« L’honnête Voleur » : différence entre les versions
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''L’Honnête Voleur (Tchestnyi vor), écrit au printemps 1848, parut dans « Les Annales de la Patrie », en avril 1848, t. LVII, sous le titre Récits d’un Vieux Routier, qui comprenaient deux histoires : 1° Le Soldat en Retraite, 2° L’Honnête Voleur. En préparant l’édition de ses premières œuvres, en 1860, Dostoïevski supprima le premier récit
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Jusqu’à ce jour je n’avais entendu d’elle que ces mots : « Que faut-il préparer pour le dîner ? » Toujours effacée, taciturne, je puis dire que, pendant six années, elle n’avait pas proféré une parole de plus, du moins en ma présence.
Enfin, après de longs efforts, j’appris qu’un homme, déjà âgé, avait convaincu Agrafena de le laisser vivre dans la cuisine, comme locataire.
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Quand Agrafena s’était mis en tête quelque chose, rien ne l’en pouvait déloger ; et je savais qu’elle ne me laisserait pas tranquille tant qu’elle n’aurait pas obtenu ce qu’elle voulait. Dès que quelque chose n’allait pas à sa guise, elle devenait pensive et profondément mélancolique. Cet état durait deux ou trois semaines et, pendant toute cette période, la cuisine était manquée, le linge se perdait, les planchers n’étaient pas lavés, en un mot tout allait de travers. J’avais remarqué depuis longtemps que cette femme taciturne ne pouvait pas prendre une décision, s’arrêter à une idée quelconque qui lui fût personnelle. Mais si dans sa faible cervelle se formait accidentellement quelque chose ressemblant à une idée, à une décision, y mettre obstacle c’était la tuer moralement, pour un certain temps. C’est pourquoi, aimant par dessus tout ma tranquillité, je consentis aussitôt.
Le lendemain, dans mon modeste logis de célibataire, parut un nouveau locataire. Je n’en étais pas fâché. J’étais même content. En général, je vis dans l’isolement, presque en reclus. J’ai peu de connaissances ; je sors rarement Depuis dix ans que je vis en ermite, je suis habitué à l’isolement ; mais dix, quinze ans et peut-être plus de la même solitude avec la même Agrafena, dans le même logement de garçon, c’est évidemment une perspective assez incolore. Un être de plus, un homme paisible, c’était donc, vu les circonstances, un présent du ciel.
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Un jour que j’étais seul dans l’appartement, Astafi et Agrafena sortis pour leurs affaires, j’entendis tout à coup, de ma chambre, que quelqu’un pénétrait dans l’entrée. C’était certainement un étranger. J’allai voir. En effet, il y avait quelqu’un dans l’antichambre, un homme trapu, en veston, malgré la température froide de l’automne.
Le lendemain, après le dîner, pendant qu’Astafi Ivanovitch m’essayait une redingote qu’il me réparait, quelqu’un pénétra de nouveau dans l’antichambre. J’ouvris la porte.
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Astafi Ivanovitch courut sur les pas du voleur et, dix minutes après, il reparut essoufflé, les mains vides. L’homme avait pu fuir.
Astafi Ivanovitch avait été tellement frappé de ce qui venait de se passer, qu’en le regardant j’en oubliai le vol. Il ne pouvait s’en remettre. À chaque instant, il abandonnait son travail et recommençait à dire comment tout cela était arrivé : qu’il était là et que sous ses yeux, à deux pas de lui, on avait volé le pardessus ; et que le voleur s’y était si bien pris qu’on n’avait pas même pu le rattraper. Ensuite il reprenait son ouvrage, qu’il quittait bientôt. Enfin il alla chez le portier recommencer son récit et lui reprocher que de pareilles choses puissent se passer dans sa cour. Après quoi il revint auprès d’Agrafena et, à son tour, la réprimanda. Puis, il se remit au travail en marmonnant entre ses dents comment tout cela était arrivé ; « Il était ici, moi là, et, sous mes yeux, à deux pas, il a pris le pardessus… », etc. En un mot, Astafi Ivanovitch était complètement bouleversé.
Ainsi, moi, Monsieur, il m’est arrivé de tomber sur un voleur honnête.
« C’était il y a deux ans, Monsieur. À cette époque, je suis resté sans place presque une année. Dans ma dernière place, je m’étais lié avec un malheureux, un homme déchu. Nous nous étions rencontrés dans un débit. C’était un ivrogne, un fainéant. Il avait servi quelque part, mais depuis longtemps on l’avait chassé, à cause de son ivrognerie. C’était un malheureux ! Il était vêtu Dieu sait comment. Parfois on se demandait s’il avait une chemise sous son paletot. Tout ce qui lui tombait sous la main, il le dépensait à boire. Mais il n’était pas tapageur. Il avait un caractère doux, affectueux, bon, et pas du tout tapeur ; il avait honte. Seulement, on voyait bien que le malheureux voulait boire, et on le régalait. C’est comme ça que je me suis lié avec lui… C’est-à-dire qu’il s’est cramponné à moi… Moi, ça m’était bien égal ce qu’il était ! Il s’attachait comme un chien. Tu vas là-bas, il te suit… Et nous ne nous étions vus qu’une seule fois !… D’abord, il fallut lui laisser passer la nuit. Bon, je l’ai laissé. Je vois que son passeport est en règle. Ça va. Le lendemain, il fallut encore lui laisser passer la nuit. Le troisième jour, il demeura toute la journée sur le rebord de la fenêtre, et le soir il resta à coucher. « Eh bien ! » pensai-je, « voilà qu’il s’est accroché à moi, il va falloir lui donner à boire et à manger et encore le coucher. Moi, un pauvre homme, et un fainéant s’y accroche ! »
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» Non, il ne faut pas que l’homme se perde ! j’ai eu pitié.
» Et après je pense encore : « Et moi, comment ferai-je ? Attends, Emelian, tu ne resteras pas longtemps chez moi… Bientôt je partirai d’ici et tu ne me retrouveras pas. » Eh bien ! Monsieur, nous sommes partis. Mon maître Alexandre Philemonovitch
» As-tu apporté ton passeport, Emelian ? »
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» Emelian, assis, la tête penchée, m’écoute sans rien dire. Il ne sait même pas dire un mot raisonnable. Il m’écoute longtemps, longtemps, longtemps, ensuite il soupire.
» Ah ! » pensai-je, nous sommes perdus ensemble, Emelian, C’est Dieu qui nous punit pour nos péchés. Que faire d’un être pareil ? »
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» La nuit passe, il ne vient pas. Le matin, je sors, je vais dans le vestibule, je regarde ; il est couché là. Il est couché, la tête appuyée sur la première marche de l’escalier. Il est presque gelé.
» La colère et la pitié me faisaient bouillonner.
» Eh bien ! Monsieur, il a pris une aiguille. Je lui disais cela en plaisantant, eh bien ! lui avait eu peur et avait obéi. Il enleva son paletot et se mit à enfiler une aiguille. Je le regarde. Naturellement ses yeux voient mal, tout rouges… et ses mains tremblent… Quoi ! Il pousse, il pousse, le fil n’entre pas… Il cligne des yeux, mouille le fil, le tord entre ses doigts, rien ! Il y renonce et me regarde.
» Tout d’un coup ses lèvres décolorées tremblent et une larme coule sur sa joue blême. Cette larme trembla un moment sur sa barbe embroussaillée, et soudain, un flot de larmes… Pauvre Emelian !… Comme si on m’enfonçait un couteau dans le cœur.
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» Je courus chez la vieille et l’accablai de reproches. Mais à Emelian, bien que son ivresse constituât une preuve contre lui, je ne dis rien.
» Qu’est-ce que cela veut dire ? De nouveau, je me mets à chercher. Rien. Emelian est toujours là, assis, et se balance. J’étais assis comme ça, Monsieur, devant lui, sur le coffre, et tout d’un coup, j’ai regardé de son côté. « Lui ! » pensai-je. Le cœur me brûlait ; je suis devenu rouge. À ce moment, Emelian aussi me regarda.
« Après cela, je me suis levé, je me suis approché de lui, puis j’ai allumé la lampe et me suis mis au travail.
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» Je réparais le gilet d’un employé qui logeait au-dessous de nous. Et mon cœur battait ; ma poitrine me brûlait. Emelian sentit que la colère me gagnait. L’homme sent le mal venir de loin, comme l’oiseau du ciel sent l’orage.
» Je le regardai, probablement avec colère. Il comprit, se leva, s’approcha du lit et se mit à chercher quelque chose. Je regarde. Il fouille longtemps, et, en même temps, marmotte : « Non, non, mais où a-t-il pu disparaître ? » J’attends ce qui va se passer. Emelian se glisse sous le lit. Je n’y tins plus.
» C’est vous dire, Monsieur, combien j’étais en colère de le voir se traîner à genoux sur le parquet.
» Et il restait couché sous le lit. Il y resta, longtemps, ensuite sortit. Je le regarde. Il est blanc comme un linge. Il se leva, s’assit près de moi sur le rebord de la fenêtre, et resta ainsi une dizaine de minutes.
» Emelian m’écoutait, debout devant moi… Après il s’assit. Il resta ainsi toute la soirée, sans bouger. J’étais déjà couché qu’il était encore assis à la même place. C’est seulement le matin que je vis qu’il s’était allongé sur le plancher nu, enveloppé dans son paletot. Il n’était pas même venu se coucher sur le lit.
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» Eh bien ! Monsieur, à dater de ce moment, je ne l’ai plus aimé. Même, le premier jour, je le haïssais. C’était comme si mon fils m’avait volé et encore m’insultait. « Ah ! » pensais-je, « Emelian, Emelian ! » Et lui, Monsieur, pendant deux semaines ne cessa de boire. C’est-à-dire qu’il était devenu comme enragé, tout à fait alcoolique. Dès le matin, il sort, et rentre tard dans la nuit. Pendant deux semaines, je n’entendis pas un mot de lui. Probablement que lui-même était tourmenté par la douleur, alors il cherchait à s’étourdir. Enfin, assez ; il cessa de boire. Il avait sans doute dépensé tout ce qu’il avait. De nouveau il s’installe sur le rebord de la fenêtre. Je me rappelle qu’il resta assis silencieux pendant trois jours entiers. Une fois, je regarde : il pleure. Oui, Monsieur, il pleure, et comment ! C’était comme une fontaine, Monsieur, comme si lui-même ne sentait pas couler ses larmes. Mais c’est pénible, Monsieur, de voir un homme âgé, un vieillard comme Emelian pleurer de douleur.
» Il tremblait de tout son, corps. Depuis l’histoire du pantalon, c’était la première fois que je lui adressais la parole.
» Il me faisait de la peine.
» En un mot, voilà qu’il s’est offensé et répète toujours la même chose. Je le regarde. En effet, il se lève et commence à endosser son pardessus.
» Eh bien, Monsieur, il partit. J’attends un jour, un autre… et je pense : « Il rentrera ce soir. », Non, voilà le troisième jour… Personne… J’ai eu peur. L’angoisse me saisit. Je ne bois ni ne mange ; je ne dors pas… J’étais complètement désarmé… Le quatrième jour, je suis allé le chercher. J’ai fait tous les débits ; je demandais s’il ne s’était pas égaré ! « Il est peut-être tombé ivre-mort quelque part, et gît maintenant comme une poutre pourrie. » Je suis retourné à la maison ni mort ni vif. Le lendemain, j’ai décidé aussi d’aller à sa recherche. Et je me maudissais d’avoir laissé cet imbécile partir de chez moi de sa propre volonté. Mais, presque à l’aube du cinquième jour (c’était fête). La porte grince… Que vois-je ? Emelian… C’est lui qui rentre ! Tout bleuâtre, les cheveux sales, comme s’il avait dormi dans la rue, maigre comme un clou.
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» Il ôte son paletot, s’assoit sur mon coffre et me regarde. J’étais heureux, mais en même temps une sorte d’angoisse m’étreignait l’âme encore pire qu’auparavant. C’est-à-dire, Monsieur, que s’il m’était arrivé à moi quelque chose de pareil, j’aurais préféré crever comme un chien plutôt que de revenir. Emelian, lui, était revenu. Naturellement, c’est pénible de voir un homme dans une pareille situation. Je me suis mis à le consoler, à le dorloter.
» Je l’ai servi, et alors je me suis aperçu qu’il n’avait pas mangé depuis trois jours, si grand était son appétit. En un mot, c’était la faim qui l’avait forcé à revenir. Je me suis attendri. Je le regarde et pense : « J’irai au débit et lui rapporterai un peu de vin, et nous ferons la paix une bonne fois. Assez ! Je n’ai plus de colère contre toi, Emelian.
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» J’ai apporté du vin.
» Il tendit la main avec avidité. Il tenait déjà le verre, mais soudain s’arrêta. Je regarde. Il prend le verre et le porte à sa bouche. Le verre tremblait dans sa main… Non. Il le replace aussitôt sur la table.
» Il se tut. Je regarde. Il appuie sa tête dans ses mains.
» Je l’ai mis au lit. Je regarde. En effet, ça va mal : sa tête est brûlante, il a la fièvre. Je restai près de lui toute la journée. La nuit fut encore plus mauvaise. Je fis un mélange de kvass avec du beurre et de l’ail, et j’y ajoutai de petits morceaux de pain.
» Il hocha la tête.
» Je lui préparai du thé ; ma vieille était très fatiguée. Ça ne va pas mieux. « Décidément, ça ne va pas », pensai-je.
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» Il était couché là, devant moi, et touchait à sa fin. J’étais assis sur le rebord de la fenêtre, mon ouvrage à la main. La vieille allumait le poêle. Tous trois étions silencieux. Mon cœur se fendait en le regardant. C’était comme si j’enterrais mon propre fils. Je savais qu’il me regardait… Depuis le matin, je sentais qu’il voulait me dire quelque chose, mais n’osait pas… Enfin, moi aussi je le regarde. Je lis dans les yeux du malheureux une telle angoisse. Il ne me quitte pas des yeux. Mais quand il s’aperçut que je le regardai, il détourna son regard…
» Trois roubles ! Et si on avait voulu le vendre, Monsieur, on n’en aurait rien donné ; on aurait pensé qu’on se moquait de vouloir vendre une saleté pareille. Je lui disais cela seulement pour le consoler.
» Après un court silence, Emelian m’appela de nouveau.
» Mon cœur, Monsieur, se serrait de telle façon que je ne saurais dire. Je vois venir l’angoisse d’avant la mort. De nouveau, nous nous sommes tus. Une heure se passa ainsi… Je le regardai. Il me regarda aussi. Et quand nos regards se rencontrèrent, de nouveau il baissa les yeux.
» Je lui donnai à boire. Il but.
» Et moi, Monsieur, la respiration me manquait. Des larmes coulaient de mes yeux. Je me suis détourné…
» Je regarde. Emelian veut parler. Il fait des efforts, remue les lèvres… Soudain, il est devenu tout rouge, me regarde… Et, tout d’un coup, je vois qu’il devient pâle, pâle, tout blême… Il rejeta en arrière sa tête, respira profondément et rendit son âme à Dieu. »
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