« Austin Elliot, par Henry Kingsley, étude de la vie aristocratique/02 » : différence entre les versions
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<center>VIII</center>
Au moment où nous reprenons cette histoire, en 1846, — un an après la mort de James Elliot, — Eleanor Hilton habitait la maison que son père avait si longtemps occupée dans Wilton-Crescent. La résidence était petite, le domestique peu nombreux. La riche héritière y menait une existence très retirée, n’allant jamais dans le monde, et recevant à peine de temps à autre la visite de quelque ancienne camarade de pension. Encore ces visites étaient-elles tout à fait spontanées, car elle n’invitait personne à venir la voir, et n’insistait jamais pour retenir ceux qui se rendaient près d’elle sans être appelés. La vie de miss Hilton avait un but unique, un but sérieux, qui l’absorbait tout entière. Elle y marchait résolument à travers mille obstacles, mille difficultés humiliantes, soutenue par une grande tendresse et par un esprit d’absolu dévouement. Pourvu que la confiance d’Austin ne lui manquât jamais, elle se croyait certaine de réussir ; mais à quelle rude épreuve ne fallait-il pas mettre cette confiance ! Mainte fois depuis quelque temps il l’avait suppliée de réfléchir aux inconvéniens de la position où elle s’obstinait à demeurer : ces inconvéniens n’étaient que trop visibles, et ils allaient s’aggravant toujours. La tante Maria devenait de plus en plus capricieuse, de plus en plus tyrannique. Aux yeux de bien des gens, elle passait pour folle ; beaucoup d’autres la regardaient comme simplement adonnée à d’ignobles habitudes d’intempérance. Ni les uns ni les autres ne se trompaient tout à fait. N’en gardant pas moins quelques dehors et maîtresse d’elle-même dans les circonstances les plus décisives, la tante Maria conservait sur sa nièce
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/354]]== une domination qu’Austin ne pouvait s’expliquer. Il ne comprenait pas cette patience infatigable, cette douceur à toute épreuve que la jeune fille opposait aux éternelles récriminations, aux durs reproches, aux insistances agressives de cette insupportable parente. Il ne comprenait pas non plus qu’Eleanor se condamnât à subir les assiduités du capitaine Hertford, assiduités qui la gênaient évidemment, mais contre lesquelles protestaient seuls sa physionomie résignée, ses airs de découragement et d’ennui. Une délicatesse chevaleresque lui imposait à cet égard toute espèce de réserve. Il ne voulait ni paraître manquer de confiance, ni affecter une jalousie qui n’était pas dans son cœur. Comment douter de l’affection d’Eleanor, qui lui en prodiguait chaque jour, avec une candeur enfantine, les témoignages les moins équivoques ? Comment ne pas se fier à l’engagement qu’elle avait pris envers lui, et dont elle rappelait sans cesse le souvenir, tout en ajournant à des temps meilleurs la réalisation désirée ? En attendant, elle le recevait chaque jour et ne semblait vivre que pour lui. Lord Charles Barty, qui venait d’entrer au parlement après une élection vivement disputée, et lord Edward Barty, un de ses cadets, étaient seuls en tiers dans cette douce et fraternelle intimité. Lord Edward était un beau jeune homme de dix-neuf ans, aveugle de naissance et doué par la nature des dispositions musicales les plus éminentes. Malheureusement il avait perdu, dès l’âge de quinze ans, une voix de premier ordre, déjà célèbre dans les salons de Londres. Depuis lors, incapable de jouer d’aucun instrument, mais toujours absorbé par le culte de son art favori, sa vie se passait à chercher l’occasion d’entendre ces harmonies sublimes dont il ne pouvait plus se faire l’interprète, La musique religieuse l’attirait surtout, et comme Eleanor portait volontiers au pied de l’autel le fardeau de ses tristesses intimes, de ses continuelles préoccupations, il lui arrivait souvent de choisir lord Edward pour compagnon de ses pieuses sorties. En les voyant passer au bras l’un de l’autre, on ne pouvait refuser une sympathie attristée à l’infirmité du jeune homme, au zèle inquiet, aux craintes sans cesse éveillées de celle qui le guidait ainsi, choisissant pour lui les routes les moins périlleuses et lui frayant passage parmi les rangs de la foule affairée. Ils allaient effectivement toujours à pied, marchaient d’ordinaire assez vite » et prenaient les parcs de préférence aux rues, afin d’éviter la rencontre des voitures. Il y avait sans doute là de quoi donner prise à des interprétations malveillantes ; mais la médisance la plus hardie reculait devant la grâce modeste et sérieuse, la tenue correcte et simple de cette nouvelle Antigone. Bien des gens d’ailleurs la connaissaient : on la savait fiancée au jeune Elliot, qu’on estimait fort heureux d’avoir su lui plaire. On avait vu la
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/355]]== noble mère de lord Edward et de lord Charles attendre à la porte de Saint-Paul le passage de miss Hilton pour l’aborder amicalement et lui donner en public une marque de son estime. Personne après cela n’aurait osé se permettre le plus léger propos, car la duchesse de Cheshire n’était rien moins que prodigue de ces sortes de faveurs, et on lui reconnaissait en certaines matières une véritable infaillibilité. C’est dans ce temple magnifique, à l’issue d’une solennité musicale où lord Edward n’avait pu l’accompagner, qu’Austin vint la chercher par une belle soirée de printemps. Ils renvoyèrent d’un commun accord le vieux James, et s’en revinrent du côté de Wilton-Crescent en traversant le Parc <ref>
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/356]]== l’esprit plus ouvert, l’humeur plus sociable, j’ai aussi plus d’instincts ambitieux que vous ne semblez — Donnez-moi donc le droit de vous en débarrasser !
— Je sais tout cela, je le sais de reste, mon bon Austin ;
— D’autres en ont le
— Ceux-là, nous pouvons les
— Je les accepte, répondit-il lentement, et je ne vous adresserai plus une seule
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— Maintenant, reprit-elle, songez que j’ai besoin de vous, que vous voir sans cesse est nécessaire à mon courage, et que, faible par nature, toujours près de fléchir, je me retrempe quand vous êtes
— Serait-il donc impossible de vous affranchir ?
— Rien de plus impossible, du moins jusqu’à nouvel
— Mais cette
— Oh ! rassurez-vous !
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Austin n’eut garde de manquer à ce pieux rendez-vous, mais il n’y porta pas, nous devons le dire, tout le recueillement que les circonstances semblaient commander. Tandis qu’Eleanor s’abandonnait tout entière aux élans de sa religieuse nature, Austin, d’abord ému par la tristesse, l’anxiété, qui semblaient la dévorer, finit par s’absorber peu à peu dans la contemplation du réseau lumineux que formaient au sein de l’atmosphère épaisse du temple les rayons du soleil matinal. Vaguement il ruminait mille indécises pensées, songeant aux merveilles de l’architecture monastique, à la foi naïve des siècles qui l’ont fait éclore, — et cela jusqu’à un moment donné où les usances de la liturgie l’obligèrent à se lever. Ce mouvement, tout à fait machinal, changea le cours de ses idées en lui rappelant l’orateur qui prend la parole. Il n’eut plus en tête que le discours d’abjuration récemment prononcé par sir Robert Peel, et qui fut le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/358]]== grand événement de cette époque agitée. Il se rassit ; pensant à la colère du duc de Wellington contre le ''renégat'' qui allait faire crouler la solide forteresse du protectionisme et provoquer l’adoption du fameux ''bill'' sur le retrait des lois — En effet ; je me sens un peu abattue,
— Pourrai-je venir dans la matinée ?
— Non, pas
— Peut-on savoir en quoi cela consiste ? demanda-t-il, essayant une innocente plaisanterie.
— Un pèlerinage, et c’est tout.
— Où donc ?
— Je ne suis pas libre de vous le dire, et du reste il vous est interdit de me suivre.
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— Je ne vous suivrai certainement pas, si vous me le défendez.
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— Je vous le défends expressément…..
Et là-dessus ils se séparèrent sans qu’Austin conservât à cet égard la moindre arrière-pensée : non qu’il eût pleine satisfaction, il est aisé de le voir, non qu’il abdiquât l’aversion profonde dont il était animé contre les deux misérables êtres qui semblaient se placer entre lui et son bonheur, mais tout simplement parce qu’il était saisi depuis peu d’une fièvre nouvelle, la fièvre de la politique et de l’ambition. Jusqu’alors les leçons et les conseils de son père avaient pu sembler perdus : il ne s’était occupé qu’en simple ''amateur'' des affaires contemporaines ; mais l’élection de son ami, à laquelle il avait pris part d’une manière très active, et surtout l’importance vitale des questions qu’avait soulevées la soudaine conversion de sir Robert Peel, venaient de faire éclore dans son âme les germes que le vieil Elliot y avait déposés jadis avec tant de zèle. Les intérêts de son amour, l’attention qu’il donnait aux affaires d’Eleanor, l’impatience causée par les visites d’Hertford, le sentiment d’insécurité qu’éveillaient en lui les sourdes menées de la tante Maria, tout cela, momentanément primé par des préoccupations d’un autre ordre, n’avait plus à ses yeux la même importance.
Eteanor, à peine rentrée, se trouva aux prises avec l’implacable tante.
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— Ça, disait celle-ci, quand finiront vos momeries amoureuses et ces continuels tête-à-tête sous prétexte de religion ?
Eleanor ne se défendait jamais des insultes que par le silence. Elle ne répondit rien ; mais elle n’en resta pas moins en butte à un déluge d’acrimonieuses, censures et de brutales railleries. Assise, les deux mains sur ses genoux, drapée dans son manteau gris qu’elle n’avait pas eu le temps de quitter encore, et qui l’enveloppait de la tête aux pieds, gardant une attitude impassible qui lui était particulière, nous l’avons dit, et qui semblait l’idéal de la grâce résignée, elle laissait passer le, torrent injurieux.
— Vous savez que nous sommes le ''quatorze'' ? finit par lui dire la tante Maria, lasse de parler et lasse de la voir se taire.
— Comment voulez-vous que je l’oublie ?
— Eh bien ?
— Eh bien ! ma tante, j’irai comme toujours… J’ai prié le capitaine Hertford de m’accompagner.
— Vous devriez plus souvent, recourir à
— C’est sans doute un grand honneur qu’il me fait ; mais je le tiendrais quitte à meilleur
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/360]]== celles d’un galant — Vous y venez donc enfin ?
— Oh ! ma tante, permettez !
— Mais, petite sotte, c’est au moins trois ou quatre mille livres sterling que vous jetez ainsi par la fenêtre !
— Que voulez-vous, chère tante ? la tranquillité ne saurait se payer trop cher. Si le capitaine a le moindre cœur, ou même, pour peu qu’il ait droit au titre de ''gentleman'', il doit, une fois payé de ses peines, renoncer à certaines obsessions dont je suis lasse.
— Ce dédain vous sied en vérité !
— Laissons cela, ma bonne tante, et ne commencez pas à me gronder ; ce serait aujourd’hui du temps perdu. Austin m’a promis de revenir.
— Je le voudrais à six pieds sous terre, votre
— Le fait est, ma tante, que si ce vœu charitable venait à être exaucé, ou si seulement j’étais abandonnée de ces trois excellens amis, les seuls que j’aie ici-bas, vous auriez bon marché de
Imprudentes paroles qui ne devaient pas être perdues ! La tante Maria les souligna précieusement dans sa mémoire, et, transmises à qui de droit, elles coûtèrent la vie d’un homme.
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Jamais Eleanor et les trois jeunes amis n’avaient été plus heureux que pendant ces mois de mars et d’avril 1846. La tante grondait encore, il est vrai ; mais le capitaine Hertford, absorbé par les débuts de sa vie parlementaire, se montrait bien plus rarement à Wilton-Crescent. D’ailleurs l’agitation politique allait croissant et laissait moins de prise aux soucis individuels. Au lieu de tourmenter Eleanor des inquiétudes que lui causait l’impénétrable mystère de son pèlerinage mensuel, Austin lui racontait les luttes ardentes dont la chambre des communes était devenue le théâtre, et qui, gagnant de proche en proche d’abord les ''clubs'' où l’élite de la société se donne rendez-vous, puis les masses populaires ameutées par les orateurs de carrefours, semblaient présager des troubles imminens. Le fameux ''corn-bill'', présenté par sir Robert Peel, combattu avec fureur par lord George Bentinck et M. Disraeli, subissait alors ses
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/361]]== dernières épreuves. On croyait la chambre des lords disposée à le rejeter ; elle l’était, en effet, et personne ne peut dire ce qui fût arrivé en 1848, si au lieu d’écouter la voix de la prudence, elle avait obéi à cette fatale inspiration. Dans un de ces débats qui, aux premiers jours du mois de mai 1846, prirent de part et d’autre un caractère de violence hostile, le capitaine Hertford imagina de venir en aide à lord George Bentinck, dont M. Goulburn, — sur une question toute spéciale, comportant beaucoup de statistique et de chiffres, — venait de rectifier avec maints sarcasmes les assertions erronées.
Le capitaine Hertford cependant ne parut pas prendre en mauvaise part l’avanie qu’on lui avait infligée. Ces sortes de virulences étaient devenues à la mode, et lord Charles après tout n’avait pas pris plus de licences avec le capitaine que M. Disraeli n’en prenait chaque jour avec sir Robert.
Pour s’expliquer la longanimité du « sabreur indien, » longanimité si contraire à ses habitudes, il aurait fallu être en tiers dans une conversation qu’il eut au sortir de la séance avec un de ses amis étonné de le trouver si patient. — Vous tuerez sans doute ce blanc-bec ? lui disait ce dernier au moment où ils entrèrent dans une salle de billard voisine du parlement, et que fréquentaient volontiers les membres des communes soit pendant la suspension des séances, soit lorsqu’un orateur fastidieux était « sur ses
Hertford regarda de tous côtés et constata qu’ils étaient seuls avec le garçon chargé de marquer les points. — Pour le moment, dit-il ensuite, prenant soin de s’exprimer en français, sa seigneurie ne court aucune espèce de
— Je comprends,
— Je le sais aussi bien que vous, et c’est justement de lui que je
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/362]]== m’occupe, répliqua le capitaine, qui ne put s’empêcher, abordant un sujet si délicat, de jeter du côté du marqueur un coup d’œil inquiet. Son interlocuteur saisit la portée de ce regard furtif, et, s’adressant à ce subalterne, toujours en français : — Monsieur, lui dit-il, vient de faire un joli coup.
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Il eût parlé chinois, que le garçon interpellé de la sorte n’aurait pas eu l’air plus ahuri. — ''I beg your pardon, sir'', répondit-il avec un embarras évident, et il se tourna du côté d’Hertford comme pour lui demander la traduction de cette apostrophe inintelligible. Les deux joueurs, désormais rassurés, continuèrent à parler librement, mais sans trop élever la voix.
— Oui, reprit le capitaine, je sais parfaitement à qui vous faites
— Êtes-vous bien certain de vous mettre ainsi dans les bonnes grâces de sa prétendue ?
— Non, mais j’ai toute chance de me réconcilier plus tard avec
— Mais, objecta l’autre, en supposant même qu’Austin Elliot
— Vous oubliez que, selon toute apparence, il aura été le témoin de mon rival, et que, comme tel, il devra s’exiler pour quelques
— Joli plan de campagne, et d’une conception grandiose !
Un débat s’engagea là-dessus, la partie continua de plus belle, et les joueurs, se ravisant, ne parlèrent plus que leur langue natale.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/363]]== Malheureusement pour eux, il était trop tard. L’humble témoin devant lequel ils s’étaient expliqués si librement se trouvait être un ancien élève d’Oxford très versé dans la langue de M. Paul de Kock, un camarade d’Austin et de lord Charles, momentanément déclassé par sa mauvaise conduite, et qui n’avait pas eu vainement recours à leur protection. Le métier qui le faisait vivre, il le devait à leur généreuse entremise. Aussi ne manqua-t-il pas, dès le lendemain, de s’aller embusquer à la porte de Cheshire-House, et lorsqu’il vit sortir lord Charles, cigare aux dents, rose à la boutonnière, fredonnant je ne sais quelle chansonnette et cherchant évidemment à bien employer cette radieuse matinée de printemps, il lui fit part de la conversation nocturne qu’il avait surprise, ou tout au moins de ce qu’il en avait compris et retenu. Ligne 128 ⟶ 149 :
Avant d’avertir Austin, lord Charles crut devoir conférer avec son frère au sujet de cet incident, qui modifiait la situation d’une manière si grave, et ce fut lord Edward qui se chargea d’en parler à leur ami. En passant successivement par tant de bouches, l’entretien des deux joueurs de billard s’était quelque peu dénaturé. Les propos attribués au capitaine se résumaient en ceci, « qu’Eleanor lui avait promis de l’épouser, et qu’il guettait une occasion de chercher querelle à Austin pour se défaire de lui. »
La première de ces assertions n’obtint du jeune homme ainsi menacé qu’un sourire dédaigneux. — Je ne saurais douter d’Eleanor, dit-il simplement ; mais, reprit-il ensuite, la menace de ce drôle a quelque chose de plus
— Oh ! ne parlez pas ainsi, cher Austin, interrompit vivement lord Edward, dont les mains, par un mouvement familier, se portèrent au visage de son ami comme pour scruter l’expression de ses
— Des mesures qui m’obligeraient à me brûler la cervelle, interrompit Austin à son
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/364]]== qui aurait pour but d’empêcher une rencontre entre moi et cet homme tournerait à ma ruine complète, à ma honte — Je le
— Soyez tranquille, répondit Austin ; ma fureur s’est évaporée dans ce dernier
Il parlait ainsi en toute sincérité ; mais le soir même, une fois dans son lit, je ne sais quelle inexorable hallucination évoqua devant lui l’image abhorrée du capitaine. Il ne s’endormit que fort tard, agité de mille pressentimens sinistres.
Lord Edward de son côté, cherchant une issue dans l’espèce de labyrinthe qui semblait se resserrer autour d’eux, venait de concevoir un projet singulier que pouvait seule expliquer sa complète inexpérience des choses de ce monde. Le visage d’Hertford était pour lui un livre fermé ; sa voix, qu’il avait à peine entendue en trois ou quatre occasions, et toujours chez Eleanor, — devant laquelle le capitaine atténuait soigneusement les âpres intonations de cette voix discordante, — ne lui avait pas révélé l’esprit obtus, l’âme haineuse, l’inflexible cruauté, qui formaient l’apanage moral du célèbre duelliste. Aussi crut-il pouvoir s’adresser à lui directement, ce qui donna lieu à une scène étrange, dont la maison de Wilton-Crescent fut quelques jours après le théâtre.
Eleanor s’y trouvait seule avec le capitaine Hertford, qui venait de lui apporter des jasmins du Cap. Elle l’avait remercié poliment, et tous deux, en face l’un de l’autre, n’ayant plus grand’chose à se dire, avaient laissé tomber la conversation. Ce silence semblait gêner le capitaine, mais ne pesait aucunement à Eleanor, qui, tranquillement assise, avec cette grâce indifférente dont elle avait le secret, eût été capable de rester ainsi deux heures de suite sans accorder aucune attention à son hôte et sans lui donner aucun signe d’impatience ou d’ennui. Fort heureusement pour tous deux la porte du salon s’ouvrit, et le vieux James annonça : « Lord Edward ! lord Charles ! » Ce dernier, en apercevant Hertford, s’arrêta sur le seuil. Son frère, qui, guidé par lui, le suivait la main posée sur son épaule, dut nécessairement s’arrêter aussi. Leurs deux têtes se touchaient presque, et semblaient la contre-épreuve l’une de l’autre ; mais l’honnête et brillant regard qui animait les yeux bleus de lord Charles manquait à ceux de lord Edward. Impassibles et fixes dans leur cécité native, ceux-ci faisaient éprouver, à qui contemplait alternativement les deux frères, la même impression pénible, le même désappointement inquiet dont on est saisi en face d’un buste de marbre juxtaposé au visage humain que le sculpteur s’est donné mission de reproduire.
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— Miss Hilton, dit lord Charles, je vous amène Eddy <ref>
Hertford, déjà debout, regardait du côté de la porte ; Eleanor l’arrêta par un mot, et il se rassit avec la docilité la plus méritoire. Un moment après, l’office vint à sonner, et comme Charles Barty était déjà loin, Eleanor, s’excusant auprès du capitaine, monta chez elle pour se préparer à sortir.
Les deux hommes restèrent seuls. Hertford regardait avec une sorte d’ébahissement le jeune aveugle, qui, cherchant son chemin à tâtons et se rapprochant du piano, laissait au hasard courir ses doigts sur le clavier sonore. Il ne se souciait guère d’adresser la parole au frère de l’homme qui l’avait insulté récemment et se bornait à le regarder en se demandant à lui-même ce que pouvaient être les idées, les sensations de ces infortunés dont l’existence entière s’écoule au sein d’impénétrables ténèbres. Tout à coup, après avoir ébauché quelques fragmens de musique sacrée, le jeune aveugle se leva. Ses mains, errant dans l’espace, cherchèrent une table, qu’il savait placée près de lui ; sur cette table étaient divers menus objets, filigranes et porcelaines, parmi lesquels se promenèrent avec précaution les longs doigts du jeune homme. Son visage, attristé par quelque pensée mystérieuse, restait invariablement tourné d’un seul côté, comme s’il eût cherché ces mains blanches, ses guides habituels, ces mains que jamais il n’avait vues, que jamais il ne devait voir. Ce contraste, ou, pour mieux dire, cette inconséquence, frappa le capitaine et le fit presque frissonner. Il éprouvait une espèce d’horreur à voir se rapprocher insensiblement de lui, le long des meubles tour à tour ''essayés'' et reconnus, ce pâle aveugle avec ses mains de fantôme effilées et blafardes. Sur la table où elles glissaient maintenant parmi les livres entr’ouverts, les presse-papiers, les couteaux d’ivoire ou de nacre, Hertford avait posé une des siennes, un poing robuste et velu. Il l’y laissa malgré la menace d’un contact qui lui répugnait, malgré l’espèce d’angoisse qui gênait déjà sa respiration, dompté par les grands yeux sans regard qui le fascinaient irrésistiblement. Lord Edward enfin toucha cette main et la saisit. Hertford le laissa faire. Lord Edward prit la parole, Hertford l’écouta, et, tout courageux qu’il fût, demeura muet de terreur dès les premiers mots.
— A travers les ténèbres qui m’environnent, disait le jeune aveugle, j’ai fini par rencontrer la main d’un
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/366]]== elle ruissellera du sang Avant que le capitaine Hertford se fut bien rendu compte de cette apostrophe solennelle, et tandis qu’il se demandait encore s’il avait affaire à un fou, lord Edward continua : Capitaine, je ne puis vous empêcher de tuer Austin Elliot ; avec les sentimens d’honneur que je lui connais, mon intervention, si elle mettait obstacle à une rencontre, lui ferait une vie pire que la
La physionomie du capitaine indiquait assez clairement que sa résolution, prise en toute liberté, aurait été de sauter sur lord Edward et de lui briser la tête contre la muraille ; mais il se contenta de balbutier à demi-voix : Un moment, mylord ! laissez-moi le temps de la
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/367]]== avait tolérées en vue d’un combat maintenant impossible ; il était libre désormais de s’en souvenir et d’en demander réparation. Bien mieux, dans cette nouvelle combinaison, il entrevoyait pour Austin la nécessité absolue de quitter momentanément l’Angleterre, et une fois sur le continent, ne trouverait-on pas moyen de lui détacher quelque bonne laine ? — Je vous attends, répondit le jeune homme.
— Pesez bien l’engagement que je prends vis-à-vis de vous ! Quelles que puissent être les provocations d’Austin Elliot, je ne me battrai pas avec lui, ''à moins qu’il ne passe en pays étranger''. Ceci peut-il vous suffire ?
— Je n’en demande pas davantage, et je m’estime heureux de n’avoir pas vainement compté sur
— Jamais, interrompit le capitaine ; vous m’avez lâchement insulté, sachant que mon ressentiment ne pourrait vous
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Austin, depuis deux ou trois jours, se sentait irrité contre lui-même. Il attribuait ce vague malaise intérieur aux retards que subissait en ce moment l’adoption du ''bill'' des céréales ; mais au fond le capitaine Hertford en était
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/368]]== voyez, dit-il à lord — J’ai bien peur que vous n’ayez raison, repartit l’autre. Il est clair que de telles paroles demandent
— Arrive ce qui pourra, reprit Austin avec un soulagement manifeste ; depuis deux jours, je menais l’existence d’un galérien.
Lord Charles, resté seul pendant que son ami vaquait à quelques soins de toilette, plongea sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir profondément. Réfléchir n’est pas le mot : il priait. Et ce n’était pas la lumière qu’il demandait au ciel, c’était le pardon. Il venait en effet de prendre une résolution décisive, qui était d’empêcher a tout prix la rencontre projetée. Il voulait, dût-il lui en coûter la vie, arracher Austin, sa félicité présente, son magnifique avenir, à un impitoyable bourreau. Ces dévouemens extraordinaires, apanage exclusif de la première jeunesse, sont difficiles à expliquer ; mais on les voit se produire, sous mille formes diverses, à tous les degrés de l’échelle sociale. Et s’ils ont leur raison d’être pour le pauvre diable qui se laisse condamner à dix ans de fers plutôt que de révéler le nom d’un complice, ils doivent se concevoir mieux encore quand il s’agit d’un noble enthousiaste comme lord Charles. Austin, au retour, le trouva moins gai qu’il ne l’eût voulu et lui en fit un reproche amical. — Déloyal ami, lui disait-il, à quoi sert de prendre cette mine effarée ?
Il allèrent au club, où, par voie préliminaire, Austin manifesta devant un groupe nombreux l’intention formelle de « laver la tête » au capitaine Hertford, et cela dans le plus bref délai. Jusqu’à nouvel ordre, on ne pouvait lui rien demander de plus. Lord Charles, se dérobant à petit bruit, alla frapper, dans Pall Mall, à la porte du capitaine. Ce dernier était parti dans la matinée ; mais on l’attendait le soir même.
Le lendemain, lord Charles, levé plus tôt que de coutume, s’habilla longuement et avec un soin minutieux ; puis, à travers un dédale de corridors et d’escaliers intérieurs, il monta jusqu’à la ''nursery'', où son arrivée fut saluée par les cris joyeux de trois ou quatre bambins éparpillés sur les tapis comme autant de pommes vermeilles. L’un d’eux, qu’on allait plonger dans une baignoire, s’échappa
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/369]]== tout nu pour courir au-devant de son « grand frère, » et ensuite, voyant la porte entr’ouverte, profita de l’occasion pour gagner le corridor, où un laquais galonné lui barra fort heureusement le passage. Pendant qu’on était à sa poursuite, les autres petits espiègles, à qui donnait beau jeu l’absence momentanée de leurs gardiennes, se hâtèrent de « baigner » une magnifique poupée qui resta du coup hors de service. Lord Charles, souriant tristement à leurs ébats tumultueux, les embrassa l’un après l’autre. Son frère George était à Eton, et leur aîné à tous, lord Wargrave, voyageait en Italie. Il ne lui restait donc plus qu’à prendre congé de son père et de sa mère. Le duc venait d’acheter à l’un de ses collègues de la pairie une jument pur sang de la plus rare beauté. Cette emplette le comblait de joie ; il ne pouvait ce matin-là ni penser à autre chose, ni parler d’autre chose. Lord Charles, selon lui, aurait dû fausser compagnie à la chambre des communes pour aller secrètement à Esham vérifier par lui-même les qualités hors ligne de cet animal remarquable. Quant à la duchesse, elle était encore dans son cabinet de toilette, et par conséquent inabordable.
Il demanda aux domestiques où était son frère Edward, et il lui fut répondu que « sa seigneurie venait de partir pour l’église. » Somme toute, cela valait mieux. En quittant la maison de son père, cette résidence bien ordonnée où les affections de famille, les traditions d’honneur, la renommée d’autrefois, la discipline, la dignité actuelles, formaient en quelque sorte une atmosphère spéciale, — et cela pour s’aller commettre avec un misérable bravache méprisé de tous les honnêtes gens, — il se demanda malgré lui ce que cette maison pourrait être le lendemain, à la même heure,
Dans cette demeure patriarcale, les serviteurs prenaient rang immédiatement après les enfans. Tous ou presque tous provenaient des domaines héréditaires ; à tous l’intervention protectrice de lord Charles imposait quelque bon et reconnaissant souvenir. Il était adoré d’eux, et attachait un certain prix à leur dévouement affectueux. Ne nous étonnons pas s’il voulut, avant de partir, échanger quelques paroles bienveillantes avec ceux que le hasard plaça sur son chemin ; il fit même le tour des écuries, passant en revue chaque stalle et caressant de la voix ou du geste ses animaux favoris. Puis il retourna chez le capitaine Hertford.
Celui-ci, revenu la veille au soir, était sorti le matin de très
Celui-ci, revenu la veille au soir, était sorti le matin de très bonne heure. Il ne restait plus qu’à rejoindre Austin et à ne pas le perdre de vue pendant le reste du jour; mais Austin était sorti, lui aussi, et son domestique ne put indiquer où on le trouverait. Lord Charles alla déjeuner au club dans un état de vive impatience... Qu’arriverait-il si ces deux hommes venaient à se rencontrer? Peut-être même se cherchaient-ils. Quelques-unes de ses connaissances vinrent lui parler. « Le ''corn-bill'' passerait sans doute ce soir-là... On prévoyait une discussion orageuse, de nouvelles passes d’armes oratoires; mais le ''bill'' serait lu très certainement. » C’était là, jusqu’à nouvel ordre, le moindre souci de lord Charles.▼
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Où était Austin cependant ? Rentré la veille chez lui et fort tard, il avait appris avec un chagrin véritable la disparition de son cher Robin, de ce beau chien d’Ecosse que lui avait donné miss Cecil. Le matin, à peine éveillé, il envoya savoir à Wilton-Crescent si Robin, compagnon assidu de ses fréquentes visites, n’aurait pas pris sur lui d’y aller tout seul. La réponse, donnée en l’absence d’Eléanor par un domestique maladroit et inavisé, fut « que le chien n’avait pas été vu, et que sa maîtresse était sortie. » — Au fait, se dit Austin en se frappant le front, j’aurais dû songer que nous sommes aujourd’hui le quinze du mois, le jour du mystérieux pèlerinage auquel on ne manque
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/371]]== de ruisseaux fangeux, lorsqu’il vit déboucher à l’angle d’une de ces ruelles étroites qui descendent vers la rivière, lancé après une poule effarouchée, le chien même dont il était en peine, Robin en personne, plus triomphant et plus folâtre que jamais, puis, avant qu’il fût remis de sa surprise, Eleanor. Elle donnait le bras au capitaine Hertford et lui parlait avec une certaine Inutile au surplus, de les suivre. Il savait où retrouver Hertford le soir même. Revenu chez lui tout à loisir, il y reçut bientôt la visite de lord Charles, dans le sein duquel il épancha ses colères, et qui se porta vainement garant envers lui de l’inaltérable loyauté d’Eleanor. La journée fut longue ; elle passa cependant. Vers cinq heures et demie, par un accord tacite, ils se rendirent ensemble à Westminster, lord Charles pour prendre son siège aux communes, Austin pour se frayer à grand’peine l’accès des galeries publiques. La suite des événemens était livrée au hasard ; voici comment le hasard en disposa.
Le capitaine Hertford et lord Charles cherchaient avidement, nous le savons, l’occasion d’un choc quelconque ; mais ce dernier vers dix heures, se rappelant que son père devait quitter la chambre des lords pour se rendre à je ne sais quelle fête, voulut tenter de le revoir encore. Il jeta cependant les yeux du côté d’Austin, qu’il aperçut solidement encadré dans la vivante muraille des spectateurs de la galerie ; le capitaine Hertford, plus sombre que de coutume, siégeait à son banc, du côté opposé : on pouvait donc, sans aucun risque, disposer de cinq ou six minutes. Austin vit son ami se lever et sortir ; il vit le capitaine Hertford se lever à son tour et le suivre sans perdre un instant. Aussitôt, se faisant jour à coups de coude, il se précipita lui-même hors de la galerie. Une fois descendu, et quand lèvent froid de la nuit, passant sur ses tempes fiévreuses, lui eut rendu la perception nette de ce qui se passait, il se trouva parmi les groupes inquiets et remuans que l’importance des débats avait appelés autour de la chambre, et qui spéculaient en sourdine sur le résultat probable du vote. Un ''policeman'' auquel il s’adressa pour savoir si le capitaine Hertford s’était montré de ce côté porta poliment la main à son chapeau, et lui désigna du doigt l’entrée de la chambre des lords. C’était, dans le temps dont nous parlons, un misérable couloir bordé à droite par une palissade en planches, à
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/372]]== gauche par je ne sais quelle construction provisoire grossièrement charpentée. Austin s’y jeta d’un pas rapide ; mais un bruit de voix montées au diapason de la querelle l’avertit qu’il était déjà trop tard. Un groupe de trois personnes lui barra le passage : c’était d’abord un des pairs qu’il connaissait d’aspect et de nom, puis lord Charles Barty, adossé à la palissade dont nous venons de parler ; le capitaine Hertford se tenait debout en face de lord Charles. Il avait la parole au moment où Austin arriva sur le théâtre de l’altercation. — Vous avez entendu, mylord ? disait- — Vous savez aussi, lord Sayton, reprit lord Charles, que, me trouvant à votre bras et voyant cet homme marcher sur nos talons, je lui ai dit, sans aucune provocation de sa part, que je le tenais pour un misérable
— La querelle m’appartient, dit Austin, encore tout haletant de sa course précipitée.
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— Je serais assez de cet avis, observa lord Sayton ; mais vous arrivez un peu tard.
— J’attends ce soir votre second, reprit lord Charles, s’adressant à
<center>XIII</center>
Arrivé chez Austin, lord Charles se mit au lit sans se trop faire prier. Son ami veilla pour attendre le témoin du capitaine. C’était un officier de l’armée des Indes, un certain major Jackson, célèbre chasseur de tigres, ''shikaree'' de premier ordre, avec qui Austin était assez familier. — Voyez-vous, lui demanda-t-il dès l’abord, une manière quelconque d’arranger les choses
— A mon grand regret, je n’en vois aucune. Insultés publiquement une première fois, nous n’avons pas cru devoir relever l’injure. En se réitérant, elle s’aggrave, et nous devons exiger aujourd’hui des excuses publiques.
— Vous n’espérez certainement pas les obtenir, répondit Austin ; mais voici ce que je compte
— Ceci a été prévu, repartit aussitôt le major Jackson, car nous connaissons la noblesse de votre caractère ; mais vous n’obtiendrez aucune satisfaction de ce
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— Ah ! Jackson, taisez-vous !
— ''Amen'' ! dit l’autre, et laissez-moi faire !
— Non vraiment.
— Je m’en
— Nous n’en avons point.
— L’étourderie est un peu forte ; heureusement nous sommes à même d’y pourvoir. Prévenu hier de ce qui pourrait arriver, j’en ai pris un pour M. Jones père et ses trois
Ceci ne pouvait se nier. Tout fut donc réglé comme l’avait voulu le major, et Austin, après s’être assuré d’un cabriolet pour le lendemain cinq heures, revint s’asseoir au chevet du lit où son ami dormait d’un sommeil profond. Il y passa le reste de la nuit, songeant avec stupeur à ce qui venait de se passer et à la position critique où il se trouvait. Quelle que fût l’issue de l’affaire engagée, il voyait sa réputation compromise, son honneur flétri, et cette pensée le rendait fou. Un autre, son ami intime, allait s’exposer à sa place dans une querelle qui, en définitive, était sienne. Averti par les menaces réciproques des deux antagonistes, le monde avait l’œil ouvert. Il s’attendait à voir combattre Austin et le capitaine ; or le monde allait apprendre qu’Austin avait laissé prendre les devans à lord Charles, exposant ainsi aux balles de l’un des meilleurs tireurs d’Angleterre un ami dont le dévouement héroïque devait ajouter encore au scandale d’une pareille substitution. Sans doute, si lord Charles n’était que blessé, le fût-il grièvement, la situation ne serait pas absolument sans remède. Il pourrait faire appeler le vainqueur, il pourrait se battre à son tour, et il y était bien décidé ; mais alors même, si lord Charles avait péri, pourrait-il jamais marcher tête haute ?
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La nuit s’achevait ; l’aube pointait derrière les vitres, les oiseaux se mirent à gazouiller : que n’aurait pas donné le malheureux jeune homme pour se laisser aller au sommeil, qui l’envahissait malgré lui ? Mais à quoi bon ? ne fallait-il pas, dans une demi-heure, qu’ils fussent debout l’un et l’autre ? Et il regarda son ami, qui dormait toujours. Il dormait d’un sommeil d’enfant, le visage tourné du côté d’Austin. Un de ses bras nus pendait hors du lit ; l’autre, replié sous la tête du dormeur, disparaissait à moitié sous les boucles de ses cheveux bruns. Il souriait, il balbutiait quelques paroles joyeuses. Austin se souvint que bien des fois, à Eton, il l’avait ainsi arraché à des rêves d’écolier pour le conduire, soit au bain, soit à quelque promenade dans les bois. Et maintenant il fallait l’éveiller encore ; mais où cette fois le mènerait-il ?
Cependant il le fallait ; l’aiguille sur le cadran bondissait de minute en minute. Aucun retard n’était plus permis. N’importe : toucher à ce sommeil sacré, porter la main sur cette victime, cela était au-dessus des forces d’Austin, Un phénomène bizarre de sa mémoire lui fournit l’expédient que réclamait la situation. Il se souvint d’avoir lu, dans je ne sais quel vulgaire traité de ''sport'', que les parrains des boxeurs, le jour du combat, pour leur épargner toute inutile secousse, évitent de les réveiller directement : ils se contentent d’ouvrir la fenêtre, et au bout de peu d’instans la fraîcheur de la brise matinale suffît pour que ces pauvres diables reviennent sans autre provocation au sentiment de l’existence. Ainsi fit Austin, et lord Charles effectivement, après s’être une ou deux fois retourné dans son lit, se dressa tout à coup sur son séant. Son premier regard, dirigé vers son ami, s’anima d’un affectueux sourire ; mais ce sourire ne dura guère : il fut remplacé, à mesure que la connaissance lui revenait, par une expression de physionomie où perçaient une anxiété contrainte, une horreur mal dissimulée. Austin eût préféré toutes les malédictions du monde à ce témoignage de muette angoisse.
Ils étaient pourtant en retard, et durent partir en toute hâte, ce qui fut une circonstance atténuante. On remit le déjeuner au retour. Les adversaires s’étant chargés d’amener un médecin, il ne s’agissait plus que de pousser vivement le cheval. Austin tenait les rênes ; ils parlèrent fort peu, et de sujets tout à fait indifférens.. Lord Charles se tourna une seule fois vers l’arrière du ''cab'', où le groom était assis, pour commander qu’on lui amenât, à un moment donné de l’après-midi, dans un endroit qu’il désignait, son trotteur favori. Le groom fit respectueusement observer que « sa grâce (le duc), ayant un de ses chevaux de selle chez le vétérinaire, emprunterait peut-être le ''hack'' de sa seigneurie, » sur quoi « sa seigneurie »
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/375]]== s’impatienta quelque peu, et, s’adressant à Austin, se plaignit des emprunts perpétuels qu’on faisait à son écurie. Décidément ils étaient en retard. En arrivant sur la lande, ils virent, groupés derrière un ''dog-cart'', leurs adversaires qui les attendaient, ainsi que le médecin. — « Dépêchons-nous, Elliot ! » dit le major Jackson à Austin, et les préparatifs en effet furent lestement menés. Les deux antagonistes, séparés par une distance de douze pas et placés dos à dos, reçurent leurs pistolets de la main des témoins. C’était au major à donner le signal. Austin et lui s’écartèrent. — « Êtes-vous prêts, messieurs ? » demanda-t-il, puis immédiatement il commanda le feu. Tous deux se retournèrent par un seul et même mouvement. Charles Barty ne connaissait pas l’arme imparfaite dont il se servait ; le coup releva d’un demi ''yard'' au bas mot. Le capitaine Hertford, mieux au courant, il est permis de le croire, visa tout à son aise et ne fit feu qu’après deux secondes écoulées. Lord Charles bondit à un pied du sol, puis, retombant sur ses talons, qui laissèrent leur double empreinte sur le gazon trempé de rosée, il fut lancé en avant, et une fois étendu sur le côté gauche, demeura complètement immobile.
Il était déjà mort quand Austin accourut près de lui. En retournant, pour l’exposer au jour, cette tête pesante, il y constata un dernier, un fugitif vestige de la vie qui s’éteignait. Deux nerfs, au-dessous de la paupière inférieure, gardèrent encore pendant une demi-seconde leur contractilité frémissante, puis ils s’arrêtèrent, et tout fut dit.
Austin se trouvait pour la première fois en face de la mort. Sur cette belle tête qu’il tenait à deux mains, sur ces yeux ouverts qui ne le voyaient plus, il attachait un regard effaré où le doute et l’horreur s’exprimaient en même temps. Hertford et son témoin étaient penchés à côté de lui. — Tout s’est passé selon les règles, disait le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/376]]== crut devoir insister de plus belle. — Venez, Elliot, venez, disait-il. Songez aux suites d’une pareille — Non, répondit encore Austin, je ne bougerai pas d’ici.
— C’est insensé !
— Je le sais fort
Le major s’éloigna de nouveau, quoique à regret.
Puis ce fut le tour du groom, qui appartenait, nous l’avons dit, à lord Charles. Il posa la main sur l’épaule d’Austin. — Monsieur Elliot, disait-il, mylord serait-il blessé ?
— Il est mort ! répondit Austin en le regardant au visage.
Cet homme s’agenouilla, dénoua la cravate de son maître et glissa la main sous la chemise entre-bâillée, pour voir si le cœur ne battait plus, après quoi, par un singulier instinct, il ferma ces yeux ternis qui ne devaient plus se rouvrir. — Maintenant, ajouta-t-il, que faut-il faire ?
Question bien simple, bien naturelle, mais à laquelle Austin ne trouva pas de réponse. Le problème à résoudre était l’enlèvement de ce cadavre, sans trop de scandale, avant qu’une foule indiscrète n’eût été appelée sur le lieu du désastre. Deux ''policemen'' intervinrent fort à propos. Austin ne leur dissimula rien et se constitua volontairement leur prisonnier. Il obtint en revanche, d’un inspecteur qui arriva presque aussitôt, que le groom restât libre, et pût aller porter la fatale nouvelle aux parens du mort. Quant à lui, suivant à pied la charrette de boulanger sur laquelle on emportait le cadavre, — ce cadavre dont les jambes, pendant au dehors, balayaient presque la terre, — il arriva ainsi jusqu’au bureau de police. Tout le reste de son existence lui apparaissait en ce moment comme un vain mirage, une illusion chimérique, et pour la première fois, à l’âge de vingt-trois ans, il prenait la réalité corps à corps. La réalité, c’était ce cortège ignominieux, ces gens de police, cette charrette vulgaire, ces voleurs de bas étage, ces prostituées à côté desquelles il lui fallut s’asseoir et attendre son tour. Il écouta machinalement l’instruction sommaire d’un ou deux délits sans importance. On interrogeait entre autres la femme d’un ramoneur, à peu près assommée par son brutal mari. La tête encore enveloppée de bandages et pouvant à peine se tenir debout, cette misérable créature, livrée, on le voyait, à tous les excès de l’ivrognerie, essayait de revenir sur ses premières dépositions, et, pour sauver l’espèce de brute auquel le sort l’avait unie, entassait mensonges sur mensonges avec un entêtement héroïque, malgré les menaces du magistrat, qui allait, disait-il, la faire arrêter comme faux témoin. Austin se comparait à elle, à ce rebut des cabarets, à cette
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/377]]== abjecte harengère, et relativement se trouvait petit. — Elle mourrait, se disait-il, pour cet abominable vaurien, tandis que moi, Son tour arriva. On exigea de lui deux cautions de cinq cents livres sterling. Une douzaine au moins des amis de son père accoururent pour offrir ces garanties pécuniaires, et Austin, devenu libre, put s’occuper aussitôt des préparatifs de son départ. Prévoyant une condamnation, qui était, à vrai dire, inévitable, il enjoignit à son avocat de rédiger un acte qui transférait tous ses biens à Eleanor <ref>
<center>XIV</center>
Ce fut un voyage bizarre, une course haletante, une chasse effrénée, — d’abord à Calais, où le capitaine Hertford n’était point, où il n’avait jamais paru, puis à Boulogne, où trois jours furent perdus en quêtes inutiles. De Boulogne, Austin revint à Douvres et de là courut à Brighton, d’où le capitaine avait pu s’embarquer soit pour Dieppe, soit pour le Havre. Réduit à opter entre ces deux hypothèses, il se décida pour la première, et prit passage à bord du ''Venezuela'', que les flots démens ont englouti, je l’espère, car jamais plus odieux ''steamer'' n’a fait la traversée de la Manche.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/378]]== querelle, ce pauvre don Quichotte si Austin n’en écouta pas davantage. Sous les fenêtres de l’hôtel chauffait un paquebot prêt à partir. Il y arriva pour ainsi dire au dernier coup de cloche. Le lendemain, il était à Brighton, à Londres dans l’après-midi, et le soir même il se rembarquait pour Anvers, où il arriva vingt-quatre heures plus tard. Au bureau de police de cette ville, on put enfin lui donner des nouvelles d’Hertford, sur la piste duquel il allait s’acharner comme un limier altéré de sang. Le capitaine et le major, arrivés avec fort peu de bagages, avaient pris leurs billets pour Aix-la-Chapelle. Une fois là, sur le territoire prussien, Austin trouva la police beaucoup moins communicative ; mais un obligeant personnage, anciennement en relations avec son père, voulut bien s’entremettre sans savoir au juste de quoi il s’agissait, et on finit par découvrir que les deux voyageurs étaient repartis pour Cologne, où aboutissait à cette époque l’extrémité des chemins de fer allemands.
Aux renseignemens qui lui faisaient défaut, il suppléa tant bien que mal par les calculs de son esprit. Sachant que le capitaine avait la passion du jeu, il se dit qu’on le trouverait sans nul doute dans un de ces établissemens dont la prospérité repose sur le fonctionnement régulier de la roulette et du ''trente et quarante'' ; mais son inexpérience était si grande qu’il dut recourir au fils de l’aubergiste pour se faire indiquer une institution de ce genre. Après Aix-la-Chapelle, sur la route suivie généralement par les touristes, c’est à Ems, dans le duché de Nassau, que les joueurs s’arrêtent d’ordinaire. Austin s’enquit de l’itinéraire à suivre pour s’y rendre, et partit pour Coblentz, dévoré de mortelles inquiétudes. Il risquait en effet sa dernière chance. Dans une quinzaine expirait le délai qui lui était laissé pour dégager ses cautions, et moins que jamais il se voyait en passe de retrouver son antagoniste fugitif, moins que jamais il pouvait compter sur une rencontre qui devait seule lui fournir le moyen de se réhabiliter aux yeux de tous. Cette pensée le bourrelait et enlevait toute espèce d’attrait aux spectacles qu’il avait sous les yeux. Les charmans paysages qui bordent le Rhin à partir de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/379]]== Bonn lui parurent absolument insipides malgré l’enthousiasme d’un jeune poète américain, décidé à les lui faire admirer. Après une nuit passée à l’hôtel du ''Géant (Riese-hof''), il traversa, cahoté dans un fiacre, la jolie vallée qu’arrose la Lahn, tandis que la brume matinale remontait lentement vers les hauteurs boisées qui l’enveloppent de toutes parts. Il trouva les « sources » envahies par une foule de buveurs groupés autour du ''Kesselbrunnen'', du ''Krœnchen'', du ''Furstenbrunnen''. Un individu le heurta par hasard dans cette cohue, et lui adressa aussitôt des excuses polies. C’était un Tyrolien dont le costume pittoresque et la haute taille frappèrent notre jeune voyageur, qui fut pris du désir de continuer leur conversation, commencée en français sous de si favorables auspices. Peu à peu il découvrit que son interlocuteur, nonobstant sa remarquable prestance et sa mise d’opéra, n’était qu’un marchand de curiosités indigènes. — N’auriez-vous pas une tête de chamois ? lui demanda-t-il après avoir fait emplette de deux ou trois bagatelles insignifiantes. — Pas pour le moment, répondit l’autre ; mais mon frère cadet, dont l’étalage est ici près, pourra vous en offrir plusieurs à
Devant l’étalage du « frère cadet, » Austin reconnut le capitaine Hertford, qui marchandait une paire de gants.
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Pris à court et ne sachant que décider immédiatement, il se tourna vers son guide, et par un geste expressif lui recommanda le silence. Le Tyrolien comprit, salua, et s’en retourna dans sa stalle. Le capitaine Hertford, ses gants achetés, remonta dans la grande salle du Kurhaus évidemment avec l’intention d’aller prendre les eaux. Déjà il portait à ses lèvres le verre de cristal rouge quand Austin, arrivé derrière lui, dit simplement de sa voix la plus calme : — Capitaine Hertford, j’ai à vous parler.
Il était brave, le capitaine ; mais il ne méconnut pas cet organe vibrant et se retourna plus pâle que la mort.
— Serait-ce encore un duel ? demanda le capitaine Hertford à voix basse ; il y a méprise bien
—
—
Mais Austin ne savait à qui s’adresser, et dut recourir au major Jackson, qui le présenta lui-même à un touriste français, arbitre
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/380]]== émérite en ces matières. La rencontre fut convenue pour le soir même, près d’un petit village appelé Dausenau. Les impressions d’Austin, pendant qu’il traversait par cette belle soirée de juin, au fond d’une étroite vallée, les vertes prairies qu’on trouve sur la gauche de ce village gothique, participaient malgré lui du charme paisible qu’offrait le riant paysage, traversé d’eaux babillardes, empourpré de lueurs roses, perdu par endroits sous le feuillage, ailleurs révélé par de brusques éclaircies. L’amertume de son désespoir s’en trouvait atténuée ; ses pensées vindicatives s’apaisaient ; l’espèce de rage folle qui le tourmentait naguère à l’idée de son honneur flétri, de son avenir ruiné, avait fait place à un immense besoin de repos, — ce repos dût-il être celui de la tombe. Dix minutes après, face à face avec son ennemi mortel, il goûtait, pour la première fois depuis la mort de son meilleur ami, un calme parfait, une sérénité absolue, un bien-être intime que les circonstances rendaient vraiment Le capitaine Hertford tira le premier. Austin entendit la balle siffler à deux pouces de sa tête. Jusqu’alors il avait tenu son adversaire en joue ; mais en ce moment, fidèle à une résolution qu’il avait prise, à un serment solennel qu’il s’était fait le soir même du jour fatal où lord Charles avait succombé, il se détourna et fit feu dans la direction d’un rocher qui pointait sous le taillis à la droite des combattans. Le capitaine insista pour une nouvelle épreuve, et dans la discussion soulevée à ce sujet on put s’assurer qu’il n’était pas tout à fait de sang-froid. Les vins du Rhin portent quelquefois à la tête malgré leurs dehors inoffensifs. Devant ses instances réitérées, les témoins, bien à regret, se crurent obligés de fléchir. Austin, cette fois comme l’autre, tira évidemment de côté. Par un bonheur singulier, la balle de son adversaire ne fit que lui effleurer la jambe. L’affaire devait nécessairement en rester là. Tel fut le premier et le dernier duel de notre jeune héros, bien décidé à se faire sauter la cervelle plutôt que de souiller ses mains du sang d’un homme.
<center>XV</center>
Quand Austin, de retour à Londres, reparut chez son ''attorney'' trois jours avant l’expiration du délai fixé par la loi, ce fut dans l’étude une stupéfaction générale. Le moins étonné de tous n’était pas l’''attorney'' lui-même, qui se mit presque à genoux devant son client pour l’engager à repartir au plus vite. — Mille livres sterling ne sont rien auprès de la condamnation qui vous attend et que je regarde comme infaillible, lui disait-il, grossissant à dessein le danger. Je ne crois pas que la peine capitale soit prononcée contre vous malgré le déchaînement de l’opinion et la disposition des juges
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/381]]== à user de rigueur ; mais en l’abaissant d’un degré nous trouvons la transportation à vie, au-dessous la transportation pour vingt et un ans, au-dessous encore la transportation pour quatorze — Votre conseil serait bon, repartit Austin, si je n’étais aussi dégoûté de moi-même et de la vie, aussi fermement décidé à expier le mal que j’ai
— Voyez miss Hilton, reprit l’''attorney'' à bout d’argumens ; elle vous persuadera peut-être mieux que moi.
— Je ne dois pas, je n’ose pas, je ne veux pas la voir, répondit
Austin, en parlant ainsi, anticipait déjà sur cette scène pathétique. Il voyait Eleanor courbée sous ses reproches, honteuse de sa trahison, effrayée du désastre causé par elle. Il l’accablait de sa miséricorde, et repoussait fièrement l’idée de donner suite à l’engagement mutuel qui les liait. Il avait le cœur trop haut pour unir ses destins compromis au brillant avenir de l’opulente héritière. C’est ainsi qu’il lui parlerait, après quoi ils se sépareraient pour jamais.
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Ce plan si dramatique péchait par la base. Il fallait, pour le réaliser, qu’Eleanor vînt tomber aux pieds du prisonnier, et c’est justement ce qu’elle ne fit pas. S’il part de là pour l’accuser de perfidie, le lecteur porte sur elle un jugement téméraire, et c’est bien évidemment notre faute : nous ne la lui avons pas fait connaître telle qu’elle était.
L’''attorney'' ne s’était pas trompé sur l’issue de l’épreuve judiciaire que son client avait voulu affronter. Les esprits étaient montés, l’opinion publique reprochait à Austin d’avoir laissé lord Charles Barty s’exposer à sa place. On faisait peser sur lui la responsabilité de cette mort précoce que l’illustration du nom, la naissante popularité du personnage rendaient encore plus tragique. Vainement les jurés furent-ils sommés de n’écouter que leur conscience, de ne céder à aucune pression extérieure. Cette recommandation, toujours
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/382]]== inutile, ne contre-balança nullement dans leur esprit l’influence des mauvais bruits qui circulaient sur le compte d’Austin. Non-seulement le duel était avéré, non-seulement les jurés pouvaient se retrancher sur l’aveu même du coupable ; la preuve en outre semblait acquise qu’il ne s’était pas conduit honorablement, et ceci dispensait de toute indulgence. Le ''verdict'' fut donc aussi sévère qu’il pouvait l’être. Le juge, moins facile à égarer, jeta sur le banc du jury un regard passablement dédaigneux alors que, lié par son devoir, il allait prononcer l’arrêt de condamnation. — Il ignorait, disait-il avec cette solennité traditionnelle que revêt chez nos voisins l’éloquence de la magistrature assise, — il ignorait par suite de quels insondables desseins le Tout-Puissant avait voulu frapper l’accusé au début d’une carrière qui promettait tant de bonnes et utiles œuvres, tant de nobles et glorieux succès. Éclairé par les lumières de l’expérience, il croyait pouvoir rappeler à ce jeune homme que les châtimens du ciel sont souvent des bénédictions Le malheureux avait eu beau se raidir d’avance contre les émotions de cet instant décisif, il sentit le cœur lui manquer, et, pris tout à coup d’une soif ardente, demanda, aussitôt après être sorti du banc des accusés, un grand verre d’eau qui rafraîchit à peine un moment ses lèvres arides ; puis, heureusement pour sa raison, il tomba presque immédiatement dans une sorte d’atonie morale qui ne lui laissait plus l’intelligence bien nette de sa situation. Ses sens fonctionnaient à peu près seuls et ne transmettaient à son esprit que des perceptions incomplètes. Il se prit à rire d’un rire idiot en apercevant parmi les témoins appelés pour l’affaire qu’on allait juger une pauvre femme, évidemment sous l’influence du ''gin'', laquelle était chaussée de deux brodequins, l’un en peau jaune, l’autre en peau noire, et tous deux du même pied. Cette incongruité de costume lui semblait éminemment comique. Parmi les prisonniers que la curiosité attira sur son passage au
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/383]]== moment où il traversait les préaux de Millbank, il vit un adolescent encore imberbe dont le regard lui entra dans la poitrine comme un fer aigu. — Eh quoi ! se disait-il, ''elle'' ici ! .. Eleanor sous ce déguisement ! .. — Puis il s’arrêta stupéfait devant cette énormité de son imagination en délire. — Ah ! se disait-il, c’en est trop ! .. Ma raison se Cette crainte fut bien près de se réaliser, car dès le lendemain la fièvre le prit, et pendant près de trois mois, de juin à septembre 1846, il n’eut que par intervalles la pleine conscience de sa situation. Alors lui revenaient, comme un glas funèbre, ces terribles paroles du juge qui lui présageaient « sa mort politique et sociale ; » alors aussi une grande amertume et une cruelle déception, en songeant qu’il n’avait pas entendu parler d’Eleanor.
Il s’enquit un jour de Robin. Un des porte-clés lui rappela qu’il avait donné l’ordre de le conduire chez miss Hilton le lendemain même de sa condamnation. — Eh bien ? demanda Austin avec une ardente curiosité.
— Miss Hilton venait de partir pour le continent, elle et toute sa maison.
— Ah ! s’écria le prisonnier, plus déconcerté qu’il ne le voulait paraître. Et qu’a-t-on fait de mon chien ?
— Les règlemens de la prison défendaient de l’admettre ici, et le pauvre animal se morfondait aux portes de l’établissement, lorsqu’un jeune Écossais, un montagnard des ''highlands'', étant venu à passer dans la rue, l’a reconnu pour être à vous, et nous a déclaré qu’il s’en chargeait provisoirement. La pauvre bête affamée a suivi cet homme sans trop de façons ; nous avons d’ailleurs le nom et l’adresse du personnage.
Ce nom était familier à Austin. Gil Macdonald, bien que simple berger de son état, lui avait jadis servi de guide, et comptait parmi ses meilleurs amis de Ronaldsay. Il lui manda aussitôt de le venir voir en compagnie de Robin, et l’un des premiers services qu’il réclama de son amitié fut de porter lui-même à Cheshire-House une lettre adressée à lord Edward Barty. « Je sais, mylord, lui disait-il, qu’entre nous toute liaison est devenue impossible. Je sais que mon souvenir, mon nom même, doivent vous être odieux. Veuillez cependant écouter ce que j’ai à vous mander — dans un intérêt qui n’est pas le mien. Vous étiez l’ami d’Eleanor Hilton : elle est partie et partie sans protecteur. Sa tante l’a conduite en pays étranger, pour la mettre mieux à la merci de l’homme qui a causé toutes nos infortunes.
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/384]]== Edward, Edward, vous que j’ose encore aimer malgré tout, si vous laissiez s’accomplir sans obstacle une pareille abomination, j’aurais pour vous la même haine, le même mépris que vous devez maintenant éprouver pour moi. » Ce touchant appel n’obtint aucune réponse, et cela par une bonne raison, c’est que jamais il ne passa sous les yeux de celui à qui on l’avait adressé ; mais lord Edward ne l’avait pas attendu pour courir sur les traces d’Eleanor : il était avec elle à Ems, paralysant par sa seule présence une bonne partie des machinations de la tante
Austin ignorait absolument tout cela. Le rigoureux silence qu’on observait à son égard lui parut le résultat d’une condamnation sans appel. Il s’en étonnait peut-être, mais peut-être aussi la trouvait-il à un certain point méritée. Du reste, il s’affermissait chaque jour dans la conviction que l’honneur ne lui permettait pas de songer à devenir le mari d’Eleanor. Quand bien même il pourrait oublier la déception mystérieuse dont elle l’avait rendu victime, il n’avait plus ni position sociale ni même une patrie à lui offrir, car l’idée de rester en Angleterre à l’expiration de sa captivité lui inspirait une répugnance invincible. Sa déchéance lui serait plus pénible que partout ailleurs dans ce pays où il avait rêvé, presque touché du doigt une destinée de premier
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/385]]== que la carrière politique à laquelle il avait un moment aspiré. Gil Macdonald était associé à ce nouveau plan, et avec eux devait aussi s’embarquer le jeune prisonnier dont la physionomie et le regard avaient si vivement frappé le fiancé d’Eleanor dès le premier jour de son entrée à Millbank. C’était un être singulier dont les manières habituellement distinguées contrastaient avec ses antécédens fâcheux et la situation qu’ils lui avaient faite, d’ailleurs plein de mystères et de contradictions, fécond en détours subtils, en réponses évasives, mais possédant aux yeux d’Austin, outre tous les droits de l’infortune, le charme de cette ressemblance à laquelle il ne voulait plus s’arrêter depuis qu’elle avait failli compromettre sa raison. S’appelait-il Goatley, comme il le prétendait, ou Charlton, comme l’assuraient quelques-uns des prisonniers ? Était-il à bon droit inscrit sous le nom de Browning sur les registres de Millbank ? C’est ce qu’Austin dut renoncer à savoir, tant il y avait de réticences capricieuses, de mensonges inconciliables, dans les dires de cet être dégradé qu’il s’agissait de ramener peu à peu, et dont la guérison morale devait être, parmi les expiations d’Austin, la plus efficace en même temps que la plus difficile.
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Un nouveau lien s’établit entre ces deux prisonniers le jour où, une révolte éclatant parmi leurs compagnons de captivité, ils prirent tous deux le parti de l’ordre, et dans le moment le plus critique, sauvèrent d’une mort imminente le directeur du pénitentiaire. La récompense ne se fit pas attendre longtemps. Huit jours après cet incident remarquable, un ordre ministériel leur apportait remise absolue du restant de leur peine, et contre toute attente ils se trouvaient libres à la même heure, au même moment. Goatley-Charlton-Browning (choisissez le nom qu’il vous plaira) osait à peine compter sur les bonnes paroles qu’Austin lui avait parfois adressées, et ce fut avec une certaine réserve qu’il vint prendre congé de lui ; mais son erreur ne dura guère. L’établissement au Canada était plus que jamais un projet arrêté. Plus que jamais, Austin s’entêtait à poursuivre son travail de réhabilitation, et par conséquent il était loin de renoncer à sa mission charitable. Seulement il craignait fort que le nouveau converti ne vînt à lui échapper, et le surveillait d’un œil jaloux tout en se livrant avec Gil aux préparatifs de leur pacifique croisade.
Ils en étaient là quand il reçut, quelques jours après sa sortie de prison, un billet dont l’écriture, le pli et le parfum lui donnèrent
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/386]]== une sorte de vertige. « Cher Austin, lui mandait Eleanor, arrivée d’avant-hier seulement, j’ai envoyé James s’informer de vous. On lui a dit que vous étiez libre. Tout ceci doit-il continuer ? Sommes-nous condamnés à ne nous revoir jamais ? » — « Chère Eleanor, répondit Austin sans se donner le temps de réfléchir sur une décision qu’il avait prise après l’avoir longtemps mûrie, il est impossible, tout bien considéré, que je me retrouve jamais devant vous ou devant Edward Barty. D’ici à peu de jours doit sonner l’heure de notre séparation finale. N’en augmentons pas l’amertume par une inutile entrevue. » Les termes de cette réponse annonçaient un parti bien pris, une résolution définitivement arrêtée, et néanmoins, si on avait scruté dans ce qu’elles avaient de plus intime les pensées d’Austin Elliot, peut-être eût-on découvert avec quelque surprise qu’il espérait, — espérer est trop dire sans doute, — qu’il pressentait vaguement une réponse malgré le soin qu’il avait pris de la rendre sinon impossible, du moins bien délicate et bien difficile. La réponse n’arriva point, lord Edward s’étant formellement opposé à ce qu’Eleanor s’abaissât jusque-là. — Trop de concessions ont déjà été faites à cet implacable orgueil ! s’était-il écrié avec une noble colère, et, puisqu’après avoir si longtemps gardé le silence, quand nos lettres allaient le chercher au fond de sa prison, il le rompt aujourd’hui par un refus aussi blessant, laissons-lui le soin, laissons-lui l’honneur de réparer lui-même sa conduite insensée !
Le jour du départ étant déjà fixé, les machines et outils de toute espèce qu’Austin avait achetés à profusion allaient être envoyés à bord. Gil Macdonald et Goatley s’employaient sans relâche du matin au soir à tous les détails que comporte un embarquement de cet ordre, quand ce dernier demanda tout à coup la permission de disposer d’une demi-journée. Il avait, prétendait-il, à prendre congé d’un parent. Ce parent, qui lui tombait du ciel tout a fait à l’improviste, semblait, à vrai dire, quelque peu mythologique, et Austin n’était pas précisément payé pour prendre au pied de la lettre les assertions de son fantasque néophyte. Il supposa donc que le rendez-vous de Goatley avait pu être convenu avec quelqu’un de ses anciens compagnons, quelqu’un de ces bohémiens dont le contact
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/387]]== corrupteur l’avait perdu jadis, et il se promit de contrôler, sans en faire semblant, la mystérieuse entrevue du lendemain. Le prétendu Goatley quitta vers midi le navire dont les trois passagers futurs surveillaient l’aménagement, pour se rendre, comme il avait du reste annoncé, dans une ''public-house'' de Commercial-Road. Austin, escorté de son fidèle Robin, prit la même direction une demi-heure plus tard, et, après s’être assuré, en interrogeant l’hôtesse du ''Taureau-noir'', que son jeune protégé se trouvait en conférence avec une personne qu’il disait être de sa famille, demanda un cabinet où il pût attendre, en compagnie d’un pot d’ale et d’un biscuit, la fin de cet entretien suspect. Comme il s’engageait dans les étroits couloirs du premier étage, sur lequel ouvraient les diverses chambres, Robin, s’arrêtant tout à coup devant l’une des portes, se prit à gémir, le nez collé contre terre, et à gratter assez rudement cet huis fragile. Son maître, qui crut deviner le motif de cette indiscrète manœuvre, le prit par le collier pour l’obliger à passer outre ; mais Robin, décidé à n’en pas démordre, se dégagea par une secousse énergique ; et d’un brusque élan, d’un robuste coup d’épaule, ouvrit la porte en question. Austin, accouru pour le reprendre et l’emmener, ne put s’empêcher de jeter un regard curieux dans le cabinet. C’était une misérable pièce à peine meublée ; mais sur le canapé de crin noir, au-dessous de l’inévitable portrait de la reine, il aperçut, à côté de Goatley et la main doucement posée sur sa tête, Eleanor Hilton en personne.
Ceci constituait pour lui la révélation la plus complète. Ébloui par le trait de lumière qui, dissipant si brusquement les ténèbres du passé, jetait sur l’avenir des clartés encore indécises, il s’élança tout palpitant aux genoux de sa fiancée. — Pourrez-vous jamais me pardonner mes soupçons ?
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Pourquoi insister longuement sur des explications que chacun devine ? Robert Hilton, — on l’a reconnu sous le nom de Goatley, — cédant aux instances pressantes de sa sœur, raconta lui-même à Austin (en supprimant, il est vrai, quelques détails), l’histoire de son prétendu suicide. Serré de près par Hertford, il avait voulu le dérouter en faisant répandre à Namur le bruit de sa mort, bruit auquel le capitaine s’était hâté d’ajouter foi, « n’ayant aucun intérêt, disait Robert, à me traîner sur le banc des assises. » Ces dernières paroles eussent peut-être demandé un commentaire ; mais le frère d’Eleanor s’expliquait volontiers à la façon des oracles antiques. Nous en sommes donc réduits à conjecturer que le capitaine
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/388]]== était peut-être complice du faux pratiqué au détriment de lord Mewstone, à moins qu’il n’y eût entre lui et Robert Hilton, — connivence tout aussi coupable, — un contrat d’assurance réciproque contre les pertes au jeu ; mais ceci n’a jamais pu être tiré au clair, par la raison que le jeune libéré, outre la duplicité qui était un des instincts de sa nature, n’avait déjà plus la pleine possession de ses facultés intellectuelles. Une affection cérébrale qui l’emporta quelques mois plus tard exerçait déjà chez lui des ravages funestes. Le compte rendu d’Eleanor était beaucoup plus satisfaisant. Selon elle, le capitaine Hertford, à peine rentré en Angleterre, lui avait apporté la nouvelle du tragique événement dont Namur venait d’être le théâtre. La tante Maria le présentait d’ailleurs comme un ami de vieille date. Depuis cette époque (l’été de 1844) Jusqu’au mois d’octobre 1845, elle l’avait reçu fréquemment. Il vint lui dire alors un beau jour que Robert vivait encore, mais qu’il était détenu à Millbank pour délit d’escroquerie, ajoutant qu’il avait tout à craindre de la rancune de lord Mewstone, auquel il fallait, par tous les moyens possibles, dissimuler l’existence de ce malheureux jeune homme. Le capitaine, nous l’avons déjà dit, pouvait avoir d’excellentes raisons pour tenir un pareil langage. Quand elle apprit ces terribles nouvelles, Eleanor résolut de n’épouser Austin que lorsque son frère, tiré des mains de la justice, aurait pu être mis à l’écart, soit qu’on l’expédiât en Amérique ou aux Indes, soit qu’on s’arrangeât pour lui faire, en Angleterre même, une existence ignorée. L’union du jeune ambitieux avec la sœur d’un condamné pour vol aurait en effet porté le coup de mort à ses hautes visées, à ses légitimes espérances. Ce fut donc par tendresse et par égards pour lui qu’elle lui dissimula obstinément ce secret, connu seulement d’elle, de la tante Maria, du vieux James et du capitaine Hertford. Ce dernier, qui lui témoignait de temps en temps une véritable compassion, était quelquefois invité à l’accompagner lorsque, le ''quinze'' de chaque mois régulièrement, elle allait porter au malheureux condamné le tribut de ses consolations fraternelles. Ainsi s’expliquait l’inopportune rencontre qui, en suscitant chez Austin un terrible élan de jalousie indignée, avait eu de si fatales conséquences.
Quant à la tante Maria, elle était désormais hors d’état de nuire. La violence de son tempérament, développée par les fâcheuses habitudes dont nous avons déjà parlé, s’était manifestée dans plusieurs scènes consécutives qu’elle avait faites, soit en public, soit en particulier, à son ancien ''confédéré'', dont l’indifférence, le dégoût, le découragement, semblaient augmenter tons les jours. Privé par une mesure légale de son siège au parlement et trouvant chez Eleanor une résistance passive, mais insurmontable, le capitaine
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/389]]== voyait ses affaires en fort mauvais train. Entre lui et la misère, — la misère absolue, la ruine complète, — il n’y avait plus que l’épaisseur de quelques cartes biseautées. Un soir, au ''kursaal'' d’Ems, il se trouva placé en face de la tante Maria, qui perdait et perdait encore, tandis qu’il gagnait et gagnait toujours. Plus d’une fois il voulut se lever ; mais avec un accent à la fois impérieux et ironique elle le sommait de rester en place. Le capitaine n’en était pas moins perdu dans l’opinion, et, vu l’état de son esprit, ce coup de massue devait l’achever. Il rentra chez lui, écrivit quelques lignes à son ami Jackson, et se coupa la gorge avec une résolution stoïque, tout à fait digne de l’armée anglo-indienne. Eleanor quitta Ems trois jours après, emmenant avec elle dans une voiture à part la tante Maria, revêtue d’une camisole de force et gardée à vue par deux paysannes robustes. Le bonheur voulut qu’une fois revenue en Angleterre on pût la placer à Esher, dans la villa jadis habitée par M. Hilton, villa transformée récemment en un asile d’aliénés, mais où la malheureuse femme, dupe de ses illusions et de ses souvenirs, se croyait toujours chez elle.
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<center>XVIII</center>
Je voudrais rencontrer un poète assez hardi pour inscrire en tête d’une ode quelconque ce vers sublime : ''La pomme de terre a manqu''é !
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/390]]== comme on l’appelait, obéré lui-même et sans crédit, demeurait impuissant à conjurer tant de désastres. Après bien des efforts inutiles, il finit par se décourager, et les montagnards de Ronaldsay apprirent un beau matin qu’ils venaient d’être « vendus » à un riche Anglais. Je ne sais pourquoi, passant de bouche en bouche, ce bruit se dénatura peu à peu ; mais le fait est que « le riche Anglais » devint tout d’abord un « boutiquier de la Cité, » puis, se détériorant toujours, un « marchand de fromage dans Piccadilly. » Ces vains propos aboutirent à l’arrivée d’un petit yacht à vapeur, — qui n’était plus, hélas ! notre cher ''Pélican'', — mais qui n’en amenait pas moins dans ces eaux connues le fils de l’ancien inspecteur des « bas-fonds et sables mouvans. » Le ministre de la paroisse était accouru au-devant du nouveau propriétaire. C’est avec une véritable surprise et une joie sincère qu’il reconnut Austin dans le « marchand de fromage » annoncé. En lui présentant Eleanor, que Gil Macdonald venait de transporter sur la grève, et qui frissonnait sous les plis de son manteau gris, Austin Elliot lui dit simplement : — Voici ma femme, cher monsieur Monroë; nous venons vivre et mourir parmi vous. — Gloire et reconnaissance au Seigneur! répondit le bon ecclésiastique, dont la voix tremblait d’émotion, mon pauvre troupeau désormais ne connaîtra plus la faim!... Notre père a jeté sur nous un regard de clémence.▼
C’est presque toujours au moment où nos récits pourraient comporter l’enseignement le plus utile que nous sommes condamnés, par la poétique des temps modernes, à les interrompre brusquement. J’ai pu insister sur les fautes et les souffrances d’Austin Elliot, je l’ai suivi pas à pas dans le domaine des chimères et de l’erreur. Maintenant que, mûri par l’infortune et revenu à des idées plus saines sur le rôle qu’il avait à jouer ici-bas, il accepte humblement, loin de la scène politique, une mission de dévouement et de charité sociale, le moment est venu de lui dire adieu. Raconter tout ce qu’Austin fit de bien avec l’aide d’Eleanor, ce serait nous écarter du cadre de ce récit. Il nous suffira d’indiquer les changemens heureux qui transformèrent peu à peu le domaine insulaire, — de montrer de loin, tranchant sur l’or des bruyères, le vert émeraude des plantations de laryx, — les pentes de la montagne, disputées pied à pied aux ravages des eaux qui les minent, se couvrant de seigles et de luzernes, — la famine bannie, les soucis rongeurs éliminés graduellement, — bref l’argent du vieil Hilton (cet argent acquis par des voies plus ou moins légitimes) devenu, dans des mains plus pures, un instrument de progrès, un trésor de bienfaisance, et le désert de Ronaldsay s’épanouissant, grâce à lui, comme la rose sauvage sous les pluies de mai.▼
▲Le ministre de la paroisse était accouru au-devant du nouveau propriétaire. C’est avec une véritable surprise et une joie sincère qu’il reconnut Austin dans le « marchand de fromage » annoncé. En lui présentant Eleanor, que Gil Macdonald venait de transporter sur la grève, et qui frissonnait sous les plis de son manteau gris, Austin Elliot lui dit simplement : — Voici ma femme, cher monsieur Monroë ; nous venons vivre et mourir parmi vous. — Gloire et reconnaissance au Seigneur ! répondit le bon ecclésiastique, dont la voix tremblait d’émotion, mon pauvre troupeau désormais ne connaîtra plus la faim !
Qui a fait tout cela? C’est ce ''gentleman'', ce ''cockney'' de Londres que les pauvres montagnards voyaient arriver jadis avec tant de préjugés et d’appréhensions défavorables. C’est cette petite dame, habituellement vêtue de gris, que nous pourrions vous montrer sur sa terrasse, les pieds dans la rosée, soignant ses fleurs et donnant la main à un beau petit garçon de trois ans. — Allons, Charles, allons au-devant de votre père!... Le voilà qui descend la montagne!... Et Austin arrive, déjà un peu las, quoique la cloche du déjeuner n’ait pas encore tinté, le visage couvert de hâle, le front trempé de sueur, laborieux artisan de toute cette prospérité naissante. On le connaît à présent, on l’honore et on l’aime, ce prétendu « marchand de fromage. » Et lorsque les barques de pêche rentrent au port, si on ne voyait pas à l’extrémité du quai sa belle tête brune, soucieuse et souriante à la fois, il manquerait quelque chose à la joie du retour. Ceci ne vaut-il pas la poignée de main d’un ministre, les complimens d’un adversaire politique, les ''cheers'' approbatifs d’une fraction de la chambre des communes, toujours tempérées par les murmures du parti contraire?...▼
▲C’est presque toujours au moment où nos récits pourraient comporter l’enseignement le plus utile que nous sommes condamnés, par la poétique des temps modernes, à les interrompre brusquement. J’ai pu insister sur les fautes et les souffrances d’Austin Elliot, je l’ai suivi pas à pas dans le domaine des chimères et de l’erreur. Maintenant que, mûri par l’infortune et revenu à des idées plus saines sur le rôle qu’il avait à jouer ici-bas, il accepte humblement, loin de la scène politique, une mission de dévouement et de charité sociale, le moment est venu de lui dire adieu. Raconter tout ce qu’Austin fit de bien avec l’aide d’Eleanor, ce serait nous écarter du cadre de ce récit. Il nous suffira d’indiquer les changemens heureux qui transformèrent peu à peu le domaine insulaire, — de montrer de loin, tranchant sur l’or des bruyères, le vert émeraude des plantations de laryx, — les pentes de la montagne, disputées pied à pied aux ravages des eaux qui les minent, se couvrant de seigles et de luzernes, — la famine bannie, les soucis rongeurs éliminés graduellement, — bref l’argent du vieil Hilton (cet argent acquis par des voies plus ou moins légitimes) devenu, dans des mains plus pures, un instrument de progrès, un trésor de bienfaisance,
Revenant, il y a une dizaine d’années, d’un ''tour'' aux Hébrides, un de nos amis se rappelait avoir rencontré à Ronaldsay, sur un des contre-forts du Ben-More, un groupe assez pittoresque. — C’était, nous disait-il, une espèce de géant, un montagnard au ''kilt'' bariolé, face carrée et pensive, qui se reposait appuyé contre un rocher; à côté de lui, recevant en plein, et sans sourciller, sur ses yeux grand ouverts les rayons du soleil levant, un ''gentleman'' également de haute taille, mais parfaitement aveugle, mis d’ailleurs avec une suprême distinction. A leurs pieds, assis parmi les bruyères dans cette pose de lion que Dante prête à l’un de ses damnés, un chien superbe, quoique déjà vieux, qui, lui aussi, regardait du côté de l’orient. Moins discret, ajoutait-il, je leur aurais demandé de rester ainsi pour les dessiner tout à mon aise. — Si vous aviez obéi à cette inspiration, lui répondis-je, il me semble que j’aurais pu me charger de mettre une légende à votre tableau... Et je ne suppose pas mes lecteurs plus embarrassés que moi. Ils auraient infailliblement reconnu Gil Macdonald, lord Edward Barty et le fidèle Robin.▼
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et le désert de Ronaldsay s’épanouissant, grâce à lui, comme la rose sauvage sous les pluies de mai.
▲Qui a fait tout cela ? C’est ce ''gentleman'', ce ''cockney'' de Londres que les pauvres montagnards voyaient arriver jadis avec tant de préjugés et d’appréhensions défavorables. C’est cette petite dame, habituellement vêtue de gris, que nous pourrions vous montrer sur sa terrasse, les pieds dans la rosée, soignant ses fleurs et donnant la main à un beau petit garçon de trois ans. — Allons, Charles, allons au-devant de votre père !
▲Revenant, il y a une dizaine d’années, d’un ''tour'' aux Hébrides, un de nos amis se rappelait avoir rencontré à Ronaldsay, sur un des contre-forts du Ben-More, un groupe assez pittoresque. — C’était, nous disait-il, une espèce de géant, un montagnard au ''kilt'' bariolé, face carrée et pensive, qui se reposait appuyé contre un rocher ; à côté de lui, recevant en plein, et sans sourciller, sur ses yeux grand ouverts les rayons du soleil levant, un ''gentleman'' également de haute taille, mais parfaitement aveugle, mis d’ailleurs avec une suprême distinction.
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