« Le Temps retrouvé/II » : différence entre les versions

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{{chapitreNav|[[Auteur:Marcel Proust|Marcel Proust]]|Le Temps retrouvé<br><br>1927|[[À la recherche du temps perdu]]|[[Le Temps retrouvé/I|Chapitre premier — Tansonville]]||[[Le Temps retrouvé/III|Chapitre III — Matinée chez la princesse de Guermantes]]}}<br><br>
 
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Un des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir {{Mme}} Verdurin, car elle était, avec {{Mme}} Bontemps, une des reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l’ensemencement d’une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l’être une contemporaine de {{Mme}} Tallien. Par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très « guerre », sur des jupes très courtes, elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants ; c’est, disaient-elles, parce qu’elles n’oubliaient pas qu’elles devaient réjouir les yeux de ces combattants qu’elles se paraient encore, non seulement de toilettes « floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n’avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d’ornements égyptiens rappelant la campagne d’Égypte, c’étaient des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d’obus ou des ceintures de 75, des allume-cigarettes composés de deux sous anglais, auxquels un militaire était arrivé à donner, dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l’air tracé par Pisanello ; c’est encore parce qu’elles y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu’elles portaient à peine le deuil quand l’un des leurs tombait, sous le prétexte qu’il était « mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et autorisant tous les espoirs), dans l’invincible certitude du triomphe définitif, et permettait ainsi de remplacer le cachemire d’autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, « tout en observant le tact et la correction qu’il est inutile de rappeler à des Françaises ».
 
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Saint-Loup causa, sinon par sa mort, du moins par ce qu’il avait fait dans les semaines qui l’avaient précédée, des chagrins plus grands que celui de la duchesse. En effet, le lendemain même du soir où j’avais vu M. de Charlus, le jour même où le baron avait dit à Morel : « Je me vengerai », les démarches de Saint-Loup pour retrouver Morel avaient abouti — c’est-à-dire qu’elles avaient abouti à ce que le général sous les ordres de qui aurait dû être Morel, s’étant rendu compte qu’il était déserteur, l’avait fait rechercher et arrêter et, pour s’excuser auprès de Saint-Loup du châtiment qu’allait subir quelqu’un à qui il s’intéressait, avait écrit à Saint-Loup pour l’en avertir. Morel ne douta pas que son arrestation n’eût été provoquée par la rancune de M. de Charlus. Il se rappela les paroles : « Je me vengerai », pensa que c’était là cette vengeance, et demanda à faire des révélations. « Sans doute, déclara-t-il, j’ai déserté. Mais si j’ai été conduit sur le mauvais chemin est-ce tout à fait ma faute ? » Il raconta sur M. de Charlus et sur M. d’Argencourt, avec lequel il s’était brouillé aussi, des histoires ne le touchant pas à vrai dire directement, mais que ceux-ci, avec la double expansion des amants et des invertis, lui avaient racontées, ce qui fit arrêter à la fois M. de Charlus et M. d’Argencourt. Cette arrestation causa peut-être moins de douleur à tous deux que d’apprendre à chacun, qui l’ignorait, que l’autre était son rival, et l’instruction révéla qu’ils en avaient énormément d’obscurs, de quotidiens, ramassés dans la rue. Ils furent bientôt relâchés, d’ailleurs. Morel le fut aussi parce que la lettre écrite à Saint-Loup par le général lui fut renvoyée avec cette mention : « Décédé, mort au champ d’honneur. » Le général voulut faire pour le défunt que Morel fût simplement envoyé sur le front ; il s’y conduisit bravement, échappa à tous les dangers et revint, la guerre finie, avec la croix que M. de Charlus avait jadis vainement sollicitée pour lui et que lui valut indirectement la mort de Saint-Loup. J’ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, grâce à l’écume de niaiserie et au rayonnement de gloire qu’elle laissa après elle, et où, si un doigt de moins, abolissant des siècles de préjugés, permettait d’entrer par un brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre, eût-elle été gagnée dans les bureaux, tenait lieu de profession de foi pour entrer, dans une élection triomphale, à la Chambre des Députés, presque à l’Académie française. L’élection de Saint-Loup, à cause de sa « sainte » famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d’encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d’aviateurs. Certes, ces héros l’auraient compris, ainsi que quelques très rares hauts esprits. Mais, grâce à l’apaisement du Bloc national, on avait aussi repêché les vieilles canailles de la politique, qui sont toujours réélues. Celles qui ne purent entrer dans une chambre d’aviateurs quémandèrent, au moins pour entrer à l’Académie française, les suffrages des maréchaux, d’un président de la République, d’un président de la Chambre, etc. Elles n’eussent pas été favorables à Saint-Loup, mais l’étaient à un autre habitué de Jupien, ce député de l’Action Libérale qui fut réélu sans concurrent. Il ne quittait pas l’uniforme d’officier de territoriale bien que la guerre fût finie depuis longtemps. Son élection fut saluée avec joie par tous les journaux qui avaient fait l’« union » sur son nom, par les dames nobles et riches, qui ne portaient plus que des guenilles par un sentiment de convenances et la peur des impôts, tandis que les hommes de la Bourse achetaient sans arrêter des diamants, non pour leurs femmes mais parce que, ayant perdu toute confiance dans le crédit d’aucun peuple, ils se réfugiaient vers cette richesse palpable, et faisaient ainsi monter la de Beers de mille francs. Tant de niaiserie agaçait un peu, mais on en voulut moins au Bloc national quand on vit tout d’un coup les victimes du bolchevisme, des grandes-duchesses en haillons, dont on avait assassiné les maris dans des brouettes, et les fils en jetant des pierres dessus après les avoir laissés sans manger, fait travailler au milieu des huées, et enfin jetés dans des puits où on les lapidait parce qu’on croyait qu’ils avaient la peste et pouvaient la communiquer. Ceux qui étaient arrivés à s’enfuir reparurent tout à coup, ajoutant encore à ce tableau d’horreur de nouveaux détails terrifiants.
 
 
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