« L’Art romantique/Philibert Rouvière » : différence entre les versions
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Voilà une vie agitée et tordue, comme ces arbres,
Philibert Rouvière a eu, comme je le faisais pressentir, une existence laborieuse et pleine de cahots. Il est né à Nîmes, en 1809. Ses parents, négociants aisés, lui firent faire toutes ses études. On destinait le jeune homme au notariat. Ainsi il eut, dès le principe, cet inestimable avantage d'une éducation libérale. Plus ou moins complète, cette éducation marque, pour ainsi dire, les gens ; et beaucoup d'hommes, et des plus forts, qui en ont été privés, ont toujours senti en eux une espèce de lacune que les études de la maturité étaient impuissantes à combler. Pendant sa première jeunesse, son goût pour le théâtre s'était manifesté avec une ardeur si vivace, que sa mère, qui avait les préjugés d'une piété sévère, lui prédit avec désespoir qu'il monterait sur les planches. Cependant ce n'était pas dans les pompes condamnables du théâtre que Rouvière devait d'abord abîmer sa jeunesse. Il débuta par la peinture. Il se trouvait jeune, privé de ses parents, à la tête d'une petite fortune, et il profita de sa liberté pour entrer à l'atelier de Gros, en 1827. En 1830, il exposa un tableau dont le sujet était emprunté au spectacle émouvant de la révolution de Juillet ; cet ouvrage était, je crois, intitulé la Barricade, et des artistes, élèves de Gros, m'en ont parlé honorablement. Rouvière a plus d'une fois depuis lors, dans les loisirs forcés que lui faisait sa vie aventureuse de comédien, utilisé son talent de peintre. Il a disséminé çà et là quelques bons portraits.
Mais la peinture n'avait fait qu'une diversion. Le goût diabolique du théâtre prit impérativement le dessus, et en 1837 il pria Joanny de l'entendre. Le vieux comédien le poussa vivement dans sa nouvelle voie, et Rouvière débuta au Théâtre
M. Bocage, homme économe et prudent, homme égalitaire d'ailleurs, se garda bien de rengager Rouvière ; et ici commence l'abominable épopée du comédien errant. Rouvière courait et vagabondait ;
Rouvière revint à Paris et joua sur le théâtre de Saint-Germain le Hamlet de MM. Dumas et Meurice. Dumas avait communiqué le manuscrit à Rouvière, et celui-ci s'était tellement passionné pour le rôle, qu'il proposa de monter l'ouvrage à Saint-Germain avec la petite troupe qui s'y trouvait. Ce fut un beau succès auquel assista toute la presse, et l'enthousiasme qu'il excita est constaté par un feuilleton de Jules Janin, de la fin de septembre 1846. Il appartenait dès lors à la troupe du Théâtre
Maintenant que la position de Rouvière est faite, position excellente, basée à la fois sur des succès populaires et sur l'estime qu'il a inspirée aux littérateurs les plus difficiles (ce qui a été écrit de meilleur sur lui, c'est les feuilletons de Théophile Gautier dans la Presse et dans le Moniteur, et la nouvelle de Champfleury : le Comédien Trianon), il est bon et permis de parler de lui librement. Rouvière avait autrefois de grands défauts, défauts qui naissaient peut-être de l'abondance même de son énergie ; aujourd'hui ces défauts ont disparu. Rouvière n'était pas toujours maître de lui ; maintenant c'est un artiste plein de certitude. Ce qui caractérise plus particulièrement son talent, c'est une solennité subjuguante. Une grandeur poétique l'enveloppe. Sitôt qu'il est entré en scène, l'
Quelque prodigieux que Rouvière se soit montré dans l'indécis et contradictoire Hamlet, tour de force qui fera date dans l'histoire du théâtre, je l'ai toujours trouvé plus à son aise, plus vrai dans les personnages absolument tragiques ; le théâtre d'action, voilà son domaine. Dans Mordaunt, on peut dire qu'il illuminait véritablement tout le drame. Tout le reste pivotait autour de lui ; il avait l'air de la Vengeance expliquant l'Histoire. Quand Mordaunt rapporte à Cromwell sa cargaison de prisonniers voués à la mort, et qu'à la paternelle sollicitude de celui-ci qui lui recommande de se reposer avant de se charger d'une nouvelle mission, Rouvière répondait, en arrachant la lettre de la main du protecteur avec une légèreté sans pareille : Je ne suis jamais fatigué, monsieur ! ces mots si simples traversaient l'âme comme une épée, et les applaudissements du public, qui est dans la confidence de Mordaunt et qui connaît la raison de son zèle, expiraient dans le frisson. Peut-être était-il encore plus singulièrement tragique, quand son oncle lui débitant la longue kyrielle des crimes de sa mère, il l'interrompait à chaque instant par un cri d'amour filial tout assoiffé de sang : Monsieur, c'était ma mère ! Il fallait dire cela cinq ou six fois ! et à chaque fois c'était neuf et c'était beau.
On était curieux de voir comment Rouvière exprimerait l'amour et la tendresse dans Maître Favilla. Il a été charmant. L'interprète des vengeances, le terrible Hamlet, est devenu le plus délicat, le plus affectueux des époux ; il a orné l'amour conjugal d'une fleur de chevalerie exquise. Sa voix solennelle et distinguée vibrait comme celle d'un homme dont l'âme est ailleurs que dans les choses de ce monde ; on eût dit qu'il planait dans un azur spirituel. Il y eut unanimité dans l'éloge. Seul, M. Janin, qui avait si bien loué le comédien il y a quelques années, voulut le rendre solidaire de la mauvaise humeur que lui causait la pièce. Où est le grand mal ? Si M. Janin tombait trop souvent dans la vérité, il la pourrait bien compromettre.
Insisterai-je sur cette qualité exquise du goût qui préside à l'arrangement des costumes de Rouvière, sur cet art avec lequel il se grime, non pas en miniaturiste et en fat, mais en véritable comédien dans lequel il y a toujours un peintre ? Ses costumes voltigent et entourent harmonieusement sa personnalité. C'est bien là une touche précieuse, un trait caractéristique qui marque l'artiste pour lequel il n'y a pas de petites choses.
Je lis dans un singulier philosophe quelques lignes qui me font rêver à l'art des grands acteurs :
Et quand le grand acteur, nourri de son rôle, habillé, grimé, se trouve en face de son miroir, horrible ou charmant, séduisant ou répulsif, et qu'il y contemple cette nouvelle personnalité qui doit devenir la sienne pendant quelques heures, il tire de cette analyse un nouveau parachèvement, une espèce de magnétisme de récurrence. Alors l'opération magique est terminée, le miracle de l'objectivité est accompli, et l'artiste peut prononcer son Eurêka. Type d'amour ou d'horreur, il peut entrer en scène.
Tel est Rouvière.
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