait par son nom, on
osait résister à ses ordres, persuadé peut-être qu’en lui désobéissant
on ne courait pas le risque de lui déplaire. Néanmoins, je le répète,
son culte, tant qu’il vécut, ne fut pas officiellement établi dans
la capitale de l’empire : il put se laisser rendre par exception quelques-uns
des hommages réservés aux dieux, il n’accepta jamais
l’apothéose véritable. Les historiens l’affirment, et l’on n’a trouvé
jusqu’à présent aucun monument qui contredise leurs affirmations.
Ce fut donc partout, et surtout à Rome, la tactique d’Auguste de
ne sembler jamais souhaiter les honneurs divins, et de ne paraître
occupé, quand on les lui offrait, qu’à les fuir ou à les restreindre.
Si par hasard il consentait à les accepter, ce n’était pas sans
prendre des précautions et des ménagemens infinis. Par exemple
il se laissait plus volontiers bâtir des temples en province qu’en
Italie, et en Italie qu’à Rome. Il savait bien que l’éloignement entretient
le prestige, et qu’il est difficile de paraître un dieu quand
on est vu de trop près. À Rome même, lorsqu’il crut devoir se relâcher
de sa sévérité, ce ne fut qu’en faveur des affranchis, des
esclaves. L’incrédulité des gens du monde l’effrayait ; il craignait
que l’apothéose ne fût de leur part qu’une flatterie sans sincérité
dont ils se moquaient tout bas. Les petites gens lui semblaient de
meilleure foi et plus portés à croire naïvement à la divinité du
maître. En Italie, comme dans les provinces, il prit soin de rattacher
toujours les cérémonies nouvelles qu’on instituait pour lui aux
usages et aux traditions du passé. C’était sa politique ordinaire de
donner à ses nouveautés un air antique ; il n’y manqua pas en cette
occasion. Partout nous voyons son culte se substituer adroitement
à des cultes plus anciens ou s’associer avec eux. S’il ne veut être
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/83]]==
adoré qu’en compagnie de la ''dea Roma'', c’est qu’il espère profiter
pour son compte de la vénération que cette déesse inspire depuis
longtemps au monde. Les habitans de Narbonne, dans le vœu par
lequel ils s’engagent envers sa divinité, semblent n’employer à dessein
que les plus vieilles formules : ils promettent de consacrer son
autel avec les rites et d’après la loi d’un des plus anciens sanctuaires
de Rome, celui de Diane de l’Aventin. Dans la liturgie des Frères
Arvales, le nom d’Auguste se trouve rapproché de celui de ces divinités
primitives dont les gens du monde avaient presque perdu
le souvenir, et qui ne se retrouvaient que dans la mémoire du
peuple. C’était le moyen de donner à ce culte nouveau ce qui seul
lui manquait, la consécration de l’antiquité. Grâce à cette préoccupation
d’Auguste de chercher à l’apothéose impériale des précédens
dans le passé de Rome, il arriva qu’elle prit alors et garda toujours
un caractère romain. Dans l’Orient, l’homme auquel on accorde les
honneurs divins est en général identifié avec un dieu, ou plutôt un
dieu descend et s’incarne en lui ; Il en prend les attributs, il en porte
le nom. Dans ces fêtes que Cléopâtre donnait à son amant, elle paraissait
vêtue en Isis, tandis qu’auprès d’elle son grossier soldat essayait
de jouer le rôle d’Osiris. Ce n’était pas un simple déguisement :
les flatteurs disaient et la foule était disposée à croire qu’on avait
vraiment sous les yeux les grands dieux de l’Égypte. Les Grecs, dont
la servilité ne se rebutait de rien, tentèrent souvent de diviniser les
césars à la façon orientale ; les césars parurent même goûter assez
cette forme nouvelle de l’adoration quand ils étaient fatigués de
l’autre, et on l’employa quelquefois à Rome pour leur faire plaisir.
Néron, à son retour de la Grèce, où il avait remporté si facilement tant
de couronnes dans les jeux publics, fut charmé d’être salué par la
populace romaine du nom d’Apollon. Commode ne se faisait représenter
que sous les traits d’Hercule, et il se donnait ordinairement
ce titre sur ses monnaies ; mais ce ne sont là que des exceptions. Il
est en somme très rare que les césars aient pris pour eux ou qu’ils
aient donné à leurs prédécesseurs le nom d’un dieu. L’apothéose
romaine a quelque chose de moins mystique et, si l’on peut ainsi
parler, de plus humain que celle des peuples orientaux ; elle suppose
qu’un homme, par ses efforts personnels et sa vertu propre,
peut s’élever de lui-même à la condition divine, mais non pas
qu’un dieu descend en lui et le transfigure. Si elle fait trop d’honneur
à l’homme, il faut convenir qu’elle insulte beaucoup moins le
ciel. Il était moins inconvenant après tout de faire de Messaline et
de Poppée des divinités particulières et personnelles dans lesquelles
chacun pouvait avoir la confiance qu’il voulait que d’humilier deux
déesses respectables en regardant ces courtisanes couronnées
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/84]]==
comme des incarnations de Cérès et de Junon. Les Grecs se sont
facilement permis ces irrévérences ; l’apothéose romaine n’est jamais
allée jusque-là.
 
Le vrai caractère, celui qu’elle tient d’Auguste et qu’elle conserva
sous ses successeurs, s’en montre clairement dans une dévotion,
ou, comme on disait alors, dans une religion nouvelle qui fut
imaginée vers le milieu de ce règne, celle des lares impériaux (''Lares
Augusti'') ; il convient d’étudier avec quelques détails cette importante
institution, qui met dans tout son jour les précautions que prenait
Auguste et la politique qu’il suivait au sujet de son apothéose.
Il n’y avait pas à Rome de culte plus populaire que celui des lares.
Chacun priait avec respect ces petits dieux protecteurs du foyer
qu’on saluait avec tant d’attendrissement au départ et au retour
dans les longs voyages, auxquels on rapportait toutes les prospérités
intérieures, la santé des enfans, l’union des proches, les
chances heureuses du commerce, qu’on croyait présens à tous les
repas de la famille, et qui partageaient ses douleurs et ses joies. Ce
culte, d’abord tout domestique, avait bientôt pris une grande extension.
À côté des lares de la maison, on adorait ceux de l’état,
ceux de la cité, et même ceux de chaque quartier de la ville. Ces
derniers avaient de petites chapelles aux endroits où plusieurs rues
se croisent et qui forment des places. Aussi les appelait-on les lares
du carrefour [''Lares compitales''). Les voisins les fêtaient beaucoup.
Tous les ans, au commencement de janvier, après les saturnales, on
célébrait des jeux en leur honneur. Pour organiser la fête et subvenir
à la dépense, les habitans du quartier formaient entre eux une
association (''collegium'') avec une caisse commune et un président, et
pendant trois jours tout le voisinage réuni assistait gaîment à des
représentations de baladins, à des combats d’athlètes, à des divertissemens
de tout genre. Le petit peuple y prenait un grand plaisir ;
c’était un amusement pour les ouvriers, pour les esclaves, pour
tous ceux auxquels la vie était rigoureuse, et qui n’avaient guère
de distractions chez eux. La, politique ne tarda pas à pénétrer dans
ces réunions où tous les pauvres gens de Rome étaient rassemblés.
Les démagogues comprirent les services qu’elles pouvaient
leur rendre : il leur était facile dans ces jours de fête, où la foule,
excitée par le plaisir, est plus accessible à tous les entraînement,
de lui faire prendre les armes, et de la jeter sur la route du Champ
de Mars ou du Forum. L’association du carrefour se transformait
sans peine en un comité politique qui, au lieu de donner des jeux,
organisait des émeutes. Le rôle de ces comités fut très important
dans les dernières convulsions de la république. Tour à tour supprimés
et rétablis selon le parti qui l’emportait, ils furent abolis
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/85]]==
définitivement par César, qui cessa d’encourager les révolutions
quand la sienne eut réussi. Pendant près de vingt ans, on ne célébra
plus à Rome les jeux du carrefour ; mais, malgré cette longue
interruption, le peuple n’avait pas cessé de s’en souvenir et de les
regretter. Auguste, qui savait bien qu’il pouvait être populaire
sans péril, n’hésita pas à les lui rendre. Ils furent célébrés après
la victoire d'Actium parmi les fêtes du triomphe. « Toutes les rues,
dit Virgile, retentissaient de cris de joie, d’applaudissemens et
de jeux. » Quelques années plus tard, Auguste leur donna une
consécration nouvelle. En 746, il voulut réorganiser l’administration
municipale de Rome, que la république avait laissée en fort
mauvais état. Il divisa la ville en quatorze régions et en deux
cent soixante-cinq quartiers ; chacun de ces quartiers était administré
par quatre fonctionnaires appelés ''magistri vicorum'', qui
étaient de petits bourgeois ou des affranchis du voisinage désignés
probablement par l’autorité supérieure. Il existait au-dessous d’eux
une réunion ou collège de quatre esclaves appelés ''ministri'' qui leur
étaient sans doute subordonnés, et qu’on trouve associés avec eux
dans la dédicace de quelques monumens. Cette réforme, qui donna
plus d’ordre et de sécurité dans Rome, fut regardée comme très
importante. On en fit une ère nouvelle, et les ''magistri vicorum''
des époques suivantes datent leurs actes de l’année où leur magistrature
avait commencé. Ici encore, fidèle à sa politique ordinaire,
Auguste essaya de donner à l’institution qu’il créait l’appui du
passé, il voulut la faire profiter de la vieille popularité des lares du
carrefour. Les fonctions des ''magistri vicorum'' étaient doubles.
Comme administrateurs civils, ils s’occupaient sans doute de la police
de leurs quartiers, ils répartissaient entre les habitans les libéralités
impériales, ils avaient sous leurs ordres les esclaves chargés
d’éteindre les incendies, et nous les voyons faire présent à leurs
administrés de poids étalons pour les matières d’or et d’argent.
Les monumens nous montrent qu’ils étaient en même temps des
fonctionnaires religieux. Le centre du quartier était toujours resté
à la chapelle du carrefour ; les ''magistri vicorum'' en étaient naturellement
les prêtres. Indépendamment des anciennes fêtes qui
n’avaient pas disparu et de la purification des quartiers dont ils
étaient chargés, Auguste voulut que deux fois par an, au mois de
mai et au mois d’août, on apportât des couronnes de fleurs aux
dieux lares. Ces fêtes nouvelles furent l’occasion d’une innovation
très importante. Les lares anciens étaient au nombre de deux ; la
reconnaissance publique, et surtout celle des ''magistri vicorum'' qui
devaient leur existence à l’empereur, en ajouta un troisième, le
génie d’Auguste. Malgré la résolution qu’il avait prise de ne pas se
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laisser adorer à Rome, Auguste accepta cet hommage. Le génie d’un
homme n’étant, d’après les croyances romaines, que la partie la
plus spirituelle et la plus divine de lui-même, celle par laquelle il
existe et qui lui survit, puisqu’on l’adore après la mort sous le nom
de lare, on pouvait bien sous celui de ''genius'' lui rendre quelques
honneurs pendant la vie. Les esclaves, les affranchis, les cliens, juraient
par le génie du maître ; c’était pour eux une sorte de dieu
vivant dont on associait le culte à celui des divinités qui protègent
la maison. L’idée devait venir naturellement aux Romains de jurer
aussi par le génie d’Auguste, et de placer son image auprès des dieux
de la famille. N’était-ce pas lui qui assurait à tout le monde la
tranquillité intérieure ? et, si les réunions domestiques n’étaient plus
troublées comme autrefois par le bruit des batailles de la rue, ne le
devait-on pas à sa sagesse ? Il était donc aussi un des dieux protecteurs
du foyer. Horace lui disait déjà en 74O : « Après avoir travaillé
tout le jour en paix, le laboureur retourne joyeux à son repas
du soir. Il ne le finit point sans inviter ta divinité à sa table : il élève
vers toi ses prières, il t’offre le vin répandu de sa coupe, il mêle ton
nom à celui de ses lares. » Ainsi les ''magistri vicorum'', en associant
le génie d’Auguste aux deux lares des carrefours, ne couraient aucun
risque de choquer l’opinion publique ; au contraire, elle les
avait devancés dans cet hommage. Ils ne faisaient que suivre au
nom de l’état ce qui se pratiquait depuis longtemps dans l’intérieur
des familles.
 
Ce n’en était pas moins un acte de la plus adroite politique de
mettre ainsi l’apothéose impériale à sa naissance, et quand elle
pouvait être contestée, sous la protection de ce que les Romains
respectaient le plus, la religion du foyer. Ce qui était bien plus habile
encore, c’était d’intéresser à ce culte nouveau et au pouvoir
dont il émanait les petits bourgeois, les affranchis, les esclaves,
toutes les classes inférieures et déshéritées. La république les avait
fort négligées, l’empire leur tendait la main. De ces pauvres gens
que la société regardait à peine comme des hommes, il faisait des
magistrats. Ces esclaves avaient le droit de se réunir, et ils élevaient
à frais communs des monumens au bas desquels on lisait leurs
noms obscurs. Ces affranchis prenaient plusieurs fois par an la robe
à bandes de pourpre, comme les préteurs et les consuls ; ils donnaient
des jeux, ils présidaient des cérémonies publiques, et se faisaient
précéder par deux licteurs pour écarter la foule devant eux.
Tous ces privilèges, auxquels ils étaient d’autant plus sensibles
qu’on les avait plus humiliés jusque-là, ils savaient bien qu’ils les
tenaient uniquement du prince ; ils n’ignoraient pas que leur importance
était intimement liée au culte impérial. Aussi les voit-on
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fort occupés d’embellir la chapelle où l’on honore les lares du carrefour.
Indépendamment des deux petits dieux avec leur tunique
relevée et leurs vases à boire, tels que l’antiquité les avait toujours
représentés, et du génie d’Auguste qu’on venait de leur associer,
ils y plaçaient souvent d’autres divinités populaires, Hercule,
Sylvain, et surtout cette ''Stata Mater'', si aimée des pauvres
parce qu’elle avait la réputation d’arrêter les incendies. C’était, on
en a fait le compte, plus de deux mille personnes de la plus basse
extraction, esclaves ou affranchis pour la plupart, qui participaient
tous les ans dans une certaine mesure au gouvernement impérial,
et se trouvaient ainsi engagés à le défendre. L’avantage était considérable ;
Auguste s’empressa d’en profiter. Pour attacher tous ces
pauvres gens à son pouvoir par un lien religieux, il consentit à se
laisser rendre, même à Rome, quelques-uns des honneurs qu’on
décerne aux dieux ; mais ce n’était encore, comme on le voit, qu’une
sorte de culte détourné et qu’une demi-apothéose, puisqu’on n’adorait
que son génie.
 
L’apothéose no devait être complète que vingt ans plus tard.
Lorsqu’il fut mort à Nola, en 767, aucun scrupule ne pouvait plus
retenir la reconnaissance publique, et on était libre de lui accorder
tous les hommages qu’il avait en partie refusés pendant sa vie. Tacite
fait remarquer que ses funérailles ne ressemblèrent pas à
celles de César. Le peuple resta calme ; il n’y eut ni violences, ni
émeutes, quoiqu’on eût l’air de les redouter. Tout se passa d’une
façon régulière et froide. Le sénat reconnut le nouveau dieu,
comme c’était son droit d’après la législation romaine. On lui attribua
officiellement des temples et des prêtres ; tandis que César
avait été fait dieu pnr une sorte de consécration populaire, Auguste
obtint le ciel par décret, ''cœlum décretum''. On imagina pour
la circonstance des cérémonies nouvelles et une sorte de liturgie,
qui servit de précédent et fut employée dans la suite toutes
les fois qu’on accorda l’apothéose à un empereur. Son corps fut
porté sur un lit d’ivoire et d’or dans un cercueil couvert de tapis
de pourpre. Au-dessus du cercueil, on avait placé une image en cire
qui le représentait vivant et revêtu des ornemens du triomphe. Au
Champ de Mars, on dressa un immense bûcher à plusieurs étages
en forme de pyramide orné de guirlandes, de draperies, de statues
séparées par des colonnes. « Quand le corps y eut été mis, il
fut entouré par les prêtres ; puis les chevaliers, les soldats, courant
tout autour du bûcher, y jetèrent les récompenses militaires qu’ils
avaient obtenues pour leur valeur. Des centurions, s’approchant ensuite
avec des flambeaux, y mirent le feu. Pendant qu’il brûlait, un
aigle s’en échappa comme pour emporter avec lui dans l’Olympe
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l'âme du prince <ref> Ce bûcher se trouve figuré sur plusieurs médailles impériales, notamment sur celles d’Antonin et de Marc-Aurèle. Les beaux bas-reliefs de la colonne antonine représentent aussi quelques-unes des cérémonies relatives à la consécration des empereurs. Sur deux des faces du piédestal, on trouve reproduits les soldats avec leurs armes, les cavaliers avec leurs enseignes, qui courent autour du bûcher. Sur la troisième, un génie ailé, le génie de l’univers, selon Vignoli, ou celui de l’éternité, d’après Visconti, emporte sur ses ailes Antonin et sa femme Faustine, divinisés tous les deux, et auprès desquels sont placés les deux aigles qui s’envolèrent du bûcher à leurs funérailles. Au-dessous du génie, Rome, dans son costume traditionnel, les regarde partir, et sur son visage se peignent à la fois la joie des honneurs qu’ils obtiennent et le regret de les perdre.</ref>. » On trouva même un sénateur complaisant qui
affirma qu’il avait vu de ses yeux Auguste monter au ciel. Pour le
récompenser, Livie lui fit donner un million de sesterces. À ces
honneurs officiels s’en joignirent beaucoup d’autres : à côté du culte
public institué par le sénat, on vit naître une foule d’associations,
de chapelles, de dévotions de toute sorte, qui étaient l'œuvre des
particuliers. Livie naturellement en donna l’exemple. Elle fit construire
dans le Palatin même une sorte de sanctuaire domestique
dont elle était la prêtresse, et autour duquel elle réunit les amis et
les cliens de la maison. Elle ne voulut pas même exclure les histrions
qu’Auguste avait aimés ; le mime Claudius, malgré sa mauvaise
réputation, parut dans les jeux qu’elle donna chez elle en
l’honneur de son mari, et le danseur Bathylle devint plus tard le
sacristain de son temple. Toutes les familles importantes de Rome
imitèrent Livie. Partout, dit Tacite, il se forma des associations
pieuses en l’honneur du prince qui venait de mourir, composées
des parens, des serviteurs et des cliens, qui se réunissaient sans
doute à certains jours pour des cérémonies communes. L’élan une
fois donné par la capitale, tout l’empire suivit, et partout se fonda,
plus encore par l’initiative privée que par l’intervention du pouvoir,
le culte de celui qu’on n’appela plus que le divin Auguste,
''divus Augustus''.
 
 
<center>IV.</center>
 
L’apothéose impériale a vécu autant que l’empire, plus de trois
siècles. Pendant cette longue durée, elle a mis la crédulité publique
à de rudes épreuves : on a eu le dieu Claude, que sa femme, dit
Juvénal, précipita dans le ciel en lui faisant manger cet excellent
plat de champignons après lequel il ne mangea plus rien ; on a eu
le dieu Commode, que Sévère fit proclamer un jour par son armée
dans un accès de mauvaise humeur contre le sénat. Je ne parle pas
d’Antinoüs, parce qu’il ne reçut jamais de consécration officielle et
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que son culte ne fut guère accepté que dans l’Orient ; mais Néron
fit une déesse de sa femme Poppée, après l’avoir tuée d’un coup
de pied, et Domitien de sa nièce Julia, qui était en même temps sa
maîtresse. Il faut avouer qu’il y avait de quoi compromettre à jamais
l’apothéose ; elle résista pourtant à ces scandales. Loin de s’affaiblir,
comme on pouvait le craindre, elle prit plus d’autorité en
vieillissant, et elle n’a jamais été plus florissante qu’au IIe siècle.
Les Antonins lui rendirent quelque crédit. Elle eut la chance alors
de s’égarer moins souvent sur des princes indignes. En décrétant
le ciel à Nerva, à Trajan et à leurs successeurs, le sénat était sur de
ne pas se mettre en désaccord avec l’opinion publique ; il ne faisait
que devancer ses jugemens. Aucun dieu n’a jamais été plus fêté
que Marc-Aurèle. « Non-seulement, dit son historien, les gens de
tout âge, de tout sexe, de toute condition lui rendirent les honneurs
divins, mais on regarda comme un impie celui qui n’aurait
pas quelque image de lui dans sa maison. De nos jours encore (sous
Constantin, deux siècles après la mort de Marc-Aurèle) beaucoup de
familles conservent ses statues parmi leurs dieux pénates, et il ne
manque pas de gens qui prétendent qu’il leur apparaît en songe
pour leur donner de bons avis et des oracles certains. »
 
Nous avons aujourd’hui quelque peine à croire à la sincérité de
tous ces hommages ; c’est tout au plus si nous sommes disposés à
l’admettre chez les pauvres gens, que l’ignorance rend aisément
crédules, — chez ces soldats que la discipline habituait au respect
de leur chef, et qui adoraient déjà ses images gravées sur leurs
enseignes, — chez tous ceux enfin qui, ne voyant l’empereur que
de loin, ne le connaissaient que par sa puissance. Le zèle de tous
ces adorateurs obscurs ne peut guère être mis en doute. Ils nous en
ont laissé la preuve dans une foule de monumens modestes, de
cippes, d’autels grossiers, qui portent, en un latin souvent barbare,
des marques authentiques de leur dévotion ; mais il nous semble
que les gens éclairés devaient être beaucoup plus sceptiques. Dans
les salons de Rome, où l’on était si clairvoyant et si frondeur, où
l’on se piquait de n’être pas dupe, de savoir le secret des affaires et
de démêler les motifs cachés des actions, on connaissait trop bien
les faiblesses des meilleurs princes pour ne pas accueillir leur apothéose
avec un sourire. Il nous est bien difficile de nous figurer ces
gens d’esprit, dont la naïveté n’était pas le défaut, ces lettrés, ces
philosophes, ces sénateurs, décernant le ciel à l’empereur qui vient
de mourir, et l’on se demande comment ils pouvaient tenir leur sérieux
quand ils allaient solennellement adorer ce dieu qu’ils venaient
de faire. Peut-être après tout étaient-ils moins embarrassés que
nous ne le pensons. N’oublions pas que l’homme a d’ordinaire beaucoup
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moins de peine à supporter ce qui contrarie son jugement que
ce qui choque ses habitudes : si l’apothéose pouvait blesser le bon
sens des gens qui réfléchissaient, la coutume les familiarisait de
bonne heure avec elle. Je ne crois même pas que leur bon sens
éprouvât beaucoup de répugnance à l’accepter. Dès leurs premières
années, ils avaient entendu répéter, comme tout le monde, qu’un
mort est un dieu ; la philosophie venait ensuite leur apprendre que
les âmes des gens vertueux montaient au ciel. Pour eux, l’apothéose
ne voulait pas dire autre chose. Le mot ''divus'', dont on se servait
pour désigner l’empereur divinisé, n’avait pas tout à fait la même
signification que ''deus''. Quoique dans l’origine il n’y eût entre ces
deux termes aucune différence, l’usage finit par en créer une ; on
se servait du premier pour faire entendre que le prince était parmi les
bienheureux. C’est le nom dont plus tard on appela les saints dans
l’église chrétienne ; il devait avoir déjà parmi les païens un sens
analogue. Ainsi, lorsqu’après la mort d’un prince le sénat lui avait
accordé les honneurs divins, il pouvait bien être un dieu véritable
pour le vulgaire, mais les gens éclairés le regardaient plutôt comme
un saint que comme un dieu, et par ce détour les hommages qu’on
lui décernait n’avaient rien de blessant pour la dignité divine. Quand
nous voyons les amis de Marc-Aurèle placer son image parmi leurs
dieux pénates et lui rendre un culte, il n’y a pas lieu d’en être plus
étonné que lorsque le sire de Joinville nous raconte qu’il a établi
dans la chapelle de son château un autel à saint Louis « où l’on
chantera toujours en l’honneur de lui. » Germanicus, en parlant à
ses soldats, leur montre le divin Auguste s’intéressant du haut du
ciel à la conduite de ses armées et aux destinées de son empire :
ce langage est-il beaucoup plus surprenant que celui de saint Ambroise
lorsque, sur la tombe de Théodose, il affirme que le grand
empereur chrétien habite le séjour de la lumière, et se glorifie de
fréquenter l’assemblée des saints, ''manet ergo in lumine Theodosius''
''et sanctorum cœtibus gloriatur'', — lorsqu’il nous fait voir Gratien,
qui vient le recevoir, qui l’embrasse, qui oublie sa mort cruelle en
accueillant celui qui l’a si glorieusement vengée ? Le sens de l’apothéose
s’est donc graduellement affaibli. Pline trouve que ce n’est
qu’une manière comme une autre de témoigner sa reconnaissance aux
grands personnages dont on a reçu quelques bienfaits ; aussi, quoiqu’il
nie l’existence de l'âme, et qu’il doute de celle des dieux, il
n’hésite pas à nous représenter Vespasien, « le plus grand des princes
qui aient jamais régné sur le monde, » s’acheminant vers le ciel avec
toute sa famille. Nous savons que certains philosophes adoraient
Platon, et que le poète Silius rendait un culte à Virgile ; mais Virgile
et Platon étaient des écrivains très religieux dont il était naturel
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de faire des saints du paganisme. Ce qui est tout à fait surprenant,
c’est de voir Lucrèce, le violent ennemi des superstitions
populaires, dans son admiration pour l’incrédule Épicure, le proclamer
dieu, ''deiis ille fuit, deus, inclute Memmi''.
 
Ainsi restreinte et limitée, réduite à n’être plus qu’une sorte d’expression
métaphorique qui avait perdu toute signification sérieuse,
l’apothéose pouvait être acceptée sans scrupule, même des sceptiques.
Elle devint avec le temps plus simple et plus acceptable
encore. Dès le début, elle avait eu un double caractère, religieux et
civil ; il est facile de voir, à mesure qu’on avance, que le caractère
civil l’emporte, et que partout elle se sécularise. Les temples de
Rome et d’Auguste cessent bientôt d’être des sanctuaires pour devenir
des lieux de réunions politiques : les prêtres des provinces
prennent le caractère d’administrateurs ordinaires chargés des intérêts
de leurs pays ; les flamines des cités ne sont plus des magistrats
municipaux comme les autres, et on ne regarde la corporation
des ''Augustales'' que comme une société de négocians réunis pour
défendre leurs privilèges. Dans toutes ces institutions diverses, le
culte impérial n’est bientôt qu’un prétexte : on a l’air de se rassembler
pour des prières et des sacrifices ; en réalité, c’est pour s’occuper
d’affaires communes. Ces sacrifices eux-mêmes et ces prières
perdent vite leur première signification. Les hommages des fidèles
deviennent de moins en moins personnels ; ils s’adressent à la dignité
impériale beaucoup plus qu’à l’empereur lui-même : c’est
l’adoration du pouvoir monarchique. En rendant les honneurs divins
à César, on n’entendait guère que reconnaître solennellement
son autorité ; c’était une profession de foi publique d’obéissance. Le
caractère religieux du culte impérial n’était donc plus qu’une formalité
dont on pouvait le débarrasser un jour ou l’autre sans qu’il
fût tout à fait détruit. C’est ce qui arriva sous Constantin. Lorsqu’il
devint le maître de l’empire, les peuples l’honorèrent comme
ils en avaient l’habitude en lui bâtissant des temples et en célébrant
des jeux pour lui. Constantin, quoiqu’il fût chrétien, accepta ces
hommages ; il tint seulement à les dégager de tout mélange impur
avec l’ancienne religion. Il répondit aux habitans d’Hispellum, qui
demandaient à lui élever un temple, qu’il y consentait « à condition
que l’édifice qui devait porter son nom ne serait pas souillé par
les pratiques coupables d’une superstition dangereuse. » Ce n’était
donc plus qu’un monument civil, une sorte d’hôtel de ville, où les
décurions se réunissaient pour protester de leur dévoûment au
prince et signer des décrets en son honneur.
 
Quand l’apothéose conservait encore son caractère religieux, les
juifs et les chrétiens avaient courageusement protesté contre elle.
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« Je n’appelle pas l’empereur un dieu, disait Tertullien, parce que
je ne veux pas me moquer de lui. Je n’ai qu’un maître, qui l’est
aussi de l’empereur ; il faut l’adorer, si l’on veut qu’il soit favorable
à César. Gardez-vous de croire et d’appeler un dieu celui qui ne
peut rien sans l’aide de Dieu. » Lorsqu’il fut bien constaté que le
culte impérial n’était qu’une manière détournée d’honorer l’autorité
souveraine, le christianisme n’avait plus les mêmes raisons de s’en
plaindre. Le Christ avait recommandé le respect aux puissances établies :
sa religion fut de bonne heure amie de la discipline et de
l’ordre. Elle proclame que l’autorité vient de Dieu, qu’elle est une
sorte de délégation de la puissance divine ; elle fait un devoir de la
respecter et de lui obéir : elle cède vite à la tendance d’assigner au
prince une place particulière entie l’homme et Dieu. Dès le IIe siècle,
son docteur le plus sévère disait : « Nous rendons à l’empereur tous
les hommages qu’il nous est permis de lui rendre, et qu’il lui est utile
de recevoir ; nous le regardons comme un homme, mais un homme
qui vient immédiatement après Dieu, il tient de Dieu ce qu’il possède,
mais il n’est inférieur qu’à lui. » C’est à peu près de la même façon
que s’exprime Horace lorsque, s’adressant ; à Jupiter, il lui demande
de prendre pour ainsi dire César pour son lieutenant (''Tu, secundo''
''Cœsare, regnes''). « Qu’au-dessous de toi seul, lui dit-il, il gouverne
par d’équitables lois l’immense univers. » Quand le prince est le
premier des hommes, il est bien près d’être au-dessus d’eux. S’il est
l’objet particulier des faveurs célestes, s’il a été désigné par un décret
spécial pour régner sur un peuple, s’il tient d’en haut les qualités
nécessaires pour y réussir, il n’est plus possible de le confondre
avec le troupeau qu’il gouverne. Il y a inévitablement dans cette façon
de grandir l’autorité souveraine, de la rapprocher du ciel, un
principe d’apothéose, et même au sein du christianisme ce principe
a quelquefois porté ses fruits. « Il faut obéir au prince comme à
la justice même, dit Bossuet ; ils sont des dieux, et participent en
quelque façon à l’indépendance divine, » et il continue en faisant
entre le prince et Dieu une de ces comparaisons dont les écrivains
païens pouvaient lui offrir plus d’un exemple. « Comme en Dieu
est réunie toute perfection, ainsi toute la puissance des particuliers
est réunie en la personne du prince. Quelle grandeur qu’un seul
homme en contienne tant ! Que Dieu retire sa main, le monde retombera
dans le néant ; que l’autorité cesse dans le royaume, tout
sera en confusion. Considérez le prince dans son cabinet ; de là partent
les ordres qui font aller de concert les magistrats et les capitaines,
les provinces et les armées. C’est l’image de Dieu, qui, assis
dans son trône au plus haut des cieux, fait aller toute la nature.
Les méchans ont beau se cacher, la lumière de Dieu les suit partout.
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Quelque matin qu’ils se lèvent, il les prévient ; quelque loin
qu’ils s’écartent, sa main est sur eux. Ainsi Dieu donne au prince
de découvrir les trames les plus secrètes ; il a des yeux et des mains
partout : les oiseaux du ciel lui rapportent ce qui se passe. Il a
même reçu de Dieu pour l’usage des affaires une certaine pénétration
qui fait penser qu’il devine. A-t-il pénétré l’intrigue, ses longs
bras vont prendre ses ennemis aux extrémités du monde ; ils vont
les déterrer au fond des abîmes : il n’y a pas d’asile assuré contre
une telle puissance ! »
 
Quand un évêque parlait ainsi, il ne faut pas s’étonner de ce
qu’un courtisan osait faire ; les hommages d’un d’Antin ou d’un Lafeuillade
avaient toutes les apparences d’un culte. Saint-Simon rapporte
qu’à la dédicace de la statue de la place des Victoires on
renouvela presque les fêtes du paganisme. « Le duc de Gesvres,
gouverneur de Paris, à cheval, à la tête des corps de la ville, y
fit les tours, les révérences et autres cérémonies tirées et imitées
de la consécration des empereurs romains. Il n’y eut à la vérité
ni encens, ni victimes ; il fallut bien donner quelque chose au titre
de roi très chrétien. » L’apothéose est donc au fond de toutes les
sociétés qui proclament que le pouvoir émane de Dieu, et le principe
que l’autorité est divine conduit inévitablement à l’adoration
monarchique. Pour n’être point trop sévères à ceux qui ont placé
les césars dans le ciel, n’oublions pas qu’il y a un siècle à peine
tout le monde mettait chez nous les rois au-dessus de l’humanité ;
songeons aux courtisans de Louis XIV quand nous avons peine à
comprendre les Romains de l’empire.
 
Gaston Boissier.