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| [[Auteur:Théophile Gautier|Théophile Gautier]]
| [[Les Jeunes-France]]
| Appendice
| [[Le Bol de punch]]
| De l’obésité en littérature
|
}}
 
 
 
L’homme de génie doit-il être gras ou maigre ?
chair ou poisson ? et peut-il ou non se manger les
vendredis et les jours réservés ?
 
— C’est une question assez difficile à résoudre.
 
Quand j’étais jeune (ne pas confondre avec le
roman du défunt Bibliophile<ref>Il s'agit probablement de l’ouvrage ''Quand j’étais jeune: Souvenirs d’un vieux'' de [[Auteur: Paul Lacroix|Paul Lacroix]] dit ''Bibliophile Jacob''. On remarquera qu'il n'est pas si défunt que ça, puisque Lacroix est mort ''après'' Gautier ! Néanmoins, les œuvres de Lacroix sont régulièrement dédiées à son ami [[:w:René-Charles Guilbert de Pixerécourt|Pixerécourt]], lui-même bibliophile et décédé en 1844, d'où la confusion. (Note de Wikisource)</ref>), et il n’y a pas fort
longtemps de cela, j’avais les plus étranges idées à
l’endroit de l’homme de génie, et voici comment je
me le représentais.
 
Un teint d’orange ou de citron, les cheveux en
flamme de pot à feu des sourcils paraboliques, des
yeux excessifs, et la bouche dédaigneusement bouffie
par une fatuité byronienne, le vêtement vague et
noir, et la main nonchalamment passée dans l’hiatus
de l’habit.
 
En vérité, je ne me figurais pas autrement un
homme de génie et je n’aurais pas admis un poëte
lyrique pesant plus de quatre-vingt-dix-neuf livres ;
le quintal m’eût profondément répugné : il est facile
de comprendre par tous ces détails que j’étais
un romantique pur sang et à tous crins.
 
Mes études zoologiques étaient encore bien incomplètes ;
je n’avais vu ni rhinocéros, ni veau marin,
ni tapir, ni orang-outang, ni homme de génie,
et je ne prévoyais pas que par la suite je ne fréquenterais
que des ''génies'' exclusivement, faute d’autre
société.
 
J’avais alors la conviction intime que le génie devait
être maigre comme un hareng sauret, d’après
le proverbe : ''La lame use le fourreau'', et le vers des
Orientales : ''Son âme avait brisé son corps''. Je m’étais
arrangé là-dessus avec d’autant plus de sécurité que
je n’étais pas fort gras à cette époque.
 
Depuis, en confrontant ma théorie avec la réalité,
je reconnus que je m’étais grossièrement trompé,
comme cela arrive toujours, et j’en vins à formuler
cet axiome parfaitement antithétique à mon premier,
c’est à savoir : ''L’homme de génie doit être'' {{sc|gras}}.
 
Oui, l’homme de génie du dix-neuvième siècle
est obèse et devient aussi gros qu’il est grand : la
race du littérateur maigre a disparu, elle est devenue
aussi rare que la race des petits chiens du
roi Charles : le littérateur n’est plus crotté, les
poëtes ne pétrissent plus les boues de la ville avec
des bottes sans semelle, ils déjeunent et dînent au
moins de deux jours l’un, ils ne vont plus, comme
Scudéry, manger leur pain avec un morceau de
lard rance, dérobé à une souricière, dans quelque
allée déserte du Luxembourg ; les hommes de génie
ne soupent plus comme autrefois avec la fumée des
rôtisseries ; ils prennent leur nourriture sur des
tables et dans des assiettes qui sont à eux, ainsi
que ceux qui les apportent. Ô progrès fabuleux ! ô
sort inespéré !
 
La poésie, au sortir de ce long jeûne, étonnée,
ravie d’avoir à manger, se mit à travailler des mâchoires
de si bon courage, qu’en très-peu de temps
elle prit du ventre.
 
« Ce n’est plus Calliope longue et pure raclant
du violon dans un carrefour, » c’est une femme
de Rubens chantant après boire dans un banquet,
une joyeuse Flamande au sourire épanoui et vermeil,
que toutes les ailes d’ange dessinées par Johannot
en tête des recueils de vers auraient grand’peine
à enlever au ciel.
 
Passons aux exemples.
 
M. Victor Hugo, qui, en sa qualité de prince souverain
de la poésie romantique, devrait être plus
vert que tout autre et avoir les cheveux noirs, a le
teint coloré et les cheveux blonds. Sans être de
l’avis de M. Nisard le difficile, qui trouve au bas de
la figure du poëte un caractère d’animalité très-développée,
nous devons à la vérité de dire qu’il
n’a pas les joues convenablement creuses, et qu’il a
l’air de se porter beaucoup trop bien, — comme
Napoléon devenu empereur.
 
Le monde et la redingote de M. Hugo ne peuvent
contenir sa gloire et son ventre : tous les jours un
bouton saute, une boutonnière se déchire ; il ne
pourrait plus entrer dans son habit des <i>Feuilles
d’automne</i>.
 
Quant au plus fécond de nos romanciers, M. de
Balzac, c’est un muid plutôt qu’un homme. Trois
personnes, en se donnant la main, ne peuvent parvenir
à l’embrasser, et il faut une heure pour en
faire le tour ; il est obligé de se faire cercler comme
une tonne, de peur d’éclater dans sa peau.
 
Rossini est de la plus monstrueuse grosseur, il y
a six ans qu’il n’a vu ses pieds ; il porte trois toises
de circonférence : on le prendrait pour un hippopotame
en culottes, si l’on ne savait d’ailleurs que
c’est Antonio Joachimo Rossini, le dieu de la musique.
 
Janin l’aigle et le papillon du ''Journal des Débats'',
effondre tous les sophas du dix-huitième siècle sur
lesquels il lui prend fantaisie de s’asseoir ; son menton
et ses joues débordent de tous côtés et passent
par-dessus ses favoris ; l’habit et la redingote trop
larges sont des chimères pour lui, et tout spirituel
qu’il est, l’on n’oserait pas se hasarder à dire qu’il
a plus d’esprit qu’il n’est gros.
 
''L’art est aujourd’hui à un bon point'', et M. Alexandre
Dumas aussi ; l’africanisme de ses passions
n’empêche pas l’auteur d’Antony de devenir très-dodu ;
sa taille de tambour-major est cause qu’il ne
parait pas aussi gros que ses rivaux en génie, cependant
il pèse autant qu’eux. C’est M. de Balzac
passé au laminoir.
 
On fait toujours payer trois places à Lablache
dans toutes les voitures publiques si l’on veut essayer
la solidité d’un pont nouveau, on y fait passer
le célèbre virtuose. Il défonce tous les planchers
de théâtre, et ne peut jouer que sur des parquets
de madriers ou des massifs de maçonnerie ; son
poids est celui d’un éléphant adulte.
 
M. Frédérick-Lemaître remplit très-exactement le
pantalon rouge de Robert Macaire, et il ne paraît
pas que les désagréments qu’il a éprouvés de la part
des gendarmes l’aient beaucoup fait maigrir. Au
contraire.
 
Byron, s’il n’était pas mort fort à propos, serait
aujourd’hui fort gras ; on sait les peines qu’il se donnait
pour éviter l’obésité, qui lui venait comme à
un amoureux du Gymnase, car Byron ne concevait
que les poëtes maigres et les muses impalpables
suçant un massepain tous les quinze jours : il buvait
du vinaigre et mangeait des citrons, le naïf grand
poëte et grand seigneur qu’il était.
 
M. Sainte-Beuve commence à voir pousser, sous
le poil de chèvre mystérieux de son gilet, l’abdomen
le plus rondelet et le plus satisfaisant» Ô Joseph
Delorme du creux de la vallée, qu’êtes-vous
devenu ? M. Sainte-Beuve est un grassouillet quiétiste
et clérical qui promet beaucoup.
 
Eugène Sue, qui partage les idées de Byron, se
désole de voir son génie lui tomber dans l’estomac.
 
Au reste, cet embonpoint n’est pas volé, car les
muses de ces messieurs sont d’une voracité incroyable :
il faut voir tous ces poëtes lyriques à
l’heure de la nourriture. M. Hugo fait dans son assiette
de fabuleux mélanges de côtelettes, de haricots
à l’huile, de bœuf à la sauce tomate, d’omelette,
de jambon, de café au lait relevé d’un filet de
vinaigre, d’un peu de moutarde et de fromage de
Brie, qu’il avale indistinctement très-vite et très-longtemps.
Il lappe aussi de deux heures en deux
heures de grandes terrines de consommé froid. —
M. Alexandre Dumas demande régulièrement trois
beefsteaks pour un, et suit cette proportion pour
tout le reste. Quant à M. Théophile Gautier, il renouvellera
incessamment l’exploit de Milon de Crotone
de manger un bœuf en un jour (les cornes et
les sabots exceptés, bien entendu) : ce que ce jeune
poëte élégiaque consomme de macaroni par jour
donnerait des indigestions à dix lazzarones ; ce qu’il
boit de bière enivrerait dix Flamands de Flandre.
M. Sandeau dîne passionnément, et Rossini a toujours
l’âme à la cuisine ou aux environs. Le cuivre de son
orchestre montre une certaine préoccupation de
casserole qui ne quitte pas le grand maestro dans
ses inspirations les plus sublimes.
 
Nos grands hommes sont de force à lutter avec
l’inspiration, leur pensée peut être aussi affilée et
tranchante qu’un damas turc ; ils ont un fourreau
si bien matelassé et rembourré, qu’il ne sera pas
usé de longtemps.
 
Cependant, quoique la graisse soit à l’ordre du
jour, il faut avouer qu’il y a quelques génies maigres :
M. de Lamartine, M. Alfred de Musset, M. Alfred de Vigny,
M. Arsène Houssaye, et quelques autres ;
mais il est à remarquer que toutes ces gloires,
dont les os percent la peau, sont des ''rêveurs'' de
l’école de ''la Nouvelle Héloïse'' ou du jeune ''Werther'',
ce qui est peu substantiel et peu propre ai développement
des régions abdominales.
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[[Catégorie:Humour]]